(1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIIe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin » pp. 225-319
/ 2192
(1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIIe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin » pp. 225-319

LXXXVIIIe entretien.
De la littérature de l’âme.
Journal intime d’une jeune personne.
Mlle de Guérin

I

Toute âme est une scène, sur laquelle la vie, obscure ou publique, joue des drames qui arrachent le sourire ou les larmes aux spectateurs ou aux acteurs des événements dont se compose notre existence.

L’événement n’est rien : l’impression est tout. Que l’événement soit une chute d’un trône dans le cachot, ou qu’il soit une pensée de jeune fille, éclose sur son oreiller à l’heure de son réveil, dans la solitude d’une chambre haute à la campagne, et se résumant en un soupir ou en une prière ruisselante de pleurs au pied de son lit, peu importe : l’émotion est la même dans le cœur qui l’éprouve et dans le cœur de celui qui s’associe par la lecture à la force de ce sentiment.

II

Interrogez-vous bien. De tous les livres que vous avez lus dans votre vie : Imitation de Jésus-Christ, Confessions de saint Augustin, Confessions de J.-J. Rousseau, correspondances des âmes effeuillées page à page et recomposées à la fin de la vie, confidences par confidences, sans songer que la main du public les décachètera un jour ; Lettres de Cicéron, Lettres de Pline le Jeune, Lettres de Sévigné, ce grand siècle écrit jour à jour par ses reflets intimes sur l’esprit d’une femme ; Lettres de Voltaire lui-même, ces lambeaux d’une passion acharnée à la destruction d’une idée ; Lettres de Mirabeau, ces flammes échappées du volcan d’un cœur pour en incendier un autre, etc., etc. ; demandez-vous sincèrement lequel de tous ces livres a pénétré le plus profondément dans votre cœur, lequel cohabite le plus habituellement avec vous dans la solitude de vos jours avancés, lequel est devenu votre ami le plus quotidien dans vos angoisses, avec lequel vous aimez le mieux vivre, avec lequel vous aimez le mieux mourir.

Les plus touchantes catastrophes de l’histoire : le meurtre de César, le supplice de Charles Ier, le cachot du Temple, la mort si calme de Louis XVI, priant pour son peuple égaré ; aucune de ces scènes a-t-elle jamais retenti plus profondément dans votre cœur que la chute d’une larme secrète d’une pauvre âme inconnue qui dit à Dieu ses douleurs intimes, sans dire au monde son nom ?

La confidence est le sceau de la vérité : et que l’on confie à Dieu, à soi-même, à quelque amitié obscure, sans penser qu’aucun regard, aucune oreille interposée n’en dérobera rien pour le redire au monde, a un caractère d’intimité et de sincérité qui en centuple le prix. On n’a pas même besoin de connaître le nom de ce mystérieux confident.

Voyez le plus beau des livres chrétiens, l’Imitation : on n’a pas su encore le nom de l’écrivain, on ne le saura jamais ; c’est l’homme sans nom causant avec lui-même et avec ce personnage divin qu’il appelle la Grâce. L’anonyme, ici, est la contre-épreuve de la sincérité : s’il croyait moins à Dieu, il songerait aux hommes, et il aurait laissé lire son nom, comme le peintre, sous quelque pierre ou sur quelque feuille du premier plan.

Le lecteur, indépendamment de ce qu’on lui dit, aime à être pris pour confident par l’ami qui chante ou qui parle : avoir un secret en commun avec cette âme, c’est vivre à deux, c’est une espèce d’amour qui s’enivre de ce qu’on lui dit à l’oreille et de ce qu’il répond confidentiellement lui-même à la confidence connue ou inconnue.

Un livre qui est en même temps un secret, une intimité de l’âme, a donc deux mérites qui le rendent doublement cher à ceux qui le lisent : premièrement, il est un beau livre ; secondement, il est un secret.

Le livre admirable dont nous allons vous parler est du nombre infiniment petit de ces secrets de la littérature qui ont été chuchotés bien bas entre le berceau, le lit et l’autel ; il est plein de mystère et de larmes, il en fait couler. C’est la littérature de l’âme, écoutez-la soupirer.

III

Mais, d’abord, étudions la scène où cette âme d’élite fut jetée en naissant, et le site obscur qui servit de cadre à sa courte vie.

Dans cette région de la vieille France située entre le midi et l’ouest, derrière le Périgord, près de la Charente, non loin de l’Océan, s’étend un pays d’habitudes, de traditions, de pauvres cultures, de familles incrustées comme le grès dans la terre, nobles par consentement commun, parce que le château n’est que la première masure du village, et que tout le monde y vient, comme chez soi, chercher ce qui lui manque : bonne amitié, vieilles idées, semailles, aliments, soins, outils, conseils, médicaments. Là s’élève le château du Cayla, capitale d’un domaine de deux ou trois mille livres de rente.

C’est l’opulence de la contrée ; cela suffit pour vivre dans l’aisance relative, en y surajoutant le produit en nature du petit jardin, du champ réservé, de la vigne, du moulin, du verger en pente, qui donnent le blé de l’année, les pommes de terre, le maïs, les châtaignes conservées, les noix cassées par les maîtres et les serviteurs pendant les veillées d’hiver, sur la table solide de la cuisine ; le vin, les légumes, les fruits, cueillis par la servante et les enfants, et soigneusement encaissés et visités dans le fruitier ; tout ce qui est strictement nécessaire, en un mot, pour vivre largement et pour donner libéralement aux malades, aux infirmes, aux pauvres du village, aux mendiants errants et réguliers des villages voisins.

IV

Le château du Cayla était de père en fils possédé et habité par la famille de M. de Guérin, dont la jeune femme était née dans le bourg de Cahuzac. Mademoiselle de Cahuzac, d’une maison assez riche pour le pays, avait apporté en dot à M. de Guérin quelques petites terres, et, après la mort de ses grands-parents, une assez grande maison meublée dans la petite ville de Cahuzac. Cette alliance donnait aux Guérin une aisance et une parenté plus larges dans le rayon du Cayla.

Le château du Cayla se composait d’une cour, autrefois pavée, et dont les eaux des écuries avaient défoncé les larges dalles. Les fumiers des chevaux, des vaches et des moutons, entassés immémorialement aux portes, tapissaient les murailles de ces bâtiments, et servaient partout de clôture.

Les cuisines ouvraient, par un perron élevé de quelques marches, sur ce vaste cloaque ; quelques sureaux et quelques houx, dont la forte racine ne craint pas le sol des bergeries, croissaient dans les angles des murs.

Les portes, ou les barrières à claire-voie, étaient sans cesse ouvertes, et permettaient nuit et jour aux passants de monter les degrés de pierre pour venir demander le morceau de pain, le coup d’eau à puiser au seau suspendu derrière la porte, et aux paysans du hameau d’Andillac de vivre pour ainsi dire en commun avec les habitants de la maison.

V

Une cheminée à cintre très élevé, à large tuyau, au sommet duquel on voyait le jour, à chaînes noircies par la fumée et la suie, à chenet unique, qui portait jour et nuit un arbre tout entier, brûlant par un bout, formait à son sommet une couronne ou plutôt une corbeille d’acier, polie par les mains des bergers.

Deux bancs en pierre, incrustés à demi dans la muraille, servaient de sièges aux domestiques et aux hôtes. Quelques grosses chaises et fauteuils de noyer, entre la table de cuisine et la cheminée, se prêtaient aux maîtres de la maison, quand ils venaient s’asseoir en commun avec les gens, soit pour prendre le repas banal dans l’écuelle de lourde faïence, soit pour leur faire la prière, soit pour causer des travaux du jour ou du lendemain.

Une batterie de cuisine, composée de bassins de cuivre luisant comme l’or, de vastes soupières grossièrement peintes, et de grands plateaux à mettre le poisson quand on péchait tous les trois ans l’étang du moulin, complétaient cet ameublement, objet d’admiration et d’envie pour toutes les ménagères du village.

VI

On sortait de la cuisine par un long corridor enfumé qui conduisait à la salle à manger, où la nappe n’était guère mise que les jours de cérémonie et quand on avait des hôtes à la maison ; les autres jours, on prenait les repas avec les domestiques, qui dînaient debout ou à l’extrémité de la nappe écrue.

Au-delà de la salle à manger, on montait par un escalier tournant de quelques marches dans la chambre qui servait de salon à la famille, et dont une grande fenêtre cintrée ouvrait sur les jardins, en plein midi, un peu plus élevée que le côté des cuisines. Du salon on passait dans la chambre conjugale, où couchait M. de Guérin le père, ouvrant aussi sur le jardin.

On reconnaissait à un papier encore propre sur les murs, à quelques meubles élégants et aux rideaux du vaste lit à colonnes, les réparations que le maître de la maison avait fait faire à l’époque de son mariage pour y recevoir sa charmante femme ; hélas ! elle y était morte jeune encore, à son quatrième enfant, et entre le lit et la cheminée un portrait d’un peintre ambulant y avait laissé sa douce et mélancolique image. Le père et les enfants, à chaque anniversaire du mariage ou de la mort, ornaient ce cadre unique, et pour ainsi dire vivant, de branches de myrte, d’immortelles, et de quelques grappes de houx tressées en couronnes.

M. de Guérin habitait seul cette chambre sanctifiée par son souvenir ; un prie-Dieu en noyer, recouvert de tapisserie sous les genoux et sous les coudes par madame de Guérin, gisait devant son portrait et servait maintenant à M. de Guérin et aux enfants pour prier en se remémorant leur épouse et leur mère.

Une table couverte de poussière, et des fauteuils surchargés de livres et de papiers, entouraient la chambre. On voyait que le père de famille ne s’établissait pas d’une manière permanente dans le domicile où la mort était venue lui ravir la meilleure moitié de lui-même, mais qu’il se tenait prêt à partir aussitôt qu’il plairait à Dieu, et que ses enfants, dont il était tout à la fois le père et la mère, pourraient se passer de lui ; son vrai séjour était au cimetière d’Andillac, où il allait entendre la messe tous les matins, les genoux sur la pierre de sa femme.

VII

Le salon dans lequel il passait la soirée avec ses enfants, et quelquefois avec ses hôtes, ses parents, ou ceux de sa femme, et le vieux curé d’Andillac, conservait aussi quelques traces d’élégance de l’ancienne cour : une cheminée antique, une glace, une pendule, un canapé, des fauteuils et des chaises de tapisserie. Une large fenêtre, presque toujours ouverte sur les jardins, le soleil qui y entrait par les beaux jours, la vue assez étendue des carrés de légumes encerclés d’arbres à fruits, plus loin les cimes grêles, mais vertes, des vergers, puis les prés en pente, puis le ruisseau, l’écluse, le moulin, puis enfin les collines, qui fermaient la vallée d’un rideau de cultures, de champs et de châtaigniers, y répandaient plus de jour, de lointain et de gaieté que dans le reste de la demeure ; la famille y passait une partie du jour.

Il y avait des livres sur la cheminée et sur la table à jeu du milieu : on n’y jouait jamais, mais on y lisait beaucoup. La nature des ouvrages rappelait les occupations sérieuses du père, du fils, et surtout de la fille aînée, mademoiselle Eugénie de Guérin, qui remplaçait la mère par nécessité, par vertu et par goût, auprès de son frère Maurice et de sa plus jeune sœur. C’étaient presque tous des livres de dévotion ou d’histoire, et çà et là quelques romans choisis de Walter Scott, le barde posthume des Stuarts, auteur justement adoré des légitimistes français.

VIII

M. de Guérin, émigré dès son enfance et rentré tout jeune de l’émigration, en avait rapporté au Cayla cette foi antique et robuste de caste et de famille, qui était plus enfoncée dans son cœur que les fondements de son ancien manoir dans le rocher d’Andillac.

En continuant de monter l’escalier sombre et à spirale du Cayla, on rencontrait çà et là de petits paliers de quelques marches détachées du grand escalier, qui formaient un angle rentrant sous une porte en rosace, donnant entrée à quelques séries de petits appartements, et enfin, très haut, aux chambres des domestiques.

Le premier de ces repos ouvrait sur trois chambres, au-dessus du salon, qu’habitaient mademoiselle Eugénie de Guérin et sa petite sœur.

La chambre de mademoiselle de Guérin était un peu plus ornée que celle d’une servante ; le lit était sans rideaux, cependant une petite table sans tapis était entre les deux fenêtres ; des livres pareils à ceux du salon, et quelques feuilles de papier à moitié écrites d’une fine écriture, étaient épars çà et là sur la table et sur les fauteuils. Deux ou trois petits cadres de portraits, cloués contre les murailles, attestaient ses amitiés ou ses préférences en hommes ou en femmes. Des ouvrages de contemplation et le livre des livres pour les âmes qui aiment à s’entretenir avec Dieu, le livre qui s’appelle d’abord Consolations, l’Imitation, était en permanence sur la table de nuit, comme une fleur séchée et effeuillée dont on a respiré mille fois tous les parfums, mais qu’on garde pour les respirer encore. Un crucifix en ivoire, héritage de sa mère, reposait sur la cheminée ; un chapelet, rarement oisif, était enroulé autour du cou et pendait jusqu’aux pieds du Christ. On voyait qu’en rentrant de la petite église d’Andillac on l’avait déposé là le matin pour le reprendre le soir, à l’heure où le soleil baissant fait sentir le besoin de prier.

IX

Voilà Je château pour le dedans. Quant à son aspect contemplé du dehors, rien n’annonçait ni prétention ni orgueil dans le style ou dans la construction du Cayla ; il ne se distinguait des grosses fermes du pays que par un porche à moitié démoli avançant sur le perron, par les deux rainures d’un pont-levis sur le milieu desquelles le marteau symbolique de 1793 avait effacé les vieilles armoiries de la famille des Guérin, et par un large pan de toit qui recouvrait le principal corps de bâtiment entre les constructions inégales et successives des derniers siècles.

X

Tel apparaissait le château du Cayla, vieux nid démantelé, qu’habitaient encore les jeunes rejetons de l’ancienne famille, heureux et riches tant qu’ils ne le quittaient pas, pauvres et réduits aux dernières conditions de la société aussitôt qu’ils en sortaient pour chercher dans le monde leur ancienne place.

Ce monde n’était plus fait à leur mesure. Les filles n’avaient point de dot ; le fils, aucun moyen d’éducation ni d’avancement. Il fallait vivre là, ou s’abaisser aux plus vulgaires occupations de la vie pour végéter ailleurs.

On conçoit quelle mélancolie incurable devait être le fond des pensées de ces quatre ou cinq solitaires, riches de passé, dénués d’avenir ; condamnés à languir dans ce petit domaine, ou à être submergés par la loi de la société en sortant.

Les filles pouvaient attendre un hasard heureux de mariage sans dot, avec quelque gentilhomme veuf ou suranné des environs, ou se vouer généreusement au célibat pour laisser à leur frère leur petite fortune après la mort de leurs parents. C’est le parti que mademoiselle Eugénie de Guérin prit de bonne heure, martyre obscure de deux abnégations volontaires, l’une pour remplacer l’épouse morte dans la maison et dans le cœur de son père, l’autre pour remplacer la mère absente auprès de son frère enfant.

Voilà quelle était la vie habituelle des habitants du Cayla, avec les modifications que l’âge, les circonstances, les petits événements intérieurs apportaient dans ces habitudes.

XI

Le père de M. de Guérin avait émigré tout jeune, mais son extrême jeunesse même avait empêché que la petite fortune de la famille ne fût confisquée. Il était rentré inaperçu, et non dénoncé par les bons paysans d’Andillac, peu de temps avant son mariage.

Il avait rapporté dans le domaine paternel les sentiments d’affection pour les Bourbons, et surtout les sentiments religieux dont il avait trouvé le germe dans sa famille et les habitudes parmi ses camarades d’émigration.

Chez lui, ces affections et ces habitudes étaient sincères ; il en avait conservé l’exercice pratique sous l’influence de sa famille à son retour. Cette religion pratique, son seul refuge après la mort précoce de sa femme, avait redoublé en lui par l’isolement de son cœur. Ses enfants ici-bas, et Dieu au ciel avec l’ombre de sa femme comme rayonnement attractif autour de l’Être infini, étaient devenus sa seule pensée. D’un caractère tendre, d’une humeur très douce, d’une abnégation complète en ce qui ne concernait que lui, il s’était consacré exclusivement, par devoir et par affection, à l’éducation de ses chers enfants.

Sa fille aînée, Eugénie de Guérin, avait été naturellement sa première élève ; il lui avait appris tout ce qu’il savait : l’adoration de sa mère absente, le culte quotidien de sa mémoire à l’église et au cimetière d’Andillac, les soins assidus des pauvres, des vieillards, des enfants orphelins dans les maisons du voisinage. La lecture, l’écriture, un peu de latin pour qu’elle pût suivre plus tard les études domestiques de son jeune frère, l’intelligence et le goût des livres classiques français qui étaient le fond de la bibliothèque de la vieille maison, quelques-uns des modernes, tels que Chateaubriand et Lamennais, qui venaient de revernir le catholicisme, enfin un petit nombre de livres tout à fait nouveaux, venus de Paris par des amis qui les prêtaient au Cayla : voilà l’éducation de mademoiselle de Guérin, éducation toute passée d’abord par l’âme du père, comme l’eau suspecte filtrée par le crible. Quand le père trouvait dans ces volumes certains passages qui pouvaient être dangereux à l’imagination d’une jeune personne, il lui suffisait d’y mettre une marque pour en interdire la lecture ; l’épée de l’ange exterminateur n’aurait pas été plus sûre d’être obéie ; la jeune fille s’arrêtait et passait aux pages non interdites.

Mais cette éducation, dont le père remettait avec confiance les rênes dans les mains de sa fille, finit par produire dans mademoiselle de Guérin une puissance de réflexion et de pureté qui l’égala à son insu aux plus hautes personnalités littéraires de son siècle. Née d’elle-même, elle grandit à la hauteur d’elle-même et elle devint insensiblement, comme nous allons la voir, une femme phénoménale, qui ne se mesurait plus qu’à sa propre taille, et sous l’œil de son père, et sous la mesure de Dieu.

Et, chose étonnante, son style, abandonné à lui-même, et qui n’avait de juge et de critique que son âme, ne resta comme forme au-dessous de rien, pendant que, comme fond, ce style était au niveau de tout.

XII

Laissons-la parler tout haut et toute seule maintenant, dans cette petite chambre d’une campagne obscure où elle avait concentré sa vie ; laissons-la causer avec elle-même, avec son pauvre père, père si digne d’elle, avec son frère devenu son fils, sur qui toutes ses pensées avaient fini par converger comme sur le but unique de sa vie.

Le bonheur a voulu que, par une série de heureux hasards et de fidèle affection (celle de M. d’Aurevilly, un écrivain qui ne peut être caractérisé que par lui-même, parce qu’il ne ressemble à personne), le hasard et le bonheur ont voulu que ce journal et ces lettres n’aient pas péri dans les cendres du Cayla ; mais que des mains pieuses les aient recueillies le lendemain de sa mort pour édifier tout un siècle, et, après M. de Sainte-Beuve, moi, qui vais essayer d’inspirer à mes lecteurs la passion de les lire comme une Imitation de Jésus-Christ en action, le plus beau des livres modernes dans la plus tendre des âmes et dans le plus confidentiel des styles. Style, non, car qui dit style dit travail : ici ce n’est point travail, c’est éclosion naturelle de la pensée.

XIII

Cela commence le 15 novembre 1815 par une lettre à son frère, que les études classiques ont enlevé enfin au toit du Cayla, et qui achève ses études au séminaire de Cahuzac.

« Puisque tu le veux, mon cher Maurice, je vais donc continuer ce petit journal que tu aimais tant ; mais, comme le papier me manque, je me sers d’un papier cousu. »

Pauvre fille ! qui n’a pas même les feuilles blanches nécessaires à l’expansion de son cœur pour elle et pour un enfant de quatorze ans !

Elle lui annonce la mort d’un bon ami de la famille à Gaillac. « De pauvres femmes disaient, en allant à son agonie : — Celui-là n’aurait pas dû mourir. — Et elles priaient en pleurant pour sa bonne mort. Voilà qui donne à espérer pour son âme : des vertus qui nous font pleurer des hommes doivent nous faire aimer de Dieu ! »

XIV

« Mimi1 m’a écrit. Cette chère Mimi me dit de charmantes et douces choses sur notre séparation, sur son retour, sur son ennui, car elle s’ennuie loin de moi comme je m’ennuie sans elle. À tout moment, je vois, je sens qu’elle me manque, surtout la nuit où j’ai l’habitude de l’entendre respirer à mon oreille. Ce petit bruit me porte sommeil. Ne pas l’entendre me fait penser tristement. Je pense à la mort, qui fait aussi tout taire autour de nous, qui sera aussi une absence.

« Ces idées de la nuit me viennent un peu de celles du jour. On ne parle que de maladies, que de morts ; la cloche d’Andillac n’a sonné que des glas ces jours-ci. C’est la fièvre maligne qui fait ses ravages comme tous les ans. Nous pleurons tous une jeune femme de mon âge, la plus belle, la plus vertueuse de la paroisse, enlevée en quelques jours. Elle laisse un tout petit enfant qui tétait. Pauvre petit ! C’était Marianne de Gaillard.

« Dimanche dernier j’allai encore serrer la main à une agonisante de dix-huit ans. Elle me reconnut, la pauvre jeune fille, me dit un mot et se remit à prier Dieu. Je voulais lui parler, je ne sus que lui dire ; les mourants parlent mieux que nous. On l’enterrait lundi.

« Que de réflexions à faire sur ces tombes fraîches ! Oh ! mon Dieu ! que l’on s’en va vite de ce monde ! Le soir, quand je suis seule, toutes ces figures de mort me reviennent. Je n’ai pas peur, mais mes pensées prennent toutes le deuil, et le monde me paraît aussi triste qu’un tombeau. Je t’ai dit cependant que tes lettres m’avaient fait plaisir. Oh ! c’est bien vrai ; mon cœur n’est pas muet au milieu de ces agonies, et ne sent que plus vivement tout ce qui lui porte vie.

« Ta lettre donc m’a donné une lueur de joie, je me trompe, un véritable bonheur, par les bonnes choses dont elle est remplie. Enfin ton avenir commence à poindre ; je te vois un état, une position sociale, un point d’appui à la vie matérielle. Dieu soit loué ! c’est ce que je désirais le plus en ce monde et pour toi et pour moi, car mon avenir s’attache au tien, ils sont frères. J’ai fait de beaux rêves à ce sujet, je te les dirai peut-être. Pour le moment, adieu ; il faut que j’écrive à Mimi. »

XV

« Je suis furieuse contre la chatte grise. Cette méchante bête vient de m’enlever un petit pigeon que je réchauffais au coin du feu. Il commençait à revivre, le pauvre animal ; je voulais le priver, il m’aurait aimée, et voilà tout cela croqué par un chat ! Que de mécomptes dans la vie !

« Cet événement et tous ceux du jour se sont passés à la cuisine ; c’est là que je fais demeure toute la matinée et une partie du soir depuis que je suis sans Mimi. Il faut surveiller la cuisinière ; papa quelquefois descend, et je lui lis près du fourneau ou au coin du feu quelques morceaux des Antiquités de l’Église anglo-saxonne. Ce gros livre étonnait Pierril. Qué de mouts aqui dédins 2  ! Cet enfant est tout à fait drôle. Un soir il me demanda si l’âme était immortelle ; puis après, ce que c’était qu’un philosophe. Nous étions aux grandes questions, comme tu vois. Sur ma réponse que c’était quelqu’un de sage et de savant : “Donc, Mademoiselle, vous êtes philosophe.” Ce fut dit avec un air de naïveté et de franchise qui aurait pu flatter Socrate, mais qui me fit tant rire que mon sérieux de catéchiste s’en alla pour la soirée.

« Cet enfant nous a quittés un de ces jours, à son grand regret ; il était à terme le jour de la Saint-Brice. Le voilà avec son petit cochon cherchant des truffes. S’il vient par ici, j’irai le joindre pour lui demander s’il me trouve toujours l’air philosophe.

« Avec qui croirais-tu que j’étais ce matin au coin du feu de la cuisine ? Avec Platon : je n’osais pas le dire, mais il m’est tombé sous les yeux, et j’ai voulu faire sa connaissance. Je n’en suis qu’aux premières pages. Il me semble admirable, ce Platon : mais je lui trouve une singulière idée, c’est de placer la santé avant la beauté dans la nomenclature des biens que Dieu nous fait. S’il eût consulté une femme, Platon n’aurait pas écrit cela : tu le penses bien ? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant que je suis philosophe, je suis un peu de son avis. Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé et jouir du soleil. Il suffit d’ailleurs d’un peu de piété dans le cœur, d’un peu d’amour de Dieu pour renoncer bien vite à ces idolâtries, car une jolie femme s’adore. Quand j’étais enfant, j’aurais voulu être belle : je ne rêvais que beauté, parce que, me disais-je, maman m’aurait aimée davantage. Grâce à Dieu, cet enfantillage a passé, et je n’envie d’autre beauté que celle de l’âme. Peut-être même en cela suis-je enfant comme autrefois : je voudrais ressembler aux anges. Cela peut déplaire à Dieu : c’est aussi pour en être aimée davantage.

« Que de choses me viennent, s’il ne fallait pas te quitter ! Mais mon chapelet, il faut que je le dise, la nuit est là : j’aime à finir le jour en prières. »

« J’aime la neige : cette blanche vue a quelque chose de céleste. La boue, la terre nue, me déplaisent, m’attristent ; aujourd’hui je n’aperçois que la trace des chemins et les pieds des petits oiseaux. Tout légèrement qu’ils se posent, ils laissent leurs petites traces qui font mille figures sur la neige. C’est joli à voir, ces petites pattes rouges comme des crayons de corail qui les dessinent. L’hiver a donc aussi ses jolies choses, ses agréments. On en trouve partout quand on y sait voir. Dieu répandit partout la grâce et la beauté.

« Il faut que j’aille voir ce qu’il y a d’aimable au coin du feu de la cuisine, des bluettes si je veux. Ceci n’est qu’un petit bonjour que je dis à la neige et à toi, au saut du lit. »……………………

XVI

Elle reprend deux jours après : sa petite sœur Mimi est toujours absente.

« Je n’ai rien mis ici hier ; mieux vaut du blanc que des nullités.

« J’étais lasse, j’avais sommeil ; aujourd’hui c’est mieux.

« J’ai vu tomber et disparaître la neige ; du temps que je faisais moi-même mon dîner, un beau soleil s’est levé ; plus de neige à présent ; le noir, le laid, reparaissent.

« Que verrai-je demain matin ? Qui sait ?

« La face du monde change si promptement !

« J’ai passé ma soirée à la cuisine… Walter Scott a été négligé aujourd’hui. Il est dix heures, je vais dormir. »

XVII

Le lendemain, le père et la petite sœur toujours absents, elle écrit pour elle seule.

« La journée a commencé radieuse : un soleil d’été, un air doux qui invitait à la promenade. Tout me disait d’y aller, mais je n’ai fait que deux pas dehors et me suis arrêtée à l’écurie des moutons pour voir un agneau blanc qui venait de naître.

« J’aime à voir ces petites bêtes qui font remercier Dieu de tant de douces créatures dont il nous environne. Puis Pierril est venu ; je l’ai fait déjeuner et ai causé quelque temps avec lui, sans m’ennuyer du tout de cette conversation. De combien d’assemblées on n’en dit pas autant !

« Le vent souffle, toutes nos portes et fenêtres gémissent ; c’est quasi triste à l’heure qu’il est dans ma solitude : toute la maison est endormie ; on s’est levé de bonne heure pour faire du pain. Aussi ai-je été fort occupée toute la matinée aux deux dîners. Ensuite, du repos ; j’ai écrit à Antoinette.

« C’est bien insignifiant, tout cela : autant vaudrait du papier blanc que ce que j’écris ; mais, quand ce ne serait qu’une goutte d’encre d’ici, tu aurais plaisir de la voir ; voilà pourquoi j’en fais des mots.

« Je ne sais pourquoi, la nuit dernière, je n’ai vu en songe défiler que des cercueils. Je voudrais cette nuit un sommeil moins sombre. Je vais prier Dieu de me le donner. »

Le 24 novembre, elle reprend son récit. On voit combien la pensée de son frère la possède.

« Trois jours de lacune, mon cher ami. C’est bien long pour moi, qui aime si peu le vide ; mais le temps m’a manqué pour m’asseoir. Je n’ai fait que passer dans ma chambrette depuis samedi ; à présent seulement je m’arrête, et c’est pour écrire à Mimi bien au long et deux mots ici. Peut-être ce soir ajouterai-je quelque chose, s’il en survient.

« Pour le moment tout est au calme, le dehors et le dedans, l’âme et la maison : état heureux, mais qui laisse peu à dire, comme les règnes pacifiques.

« Une lettre de Paul a commencé ma journée. Il m’invite à aller à Alby, je ne lui promets pas ; il faudrait sortir pour cela, et je deviens sédentaire. Volontiers, je ferais vœu de clôture au Cayla. Nul lieu au monde ne me plaît comme le chez moi. Oh ! le délicieux chez moi ! Que je te plains, pauvre exilé, d’en être si loin, de ne voir les tiens qu’en pensée, de ne pouvoir nous dire ni bonjour ni bonsoir, de vivre étranger, sans demeure à toi dans ce monde, ayant père, frère, sœurs, en un endroit ! Tout cela est triste, et cependant je ne puis pas désirer autre chose pour toi. Nous ne pouvons pas t’avoir ; mais j’espère te revoir, et cela me console. Mille fois je pense à cette arrivée, et je prévois d’avance combien nous serons heureux. »

XVIII

Le 25, la nuit est superbe ; c’est un des événements de cette solitude. Voyez comme elle en jouit :

« Je regarde par ma fenêtre avant de me coucher, pour voir quel temps il fait et pour en jouir un moment, s’il est beau.

« Ce soir, j’ai regardé plus qu’à l’ordinaire, tant c’était ravissant, cette belle nuit ! Sans la crainte du rhume, j’y serais encore. Je pensais à Dieu qui a fait notre prison si radieuse ; je pensais aux saints qui ont toutes ces belles étoiles sous leurs pieds ; je pensais à toi qui les regardais peut-être comme moi. Cela me tiendrait aisément toute la nuit ; cependant il faut fermer la fenêtre à ce beau dehors et cligner les yeux sous des rideaux !

« Éran m’a apporté ce soir deux lettres de Louise. Elles sont charmantes, ravissantes d’esprit, d’âme, de cœur, et tout cela pour moi ! Je ne sais pourquoi je ne suis pas transportée, ivre d’amitié. Dieu sait pourtant si je l’aime.

« Voilà ma journée jusqu’à la dernière heure. Il ne me reste que la prière du soir et le sommeil à attendre. Je ne sais s’il viendra, il est loin.

« Il est possible que Mimi vienne demain. À pareille heure, je l’aurai ; elle sera là, ou plutôt nous reposerons sur le même oreiller, elle me parlant de Gaillac, et moi du Cayla. »

XIX

Le 28, sa sœur retrouvée, elle va avec elle à l’église du village faire ses dévotions.

« Avant le jour, écrit-elle, j’avais les doigts dans les cendres, cherchant du feu pour allumer la chandelle. Je n’en trouvais pas et allais retrouver mon lit, lorsqu’un petit charbon que j’ai rencontré du bout du doigt m’a fait voir du feu : voilà ma lampe allumée.

« Vite la toilette, la prière, et nous voilà avec Mimi dans le chemin de Cahuzac. Ce pauvre chemin, je l’ai fait longtemps seule, et que j’étais aise de le faire à quatre pieds aujourd’hui ! Le temps n’était pas beau. »

Puis une réflexion naïve et digne de Tibulle ou de Virgile.

Suave mari magno

« Oh ! qu’il est doux, lorsque la pluie à petit bruit tombe des cieux, d’être au coin de son feu, à tenir des pincettes, à faire des bluettes ! C’était mon passe-temps tout à l’heure ; je l’aime fort : les bluettes sont si jolies ! ce sont les fleurs de cheminée.

« Vraiment il se passe de charmantes choses sur la cendre, et, quand je ne suis pas occupée, je m’amuse à voir la fantasmagorie du foyer. Ce sont mille petites figures de braise qui vont, qui viennent, grandissent, changent, disparaissent, tantôt anges, démons cornus, enfants, vieilles, papillons, chiens, moineaux : on voit de tout sous les tisons.

« Je me souviens d’une figure portant un air de souffrance céleste qui me peignait une âme en purgatoire. J’en fus frappée, et aurais voulu avoir un peintre auprès de moi. Jamais vision plus parfaite.

« Remarque les tisons, et tu conviendras qu’il y a de belles choses, et qu’à moins d’être aveugle, on ne peut pas s’ennuyer auprès du feu. Écoute surtout ce petit sifflement qui sort parfois de dessous la braise comme une voix qui chante. Rien n’est plus doux et plus pur, on dirait que c’est quelque tout petit esprit de feu qui chante.

« Voilà, mon ami, mes soirées et leurs agréments ; ajoute le sommeil, qui n’est pas le moindre. »

Quelle mélancolie dans ce dernier mot d’appel au sommeil, qui comble tous les vides et qui calme toutes les douleurs !

XX

Le 1er décembre, elle écrit à son frère :

« C’est de la même encre dont je viens de t’écrire que je t’écris encore ; la même goutte tombant moitié à Paris, moitié ici, te vient marquer diverses choses, ici des tendresses, là-bas des fâcheries ; car je t’envoie toujours tout ce qui me traverse l’âme.

« Quand tu liras tout cela, mon ami, souviens-toi que c’est écrit le 1er décembre, jour de pluie, d’obscurité, d’ennui, où le soleil ne s’est pas montré, où je n’ai vu que des corbeaux. »

Le 3 décembre, un seul mot… « Il est sept heures, j’entends le ruisseau et j’aperçois une belle étoile qui se lève sur Mérin : tu n’as pas oublié ce hameau ? »

« Papa est parti ce matin pour Gaillac ; nous voilà seules châtelaines, Mimi et moi, jusqu’à demain et maîtresses absolues. Cette régence ne me va pas mal et me plaît assez pour un jour, mais pas davantage. Les longs règnes sont ennuyeux. C’est assez pour moi de commander à Trilby et d’obtenir qu’elle vienne quand je l’appelle ou que je lui demande la patte.

« Hier, fâcheux accident pour Trilbette. Comme elle dormait tranquille sous la cheminée de la cuisine, une courge qui séchait lui est tombée dessus. Le coup l’a étourdie, la pauvre bête est venue à nous au plus vite nous porter ses douleurs. Une caresse l’a guérie.

« Il était nuit. Un coup de marteau se fait entendre, tout le monde accourt à la porte. Qui est là ? C’était Jean de Persac, notre ancien métayer, et que je n’avais pas vu depuis longtemps.

« Il a été le bienvenu et a eu en entrant place au plat et à la bouteille. Puis nous l’avons fait jaser sur son pays d’à présent, sur ses enfants et sa femme. J’aime fort ces conversations et ces revoirs. Ces figures d’autrefois font plaisir, il semble qu’elles ramènent la jeunesse. »

« Je fis promettre à Jean de repasser ici ce soir ; je le reverrai, et puis je veux lui donner une lettre pour Gabrielle : c’est un de leurs métayers. Bri ne sera pas fâchée de ce souvenir inattendu ; je lui aurais écrit par la poste, et lui épargne ainsi huit sous qu’elle donnera de plus aux pauvres. Voilà donc une bonne œuvre que je fais faire.

« Au reste, c’est un jour de bonnes actions aujourd’hui ; je viens de Cahuzac et, comme chaque fois, merveilleusement disposée à bien faire ; faire mal ce jour-là me semble impossible. Puis, c’est un calme étrange ! Remarque comme ces jours-là mon âme a l’air tranquille. Elle l’est en effet, car je ne dissimule pas avec toi et laisse tomber sur le papier tout ce qui me vient, même des larmes.

« Quand mon bulletin se prolonge, c’est marque que je suis au mieux. Grande abondance alors d’affection et de choses à dire, de celles qui se font dans l’âme. Celles du dehors, souvent ce n’est pas la peine d’en parler, à moins qu’elles n’aillent retentir au dedans comme le marteau qui frappe à la porte. Alors on en parle, toute petite que soit la chose. Une nouvelle, un bruit de vent, un oiseau, un rien, me vont au cœur par moments et me feraient écrire des pages.

« Si je voulais parler de ce que je dois faire demain ! Mais il vaut mieux en ceci des prières que des paroles. En parlant à Dieu, il viendra, et toi, tu es si loin ! Tu ne m’entends pas, d’ailleurs, et le temps que je te donne n’ira pas au ciel.

« Presque tout ce qu’on fait pour la créature est perdu, à moins que la charité ne s’y mêle. C’est comme le sel qui préserve affections et actions de la corruption de la vie.

« Voici papa. »

« La soirée s’est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des autres, de mille choses de la petite ville.

« J’aime peu les nouvelles, mais celles des amis font toujours plaisir, et on les écoute avec plus d’intérêt que celles du monde et de l’ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussi tôt bâiller qu’un journal. Il n’en était pas de même autrefois, mais les goûts changent et le cœur se déprend chaque jour de quelque chose.

« Le temps, l’expérience aussi, désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin comme il faut pour juger de ses affections et les connaître sous leur véritable point de vue. J’ai toutes les miennes sous les yeux.

« Je vois d’abord des poupées, des joujoux, des oiseaux, des papillons que j’aimais, belles et innocentes affections d’enfance. Puis la lecture, les conversations, un peu la parure, les rêves, les beaux rêves !… Mais je ne veux pas me confesser.

« Il est dimanche, je suis seule de retour de la première messe de Lentin, et je jouis dans ma chambrette du plus doux calme du monde, en union avec Dieu.

« Le bonheur de la matinée me pénètre, s’écoule en mon âme et me transforme en quelque chose que je ne puis dire. Je te laisse, il faut me taire. »

« Je ne lis jamais aucun livre de piété que je n’y trouve des choses admirables et comme faites pour moi. En voici : “Ceux qui espèrent au Seigneur verront leurs forces se renouveler de jour en jour. Quand ils croiront être à bout et n’en pouvoir plus, tout d’un coup ils pousseront des ailes semblables à celles d’un aigle ; ils courront et ne se lasseront point, ils marcheront et ils seront infatigables.

« “Marchez donc, âme pieuse, marchez, et, quand vous croirez n’en pouvoir plus, redoublez votre ardeur et votre courage, car le Seigneur vous soutiendra.”

« Que de fois on a besoin de ce soutien ! Dis, âme faible, chancelante, défaillante, que deviendrions-nous sans le secours divin ? C’est de Bossuet, ces paroles. Je n’ai guère ouvert d’autre livre aujourd’hui ; le temps s’est passé à tout autres choses qu’à la lecture, de ces choses qui ne sont rien, qui n’ont pas de nom et qui pourtant vous prennent tous les moments.

« Bonsoir, mon ami. »

Le 5, elle raconte des visites faites avec sa sœurs aux malades du pays.

XXI

« Givre, brouillards, air glacé, c’est tout ce que je vois aujourd’hui. Aussi je ne sortirai pas et vais me recoquiller au coin du feu avec mon ouvrage et mon livre. C’est tantôt l’un, tantôt l’autre ; cette variation me distrait.

« Cependant j’aimerais à lire toute la journée ; mais il me faut faire autre chose, et le devoir passe avant le plaisir. J’appelle plaisir la lecture, qui n’est nullement essentielle pour moi.

« Voilà une puce, une puce en hiver ! C’est un cadeau de Trilby.

« C’est aussi de toute saison les insectes qui nous dévorent morts et vivants. Les moins nombreux encore sont-ils ceux que l’on voit ; nos dents, notre peau, tout notre corps, dit-on, en est plein. Pauvre corps humain, faut-il que notre âme soit là-dedans ! Aussi ne s’y plaît-elle guère, dès qu’elle vient à considérer où elle est. Oh ! le beau moment où elle en sort, où elle jouit de la vie, du ciel, de Dieu, de l’autre monde ! Son étonnement, je pense, est semblable à celui du poussin sortant de sa coquille, s’il avait une âme.

« Un pauvre aujourd’hui est passé, puis un tout petit enfant. — Est-ce la peine d’en parler ? »

XXII

« Voilà Noël, belle fête, celle que j’aime le plus, qui me porte autant de joie qu’aux bergers de Bethléhem. Vraiment, toute l’âme chante à la belle venue de Dieu, qui s’annonce de tous côtés par des cantiques et par le joli carillon.

« Rien à Paris ne donne l’idée de ce que c’est que Noël. Vous n’avez même pas la messe de minuit.

« Nous y allâmes tous, papa en tête, par une nuit ravissante. Jamais plus beau ciel que celui de minuit, si bien que papa sortait de temps en temps la tête de dessous son manteau pour regarder en haut. La terre était blanche de givre, mais nous n’avions pas froid ; l’air d’ailleurs était réchauffé devant nous par des fagots d’allumettes que nos domestiques portaient pour nous éclairer. C’était charmant, je t’assure, et je t’aurais voulu voir là cheminant comme nous vers l’église, dans ces chemins bordés de petits buissons blancs comme s’ils étaient fleuris. Le givre fait de belles fleurs. Nous en vîmes un brin si joli que nous en voulions faire un bouquet au saint Sacrement, mais il fondit dans nos mains : toute fleur dure peu. Je regrettai fort mon bouquet : c’était triste de le voir fondre et diminuer goutte à goutte.

« Je couchai au presbytère ; la bonne sœur du curé me retint, me prépara un excellent réveillon de lait chaud. Papa et Mimi vinrent se chauffer ici, au grand feu de la bûche de Noël.

« Depuis il est venu du froid, du brouillard, toutes choses qui assombrissent le ciel et l’âme. Aujourd’hui que voilà le soleil, je reprends vie et m’épanouis comme la pimprenelle, cette jolie petite fleur qui ne s’ouvre qu’au soleil.

« Voilà donc mes dernières pensées, car je n’écrirai plus rien de cette année ; dans quelques heures c’en sera fait, nous commencerons l’an prochain. Oh ! que le temps passe vite ! Hélas ! hélas ! ne dirait-on pas que je le regrette ? Mon Dieu ! non, je ne regrette pas le temps, ni rien de ce qu’il nous emporte ; ce n’est pas la peine de jeter ses affections au torrent. Mais les jours vides, inutiles, perdus pour le ciel, voilà ce qui fait regretter et retourner l’œil sur la vie.

« Mon cher ami, où serai-je à pareil jour, à pareille heure, à pareil instant l’an prochain ? Sera-ce ici, ailleurs, là-bas ou là-haut ? Dieu le sait, et je suis là à la porte de l’avenir, me résignant à tout ce qui peut en sortir.

« Demain je prierai pour que tu sois heureux, pour papa, pour Mimi, pour Éran, pour tous ceux que j’aime. C’est le jour des étrennes, je vais prendre les miennes au ciel. Je tire tout de là, car vraiment, sur la terre, je trouve bien peu de choses à mon goût. Plus j’y demeure, moins je m’y plais ; aussi je vois sans peine venir les ans, qui sont autant de pas vers l’autre monde. Ce n’est aucune peine ni chagrin qui me fait penser de la sorte, ne le crois pas, je te le dirais ; c’est le mal du pays qui prend toute âme qui se met à penser au ciel. L’heure sonne, c’est la dernière que j’entendrai en t’écrivant ; je la voudrais sans fin comme tout ce qui fait plaisir.

« Que d’heures sont sorties de cette vieille pendule, ce cher meuble qui a vu passer tant de nous sans s’en aller jamais, comme une sorte d’éternité ! Je l’aime, parce qu’elle a sonné toutes les heures de ma vie, les plus belles quand je ne l’écoutais pas. Je me rappelle quand j’avais mon berceau à ses pieds, et que je m’amusais à voir courir cette aiguille. Le temps amuse alors, j’avais quatre ans.

« On lit de jolies choses à la chambre ; ma lampe s’éteint, je te quitte. Ainsi finit mon année auprès d’une lampe mourante. »

Quelle inimitable mélancolie ! et combien est pâle la tristesse artificielle des écrivains de profession à côté de ce reflet touchant de l’âme souffrante qui se replie en gémissant sur elle-même, qui se voit vivre inutile, et qui se sent mourir sans avoir aimé !

XXIII

Mais continuons.

Noël passe, le jour de l’an renouvelle tout, excepté le cœur : le carnaval marche, finit ; voilà le mardi gras, avec ses grelots de folie, qui passe aussi en chantant. Voyez la jeune et sainte solitaire.

« Ce n’est pas la peine de parler d’aujourd’hui : rien n’est venu, rien n’a bougé, rien ne s’est fait dans notre solitude. Mon petit oiseau seul sautillait dans sa cage en gazouillant au soleil ; je l’ai regardé souvent, n’ayant rien de plus joli à voir dans ma chambre. Je n’en suis pas sortie ; tout mon temps s’est passé à coudre un peu, à lire, puis à réfléchir.

« La belle chose que la pensée ! et quels plaisirs elle nous donne quand elle s’élève en haut ! C’est sa direction naturelle qu’elle reprend sitôt qu’elle est dégagée des objets terrestres. Entre le ciel et nous il y a une mystérieuse attraction : Dieu nous veut et nous voulons Dieu.

« Je ne sais quel oiseau vole sur ma tête, je l’entends sans presque le voir, il est nuit. Ce n’est pas le temps des oiseaux nocturnes. Voilà qui me détourne et brouille le fil que je dévidais. Comme il faut peu ! Cette petite apparition me fait quitter ma chambre, non pas de peur ; je vais dire à Mimi de venir voir cet oiseau. »

« Qu’était-ce que cet oiseau d’hier au soir ? Il a disparu comme une vision dès que j’ai apporté la chandelle. On m’a ri au nez, disant que je l’avais vu dans ma tête. Cependant c’était bien de mes yeux que je l’avais vu ; je l’ai regardé plus de cinq minutes. »

« Tout chantait ce matin pendant que je faisais la prière, mon pinson, mon pauvre linot. C’était comme au printemps, et ce soir voilà des nuages, du froid, du sombre, l’hiver encore, le triste hiver.

« Je ne l’aime guère ; mais toute saison est bonne, puisque Dieu les a faites. Que le givre, le vent, la neige, le brouillard, le sombre, que tout temps soit donc le bienvenu !

« N’y a-t-il pas du mal à se plaindre quand on est chaudement près de son feu, tandis que tant de pauvres gens sont transis dehors ? Un mendiant a trouvé à midi ses délices dans une assiette de soupe chaude qu’on lui a servie sur la porte, se passant fort bien de soleil. Je puis donc bien m’en passer.

« C’est qu’il faut quelque chose d’agréable aujourd’hui que partout on s’amuse, et nous voulions faire notre mardi gras au soleil en plein air, en promenades. Il a fallu se borner à celle du hameau, où tout le monde voulait nous fêter. Nous avons dit merci sans rien prendre. »

XXIV

Puis voyez ce qu’est pour la vieille maison séculaire la position d’un de ces pauvres ustensiles que nous ne connaissons pas même dans nos villes : une plaque de foyer au fond de la cheminée de cuisine ! Que c’est touchant pour tous ceux qui en vivent et qui s’y réchauffent, et qui espèrent s’y réchauffer jusqu’à leur dernier jour.

Lisez ceci : c’est homérique ou biblique comme le trépied de Nausicaa ou comme le foyer de Jacob !

« Aujourd’hui on a placé un âtre nouveau à la cuisine. Je viens d’y poser les pieds, et je marque ici cette sorte de consécration du foyer dont la pierre ne gardera point de trace.

« C’est un événement ici que ce foyer, comme à peu près un nouvel autel dans une église. Chacun va le voir et se promet de passer de douces heures et une longue vie devant ce foyer de la maison (car il est à tous, maîtres et valets), mais qui sait ?… Moi peut-être, je le quitterai la première : ma mère s’en alla bientôt ! On dit que je lui ressemble. »

« J’ai fait cette nuit un grand songe. L’Océan passait sous nos fenêtres. Je le voyais, j’entendais ses vagues roulant comme des tonnerres, car c’était pendant une tempête que j’avais la vue de la mer, et j’avais peur.

« Un ormeau qui s’est élevé avec un oiseau chantant dessus m’a détournée de la frayeur. J’ai écouté l’oiseau : plus d’Océan et plus de songe. »

XXV

Le printemps approche, l’âme triste se rassérène ; pluie ou vent, chaud ou froid, voilà la température de ces âmes qui n’ont pas d’autre événement que l’influence du ciel sur elles.

« La journée a commencé douce et belle ; point de pluie ni de vent. Mon oiseau chantait toute la matinée, et moi aussi, car j’étais contente et je pressentais quelque bonheur pour aujourd’hui. Le voilà, mon ami, c’est une de tes lettres. Oh ! s’il m’en venait ainsi tous les jours !

« Il faut que j’écrive à Louise.

« Du temps que j’écrivais, les nuages, le vent, sont revenus. Rien n’est plus variable que le ciel et notre âme.

« Bonsoir. »

« Oh ! le beau rayon de lune qui vient de tomber sur l’évangile que je lisais ! »

XXVI

« Aujourd’hui, à cinq heures du matin, il y a eu cinquante-sept ans que notre père vint au monde.

« Nous sommes allés, lui, Mimi et moi, à l’église en nous levant, célébrer cet anniversaire et entendre la messe.

« Prier Dieu, c’est la seule façon de célébrer toute chose en ce monde. Aussi ai-je beaucoup prié en ce jour où vint au monde le plus tendre, le plus aimant, le meilleur des pères. Que Dieu nous le conserve et ajoute à ses années tant d’années que je ne les voie pas finir !

« Mon Dieu ! non, je ne voudrais pas mourir la dernière ; aller au ciel avant tous serait mon bonheur.

« Pourquoi parler de mort un jour de naissance ? c’est que la vie et la mort sont sœurs et naissent ensemble comme deux jumelles.

« Demain je ne serai pas ici. Je t’aurai quittée, ma chère chambrette ; papa m’emmène à Caylus. Ce voyage m’amuse peu ; je n’aime pas à m’en aller, à changer de lieu, ni de ciel, ni de vie, et tout cela change en voyage.

« Adieu, mon confident, tu vas m’attendre dans mon bureau. Qui sait quand nous nous reverrons ? je dis dans huit jours, mais qui compte au sûr dans ce monde ?

« Il y a neuf ans que je demeurai un mois à Caylus. Ce n’est pas sans quelque plaisir que je reverrai cet endroit, ma cousine, sa fille, et le bon chevalier qui m’aimait tant ! On prétend qu’il m’aime encore. Je vais le savoir. C’est possible qu’il soit le même ; lui me trouvera bien changée depuis dix ans. Dix ans, c’est un siècle pour une femme. Alors nous aurons même âge, car le brave homme a ses quatre-vingts ans passés. »

XXVII

« C’était pour moi une véritable peine de m’en aller ; papa l’a su et m’a laissée. Il me dit hier au soir : “Fais comme tu voudras.” Je voulais demeurer et me sentais toute triste en pensant que ce soir je serais loin d’ici, loin de Mimi, loin de mon feu, loin de ma chambrette, loin de mes livres, loin de Trilby, loin de mon oiseau : tout, jusqu’aux moindres choses, se présente quand on s’en va, et vous entoure si bien qu’on n’en peut sortir. Voilà ce qui m’arrive chaque fois qu’il est question de voyage : j’appelle voyage une sortie de huit jours. Comme la colombe, j’aime chaque soir revenir à mon nid. Nul endroit ne me fait envie. »

XXVIII

Le 17, elle entend siffler dans la vallée au milieu du jour.

« J’écoute le berger qui siffle dans le vallon. C’est l’expression la plus gaie qui puisse passer sur les lèvres de l’homme. Ce sifflement marque un sans-souci, un bien-être, un je suis content qui fait plaisir. Ces pauvres gens ! il leur faut bien quelque chose : ils ont la gaieté.

« Deux petits enfants font aussi en chantant leur fagot de branches parmi les moutons. Ils s’interrompent de temps en temps pour rire ou pour jouer, car tout cela leur échappe. J’aimerais à les voir faire et à écouter le merle qui chante dans la haie du ruisseau ; mais je veux lire.

« C’est Massillon que je lis depuis que nous sommes en carême. J’admire son discours de vendredi sur la Prière, qui est vraiment un cantique. »

« Le berger m’a annoncé ce matin l’arrivée des bergeronnettes. Une a suivi le troupeau toute la journée : c’est de bon augure, nous aurons bientôt des fleurs. On croit aussi que ces oiseaux portent bonheur aux troupeaux. Les bergers les vénèrent comme une sorte de génie et se gardent d’en tuer aucune. Si ce malheur arrivait, le plus beau mouton du troupeau périrait.

« Je voudrais que cette naïve crédulité préservât de même tant d’autres petits oiseaux que nos paysans font périr inhumainement.

XXIX

Le printemps est tout à fait revenu. La pauvre fille s’en réjouit comme le brin d’herbe, sans savoir pourquoi, si ce n’est que la lumière est pure, et le vent tiède.

Lisez :

« J’ai failli avoir un chagrin aujourd’hui. Comme j’entrais dans ma chambre, je vis mon petit linot sous la griffe de la chatte. Je l’ai sauvé en effrayant la chatte qui a lâché prise. L’oiseau n’a eu que peur, puis il s’est trouvé si content qu’il s’est mis à chanter de toutes ses forces, comme pour me remercier et m’assurer que la frayeur ne lui avait pas ôté la voix.

« Un bouvier qui passe dans le chemin des Cordes chante aussi, menant sa charrette, mais un air si insouciant, si mou, que j’aime mieux le gazouillement du linot.

« Quand je suis seule ici, je me plais à écouter ce qui remue au dehors, j’ouvre l’oreille à tout bruit : un chant de poule, les branches tombant, un bourdonnement de mouche, quoi que ce soit m’intéresse et me donne à penser. Que de fois je me prends à considérer, à suivre des yeux de tout petits insectes que j’aperçois dans les feuillets d’un livre, ou sur les briques, ou sur la table ! Je ne sais pas leur nom, mais nous sommes en connaissance comme des passants qui se considèrent le long du chemin. Nous nous perdons de vue, puis nous nous rencontrons par hasard, et la rencontre me fait plaisir ; mais les petites bêtes me fuient, car elles ont peur de moi, quoique je ne leur aie jamais fait mal. C’est qu’apparemment je suis bien effrayante pour elles.

« En serait-il de même au paradis ? Il n’est pas dit qu’Ève y fit jamais peur à rien. Ce n’est qu’après le péché que la frayeur s’est mise entre les créatures.

« Il faut que j’écrive à Philibert. »

XXX

Le commencement d’avril recommence les choses, mais la vie morale est si pleine qu’elle n’ennuie jamais. Voyez.

« Voilà donc un mois de passé, moitié triste, moitié beau, comme à peu près toute la vie. Ce mois de mars a quelques lueurs de printemps qui sont bien douces, c’est le premier qui voit des fleurs, quelques pimprenelles qui s’ouvrent un peu au soleil, des violettes dans les bois sous les feuilles mortes, qui les préservent des gelées blanches. Les petits enfants s’en amusent et les appellent fleurs de mars.

« Ce nom est très bien donné. On en fait sécher pour faire de la tisane. Cette fleur est bonne et douce pour les rhumes, et, comme la vertu cachée, son parfum la décèle.

« On a vu aujourd’hui des hirondelles, joyeuse annonce du printemps. »

XXXI

« Mon âme s’en va tout aujourd’hui du ciel sur une tombe, car il y a seize ans que ma mère mourut à minuit. Ce triste anniversaire est consacré au deuil et à la prière. Je l’ai passé devant Dieu en regrets et en espérances ; tout en pleurant, je lève les yeux et vois le ciel où ma mère est heureuse sans doute, car elle a tant souffert !

« Sa maladie fut longue et son âme patiente. Je ne me souviens pas qu’il lui soit échappé une plainte, qu’elle ait crié tant soit peu sous la douleur qui la déchirait : nulle chrétienne n’a mieux souffert. On voyait qu’elle l’avait appris devant la croix. Il lui serait venu de sourire sur son lit de mort comme un martyr sur son chevalet. Son visage ne perdit jamais sa sérénité, et jusque dans son agonie elle semblait penser à une fête.

« Cela m’étonnait, moi qui la voyais tant souffrir, moi qui pleurais au moindre mal, et qui ne savais pas ce que c’est que la résignation dans les peines. Aussi, quand on me disait qu’elle s’en allait mourir, je la regardais, et son air content me faisait croire qu’elle ne mourrait pas. Elle mourut cependant le 2 avril à minuit, à l’heure où je m’étais endormie au pied de son lit. Sa douce mort ne m’éveilla pas ; jamais âme ne sortit plus tranquillement de ce monde.

« Ce fut mon père… Mon Dieu ! j’entends le prêtre, je vois les cierges allumés, une figure pâle, en pleurs ; je fus emmenée dans une autre chambre. »

« À neuf heures du matin ma mère fut mise au tombeau. »

XXXII

Et plus loin :

« Je demande à mon âme ce qu’elle a vu aujourd’hui, ce qu’elle a appris, ce qu’elle a aimé, car chaque jour elle aime quelque chose.

« Ce matin j’ai vu un beau ciel, le marronnier verdoyant, et entendu chanter les petits oiseaux. Je les écoutais sous le grand chêne, près du Téoulé dont on nettoyait le bassin.

« Ces jolis chants et ce lavage de fontaine me donnaient à penser diversement : les oiseaux me faisaient plaisir, et, en voyant s’en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais qu’on l’eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon.

« Voilà bien la peine de prendre de l’encre pour écrire de ces inutilités ! »

Cette âme aimante épie toute chose pour l’aimer. Le 15, elle entend le premier rossignol.

« À mon réveil, j’ai entendu le rossignol, mais rien qu’un soupir, un signe de voix. J’ai écouté longtemps sans jamais entendre autre chose. Le charmant musicien arrivait à peine et n’a fait que s’annoncer. C’était comme le premier coup d’archet d’un grand concert. Tout chante ou va chanter. »

Et quelques pages plus loin, à propos d’un enfant de deux ans, à qui la mort a enlevé sa mère :

« Le cœur apprend à s’affliger comme il apprend à aimer, en grandissant. »

XXXIII

Les plus minutieux détails du ménage lui sont poésie et sentiment. Nous avons dit que le repas au Cayla se prenait souvent à la cuisine.

« Il faut que je note en passant un excellent souper que nous venons de faire, papa, Mimi et moi, au coin du feu de la cuisine, avec de la soupe des domestiques, des pommes de terre bouillies et un gâteau que je fis hier au four du pain ; nous n’avions pour serviteurs que nos chiens, Lion, Wolf et Trilby, qui léchaient les miettes. Tous nos gens sont à l’église.

« Ce repas au coin du feu, parmi chiens et chats, ce couvert mis sur les bûches, est chose charmante. Il n’y manquait que le chant du grillon et toi, pour compléter le charme.

« Est-ce assez bavardé aujourd’hui ? Maintenant je vais écouter la Vialarette, qui revient de Cordes : encore un plaisir. »

Le 25 avril.

« Me voici devant un charmant bouquet de lilas que je viens de prendre sur la terrasse. Ma chambrette en est embaumée ; j’y suis comme dans un bouquetier, tant je respire de parfums ! »

Le 26 avril.

« Je ne sais quoi m’ôta de sur les fleurs hier matin ; depuis j’en ai vu d’autres dans le chemin de Cahuzac, tout bordé d’aubépines. C’est plaisir de trotter dans ces parfums, et d’entendre les petits oiseaux qui chantent par ci par là dans les haies.

« Rien n’est charmant comme ces courses du matin au printemps, et je ne regrette pas de me lever de bonne heure pour me donner ce plaisir.

« Bientôt je me lèverai à cinq heures. Je me règle sur le soleil, et nous nous levons ensemble.

« L’hiver, il est paresseux : je le suis et ne sors du lit qu’à sept heures. Encore parfois le jour me semble long. Cela m’arrive lorsque le ciel est nébuleux, que je suis triste et que j’attends un peu de soleil ou quelque chose de rayonnant dans mon âme ; alors le temps est long.

« Mon Dieu ! trouver un jour long, tandis que la vie tout entière n’est rien !

« C’est que l’ennui s’est posé sur moi, qu’il y demeure, et que tout ce qui prend de la durée met de l’éternité dans le temps. »

L’ennui du printemps dans une âme de jeune fille éclate aussi dans les lignes suivantes :

« Quand tout le monde est occupé et que je ne suis pas nécessaire, je fais retraite et viens ici à toute heure pour écrire, lire ou prier. J’y mets aussi ce qui se passe dans l’âme et dans la maison, et de la sorte nous retrouverons jour par jour tout le passé.

« Pour moi ce n’est rien, ce qui passe, et je ne l’écrirais pas ; mais je me dis : — Maurice sera bien aise de voir ce que nous faisions pendant qu’il était loin et de rentrer ainsi dans la vie de famille, — et je le marque pour toi. »

XXXIV

Examinons les causes cachées de cet ennui, que la résignation pieuse de la jeune fille empêchait seule de se convertir en désespoir : le malheur a sa paix et sa gaieté dans l’âme qui s’est jetée tout entière au Dieu des peines et des espérances éternelles.

Mademoiselle de Guérin avait vingt-huit ans ; elle n’était pas jolie, selon le vulgaire, bien que les yeux, où se reflète le génie, la bouche, où s’épanouit la bonté, le contour harmonieux et délicat du visage, qui encadre le caractère, les cheveux, grâce de la figure, la taille svelte et souple, qui fait ressortir les formes du corps, la vivacité de la démarche, qui transporte la personne avec la rapidité de la pensée, fissent de cet ensemble un aspect très agréable, plus que suffisant au bonheur d’un époux.

Mais l’absence complète et volontaire de fortune ne lui laissait pas l’illusion d’être recherchée, et l’espèce de langueur désintéressée d’amour qui suit ces circonstances l’avait détachée de toutes ces espérances, sinon de tous ces désirs.

Elle pouvait aimer ; il paraît même que la préférence qui l’entraînait à son insu vers un jeune ami de son frère se serait facilement changée en un sentiment dont cet ami était bien digne.

Ce goût avait ému son cœur, mais le doigt sur la bouche du silence et de la pureté virginale de cette âme n’avait rien laissé éclater, même en elle-même.

L’amour, pensait-elle, n’est pas fait pour moi ; je ne dois pas même y songer. Ce songe ferait le malheur de deux êtres ; jetons tous mes songes à Dieu.

Elle avait pour son père un amour filial plein de confiance, de pitié pour son isolement, de reconnaissance pour tous les sacrifices qu’il s’imposait en faveur de ses enfants ; pour sa sœur Mimi une affection vraiment maternelle qui aimait à se tromper soi-même, en lui persuadant que cette jeune sœur était sa fille.

XXXV

Mais le plus fort attachement, après son attachement pour son père, était le sentiment passionné qui liait son âme à son frère aîné, Maurice de Guérin.

Elle l’avait élevé, elle avait été témoin de ses progrès dans ses premières études ; elle avait conçu de lui une de ces grandes idées qui montrent un grand homme dans un enfant à des parents trop prévenus en faveur de leur sang. Ces illusions étaient devenues des espérances. Elle ne trouvait rien sur la terre de supérieur à ce qu’il méritait. Elle avait transvasé toute son ambition dans la sienne, son génie dans celui qu’elle lui supposait.

XXXVI

Elle se trompait ; nous avons lu avec attention et intérêt les deux volumes d’essais et de correspondance de ce frère mort jeune, et dont ses amis ont imprimé les œuvres, sans doute par respect pour sa sœur.

Il n’y a, selon nous, rien de supérieur, rien même de digne d’une sérieuse attention dans tout cela.

Quelques lettres où l’on retrouve un peu de l’âme de sa sœur, et un Essai intitulé le Centaure, déclamation de rhétorique qui ne mérite pas le bruit qu’on en a fait, et qui est tombée vite de ce piédestal de complaisance dans le juste oubli qui lui était dû : voilà tout, quant au prodigieux talent qu’on attribuait à ce jeune homme.

Nous ne savons pas ce qu’il serait devenu si Dieu l’avait laissé vivre jusqu’à pleine maturité d’esprit. Il a été fauché dans sa verdeur.

Mais sa jeunesse avait été très intéressante par ce contraste entre sa naissance et sa condition à Paris.

XXXVII

À peine était-il sorti du séminaire de Cahuzac qu’il fut lancé à Paris, sans fortune, sans protecteur, pour faire ce qu’on appelle son chemin à travers la vie. Ce chemin fut hérissé d’obstacles et de ronces. Il fut obligé, pour vivre, de donner des leçons vulgaires à des enfants plus jeunes que lui ; puis, les élèves manquant, il fut contraint de briguer un emploi de répétiteur mal rétribué dans un collège, et il y végéta ainsi quelques années, lui, l’idole de son père, et le favori adoré de sa sœur, dans un château de gentilhomme, apparenté avec tout ce que sa province comptait de familles nobles ou distinguées !

On conçoit combien d’amertume devait faire bouillonner dans cette âme le souvenir de cette première condition et le contraste avec cet humble métier de répétiteur de collège dont le salaire était à peine une chambre haute dans un quartier de Paris, et un morceau de pain trempé de fiel.

Sa sœur ne le perdait pas de vue ; elle souffrait tout ce qu’il souffrait, elle espérait quand il désespérait, elle rêvait pour lui l’impossible.

Ces espérances le sauvèrent pourtant. Les Guérin avaient à l’Île de France une parenté coloniale avec laquelle ils entretenaient une correspondance. Cette famille vint en France. Une jeune fille, belle comme une créole et d’une dot suffisante, l’y suivit ; mademoiselle de Guérin rêva la réhabilitation de son frère par un mariage.

Ce mariage fut conclu ; il fit quelque temps le bonheur de son frère. Mais ce temps fut court ; le malheur lui avait abrégé la vie ; la poitrine était atteinte. On le fit venir au Cayla, il y arriva mourant ; il s’y éteignit dans les bras de son père, de sa sœur et de sa jeune femme. Dès lors toute la terre s’évanouit, pour mademoiselle de Guérin.

XXXVIII

C’est là que nous la retrouvons, vieillie seulement de deux années, mais en réalité vieillie de mille espérances ensevelies avant elle.

Il ne lui restait que son père à consoler, un tout jeune frère bon, aimable, un peu étourdi, et sa sœur Mimi à cultiver. Quant à elle, elle était morte à ce bas monde ; mais le monde supérieur, le monde céleste, celui où tout est éternel, lui apparaissait plus visible que jamais. Elle vivait davantage d’immortalité !

XXXIX

Maintenant donc que nous la connaissons à fond et que les murs du vieux donjon de son cher Cayla sont transparents pour nous, relisons ses notes, ses reliques épistolaires, avant et après l’événement qui l’a privée de ce frère, et introduisons-nous le soir, au coin du feu, entre son père et elle. Les confidences de l’espérance et de la jeunesse, pleines d’illusions, sont moins touchantes que celles de la dernière heure. La moitié de ces confidences s’étend sur la terre, l’autre moitié regarde déjà le ciel.

XL

« M’y revoici à ce cher Cayla !

« Oh ! que ce fut un beau moment que le revoir de la famille, de papa, de Mimi, d’Érembert (Éran), qui m’embrassaient si tendrement et me faisaient sentir si profond tout le bonheur d’être ainsi aimée ! »

Le 17, elle a repris sa vie découragée, mais sensible toujours au bonheur d’autrui.

« Qui aurait deviné ce qui vient de m’arriver aujourd’hui ? J’en suis surprise, occupée, bien aise. Je remercie, et regarde cent fois ma belle fortune : les poésies créoles, à moi adressées par un poète de l’Île de France. Demain j’en parlerai. Il est trop tard à présent, mais je n’ai pu dormir sans marquer ici cet événement de ma journée et de ma vie. »

« Me voici à la fenêtre, écoutant un chœur de rossignols qui chantent dans la Moulinasse d’une façon ravissante.

« Oh ! le beau tableau ! Oh ! le beau concert, que je quitte pour aller porter l’aumône à Annette la boiteuse ! »

XLI

« Mimi m’a quittée pour quinze jours ; elle est à ***, et je la plains au milieu de cette païennerie, elle si sainte et bonne chrétienne ! Comme me disait Louise une fois, elle me fait l’effet d’une bonne âme dans l’enfer ; mais nous l’en sortirons dès que le temps donné aux convenances sera passé.

« De mon côté, il me tarde ; je m’ennuie de ma solitude, tant j’ai l’habitude d’être deux. Papa est aux champs presque tout le jour, Éran à la chasse : pour toute compagnie, il me reste Trilby et mes poulets qui font du bruit comme des lutins ; ils m’occupent sans me désennuyer, parce que l’ennui est le fond et le centre de mon âme aujourd’hui. Ce que j’aime le plus est peu capable de me distraire. J’ai voulu lire, écrire, prier, tout cela n’a duré qu’un moment ; la prière même me lasse. C’est triste, mon Dieu ! Par bonheur, je me suis souvenue de ce mot de Fénelon : Si Dieu vous ennuie, dites-lui qu’il vous ennuie. »

« Je viens de passer la nuit à t’écrire. Le jour a remplacé la chandelle, ce n’est pas la peine d’aller au lit. Oh ! si papa le savait ! »

« Comme elle a passé vite, cette nuit passée à t’écrire ! l’aurore a paru que je me croyais à minuit ; il était trois heures pourtant, et j’avais vu passer bien des étoiles, car de ma table je vois le ciel, et de temps en temps je le regarde et le consulte ; et il me semble qu’un ange me dicte.

« D’où me peuvent venir, en effet, que d’en haut tant de choses tendres, élevées, douces, vraies, pures, dont mon cœur s’emplit quand je te parle ! Oui, Dieu me les donne, et je te les envoie.

« Puisse ma lettre te faire du bien ! Elle t’arrivera mardi ; je l’ai écrite la nuit pour la faire jeter à la poste le matin, et gagner un jour. J’étais si pressée de te venir distraire et fortifier dans cet état de faiblesse et d’ennui où je te vois !

« Mais je ne le vois pas, je l’augure d’après tes lettres, et quelques mots de Félicité. Plût à Dieu que je pusse le voir et savoir ce qui te tourmente ! alors je saurais sur quoi mettre le baume, tandis que je le pose au hasard. Oh ! que je voudrais de tes lettres !

« Quelquefois je pense que ce n’est rien que ma tristesse, qu’un peu de cette humeur noire que nous avons dans la famille, et qui rend si triste quand il s’en répand dans le cœur !

« Mon âme est naturellement aimante, et la prière, qu’est-ce autre chose que l’amour, un amour qui se répand de l’âme au dehors comme l’eau sort de la fontaine ?…

« Au moment où j’écris, tonnerre, vents, éclairs, tremblement du château, torrents de pluie comme un déluge. J’écoute tout cela de ma fenêtre inondée, et je n’y puis écrire comme chaque soir.

« C’est bien dommage, car c’est un charmant pupitre, sur ce tertre du jardin si vert, si joli, si frais, tout parfumé d’acacias.

XLII

« Notre ciel d’aujourd’hui est pâle et languissant comme un beau visage après la fièvre. Cet état de langueur a bien des charmes, et ce mélange de verdure et de débris, de fleurs qui s’ouvrent sur des fleurs tombées, d’oiseaux qui chantent et de petits torrents qui coulent, cet air d’orage et cet air de mai, font quelque chose de chiffonné, de triste, de riant que j’aime.

« Mais c’est l’Ascension aujourd’hui ; laissons la terre et le ciel de la terre, montons plus haut que notre demeure, et suivons Jésus-Christ où il est entré.

« Cette fête est bien belle ; c’est la fête des âmes détachées, libres, célestes, qui se plaisent, au-delà du visible, où Dieu les attire. »

« Jamais orage plus long, il dure encore, depuis trois jours le tonnerre et la pluie vont leur train. Tous les arbres s’inclinent sous ce déluge ; c’est pitié de leur voir cet air languissant et défait dans le beau triomphe de mai.

« Nous disions cela ce soir, à la fenêtre de la salle, en voyant les peupliers du Pontet penchant leur tête tout tristement, comme quelqu’un qui plie sous l’adversité. Je les plaignais ou peu s’en faut ; il me semble que tout ce qui paraît souffrir a une âme. »

« Toujours, toujours la pluie. C’est un temps à faire de la musique ou de la poésie. Tout le monde bâille en comptant les heures qui jamais ne finissent.

« C’est un jour éternel pour papa surtout qui aime tant le dehors et ses distractions. Le voilà comme en prison, feuilletant de temps en temps une vieille histoire de l’Académie de Berlin, porte-sommeil, assoupissante lecture !

« Juge ! je suis tombée sur la théologie de l’Être !

« Vite, j’ai fermé le livre, et j’ai cru voir un puits sans eau.

« Le vide obscur m’a toujours fait peur. »

XLIII

Les douleurs, ce chapelet de la vie, continuent à s’égrener sur le Cayla.

Le 12 juin, meurt la bonne grand’mère, venue là pour y mourir.

Jour de deuil, écrit Eugénie.

« Jour de deuil. Nous avons perdu ma grand’mère. Ce matin, papa est venu de bonne heure dans ma chambre, s’est approché de mon lit et m’a pris la main qu’il a serrée en me disant :

« — Lève-toi.

« — Pourquoi ?

« Il m’a serré la main encore.

« — Lève-toi.

« — Il y a quelque chose, dites ?

« — Ma mère…

« J’ai compris ; je l’avais laissée mourante. »

XLIV

« Ce soir ma tourterelle est morte, je ne sais de quoi, car elle chantait encore ces jours-ci.

« Pauvre petite bête ! voilà des regrets qu’elle me donne. Je l’aimais, elle était blanche, et chaque matin c’était la première voix que j’entendais sous ma fenêtre, tant l’hiver que l’été. Était-ce plainte ou joie ? je ne sais, mais ces chants me faisaient plaisir à entendre ; voilà un plaisir de moins. Ainsi, chaque jour, perdons-nous quelque jouissance.

« Je veux mettre ma colombe sous un rosier de la terrasse ; il me semble qu’elle sera bien là, et que son âme (si âme il y a) reposera doucement dans ce nid sous les fleurs.

« Je crois assez à l’âme des bêtes, et je voudrais même qu’il y eût un petit paradis pour les bonnes et les douces, comme les tourterelles, les chiens, les agneaux. Mais que faire des loups et autres méchantes espèces ? Les damner ? cela m’embarrasse. L’enfer ne punit que l’injustice, et quelle injustice commet le loup qui mange l’agneau ? Il en a besoin ; ce besoin, qui ne justifie pas l’homme, justifie la bête, qui n’a pas reçu de loi supérieure à l’instinct. En suivant son instinct, elle est bonne ou mauvaise par rapport à nous seulement ; il n’y a pas vouloir, c’est-à-dire choix, dans les actions animales, et par conséquent ni bien ni mal, ni paradis ni enfer. Je regrette cependant le paradis, et qu’il n’y ait pas des colombes au ciel.

« Mon Dieu ! qu’est-ce que je dis là ? aurons-nous besoin de rien d’ici-bas, là-haut, pour être heureux ? »

XLV

Le temps change, mais pas le cœur ; lisez son voyage à Cahuzac.

« Beau ciel, beau soleil, beau jour. C’est de quoi se réjouir, car le beau temps est rare à présent, et je le sens comme un bienfait. C’en est bien un, qu’une belle nature, un air pur, un ciel radieux, petites images du séjour céleste, et qui font penser à Dieu.

« J’irai ce soir à Cahuzac, mon cher pèlerinage. En attendant, je vais m’occuper de mon âme et voir où elle en est dans ses rapports avec Dieu depuis huit jours. Cette revue éclaire, instruit et avance merveilleusement le cœur dans la connaissance de Dieu et de soi-même. N’y avait-il pas un philosophe qui ordonnait cet exercice trois fois le jour à ses disciples ? Et ses disciples le faisaient.

« Je le veux faire aussi, à l’école de Jésus, pour apprendre à devenir sage, d’une sagesse chrétienne. »

« Je passai la journée d’hier à Cahuzac, et quelques heures seule dans la maison de notre grand’mère.

« Je me mis d’abord à genoux sur un prie-Dieu où elle priait, puis je parcourus sa chambre, je regardai ses chaises, son fauteuil, ses meubles dérangés comme quand on déloge ; je vis son lit vide ; je passai partout où elle avait passé, et je me souvins de ces lignes de Bossuet : “Dans un moment on passera où j’étais, et l’on ne m’y trouvera plus. Voilà sa chambre, voilà son lit, dira-t-on, et de tout cela il ne restera plus que mon tombeau où l’on dira que je suis, et je n’y serai pas.” Oh ! quelle idée de notre néant dans cette absence même de la tombe, dans la dispersion si prompte de notre poussière dans les souterrains de la mort !

« Demain, je change et vais à Cahuzac pour des réparations à la maison qui me tiendront quelques jours. Ce seront des jours uniques ; aussi je veux les marquer et prendre mon journal.

« Je vais écrire à Antoinette, mon amie l’ange. »

XLVI

Le 1er septembre elle y est, à Cahuzac, pour démeubler la maison vide de sa grand’mère. Écoutons-la respirer toute seule.

« M’y voici, à Cahuzac, dans une autre chambrette, accoudée sur une petite table où j’écris.

« Il me faut partout des tables et du papier, parce que partout mes pensées me suivent et se veulent répandre en un endroit, pour toi, mon ami. J’ai parfois l’idée que tu y trouveras quelque charme, et cette idée me sourit et me fait continuer.

« Papa me viendra voir cette après-midi ; cela me réjouit. »

XLVII

« Je pense à la tombe qui s’ouvre ce matin à Gaillac pour engloutir ces restes humains jusqu’à ce que Dieu les ravive. C’est notre sort à tous, il faut être jeté en terre et pourrir dans les sillons de la mort avant d’arriver à la floraison ; mais, alors, que nous serons heureux de vivre et même d’avoir vécu ! L’immortalité nous fera sentir le prix de la vie et tout ce que nous devons à Dieu pour nous avoir tirés du néant.

« C’est un bienfait auquel nous ne pensons guère et dont nous jouissons sans presque nous en soucier, car la vie souvent ne fait aucun plaisir. Mais qu’importe pour le chrétien ? À travers larmes ou fêtes, il marche toujours vers le ciel ; son but est là, ce qu’il rencontre ne peut guère l’en détourner. Crois-tu que, si je courais vers toi, une fleur sur mon chemin ou une épine au pied m’arrêtassent ?

« Me voici au soir d’une journée remplie de mille pensées et choses diverses dont je me rends compte au coin du feu de ma chambre, à la clarté d’une petite lampe, ma seule compagne de nuit.

« Sans le malheur arrivé à Gaillac, j’aurais Mimi à côté de moi, et nous causerions, et je lui dirais, à elle, ce que je dis mal ici à ce confident muet. »

« Rien d’intéressant, que la venue d’un petit chien qui doit remplacer Lion au troupeau. Il est beau et fort caressant, je l’aime ; et je lui cherche un nom. Ce serait Polydore, en souvenir du chien de La Chênaie ; mais, pour un chien de berger, c’est un nom de luxe : mieux vaut Bataille, pour le combattant du troupeau.

« L’air est doux ce matin, les oiseaux chantent comme au printemps, et un peu de soleil visite ma chambrette. Je l’aime ainsi et m’y plais comme aux plus beaux endroits du monde, toute solitaire qu’elle est. C’est que j’en fais ce que je veux, un salon, une église, une académie. J’y suis quand je veux avec Lamartine, Chateaubriand, Fénelon : une foule d’esprits m’entoure ; ensuite ce sont des saints, sainte Thérèse, saint Louis, patron de mon amie Louise, et une petite image de l’Annonciation où je contemple un doux mystère et les plus pures créatures de Dieu, l’ange et la Vierge. Voilà de quoi me plaire ici et murer ma porte à tout ce qui se voit ailleurs. »

XLVIII

Arrêtons-nous un moment ici, où ses dernières joies finissent, et demandons à nos lecteurs s’ils ont trouvé ailleurs ces ouvertures sur l’âme humaine qui laissent mieux voir au fond d’un cœur. Et quel cœur ! et quelle admirable imagination ! et quelle beauté dans la simplicité des événements, toujours les mêmes ! et quelle variété dans la monotonie !

Mais est-ce que l’événement, quelque semblable qu’il soit à lui-même, est jamais monotone ?

Est-ce que l’eau du fleuve pur, qui coule la même en se renouvelant toujours, ennuie jamais l’œil qui la voit couler en reflétant les scènes de son rivage ?

La monotonie n’est pas dans la nature, elle est un nom ; l’âme douée d’une vie éternelle donne la vie à tout ce qui l’impressionne ; sa candeur n’est pas le néant, sa candeur est sa sincérité ; plus elle s’observe, plus elle se peint elle-même ; plus elle se passionne et plus elle nous intéresse.

Allons encore quelques pas dans cette belle vie, et voyons-la finir comme elle a commencé : dans la douce candeur de la douleur confiante, comme dans la naïve joie de la fleur qui vient d’éclore pour jouir, aimer, souffrir, et embaumer ce qui la foule aux pieds sans la cueillir et sans la voir.

XLIX

Il nous reste de bien belles pages à feuilleter encore dans cette Imitation familière de l’ange solitaire du foyer.

Cette littérature de l’âme a des pages qu’aucune autre littérature n’égalera jamais.

Lamartine.