De la poésie en 1865.
(suite et fin.)
III.
Je ne dirai que peu de chose d’un autre poëte dont la langue m’échappe, M. Luzel, qui vient de publier un recueil de Poésies bretonnes et en pur breton, avec traduction, il est vrai55. Cette tentative, qui n’est point la seule de son espèce et qui se rattache à tout un mouvement provincial en faveur des anciens idiomes ou patois, vaut pourtant la peine qu’on la remarque, et peut prêter à quelques réflexions. Il est naturel et il paraît juste qu’au moment même où l’unité de la France s’accomplit et se consomme en tous sens par l’immense réseau des communications et par une facilité, pour chacun, d’un déplacement à la minute, et presque d’une omniprésence universelle, il y ait un sentiment de résistance sur quelques points, un reploiement sur soi et un suprême effort de quelques fidèles pour sauver les vieilles mœurs ou du moins les vieilles chansons, pour les préserver et les clôturer, s’il est possible, pour leur assurer même, comme par défi, et grâce à un stimulant nouveau, une sorte de regain et de renaissance. Le fait le plus remarquable en ce genre est ce qui se passe dans la littérature provençale et dans le Midi de la France. On sait que cette belle langue, si florissante au xiie
siècle et qui balançait pour le moins celle du Nord, avait été vaincue, compromise dans le désastre même qui suivit la croisade contre les Albigeois, et que, privée désormais de ses principaux centres et foyers où elle était cultivée avec pureté et avec élégance, elle était bientôt retombée à l’état de patois ; c’est en parlant d’elle qu’il m’est arrivé de dire que le patois est « une langue qui a eu des malheurs. » Mais ce patois de la langue provençale ainsi réduite était encore le plus riche de tous, le plus pittoresque et le plus sonore ; il n’avait cessé, même dans sa décadence, de permettre à de vrais poëtes de se produire : Goudouli est le plus célèbre ; mais combien d’autres dignes de plus de renom et d’un auditoire plus étendu ! Je ne fera que nommer l’abbé Favre, un génie trop confiné, une source jaillissante de joyeuse et rabelaisienne humeur. Il y a une trentaine d’années, un poëte naturel, sorti des rangs du peuple, Jasmin, est venu remettre à la mode, étendre et comme renouveler cette flore du Midi, restée longtemps si morcelée et si locale : homme d’esprit et de sensibilité, artiste habile, acteur et poëte, vrai talent, il avait su, par ses heureuses combinaisons et par ses récitations chaleureuses, remettre en honneur le vieux patois, nécessairement altéré, et faire accroire un moment à toutes les populations du Midi qu’elles s’entendaient entre elles, puisqu’elles l’entendaient, lui, et qu’elles l’applaudissaient. Jasmin est mort il n’y a pas un an encore (octobre 1864), au seuil de la vieillesse et dans le plein de sa renommée. Il avait épuisé depuis longtemps à Paris la dose d’admiration et d’attention dont nous sommes capables et qui est disponible chez nous pour les choses et les personnes de passage. Il nous demandait trop s’il avait espéré plus. Mais il n’avait cessé d’être en vogue et de régner dans son pays et dans sa zone. Deux légères fautes qu’il avait commises dans les derniers temps y avaient été peu senties : l’une, c’était d’avoir composé et publié un poëme français, Hélène, qui ne donnait pas sa mesure, qui semblait pourtant la donner, et qui pouvait faire dire à ses critiques d’ici qu’il n’avait de talent qu’en patois et grâce à son patois ; l’autre faute, c’était d’avoir adressé un Poëme-Épître à M. Renan56, d’avoir usé et abusé, à son tour, contre l’éloquent philosophe de l’invective, de l’anathème et de la menace, ni plus ni moins que s’il eût été un évêque. Ce gentil esprit, en s’aventurant de la sorte, s’exposait à se faire dire qu’il sortait de sa sphère et qu’il forçait son flageolet. C’étaient là des fautes de goût que peu de personnes par-delà sentirent. Jasmin n’avait guère faibli d’ailleurs, et il soutenait jusque dans son dernier volume, avec une sorte d’aisance et une verve de tempérament, cette dureté de condition qui condamne les artistes toujours en scène à se répéter, à repasser sur les mêmes tons, à tirer de leur chanterelle jusqu’à la dernière note, à jouer de leur voix jusqu’à la dernière corde. Chez lui l’entrain du débit cachait les ficelles, et rien, à première vue, ne trahissait trop la fatigue. Il aurait pu cependant, avant de mourir et pour peu qu’il eût l’esprit tourné aux tristes présages, s’apercevoir et reconnaître que son autorité avait subi un échec et qu’une partie de sa domination lui avait échappé. La rive gauche du Rhône, rivale et jalouse de la Garonne, avait dès longtemps secoué la suprématie nominale du poëte d’Agen, et ne lui avait laissé, à proprement parler, que son royaume d’Aquitaine : l’honneur de Jasmin est d’avoir provoqué du moins cette insurrection et ce réveil. A voir un poëte du peuple occuper et, selon eux, usurper ainsi l’entière renommée, de jeunes et beaux esprits provençaux s’étaient dit qu’ils avaient, eux aussi, un passé et un avenir ; ils se mirent de parti pris à remonter aux sources, à les rechercher et à étudier, tout en chantant ; ils fondèrent cette union de poëtes, la société des Félibres, assez singulièrement nommée, mais qui s’est justifiée et démontrée par ses œuvres : l’un d’eux, Mistral, charmant poëte, esprit cultivé et resté en partie naïf, s’est d’emblée tiré du pair et illustré par la pastorale de Mireïo. Il tient le sceptre aujourd’hui dans la patrie de la gaie science et des troubadours57. Les patois sont assez en vogue ailleurs, mais sous d’autres formes et dans des conditions fort inégales. Le patois du milieu de la France, du Berri, a été étudié et décrit à l’état philologique et, pour ainsi dire, botanique par le comte Jaubert, un esprit exact, un naturaliste véritable. Son Lexique est un livre modèle et d’une méthode exemplaire. En Bourgogne, en Franche-Comté, le patois fait aussi la préoccupation de quelques littérateurs du cru. M. Max Buchon s’y est appliqué avec intelligence et zèle58. Les Noëls dijonnais et bizontins sont connus ; mais, à part ces productions d’une saveur et d’un sel propre au pays, on n’aurait à citer que des lambeaux disparates. La littérature et la poésie ont peu à y glaner, et, à ce propos, je me permettrai de dire à M. Buchon qu’il m’a fait une querelle inutile, lorsqu’il a supposé que je pouvais lui conseiller, à lui ou à tout autre, de tenter pour les patois de son pays ce que Jasmin a fait pour les patois du Midi, c’est-à-dire de les fusionner dans une sorte de dialecte commun ou composite et de langue littéraire poétique. Qui donc a pu avoir une pareille idée ? Dans ce pays de l’Est et aux abords du Jura, ce n’est nullement la même question et le même état de choses que dans le Midi ; il n’y a pas eu le même passé, des antécédents semblables, une belle langue romane autrefois régnante, entendue et applaudie depuis le Rhône jusqu’aux Pyrénées. Si j’ai défini le patois du Midi, « une langue qui a eu des malheurs », je me contenterai de définir le patois de Franche-Comté, « une langue qui est restée à l’état rustique et qui n’a pas fait fortune. » Ce serait le juste complément de la définition. Il a existé au Moyen Age, ou plutôt à la veille du Moyen Age, une époque intermédiaire, confuse, où il n’y avait pas de langue et où il n’y avait partout que des patois, des jargons. L’état que signale M. Buchon pour la Franche-Comté, cette circonstance de changer de patois, d’un pays et d’un clocher à l’autre, était vraie dans un temps pour toute la France. Les diverses cours féodales grandes ou petites, l’importance prise par les villes, ont peu à peu centralisé ces divers patois, les ont fait passer à l’état de langue : mais cela n’empêche pas qu’il ne soit resté des traces de diversité presque à l’infini dans les montagnes, dans les campagnes ; les rudes vestiges sont encore vivants ; il y a des patois locaux qui sont restés à peu près ce qu’ils étaient à l’origine, qui ne sont jamais devenus des langues ; ces patois restés paysans n’ont pas éprouvé de malheurs, si vous le voulez, mais aussi ils n’ont pas eu de bonheur, ni de chance, comme on dit. M. Buchon qui s’en occupe sur place avec zèle est très méritant. M. Luzel a déjà dû s’impatienter, s’il nous lit, et je suis sûr que, s’il était à portée de voix, il aurait demandé plus d’une fois la parole ; car, lui, il a la prétention d’être dans un cas tout différent : « Nous autres Bretons, dit-il dans sa préface, nous avons l’avantage précieux de posséder une langue à nous : je dis langue et je repousse vigoureusement le mot flétrissant de patois. »
Loin de moi l’idée de le contredire et de porter atteinte à sa patriotique pensée ! Le bas-breton est bien, en effet, d’une couche antérieure et préexistante aux formations romanes. Mais n’est-il pas devenu lui-même patois en son genre avec les années, avec les siècles ? Ce qui est certain, c’est que dans le petit recueil que nous offre M. Luzel, et à en juger par ses traductions, on entrevoit qu’il a dû faire d’assez jolis chants que peuvent chanter, à la rigueur, les jours de Pardon, les paysans que nous a peints et repeints si souvent M. Leleux. Je laisse aux Legonidec, aux Le Huërou, s’il en existe encore, et à leurs successeurs, je laisse à mon savant confrère, M. de La Villemarqué, de décider si le breton en est pur et classique, s’il est digne du siècle d’Arthur. Pour moi, une pièce qui me paraît touchante de forme et de sentiment est celle que M.Luzel a consacrée à la mémoire de Brizeux, l’amoureux de Marie, le barde qui s’est écrié en l’un de ses meilleurs chants, voulant exprimer d’un mot sa terre natale :
Ô terre de granit, recouverte de chênes !
M. Luzel nous définit à son tour son pays de Bretagne, « le pays par nous tous tant aimé, mer tout autour, bois au milieu. »
Quoiqu’il soit vrai de remarquer que Brizeux n’a si bien réussi à faire accepter et aimer sa Bretagne que parce qu’il a donné ses idylles ou poëmes en français ; quoique les hommes qui ont fait ou qui font le plus d’honneur au nom breton soient encore des transfuges de cette patrie ou de cette langue primitive, Chateaubriand, Lamennais, Renan, je tiens compte à M. Luzel de ses nobles sentiments de résistance, de sa foi au vieux culte, aux mœurs nationales. Il déteste peut-être un peu trop l’Anglais (le Saxon) comme au temps du combat des Trente ; il paraît trop persuadé que son pays est, à tous égards, le premier du monde, sa langue, la plus belle de toutes : en prose, cela s’appellerait des préjugés et des entêtements ; c’est bon à chanter, non à dire. Mais en faisant la part du convenu en telle matière et de la cocarde obligée, il y a chez lui de la fraîcheur et de la veine. C’est certainement un gentil motif d’idylle, charmant peut-être dans l’original, que celui qui se présente à nous, ainsi traduit :
Mona
Sur le bord de la rivière, les pieds dans l’eau, assise sur le gazon frais, un soir Mòna Daoulas était dans la prairie, sous les aulnes verts.
Mélancolique et la tête penchée, était la jeune fille, avec sa douleur, et les larmes de ses yeux perlaient sur l’herbe de la prairie.
Sur la branche un petit oiseau dit alors, par son chant : « Ne troublez pas l’eau, ô jeune fille, de cette façon, avec vos deux petits pieds ;
Car je ne pourrai plus y voir mon image, ni davantage les étoiles du ciel : écoutez la prière d’un petit oiseau, ne troublez pas l’eau, la belle enfant ! »
Monik répondit alors à l’oiseau qui lui parlait de la sorte : « Ne crains rien, l’eau troublée sans tarder redevient claire et limpide ;
Mais hélas ! le jour où je vins en ce lieu avec Iannik Caris, celui que je n’ai que trop aimé, ah ! c’est alors que tu aurais dû dire :
Oh ! ne troublez pas, Iannik, le cœur et l’âme de cette jeune fille : ils ne seront plus purs, ils ne réfléchiront plus les étoiles et le soleil béni ! »59
IV.
Je passe à un Breton français et des plus français, à Boulay-Paty, mort il y a juste un an, et dont les Poésies posthumes viennent de paraître réunies par les soins d’un ami60. A la nouvelle de cette publication, je répondais à l’honorable exécuteur testamentaire qui voulait bien faire appel à mes souvenirs et à mon jugement sur le poëte : « Boulay-Paty était un de mes plus anciens et fidèles amis. Je l’avais vu arriver de Rennes à Paris, vers 1830, avec son compatriote et camarade Hippolyte Lucas, et je me rappelle encore la visite que je leur fis à tous deux dans l’hôtel où ils avaient débarqué à un coin de la rue Saint-Honoré. Depuis lors je n’avais cessé d’être avec lui en de bons et excellents rapports, plus fréquents pendant notre jeunesse, mais que le temps, en les rendant plus rares, n’avait ni rompus ni même relâchés. Aujourd’hui je comprends bien ce que vous voulez appeler la responsabilité délicate qui vous est échue : il s’agit de choisir, d’élaguer, de remplir le vœu dernier d’un poëte, en n’admettant rien qui soit de nature à nuire à sa mémoire ou à affaiblir l’idée qu’on veut donner de son talent. Boulay-Paty était un vrai poëte, c’est-à-dire qu’il était cela et pas autre chose ; il avait le feu sacré, la religion des maîtres, le culte de la forme ; il a fait de charmants sonnets61, dont je comparais quelques-uns à des salières ciselées, d’un art précieux ; mais les salières n’étaient pas toujours remplies : il avait plus de sentiment que d’idées. Il appartenait par bien des côtés à l’ancienne école poétique en même temps qu’il avait un pied dans la nouvelle. Ce n’est pas pour rien qu’il s’appelait Évariste : il tenait de Parny, son parrain poétique, plus que d’Alfred de Musset. »
— Je compléterai aujourd’hui et préciserai un peu plus ces souvenirs, mais sans m’astreindre a la notice : il suffit ici d’un profil et d’un médaillon. Si l’on avait voulu définir d’un mot Boulay-Paty, il aurait fallu dire : « C’est un jeune homme. » — Jeune homme, il l’avait été de bonne heure et presque dès l’enfance : il l’était resté toujours, tant le regret de ne plus l’être était vif et sensible en lui ! Frotté plutôt qu’imbu de romantisme, il avait gardé un reste de poésie d’Empire ; le fond de son cœur était à Parny, je l’ai dit, et à Millevoye, pour l’élégie : les premières odes de Victor Hugo, si classiques encore, étaient son idéal et ses colonnes d’Hercule dans le lyrique. Il avait l’exaltation poétique, l’ardeur et la chaleur au front, plutôt que le renouvellement intérieur et l’idée. Il se payait un peu de sonorité et d’enthousiasme. Lauréat des académies, et en particulier de l’Académie française en 1837 pour son Ode de l’Arc de triomphe de l’Étoile, cette date marquée d’un clou d’or dans sa vie avait été son plus brillant moment. Il avait lu lui-même son Ode en séance publique et avait recueilli les applaudissements de l’assemblée. Le ministre de l’Instruction publique, M. de Salvandy, lui écrivit, tout électrisé, au sortir de la séance : « Monsieur, je double le prix… Je regrette de ne pouvoir mieux vous prouver l’estime que m’ont inspirée vos patriotiques vers : eux aussi semblent sculptés en granit. »
Sur des sujets moins ambitieux et moins solennels, Boulay-Paty avait pendant des années remporté toutes les formes et les variétés de prix que l’Académie des Jeux floraux peut décerner : ces fleurs artificielles (souci, églantine, amarante, etc.), étaient rangées chez lui et conservées sous verre, chacune dans son bocal. Il avait le culte et la dévotion de ces signes et de ces emblèmes qui devenaient aussitôt pour lui des reliques sacrées. Bibliothécaire de titre plutôt que de fait au Palais-Royal, et depuis au ministère de l’Intérieur, sauf les quelques heures du milieu du jour qu’il livrait à son emploi, il vivait volontiers retiré, solitaire, — non pas trop solitaire pourtant : il aimait à habiter dans des quartiers éloignés, au fond d’un jardin, dans quelque pavillon un peu mystérieux, rimant dès l’aurore, récitant ses rimes aux oiseaux, cultivant et prolongeant quelque amour, — un amour sur lequel la fidélité avait passé. Ame simple et droite, sans un repli, avec les instincts les plus loyaux, mais toujours un peu de chimère, aucun des intérêts, aucune des ambitions qui d’ordinaire saisissent les hommes dans la seconde moitié de la vie n’eurent jamais sur lui action ni prise ; il y resta constamment étranger, innocent de toute compétition, de toute jalousie, ne se comparant pas, ne se plaignant pas, satisfait dans son coin, s’y tenant coi comme dans son nid, le même après comme avant l’orage, d’abord et toujours jusqu’à la fin l’homme de la muse, du rêve, de la rime, de la bagatelle enchantée. Jeune, il se cachait pour aimer et pour être heureux : plus tard il se cachait pour vieillir. Sa poésie, pour nous, expression fidèle de sa manière d’être, est trop directe ou trop linéaire, si je puis dire ; elle ne passe point par une création : c’est une poésie qui a du nombre, un certain éclat, mais qui ne se transforme et ne se transfigure jamais à travers l’imagination. Telle qu’il la sentait et la pratiquait, habile au métier, charmé des sons, amusé aux syllabes, rien n’existait pour lui en dehors de cette poésie ; il y mettait tout son soin comme toute sa pensée : il n’avait pas de prose. Son premier recueil est curieux : je le recommande aux amateurs et collecteurs, comme j’en sais déjà, de raretés romantiques. Il a pour titre Élie Mariaker
62, sans nom d’auteur, avec une eau-forte en tête, une gravure de rêveur éploré, échevelé, accoudé sur un roc devant un paysage fantastique et nocturne. Ce livre, je puis le dire aujourd’hui sans embarras, est une imitation de Joseph Delorme. Le calque est frappant ; il est avoué ; mais il y a surcroît et renchérissement comme lorsqu’on imite et qu’il s’y mêle un coin de gageure. Élie Mariaker est le nom de l’auteur censé mort, dont on nous donne la vie, la pensée et les vers. C’est partout un luxe d’élégie, une frénésie de passion, de rêve, de solitude, de roman à deux à tout prix. Toute la bibliothèque romanesque sentimentale des dernières années y est mise à contribution pour fournir des chapelets d’épigraphes. Nul livre n’exprime mieux une mode, une des formes maladives de l’imagination à un moment. On n’en pourrait presque rien citer aujourd’hui sans faire sourire63. En regard du dernier volume qu’on publie et de ces Poésies de la dernière saison, que de réflexions le rapprochement suggère ! quel retour sur nous-même ! Le poëte vieillissant a mis ses goûts à la raison ; il s’efforce d’accepter la loi du temps, de s’y soumettre sans murmure ; lui si fier de sa chevelure de jais, si épris dans sa jeunesse de la beauté réelle et sensuelle, il en est venu aux délicatesses morales, aux subtilités mortifiées ; il célèbre, il a l’air d’aimer les cheveux blancs ; il dira, par exemple :
L’AMOUR PUR.
Cette beauté blanche et vermeille,Qui des heures fait des instants,Divine femme de trente ans,Dont la grâce est une merveille ;Que j’aime et trouve sans pareille ;Oh ! je voudrais bien que le tempsPassât vite sur son printemps ;Oui, je voudrais qu’elle fût vieille !Non pas pour être alors vainqueurDe l’amour que j’ai, car mon cœurLa verra toujours jeune et belle ;Mais pour que son doux entretienMe gardât vieux longtemps près d’elle,Et sans que le monde en dît rien.
Entre toutes les fleurs il va choisir l’amarante, la qui, dit-on, se flétrit le moins vite, une sorte d’immortelle ; il fait fi de la rose trop passagère ; il lui retire son hommage pour le transporter sur une fleur plus digne ; il dit tout cela en vers bien tournés et bien frappés plutôt que fortement pensés. C’est dommage, vraiment, que de telles strophes n’aient pas été faites il y a deux siècles, au lendemain de Malherbe : on s’en souviendrait peut-être ; mais elles viennent trop tard ; c’est trop de mots pour trop peu de sens :
Ô Rose, en toi que l’amour rendeHommage aux fragiles destins !Mes chants ne vont pas en offrandeAux fleurs qui n’ont pas deux matins.Amarante, fleur éclatanteComme un panache de guerrier,Rivale, en ta rougeur constante,Du vert feuillage du laurier ;Toi dont le velours magnifique,Toi dont la pourpre honorifiqueProclame aux yeux la royauté,Ô fleur de mémoire durable,Signe de gloire inaltérable,Symbole d’immortalité,Tout sentiment vrai qui défieL’effort du malheur ou des ans,Dans ta fleur se personnifie,Pour échapper aux jours présents :Pour parer leur pieuse enceinte,L’amour pur et l’amitié sainteDisent par toi : — Fidélité !De ta fleur, acceptant l’hommage,Ils choisissent pour leur imageTon inaltérable beauté.Dans les jours de la Grèce antique,On te mêlait aux noirs cyprès ;Des Anciens le deuil poétiquePar toi disait les longs regrets ;L’âme d’Achille consoléeA son belliqueux mausoléeVit les Thessaliens venir,Parés de ta fleur solennelle :Leur deuil voulut montrer en elleL’éternité du souvenir.Ô fleur qui n’es pas fugitive,Qui nais tard et vis longuement,Quand des beaux jours la fleur hâtiveA l’existence d’un moment,Tu nous dis que l’œuvre légèreDe la jeunesse est passagère,Et que, dans son travail parfait,L’œuvre lente de notre automneVit. — Loin que le temps s’en étonne,Il respecte ce qu’il a fait.
C’est par ces vers nobles, purs et sonores, dignes échos de la muse classique, que le poëte vieillissant se consolait de son mieux : il n’avait fait que changer de chimère. Il se le disait à d’autres instants ; il savait que tout passe, que de nos jours tout poëte qui n’est pas souverain passe plus vite qu’autrefois, aussi vite que les plus fragiles beautés. Il s’en plaint avec bien du sentiment dans un sonnet, l’un des meilleurs de sa façon :
UNE GLACE DU VIEUX TEMPS.
Glace de l’ancien temps, dans ton vieux cadre à fleursCouronné de ramiers, au frémissement d’ailes,Que d’êtres ont passé dans tes reflets fidèles !Où sont-ils ces passants ? — Je sens mes yeux en pleurs.Ton verre a réfléchi, dans leurs vives couleurs,La force et la beauté, sans rien conserver d’elles.Ah ! tes roses devraient être des asphodèles.A mon front qui s’y mire, il monte des pâleurs.Tu ne retiendras rien des traits de mon visage ;Le souvenir, de même, oubliera mon passage !Je serai comme si je n’avais pas été.D’autres y passeront sans y marquer leur place ;La mémoire de l’homme est l’oublieuse glaceD’où les ombres s’en vont avec rapidité.
Le dernier vers pourtant est faible ; le poëte a manqué son dernier trait, celui qui s’enfonce et reste dans la mémoire. Le sonnet est bon, il n’est pas excellent : il ne vivra pas. Hélas ! vivrait-il, même quand il serait parfait et excellent ? Boulav-Paty adorait Pétrarque, sa forme, son tour de sentiment ; il se plaisait à le suivre par tous ses sentiers. Je note à la page 279 une anecdote de l’amant de Laure, un fait d’amour que le poëte a repris à sa façon et dont il s’est amusé à faire un assez joli sonnet. Je crois que je n’oublie rien. Boulay-Paty, nous te saluons une dernière fois, brave et digne poëte, fidèle jusqu’à la fin au vœu de toute ta vie, qui as eu, même en expirant, le rêve et l’illusion de la postérité, comme si cette postérité avait le temps de s’arrêter un moment, de se retourner, de regarder quiconque ne la suit point au pas de course ou ne la précède pas ! Que ton nom du moins, dans ce monument poétique inachevé, mais grandiose, du xixe siècle, que ton nom reste inscrit à quelque paroi du temple, comme les noms de tant de guerriers le sont sur cet Arc de triomphe que tu as célébré et où il y a place même pour les seconds, même pour les troisièmes dans la liste des héros. L’honneur déjà, un honneur suprême, c’est d’y être admis64.
Il m’a fallu plus d’effort et de courage qu’on n’imagine pour maintenir le cercle artificiel dans lequel je m’étais proposé de me renfermer cette fois, et pour écarter dans ces dernières semaines les survenants, accourus de toutes parts, qui me disaient : « Est-ce mon tour ? Suis-je des trois ou quatre ? Mon recueil n’est-il pas en effet de 1865 ? » Plus d’un poëte en retard m’a donné le remords de l’avoir omis et négligé : et M. Anatole Leroy-Beaulieu, un nouveau venu sympathique, avec ses Heures de solitude ; et une ancienne connaissance, M. Valéry Vernier, avec ses Filles de minuit : une pièce de ce dernier, Vingt ans tous les deux, serait assurément connue et célèbre, si par impossible on la supposait transmise de l’Antiquité et retrouvée à la fin de quelque manuscrit de l’Anthologie ; on y verrait une sorte de pendant et de contrepartie de l’Oaristys. — J’aurais certainement pu, si je les avais reçus à temps, joindre les Printemps du Cœur de M. Eugène Vermersch aux sonnets printaniers d’Avril, mai, juin, de deux jeunes anonymes. — C’eût été peut-être une indiscrétion à moi, mais qu’on aurait excusée, de parler encore d’un petit recueil, d’une plaquette qui ne porte que ce titre unique ΨΥΧΗ (Ame), et dont la poésie naturelle, coulant de source, a quelque chose de la fraîcheur d’une fontaine rustique. Que serait-ce si j’ajoutais que ces vers sont d’un grand orateur de la Chambre et, qui plus est, d’un orateur de l’opposition65 ? — Mais il faut finir ; il y a un moment où, en tout sujet, on doit prononcer la clôture : Claudite jam rivos… Et la meilleure raison pour s’arrêter en pareille matière est celle qu’a donnée le roi des lyriques, Pindare : « On se rassasie même du miel, même des fleurs. »