Gustave Droz
I
Monsieur, Madame et Bébé [I-III].
Il y a, de par le monde, un journal illustré qui s’appelle La Vie parisienne, comme si tous ses rédacteurs étaient des Balzac, des Gozlan et des Gavarni, et cet audacieux journal n’est pas mort sous son terrible titre. Il vit au contraire… et gaiement ! et se porte très bien ! Il n’est pas tout à fait la vie parisienne, cependant. La vie parisienne est quelque chose de plus compliqué que ces esquisses piquantes et frivoles. La vie parisienne est quelque chose, dirait lord Byron, comme le diable devenu fou et jetant les assiettes par les fenêtres, dans Babylone enivrée ! Il faut des Martynn pour peindre cela. Mais enfin si ce n’est pas exactement toute la vie parisienne que ce journal, c’en est une partie. C’en est la mousse, le pétillement, la surface, les petits vices, — viciolets — les élégances, et les élégances jusqu’aux extravagances, tout cela très animé d’esprit, très cinglant d’ironie, très indifférent — et même trop — à la morale, et j’allais presque dire à la littérature ; car les hommes de talent qui font ce journal ont le dandysme de ne pas se montrer littéraires… Ils ont l’hypocrisie charmante d’être des hommes du monde et des observateurs de salon. Et ils portent tous, même, ou presque tous, pour montrer leur détachement de la littérature, un loup d’initiales ou de pseudonymes inutiles ; comme si l’on pouvait à présent cacher quelque chose, avec les palais de cristal que les mœurs modernes, qui ont mis nos amours-propres en bouteille, ont bâtis à nos vanités, et aussi avec celle de l’auteur, ce flacon qui fermente et fait tôt ou tard sauter le bouchon !
Eh bien, parmi les rédacteurs de La Vie parisienne, en voici un qui a pendu son loup à sa boutonnière et s’est présenté à nous visage découvert, et avec un livre fait de ses articles, rassemblés ingénieusement sous un titre : Monsieur, Madame et Bébé 23, lequel titre, comme vous le voyez, joue assez bien la composition ! C’était M. Gustave Z… mais, va te promener la honte ! c’est aujourd’hui Gustave Droz, — un peintre, je crois, qui, un matin, a trouvé une plume poussée au beau milieu de son pinceau. Gustave Droz, que je ne connais pas, mais dont le talent est jeune, et le talent, c’est la vraie personne dans un homme, Gustave Droz doit être certainement un de ces jeunes gens à qui les femmes, au bal masqué ou dans la vie (autre bal masqué), ont beaucoup dit : « Vous êtes un jeune homme inconséquent ! » ce qui est souvent leur manière de dire qu’on est aimable. En effet, il faut bien l’écrire : c’est un Léger. C’est un de ces Légers que j’aurais aimés dans tous les siècles, mais dont je raffole dans le mien ; car les Solennels, les Sérieux et les Puritains, m’ont absolument gâté le xixe siècle, et, anglais pour anglais, j’aime encore mieux les Mémoires de Gramont, par Hamilton, que les Mémoires de Guizot, par Guizot !
Avec cela que ces Légers, dont est Gustave Droz, font parfois de superbes raccrocs de profondeur !
II
Ce qu’il a donné en volume, je l’avais lu en partie dans La Vie parisienne, et j’avais été, je l’avoue, intéressé par le ton de tout cela, par ce ton retrouvé et que nous allions perdre, et qui est le ton de notre race. Le hasard, il est vrai, le hasard des journaux, qui est bien plus abracadabrant que le hasard des livres, n’avait mis sous mes yeux que les deux premières parties du livre. Je connaissais Monsieur ; je connaissais Madame ; je ne connaissais pas Bébé, sur lequel tout à l’heure je m’en vais revenir. Mais Monsieur et Madame m’attirèrent et me plurent. Monsieur et Madame me firent l’effet des Caractères d’un petit La Bruyère… mauvais sujet, — d’une espèce de La Bruyère qui connaissait les femmes, non pas « entre tête et queue », comme les connaissait et voulait qu’on les prît La Bruyère, mais qui les prenait avec la tête et avec la queue, et Dieu sait si la queue est un endroit par lequel on puisse les prendre à présent ! Malgré ses mérites incontestés, je ne crois pas que La Bruyère ait eu jamais celui de lacer un corset à personne et de remettre une épingle en place, tandis que Gustave Droz, lui, au contraire, habille, déshabille et réhabille, épingle, désépingle et réépingle, avec une incomparable supériorité. S’il n’est pas moraliste comme La Bruyère, il est camériste et modiste comme La Bruyère ne l’était pas, et ce n’est pas Gustave Z… qu’il devait signer à La Vie parisienne, mais Suzanne, — la Suzanne de chez madame Almaviva ! Gustave Droz, qui fixe sous son fusain couleur de chair… (trop couleur de chair…) la chose qui passe, l’attrait qui s’évanouit, la mode qui va passer, n’est pas seulement qu’un La Bruyère mauvais sujet, c’est aussi un Marivaux. C’est le Marivaux du chiffon et du sentiment au xixe siècle, de ce sentiment qui, lui-même, le plus souvent n’est guères qu’un chiffon. Son livre est comme la boite à poudre du xixe siècle, autrement compliquée que celle du xviiie , allez ! Poudre à la maréchale retrouvée, poudre de riz, poudre d’iris, poudre de perles, poudre de rose et poudre d’or, bleu polonais, rouge de blonde, rouge de brune, maquillages d’idoles japonaises, toutes les poudres de perlimpinpin féminines, toutes les poudres à nous jeter aux yeux poudroient en ces écrits qu’elles ennuagent, colorent et parfument. Et quand ces écrits sont des articles, lus à distance les uns des autres, c’est charmant ; mais quand le tout est ramassé et massé dans un seul volume, qu’on lit d’une haleine, on finit par trouver que c’est trop de poudre comme cela, et on pense malgré soi à la fameuse anecdote du glorieux bailly de Suffren, qui avait l’habitude de fourrer de bien autres poudres que celles-ci dans son tabac d’Espagne, et qui, un jour qu’on voulut l’attraper et le corriger de ce goût étrange, en ne mettant, au lieu de tabac, que de cette poudrette dans sa tabatière, dit avec la majesté du connaisseur, après avoir aspiré fortement jusqu’au fin fond de son nez héroïque ce qu’il croyait du tabac encore : « Il est bon, mais il y en a trop ! »
Oui ! certainement, c’est joli, mais il y en a trop ! Voilà ce que nous dirons à Gustave Droz, qui, lui, ne se sert que de poudres délicieuses à respirer. Oui ! certainement, il y a dans ces pages, ainsi réunies, trop de poudres, trop de maquillages, trop de rubans, de bijoux, de chiffons, de jupes et de sous jupes, et même de… pas de jupes ! Un tel fouillis, dans lequel la nature humaine disparaît sous l’artifice et les chinoiseries et les dépravations d’une civilisation dégoûtée, qui ne sait que faire pour se ragoûter, est un défaut qui peut devenir grave, même dans un écrivain léger. Gustave Droz a des parentés plus ou moins de sang et de prétention avec l’Alfred de Musset du Spectacle dans un fauteuil ; il a, comme Alfred de Musset, le sentiment de la grâce et du caprice de la femme. Mais on peut faire du de Musset feuilleté sans être vertueux. Gustave Droz, qui ne l’est pas du tout, se risque bien souvent du côté de l’indécence plus loin que ne s’y risqua jamais le pauvre de Musset (Voyez L’Âme en peine, Ma tante en Vénus, etc.), comme Octave Feuillet se risque du côté opposé ; mais l’un et l’autre n’en sont pas plus Musset pour cela ! Épicuriens tous trois, du reste, et c’est leur infériorité, nés du sensualisme de ce siècle, Gustave Droz est de beaucoup le plus sensuel et le plus hardi des trois, sous cette forme légère qui a le dangereux attrait de sa légèreté. C’est bien souvent un de Musset par la sveltesse, le tour d’imagination, le mouvement et l’étincelle ; mais c’est un de Musset qui a passé par l’atelier, et il lui est resté, à certaines places, un peu de Mistigris, — que j’aurais voulu effacer.
Il est pourtant bien spirituel, Mistigris, ce bâtard abandonné de Candide, ce rapin sans respect, sceptique et railleur, qui a brouillé de la couleur chez ce grand peintre du Désenchantement qu’on appelle Méphistophélès ! Mais que voulez-vous ? je le déteste. N’introduit-il pas la caricature dans l’émotion, — quelquefois la calembredaine, quelquefois même l’obscénité ?… Profanateur de nature et d’éducation, flétrissant, pourrissant, un peu pourri lui-même, tel est Mistigris ; et je souffrirais d’avoir à dire qu’il reste quelque chose de cet affreux enfant terrible dans le talent élégant, désinvolte et presque aristocratique de Gustave Droz, si, en tournant les pages de son livre, je ne trouvais, à ma grande joie, le La Bruyère mauvais sujet corrigé, marié et père, — comme ces bons cœurs de mauvais sujets le deviennent, — le Bébé arrivé et Mistigris parti, par respect pour cette innocence, qui a fait tout à coup sûr l’auteur un peu immodeste de Monsieur et de Madame l’assainissant effet d’une contagion de pureté.
III
Le Bébé ! voilà, en effet, qui obtiendra grâce dans le cœur de bien des gens, qui ne l’auraient pas faite sans cela pour les deux tiers du livre. Voilà un amour de Bébé qui ne refera pas certainement une virginité à monsieur son père, oh ! cela, non ! mais qui sera le pardon, pour tout le monde, des péchés de ce libertin, en qui la paternité a tourné au profit du mariage, vite, comme un moulin à vent. Le Bébé, voilà la vertu définitive de l’auteur de Monsieur et Madame, de ce Risque-tout, qui, à partir du Bébé, ne risque plus rien. Sa vertu ? Hé ! le mot est bien gros. Je ne voudrais pas qu’on pût s’y tromper. Il faut que la Critique se tienne ferme ici… Parce que l’auteur, à la plume leste, de Monsieur et de Madame, devient père et qu’il se purifie au seul souffle de son enfant, il ne change pas de nature pour cela, et, je l’ai dit plus haut, sa nature est épicurienne. C’est un sensuel que Droz, et si de sensuel, comme il arrive parfois sous l’influence des circonstances qui ennoblissent la vie, il se transforme tout à coup en sentimental, son sentiment n’est, après tout, que de la sensation transformée. Au fond, il est resté ce qu’il était. Rien ne change la nature des hommes que ce qui est surnaturel à eux. Dieu seul est plus fort que nos âmes. Mais, justement, Gustave Droz passe tout le temps que dure son livre à se moquer de ce qui pourrait changer sa nature et élever à sa plus haute puissance son sentiment paternel. Sceptique en religion ou incrédule, tirant de petites comédies du catholicisme pratiqué par les âmes frivoles, — (ce que vous pardonneront les âmes et les esprits profonds, monsieur !) — ayant toujours sous sa diable de plume, qu’on ne peut s’empêcher d’aimer, le mot impertinent, très réussi, quand il s’agit des choses religieuses, Droz, qui a même trouvé dans la monotonie de son procédé contre la dévotion du xixe siècle la punition de s’en être moqué, Droz, qui prononce le nom de Dieu vers la fin de son livre, quand il est ému, aussi bêtement qu’un bourgeois, lui, le spirituel artiste ! n’est qu’un déiste momentané, comme tout déiste, et dont toute la théologie est celle du Mondain de Voltaire, — le plus chétif des types de l’homme que ce génie de la superficialité pût rêver !
Pour toutes ces raisons, qui sont des lois dans la logique inflexible de nos organisations, Gustave Droz aime son enfant énergiquement, je n’en doute pas ! éloquemment, je viens de le dire ! mais comme aiment les sens dans un homme. Si pur, si essuyé qu’il soit, l’amour de l’enfant est chez lui matériel, physique, animal, et les milieux élégants, poétiques, colorants qu’il traverse, n’y font rien. C’est un amour qui reste un amour des sens paternels. Ce qu’il voit dans l’enfant, ce n’est pas son âme, c’est surtout sa beauté ; et quand ce n’est pas sa beauté, c’est sa chair. Sa chair est la mienne ! dit-il, et le générateur tressaille. C’est bien, cela ! Je ne veux pas mutiler l’homme ; je ne veux rien trancher dans ce que Dieu a fait en l’entremêlant de corps et d’âme avec un art, si c’en est un, si prodigieusement consommé. C’est bien, cela ! Mais les chrétiens aiment leurs enfants d’une autre manière ; mais je dis que ce n’est là encore que la moitié de l’amour paternel, — cette moitié que les écrivains de ce temps-ci, matérialiste jusqu’à l’axe, ont peint avec le plus de talent et d’intensité : Balzac dans Le Père Goriot, par exemple, et Victor Hugo dans Le Roi s’amuse et dans Notre-Dame de Paris ! L’auteur du Bébé est de cette école de sentiment et de peinture, avec les facultés de son ordre et le cadre du tableau de genre qu’il s’est choisi. Lisez son Premier-Né, Le Jour de l’An en famille, les Vieux souvenirs, Les Petites Bottes, — qui rappellent, mais en vieux et en usé, le frais soulier de la Gudule dans Notre-Dame de Paris, — les Bébés et papas et la Première culotte, et voyez si dans tout cela l’enfant n’est pas toujours ajusté, toujours compris de la même manière, aimé pour le plaisir et la peine qu’il donne, — car il y a aussi l’épicurisme de la douleur, — et si la moitié du sentiment paternel, celle que Dieu élargit en la doublant du sentiment de son être, n’est pas restée, pure lumière, étouffée sous le boisseau de la chair !
Fatalité du tempérament, du milieu, de la philosophie d’un homme ! Gustave Droz ne pouvait avoir une conception plus élevée du sentiment paternel qu’il ne l’a eue dans ces pages émues, dont j’ai partagé l’émotion, et que je juge après l’avoir partagée ; mais cette conception qu’il ne pouvait avoir, la Critique ne devait pas moins la lui montrer… Je vais finir par une chose triste. Cette conception trop élevée de l’amour paternel, par ce temps de morbides et mignardes tendresses où l’enfant n’est plus qu’un Bébé, la poupée des parents et la marionnette de leurs vanités conjugales, aurait bien moins de chances de réussir que la conception de l’amour de l’enfant telle que Gustave Droz l’a exprimée, et telle qu’elle est, à cette heure, dans des cœurs qui n’ont plus rien de mâle et dans des esprits affadis. Je prédis à Gustave Droz le plus grand succès. Si, par exemple, il enlevait son Bébé du livre où il se trouve, s’il le publiait à l’écart de la mauvaise compagnie du Monsieur et de la Madame avec lesquels il se trouve pour l’instant, le Bébé deviendrait le bréviaire des mères de famille… Ce serait une fortune pour l’auteur, un succès à la Picciola, qui eut, je crois, trente à quarante éditions, — et par la souveraine raison qu’un pareil livre est en équation avec les manières de sentir actuelles de la foule.
Mais pour un artiste qui se sent, est-ce là l’idéal du succès ?…
IV
Autour d’une source [IV-VIII].
Autour d’une source 24 est un livre dont je veux parler. Et pour bien des raisons. Moi qui crois à tous les miracles, je ne puis pas laisser passer un livre — de talent, d’ailleurs, — fait par un homme du monde ironique et incrédule, inspiré par eux et presque contre eux. « Presque contre eux » est trop dire pourtant. Gustave Droz, l’auteur d’Autour d’une source, a vu dans les derniers faits miraculeux qui ont réjoui les cœurs catholiques et que des plumes catholiques ont attestés, un prétexte, non pas à discussion, mais à roman, et il a fait le sien, d’un point de vue humain qui pourrait très bien être… Il a supposé que l’ardente Spéculation moderne, qui met ses mains avides sur tout, pouvait se servir d’un miracle, ou plutôt du mirage d’un miracle, pour faire ses affaires impudemment, malhonnêtement, abominablement, et il a construit un récit dans ce sens qui pourrait être vrai, qui ne l’est pas encore dans l’histoire de nos mœurs, mais qui pourrait l’être, et en construisant ce récit — rendons-lui cette justice ! — il a été si peu hostile à l’Église que le prêtre de son livre a l’horreur de cette spéculation, basée sur une apparence de miracle, et que ce sont des laïques — de méprisables laïques ! — qui la font.
Eh bien, cela m’a charmé ! Tant de gens auraient fait le contraire. Je connais Gustave Droz. Je le connais pour l’avoir lu. C’est un jeune écrivain ayant les idées jeunes de ce temps, qui sont des sensations plus ou moins raffinées, et un scepticisme plus ou moins spirituel. C’est un écrivain, je l’ai dit déjà, sorti de La Vie parisienne, la plus jolie indécence du xixe siècle l’Indécent. C’est un libre penseur, ou de nonchalance, ou d’irritation nerveuse, ou de paradoxe au dessert, en pelant sa pêche et en sirotant son verre de lacryma Christi, — la seule larme du Christ en qui il croie peut-être. Et cet écrivain de ce temps, ce sceptique, ce brillant oseur de La Vie parisienne, — cette brillante osée ! — a écrit tout un livre sur le meilleur thème à déclamation pour les lourdauds de l’impiété, et il n’a pas déclamé une seule fois contre la sainte Église romaine, et il a inventé un prêtre plein de faiblesses, hélas ! et de péché, mais qu’il n’a pas déshonoré comme prêtre. Il n’en a pas fait un Claude Frollo. Risquons le mot : il n’en a pas fait une canaille ! Que dis-je ? il en a fait, à la fin de son livre, un saint martyr, — martyrisé pour la foi. Ma parole d’honneur ! dans l’état actuel de l’opinion, c’est distingué. C’est d’un gentilhomme dans l’ordre de la pensée. Et nous autres catholiques, qui ne sommes pas tous des cuistres, comme les libres penseurs voudraient bien que nous le fussions, nous avons été touchés tous de cela, et, pour mon compte, hautement, je le dis !
V
Est-ce pour sa peine d’avoir eu une idée généreuse que le livre éclate de talent ? Toujours est-il que Gustave Droz n’en a jamais montré autant, ni de plus inattendu. Qui ne savait, en effet, comment l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé, s’était révélé dans la littérature contemporaine ?… Ce qui attira tout d’abord les yeux sur ce talent charmant, ce fut une fraîcheur de pastel, de jolis détails, une sentimentalité voluptueuse. Il parut comme un Greuze, mêlé de Crébillon, — un Greuze de l’amour conjugal et maternel, moins la vertu et l’innocence. On n’aurait peut-être pas cru que ce voluptueux sentimental se viriliserait, que cet efféminé se ferait mâle. On n’aurait peut-être pas cru que ce regard d’observateur, qui n’allait qu’aux détails de la vie intime d’entre le lit et le berceau, s’allongerait sur les choses de la vie sociale, et qu’au lieu de sentiments délicats à exprimer de deux à trois cœurs, comme d’un fruit les gouttes d’une essence exquise, il s’occuperait un jour à démêler et à peindre des passions et des caractères. Et cependant c’est là ce qui est arrivé. D’écrivain délicieusement personnel, Gustave Droz est passé romancier impersonnel et pénétrant, et c’est comme romancier qu’il faut le prendre et le juger.
C’est un romancier de passion et de mœurs, qui, dans la conception de sa première œuvre, a montré une force de tête sur laquelle la Critique n’avait aucun droit de compter. J’ai dit déjà plus haut que le prêtre dont il a fait la figure capitale et centrale de son roman avait cette originalité de rester prêtre, au milieu des turbulences et des craquements de l’homme que la passion secoue. Mais la femme aussi de ce même roman, qui peint les mœurs modernes au vif, a l’originalité, non moindre, de n’être pas une adultère. Deux fameuses originalités, par ce lâche temps de femmes perdues et de prêtres corrompus ! Au point de vue de l’esprit seul, voilà qui tire, d’un coup, le livre de Gustave Droz de la cohue des productions de notre époque, et qui l’élève au-dessus d’elles. Et non seulement la femme du roman, l’héroïne du roman, n’aime point le prêtre qui est l’être supérieur du roman, comme elle en est l’être charmant ; mais elle aime son propre mari comme une honnête femme… qu’elle n’est pas cependant ; car pour être une honnête femme, dans la santé splendide de cœur et d’esprit que ce simple mot exprime, il ne faut pas mêler à son amour les idées et les dépravations qu’une société vicieuse a fait pénétrer dans les âmes ; or, c’est ainsi que madame de Manteigney aime son mari dans ce roman. Obligé de se garder peintre de mœurs et d’être vrai, l’auteur d’Autour d’une source ne pouvait éviter la pourriture sociale qui nous fait, à tous tant que nous sommes, des taches plus ou moins grandes sur la conscience et sur le cœur. Aussi en a-t-il marqué l’imagination et le cœur de son héroïne, tout en la sauvant de la tache de l’adultère, de cette tache dernière qui fait se rejoindre toutes les autres et n’en fait plus qu’une seule de toutes, — et ceci, disons-le pour ceux qui creusent les choses et ne font pas de la critique à fleur de peau, ceci est réellement d’un Maître dans l’art des nouveautés et des inventions.
Ainsi, ô distinction ! pas d’adultère, qui est la borne contre laquelle vont se cogner bêtement, les uns après les autres, tous les romanciers de ce temps ingénieux. Partant, pas de repentirs pleurnicheurs ou de suicides enragés. Et pourtant pas d’innocence non plus. À une certaine profondeur dans la société de Paris, quand on y est mêlée autant que l’héroïne de Droz, il n’y a pas d’innocence ! Pas non plus de lymphe et de froideur, l’innocence physiologique qui, dans tant de romans modernes, remplace l’innocence morale par les scélératesses de l’impuissance. Rien enfin de tous ces affreux lieux communs qui traînent leurs haillons dans tous les livres de ces derniers vingt ans du xixe siècle, rien de tout cela, mais une femme vraie et vivante, une femme prise au tas de la société dans laquelle nous avons le bonheur de vivre ! une hermine, tachée, éclaboussée, étoilée de boue, — et qui n’en meurt pas.
Piquante étude, cela.
VI
Et ce n’est point la seule. Le cadre où cette femme respire est un tableau, — un tableau très plein, très agité, très fourmillant, — et c’est même cela qui est la grande étude du livre. Madame de Manteigney n’est qu’une planète d’un petit monde, image du grand, qui tourne autour d’une source comme autour de son axe. Cette source n’est rien de plus qu’une source minérale dans une des montagnes du Midi. Cette source, qui n’est pas découverte encore quand le roman commence, a été soupçonnée d’exister par un M. Larreau, ancien marchand de robinets, devenu l’un des plus grands industriels de France, et c’est cet industriel dans lequel Droz a cubé tout l’industrialisme moderne et dont il a fait une personnalité tout à la fois odieuse, redoutable et comique, c’est ce coquin à gilet blanc qui s’est imaginé qu’un miracle, comme celui de la Salette, par exemple, si on pouvait se le procurer, poserait bien cette source dans l’opinion, et ferait colossale la fortune des établissements qu’il médite de fonder autour d’elle. Tels le titre et l’idée du livre. Les livres bien faits, on les explique en quelques mots. Le livre de Droz, c’est tout ce qui va se passer autour de cette source : toute une comédie, sinistre, au fond, de coquinerie sacrilège, mais gaie par endroits et par-dessus, comme Les Fourberies de Scapin. Les fourberies, les bassesses et les efforts de Scapin-Larreau pour avoir son miracle, pour le lancer, pour le rattraper quand il lui échappe, pour le relancer, pour le tenir droit devant l’opinion, comme un Saint-Sacrement, pour le faire passer à l’état incontesté et fulgurant, enveloppent tous les personnages du roman, qui sont nombreux, comme d’un moulinet de roueries, et, pendant toute la durée du livre, c’est dans ce vaste moulinet qu’on les voit. La scène de cette grande pièce en un volume est le château de Manteigney, appartenant au dernier descendant de la grande famille de ce nom, lequel, pour fumer sa vieille terre, comme on disait autrefois, a épousé la fille de Larreau. Très élégante, très spirituelle, mais très extravagante, ayant déjà les taches de la corruption parisienne sur l’esprit au moins, si elle ne les a pas sur le cœur, possédant au plus haut degré le génie de l’ironie et de la plaisanterie parisiennes, aveugle sur son père qu’elle admire d’enfance et de confiance, parce qu’il a toujours été heureux dans ses plans et qu’il est fou d’elle, madame de Manteigney est la femme amoureuse de son mari, maigre, mièvre, mal fait, chétif, jaunâtre, roussâtre, un crevé du temps, qui lui mange sa dot et ses diamants avec des filles. Elle l’adore, et c’est même pour cela ! L’Ange exterminateur qui nous punit de toutes les fautes de notre vie, disait madame de Staël, c’est l’être que nous aimons. Le comte de Manteigney est cet ange exterminateur pour sa femme, comme elle, à son tour, est l’ange exterminateur pour l’abbé Roque, curé de Grand-Fort, — l’intérêt tragique et le plus élevé du roman.
Le curé de Grand-Fort a toutes les façons d’être un homme. Il est noble de sang, et on le voit bien quand on le regarde, quoiqu’il ne soit qu’un enfant trouvé. Il est noble de cœur. Il est noble de beauté fière. Il est noble de force physique comme un Croisé des premiers temps. Il est noble enfin comme un prêtre, — plein de foi, de piété, de dévouement. C’est un robuste, agreste et saint pasteur, heureux dans le devoir, jusqu’à l’heure où les Manteigney et leur société de Paris viennent habiter le vieux château.
L’auteur d’Autour d’une source, en peignant son abbé Roque et en le faisant si grandiose, ne nous a pas donné que l’idée d’un homme exceptionnel ; il nous a donné — ce qui est bien plus profond — l’idée qu’il a de la grandeur du sacerdoce. C’est pour cela que, dans tout le cours de son livre, il ne l’a jamais dégradé. L’abbé Roque, épris de la comtesse de Manteigney, est certainement coupable aux yeux de Dieu, des hommes et de lui-même ; mais il combat avec fureur contre sa passion qui ne l’a égaré qu’une seule fois, mais il est dévoré de remords, mais il se met humblement au pied de la croix, mais, tout le reste de sa vie, il est irréprochable, héroïque et sublime. — Et lorsque, dans le roman de Droz où la Comédie alterne avec le Drame, Larreau, le père de la comtesse, qui dès le premier jour a visé ce prêtre pour son miracle et veut, à force de sophismes et de bagout industriel et progressif, et même religieux, le faire complice de son grotesque et abominable mensonge, le prêtre indigné, dont la colère monte devant le Seigneur, ne fléchit pas une minute dans son indignation et sa colère, — une colère terrible ! Et, calomnié auprès de son évêque, il se laisse frapper injustement sans se plaindre et sans se défendre, et s’en va mourir martyr en Chine, victime de sa probité inflexible, de son repentir et de sa foi.
Un catholique n’aurait pas mieux fait.
VII
Gustave Droz, qui ne l’est pas d’affirmation, du moins pour son propre compte, dans son livre, s’il l’est pour le compte de son principal personnage, n’a pas fait catholique que le dénouement de son roman : il en a fait catholique l’action même, dans la vie et le péché de son prêtre. L’amour du vrai dans l’art lui a tenu lieu de principes que probablement il n’a pas, et l’a fait agir dans la conception de son prêtre comme s’il les avait. Le moraliste a été assez profond dans cet esprit qui n’était qu’une rose hier encore, pour aller… oui ! jusqu’au chrétien. Car, il ne faut pas s’y tromper, Droz est moraliste. Tout impersonnel que je le reconnais maintenant, il n’a pas l’objectivité inanimée et bête dont les pédants ont fait, depuis Goethe, une supériorité. Il ne peint pas l’objet pour l’objet, comme Flaubert, et ne se contente pas de cela. Il est moraliste par l’ironie, l’ironie qui circule dans son livre partout où il y a quelque chose de répréhensible à condamner. Pour lui, on n’aura pas besoin, comme on l’a tenté pour Machiavel, l’homme sans âme qui écrivit avec la main de bronze du Destin sous la dictée des Perversités de son siècle, — et ce qu’on vient de renouveler pour Flaubert, talent sans âme non plus, — on n’aura pas besoin d’inventer une ironie d’après coup, qui n’existe pas dans leurs œuvres glacées. On la sent de reste dans le livre de Gustave Droz, et cette ironie, qui n’est qu’une condamnation implicite, peut avoir la sévère beauté d’en être une explicite demain !
VIII
Comme on le voit, je suis d’abord allé au plus grave en parlant du nouveau livre de Gustave Droz. J’en ai vu la portée. J’ai vu la hauteur, la pureté et la logique de la conception, avant d’en regarder le talent. Tous ceux qui l’ouvriront jugeront facilement du talent dont il est rempli. Ce qui domine, pour moi, dans ce livre, c’est l’esprit ; l’esprit étincelant, brillant, damasquiné ; l’esprit du dialogue, et du mot, et de la réplique ; l’esprit français dans toute sa gloire, qui ferait merveille à la scène, si on l’y parlait, — si Droz, par exemple, s’avisait un jour de faire du théâtre. Ah ! il a plus d’esprit à son petit doigt que Flaubert dans tout son grand corps de Suisse robuste. Le talent de peintre, on le connaissait. C’est toujours, à beaucoup d’endroits, cette touche veloutée, grasse, abondante, incarnadine, de ce peintre des premiers jours qui ombrait tout avec du rose. Mais Gustave Droz devenu observateur sait faire maintenant, quand il le faut, crier son coloris. Il a maintenant des crudités dans le rendu, des brutalités dans l’élégance, dont on ne se serait jamais douté. Exemple : la scène du rendez-vous dans la montagne avec la petite chevrière aux pieds nus, qui est si maigre, qu’a séduite le comte de Manteigney, et sa manière de faire l’amour. Je ne connais rien de plus fort, de plus raide et de plus contenu dans cette tonalité-là. Mérimée est dépassé d’un empan. Quelle poignante réalité, sous cette main potelée qui sait l’étreindre ! Et, contraste charmant, quelle bonne humeur, à d’autres moments, dans l’imagination ! Exemple encore : toutes les figures secondaires de cette œuvre, où la Comédie, malgré le Drame, est en dominance, et entre autres cette excellente tête du baron Claudius, cette figure si moderne, qui fait de la haute politique en s’occupant d’assiettes cassées et parle de transformations sociales en cherchant de vieux pots… C’est vraiment parfait ; nous l’avons tous rencontré, ce fantoche. C’est comme une fleur de ridicule bien épanouie et que l’auteur a glissée entre les grandes figures sérieuses de son livre, pour nous dérider, et on la respire en riant, cette violette… Quelle trouvaille de comédie !… J’ose revenir à cette idée, et ce sera ma conclusion : ce roman renferme surtout une œuvre de théâtre. Par la modernité des têtes, par le dialogue surtout, si rare maintenant sur nos scènes sans esprit, qui en ont — quand elles en ont — uniquement dans les situations, Gustave Droz aurait sa place et une destinée au théâtre. Déjà romancier, se décidera-t-il à varier sa voie encore ? Le roman gardera peut-être son analyseur, son descriptif et son peintre… Fera-t-il du théâtre ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais, c’est qu’il saurait en faire.
Alors, MM. Dumas fils, Augier et Meilhac n’auraient peut-être qu’à se bien tenir !