III. M. Michelet
Histoire de France ; Richelieu
I
Nous avons souvent recherché avec un grand soin, à chacune de ses publications historiques, dans quelle école historique de ce temps on devait classer M. Michelet, et, nous l’avouerons en toute humilité, notre recherche a été vaine : il n’y en a pas. M. Michelet ne se réclame d’aucune école. Il est lui-même, et ne dépend que de ses facultés. C’est un solitaire historique, et c’est même un bonheur que sa solitude. Si beaucoup d’historiens d’un talent, sinon égal au sien, mais au moins plus attesté et plus compté que celui des quelques grimauds qui l’imitent, entendaient et abordaient l’histoire comme M. Michelet l’entend et l’aborde, quel désastre ! La vérité de nos Annales serait faussée à une telle profondeur que, pendant bien longtemps peut-être, la Critique la plus savante et la plus sagace serait impuissante à la rétablir. Ne soyons pas dupe de M. Michelet. Malgré ses prétentions et ses coquetteries d’historien, malgré des attitudes qui ne sont pas des aptitudes, M. Michelet est, selon nous, le plus grand ennemi qu’ait jamais eu l’Histoire. Il ne sait pas la respecter. Fait par elle et créé pour elle, cet enfant ingrat et terrible manque perpétuellement à sa mère, — à cette mère dont il tient sa renommée, et dont, s’il eût voulu, il aurait pu tenir sa gloire ! Est-il besoin de le rappeler ? Est-ce que M. Michelet n’est pas populaire ? Depuis quinze ans et plus, ne l’avons-nous pas vu traiter l’histoire comme une servante ? Ne l’a-t-il pas condamnée et ployée à un double servage ? N’en a-t-il pas fait, ensemble ou tour à tour, l’esclave de ses passions ou de ses caprices ?… Or, s’il y a pis que de tuer sa mère, n’est-ce pas de la déshonorer ?…
Oui ! des passions et des caprices ! Voilà, en effet, et sans plus. M. Michelet en deux seuls mots ! Malheureusement ces deux mots expriment deux choses bonnes partout ailleurs, mais mauvaises, détestables en histoire. M. Michelet a les caprices d’un homme, poète jusqu’à l’insanité, et les passions (de tête, bien entendu) d’un révolutionnaire jusqu’au crime. Nous n’avons pas peur de ce que nous écrivons, et nous avons écrit : jusqu’au crime. Il est telles pages de M. Michelet (la mort de la princesse de Lamballe, dans l’Histoire de la révolution, par exemple), qui sont aussi criminelles que tout ce qui peut sortir d’une plume. Ceux qui, comme nous, lisent M. Michelet,
avec un désespoir qui s’accroît à chacune de ses publications nouvelles, connaissent suffisamment ces passions affreuses, qu’on ne saurait défendre ni même excuser, dans le coupable historien, si ce n’est en les couvrant de l’inconsistance naturelle à sa pensée ou des ardeurs fébriles d’un tempérament trop nerveux et trop aisément enivré pour écrire décemment l’histoire. Ce n’est véritablement qu’en pensant à ce tempérament de giboulées, à cette verve étincelante de caprices qui fait de M. Michelet, non pas un historien correct et sérieux, mais un prestigieux dessinateur d’arabesques historiques, qu’on est tenté de lui pardonner les passions mauvaises qui viennent incessamment enrouler leurs têtes de couleuvres autour de ces merveilleuses arabesques, dont elles compromettent l’innocence. Là est l’originalité de M. Michelet. C’est un esprit haletant et à deux pistes, qui oublie sa passion révolutionnaire pour courir après sa fantaisie de poète, et qui, bientôt après, délaisse sa fantaisie pour courir après sa passion. Cela, sans doute, anime le talent. Mais, à ce jeu, que devient la conscience et que devient la vérité ? Que deviennent aussi la dignité, la gravité, « qui sont la vie même de l’histoire »
? a dit un grand écrivain et un grand honnête homme… Eh bien ! elles deviennent ce qu’elles peuvent ; M. Michelet ne les connaît pas. Les partisans de M. Michelet, — et il en a, comme un artiste qui donne des plaisirs extrêmement vifs à ceux qui l’aiment, — lui trouvent toutes les qualités, les unes après les autres, excepté cependant celles-là. Ils le disent, et nous en convenons avec eux, éloquent, éblouissant, fulminant, incisif, ému et émouvant, et
grand même quelquefois ! attrapant la grandeur pour une minute ou pour une page, par ce miracle d’un talent qui a ses bonds aussi et ses illuminations soudaines, et qui saute jusqu’au sublime ; mais ils ne lui reconnaissent ni la simplicité dans la force, ni la gravité, ni la dignité, ces qualités continues et rassises qui donnent à l’historien cet air auguste du bas-relief antique, de l’Homme qui s’appuie sur un lion. Pour eux, ils ont un autre mot quand ils en parlent et qu’ils l’exaltent : « Dieu ! qu’il est amusant ! »
disent-ils avec idolâtrie, et ils ont raison dans leur éloge ; — mais il en reste dégradé.
II
Ce n’est donc pas, — osons le dire, — un historien que M. Michelet. Il écrit sur l’histoire, il n’écrit pas l’histoire. Ce n’est pas un historien, dont le premier devoir est d’être juste, et le second, d’avoir dans le ton de ses arrêts la majesté de la justice. M. Michelet n’est qu’un fantaisiste, j’allais presque dire un fabuliste, plein de génie, et un fantastique qui se prend à l’illusion qu’il a créée, comme on s’enferre sur le glaive qu’on a forgé. L’appeler seulement un historien libre penseur, ne serait point une distinction suffisante, car presque toutes les écoles historiques de ce temps sont filles de la Libre Pensée, et ce n’en serait pas une non plus que de l’appeler historien révolutionnaire. Il l’est, sans doute, et déplorablement ! Il l’est partout, et surtout dans ce livre sur le xviie siècle, où il s’est fait de gaieté de cœur l’avilisseur des gloires de France. On sent toujours, chez M. Michelet, la rage du révolutionnaire repoussé du présent, et qui s’en venge sur le passé ; qui fait payer les déceptions du présent à la grandeur du passé ; vipère glissée dans les caveaux de Saint-Denis, exaspérée par la houssine et affamée à mordre… des marbres ! Mais avant d’être révolutionnaire, M. Michelet est fantaisiste et fantastique, et, s’il doit laisser jamais une École, ce sera l’École du fantastique dans l’histoire. Or, ne vous y méprenez pas, le fantastique dans l’histoire ne veut pas dire le faux dont tout le monde a la triste puissance ou plutôt la triste infirmité, mais c’est le faux qui fait l’effet du vrai, tant le talent lui a communiqué de mouvement, de couleur et de vie ! Seulement M. Michelet créera-t-il une École ? Nous ne le croyons pas. Aspasie doit être stérile.
C’est une Aspasie, en effet. L’âme a son sexe, et M. Michelet n’est qu’une femme. Être juste, être grave, être digne, sont réellement des qualités d’homme, et qui ne les a point manque évidemment de virilité. M. Michelet qui est amusant, intellectuellement, n’a rien d’un homme. C’est une femme, charmante si l’on veut, même quand elle est perverse, mais c’est une femme, et ce n’est pas nous qui avons inventé cette comparaison de M. Michelet et de la femme. Ce sont les amants de son talent, car son talent a des amants ! Écoutez-les ! Ils vous parleront de sa grâce, même dans ses colères ; de sa sensibilité éolienne, de sa souplesse, de sa morbidesse, de son intuition parfois divinatoire, et de ses égarements aussi, de ses beaux désordres, comme on dit des femmes et des odes, et surtout et toujours de sa fascination, car il en a, la malheureuse ! Serpent charmeur de la Critique elle-même, il la corromprait, ou plutôt il l’enivrerait, si elle ne se tenait le cœur ferme, si elle ne se raidissait pour le juger. Les littérateurs de sensation qui, pour une volupté d’esprit, brûleraient la vérité comme Néron brûla Rome, sont incapables de juger sévèrement M. Michelet. Leur pitié en serait inquiète. Ils se paraîtraient trop cruels. J’ai ri, me voilà désarmée, dit la Comédie. J’ai joui, me voilà désarmé, disent les Épicuriens littéraires. Mais si on aimait mieux le vrai que le beau, on ne désarmerait pas, même contre la beauté entraînante, et on la frapperait, en se détournant, quand cette beauté coupable aurait, comme la courtisane de l’Antiquité, compté sur la splendeur du sein qu’elle découvre pour se faire tout pardonner !
III
Et d’ailleurs, en y regardant d’un peu près, cette beauté est-elle aussi incontestable que le disent ceux-là qui l’adorent ? M. Michelet, pris une minute, et par hypothèse, en dehors de la vérité qui est de rigueur en histoire, de la gravité qui est de rigueur, de la dignité qui est de rigueur, en dehors enfin des trois nécessités sine quâ non de la fonction de l’historien, M. Michelet a-t-il réellement dans ses œuvres la valeur de forme que certains esprits veulent y voir ? Pour nous, c’est une question. Quand on n’a pas le langage de la chose qu’on fait, ou l’accent de la langue qu’on parle, quand on n’a pas précisément la qualité essentielle à son art, est-on déjà si grand, littérairement, ou si beau ? Quand M. Michelet serait un génie ailé comme Ariel, bon à monter, bon à descendre, aurait-il le droit de se jeter dans l’histoire avec des étourderies d’oiseau, et devrait-il s’y jouer, comme on a dit que Voltaire s’était joué dans la lumière, pour la briser et en éparpiller les rayons, avec les instincts d’un méchant ? M. Michelet, qui n’est pas un méchant, a brisé, émietté et dispersé le style unitaire de l’histoire, et il en a vautré la noblesse dans des indécences positives ou des familiarités insupportables comme toutes les familiarités. Nous reviendrons sur le fond des choses, nous tâterons à loisir l’étoffe de son histoire ; mais quant à la forme aujourd’hui, et en mettant à part l’amusement, qui est l’absolution de tout pour des ennuyés de Décadence, lesquels veulent que les livres les chatouillent un peu, quant à la forme de l’histoire de M. Michelet, est-ce que le fantastique historien ne l’a pas aussi, cette forme comme le fond, avilie ?… N’a-t-il jamais fait de Clio, cette Muse sévère, une caillette ? Et ce n’était pas assez, ne l’a-t-il pas faite souvent, qu’on nous passe le mot, cancanière ? Les Mémoires de l’homme ont un langage, mais l’Histoire générale en a un autre. Eh bien ! nuls mémoires, ni ceux de la princesse Palatine, qui ont des inflexions souvent terriblement grossières, ni ceux de Tallemant des Réaux, qui sont bourrés, jusqu’à la gueule, des plus infects commérages, n’ont un langage plus cyniquement sans façon que l’histoire générale, telle que l’entend et que l’écrit M. Michelet. Il y a dans les derniers volumes qu’il vient de publier tels détails que nous n’oserions citer ici ni pour le fond ni pour la forme, et pour lesquels le fond et la forme font équation d’ignobilité.
Rien d’étonnant pour nous, du reste, que cette dégradation congénère de la pensée et de la forme.
Quand l’œil est ténébreux, tout le corps s’obscurcit !
Mais ce n’est pas en vertu d’une théorie ou d’une méthode à lui appartenant, que M. Michelet introduit dans l’histoire des manières de dire que l’histoire jusqu’à lui ne connaissait pas. En agissant ainsi, il porte simplement la peine de la conception historique qu’il s’est faite, si toutefois il s’en est fait une, si tant est qu’il soit autre chose que ce qu’il a été, d’organisation spontanée et viciée, depuis qu’il descend jusqu’à nous la longue chaîne des siècles et des événements. Arrivé aujourd’hui au commencement du dix-septième, nous le retrouvons tel que nous l’avons connu dans les publications précédentes : historien effaré, qui ne veut pas se donner la peine de faire bien ; qui sait, mais qui met sa haine au-dessus de la science ; coquet dans cette haine comme la femme que nous avons dit qu’il était ; artiste en blessures, travaillant ses assassinats comme des bijoux. Aujourd’hui, c’est Richelieu qu’il assassine, et demain ce sera Louis XIV, Louis XIV auquel il se vantait l’autre jour « d’arracher sa perruque »
, croyant ainsi, pauvre fantastique ! qu’il pourrait scalper le grand Roi ! Ici comme plus haut,
et à toutes les époques de ses travaux historiques, c’est toujours le pamphlétaire rétrospectif contre l’histoire de France, et principalement contre les hommes qui honorent plus que leur pays, en honorant, par leur effort de volonté ou de génie, ces choses que les âmes basses méprisent : le Pouvoir, le Gouvernement, l’Autorité. Nous ne suivrons point pied à pied M. Michelet dans la phase d’histoire qu’il parcourt. Nous ne montrerons pas ce frondeur frondant si singulièrement la Fronde. Nous n’entrerons pas dans le détail de cet historien qui dit ce qu’on ne dit pas, qui dédit ce qu’on dit, dont l’inspiration est la contradiction, qui ne respecte que les autorités suspectes. Nous le laisserons retourner l’histoire entre ses mains, costume montré par la doublure. Comme la femme de Loth qui ne voyait que Sodome, M. Michelet ne voit dans l’histoire que les turpitudes du passé. Nous ne regarderons pas avec lui de ce côté dans son horizon ordinaire. Seulement voulez-vous voir comme il exécute les grands hommes qui le gênent, comment il décapite la patrie ? prenons Richelieu pour en juger.
IV
Dieu a livré le monde aux sages. Eh bien ! après cette ironique destination de l’univers, nous ne connaissons rien de plus beau dans le même sentiment d’ironie que les jugements contradictoires prononcés sur les plus grands hommes par les historiens de la Libre Pensée, toujours libres de se tromper, et nous ne connaissons pas non plus de grand homme qui ait plus essuyé de ces jugements contradictoires, dont la gloire est faite, que le cardinal de Richelieu. Voici pourquoi, du reste : il ne s’est pas créé lui-même. Pas plus que les autres grands hommes, ces fils des circonstances, comme a dit d’eux tous Napoléon, Richelieu n’a choisi sa place dans l’histoire ; il l’a subie. Il venait, après l’invasion du protestantisme, dans une monarchie catholique de quatorze siècles. Il venait après les déchirements d’une guerre religieuse et civile, et enfin il arrivait après Henri IV, dont le mérite, pour ceux qui l’admirent, est de s’être retourné après son abdication et son sacre.
Ces précédents historiques terribles, accablants pour un prêtre et un cardinal, qui n’oublia jamais, du moins politiquement, qu’il était cardinal et prêtre, firent de la situation de Richelieu quelque chose d’effroyablement compliqué, où un homme seul, de son agilité et de sa force, pouvait se mouvoir et agir. Quand Ximenès menait l’Espagne, elle était catholique et une ; mais quand Richelieu prit la France, la France n’avait plus d’unité !
C’est cette maîtresse difficulté qui a réduit le cardinal de Richelieu à une duplicité d’action inévitable et nécessaire, et permis aux langages les plus opposés d’aller leur train sur ce grand homme. Dans les hommes comme Richelieu, il y a en effet pour la faim et la soif ; pour la faim, de l’admiration ; et pour la soif, de la calomnie ; car tout involontaire qu’elle soit, l’erreur est encore une calomnie : seulement c’est celle des honnêtes gens !
Que n’a-t-on pas écrit sur Richelieu ! Les uns l’ont traité brutalement de despote, faisant du despotisme pour l’apaisement de son âme orgueilleuse, et les autres le lui ont pardonné, parce que, clairvoyant ou aveugle, ce despotisme préparait, de longue main, les affaires de la liberté. Il balayait les princes, les nobles, les inégalités sociales, et même se souciait peu qu’il y eût du sang au balai. Beaucoup aussi, et parmi les esprits qui aiment la monarchie et respectent le passé de notre histoire, ont reproché à Richelieu d’avoir frappé trop fort sur la noblesse et rabaissé les parlements, si bien que quand les révolutions se sont levées, la Royauté n’avait plus ses défenses et qu’elle se trouva esseulée dans un État vide sur les débris de ses antiques constitutions. Pour cette sorte d’esprits, Richelieu coudoie de son bras droit Louis XI, et du gauche, Robespierre.
Enfin, un jour qui n’est peut-être pas si loin, Richelieu essuiera sa dernière injure. Comme il a été obligé toute sa vie de dominer deux courants contraires, qu’il a été, sans être différent, catholique en France et protestant en Allemagne, il se trouvera, je le crains bien ! quelque plume dégradante, qui l’appellera un juste milieu ! En attendant, voici M. Michelet qui va nous dire aussi son mot sur le grand ministre ; et comme M. Michelet est un poète, son mot ne sera rien de plus qu’un lieu commun poétique. Richelieu est un sphinx en robe rouge, nous annonce-t-il pompeusement, et comme ce serait par trop Marion Delorme, si cela restait uniquement ainsi, il ajoute « qu’au rebours du sphinx
antique, qui mourait si on le devinait, celui-ci (Richelieu !) semble dire : “Quiconque me devine en mourra.” »
Nous pouvons être parfaitement tranquilles, M. Michelet ne mourra pas.
V
Mais le lieu commun cache un mensonge. Il n’y a rien de plus clair, rien de plus aisément intelligible, au contraire, que l’action de Richelieu dans l’histoire. Pour qui veut ouvrir sur le xviie siècle une autre fenêtre que la lucarne de Tallemant des Réaux, il est facile d’expliquer nettement tout ce que Richelieu y a fait. Mais pour voir cela et le comprendre, il faut être un peu plus qu’un poète qui se contente d’une fausse image, ou bien qu’un révolutionnaire, dont l’idée est plus fausse encore. Il faut savoir se détourner de toute cette creuse rhétorique, fausse par le sens et par le ton, vulgaire, indigne pour la première fois de la plume brillante de M. Michelet. Certes non, il n’est pas vrai de dire que Richelieu propose, sous peine de mort, l’énigme de sa propre pensée à l’histoire.
Quelquefois, pendant qu’il vivait, il s’est servi de la peine de mort, cet homme clair, mais il a toujours dit, ce semble, assez distinctement pourquoi. Alors on n’a pu s’y méprendre. On ne le peut pas davantage aujourd’hui. Richelieu n’est pas plus sphinx qu’il n’est fantôme, car M. Michelet l’achève en fantôme
après l’avoir posé en sphinx, et le fantastique est complet ! « Fantôme à barbe grise, dit-il, aux yeux gris terne, aux fines mains maigres…, qui marché sans marcher, qui s’avance sans qu’il y paraisse, et sans faire bruit, comme on glisse sur un tapis sourd… »
À ce portrait des contes de Perrault, qui pourrait jamais reconnaître l’homme de la force positive, le ministre-roi et l’esprit ardent et intense qui put bien emporter dans la mort la plus haute moitié de ses pensées, mais qui en a laissé assez de réalisées sur la terre, pour qu’on ne puisse pas accuser son fier et vigoureux génie, de pâleur ou d’ambiguïté ?
Il est en effet translucide, ce génie ferme et français de Richelieu, qui a toujours voulu la même chose : refaire, coûte que coûte, sur un plan nouveau, la France qu’on lui avait brisée ; guérir de son énorme plaie un État qu’il avait reçu déchiré, et dont l’effort de toute sa vie fut d’en rapprocher, comme il put, et d’en ressouder les morceaux. Empirique sublime, qui sacrifia tout à cette idée, les autres et lui-même, de faire une France avec deux Frances, puisque le protestantisme en avait fait deux ! Qu’y a-t-il donc là de douteux, d’équivoque ou d’embarrassé pour l’histoire ? Mais cela éclate comme la foudre ou comme le soleil ! Lui, le cardinal de Richelieu, l’homme écarlate de pensée, de dessein, d’action comme de robe, un génie fourbe qui cache son secret ! un espèce de sournois atroce et féroce ! ou encore une apparition indécise, chez qui le terrible ne serait plus que le vague, sans réalité humaine, sans cœur, sans entrailles, voilà donc à quoi, avec ses grisailles, M. Michelet réduirait l’un des plus grands hommes de l’Histoire de France, et celui-là précisément dont la vie fut le plus navrée, car la toute-puissance n’en cache qu’aux vues faibles les humiliations, les dévouements et les douleurs !
VI
Malheureusement, les vues faibles sont un peu tout le monde en histoire, et M. Michelet a bien compté sur elles lorsque, de son pinceau perfide, il nous a éteint ce grand cardinal de Richelieu, et l’a montré (ou caché plutôt) dans une pénombre artificielle, moitié monstre et moitié fantôme. Pour accomplir son énervement et son effacement d’un si grand homme, pour lui ôter le cœur de la poitrine avec cette main révolutionnaire accoutumée à ces besognes, et pour dire hypocritement après : « Voyez ! il n’avait pas de cœur ! »
M. Michelet a parfaitement compté sur le préjugé, qui nous empêche de demander à la Puissance ce que lui coûte son apparente félicité. Dans la perspective de l’histoire, qui est parfois une fausse optique, Richelieu nous paraît si fort, si impérieux, si au-dessus des autres âmes, qu’on incline peu à supposer que la douleur soit jamais montée sur cette cime, ou bien qu’elle ait pu l’abaisser. Au premier abord, de la pitié pour Richelieu semblerait une impertinence ! Parce qu’il a pris le pouvoir et qu’il l’a gardé toute sa vie, parce que sa litière orgueilleuse entrait dans les villes par la brèche, parce
que notre esprit le revoit toujours montant ou descendant le Rhône sur les coussins de sa barque dorée, comme un Satrape appesanti ou rêveur, nous nous imaginons qu’il avait la joie disputée, conquise et superbe des possesseurs de ce qu’ils aiment, et cependant il ne l’eut jamais ! Et ce cœur, que lui refuse M. Michelet, fut la proie de toutes les douleurs qui peuvent dévorer une grande âme.
La plupart des hommes faits pour le pouvoir, mais qui ne l’ont pas trouvé, comme un jouet qui attendait leur main, sur la descente de leur berceau, connaissent la cruauté des premières luttes. Tous, parmi eux, n’ont pas, pour atteindre au faîte, comme Cromwell ou Napoléon, l’échelle de feu des grandes batailles. Eh bien, justement, aussi grand que ces âmes immenses, Richelieu, lui, fut obligé, non seulement pour avoir la puissance, mais même encore pour la garder, de plier sa fierté jusqu’aux plus effroyables bassesses. Tel fut le mal de ce cœur altier et la torture de toute sa vie.
Dans l’histoire que M. Michelet lui a consacrée, si on peut appeler de l’histoire toutes ces inconséquences bouffies et bouffonnes, on suit la trace de cette douleur, quoique l’historien la rapetisse et qu’il en parle avec un geste et un accent à la Callot ! Pour Richelieu, ce grand malheureux que nul n’oserait plaindre, l’amertume des derniers jours fut aussi grande que celle des premiers. Jamais pour lui ne s’épuisa la ration obligée des bassesses. Il les faisait, le cœur saignant, quitte à les faire payer plus tard aux hommes ou à la destinée, courbé dans ses intrigues de cour comme un géant enchaîné sous une porte basse, descendant aux plus vils procédés avec une nature héroïque, amant réel ou joué des reines qui l’avaient en mépris, pourvoyeur de favoris afin de tenir mieux contre les pourvoyeuses de maîtresses, vivant▶ avec ce roi ennuyé qui le détestait, comme on vit en tête-à-tête avec un tigre, quand on n’a pas de pistolets, mais acceptant tout cela, et ces indignités, et ces ravalements, et ces abaissements, et ces étouffements pour le service de son idée et de la France, et pour donner à un pays qui s’en allait à l’anarchie par toutes ses pentes, la solidité d’un État !
VII
Car, voilà en définitive la vraie gloire du cardinal de Richelieu, voilà ce qui le classe parmi les hommes politiques les plus complets qu’ait eus l’histoire, aussi bien par le cœur que par le cerveau. Le cerveau, personne n’en doutait ; mais le cœur, on le savait moins, et on le déniait à cet homme qui avait, en réalité, trop de génie pour n’avoir pas aussi du cœur. Tous les ennemis de Richelieu, — et comment ne seraient-ils pas nombreux ? — tous les incrédules qui ne voient en lui que le Cardinal, les duellistes vexés de son temps, les courtisans mâles ou femelles, les jansénistes qu’il emprisonna, les belles coureuses qu’il fit fouetter dans les carrefours, ont formé sur son compte une espèce d’opinion publique, qui dure encore, le croira-t-on ? et qui intercepte sa vraie physionomie.
Lui, Richelieu, le passionné serviteur de la royauté, ainsi qu’il aimait à signer, le grand artiste en magnanimité, qui grava, avec tant de soin, sur la pierre poreuse et ramollie que Louis XIII avait en place de cœur, le chef-d’œuvre de noble sentiment qu’on appela depuis l’honneur de la couronne, n’a plus été, grâce à cette tourbe d’ennemis, que le bourreau traditionnel et glacé de tant de Mémoires écrits par la rancune ou l’épouvante, l’exécuteur impassible et patibulaire des hautes œuvres du despotisme personnel ; et M. Michelet venant après eux, ce grand peintre ! a repris en sous-œuvre pour toute nouveauté cette vieille figure qu’il a seulement rendue plus blême, plus inanimée, plus exsangue… Quoi d’étonnant, du reste ? Était-ce M. Michelet, le dernier venu parmi les haïsseurs de la royauté absolue, ramassant contre elle toutes les haines qui coulent de tous les tombereaux historiques pour ajouter à la sienne, qui pouvait restituer sa véritable, hautaine et douloureuse figure au cardinal de Richelieu ?…
Oui, douloureuse, eu effet. Regardez-la bien ! Douloureuse, malgré l’auréole, malgré la souveraine rigidité de l’attitude, malgré le sourire de la force consciente, qui se joue sous ses moustaches de tigre, malgré la pénétration suraiguë de ce regard félin que rien au monde ne fit baisser. Figure épuisée d’un martyr dans la pourpre, mais d’un martyr qui a pris son parti avec le supplice, qui juge et méprise son bourreau. Richelieu a souffert pour la Fonction, pour l’État qu’il a créé, pour la Royauté dont il fut l’homme-lige et inviolablement fidèle. Richelieu est un martyr terrible. Tiré, tout le temps qu’il vécut, aux quatre chevaux des choses les plus contraires, c’est un sublime écartelé ! Il le fut par son temps, scindé lui-même en deux tendances ennemies. Il le fut par son âme, si fière de nature, et basse d’actes par nécessité. Il le fut par sa situation dans la vie. Prêtre, avec l’instinct des races militaires, il se trouva placé entre ses goûts et la convenance. Il le fut enfin par les résultats qu’il obtint, et qui furent certainement moins grands que ce qu’il avait dans la pensée.
Résumez son règne en quelques mots ! Il arrêta au bord du néant Louis XIII, qui allait y tomber, et couvrit d’une Mairie de palais, comme on n’en avait pas vu depuis les premières races, ce Fainéant qui jouait aux pies-grièches et aux faucons ! Il n’expulsa point les protestants, parce que c’était impossible, mais il les contint et leur rasa leurs forteresses. Cardinal, il résista à Rome sans manquer à sa foi ; et féodal de naissance, il n’abaissa point les féodaux, comme on l’a dit étourdiment, pas plus que Louis XI, son aïeul, dont on l’a dit aussi ; mais il frappa les nobles qui avaient failli, en s’appuyant pour cela sur la conscience même de la noblesse ! Trop haut pour être d’un parti ou d’une nationalité qui n’était pas la sienne, il ne fut ni Romain, ni Espagnol, mais Français ; et il dit à Rome et à l’Espagne le mot de bonne humeur de la femme légitime à la concubine étrangère : « Pour ce que vous faites ici, je le ferai bien moi-même ! » Et il le fit. Personne ne coucha plus dans le lit de la France. Constructeur de l’équilibre européen, mais créateur de l’ordre, lucidus ordo, qui vaut mieux que tous les équilibres, il rendit possible Louis XIV ; dictateur, par-là, de l’espérance, et non pas, comme l’a dit M. Michelet, du désespoir !
Certes ! c’est assurément là de la grandeur et de la gloire pour plus d’un homme ; mais il y a deux hommes pourtant qui ne se contentent pas à un tel prix, c’est M. Michelet et le cardinal de Richelieu ! Pour Richelieu, c’est une raison de l’admirer encore. Atteint par la mort dans son travail interrompu, il mesura ce qu’il avait fait à la grandeur de ce qu’il avait médité de faire, et dans son idéal de grand homme, il trouva sans doute que c’était peu ; — mais M. Michelet n’est pas si grandiose. Il n’a rien comparé, ni rien vu. Il n’a vu ni le Richelieu qui fut, ni le Richelieu qui eût pu être ; injuste pour l’un, il a été aveugle pour l’autre, et par cela seul, autant de fois qu’on peut se tromper sur un homme, M. Michelet s’est trompé. Si Richelieu eût été protestant, ou seulement n’eût pas été prêtre, l’historien de la Révolution dans l’histoire se serait, n’en doutez pas, découvert des entrailles pour lui, ou du moins lui en eût trouvé : mais laïque et protestant, Richelieu avec son même génie, ne serait pas Richelieu.
En dehors de cette soutane rouge qu’on aperçoit de si loin dans l’histoire, Richelieu périrait ou diminuerait. On ne reconnaîtrait plus si bien l’homme de toutes les autorités qui soient sur la terre, — qui fit de l’autorité une religion, et qui eut la religion de l’autorité. Richelieu doit donc rester tout entier ce qu’il est dans l’histoire, et se consoler de n’être que cela aux yeux de ceux qui, en toutes matières, ont juré la mort de l’autorité ! Qu’il se console dans son cercueil de cette misérable gloire. Il a contre lui les Michelet et les Guy-Patin ; mais il a pour lui Pierre le Grand !
Histoire de la Révolution
VIII
Les sixième et septième volumes de l’Histoire de la Révolution française, par M. Michelet, ont paru déjà depuis quelque temps, et si nous n’en avons pas parlé plus tôt, c’est que ces deux volumes n’accusent aucun changement dans les opinions de l’auteur et dans sa manière d’exposer les faits, de les interpréter et de les traduire. Dans ces deux volumes, comme dans les précédents, c’est toujours le même homme et le même écrivain que M. Michelet ! C’est toujours le révolutionnaire dont la tête sans vigueur, incapable de se gouverner, est entraînée misérablement de sophisme en sophisme et d’énormité en énormité, par le parti qu’elle croit avoir pris et qui est devenu son maître. Glissant comme une chose matérielle sur le plan incliné de l’erreur, boule de neige de toutes les doctrines fausses, niaises ou perverses qu’elle a ramassées en traversant la fange et le sang de la Révolution française, cette tête ardente et faible, dans laquelle beaucoup de talent n’a pu rien sauver, vient de descendre, en ces deux volumes récemment publiés, les dernières marches qui mènent à l’abîme… aussi peu libre de s’arrêter dans sa descente que les têtes coupées de ce temps, dont M. Michelet fait l’apothéose, quand elles roulaient sur l’escalier de l’échafaud.
Triste spectacle, en vérité, qu’un tel spectacle, que cette décapitation de la pensée d’un homme de talent sous la guillotine morale d’un parti qui a tué sous lui, comme des chevaux de bataille, ses plus affreux grands hommes, et qui tuera aussi intellectuellement ses écrivains. À dater de cette histoire de la Révolution française, M. Michelet, s’il reste dans les conclusions de cette histoire, peut être regardé comme fini, comme irrévocablement fini. Ce n’est pas nous qui l’avons frappé, c’est lui-même. C’est lui-même qui vient de s’enterrer avec Robespierre, qu’il proclame « un grand citoyen »
. Le cycle de la hideuse histoire qui se ferme enfin au 9 thermidor a dévoré l’historien dans M. Michelet comme la chaux vive de sa pensée.
Si sa plume a des démangeaisons encore, M. Michelet peut trier de petits faits sur le volet des commérages et raconter des anecdotes (hélas ! il était né pour mieux que cela !), mais il ne doit plus toucher à l’histoire. Que nous dirait-il à présent que nous ne sussions ? Que peut-il maintenant nous apprendre ? Comme penseur historique, n’avons-nous pas son dernier mot, le mot transparent à travers lequel on voit le fond dans sa pensée : « Robespierre est un grand citoyen ! »
Avec ce mot-là nous lui recommencerons toujours la scène de Figaro : « Allez vous coucher, Bazile ! vous sentez la fièvre ! »
Robespierre est un grand citoyen ! Quand un homme a dit ce mot-là, il le porte toute sa vie comme une torche liée à sa tête, et il ne peut plus éteindre à son front la lumière inévitable sous laquelle on le voit toujours !
Oui, c’est là un triste spectacle, et qu’il est inattendu, lorsqu’on se reporte aux premiers écrits de M. Michelet ! Quand nous lisions les livres qui commencèrent sa renommée, pouvions-nous prévoir qu’en quelques années il atteindrait un tel résultat ?… Lorsque ce bel esprit de l’histoire, plus femme qu’homme, il est vrai, dans ses facultés, introduisait une imagination vive et jeune alors dans l’âpre domaine qu’il se chargeait de cultiver, et que nous lui laissions nouer, comme à un bel enfant grec, l’éclatant feston autour du chapiteau sévère, nous doutions-nous que le temps viendrait où, flétrie par les partis et parlant leur langage, cette imagination n’aurait plus souci, nous ne disons pas de la Vérité, — amour trop fort et trop viril pour elle, — mais de la Forme même dont elle était la noble esclave, et qu’elle la perdrait comme on perd tout, — en s’abaissant ? Pouvions-nous croire que le chrétien d’instinct et de lait maternel qui, dans son histoire du Moyen Âge, avait au moins le respect de l’Église romaine, devenu sur le tard de sa vie le jouet d’une philosophie parricide, mordrait le sein de cette mère de nos âmes et que quinze ans de travaux dussent aboutir à une apologie de la Terreur, à cette chose infirme et monstrueuse qui n’est de l’histoire ni par le fond ni par la forme, mais une espèce de carmagnole historique, chantée d’un ton d’énergumène devant la lanterne (renversée, Dieu merci !) à laquelle on pendait les aristocrates, et que les Mystiques de l’Anarchie voudraient bien nous faire prendre encore pour le soleil de l’Avenir !
Car, il faut bien le dire et très haut à ceux qui la vantent ou aux intéressés qui s’en servent, la Nouvelle
histoire de la Révolution française, par M. Michelet, n’est pas plus que cela ! Est-elle sérieuse ? elle est insensée ; mais si elle n’était pas même sincère ?… Nous n’avons jamais lu de plus noir pamphlet sous prétexte d’histoire, et un pamphlet dont, malgré soi, on suspecte plus les passions ! Évidemment c’est une thèse à outrance soutenue par un esprit éperdu qui, sous les effroyables coups d’une logique bousculante, ne sait ni se retourner ni s’échapper et va jusqu’au bout — oui, jusqu’à l’abattoir de toute raison et de toute fière indépendance ! En tenant compte, bien entendu, de la différence de nature qu’il y a entre Proudhon et M. Michelet, en appréciant la distance qu’il y a entre un fort de la halle aux idées et un homme qui n’est qu’un artiste gracieux et vibrant, ce que Proudhon a fait pour la métaphysique et l’économie politique, on peut dire que M. Michelet l’a fait pour l’histoire. Ne vous y trompez pas, c’est la même audace à froid, la même haine de la vérité chrétienne, la même négation, le même athéisme philosophique, et j’insiste sur ce nom d’athée que je justifierai tout à l’heure et que je donne hardiment à M. Michelet, lequel, de son propre aveu, ne reconnaît d’autre Dieu que la Révolution et que sa justice ! (la justice de la Révolution !)… Certes, si la critique est quelque chose de plus qu’une leçon d’anatomie donnée sur le cadavre d’un livre mal fait, si elle a le droit et le devoir de remonter du livre à l’homme, et de regarder dans le cœur et sous l’écorce de l’arbre qui a distillé un pareil poison, il peut être utile de rechercher quelles causes mystérieuses ont pu placer un écrivain à contre-sens de sa nature d’intelligence, de son talent, de ses
premiers ouvrages ; car, ironie d’un Dieu qui a d’épouvantables plaisanteries ! (
subsannabit et irridebit Dominus !
), nos fautes nous placent souvent à rebours de nos facultés, comme ces condamnés du Moyen Âge dont on tournait le visage du côté de la queue de l’âne qui les conduisait au supplice. Avec son histoire révolutionnaire, triviale et lyrique à la fois, sera-ce dans une pareille posture que M. Michelet apparaîtra à la postérité ? Grand artiste fourvoyé et puni !
Du reste, le secret d’un tel contre-sens et d’une telle punition est-il si difficile à trouver ? Nous l’avons dit déjà, M. Michelet est une nature de poète. Il en a les nerfs, ces nerfs qui sont les cordes de la lyre, qui, tendus, donnent les sons purs des cordes d’argent et les sons pleins des cordes d’or, mais qui se relâchent ou se brisent au moindre contact, à l’impression du moindre souffle. Si vous les ôtiez, ces nerfs, à M. Michelet, vous emporteriez son talent ! Poète donc en prose et sans rythme, il n’en est pas moins poète et il a du poète les pusillanimités, les ivresses faciles et par-dessus tout, les vanités. Plus élevé que Jean-Jacques, je le reconnais, et pourtant ayant du Jean-Jacques au fond de son âme (hélas ! il y a de cet homme fatal dans l’âme même du xixe siècle, dans cet immense miasme d’envie étendu autour de nos têtes et que, malgré nous, nous respirons tous !) M. Michelet, comme la plupart des hommes nés dans le pêle-mêle social qui suit toujours les révolutions, et placé bien plus près de ce qui est en bas que de ce qui est en haut par les hasards de sa destinée, a dû se pencher avec les avides aspirations du désir et de l’orgueil souffrant vers la popularité, ce souffle qui nous vient de la terre, mais qui nous enlève. Or, on sait à quel prix, il y a douze ans, on l’achetait, cette popularité. Le livre du Prêtre et de la Femme, ce placard d’un Orgon plus tartuffe que Tartuffe, fut le prix qu’y mit M. Michelet. Grâce à ce livre qui parlait aux plus mauvaises et aux plus ignorantes passions d’une époque viciée, il recruta autour de sa chaire un public qui lui donna le vertige, — en l’applaudissant.
Mme de Staël raconte quelque part que pendant la révolution française, et précisément sous cette Convention que M. Michelet appellerait la gloire de la conscience humaine, chaque orateur, surexcité par ces battements de main corrupteurs qui développent dans l’âme de l’homme, toujours si faible, l’horrible et cruelle maladie qu’on pourrait appeler la fringale des applaudissements, était obligé de forcer sa pensée et de la distendre jusqu’aux exagérations les plus monstrueuses pour obtenir des Tricoteuses, déjà blasées, les bravos, aumône de chaque jour ! C’est ce qui explique même, — ajoute justement Mme de Staël, — tant d’incompréhensibles atrocités dites alors par d’assez innocents nigauds qui n’avaient pas l’âme de leurs paroles. Eh bien ! ce qui eut lieu pour les déclamateurs enragés de la Convention sur la plus gigantesque échelle, a eu lieu aussi pour M. Michelet dans les grêles proportions de son importance. Pour n’être pas réduit à la mendicité de quelques applaudissements, quand la soif et la faim de popularité dévorent, lui aussi a forcé sa pensée. Nous croyons qu’il vaut mieux qu’elle encore !… Moins terriblement enivré sans doute que ceux qui avaient bu à cette cervoise, mêlée de sang, de l’applaudissement des Tricoteuses, et qui croyaient entendre retentir au fond de leurs hurlements d’enthousiasme la colossale et lointaine approbation de la France, M. Michelet, qui n’est pas taillé pour boire à de telles coupes, et qui n’a eu besoin, pour se griser, que de la première tasse de café du succès, a pris aussi pour la France entière le public qui assistait à son cours ! Il a cru que la Démocratie française se composait de quelques nobles jeunes gens, innocents à force de jeunesse, et d’une poignée de dévoyés de l’Ordre et de la Famille, étudiants de quinzième année, réfugiés politiques, cherchant le grain de la révolte n’importe où il tombe, le tout orné d’une guirlande fanée de bas-bleus, bons à mettre aux Incurables de l’Adultère et aux Impossibles de la Maternité. Et le croirait-on si on ne l’avait vu ? C’est pour donner des titillations à ce monde-là que lui, M. Michelet, le professeur élégant, coloré, svelte, magnétique, a dépravé des facultés plus charmantes que puissantes, il est vrai, mais réelles, et a sacrifié ce qu’on doit respecter jusqu’à la dernière heure, l’austère vérité de l’histoire, l’impartialité de l’enseignement !
Certes, après cela, on comprend aisément tout ce qui peut suivre et jusqu’à l’histoire elle-même que M. Michelet publie aujourd’hui ! Oui ! on la comprend ! Quand, après avoir mis une moitié de son être moral dans l’engrenage de cette logique révolutionnaire qui ne lâche plus ceux qu’elle a pris, on met l’autre moitié restante dans la gueule de la bête populaire, à tout crin ou peignée, à laquelle il faut son morceau de mensonge ou sa ration de paradoxes à
dévorer tous les matins, l’homme rongé par les deux côtés tombe en lambeaux sous la double force qui le tue ; c’est son talent aujourd’hui, c’est son cœur demain, après-demain c’est son caractère, et il disparaît bientôt tout entier. Il disparaît. Cherchez donc dans ces sept gros volumes sur la Révolution française l’identité de l’historien qui écrivit l’Histoire romaine et même cette Histoire de Louis XI déjà inférieure, mais belle encore ; cherchez-la, vous ne la trouverez pas ! Non seulement l’historien actuel de la Révolution française n’a point d’analogue dans les historiens qui ont touché le sujet qu’il traite, mais il n’en a pas avec lui-même dans son passé. Assurément, avant la sienne, les histoires sur la Révolution ne nous manquaient pas. C’est la grande préoccupation contemporaine. Du reste, n’était-ce pas tout simple que dans une époque d’égalité et d’orgueil chacun cherchât ses titres de noblesse sous les débris que la Révolution a faits ? Aussi avions-nous sur elle toutes sortes d’histoires. Nous en avions de fatalistes, et ce sont même les plus communes, dans lesquelles l’innocentation des crimes et des criminels était admise en vertu de l’irrésistible force des choses et d’une négation, en hypocrite sourdine, de la liberté morale et de la divine Providence. Nous en avions qui se disaient chrétiennes et dans lesquelles les Jacobins étaient représentés avec un sérieux qui aurait été bien comique s’il n’avait pas été si ennuyeux, comme les successeurs des douze Apôtres et les réalisateurs politiques de l’Évangile et de sa loi de fraternité. Nous en avions enfin de soi-disant politiques où la plume, autrefois trempée dans l’encre du chroniqueur
Froissart, la trouvant sans doute par trop sèche, s’était plongée dans l’encre de M. Guizot. Ainsi rationalisme impuissant et pédantesque, scepticisme lâche ou détraqué, néo-christianisme hérétique et blasphématoire, fatalisme qui peut se passer de tout, car il est le mutisme du Matérialisme devant les faits, nous avions répercuté dans l’histoire de la Révolution française toutes les faces de cette Erreur multiple, qui se décompose comme la lumière, en tombant dans les esprits brisés de ce temps. Une seule manquait, une seule qui n’aurait pas manqué au xixe
siècle, mais qui effrayait les hypocrisies philosophiques de celui-ci. Nous n’avions pas la face de l’athéisme, net et hardi, qui s’affirme et se pose, et dit : « Va te promener ! »
à la honte. Maintenant nous l’avons… nous l’avons, grâce à M. Michelet. Dans l’orgie des idées comme dans l’autre orgie, il n’y a rien comme ces natures de femmes lancées, pour aller plus loin que les hommes et jeter leur verre au plafond !
Et c’est là le point qu’il faut mettre aujourd’hui en lumière, c’est là ce qu’il faut dégager des deux volumes de M. Michelet. Ils sont athées, ouvertement, effrontément athées, sans demi-masque, sans éventail et sans garde-fou. C’est là une saveur nouvelle dans la littérature historique. M. Michelet n’est point un métaphysicien. Il n’y a pas de place dans sa fine et spirituelle tête de couleuvre pour cette chose large, opaque, carrée, qui s’appelle la métaphysique. Fris sous le panthéisme de Hegel, il n’en reviendrait pas, il y périrait. Même dans l’Éclectisme, qui n’est pas, comme l’on sait, une bien grosse montagne philosophique, il y a plus que ne pourrait porter M. Michelet. S’il
est athée, ce n’est donc pas à la manière des grands penseurs hégéliens, spinosistes, qui ont de ces têtes puissantes, comme parle Joubert : « organisées pour écraser des œufs d’autruches »
. S’il est athée, c’est comme on l’était au xviiie
siècle, dans un temps où le perruquier de Chamfort disait avec la modestie de son état et le sentiment d’un homme qui sent où commence la dignité humaine : « Je ne suis qu’un pauvre merlan ; mais, après tout, il ne faut pas s’imaginer que je croie plus en Dieu qu’un autre ! »
Son athéisme n’est pas une philosophie, c’est une ivresse ; c’est toujours cette même et éternelle ivresse qui l’a fait révolutionnaire et qui, d’excès en excès, développant en lui je ne sais quelle violente hystérie, a métamorphosé la bouquetière historique, charmante au début, quoique trop fleurie, et qui a laissé tomber toutes les roses de sa corbeille dans le sang, en une fausse Théroigne de Méricourt, l’amazone écarlate de l’histoire !
Après avoir, dans les autres volumes de son livre, insulté cette grande sainte de la Fierté et de la Pureté humaines, Marie-Antoinette, et profané l’Ange de l’amitié, massacré pour n’avoir pas voulu la maudire (Madame de Lamballe), à qui pouvait s’en prendre M. Michelet, si ce n’est à Dieu lui-même ? Et il s’en est pris à Dieu ! Pour lui, la grande faiblesse de Robespierre et le reproche que l’avenir élèvera contre sa mémoire, c’est d’avoir de lui-même rappelé au peuple, qui n’y pensait plus, ce vieux Dieu déchu et vaincu qui avait asservi l’univers. M. Michelet, malgré son enthousiaste admiration pour le grand citoyen Robespierre, ne lui pardonne pas l’institution de la
fête de l’Être suprême, et il tient contre elle avec Chaumette, le fondateur plus philosophique de la fête de la Raison ! Quand Couthon disait : « Nous préparons un rapport sur une fête à l’Éternel »
, il y eut des grincements de dents parmi les montagnards. Tous odorèrent le catholicisme qui venait derrière… Et M. Michelet, « qui l’odore aussi »
, pour cette raison, repousse la fête et la condamne. « Robespierre, dit-il, ailleurs, avait du prêtre dans sa nature… Né dans une ville de prêtres, élevé par les prêtres, qui même dès qu’il fut homme le prirent encore à eux et le firent juge d’église… dépassé par la Commune dans la question religieuse (la Commune, c’étaient Chaumette et la fête de la Raison), il devint l’homme d’Arras et de ses tristes précédents. Il pencha d’instinct à droite. Il encouragea les ennemis du xviiie
siècle et attaqua le Philosophisme. »
Et pour qu’on ne se méprenne pas sur son idée, M. Michelet ne dit même pas la philosophie. La philosophie, ce serait aussi le déisme de Rousseau. Mais le philosophisme, c’est la religion de Diderot et de Danton, c’est l’athéisme, c’est la Nature, voilà la chose sacrée, la vraie religion des penseurs de l’avenir, voilà le progrès !
Et qu’on ne dise pas que nous tirons des déductions par trop dures de tel passage échappé à la plume titubante de M. Michelet. Partout, à chaque page de son histoire, c’est le même langage, c’est la même idée fixe, car l’idée fixe, on peut la retrouver aussi bien dans l’ivresse que dans la folie, c’est la même peur du Dieu personnel et ◀vivant du catholicisme, de ce splendide revenant qui hante la raison de l’historien malgré lui, et qui, aperçu incessamment à
travers le pâle fantôme du dieu philosophique, réduit toujours le même visionnaire au même effort et à la même convulsion de raisonnement pour le repousser. « Pas de milieu (s’écrie-t-il dans le sixième volume), pas de milieu entre le Dieu du Moyen Âge (le Dieu du Moyen Âge, c’est le nôtre, c’est N.-S. Jésus-Christ), entre l’injuste Dieu qui sauve les élus, ceux qu’il aime et qu’il préfère, les favoris de la grâce, et le dieu de justice, le dieu de la révolution, duquel dérive une société juste, démocratique, égale (c’est le paradis de la Sociale avec l’abolition de l’enfer) ! Il faut confesser l’un ou l’autre, ou reculer dans le passé, comme l’Empire l’a fait franchement, ou suivre la voie révolutionnaire contre la théologie arbitraire de la grâce et du privilège, et mettre en tête de la loi le nom du Dieu nouveau : Justice. »
La Révolution l’y mit en effet, mais en lui donnant une sanction permanente et active : le couperet de Guillotin.
Et qu’importe ! elle en avait le droit, si elle était la seule vérité, la seule religion, comme M. Michelet nous l’affirme. Sur ce point-là, du reste, il ne se dément pas une seule fois. « L’église de Saint-Vincent, dit-il, achetée par Chaux (un sans-culotte du temps) pour la société des Jacobins de Nantes, devint une vraie église où vinrent jurer les martyrs. »
Traduisons cela. La vraie église était un club et les républicains qui partaient pour la Vendée y venaient chanter la Marseillaise devant un sanhédrin de bonnets rouges ! Tel était le culte et l’une des formes de la nouvelle religion. Quant aux autres, M. Michelet n’est pas très solidement fixé. En parlant de la concubine de Marat,
qu’il ose appeler la veuve Marat, au front souillé de laquelle il ose attacher ce noble voile de veuve, le plus beau qu’après son voile de vierge une femme puisse jamais porter, il écrit sans rire les mots suivants : « On trouva dans les papiers de Marat une promesse de mariage à Catherine Éverard. Il l’avait épousée devant le soleil et devant la Nature. »
Plus loin, il reproche à la Commune d’avoir refusé un foyer toujours allumé au culte public :
idée nullement idolâtrique
, ajoute-t-il avec un sérieux de théologien guèbre convaincu. Mais ces éclairs de naturalisme s’éteignent vite. Même l’adoration de la Nature et de ses forces est encore trop pour M. Michelet. Quand il faut enfin serrer son idée et se prendre à une réalité, même la religion de Chaumette, le culte de la Raison, pour lequel, on le sait, il avait incliné d’abord et montré une respectueuse tendresse, est abandonné, et il revient à cet athéisme plus franc, qui ne voit de Dieu que dans la Révolution, dont « la France, dit-il, est le prêtre armé dans l’Europe, et qui doit évoquer du tombeau tous les peuples ensevelis »
.
Ainsi, comme on le voit, par de telles paroles que nous avons voulu citer, nous n’avions rien exagéré au commencement de ce chapitre. M. Michelet a mis dans l’histoire ce qu’avant lui on n’y avait pas vu encore (on l’avait vu ailleurs !) : l’athéisme du xviiie siècle et la haine du catholicisme, contractés par un système nerveux trop sensible, en regardant les épilepsies de Proudhon. C’est l’épileptique Proudhon qui fait tomber M. Michelet de haut mal. Le livre qu’il publie aujourd’hui sous le titre d’Histoire de la Révolution la raconte bien moins qu’il ne la déifie, et c’est par là que ce livre ressort et se détache de tous les livres contemporains sur le même sujet. Bien des hommes qui portent dans les sources de leur vie morale et intellectuelle le venin du xviiie siècle n’oseraient ainsi le dégorger dans une œuvre retentissante et faite pour la publicité. Mais M. Michelet n’a pas de ces prudences supérieures, de ces machiavélismes de discrétion. Enfant terrible de son parti, il dit tout ce qui peut lui nuire en croyant le servir et l’honorer. Il a vécu cinquante ans en vain. Un demi-siècle, qui a brisé sous son pied justement méprisant la philosophie du dix-huitième, n’a pu mûrir cette tête qui (Diderot l’aurait dit !) pourrira avant de mûrir, et qui unit aujourd’hui, dans une histoire criminellement innocente, les enfantillages à tous les sophismes et l’enthousiasme d’un Eliacim des Fêtes de la Fédération aux atrocités impies d’un Jacobin des derniers temps !
Diderot l’aurait dit ! Mais nous, nous ne le dirons pas ! Où il y a tant de talent fourvoyé, sali, mais où la lumineuse empreinte est si visible encore, il y a toujours de l’espérance. C’est une question de temps, peut-être, mais les hommes de talent doivent un jour ou l’autre revenir à la vérité. De naissance ils lui appartiennent. Nous ne voulons pas croire que M. Michelet demeure dans la fausse et horrible voie où il s’est engagé pour s’ensevelir, s’il y reste. Nous voulons croire qu’il en sortira. Notre espoir, c’est la mobilité de sa nature, ce sont les entrailles même de son talent, c’est cette faculté d’entraînement qui vient de le perdre et qui pourrait le sauver. Malgré les enivrements auxquels il est en proie, M. Michelet ne doit pas manquer de générosité courageuse, quand il est de sens rassis, et il n’aura pas peur de se relever dans l’estime des hommes, car, lorsqu’on s’y relève, on monte toujours plus haut que la place d’où l’on était tombé !
Les Femmes de la Révolution
IX
C’est toujours une bonne idée, pour qui tient à être lu et à faire son petit bruit immédiat, que d’écrire un livre sur les femmes… les femmes quelconques ? Que ce soient les femmes de telle société, de telle époque ou de telle autre dont on s’occupe et dont on jase, que ce soient les femmes de l’Antiquité ou du Moyen Âge, de la Renaissance ou des temps Modernes, de la Régence ou de la Révolution, peu importe ! mais que ce mot de femmes miroite dans le titre du livre qu’on publie, et les hommes s’y jetteront… quittes à être attrapés ! Par tout pays, c’est un prestige. Mais en France, c’est un talisman.
M. Michelet l’a pensé comme nous. M. Michelet n’a pas toujours feuilleté l’histoire pour y porter le trouble ou pour l’y trouver… Celle du passé a dû lui apprendre que la France, selon l’heureuse expression d’un moraliste anglais, n’a jamais eu de salique que sa monarchie, et l’histoire du présent a dû ajouter à cette notion vraie : que sur cette vieille terre du Vaudeville et de la galanterie, la femme continue d’être pour les hommes, malgré l’épaisseur de leurs manières et la gravité de leurs cravates, la première et la plus chère de toutes les préoccupations. M. Michelet sait donc à merveille de combien de bonnets de femmes se compose, en France, l’opinion publique. À son cours, quand il pérorait en public, il avait l’art de grouper beaucoup de ces bonnets-là autour de sa chaire. C’est sans nul doute à ces reines de l’opinion, à ces belles affligées, veuves de sa parole, qu’il a dédié l’ouvrage intitulé : les Femmes de la Révolution.
Mais pourquoi les femmes de la Révolution ? Quand on s’appelle M. Michelet et quand on a fait un livre dans lequel on a poussé le panthéisme historique jusqu’à dépouiller de leur personnalité les chefs de la Révolution française au profit du peuple anonyme et de la chose révolutionnaire, pourquoi l’inconséquence d’un livre intitulé : les Femmes de la Révolution ? Pourquoi les femmes, quand on ne croit pas même aux hommes de la Révolution ? À quoi bon ces biographies individuelles ? Dans quel but cette aristocratie féminine ? Pourquoi ce Livre d’Or d’une noblesse recherchée et retrouvée dans cette foule que le poète Barbier appelle une sainte canaille et qui est bien au-dessus de tous les blasons du génie, de la gloire et du caractère, privilèges insolents de toutes les grandes personnalités de l’histoire ? Selon M. Michelet, c’est la masse acéphale, c’est le peuple obscur qui l’emporte sur tous les états-majors de la Révolution, en instincts, en vertus, en dévouements, et, qu’on nous passe le mot, en spiritualité révolutionnaire ; c’est le peuple qui est le vrai chef dans cette terrible campagne contre les principes éternels des sociétés et contre Dieu ; c’est le
peuple qui est le grand et, de fait, l’unique acteur de ce vaste drame, le bourreau masqué de sa masse même, comme le bourreau de Whitehall l’est de son voile noir ! Voilà l’opinion de M. Michelet, et c’est aussi la nôtre. Nous la partageons, mais en l’expliquant. Oui, pour nous aussi, le peuple est tout dans ce renversement d’une société. Les plus forts, les plus gigantesques de ses chefs apparents, qu’il poussait devant lui sous le coup de fourche de son inflexible volonté, ne furent, entre ses mains de Briarée, que d’énormes pantins qu’il fît jouer et qu’il brisa. Ni Danton, ni Robespierre, ni Marat, ni celui qui devait se mettre en travers du boulet qui l’eût coupé en deux, si la mort, venue à temps, ne lui eût épargné cette leçon cruelle, ni Mirabeau, ce Pitt manqué de la Monarchie française, qui a ressuscité sans lui, ni aucun de ceux qui se sont taillé un bout de renommée dans la colossale famosité de la Révolution, ne furent des personnalités libres, puissantes par elles-mêmes, possédant ce qui investit les vrais chefs, — les vraies têtes de gouvernement, — c’est-à-dire, l’autorité incontestée d’un commandement, plus forte que les passions qui frémissent de subir le commandement, mais qui le subissent ! Tous, sans exception, agirent sous la pression de cette tassée d’hommes qui venaient derrière eux et en qui, millions de poitrines haletantes de haine et d’envie, soufflait l’Esprit qui avait poussé Alaric à brûler Rome ! Excité par la Providence, seul, ce terrible souffle mit à flot tous ces chétifs brûlots humains, porte-noms, porte-enseignes et porte-flammes d’une révolution signée : Dieu ! et ce fut ainsi que se réalisa une fois de plus le beau mot de
Balzac l’ancien sur la France : « La France est un vaisseau qui a pour pilote la tempête. »
Évidemment, en présence de ces événements et de ces immensités, l’écrivain peut se tenir dispensé du maigre travail des biographies, ou, s’il lui plaît d’en faire encore, ce ne doit pas être pour mesurer la grandeur des hommes, mais pour montrer leur petitesse, et la montrer avec l’implacable exactitude d’un niveau.
Malheureusement ce n’est point ainsi que M. Michelet a compris ses biographies. Il n’est point un Pascal de l’histoire, un rabaisseur de l’orgueil humain devant la grandeur de la Providence. Lui, qui a essayé d’écrire l’histoire de la Révolution française, l’histoire prise dans son esprit et dans son idée, a bientôt perdu la tête à cette hauteur d’abstraction, et il est retombé dans les habitudes de l’idolâtrie personnelle. Pour lui, la Révolution qu’il disait, — et avec raison, — ne s’incarner dans aucun homme, se fait femme aujourd’hui, et tout aussitôt, avec la piété d’un enlumineur de fétiches, le voilà qui se met à nous peindre ce multiple visage de femme sous lequel l’idée révolutionnaire lui apparaît, peut-être d’autant plus puissante… Il est vrai qu’un remords le prend vers la fin de son travail. « Le défaut essentiel de ce livre, dit-il, c’est de ne pas remplir son titre. Il ne donne pas les femmes de la Révolution, mais quelques héroïnes, quelques femmes plus ou moins célèbres… Il dit telles vertus éclatantes, et il tait un monde de sacrifices obscurs d’autant plus méritants que la gloire ne les soutint pas. »
Mais pourquoi ce remords tardif ? Le livre est fait quand M. Michelet nous dit cela, et s’étale fastueusement sous le pavillon
de son titre. Tel qu’il est, du reste, inconséquent ou fallacieux, ce livre, qu’on nous permette de l’examiner.
Et d’abord, littérairement, c’est peu de chose. La plupart des portraits qu’il contient et qui passent sous nos yeux, nous les avons vus déjà dans d’autres panneaux, et il est aisé de les reconnaître. Vous les retrouveriez trait pour trait et presque mot pour mot dans cette Histoire de la Révolution française, maintenant terminée si vous vouliez les y chercher… et telle est la première sensation désagréable que nous cause ce livre fait avec un autre livre, dans lequel la pensée, devenu inféconde, se reprend à couver la coquille vidée d’un œuf éclos. En effet, puisqu’un écrivain comme M. Michelet revenait à l’histoire personnelle et à la défroque biographique, puisqu’il abordait un sujet (les femmes) si cher aux imaginations françaises, on pouvait croire, n’est-il pas vrai ? que les portraits tracés par lui accuseraient sinon l’éclat d’un talent… bien fatigué maintenant, au moins l’effort d’une œuvre nouvelle. Or, même cela eût été une déception. M. Michelet, malgré sa dévotion pour les Saintes révolutionnaires dont il écrit la légende, a mieux aimé (peut-être n’était-il pas libre dans ce choix) se répéter et se recopier que de penser et d’écrire à neuf. On dirait que son enthousiasme n’a qu’un certain nombre de phrases clichées et de moules, et que ces phrases une fois écrites, et que ces moules une fois remplis, il est obligé de recommencer mécaniquement un tel travail. Triste procédé qui pourrait dispenser la Critique de s’occuper d’un ouvrage dont le fond est déjà connu, si, d’un autre côté, le nom de l’auteur, le titre du livre et les quelques points de suture qui tiennent les morceaux dont il est composé, rapprochés, ne révélaient pas suffisamment l’éternel dessein de propagande contre lequel on ne saurait mettre trop en garde les esprits faibles sur lesquels M. Michelet, avec son talent mystico-sensuel, peut beaucoup agir.
Car là est le danger du livre en question. S’il n’y avait de dangereux que les chefs-d’œuvre, la Critique pourrait devenir sans inconvénient une bonne fille et le nouveau livre de M. Michelet rester bien tranquille dans sa primitive innocence. Mais, hélas ! il n’en est point ainsi pour lui et pour nous. Le livre qu’il publie aujourd’hui, comme pourraient être publiés les plus mauvais et les plus chétifs par le talent et par la forme, n’en est pas moins relativement dangereux. S’il ne s’adressait qu’à cette race de Vésuviennes… licenciées, qui, depuis le coup de foudre épurateur du 2 décembre, se sont remises à rêver… en attendant leur émancipation définitive, nous l’aurions laissé aller peut-être à son adresse sans l’intercepter, car nous sommes de ceux-là qui croient à l’endurcissement des idées fausses et à l’impénitence finale de certains partis. Mais les Femmes de la Révolution n’ont pas été destinées seulement à ces Nina humanitaires qui disent chaque jour : « Ce sera pour demain. »
C’est un livre arrangé, combiné et écrit pour tout le monde. Ce n’est pas uniquement une consolation pour quelques-unes, c’est aussi pour toutes un exemple. Les héroïnes-modèles de M. Michelet, transportées de l’ensemble d’événements auxquels elles appartiennent, et mises à part dans des cadres et des fonds qui
repoussent vigoureusement ce que M. Michelet croit leurs beautés, peuvent produire sur la moralité de celles qui les lisent un effet de jettatura funeste. Est-ce que l’Admiration et la Séduction ne sont pas sœurs ?… Et voilà pourquoi ici, — comme toujours et partout, — la question morale domine la question littéraire. Voilà pourquoi toute critique, qui va plus loin que l’œuvre d’art et l’édifice de la composition, ne doit pas laisser circuler, sans avertir et sans y attacher une étiquette, ce sachet de graines vénéneuses, ce hatchich préparé pour les têtes ardentes, ce petit poison de Java dans lequel les Tricoteuses des temps futurs peuvent tremper la pointe de leurs aiguilles et qu’on nous débite, en ce moment, avec des airs vertueux et sensibles, dignes de la femme de l’apothicaire de Roméo !
Sans doute, il faut le reconnaître, tout n’est pas dans le livre de M. Michelet de la même pureté de poison. À côté de l’aconit, il s’y trouve des laitues assez fades, mais l’impression générale de cette olla podrida de venin distillé et d’herbes à tisane, est une impression dont le cœur ou l’esprit, quand il l’a reçue, doit se ressentir bien longtemps. M. Michelet distingue entre les drogues de son bocal, mais quoique les unes ne puissent jamais neutraliser les autres, celles qu’il préfère et qu’il recommande sont précisément celles-là que nous voudrions lui voir rejeter. Les femmes qu’il expose… et propose à nos admirations n’ont pas pour lui (et on le comprend bien du reste,) la même valeur, la même grandeur, le même héroïsme. Égalitaire battu par les lois même de sa pensée, il ne peut pas les trouver égales devant la loi de son esprit. Ici les hiérarchies impossibles à abolir reviennent, et ne riez pas… M. Michelet se rencontre avec l’opinion de saint Paul. Pour M. Michelet, pour cet hagiographe de la Révolution française, les saintes de la Révolution ne sont pas toutes à la même place dans le ciel, et les très grandes saintes, comme sainte Olympe de Gouges, sainte Rose Lacombe, sainte Théroigne de Méricourt, sainte Roland, sainte Duplay, y sont bien au-dessus, par exemple, de sainte Condorcet et de sainte de Staël.
Quant à sainte Condorcet, il fait ce qu’il peut pour la placer très haut dans le paradis jacobin et philosophique entr’ouvert à ses mystiques regards au-dessus de la tête de la déesse de la Raison, et ce n’est pas sa faute, à lui, si elle n’y a pas une des plus splendides auréoles. « Elle ressemblait, — dit-il, — à l’ange de la métaphysique »
, apparemment un des anges du paradis en question ! Un historien célèbre nous avait déjà donné l’ange de l’assassinat en parlant de Charlotte Corday3. Nous aimons encore mieux l’ange de la métaphysique, quand même il devrait assassiner le bon sens. Seulement, n’est-il pas singulier que des écrivains, qui ne croient pas au Dieu personnel du christianisme, viennent, dans leur indigence de métaphores, prostituer cette pure et spirituelle notion d’anges aux actrices, plus ou moins jeunes-premières, de leurs révolutions ?… « Mme de Condorcet, — dit M. Michelet, — avait la mélancolie d’un jeune cœur auquel quelque chose a manqué. — L’enfant, le seul enfant qu’elle eut, naquit neuf mois après la prise de
la Bastille, — ce fut elle qui donna à Condorcet le sublime conseil de… terminer l’Esquisse des progrès de l’esprit humain. »
Tels sont les seuls et singuliers mérites de Sophie Condorcet que M. Michelet a pu trier dans toute sa vie, et c’est sur ce triple mérite que l’hagiographe exécute l’assomption de cette glorieuse sainte. Mais pour sainte de Staël, c’est bien différent ; on voit l’instant où la canonisation va se trouver impossible. M. Michelet a des rancunes contre Mme de Staël. Sensible, inconséquente, entraînée, vraie femme au fond sous ses airs grenadiers de virago, Amazone de la pensée qui n’eut jamais le sein coupé, Mme de Staël se prit d’horreur pour la Révolution qu’elle avait aimée. Elle l’a flétrie dans ses plus belles pages, elle l’a foulée sous ce pied que Rivarol, toujours magnifique, même quand il s’abaissait jusqu’au calembour, appelait avec flatterie : un piédestal. Pour la punir, M. Michelet lui a refusé net le génie. « La naïveté profonde, dit-il, et la grande invention (qu’appelle-t-il la grande invention ?), ces deux traits saillants du génie, ne se trouvèrent jamais chez elle. »
C’était « une bourgeoise enrichie »
, le fait est vrai, mais M. Michelet veut dire qu’elle était restée bourgeoise d’esprit et de cœur — ce qui est faux ! Rien de moins bourgeois que Mme de Staël ; elle avait bien des défauts et nous les reconnaissons… Pédante, si l’on veut, quelquefois sans grâce et précieuse, esprit faux en philosophie, bas-bleu, à ravir l’Angleterre de l’éclat enragé de son indigo, Mme de Staël, par la distinction de sa pensée, par la subtilité de son observation sociale, par son style brillant d’aperçus, par ses goûts, ses préoccupations, ses passions même,
tendait vers la plus haute aristocratie, vers la civilisation la plus raffinée. Bourgeoise, elle ! c’est Rousseau, devant lequel M. Michelet s’incline comme devant son calife, qui est un bourgeois. C’est Mme Roland qui est une bourgeoise. Tout est en elle, bourgeois, ménage, vertu, talent, quand elle en a, déclamation, quand elle déclame. Scribe comme Robespierre, trop scribe même (l’observation est de M. Michelet), et comme lui, — eût-il pu ajouter, — une pharisienne, un sépulcre blanchi… mais blanchi ! elle a, dans sa robe blanche, quelque chose de la prosaïque propreté de l’habit bleu de Robespierre, et, s’il est un nom qui lui convienne et qu’on ne lui a pas donné encore, c’est la bourgeoise de la liberté !
Du reste, ce n’est point sur le compte de Mme Roland que l’auteur des Femmes de la Révolution augmente la somme des connaissances acquises et des renseignements connus. Il se contente de nous dire une fois de plus ce que tout le monde en sait. Rien d’étonnant. Mme Roland est un des grands lieux communs de la Révolution française. La vie de cette femme est percée à jour. On pourrait peut-être l’éclairer encore par l’aperçu, par l’originalité du jugement ; mais, pour cela, il faudrait une impartialité et une profondeur que depuis longtemps M. Michelet ne possède plus. Il en est de même pour Charlotte Corday. La biographie qu’il en fait est détachée intégralement de l’Histoire de la Révolution française (volume vi ou vii). Vous revoyez passer la figure déjà dessinée, les mêmes détails, entre lesquels il est bon de ne pas oublier la mort philosophique, sans confession, et le petit éloge de la femme de Marat, épousée devant le soleil
et la nature, de cette femme dévouée dont l’histoire n’aurait jamais parlé sans M. Michelet. À côté de ces figures d’une gloire officielle, l’historien des Femmes de la Révolution nous en montre d’autres entourées d’un nimbe moins éclatant et moins large. Ainsi Théroigne de Méricourt, Théroigne, à propos de laquelle M. Michelet ne craint pas de dire, page 113 : « Entourée d’amants en Angleterre, elle leur préférait un chanteur de chapelle italienne, laid et vieux, qui la pillait et vendait ses diamants, et en France… »
Nous ne pouvons achever la citation sur cette touchante Théroigne, la meurtrière de Suleau, et qu’on pourrait appeler aussi l’ange de l’assassinat, puisque le mot est consacré ! Ainsi encore, après Théroigne de Méricourt, une figure moins terrible, une sainte plus douce, Mme Kéralio, Mme Robert, une fille noble, mal mariée, devenue ambitieuse et tombée à force d’abjection et de folie dans le mépris de Mme Roland et si bas que M. Michelet, ému jusqu’aux entrailles dans la personne de cette petite Mme Robert, se risque à protester contre le portrait déshonorant qu’en fait Mme Roland dans ses Mémoires, — « ce qui prouve, ajoute-t-il mélancoliquement, que les plus grands caractères ont leurs misères et leurs faiblesses ! »
Ainsi encore ces intéressantes mesdemoiselles Duplay, dont la vie se passait « à dérider le front soucieux de Robespierre »
, les Vestales de ce feu sacré ! Tant qu’enfin, arrivé à n’avoir plus à copier de médaillons historiques, il est obligé de revenir à l’éloge et à la glorification en masse des Femmes de la Révolution, depuis les femmes du 6 octobre jusqu’aux dames jacobines (dames est joli) de 1790 ! Tel est le livre de M. Michelet.
En avons-nous succinctement donné une idée ? Nous en avons nommé les héroïnes ; mais ce qui dépasse infiniment l’admiration et le culte que M. Michelet leur a voués, c’est le sentiment qui anime son livre de la première page à la dernière ; ce sont les détails à côté de ces quelques portraits épars, mis là pour attirer peut-être la curiosité sur autre chose que sur ces portraits. Qui ne connaît M. Michelet ? Qui ne sait l’outrance de la pensée de l’écrivain qui a écrit le Prêtre, la Femme et la Famille ? Cet homme peut-il foncer d’une nuance de plus cette pensée extrême ? Peut-il faire un seul pas de plus dans la route où le fanatisme de sa passion l’a placé ?… N’est-ce pas assez de se soutenir au niveau de soi-même et de continuer l’auteur du Prêtre et de la Femme dans les Femmes de la Révolution ? M. Michelet n’y a pas manqué, par ce côté-là, du moins, il n’a pas vieilli. Dans ses Femmes de la Révolution, il a retrouvé tout entière son ancienne rage contre le prêtre à propos des femmes, près desquelles il le voit toujours, et qui furent hostiles à la confiscation des biens de l’Église, à la boucherie de l’échafaud ! Cette rage retrouvée l’aveugle au point que lui, l’historien, l’homme des faits, dans une note de la page 129 qu’il nous est impossible de transcrire, non par pudeur, mais par honte (que le lecteur la lise sans nous !) et qui commence ainsi : « Ne cherchez point le prêtre dans la science et dans les lettres, etc., etc. »
, il écrit avec aplomb que « le prêtre n’a plus que les petites facultés d’intrigue et de ménage, mais qu’il a perdu les grandes facultés viriles, surtout l’invention, et que depuis cent cinquante ans il s’est énervé et n’a plus rien produit »
.
Encore une fois, les phrases de M. Michelet, nous ne les citons pas. Est-ce que jamais plus insolente négation de la vérité avait échappé à un homme qui se dit historien encore ? Est-ce que, sans remonter les cent cinquante dernières années et en restant parmi les contemporains que nous avons coudoyés, Mezzofante, Ventura, Lacordaire4, Gratry, Balmès, Rorbacher, ne répondent pas, comme un tonnerre, à M. Michelet, et Lamennais, Lamennais lui-même ! car c’est le Sacerdoce qui l’a fait Lamennais, ce Lamennais qui a donné, par son apostasie, un grand athlète de plus au parti de la Révolution !
X
Et, puisque nous venons de nommer le P. Ventura, c’est presque au moment où l’on annonçait les Femmes de la Révolution que paraissaient les Femmes chrétiennes du théologien-philosophe. Nous l’avouerons, avant d’ouvrir ce livre d’un titre qui nous fit rêver, nous pensions que c’était aussi, comme le livre de M. Michelet, un livre d’histoire ; et, dans notre pensée, nous l’opposions au livre de M. Michelet, et nous faisions de tous les deux une grande et frappante antithèse.
Les Femmes chrétiennes, les Héroïnes historiques du Christianisme, mises en regard des Héroïnes de la Révolution, c’était là un spectacle et c’était là une leçon !… Où qu’on prît ces héroïnes, qui ne forment pas un bataillon, mais toute une armée dans l’histoire, qu’on les prît sur notre terre de France, que ce fût sainte Radegonde, sainte Geneviève, sainte Clotilde, et tous ces cœurs vaillants de la vaillance de Dieu jusqu’à Jeanne d’Arc et depuis elle, n’importe où l’historien allât les choisir, elles étaient dignes de s’aligner en face des plus grandes (s’il y en avait) de la Révolution française, et de faire baisser les yeux à leurs portraits, plier le genou à leurs cadavres. Peintes par un homme de talent, qui sans être austère, aurait eu le chaste pinceau de la force, quelle galerie magnifique elles auraient formée devant le petit Panthéon de terre cuite de M. Michelet ! Le P. Ventura, homme d’immense doctrine, de foi profonde, de vigueur de parole, un vrai lion évangélique enfin, n’aurait-il pas pu se reposer de ses travaux de prédicateur en nous écrivant cette majestueuse histoire ? Nous l’avions cru, et il nous eût été doux de rendre compte d’un tel ouvrage ; il nous eût été doux de démontrer la différence qu’il y a entre les héroïnes de la foi en Dieu et les héroïnes de la foi en soi-même, car, malgré l’éternelle mêlée des systèmes et le fourré des événements, il n’y a que cela dans le monde, le parti de Dieu ou le parti de l’homme, et il faut choisir !
Mais, encore une fois, nous avions rêvé. Les Femmes chrétiennes du P. Ventura ne sont pas le travail d’histoire que nous avions espéré et que nous désirons encore… C’est tout simplement un substantiel recueil d’homélies, prononcées par le célèbre prédicateur du haut de cette chaire française qu’il illustre de son talent étranger. Ses Femmes chrétiennes sont les femmes de l’Évangile, la Chananéenne, la femme malade, la fille de Jaïre, la femme adultère, la veuve de Naïm, la Samaritaine, Madeleine, Marthe, Marie, les saintes femmes au tombeau, etc., créatures de grâce ou de conversion, d’humilité et de repentance, ces perles dont l’écorce était l’amour de Dieu, les premières que l’Église propose à nos imitations ! Trop élevé, trop pratique, trop acte, en un mot, pour tomber sous le regard d’une critique purement littéraire, le livre du P. Ventura ne pourrait être examiné que dans un travail spécial de la plus haute gravité et par une plume plus compétente que la nôtre. Tel qu’il est cependant, et au point de vue où le livre de M. Michelet nous a placés, c’est un enseignement qui fait du bien et qui redresse… Les Femmes de l’Évangile sont plus que de l’histoire, mais elles sont aussi de l’histoire, et, comme tout se tient dans la vérité et dans le christianisme, elles peuvent démontrer, à ceux qui croiraient à l’héroïsme des femmes, là où le met M. Michelet, l’erreur profonde dans laquelle il s’enfonce sur leur destinée et sur leurs vertus.
En effet, M. Michelet, qui a une passion malheureuse pour les idées générales, M. Michelet, qui veut toujours aller du fait à l’idée, — ce qui est un glorieux chemin, mais dans lequel il tombe toujours, — M. Michelet se préoccupe beaucoup, dans son histoire des Femmes de la Révolution, de la destinée future de la
femme, et nous vous dirons qu’à plus d’une page il n’est pas médiocrement embarrassé. Que seront et que doivent être les femmes dans la société de l’avenir ? Il y a un chapitre du livre, intitulé : « Chaque parti périt par les femmes »
; un autre : « La réaction par les femmes dans le demi-siècle qui suit la Révolution »
. Ne sachant trop que penser, lancé dans un sens par sa passion politique ou philosophique, relancé dans la voie contraire parce que l’histoire, dont on n’éteint pas complètement la lueur en soi, lui a pendant si longtemps enseigné, il ne sait à quoi se résoudre. Auront-elles la responsabilité politique ou ne l’auront-elles pas ?… Rien de plus orageux, de plus étranglé, rien qui se débatte plus que la pensée de M. Michelet sur ce point. Troublé comme tous les philosophes qui ont altéré ou ruiné la grande notion de la famille chrétienne, il ne sait plus que faire de la femme qu’il a tirée de la fonction sublime entre le père et l’enfant, pour la voir sur la place publique et, que sais-je ? partout où les idées philosophiques s’obstinent aujourd’hui à la voir, et où elle est si profondément déplacée. Il est des penseurs dans les infiniment petits qui ont beaucoup parlé des nuances infinies de la femme et qui nous en ont compté les variétés sans les épuiser. Laissons ces enfants ! Pour les esprits qui ne passent pas leur vie à couper en quatre des fils de la Vierge avec de microscopiques instruments, il n’y a que trois femmes en nature humaine et en histoire : La femme de l’Antiquité grecque, — car la matrone romaine, qui tranche tant sur les mœurs antiques, n’est qu’une préfiguration de la femme chrétienne, — la femme de l’Évangile et la
femme de la Renaissance, pire, selon nous, que la femme de l’Antiquité, pire de toute la liberté chrétienne dont la malheureuse a si indignement abusé. En trois mots, voilà toute la question de la femme historique, et à ces trois termes nous défions d’en ajouter un de plus ! Les héroïnes de M. Michelet, toutes ces femmes modernes qui ne sont pas de vraies chrétiennes, toutes ces femmes plus ou moins libres, avec les droits politiques qu’elles rêvent ou jalousent, avec leurs vaniteuses invasions dans les lettres et dans les arts, avec cet amour de la gloire, le
deuil éclatant du bonheur
, disait Mme de Staël, et qui est le deuil aussi de la vertu, toutes ces femmes, il ne faut pas s’y tromper, continuent les femmes de la Renaissance. Or, M. Michelet sait bien, au fond de sa conscience d’historien (et les embarras de son livre, et le vague tourment de sa pensée dans les conclusions de ce livre, le prouvent avec éloquence), que ce n’est pas aux femmes de la Renaissance qu’une société, qui fut chrétienne, peut rester aujourd’hui, sans périr !