XLIe entretien.
Littérature dramatique de l’Allemagne.
Troisième partie de Goethe. — Schiller
I
Revenons à l’Allemagne.
Au commencement, Goethe avait respiré, comme toute l’Allemagne, avec quelque ivresse les idées démocratiques de la France ; il se flattait que la raison, triomphant du même coup de la monarchie absolue, de l’Église dominante et de la féodalité arriérée, allait créer un exemplaire d’institutions et de gouvernement qui servirait de modèle au monde moderne. Le fanatisme d’espérance qui avait saisi Klopstock, le chantre épique de la Messiade, et que ce grand et saint poète exhalait dans des odes enflammées et tonnantes comme des bombes d’enthousiasme allemand, ce fanatisme ne s’était pas entièrement communiqué à Goethe, mais il en ressentait quelques reflets.
Les premières scènes populaires et tragiques de la révolution de Paris et de Versailles, les hiérarchies sociales qui s’écroulaient, les anarchies qui s’entredéchiraient, et enfin la guerre de 1792, dans laquelle sa chère Allemagne commençait sa carrière de gloire par de mornes déroutes en Champagne et dans les Ardennes ; enfin, l’affection passionnée que Goethe portait à son prince et à son ami, le duc de Weimar, tout cela avait promptement refroidi le goût, plus littéraire que politique, du grand poète pour la Révolution.
Le roi de Prusse avait entraîné avec lui le duc de Weimar et son armée dans la campagne d’invasion en France, de 1792. Goethe, quoique étranger à l’art militaire, avait suivi courageusement son cher duc jusque sur les champs de bataille. Aussi calme au feu que dans le silence de ses études à Weimar, il avait assisté de plus près que les bataillons prussiens à la canonnade de Valmy. Bien supérieur à Horace, qui jetait son bouclier pour mieux fuir la mort des héros, et qui se vantait de sa lâcheté pour mieux flatter Auguste, le poète allemand bravait pendant deux mois la mort pour son prince, et ne s’en vantait pas ; il était héros comme il était poète, sans mérite et sans effort. Son âme, comme les choses hautes, était au niveau de tout.
Le récit de cette campagne contre Dumouriez, et des désastres de cette retraite de 1792, est écrit dans les Mémoires de Goethe avec cette placide impartialité qui prouve une âme supérieure à ses propres impressions. Il rentra à Weimar avec son souverain, et reprit, comme après une distraction légère, le cours de ses travaux d’esprit et de ses fonctions politiques, au bruit à peine entendu de la monarchie qui croulait en France et des têtes qui tombaient par milliers sur les échafauds de la Terreur. Son retour à Weimar fut une fête pour ses amis.
« J’arrivai chez moi, dit-il, à minuit ; la scène de famille qui m’attendait était très propre à répandre une illumination joyeuse au milieu de quelque roman fantastique. La maison que mon souverain m’avait destinée dans la ville était presque habitable : cependant il
m’avait réservé le plaisir de la faire achever et distribuer à ma guise. Bientôt j’eus le plaisir d’y recevoir, en qualité de commensal, Henri Mayer, ce digne artiste dont j’avais fait la connaissance à Rome. Son secours me fut d’une grande utilité dans les établissements que mes amis et moi (le duc et la duchesse Amélie) nous nous proposions de créer à Weimar, pour le progrès de la peinture et de la sculpture. Mes premiers regards cependant se tournèrent vers le théâtre… Ce théâtre, en effet, grâce au grand acteur et auteur Iffland, à Kotzebue, à Cimarosa, à Mozart, était devenu, pour la tragédie, la comédie et la musique, l’école du cœur, des yeux et des oreilles de toute l’Allemagne. »
Goethe s’effaçait généreusement lui-même pour y faire jouer, chanter et briller les chefs-d’œuvre de tous ses rivaux. « Peut-être, me dira-t-on, écrit-il quelque part, que, pour seconder plus efficacement les progrès du théâtre de Weimar, j’aurais dû y travailler moi-même, non en qualité de ministre, mais en qualité d’auteur. Il me serait difficile d’expliquer les motifs qui m’en ont empêché… Mes premiers essais dramatiques, ajoute-t-il, l’expliquent peut-être. Ces essais, embrassant
l’histoire morale du monde, se trouvaient être trop larges pour la scène toujours étroite d’un théâtre, et, de plus, mes dernières compositions en ce genre sondaient si profondément et si hardiment les plaies secrètes du cœur et de l’esprit humain que presque tout le monde se sentait blessé par mon audace. »
Cette époque de sa vie fut celle de sa liaison avec le seul rival qu’on sut lui susciter en Allemagne, le poète dramatique Schiller. Ces deux existences désormais n’en font qu’une, tellement qu’il est impossible d’écrire l’histoire du génie de l’un sans toucher au génie de l’autre. Cette fraternité complète, entre deux gloires dont l’une pouvait offusquer ou éclipser l’autre, est, après l’amitié de Virgile et d’Horace, un des plus beaux exemples de cette supériorité de caractères préférable mille fois à la supériorité de l’esprit. Disons donc un mot de Schiller. Ces deux noms inséparables sont à eux seuls toute une littérature pour leur pays.
II
La vie de Schiller, homme plus sympathique au cœur que Goethe, mais génie, selon moi, très inférieur, est devenu, pour ainsi dire, légendaire en Allemagne. Un écrivain français, explorateur pittoresque des littératures du Nord, M. Marmier, a résumé cette vie dans une préface de sa traduction de ce grand homme. Mais, depuis la publication de cette notice, les correspondances intimes de Goethe et de Schiller, publiées par notre Revue germanique, excellent écho d’un bord du Rhin à l’autre bord, a jeté une lumière bien plus domestique jusque dans le cœur de Schiller. On ne sait rien d’un homme tant qu’on n’a pas lu sa correspondance. L’homme extérieur se peint dans ses œuvres, l’homme intérieur se peint dans ses lettres. Et pourquoi le portrait est-il plus fidèle ainsi ? C’est que dans ses œuvres l’écrivain se peint tel qu’il désire paraître et que dans sa correspondance il se peint tel qu’il est : les œuvres, c’est la volonté ; les lettres, c’est la nature. On n’est jamais plus ressemblant que quand on se peint à son insu au lieu de façonner sa physionomie devant un miroir. Nous avons ces lettres sous nos yeux.
Schiller était né, comme notre cher poète de
Nîmes, Reboul, dans la boutique d’un boulanger, son oncle, dans une jolie bourgade des bords arcadiens du Necker, en Wurtemberg. Son père servait dans l’armée du duc de Wurtemberg en qualité de chirurgien subalterne, barbier du régiment. C’était un homme tendre, pieux et un peu mystique, qui s’occupait de l’âme de ses malades autant que de leur corps. Le premier de ses remèdes était la prière ; il tournait leur pensée vers le Médecin suprême, et priait volontiers avec eux au pied de leur lit. Ses vertus le firent distinguer par le duc de Wurtemberg, un de ces petits princes qui connaissaient tous leurs sujets par leurs noms. Le duc créait alors ces charmants jardins pittoresques dont son palais de campagne, près de Stuttgart, était enveloppé. Il confia à ce brave homme, las de la guerre, la surveillance de ces délicieux jardins. À la naissance de son fils, le père de Schiller éleva l’enfant dans ses bras et l’offrit à Dieu comme le patriarche. À la mort de son père, le jeune poète s’écria devant sa mère éplorée : « Que ne puis-je finir ma vie dans l’innocence et dans la piété où il a passé la sienne ! »
La mère du poète, naïve et rêveuse comme les filles de l’Allemagne, était poète elle-même sans avoir cultivé jamais la poésie comme un art. Elle adorait son mari, et elle célébrait chaque anniversaire de leur mariage par des vers où l’on sentait la vibration prolongée de l’amour de la jeune fille dans le cœur de la femme. Le poète de Stuttgart, Schwab, que nous avons visité nous-mêmes dans sa demeure philosophique, auprès du toit paternel de Schiller, attribuait comme nous à l’influence tendre et rêveuse de cette mère le germe de la sensibilité poétique dans le génie de Schiller. Les mères sont la prédestination des fils ; elle nourrissait son enfant des lectures de la Bible et des chants de Klopstock, dans son épopée du Christ ; l’enfant suçait de ses lèvres la piété et la foi. Plus tard la philosophie de Goethe devint son symbole ; mais il conserva jusqu’à la mort sa piété, parce que sa foi venait des hommes, mais que sa piété venait de sa mère.
III
La description vivante▶ que Schwab et M. Marmier font des collines où Schiller reçut sa première éducation, dans la demeure d’un pasteur nommé Mozer, explique de même sa passion pour la nature. L’âme est le miroir de la création ; la nature commence par s’y refléter, puis elle s’y anime, et le poète est créé dans l’enfant.
Entré dans une espèce d’université militaire à Stuttgart, Schiller, d’un extérieur alors grêle, pâle, maladif, commença sa vie par la tristesse, et conçut une révolte secrète contre la servitude disciplinaire à laquelle les élèves de cette école étaient assujettis. « Ô Charles ! écrivait-il à cette époque à son premier ami, le monde réel où je suis jeté est tout autre que le monde que nous portions dans notre cœur. »
La contrainte qu’il éprouvait dans cette université allait jusqu’à lui faire un crime de la lecture de Goethe, de Shakespeare et de Klopstock. On le força à étudier la médecine, pour l’exercer à la pratiquer ensuite, à l’exemple de son père, dans quelque régiment du prince de Wurtemberg ; mais sa nature, quoique souple, échappait par l’imagination à cette tyrannie de l’école. Lié d’inclination littéraire avec quelques-uns de ses compagnons de captivité, il composait déjà, à l’envi de ses émules, des ébauches de poésie et de drame. C’est à cette époque qu’il écrivit son premier ouvrage pour la scène, les Brigands.
Les Brigands furent pour Schiller ce que Werther avait été pour Goethe, une débauche d’imagination prise au sérieux par la naïveté du peuple allemand. Il y avait dans cette œuvre informe beaucoup de passion et peu de sens ; c’était une page de J.-J. Rousseau ou de Proudhon contre l’ordre social, un rêve de liberté absolue se faisant à elle-même sa propre législation par l’énergie du cœur et par la force du bras.
« La passion pour la poésie, écrivait-il plus tard en parlant de cette ébauche, est ardente et indomptable comme l’amour ; on comprimait ma pensée : elle fit explosion par la création d’un monstre (le chef de ses brigands) qui n’a jamais existé dans le monde. Ma seule excuse, c’est que j’ai voulu peindre les hommes deux ans avant de les connaître ! »
N’est-ce pas ce que Rousseau et Proudhon, et tous les utopistes inexpérimentés de la plume, pouvaient dire de la société humaine ? Ils la façonnaient dans leur imagination avant d’en connaître les éléments. Malheur à l’imagination, qui se sépare de la nature ! Elle crée l’impossible, et, après avoir
enfanté la chimère, elle s’abîme à grand bruit dans le néant.
Schiller, homme de bonne foi plus que d’orgueil, reconnut bientôt son erreur. Mais ce drame, soulevé, comme Werther, par les applaudissements frénétiques de la jeunesse, éclatait déjà sur tous les théâtres. Scandale pour les uns, augure de génie pour les autres, bruit immense pour tous.
IV
Ce succès ne fut, en effet, pour le jeune Schiller que du bruit ; la fortune et la gloire ne le suivirent pas. Il entra à vingt ans comme chirurgien militaire dans un régiment. Il s’éprit d’une veuve charmante et légère, à laquelle il donna dans ses poésies lyriques le nom de Laure : Pétrarque allemand dont l’amour s’évaporait en métaphysique. Bientôt disgracié du prince pour avoir fait diversion à ses fonctions subalternes de chirurgien par un drame et par des odes, il s’évade de Stuttgart et va chercher plus d’indulgence à Mannheim. On refuse d’y représenter sa tragédie, un peu froide, en effet, de Fiesque ; on le pourchasse au nom de son prince mécontent. Il se réfugie sous un nom supposé dans un château désert appartenant à la mère d’un de ses amis. Il y devient platoniquement amoureux de la sœur de cet ami, fiancée à un autre. La jeune fille ne se doute pas des sentiments du poète, se marie, et meurt dans la fleur de son printemps.
Des lettres du directeur des théâtres de Mannheim le rappellent dans cette ville avec un traitement de cinquante louis par an, salaire exigu de ses travaux pour la scène.
Ses drames de Fiesque et de l’Amour et l’Intrigue n’y eurent aucun succès. Il se noya de tristesse et se consola par des amours indignes de lui. On lui retira jusqu’à son traitement de poète du théâtre, et on lui conseilla amicalement de reprendre son métier de chirurgien militaire. Il chercha fortune dans le journalisme littéraire ; ses critiques offensèrent des acteurs favoris du public ; il fut menacé ; il quitta Mannheim et se réfugia à Leipsick. On voit par une de ses lettres à un de ses amis, qui habitait Leipsick, combien il lui fallait peu pour vivre et pour se croire heureux. « Une chambre à coucher qui fait en même temps mon cabinet de travail, une armoire, un lit, une table et
quelques chaises, pourvu que cela ne soit ni sous le toit ni au rez-de-chaussée. Je ne voudrais pas non plus avoir sous les yeux l’aspect du cimetière ; j’aime les hommes, le mouvement et le bruit d’une foule. »
V
Mécontent bientôt de cette résidence à la ville, il alla habiter un petit village à la lisière de la forêt du Rosenthal, non loin de Leipsick. Il y écrivit sa tragédie de Don Carlos, œuvre estimable, réfléchie, mais tiède, où la politique tient la place de l’émotion. Schiller s’abîmait en même temps dans la philosophie nuageuse et apocalyptique de Kant, ce mathématicien de la philosophie. Arraché bientôt après à cet asile studieux par la versatilité de son âme et de sa fortune, il alla à Dresde ; il s’y laissa prendre à un amour plus vénal que sincère pour une jeune Saxonne d’une grande beauté. Ses amis l’enlevèrent au piège et le conduisirent à Weimar. Herder, Wieland l’accueillirent en frère plus jeune, mais du même sang. Il y épousa, sans autre dot que sa gloire future, Charlotte de Lengefeld, jeune fille d’un rang distingué et d’une vertu accomplie. Il connut Goethe chez sa belle-mère. Ces deux hommes différaient trop l’un de l’autre pour se convenir au premier coup d’œil : Schiller avait toutes les illusions de l’imagination, Goethe n’en avait que les forces.
« J’ai vu hier Goethe, écrivait Schiller à cette date ; la grande idée que j’avais de cet homme n’a pas été amoindrie par son aspect, mais je doute qu’il puisse y avoir jamais une liaison bien intime entre lui et moi. Beaucoup des choses qui passionnent mon imagination et mon cœur sont déjà épuisées pour lui ; sa nature n’est pas la mienne, son monde n’est pas le mien. »
Cette différence des deux natures se révélait au premier coup d’œil entre ces deux hommes. Schiller, le visage allongé et mince, le cou long, les membres grêles, la physionomie maladive, le regard timide et indécis, le costume étriqué et presque ridicule de l’étudiant en médecine, dépaysé dans une cour, n’avait rien de l’homme de génie que la souffrance. Goethe, véritable Apollon dans sa maturité forte et sereine, régnait par droit de nature encore plus que par droit d’aînesse et de rang sur son jeune émule ; mais Goethe était sans jalousie comme la toute-puissance ; au lieu d’éloigner ou d’éclipser son rival de célébrité, il songea généreusement à l’élever jusqu’à lui et à l’attacher par des liens de reconnaissance à la cour de Weimar. Il décida le duc à donner à Schiller l’emploi honorable et lucratif de professeur d’histoire à l’Université d’Iéna, capitale de l’instruction publique dans ses États.
Schiller, quoique étranger au professorat et à l’histoire, ouvrit son cours en 1789 avec un succès qui prouvait son aptitude universelle. Goethe, aussi fier de ce succès que Schiller lui-même, ne manqua pas une occasion de faire valoir son nouvel ami à la cour de Weimar. Frappé des beautés frustes, mais dramatiques, de la pièce des Brigands, et des beautés littéraires de Fiesque et de la tragédie de Don Carlos, il songeait déjà à appeler Schiller d’Iéna à Weimar, pour y faire écrire et représenter ses chefs-d’œuvre sur la scène du palais. Le grand acteur Iffland, le Garrick et le Talma de l’Allemagne, avait été fixé par Goethe à Weimar. Les rôles qu’Iffland représentait devenaient classiques en sortant de ses lèvres.
C’est à cette époque, et pendant les années qui suivirent 1789, que Goethe et Schiller, désormais amis, entretinrent cette correspondance intime qui les dévoile tous les deux. La Revue germanique, rédigée récemment à Paris, en a traduit et publié des fragments pleins d’intérêt pour ceux qui, comme nous, cherchent l’homme sous le poète. Il y a dans ces fragments une bonhomie de grands hommes qui caractérise l’Allemagne, cette terre de la naïveté dans la grandeur. Écoutez quelques mots de ce dialogue à portes closes entre deux amis sur leurs ouvrages, et même sur leurs ébauches les plus secrètes. Ils se conseillent au lieu de se critiquer ; la gloire de l’un et la gloire de l’autre ne semblent être qu’une même gloire. On ne sait, en vérité, quel est le maître, quel est le disciple.
VI
La liaison littéraire avait commencé entre ces deux hommes par la publication en commun d’un recueil littéraire intitulé les Heures. Goethe, provoqué par Schiller, avait consenti à ce rôle de collaborateur, qui semblait incompatible avec son rang, mais qui pouvait être utile à la fortune de son ami.
« Mon esprit, écrit Schiller à Goethe, le 23 août 1794, est absorbé dans la contemplation de l’ensemble de votre génie. Votre regard observateur, qui repose si calme et si limpide sur toutes choses, ne vous égare jamais dans le vague des pures spéculations imaginaires ; vous suivez droit la marche de la nature. Si vous étiez né Grec ou seulement Italien, ayant sous les yeux, dès le berceau, une nature merveilleuse et un art idéal, vous auriez atteint le but dès le point de départ, et le grand style se serait formé en vous sur le modèle éternel ; mais vous êtes né Allemand avec une âme grecque, et il vous a fallu vous refaire Grec à force de contemplation et d’intuition. »
— « Je vous ai attendu longtemps, répond Goethe ; j’ai marché jusqu’ici seul dans ma voie, non compris, non encouragé ! Combien je me réjouis qu’après une rencontre d’intelligence entre vous et moi si tardive, si peu prévue, nous devions désormais marcher deux ! Tout ce qui est moi et en moi je vous en ferai part avec joie ; car, sentant bien que mon entreprise (d’arriver à la vérité et à l’art suprême) est au-dessus de la force d’un seul et de notre durée ici-bas, j’aimerais à déposer bien des choses dans votre sein, non seulement pour les conserver ainsi au monde, mais pour les vivifier. »
N’est-ce pas ainsi que Socrate pouvait parler au jeune Platon pour se continuer et se grandir après lui dans son disciple ?
— « N’espérez pas, réplique Schiller, de rencontrer en moi une grande richesse d’idées ; c’est là ce que je trouverai en vous. Vous gouvernez un monde obéissant à vos intuitions, moi je flotte timidement entre le métier et le génie. Mais, hélas ! la maladie énerve mes forces physiques ; j’aurais difficilement le temps d’accomplir en moi une grande œuvre intellectuelle. »
VII
« Je vais avoir quinze jours de liberté, écrit Goethe à son nouvel ami, pendant un voyage de ma cour ; venez me voir pendant ce loisir, nous causerons de nos Heures ; nous ne verrons que quelques rares amis qui pensent comme nous. Vous vivrez entièrement à votre guise ; de nouveaux points de contact s’établiront ainsi entre nous. »
— « J’irai », écrit à l’instant Schiller.
Les amis se rencontrent, s’entretiennent et se séparent.
— « Me voilà revenu, écrit Schiller, mais mon esprit est toujours avec vous à Weimar. »
Goethe lui envoie à Iéna les premiers volumes de son roman philosophique, William Meister, œuvre énigmatique que les initiés seuls peuvent bien comprendre, et que nous-même nous avouons ne pas comprendre suffisamment pour en parler. Schiller en est ravi ; M. Guillaume de Humboldt, le frère aîné du savant célèbre, partage le plaisir de Schiller. Nous avons connu à Rome, en 1811, Guillaume de Humboldt, diplomate, homme d’État, philosophe curieux du beau et du bon sous toutes les formes. Nous avons visité à sa suite les antiquités romaines et le cratère du Vésuve. La sérénité de son esprit, la noble gravité de sa parole, la profondeur de ses connaissances historiques et la chaleur tempérée de son enthousiasme nous ont donné une idée du caractère de Goethe, son ami. Jamais son image ne s’est effacée de notre souvenir :
placuisse viris !
La correspondance de Schiller et de Goethe est pleine du nom de Guillaume de Humboldt. On voit qu’il était pour eux un de ces hommes qui, semblables aux dieux cachés, font peu d’œuvres, mais rendent beaucoup d’oracles. « Guillaume de Humboldt, dit Schiller à Goethe, trouve, comme moi, que l’âge vous mûrit sans vous affaiblir, et que votre esprit est dans toute sa mâle jeunesse et dans toute sa plénitude créatrice. » — « Puisque j’ai, outre votre suffrage, celui de Guillaume de Humboldt, je continue avec confiance. Combien n’est-il pas plus utile et plus délicieux de se mirer dans les autres qu’en soi-même ! J’irai bientôt vous voir à Iéna. »
VIII
Schiller travaillait alors à son vaste drame historique de Wallenstein, sans cesse interrompu par la souffrance, sans cesse repris par l’obstination de la volonté. C’est, selon nous, son véritable chef-d’œuvre ; mais ce chef-d’œuvre est en histoire ce que le Faust de Goethe est en philosophie poétique, trop vaste et trop débordant pour la scène ; c’est une épopée du moyen âge dialoguée avec génie par un poète moderne. La patience allemande, qui ne dispute pas le temps à son plaisir, pouvait seule s’accommoder de ces développements démesurés du drame réfléchi. Schiller avait divisé sa pièce en trois pièces, ce qu’on appelle une trilogie en littérature. L’esprit français ne s’accommode pas de cette suspension d’une action qui s’arrête à un soleil et reprend à l’autre. Le plaisir, en France, court plus vite que le temps ; il n’attend personne, pas même le génie. Schiller envoyait acte par acte son drame de Wallenstein à Goethe ; Goethe l’appréciait et le corrigeait avec le même amour qui si cette œuvre eût été la sienne.
— « Qu’il me paraît étrange, écrivait Schiller à son ami, ministre et favori d’un souverain, de vous voir lancé au plus haut et au plus épais de ce monde, tandis que je suis assis entre mes pauvres fenêtres de papier huilé, n’ayant aussi que papiers devant moi, et que cependant, malgré cette différence dans nos destinées, nous puissions nous comprendre si parfaitement l’un l’autre ! »
Schiller venait d’être père ; Goethe, le 28 octobre 1795, le félicitait sur ce bonheur de famille : « Dieu bénisse le nouvel hôte. Je serai bientôt près de vous ; j’ai besoin de ces entretiens que vous seul vous pouvez me donner. »
Goethe lui-même venait d’avoir un fils. « Un de mes soucis, écrivait-il, repose maintenant dans le berceau ! »
L’union de la jeune mère de ce fils avec le grand homme n’était pas encore consacrée par le mariage légal ; elle le fut depuis.
Les idées de Goethe sur les femmes étaient des idées tout à fait orientales. Il considérait, en patriarche de Canaan ou en brahmine de l’Inde, la femme comme une créature inférieure en force et en dignité à l’homme ; elle n’était à ses yeux que la plus charmante décoration de la nature, un appât à la perpétuation de l’espèce humaine, une source de plaisir sacré, et surtout une esclave chargée de régner sur son maître par ses charmes supérieurs à ses droits, une servante antique de la tente arabe ou du gynécée grec, dont les fonctions consistaient à gouverner dans un bel ordre intérieur les autres agents inférieurs de la domesticité.
Ces idées étaient conformes en lui à ce culte pour le fait grossier de la nature qui a donné la force à l’homme, la faiblesse et l’attrait à la femme. Le fatalisme s’accommode très bien de la servitude ; l’homme, aux yeux de Goethe, était roi par droit de nature ; ce roi pouvait aimer ses sujettes, mais il n’était pas tenu de les respecter.
La conduite de Goethe à l’égard des femmes, surtout depuis son âge avancé, avait été le commentaire de ces doctrines : s’il aimait, il ne s’enchaînait pas par l’amour.
IX
Cependant les années de Goethe, qui s’accumulaient, quoique saines et vertes, commençaient à lui faire sentir la nécessité de remettre le soin de sa maison et le dépôt de son cœur à une femme qui fût à la fois l’ordre et le charme de sa maison. Comme le patriarche, il était assis au bord du puits pour examiner les Sara qui venaient puiser l’eau à la fontaine. Un hasard lui offrit ce qu’il cherchait vaguement encore. Il faut se souvenir, pour bien comprendre ce mariage précédé d’un long noviciat domestique, que Goethe, aux yeux de la ville de Weimar, n’était pas seulement un poète, un ministre, un favori du souverain, mais une sorte de dieu antique au-dessus des mœurs et des lois, un être d’exception qui avait ses mœurs et ses lois à part du reste de l’humanité.
Or le copiste et l’imprimeur du théâtre de Weimar, nommé Vulpius, avait des rapports de service fréquents et habituels avec Goethe, à la fois ministre, auteur et directeur de la scène. Un jour que ce Vulpius avait à porter à Goethe les épreuves à corriger d’une de ses pièces, un surcroît d’affaires l’empêcha inopinément de remplir ce devoir lui-même ; il chargea une de ses filles de porter à sa place le manuscrit et l’épreuve d’imprimerie à l’auteur de Faust et de lui rapporter les corrections.
La jeune fille, à peine entrée dans son printemps, avait la candeur et la fleur de beauté de Marguerite dans le jardin de la voisine. Elle aborde en tremblant et en rougissant le majestueux vieillard ; Goethe, frappé de son innocence et de ses charmes, éprouva pour elle ce que Faust avait éprouvé à l’aspect de Marguerite sur les marches de l’église ; il voulut non séduire, mais plaire. Sa mâle beauté, sa tendre déférence, le prestige de son nom, plus grand que nature dans l’esprit de la jeune fille, enlevèrent le cœur et le consentement de la jeune messagère. Elle accepta avec ivresse le gouvernement de la maison du grand homme et le rôle d’épouse équivoque auquel il conviendrait au poète d’élever sa belle gouvernante. De ce jour elle régna, servante et reine, dans l’intérieur de la maison de Goethe. Nul à Weimar n’aurait osé se scandaliser d’une hardiesse de la vie privée ou publique du roi de l’intelligence en Allemagne ; il était, comme Louis XIV, au-dessus de l’humanité : il avait le droit divin du scandale.
L’union de Goethe et de la belle jeune fille qu’il avait installée reine subalterne de sa maison fut heureuse. Ce fils en naquit ; la mort l’enleva dans son berceau. On voit que Goethe le pleura comme un homme vulgaire. « Il faut, dit-il à son ami Schiller, laisser ses droits à la nature et pleurer quand elle vous envoie des larmes ; autrement elles s’accumulent et vous noient le cœur, d’autant plus abondantes que vous les avez plus ajournées ; ensuite il
faut reprendre le travail, ce consolateur infaillible qui guérit tout en déplaçant tout. »
Un autre fils survint et vécut âge d’homme. Mais, pendant que nous touchons à la vie privée du grand homme, disons ce qui l’honore après avoir dit ce qui l’inculpe. Il épousa légalement plus tard la jeune et charmante compagne qu’il s’était donnée, et il l’épousa dans des circonstances qui donnent un grand prix d’honnêteté et de désintéressement à son amour.
C’était le lendemain de la bataille d’Iéna ; les Français, vainqueurs, s’avançaient sur Weimar. Le duc, vaincu avec les Prussiens, ses alliés, avait abandonné son palais et fuyait vers Berlin. On s’attendait au massacre des habitants et à l’incendie de la ville ; Goethe envisagea d’un regard calme le péril. « Je ne dois pas, dit-il, laisser après moi une femme tendre et fidèle, mère de mon fils, sans nom et sans asile. Elle aura du moins un titre au bénéfice et à l’honneur de ma mémoire. »
Et il épousa mademoiselle Vulpius la veille du jour qu’il croyait être le jour suprême de sa patrie et de sa vie. Philosophe dans la région de la pensée, homme de bien dans la région des réalités,
il consacra son amour au moment peut-être où il ne l’éprouvait plus. Madame Goethe mourut avant lui, et il ne parut la regretter que comme un maître regrette une fidèle servante, colonne de sa maison. Il ne laissa jamais de prise sur lui aux douleurs violentes ou éternelles ; il voulait conserver à tout prix le calme olympien de son intelligence. Vivre, pour lui, c’était oublier.
Madame Goethe, depuis longtemps souffrante, expira en voiture, pendant une des promenades que le poète-ministre faisait autour de Weimar. « Ils vont être bien surpris à la maison ! » dit-il à son cocher qui étendait le corps inanimé de sa maîtresse sur le gazon du bord de la route. Ce mot du stoïcisme ou de l’indifférence resta le proverbe du superbe égoïsme du grand homme en Allemagne. Mais reprenons la correspondance des deux amis.
X
On avait pris souvent en Allemagne des poésies de Schiller pour des poésies de Goethe et des odes de Goethe pour des odes de Schiller. Goethe ne s’offensait pas, comme on
va le voir, de cette promiscuité de gloire entre son ami et lui. « Que l’on nous confonde dans nos talents, écrivait-il à Schiller, ce m’est chose agréable ; cela montre que nous nous élevons toujours davantage ensemble au-dessus de l’affectation de notre siècle, c’est-à-dire au beausimple, pour arriver à ce qui est universellement bon. Il faut convenir aussi qu’à nous deux nous tenons un large espace dans le monde de l’intelligence en nous donnant la main et en faisant la chaîne. »
Cependant à cette époque, 1795, ils dérogèrent tous deux à la noblesse et à la dignité de leur génie en publiant des livres d’épigrammes anonymes, mais mordantes, contre les écrivains et les poètes leurs contemporains et leurs compatriotes. Badinages grecs peu dignes d’eux ; Aristophane et Sophocle dans le même homme. Cela n’agrandit pas, cela jure et cela rapetisse : jeux d’écoliers qu’on s’afflige d’avoir à leur reprocher. Les aigles plongent du haut du firmament sur la tête de leurs ennemis et ne les mordent pas au talon. Glissons sur ces misères.
XI
Goethe et Schiller continuent à s’entretenir de la tragédie de Wallenstein, à laquelle Schiller travaille pendant trois ans.
« Je vous salue de mon jardin d’Iéna (c’est le 1er mai 1797), écrit Schiller à son ami et à son maître ; je m’y suis installé ce matin. Un doux paysage m’entoure ; le soleil se couche en souriant, et les rossignols chantent. Tout m’enveloppe d’accueil et de joie autour de moi, et ma première soirée sur mon propre domaine est du plus heureux présage. »
— « Avant-hier, répond Goethe, j’ai fait visite à Wieland (le Voltaire érudit et gracieux de l’Allemagne) ; il habite une jolie et vaste maison dans la plus laide contrée du monde. Triste chose que le monde, continue-t-il ailleurs ; on y apprend bien des choses, mais qui au fond ne nous apprennent rien ; mais quant à ce qui nous importe davantage, à la seule chose même qui nous importe véritablement, l’inspiration intérieure, le monde, au lieu de nous la donner, nous la prend. »
— « Je lis madame de Staël, répond Schiller ; elle oublie son sexe sans s’élever au-dessus de lui ; c’est une nature raisonneuse, mais très peu poétique (c’est-à-dire créatrice). »
Dans les lettres suivantes, la tragédie de Schiller, Wallenstein, est enfin terminée. Ils concertent ensemble les moyens de la faire dignement représenter sur la scène de Weimar. Goethe préside en l’absence de son ami aux répétitions. Il appelle Schiller à Weimar, le présente au duc, le loge au château, le traite en frère. Ses anxiétés sur le sort du drame à la représentation sont fiévreuses d’amitié.
La pièce réussit et devient la gloire immortelle de Schiller. Goethe la goûte comme sa propre gloire. Ou ne sait lequel admirer le plus, ou du maître sans ombrage ou du disciple sans rivalité. Une plus tendre étreinte resserre le cœur des deux rivaux après ce succès monumental de Wallenstein ; les lettres deviennent plus pressées et plus confidentielles ; ils pensent, ils sentent, ils vivent à deux. Schiller s’établit à Weimar pour jouir plus habituellement de l’intimité de Goethe. Les lettres s’abrègent sans se refroidir ; on n’a plus que des billets.
Madame de Staël, fuyant la tyrannie de Napoléon, qui l’avait reléguée hors de France, s’arrête quelques semaines à Weimar, et cherche à répandre autour d’elle, sur Goethe et Schiller, l’éblouissement de son esprit. Les deux amis, en Allemands un peu ombrageux, parce qu’ils sont timides, évitent, autant que possible, les rencontres prolongées avec la fille de M. Necker, et se confient l’un à l’autre leurs impressions sur cette Sapho de tribune. Ils la jugent sévèrement.
XII
C’est pendant cette longue intimité des deux écrivains, intimité favorable à leur fécondité littéraire, que Schiller écrivit Wallenstein, Marie Stuart, Jeanne d’Arc, Guillaume Tell, drames dont fut constitué son théâtre allemand. C’est alors aussi qu’il écrivit ces odes et ces ballades germaniques, enthousiastes par la forme, populaires par le fond, qui rivalisèrent avec les œuvres lyriques de Goethe. Dans tous ces genres il approcha Goethe, il ne l’atteignit et ne le dépassa jamais. Pour un observateur expérimenté du génie humain, il fut toujours le disciple, jamais le maître. Il calqua son œuvre sur l’œuvre de Goethe, sans pouvoir calquer l’incommensurable génie de son modèle. On sent dans sa vie l’imitation puissante et habile, mais enfin l’imitation partout. Goethe écrit Goltz de Berlichingen, Schiller écrit Wallenstein ; Goethe chante les ballades nationales de la Germanie, Schiller soupire les ballades du moyen âge et les légendes de la tradition des chaumières ; Goethe exhale avec dédain sa mauvaise humeur de géant dans des épigrammes contre la médiocrité de ses rivaux, Schiller rime des sarcasmes contre les engouements ignares de son pays. Enfin Goethe abjure, dans son omnipotence, toutes les crédulités du vulgaire, et cherche sa divinité universelle dans la divinité individuelle de tout ce qui vit dans la nature ; son dieu, c’est la vie ; la vie, c’est son dieu. Schiller, d’abord chrétien et pieux, suit son maître, et chante comme lui ses hymnes au Dieu inconnu. Mais Goethe accomplit toutes ces phases de sa poésie et de sa philosophie indienne avec la majesté d’un dieu de l’Inde, Schiller avec la faiblesse et l’embarras d’un homme qui marche sur les pas d’un dieu. Aussi les traces de Goethe dans l’histoire littéraire de l’Allemagne et du monde ne seront jamais effacées ; les traces de Schiller, quoique chères aux âmes tendres, s’effaceront à l’apparition du premier grand poète qui naîtra en Allemagne. L’un fut le génie, l’autre ne fut que le talent ; je n’ai jamais pu les comparer.
Cependant Schiller égala et dépassa un jour son maître dans un poème lyrique presque sans égal dans la poésie de toutes les langues modernes, intitulé la Cloche. Ce dithyrambe, réfléchi et vociféré tout à la fois sur l’instrument aérien qui sonne à la fois les prières, les douleurs, les glas funèbres, les naissances, les effrois de l’homme, est digne de rester dans la mémoire de la postérité. Schiller ne le composa pas comme l’ode se compose, c’est-à-dire par une rapide et involontaire explosion de l’âme, qui n’éclate qu’un instant et qui se répercute à jamais de l’âme du poète dans l’oreille des siècles. On voit, par sa correspondance avec Goethe, qu’il le conçut un jour d’inspiration, mais qu’il l’exécuta en trois ans d’étude et de retouches. Le lecteur va juger, sur une traduction toujours atténuante de l’œuvre originale, combien Schiller dépassa Pindare et Horace dans ce dithyrambe didactique du poète qui se souvenait d’avoir été chrétien. Nous empruntons cette traduction à M. Marmier, l’importateur des poésies du Nord dans notre langue, poète lui-même par l’imagination et le sentiment.
Écoutez !
XIII.
La Cloche
« Le moule d’argile est encore plongé et scellé dans la terre ; aujourd’hui la cloche doit être faite. À l’œuvre, compagnons ! courage ! La sueur doit ruisseler du front brûlant ; l’œuvre doit honorer le maître, mais il faut que la bénédiction vienne d’en haut.
« Il convient de mêler des paroles sérieuses à l’œuvre sérieuse que nous préparons : le travail que de sages paroles accompagnent s’exécute gaiement. Considérons gravement ce que produira notre faible pouvoir ; car il faut mépriser l’homme sans intelligence qui ne réfléchit pas aux entreprises qu’il veut accomplir. C’est pour méditer dans son cœur sur le travail que sa main exécute que la pensée a été donnée à l’homme : c’est là ce qui l’honore.
« Prenez du bois de sapin, choisissez des branches sèches, afin que la flamme, plus vive, se précipite dans le conduit. Quand le cuivre bouillonnera, mêlez-y promptement l’étain pour opérer un sûr et habile alliage.
« La cloche que nous formons à l’aide du feu dans le sein de la terre attestera notre travail au sommet de la tour élevée. Elle sonnera pendant de longues années ; bien des hommes l’entendront retentir à leurs oreilles, pleurer avec les affligés et s’unir aux prières des fidèles. Tout ce que le sort changeant jette parmi les enfants de la terre montera vers cette couronne de métal et la fera vibrer au loin.
« Je vois jaillir des bulles blanches. Bien ! la masse est en fusion. Laissons-la se pénétrer du sel de la cendre qui hâtera sa fluidité. Que le mélange soit pur d’écume, afin que la voix du métal poli retentisse pleine et sonore ; car la cloche salue avec l’accent solennel de la joie l’enfant bien-aimé à son entrée dans la vie, lorsqu’il arrive plongé dans le sommeil. Les heures joyeuses et sombres de sa destinée sont encore cachées pour lui dans les voiles du temps ; l’amour de sa mère veille avec de tendres soins sur son matin doré ; mais les années fuient rapides comme une flèche. L’enfant se sépare fièrement de la jeune fille ; il se précipite avec impétuosité dans le courant de la vie ; il parcourt le monde avec le bâton de voyage et rentre étranger au foyer paternel, et il voit devant lui la jeune fille charmante dans l’éclat de sa fraîcheur, avec son regard pudique. Un vague désir, un désir sans nom, saisit l’âme du jeune homme ; il erre dans la solitude, fuyant les réunions tumultueuses de ses frères et pleurant à l’écart. Il suit, en rougissant, les traces de celle qui lui est apparue, heureux de son sourire, cherchant, pour la parer, les plus belles fleurs du vallon. Oh ! tendre désir ! heureux espoir ! jour doré du premier amour ! Les yeux alors voient le ciel ouvert, le cœur nage dans la félicité. Oh ! que ne fleurit-il à tout jamais, l’heureux temps du jeune amour !
« Comme les tubes brunissent déjà ! J’y plonge cette baguette : si nous la voyons se vitrifier, il sera temps de couler le métal. Maintenant, compagnons, alerte ! Examinez le mélange, et voyez si, pour former un alliage parfait, le métal doux est uni au métal fort.
« Car de l’alliance de la douceur avec la force, de la sévérité avec la tendresse, résulte la bonne harmonie. C’est pourquoi ceux qui s’unissent à tout jamais doivent s’assurer que le cœur répond au cœur. Courte est l’illusion, long est le repentir. La couronne virginale se marie avec grâce aux cheveux de la fiancée quand les cloches argentines de l’église invitent aux fêtes nuptiales. Hélas ! la plus belle solennité de la vie marque le terme du printemps de la vie. La douce illusion s’en va avec le voile et la ceinture ; la passion disparaît ; puisse l’amour rester ! La fleur se fane, puisse le fruit mûrir ! Il faut que l’homme entre dans la vie orageuse ; il faut qu’il agisse, combatte, plante, crée, et, par l’adresse, par l’effort, par le hasard et la hardiesse, subjugue la fortune. Alors les biens affluent autour de lui, ses magasins se remplissent de dons précieux ; ses domaines s’élargissent, sa maison s’agrandit, et, dans cette maison, règne la femme sage, la mère des enfants. Elle gouverne avec prudence le cercle de la famille, donne des leçons aux jeunes filles, réprimande les garçons. Ses mains actives sont sans cesse à l’œuvre ; elle augmente par son esprit d’ordre le bien-être du ménage ; elle remplit de trésors les armoires odorantes, tourne le fil sur le fuseau, amasse dans des buffets soigneusement nettoyés la laine éblouissante, le lin blanc comme la neige ; elle joint l’élégant au solide et jamais ne se repose.
« Du haut de sa demeure, d’où le regard s’étend au loin, le père contemple d’un œil joyeux ses propriétés florissantes. Il voit ses arbres qui grandissent, ses granges bien remplies, ses greniers qui plient sous le poids de leurs richesses, et ses moissons pareilles à des vagues ondoyantes ; et alors il s’écrie avec orgueil : La splendeur de ma maison, ferme comme les fondements de la terre, brave la puissance du malheur. Mais, hélas ! avec les rigueurs du destin il n’est point de pacte éternel, et le malheur arrive d’un pas rapide.
« Allons ! nous pouvons commencer à couler le métal à travers l’ouverture ; il apparaît bien dentelé. Mais, avant de le laisser sortir, répétez comme une prière une pieuse sentence. Ouvrez les conduits, et que Dieu garde l’édifice. Voilà que les vagues, rouges comme du feu, courent en fumant dans l’enceinte du moule !
« Heureuse est la puissance du feu, quand l’homme la dirige, la domine. Ce qu’il fait, ce qu’il crée, il le doit à cette force céleste. Mais terrible est cette même force quand elle échappe à ses chaînes, quand elle suit sa violente impulsion, fille libre de la nature. Malheur ! lorsque, affranchie de tout obstacle, elle se répand à travers les rues populeuses et allume l’effroyable incendie ; car les éléments sont hostiles à l’œuvre des hommes. Du sein des nuages descend la pluie qui est une bénédiction, et du sein des nuages descend la foudre. Entendez-vous, au sommet de la tour, gémir le tocsin ? Le ciel est rouge comme du sang, et cette lueur de pourpre n’est pas celle du jour. Quel tumulte à travers les rues ! quelle vapeur dans les airs ! La colonne de feu roule en pétillant de distance en distance, et grandit avec la rapidité du vent. L’atmosphère est brûlante comme dans la gueule d’un four ; les solives tremblent, les poutres tombent, les fenêtres éclatent, les enfants pleurent, les mères courent égarées, et les animaux mugissent sous les débris. Chacun se hâte, prend la fuite, cherche un moyen de salut. La nuit est brillante comme le jour ; le seau circule de main en main sur une longue ligne, et les pompes lancent des gerbes d’eau ; l’aquilon arrive en mugissant et fouette la flamme pétillante ; le feu éclate dans la moisson sèche, dans les parois du grenier, atteint les combles et s’élance vers le ciel, comme s’il voulait, terrible et puissant, entraîner la terre dans son essor impétueux. Privé d’espoir, l’homme cède à la force des dieux, et regarde, frappé de stupeur, son œuvre s’abîmer. Consumé, dévasté, le lieu qu’il occupait est le domaine des aquilons, la terreur habite dans les ouvertures désertes des fenêtres, et les nuages du ciel planent sur les décombres.
« L’homme jette encore un regard sur le tombeau de sa fortune, puis il prend le bâton de voyage. Quels que soient les désastres de l’incendie, une douce consolation lui est restée ; il compte les têtes qui lui sont chères : ô bonheur ! il ne lui en manque pas une.
« La terre a reçu le métal, le moule est heureusement rempli ; la cloche en sortira-t-elle assez parfaite pour récompenser notre art et notre labeur ? Si la fonte n’avait pas réussi ! si le moule s’était brisé ! Hélas ! pendant que nous espérons, peut-être le mal est-il déjà fait !
« Nous confions l’œuvre de nos mains aux entrailles du sol. Le laboureur leur confie ses semences, espérant qu’elles germeront pour son bien, selon les desseins du Ciel. Nous ensevelissons dans le sein de la terre des semences encore plus précieuses, espérant qu’elles se lèveront du cercueil pour une meilleure vie.
« Dans la tour de l’église retentissent les sons de la cloche, les sons lugubres qui accompagnent le chant du tombeau, qui annoncent le passage du voyageur que l’on conduit à son dernier asile. Hélas ! c’est une épouse chérie, c’est une mère fidèle que le démon des ténèbres arrache aux bras de son époux, aux tendres enfants qu’elle mit au monde avec bonheur, qu’elle nourrit sur son sein avec amour. Hélas ! les doux liens sont à jamais brisés, car elle habite désormais la terre des ombres, celle qui fut la mère de famille. C’en est fait de sa direction assidue, de sa vigilante sollicitude, et désormais l’étrangère régnera sans amour à son foyer désert.
« Pendant que la cloche se refroidit, reposons-nous de notre rude travail ; que chacun de nous s’égaye comme l’oiseau sous la feuillée. Quand la lumière des étoiles brille, le jeune ouvrier, libre de tout souci, entend sonner l’heure de la joie ; mais le maître n’a pas de repos.
« À travers la forêt sauvage le voyageur presse gaiement le pas pour arriver à sa chère demeure. Les brebis bêlantes, les bœufs au large front, les génisses au poil luisant se dirigent en mugissant vers leur étable. Le chariot chargé de blé s’avance en vacillant. Sur les gerbes brille la guirlande de diverses couleurs, et les jeunes gens de la moisson courent à la danse. Le silence règne sur la place et dans les rues, les habitants de la maison se rassemblent autour de la lumière, et la porte de la ville roule sur ses gonds. La terre est couverte d’un voile sombre ; mais la nuit, qui tient éveillé le méchant, n’effraye pas le paisible bourgeois ; car l’œil de la justice est ouvert.
« Ordre saint, enfant béni du Ciel, c’est toi qui formes de douces et libres unions ; c’est toi qui as jeté les fondements des villes ; c’est toi qui as fait sortir le sauvage farouche de ses forêts ; c’est toi qui, pénétrant dans la demeure des hommes, leur donnes des mœurs paisibles et le bien le plus précieux, l’amour de la patrie.
« Mille mains actives travaillent et se soutiennent dans un commun accord, et toutes les forces se déploient dans ce mouvement empressé. Le maître et le compagnon poursuivent leur œuvre sous la sainte protection de la liberté. Chacun se réjouit de la place qu’il occupe et brave le dédain. Le travail est l’honneur du citoyen, la prospérité est la récompense du travail. Si le roi s’honore de sa dignité, nous nous honorons de notre travail.
« Douce paix, heureuse union ! restez, restez dans cette ville ! Qu’il ne vienne jamais le jour où des hordes cruelles traverseraient cette vallée, où le ciel, que colore la riante pourpre du soir, refléterait les lueurs terribles de l’incendie des villes et des villages !
« À présent, brisez le moule ; il a rempli sa destination. Que le regard et le cœur se réjouissent à l’aspect de notre œuvre heureusement achevée ! Frappez ! frappez avec le marteau jusqu’à ce que l’enveloppe éclate ; pour que nous voyions notre cloche, il faut que le moule soit brisé en morceaux.
« Le maître sait d’une main prudente et en temps opportun rompre l’enveloppe ; mais malheur ! quand le bronze embrasé éclate de lui-même et se répand en torrents de feu. Dans son aveugle fureur il s’élance avec le bruit de la foudre, déchire la terre qui l’entoure, et, pareil aux gueules de l’enfer, vomit la flamme dévorante. Là où règnent les forces inintelligentes et brutales, là l’œuvre pure ne peut s’accomplir. Quand les peuples s’affranchissent d’eux-mêmes, le bien-être ne peut subsister.
« Malheur ! lorsqu’au milieu des villes l’étincelle a longtemps couvé ; lorsque la foule, brisant ses chaînes, cherche pour elle-même un secours terrible ! Alors la révolte, suspendue aux cordes de la cloche, la fait gémir dans l’air et change en instrument de violence un instrument de paix.
« Liberté ! égalité ! voilà les mots qui retentissent. Le bourgeois paisible saisit ses armes ; la multitude inonde les rues et les places, des bandes d’assassins errent de côté et d’autre. Les femmes deviennent des hyènes et se font un jeu de la terreur. De leurs dents de panthères elles déchirent le cœur palpitant d’un ennemi. Plus rien de sacré ; tous les liens d’une réserve pudique sont rompus. Le bon cède la place au méchant, et les vices marchent en liberté. Le réveil du lion est dangereux, la dent du tigre est effrayante ; mais ce qu’il y a de plus effrayant c’est l’homme dans son délire. Malheur à ceux qui prêtent à cet aveugle éternel la torche, la lumière du ciel ! Elle ne l’éclaire pas, mais elle peut, entre ses mains, incendier les villes, ravager les campagnes.
« Dieu a béni mon travail. Voyez ! du milieu de l’enveloppe s’élève le métal, pur comme une étoile d’or. De son sommet jusqu’à sa base il reluit comme le soleil, et les armoiries bien dessinées attestent l’expérience du mouleur. Venez ! venez, mes compagnons ! formez le cercle ! baptisons la cloche, donnons-lui le nom de Concorde. Qu’elle ne rassemble la communauté que pour des réunions de paix et d’affection !
« Qu’elle soit, par le maître qui l’a formée, consacrée à cette œuvre pacifique. Élevée au-dessus de la vie terrestre, elle planera sous la voûte du ciel azuré. Elle se balancera près du tonnerre et près des astres. Sa voix sera une voix suprême, comme cette des planètes, qui, dans leur marche, louent le Créateur et règlent le cours de l’année. Que sa bouche d’airain ne soit occupée qu’aux choses graves et éternelles ! Que le temps la touche à chaque heure dans son vol rapide ! Que, sans cœur et sans compassion, elle prête sa voix au destin et annonce les vicissitudes de la vie ! Qu’elle nous répète que rien ne dure en ce monde, que toute chose terrestre s’évanouit comme le son qu’elle fait entendre et qui bientôt expire !
« Maintenant, arrachez avec les câbles la cloche de la fosse ; qu’elle s’élève dans les airs, dans l’empire du son ! Tirez ! tirez ! Elle s’émeut, elle s’ébranle ; elle annonce la joie à cette ville. Que ses premiers accents soient des accents de paix. »
XIV
Le seul défaut d’un pareil poème c’est d’être à la fois pensé, décrit et chanté. Le véritable enthousiasme ne pense pas, ne décrit pas ; il chante. Mais, ce genre mixte une fois admis, le poème de Schiller est digne de tinter éternellement dans l’oreille des hommes. Nous n’avons rien de pareil en France.
Ce fut une de ses dernières œuvres ; il n’avait que quarante-sept ans, et il se laissait déjà atteindre par la mort. C’était une de ces organisations frêles et maladives qui ne résistent pas, comme celle de Goethe ou de Voltaire, organisations de chêne robuste, aux secousses de leur âme et aux secousses de la vie. Il écrivit sa profession de foi désormais philosophique en ces termes :
« Heureux temps, jours célestes où, les yeux fermés, je suivais avec abandon le cours de la vie ! Je me nourrissais de mes songes, et j’étais heureux ; j’ai appris à penser, et je suis tenté de pleurer d’avoir vu le jour. On m’a enlevé la foi qui me donnait le calme ; on m’a enseigné à dédaigner ce que j’adorais. Quand je voyais le peuple se rendre en foule à l’église, quand j’entendais les membres d’une nombreuse communion de croyants confondre leurs voix dans une même prière : Oui, me disais-je, elle est divine cette loi que les meilleurs des hommes professent, qui dompte l’esprit et console le cœur. La froide raison a éteint cet enthousiasme ; il n’y a rien de véritablement sacré que la vérité et ce que la raison reconnaît comme vérité. Ma raison maintenant est le seul guide qui me reste pour me porter à Dieu, à la vertu, à l’éternité.… Toutes les perfections de la nature sont réunies en Dieu. La nature est Dieu divisé à l’infini (profession de foi de son maître Goethe). Là où je découvre un corps, je pressens une intelligence ; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée motrice. Ce que nous nommons amour est le désir d’un bonheur hors de nous ; l’amour est la boussole aimantée du monde intellectuel ; c’est l’amour qui nous attire à Dieu. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait le monde entier ! »
C’est dans ces pensées qu’il expira peu de temps après, en serrant la main de sa femme, en bénissant son enfant, et regardant, comme J.-J. Rousseau, le soleil du soir jouer comme un crépuscule du jour éternel sur les rideaux de son lit.
XV
Goethe, ferme comme un bloc de marbre jusqu’à ses derniers moments, jouait encore comme un jeune homme avec les illusions et avec l’amour. Ses liaisons littéraires avec Bettina d’Arnim ressemblent à une de ces aurores boréales de l’amour que les vieillards, dont l’imagination survit à l’âge, aiment à voir briller sur leur horizon quand le soleil de l’amour juvénile est déjà couché depuis longtemps dans leur ciel. Les amours de l’homme d’État célèbre allemand, M. de Gentz, pour la jeune et célèbre Fanny Elssler, sont comme une répétition, à peu de distance, des amours de Goethe et de Bettina : seulement M. de Gentz aimait du cœur, et Goethe n’aima jamais que de l’imagination. Il se plaisait à jouer le rôle d’un Anacréon allemand couronné de roses, et voulant mourir la coupe des illusions encore pleine à la main.
Un mot sur cet épisode très curieux de la vieillesse du grand homme.
Nous n’avons pas connu nous-mêmes Bettina d’Arnim, mais nous avons connu sa fille, et, si l’on doit juger des charmes de physionomie, d’âme et d’esprit de la mère, par la figure de la fille, Bettina fut bien digne d’être l’Hébé de ce Jupiter mourant.
Son nom de fille était Bettina Brentano ; sa famille était italienne. Sa beauté portait l’empreinte du climat, son esprit avait la flamme de son ciel. Goethe, dans sa première adolescence, avait été épris de sa grand’mère, Sophie Laroche, femme illustre par ses talents littéraires en Allemagne.
Cette jeune fille avait dans son imagination précoce un foyer d’enthousiasme qui demandait un aliment réel ou imaginaire ; elle entendait souvent accuser la froideur et l’égoïsme de Goethe dans sa famille ; elle se figura que Goethe n’était resté insensible que faute d’avoir rencontré dans sa longue vie une âme à la proportion de la sienne. Elle voulut le venger de l’injustice des hommes pour un homme plus grand que l’humanité. Elle ne connaissait de Goethe que ses œuvres ; elle s’en fit une image selon son cœur, et de cette image elle se fit une idole : l’adoration naquit dans son cœur de l’enthousiasme. Ces phénomènes de jeunes filles, répandant, comme Madeleine, leur urne de parfum sur les cheveux blancs d’un homme illustre, sont plus fréquents qu’on ne pense. Qui de nous ignore combien de jeunes cœurs se prodiguaient en pensée et jusqu’en amour à l’auteur de René et d’Atala, descendant déjà l’autre côté de la vie ? La beauté est la tentation de l’homme, la gloire est la séduction de la femme. À force de rêver de Goethe, la jeune Bettina finit par l’aimer. Il y a un âge où les songes ne s’évanouissent pas avec la nuit.
XVI
Une ombre tragique jetée tout à coup sur la jeunesse de Bettina accrut son amour en nourrissant sa mélancolie. Elle avait pour amie une femme poète, Caroline de Günderode, chanoinesse d’un des chapitres d’Allemagne.
Caroline de Günderode, ce Werther féminin, s’exalta jusqu’à la folie, et finit par se tuer par dégoût d’une vie prosaïque en contraste avec une âme de feu.
Bettina resta seule, et se réfugia d’autant plus dans le sein de ce fantôme adoré qui portait pour elle le nom de Goethe. Elle alla à Weimar pour l’adorer de plus près ; elle enivra le poète, elle ne le fléchit pas. Goethe se souvint de son âge, et se contenta du feu et de l’encens, sans toucher au vase fragile d’où cet enivrement montait à lui.
Cette réserve augmenta et fit durer l’amour dans l’âme de la jeune Italienne. Goethe plus sensible lui aurait paru un homme ; il ne se montra qu’en divinité. Cet amour dura sept ans. Une correspondance assidue entre la jeune fille et le majestueux poète nourrit ces deux imaginations de rêves brûlants d’un côté, tièdes de l’autre. Pendant ces délicieuses années, Bettina, après sept ans de culte, finit par se marier au comte d’Arnim, gentilhomme d’une illustre maison de la Prusse et poète d’un nom déjà distingué dans son pays. Les rapports épistolaires entre Bettina d’Arnim et Goethe se détendirent et s’interrompirent même complétement de 1814 à 1833 ; mais, peu de mois avant la mort de Goethe, Bettina vint se réconcilier avec son idole négligée et recevoir ses derniers regards et son dernier soupir.
Quelque temps avant sa propre mort, Bettina publia elle-même cette correspondance amoureuse entre la jeune fille et le vieillard. Nous la possédons tout entière en deux volumes ; cette correspondance étincelle plus qu’elle ne touche ; c’est un feu éblouissant, mais c’est un feu d’artifice ; une lettre d’Héloïse à Abélard contient plus de chaleur de passion que ces deux volumes de lettres entre Bettina et l’auteur de Werther. Une palpitation du cœur a plus de passion que mille élans d’imagination. Malheur aux amours chimériques ! on les regarde, on ne les ressent pas. Une des lettres de M. de Gentz à Fanny Elssler attendrit plus que toute la correspondance de Goethe avec Bettina. On sent que l’homme d’État, quoique sénile, souffre et adore ; sa sénilité même fait compatir à sa passion. Quant à Goethe, il joue ; il charme, il n’émeut pas.
Voici deux ou trois de ces lettres devenues un monument de l’Allemagne littéraire, un bas-relief du tombeau de Goethe.
« Vous vous imaginez facilement, écrit Bettina à la mère de Goethe, dont elle avait fait sa confidente et son amie à Francfort pendant que son fils vivait et trônait à Weimar ; vous vous imaginez facilement ce que je pense à l’heure solitaire où le crépuscule cède à la nuit, maintenant je l’ai vu !… (C’était après son voyage pour voir son idole à Weimar.) Maintenant je l’ai vu, je connais son sourire et le son de sa voix calme et pourtant vibrant d’amour, et ses exclamations qui résonnent comme un chant ! Je sais comme il approuve ou comme il blâme ce qu’on dit dans le tumulte de la passion. L’année passée, quand je me trouvai inopinément avec lui, j’étais hors de moi ; je voulus parler, mais la voix me manqua ; il posa la main sur ma bouche et il me dit : “Parle des yeux, je comprends tout ! ” Et quand il s’aperçut que mes yeux étaient remplis de larmes, il les ferma et il ajouta : “Du calme ! du calme ! C’est ce qui vous convient a tous deux.” Oui, chère mère, ce fut comme si la paix descendait sur moi ! N’avais-je pas tout ce que j’avais uniquement désiré depuis plusieurs années ? Ô vous, sa mère, je vous remercierai éternellement d’avoir mis au monde celui que j’aime !…
« Il m’est impossible ici, sur les bords du Rhin, continue-t-elle, de ne pas vous écrire sur mon amie, la jeune Caroline Günderode. Hier j’ai été visiter l’endroit où elle s’est tuée ; les saules ont tellement grandi qu’ils couvrent la place. C’est ici, pensai-je, qu’elle erra désespérée et qu’elle enfonça le terrible fer dans sa poitrine. Ce projet l’avait occupée pendant bien des jours, et moi, qui lui étais si près du cœur, moi qui suis maintenant seule ici dans ce lieu fatal, je parcours ce même rivage, ne pensant qu’à mon bonheur !… Je lui fais des reproches d’avoir quitté cette belle terre. Elle s’est mal conduite à mon égard ; elle s’est enfouie loin de moi, au moment où j’allais la faire participer à mon bonheur.
« Elle était pleine de timidité, cette belle chanoinesse ; elle s’effrayait d’avoir à réciter tout haut le bénédicité ; elle me disait souvent qu’elle avait peur parce que son tour approchait de le prononcer devant les chanoinesses assemblées. Notre vie commune était belle ; c’était l’époque à laquelle je commençais à avoir la conscience de moi-même. Ce fut elle qui vint me chercher à Offenbach ; elle me prit par la main et me pria de venir la trouver à la ville. Plus tard nous nous voyions tous les jours ; elle m’apprit à lire avec réflexion ; elle voulait aussi m’enseigner l’histoire, mais elle s’aperçut bientôt que j’étais beaucoup trop occupée du présent pour que le passé eût le pouvoir de m’enchaîner pendant longtemps. Que j’aimais à aller la trouver ! Je finis par ne plus pouvoir me passer d’elle pendant un seul jour. Je courais la voir tous les après-midi. Quand j’arrivais à la porte du chapitre, je regardais à travers le trou de la serrure jusqu’à ce qu’on m’eût ouvert. Son petit appartement était au rez-de-chaussée, donnant sur le jardin ; un peuplier blanc était devant sa fenêtre ; je grimpais dessus en lui faisant la lecture ; à chaque chapitre je montais sur une branche plus élevée. Elle m’écoutait, appuyée à la fenêtre, et me disait de temps en temps : “Bettina, ne tombe pas ! ” Maintenant je vois combien j’étais heureuse alors, car tout, la moindre des choses même, s’est empreint en moi comme une jouissance. Ses traits étaient doux et mous comme ceux d’une blonde ; pourtant elle avait des cheveux bruns, mais des yeux bleus abrités par de longs cils. Elle ne riait pas haut ; c’était plutôt un doux roucoulement sourd, dans lequel la joie et la sérénité s’exprimaient parfaitement. Elle ne marchait pas, elle glissait ; vous comprendrez ce que j’entends par ce mot. Sa robe semblait l’entourer de plis caressants ; cela venait de la douceur de ses mouvements. Sa taille était élevée et pour ainsi dire trop coulante pour l’appeler élancée. Elle était timidement gracieuse et trop dépourvue de volonté pour avoir jamais cherché à se faire remarquer en société. Un jour qu’elle était chez le prince primat avec toutes les chanoinesses, portant le costume de son ordre, une robe à queue, un col blanc avec la croix d’ordonnance, quelqu’un fit la remarque qu’elle ressemblait à une apparition au milieu des autres dames, à un esprit qui allait s’évanouir dans l’air.
« Elle me lisait ses poésies, et se réjouissait de mon approbation comme si j’avais été un grand public ; c’est qu’aussi je témoignais un vif désir de les entendre : non pas que je comprisse ce que j’entendais ; c’était plutôt pour moi un élément inconnu, et ses doux vers agissaient sur moi comme l’harmonie d’une langue étrangère qui vous flatte sans qu’on puisse la traduire. Nous lisions Werther, et nous discutions beaucoup sur le suicide. Elle disait toujours :
“Beaucoup apprendre, beaucoup comprendre par l’esprit, et mourir jeune ! Je ne veux pas voir la jeunesse m’abandonner.” »
Puis enfin s’adressant, après ce récit funèbre, à Goethe qui se refusait à nourrir sa passion d’un retour complet, Bettina s’écrie :
« Ô toi qui lis ceci, tu n’as pas de manteau assez doux pour envelopper mon âme blessée ! Tu ne me récompenseras jamais, tu ne m’attireras jamais sur ton cœur ! Je le sais, je serai seule avec moi-même comme je me suis trouvée seule aujourd’hui sur le rivage où mourut Günderode ; seule sous les tristes saules où la mort frissonne encore, sur cette place où l’herbe ne croît plus ; c’est là qu’elle a meurtri son beau corps ! ô Jésus ! Marie !!!
« Toi, mon seigneur ◀vivant ! toi, génie flamboyant qui es au-dessus de moi, j’ai pleuré, non pas sur celle que j’ai perdue, non, j’ai pleuré sur moi avec moi-même. Il faut que je devienne froide et dure comme l’acier ; je dois être impitoyable pour ce cœur passionné qui n’a pas, hélas ! le droit de rien demander. Mais tu es doux, ô Goethe ! tu me souris, et ta main fraîche me caresse et tempère l’ardeur de mes joues ; cela doit me suffire ! »
XVII
Bettina revient ici à la pensée de son amie Günderode.
« Lorsque je revins visiter sa tombe, j’y trouvai de pauvres gens qui cherchaient leurs vaches ; je les suivis ; ils devinèrent que je venais du tombeau de la dame ; ils me dirent que Günderode leur avait souvent parlé et fait l’aumône, et que chaque fois qu’ils passaient près de l’endroit fatal ils récitaient un Pater. Moi aussi j’ai prié son âme et pour son âme ; je me suis fait purifier par la lumière de la lune, et je lui ai dit tout haut que je la désirais, que je regrettais ces heures où nous échangions ici-bas nos pensées, nos sentiments.
« Un jour elle vint joyeusement à ma rencontre, et elle me dit : “Hier j’ai causé avec un médecin, et il m’a appris qu’il était très facile de se tuer.” Elle entrouvrit sa robe et me montra une place sur son beau sein ; ses yeux resplendissaient de joie. Je la regardai fixement ; pour la première fois je me sentis mal à l’aise ; je lui demandai : “Eh bien ! que ferai-je quand tu seras morte ? — Oh ! répondit-elle, alors je te serai devenue indifférente ; nous ne serons plus aussi liées ; je me brouillerai d’abord avec toi ! ” Je me dirigeai vers la fenêtre pour cacher mes larmes et contenir les battements de mon cœur irrité ; elle s’était mise à l’autre fenêtre et ne disait mot. Je la regardais de côté ; ses yeux étaient levés vers le ciel, mais le regard en était brisé comme si tout leur feu s’était concentré à l’intérieur. Après l’avoir considérée pendant quelque temps, je ne pus me contenir : j’éclatai en sanglots, je me jetai à son cou, je la forçai à s’asseoir, je m’assis sur ses genoux, je répandis bien des larmes, je l’embrassai pour la première fois, j’ouvris sa robe et je baisai la place où elle avait appris à atteindre le cœur. Je la suppliai en pleurant amèrement d’avoir pitié de moi ; je me jetai de nouveau à son cou, et je baisai ses mains froides et frissonnantes. Ses lèvres tremblaient ; elle était roide et pâle comme la mort, et ne pouvait élever la voix ; elle me dit tout bas : “Bettina, ne me brise pas le cœur ! ” Afin de ne pas lui faire de mal, je cherchai à surmonter ma douleur. Je me mis à sourire, à pleurer, à sangloter tout à la fois ; mais sa frayeur augmenta ; elle se coucha sur le canapé. Je m’efforçai alors de lui prouver que j’avais pris tout cela pour une plaisanterie. »
XVIII
Toute cette longue passion de la chanoinesse Günderode est décrit par son amie Bettina en pages de Werther ; on sent que le génie de Goethe a déteint sur ces jeunes amies.
Goethe parut sensible à cet amour moitié naïf, moitié fantastique de la belle enthousiaste. Un sonnet de lui fait foi de cette émotion contenue, mais forte.
« La date du vendredi-saint, dit-il dans ce sonnet, était gravée en lettres de feu dans le cœur de Pétrarque ; dans mon cœur à moi c’est la date d’avril mil huit cent sept qu’on trouvera en traces profondes de feu, gravée par le jour où je t’ai connue !
« Ce jour-là je commençai, non, je continuai à aimer celle qu’enfant je portais déjà dans mon cœur, etc. »
La passion idéale de Bettina prend chaque jour des teintes plus chaudes dans sa correspondance.
« J’ai dû partir après un dernier embrassement, moi qui croyais rester éternellement suspendue à ton cou. La maison que tu habites avait disparu déjà dans le lointain ; je me rappelais tout alors : comment, la nuit, tu t’étais promené avec moi dans le jardin ; comment tu souriais quand je t’expliquais les formes fantastiques des nuages et mes beaux rêves ; comment tu écoutais avec moi le murmure des feuilles au vent de la nuit. »
On croit véritablement entendre les confidences de Daïamanti au dieu son amant, dans une scène des drames indiens ; l’imagination allemande est teinte des eaux du Gange.
« Tu m’as aimée, je le sais ; quand tu me conduisais par la main, je l’ai senti à ton haleine, au son de ta voix ; oui, j’ai senti à quelque chose, comment dirai-je ? qui m’enveloppait, qui respirait autour de moi, que tu me recevais dans l’intimité de la pensée. Qui m’enlèvera ce souvenir ? J’ai éprouvé un grand calme. Qu’est-ce que cela veut dire : s’endormir dans le Seigneur ? Je sais maintenant ce que c’est… Il a fait cette nuit un terrible ouragan ; je suis sortie pour voir le soleil qui réparait tout. Ô cher ami ! quelle joie de savourer la brume du matin, de respirer le frais du vent qui s’apaise, le parfum des plantes qui pénètre la poitrine et monte à la tête, de sentir battre ses tempes et rougir ses joues, et de secouer les gouttes de rosée de ses cheveux !… Je me reposai sur le tronc d’un arbre à demi renversé pendant la nuit. Sous ses branches touffues je découvris une multitude de nids d’oiseaux ; il y avait une famille de petites mésanges à tête noire et à gorge blanche ; elles étaient sept dans le même nid ; puis des pinsons et des chardonnerets ; les pères et les mères volaient sur ma tête, cherchant à donner la becquée à leurs petits. Ah ! pourvu qu’ils parviennent à les élever dans cette situation critique ! Si un de ces petits oiseaux, précipités du nid par terre, et suspendus au-dessus d’un ruisseau rapide, allait y tomber, il se noierait infailliblement à l’instant même ! Pour comble de malheur, tous les nids pendent de travers. Puis, si tu avais vu la vie, le mouvement de ces milliers d’abeilles et de mouches qui bourdonnaient autour de moi ! En vérité, il n’y a pas de marché si populeux et si animé ; tout le monde semblait fort bien s’y reconnaître ; chacun allait chercher sous les fleurs une petite auberge où se retirer, puis on en ressortait ; on rencontrait le voisin ; on passait les uns à côté des autres en bourdonnant, comme si on eût voulu se dire où se trouve la bonne bière. Mais voilà longtemps que je bavarde sur ce tilleul, et pourtant je n’ai pas encore fini. Le tronc tient encore à la racine. Je considérai la partie de l’arbre qui est restée, condamnée maintenant à traîner l’autre moitié de sa vie par terre, et je pensais qu’elle mourrait cet automne. Cher Goethe ! je suis enfermée dans mon amour pour toi comme dans une cabane solitaire ; ma vie se passe à t’attendre !… »
Goethe répond par des sonnets froids et compassés comme des politesses allemandes à ces rêves de jeune cœur. Le rêve se poursuit aussi coloré et aussi tendre pendant deux volumes. Les billets de Goethe en réponse à ce torrent de passion idéale sont de la neige sur des fleurs d’avril.
XIX
C’est dans cette naïve et amusante correspondance avec Bettina et avec d’autres jeunes enthousiastes de son génie que Goethe laissait décliner son heureuse vie. La vie se retirait peu à peu de lui comme le rayon du soir, dans la galerie du Vatican, se retire d’abord des pieds, puis du buste, puis de la tête de l’Apollon de marbre, rougi par les roses des plus hautes clartés du soleil couchant.
Impassible jusqu’au dernier moment comme un dieu de marbre, il expira en contemplant avec ravissement le soleil, et en demandant de la lumière, plus de lumière encore ! Weimar ne le pleura pas comme un mortel, mais lui fit une apothéose comme à un immortel.
On lui a beaucoup reproché, faute de le comprendre, de n’avoir pas été assez homme par la sensibilité qui fait aimer davantage Schiller. Il est beau d’être un homme, il est plus beau peut-être d’être plus qu’un homme. La prétendue impassibilité de Goethe n’est que sa supériorité ; certes, on ne peut soupçonner l’auteur de Werther, de Charlotte, de Mignon, de Marguerite, de n’avoir pas eu dans l’âme toutes les puissances, et même les plus délicates, de sentir, d’aimer, de souffrir ; celui qui fait pleurer ne fait que prêter ses propres larmes à ceux qui le lisent ; il en a donc lui-même une source chaude, amère et abondante dans son propre cœur.
Mais la faculté de sentir, d’aimer, de souffrir, qui est la plus belle des facultés du cœur, n’est pas la plus forte des qualités de l’esprit : la preuve en est que la plus simple des femmes sent, aime et pleure ; mais le génie seul pense et plane au-dessus de ses propres impressions pour les contempler et pour les juger avec la sublime impassibilité d’un dieu. Cette divine impassibilité du grand artiste, qui se sépare pour ainsi dire en deux êtres, l’être sentant et l’être impassible, est supérieure à la sensibilité vulgaire, car elle l’élève au-dessus de la région des sensations jusqu’à la région de la pure intellectualité.
C’est à cette hauteur que l’homme cesse pour ainsi dire d’être homme pour devenir artiste. L’homme souffre encore en lui, mais l’artiste ne souffre plus, semblable au martyr qui jouit dans sa foi pendant qu’il gémit dans son corps.
Le grand artiste se dissèque intrépidement lui-même pour peindre, pour sculpter ou chanter les palpitations les plus douloureuses de ses fibres sans les sentir pendant qu’il les dénude à tous les yeux. C’est ce qui constitue précisément le beau dans l’art, c’est ce qui fait que le pathétique le plus tragique ne dégénère jamais en torture ou en grimace dans l’œuvre des véritables artistes souverains. C’est ce qui fait que, dans les ouvrages en marbre ou en vers qui nous restent de l’antiquité, la statue ou le personnage dramatique reste toujours beau, même sous les tortures de la douleur physique ou de la douleur morale. C’est ce qui fait que le Laocoon expire avec beauté sous les nœuds et sous les morsures du serpent ; que Niobé meurt belle sur les cadavres de ses enfants percés par les traits du dieu de l’arc ; que le Christ de Michel-Ange rayonne sur la croix d’une divinité morale pendant que les clous transpercent ses mains et ses pieds ; son sang ruisselle de ses blessures, mais son âme ne sent que la sainte beauté de son sacrifice.
Conserver la beauté dans la douleur, ne dégrader jamais l’homme intellectuel par le déchirement de ses sensations, montrer toujours l’intelligence impassible survivant au cœur torturé, voilà le comble de l’art antique, voilà la loi du beau ; c’est cette loi du beau dans l’art que quelques grands artistes de notre époque ont voulu nier et renverser en cherchant l’expression dans la seule vérité imitative, en peignant le laid avec autant de recherche que le beau, et en inventant ce paradoxe artistique et littéraire qu’ils ont appelé l’art pour l’art ! Notre théorie, à nous, comme la théorie des anciens, c’est l’art pour le beau ; c’était la théorie d’Homère, la théorie de Platon, la théorie de Virgile, de Cicéron, celle de Milton, de Corneille, de Racine, de Voltaire, du Tasse, de Pétrarque, de Byron, de Chateaubriand, d’Hugo, dans les premières splendeurs matinales de leurs beaux génies. La théorie du laid est la parodie de la nature ; la théorie de l’art pour l’art ravale l’art en ne lui donnant pour objet que lui-même. Qu’est-ce que l’art si vous le séparez du bon et du beau ? C’est un jeu d’esprit au lieu de la plus sainte aspiration de l’âme, un matérialisme de mots au lieu du divin spiritualisme des pensées.
Telle était aussi la pensée de Goethe : c’était l’idolâtrie du beau. Élever l’homme au beau, c’était, selon lui, élever l’homme à la vertu.
Voilà pourquoi il se tenait soigneusement lui-même très haut, loin de terre, au-dessus de sa propre sensibilité, comme sur un isoloir de toute chose humaine, dans la région supérieure de la sublime indifférence. Voilà pourquoi il fut accusé d’insensibilité et de personnalité dans sa vie. Mais voilà pourquoi aussi il se soutint toujours, pendant sa longue et heureuse vie, dans cette philosophie de calme et de lucidité qui caractérise son génie.
XX
S’il est permis de comparer la littérature et la politique, Goethe rappela à ce point de vue un homme supérieur auquel les moralistes peuvent refuser leur estime, mais auquel les historiens observateurs et philosophes ne pourraient contester l’admiration : le prince de Talleyrand. Le prince de Talleyrand fut en France dans ces derniers temps le Goethe de la politique ; Goethe fut le prince de Talleyrand de l’Allemagne en littérature ; tous les deux très supérieurs au vulgaire, très dédaigneux des événements, peu soucieux de ces doctrines soi-disant immuables que les partis appellent des principes et que l’histoire appelle des circonstances. Ils n’avaient foi l’un qu’à la nature, l’autre qu’aux faits. Tous les deux aussi, voyant les idées et les hommes du haut de leurs dédains pour les engouements passagers, pour les erreurs et pour les passions de la foule, ils dominaient d’autant plus l’humanité qu’ils la méprisaient davantage. Le mépris est une mauvaise puissance, mais c’est une puissance réelle sur les hommes ; cela prouve qu’on ne partage pas leurs petitesses, leurs enthousiasmes et leurs versatilités. Ce mépris est la base de l’indifférence philosophique ou politique ; cette indifférence laisse à la sensibilité son calme, à l’esprit son sang-froid et sa clarté. Ce mépris même est une grandeur de l’intelligence. Ces hommes ne sont jamais dévoués, mais ils sont habiles. Si c’est dans l’ordre philosophique et littéraire, comme Goethe ils conservent leur indépendance de pensée et leur originalité de conception à travers toutes les vagues passagères de la médiocrité subalterne et toutes les aberrations du mauvais goût ; si c’est dans l’ordre politique, comme le prince Talleyrand ils conservent et grandissent leur haute influence à travers tous les événements secondaires et tous les écroulements du siècle ; ils se servent des vagues pour exhausser, pour gouverner leur navire au lieu de s’y noyer avec l’équipage. Hommes dont le temps se moque quelquefois faute de les comprendre, mais qui se moquent du temps ; ils vivent à part des sottises et des vertus vulgaires ; solitaires de l’esprit, l’avenir les remarque d’autant plus qu’ils lui apparaissent plus isolés dans leur majestueux égoïsme.
Tel fut Goethe, homme aussi peu compris en Allemagne que M. de Talleyrand est encore peu compris en France : grands par leur souverain mépris pour les axiomes de la politique populaire ou pour les médiocrités de l’esprit humain. Cela ne veut pas dire que ces hommes fussent pervers, cela veut dire qu’ils étaient supérieurs. Hélas ! quand on a beaucoup vécu, beaucoup pratiqué les idées, les passions, les rois, les peuples, le dédain superbe et tranquille n’est-il pas la dernière forme de la sagesse humaine ? Remarquez que nous ne disons pas de la vertu.
XXI
La mort de Schiller, de Goethe, du grand Frédéric, de Klopstock, de Herder, de Wieland, de Kant et de leurs contemporains les plus rapprochés par l’âge, tels que les Stolberg, les Guillaume de Humboldt, les Schlegel, les Jacob, etc., etc., laissa l’Allemagne littéraire et philosophique vide, froide et inanimée comme une terre épuisée qui a perdu sa vigueur et qui a besoin de renouveler sa sève par le temps avant de produire de nouvelles moissons de grands hommes. Le génie a ses saisons comme la nature ; après la récolte, la stérilité.
Ce phénomène d’une stérilité relative après des époques de merveilleuse fécondité n’est pas seulement spécial à l’Allemagne après la clôture du dix-huitième siècle, il est remarquable dans toute l’Europe. Voyez l’Angleterre ; après que Chatham, le second Pitt, Gibbon, Fox, Canning, Byron, Walter Scott, eurent disparu, sa littérature, à l’exception du roman, de l’histoire et de l’éloquence, languit ; sa tribune même, cette littérature de la liberté, s’affaisse. L’Angleterre a oublié sa grande parole, l’Italie a perdu sa grande poésie, l’Espagne sa grande gaieté comique ; la France elle-même se sent, malgré les jactances de sa jeunesse littéraire, dans une sorte de décadence orgueilleuse qui l’attriste elle-même. Son printemps ne vaut pas les hivers que nous avons traversés et qui ont blanchi nos fronts. Nous avons vu les Staël, les de Maistre, les Chateaubriand, les Villemain, les Cousin, les Bonald, les Lamennais, les Hugo, les Balzac, et leurs égaux et leurs émules dans tous les genres. Les grands écrivains, les grands orateurs, les grands philosophes, les grands poètes, les grands critiques, où sont-ils ? Dans la tombe ou dans le silence. Les dieux s’en vont, mais les moqueurs restent ; la littérature du sarcasme remplace la littérature du génie. C’est un mauvais signe quand l’esprit humain se moque de lui-même ; la dérision est le sacrilège de l’enthousiasme. Dieu frappe de stérilité ceux qui rient de ses dons.
C’est un Anglais, lord Byron, qui a commencé cette décadence morale par Don Juan ; c’est un Allemand, le poète satirique Heine, mort récemment à Paris, qui a aggravé le sacrilège par une série de facéties en vers et en prose qui sont les libelles du génie contre le génie ; c’est le charmant fantaisiste de la poésie en France, A. de Musset, qui a tantôt raillé, tantôt adoré l’enthousiasme et l’amour, tantôt mené à la bacchanale ces deux chastes divinités des vrais adorateurs du vrai beau. Ces trois hommes ont eu des imitateurs trop tentés par les succès faciles du ricanement spirituel ; ils règnent aujourd’hui sur la jeunesse au cœur léger ; ils la mènent en chantant et en titubant, comme des ménétriers ivres dès le matin, aux fêtes d’un carnaval éternel de l’esprit. Je ne veux pas les nommer, leurs œuvres les nomment ; ils s’annonçaient, avec la jactance de l’orgueil, comme les régénérateurs de la littérature française ; le monde intellectuel semblait n’avoir pas existé avant eux ; ils ne se reconnaissaient ni antécédents, ni modèles, ni ancêtres, ni égaux dans le monde de l’esprit. Cette impertinence envers le génie des siècles passés leur a porté malheur, la nature a répondu à leur défi par l’impuissance ; qu’ont-ils produit et que produisent-ils, depuis dix ans, que des sarcasmes et des bulles de savon ? Ils sont à l’art divin de la pensée ce que les parodistes de nos petits théâtres sont aux chefs-d’œuvre de la scène, ce que les grotesques des ballets italiens sont aux statues de Phidias ou aux grâces chastes de la Vénus antique. Nous tournons au grotesque ; c’est le symptôme le plus certain de la décadence de l’art. Il n’y a plus de jeunesse, comment y aurait-il une maturité féconde ? Il n’y a plus de printemps, comment y aurait-il un été ?
XXII
Cette lacune actuelle de génie en Allemagne est-elle définitive ? Cette grande époque des Goethe, des Klopstock, des Schiller, est-elle l’apogée de la grande littérature allemande ? Nous sommes loin de le penser, sans doute ; nous ne pensons pas non plus que la nature produise souvent, et même produise deux fois un homme supérieur en puissance de tête à Goethe. On ne monte pas plus haut que certaines pages extatiques de Faust : plus haut, l’air raréfié ne porte plus l’homme ; mais il y a de grandes raisons de penser que, si la nature n’enfante pas souvent une individualité poétique de la force de Goethe, la littérature allemande dans son ensemble retrouvera une période de splendeur égale à la période qui porte le nom de Goethe. Nos motifs pour penser ainsi son ceux-ci :
L’Allemagne est encore en grande partie une terre vierge, et, par conséquent, susceptible d’une culture littéraire qui produira des fruits inconnus. Le caractère éminemment pensif de cette race germanique lui donne le temps de mûrir ses idées ; elle est lente comme les siècles et patiente comme le temps ; jamais cette race pensive et même rêveuse n’a été assimilée aux idées et aux langues de ces races grecques et latines comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal et nous, qui dérivons d’Athènes ou de Rome ; l’Allemagne dérive de l’Inde et du Gange ; elle parle une langue consommée, savante, circonlocutoire, mais d’une construction et d’une richesse qui la rendent propre à exprimer toutes les images et toutes les idéalités de la poésie ou de la métaphysique. La philosophie du monde futur couve là dans son berceau ; il en sortira quelque Platon.
Quant à l’histoire, à l’éloquence, au drame, qui demandent un langage clair comme le fait, évident comme le regard, rapide et foudroyant comme le coup du verbe humain sur l’âme, la France, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, le Portugal paraissent plus aptes à ces trois fonctions de la parole que l’Allemagne. Mais la poésie méditative, la poésie épique, la poésie lyrique, la théologie mystique ont un instrument mieux façonné à leurs usages dans l’allemand. Novalis, Goethe, Klopstock, l’ont déjà merveilleusement démontré, d’autres viendront qui le démontreront mieux encore.
La primauté littéraire fait lentement le tour du monde comme la primauté politique. Le génie des lettres a ses vicissitudes comme l’épée. Cette primauté passe des Indes en Égypte, de l’Égypte en Grèce, de la Grèce en Arabie, de Bagdad en Perse, de la Perse et de l’Orient des califes dans la grande Grèce d’Italie ; de la grande Grèce d’Italie, illuminée par Pythagore, à Rome ; de Rome à Florence et à Ferrare, de Florence et de Ferrare en Espagne, en France, en Angleterre, où elle fleurit aujourd’hui. Il ne manque à cet avènement de la langue allemande qu’une chose, l’unité nationale de ces quarante millions d’hommes qui parlent et qui écrivent la langue de Goethe et de Kant. L’absence de cette unité politique, qui rend l’Italie impropre jusqu’à présent à conquérir et à garder la possession d’elle-même, rend l’Allemagne impropre à conquérir une primauté littéraire. Le génie allemand est individuel et non national. Il n’y a pas une Allemagne, il y en a dix. La gloire littéraire, ce stimulant du génie, y est démembrée comme le territoire ; chaque capitale y a son foyer, ses talents, mais il n’y existe pas un foyer commun.
On déclame beaucoup en France depuis quelques années contre la centralisation. Je ne voudrais que deux exemples sous nos yeux pour combattre par les faits ce paradoxe en vogue de nos jours. Ces deux exemples sont l’Italie en politique, l’Allemagne en littérature. Que manque-t-il à l’Italie pour devenir indépendante et pour rester libre ? Une seule capitale souveraine au lieu des sept ou huit capitales secondaires qui se disputent le rang de centre italien. Que manque-t-il à l’Allemagne pour régner à son tour par les lettres sur l’esprit européen ? Une seule capitale où viennent briller et rayonner les grands talents épars dont ses diverses capitales sont pleines. Malheur aux peuples à plusieurs têtes ! Il y a du feu, il n’y a point de foyer.
Cependant cette décentralisation, fatale jusqu’ici à l’Italie, nuisible à l’Allemagne, n’empêche pas le génie germanique d’influer puissamment depuis quelques années sur la littérature nouvelle de l’Europe dans ce que l’on appelle romantisme, c’est-à-dire dans cette tendance heureusement novatrice du génie français, italien, britannique, à sortir de la servile imitation des anciens ; à émanciper nos langues en tutelle, et à les rendre enfin originales et libres comme la pensée spontanée du monde moderne ; dans le romantisme il y a une propension évidente à germaniser la littérature moderne. Plus nous nous éloignons des Grecs et des Latins, plus nous nous rapprochons de l’Allemagne, fille de l’Inde ; on dirait que le génie littéraire veut aussi faire le tour du monde comme le fil électrique, et revenir à cet Orient d’où tout est parti. La science des langues orientales, dans lesquelles les Allemands ont été nos précurseurs et nos maîtres, développe de plus en plus chez nous cet attrait vers l’Orient ; que sera-ce quand nos communications qui s’ouvrent seulement avec la Chine, cette école lettrée de quatre cents millions d’hommes, nous auront initiés dans la philosophie et dans la littérature de ce mystérieux sanctuaire du dernier Orient ? L’histoire est le grand révélateur du monde pensant ; les révélations d’idées vont sortir en foule des langues primitives que nous allons lire et écouter dans ces régions de la première civilisation humaine. Ce sera la gloire de l’Allemagne de nous y avoir introduits par sa langue toute pleine des témoignages étymologiques de sa filiation orientale. De cette reconnaissance de l’Occident avec l’Orient par l’Allemagne, un grand prodige s’opérera dans l’univers intellectuel : l’identité des idées retrouvée par l’identité des langues. Les fils dépaysés reconnaîtront leurs ancêtres ; les philosophies, dépouillées des vêtements divers qui les déguisent, s’embrasseront au grand jour de la science dans l’unité des langues, témoignage de l’unité des idées.
Les fils de nos fils verront ces merveilles ; il n’y aura plus ni Orient ni Occident intellectuels ; il n’y aura qu’une littérature, comme il n’y a qu’une humanité. L’homme est sorti par l’ignorance d’un état plus parfait qu’on a appelé un Éden, il y rentrera par la science. L’Allemagne aura été un de ses guides vers cette glorieuse rapatriation des esprits.