XLVe entretien.
Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (2e partie)
I
À l’exception du pouvoir civil emporté à la pointe de l’épée au 18 brumaire par un général qui mettait la victoire au-dessus de la loi et qui réduisait tous les droits au droit de la force, nous avons admiré jusqu’ici la savante exposition et la profonde sagacité d’esprit de M. Thiers. Nous allons à regret nous séparer de son sens historique dans deux graves circonstances très bien racontées, mais mal jugées par lui, selon nous : le Concordat de 1801 et la mort du duc d’Enghien. Plus nous louons ce travail unique sur les événements de notre temps par l’écrivain qui semble avoir été aussi providentiellement prédestiné à les écrire que Bonaparte fut prédestiné à les accomplir, plus nous devons prémunir avec sollicitude l’opinion contre les défauts de sens et contre les défauts de sensibilité qui font tache, et qui pourraient faire loi un jour dans ce magnifique fonds d’histoire ; vicier l’esprit, c’est une faute de logique ; mais endurcir le cœur, c’est pire qu’une faute chez un historien.
Nous allons donc discuter en quelques mots, avec nos lecteurs, ces deux chapitres de l’histoire de M. Thiers, afin de rétablir, autant qu’il est en nous, les vrais principes de la raison moderne en matière de culte et les vrais sentiments du cœur humain en fait de mort politique. Il n’est pas nécessaire de dire avec quelle mesure nous discuterons ces deux faux actes du premier Consul, ces deux faux jugements de son historien. La vérité n’a pas besoin de la violence des paroles.
II
M. Thiers commence son douzième livre par une exposition raisonnée, très bien raisonnée dans quelques pages, très mal raisonnée dans quelques autres pages, de la situation de la religion en France en 1801.
Le premier Consul, dit-il, aurait voulu que le jour anniversaire du 18 brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec l’Europe, pût l’être aussi à célébrer la réconciliation de la France avec l’Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les négociations avec le Saint-Siège fussent terminées en temps utile, et que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires. Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances spirituelles qu’avec les puissances temporelles, car les batailles gagnées n’y suffisent pas, et c’est l’honneur de la pensée humaine de ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la persuasion.
C’est ce difficile travail de la persuasion jointe à la force que le vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès de l’Église romaine pour la réconcilier avec la République française.
La Révolution, comme nous l’avons déjà dit bien des fois, avait dépassé le but en beaucoup de choses ; la ramener en arrière, quant à ces choses seulement, et pas plus en deçà qu’au-delà du but, était une réaction légitime, salutaire, que le premier Consul avait entreprise, et qu’alors il rendait admirable par la sagesse et l’habileté des moyens qu’il y employait.
La religion était évidemment une des choses à l’égard desquelles la Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables ; nulle part il n’y avait autant à réparer.
Il avait existé sous l’ancienne monarchie un clergé puissant, en possession d’une grande partie du sol, ne supportant aucune des charges publiques, faisant seulement, quand il lui plaisait, des dons volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et formant l’un des trois ordres qui, dans les états généraux, exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le clergé avec sa fortune, son influence et ses privilèges ; elle l’avait emporté avec la noblesse, les parlements et le trône lui-même. Un clergé propriétaire et constitué en pouvoir politique pouvait convenir dans la société du moyen âge, être utile alors à la civilisation ; mais il était inadmissible au dix-huitième siècle. L’Assemblée constituante avait bien fait de mettre à la place un clergé voué uniquement aux fonctions du culte, étranger aux délibérations de l’État, salarié au lieu d’être propriétaire ; mais c’était exiger beaucoup du Saint-Siège que de lui demander l’approbation de tels changements. Si on voulait réussir, il fallait s’en tenir là, et ne pas lui fournir un prétexte légitime de dire qu’on attaquait la religion elle-même dans ce qu’elle avait d’immuable et de sacré.
À notre tour de raisonner.
III
Sous le Directoire la proscription avait cessé, les différents clergés professaient librement chacun leur foi, et, se faisant une libre concurrence par la persuasion dans l’esprit des populations chrétiennes, étaient également inviolables dans l’exercice purement spirituel de leur ministère. Il n’y avait plus, en un mot, ni persécution, ni faveur, ni religion d’État : véritable condition de la liberté des âmes dans l’impartial et inviolable exercice de leur loi religieuse, indépendante de la loi politique ; situation sous laquelle nous voyons fleurir dans le vaste continent américain, comme en Irlande, en Orient, en Hollande, en Helvétie, la religion d’autant plus sainte qu’elle est moins humaine. Régulariser cette situation en France par des lois protectrices de cette inviolabilité des consciences ; ménager la transition entre le clergé de l’État violemment dépossédé et le clergé des fidèles rétribué par les fidèles au moyen d’indemnités viagères comme celles qui sont équitablement dues à toute dépossession soudaine ; établir la paix par la liberté, c’était là la pensée du siècle, le vœu de la raison, l’honneur de la religion véritable. Si le premier Consul avait eu l’ombre de philosophie dans sa politique, c’était là le seul concordat qu’il y eût à faire entre Rome et lui. Ce concordat était en deux articles. Comme puissance temporelle, je vous reconnais et je respecte votre souveraineté en tant que vos sujets eux-mêmes la reconnaissent ; comme puissance spirituelle, les catholiques français vous reconnaîtront d’eux-mêmes librement, sans aucune intervention de l’État dans le domaine de la conscience.
L’État est humain, la foi est divine ; ils ne peuvent se toucher sans s’altérer dans leur nature entièrement distincte.
L’âme des fidèles vous appartient, la police des cultes seule est de mon ressort, parce que la police extérieure des cultes est chose temporelle et qu’elle touche à la société civile ; mais ces règlements purement civils ne s’immiscent en rien dans les dogmes purement spirituels.
C’était évidemment à cette législation rationnelle des cultes que la raison, la philosophie et la Révolution avaient aspiré depuis plusieurs siècles, et c’est encore à cela qu’elles aspirent, comme à la liberté de Dieu dans les âmes et comme à la liberté des âmes dans l’État. Jamais le pouvoir civil et l’autorité religieuse ne concluront un pacte appelé concordat sans qu’il y ait quelque chose de Dieu concédé au pouvoir civil, quelque chose de la sainte liberté des âmes concédé au pouvoir spirituel. Religion d’État veut dire partout oppression de Dieu ou oppression de l’homme : ou le citoyen possède le prêtre, ce qui est un sacrilège, ou le prêtre possède le citoyen, ce qui est une simonie.
Il n’y a pas de doute que, quand le premier Consul discutait à huis clos cette question vitale pour la Révolution avec ses conseillers d’État, il professait comme eux les principes que nous venons d’exposer sur les concordats. Bien que ses instincts fussent, dit-on, vaguement religieux comme ceux des hommes qui ont plus d’infini que les autres dans une plus grande âme, il ne professait jusque-là aucun dogme, ou plutôt il avait décrété publiquement au Caire, en exaltant l’islamisme, qu’il les professait tous. Ce respect égal affichait assez une égale indifférence, pour ne pas dire un égal dédain. Mais le premier Consul, précisément parce qu’il n’était pas assez religieux, voulait avoir extérieurement sous la main une religion politique. Il est bien plus commode, en effet, à un chef d’État, dans un temps d’oscillation des croyances, de régir un seul culte que d’en régir plusieurs ; il est plus simple aussi de faire alliance avec un seul pontife et avec un seul clergé, pour lui emprunter et pour lui prêter force, que de flotter sur plusieurs religions qui, toutes occupées de lutter entre elles, ne présentent aucun point d’appui solide à une royauté ou à une dictature. Au point de vue purement humain, cela est incontestable ; au point de vue divin, cela n’est rien moins que religieux. Le premier Consul, dans cette négociation dont M. Thiers lui fait gloire comme s’il eût été inspiré dans son œuvre de Charlemagne par l’esprit même du christianisme, n’avait donc nullement la religion du chrétien ; il avait la religion de l’homme d’État.
C’est cette religion de l’homme d’État que M. Thiers professe dix fois lui-même avec un esprit plus hautain que juste dans le récit et dans la discussion du Concordat. Il le raconte et il le discute, qu’il nous permette de le lui dire, non pas comme Bossuet ou Fénelon l’auraient fait, mais comme Machiavel l’aurait raconté et discuté. Ces pages sont des chapitres du livre du Prince ; elles enseignent aux fondateurs de dynasties nouvelles comment, pour caresser les habitudes d’esprit d’un peuple, ces princes doivent, sous le masque d’une religion qu’ils ne professent pas eux-mêmes de cœur, se jouer de la religion véritable, inséparable de sincérité et de foi, en rendant au peuple une religion d’État avec ses privilèges et ses appareils exclusifs comme un spectacle pour les yeux au lieu d’un aliment de l’âme.
Écoutez plutôt M. Thiers lui-même sur ce sujet, et remarquez de combien de contradictions inaperçues son sophisme historique se compose sous l’apparente justesse des paroles. Jamais, selon nous, la religion de l’homme d’État ne se montra plus dédaigneuse de la religion des fidèles. Les prétendus chrétiens qui se déclarent satisfaits de pareilles théories religieuses ne sont pas exigeants en profession de foi ni même en politesses de paroles envers la divinité des cultes.
Écoutez M. Thiers.
IV
« Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association humaine. L’homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d’où il vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie : assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns qu’il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les autres qu’il n’y en a pas ; ceux-ci, qu’il y a un bien, un mal, qui doivent servir de règle à sa conduite ; ceux-là, qu’il n’y a ni bien ni mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre ; l’homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s’en fait une. Partout, en tout temps, en tout pays, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes, acharnées à la dispute, comme en Amérique, mille superstitions honteuses, comme en Chine, agitent ou dégradent l’esprit humain. Ou bien, si, comme en France en 93, une commotion passagère a emporté l’antique religion du pays, l’homme, à l’instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré à côté de l’échafaud, vient prouver que ce vœu était aussi vain qu’il était impie.
« À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l’homme a besoin d’une croyance religieuse. Dès lors, que peut-on souhaiter de mieux à une société civilisée qu’une religion nationale, fondée sur les vrais sentiments du cœur humain, conforme aux règles d’une morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans persécution, réunisse, sinon l’universalité, au moins la grande majorité des citoyens, au pied d’un autel antique et respecté ?
« Une telle croyance, on ne saurait l’inventer quand elle n’existe pas depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu’ils honorent : ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion. Que, dans les temps anciens, des sages, des héros, s’attribuant des relations avec le ciel, aient pu soumettre l’esprit des peuples et lui imposer une croyance, cela s’est vu. Mais, dans les temps modernes, le créateur d’une religion serait tenu pour un imposteur ; et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule. On n’avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, antique, existait ; c’était la vieille religion du Christ, ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais, suivant tous, œuvre profonde d’un réformateur sublime ; réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter, sous le titre d’hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de l’homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les adoptant, pour ainsi dire, à la majorité du genre humain ; arrivant enfin à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours triomphant, qu’on appelle unité catholique, et au pied duquel sont venus se soumettre les plus beaux génies ! Elle existait, cette religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, formé leurs mœurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux tour à tour vaincus ou victorieux ! Elle avait disparu un moment dans une grande tempête de l’esprit humain ; mais, la tempête passée, le besoin de croire revenu, elle s’était retrouvée au fond des âmes, comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de l’Europe.
« Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800 que de relever cet autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant renversé ? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s’il avait voulu se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle œuvre ! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris sur la religion catholique et donné le signal des railleries pendant cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d’esprit que Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.
« Sur ce sujet, il ne s’était pas élevé le moindre doute dans sa pensée. Ce double motif de rétablir l’ordre dans l’État et la famille, et de satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied, sauf les attributions politiques, qu’il regardait comme incompatibles avec l’état présent de la société française.
« Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de chercher s’il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou bien par politique ou par ambition ? Il agissait par sagesse, c’est-à-dire par suite d’une profonde connaissance de la nature humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité, toujours naturelle quand il s’agit d’un grand homme, peut chercher à pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard, que la constitution morale du général Bonaparte le portait aux idées religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à proportion de sa supériorité même, des beautés de la création. C’est l’intelligence qui découvre l’intelligence dans l’univers, et un grand esprit est plus capable qu’un petit de voir Dieu à travers ses œuvres. Le général Bonaparte controversait volontiers sur les questions philosophiques et religieuses avec Monge, Lagrange, Laplace, savants qu’il honorait et qu’il aimait, et les embarrassait souvent, dans leur incrédulité, par la netteté, la vigueur originale de ses arguments. À cela il faut ajouter encore que, nourri dans un pays inculte et religieux, sous les yeux d’une mère pieuse, la vue du vieil autel catholique éveillait chez lui les souvenirs de l’enfance, toujours si puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à l’ambition, que certains détracteurs ont voulu donner comme unique motif de sa conduite en cette circonstance, il n’en avait pas d’autre alors que de faire le bien en toutes choses, et sans doute, s’il voyait comme récompense de ce bien accompli une augmentation de pouvoir, il faut le lui pardonner. C’est la plus noble, la plus légitime ambition, que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins des peuples. »
V
Nous citons ces pages parce qu’elles sont très belles d’expression et de sentiment, les plus belles peut-être que l’historien politique ait écrites dans sa vie ; mais, en admirant la haute portée de ces vues d’homme d’administration et de ce style d’homme de discipline civile, peut-on se dissimuler la simonie des idées (si on tolère cette expression) qui éclate dans la pensée ?
S’il s’agissait pour le premier Consul de flétrir l’impiété, ce parricide moral de l’humanité ; de relever le sentiment religieux, cette piété filiale de l’esprit humain dans l’âme du peuple ; de faire respecter, honorer, vénérer sous toutes ses formes sincères les cultes libres qui sont les actes volontaires et spontanés de cette piété du cœur humain, et qui, en rappelant sans cesse l’homme à sa source et à sa fin, sont sa filiation divine, sa noblesse entre les créatures, sa conscience, sa morale, sa vertu, sa consolation, son espérance, rien ne serait plus plausible que l’argumentation de M. Thiers dans ce préambule au Concordat.
Mais s’il s’agissait simplement pour le premier Consul de donner au peuple une religion d’État qu’il ne professait lui-même ni d’esprit ni de cœur ; de faire, au nom de cette religion d’État, toute politique à ses yeux et nullement religieuse, une alliance exclusive avec le souverain pontife de cette religion pour lui assurer les âmes de ses peuples, à la charge par le souverain pontife de lui assurer à lui-même leur obéissance au nom du Dieu dont il est le ministre, il est impossible de conserver du respect devant les éloges prodigués par M. Thiers à une pareille négociation, et de ne pas rougir pour les hommes d’un pareil commerce, où un souverain vend et livre la foi de son peuple en échange d’un droit divin de gouvernement qu’on lui concède ; aucune plume sincère ne peut appeler ici religion ce qui est politique, conviction ce qui est feinte, et vertu ce qui est trafic.
Or l’historien, dans ses propres phrases à la louange de cet acte, révèle la nature vraie de cet acte à chaque mot. Qu’est-ce, en effet, que cette déclaration d’égale estime ou d’égal dédain pour les religions nécessaires, selon M. Thiers, à l’homme ? Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il en faut une. Qu’est-ce que cette déclaration de la nécessité de maintenir par la force des gouvernements l’unité des religions établies ? « Quand une croyance établie ne règne pas, mille superstitions s’établissent, mille sectes acharnées à la dispute, comme en Amérique, etc. Dès lors que peut-on souhaiter de mieux qu’une religion nationale ? »
Remarquez que l’historien ne dit pas une religion vraie ou une religion divine ; il dégrade hardiment dans cette expression la religion (institution divine ou rien) jusqu’au rang de simple institution nationale. Il substitue la nation à Dieu et la loi de police des cultes à la conscience, siège unique de la foi. Qu’est-ce enfin que cette ambition qu’il faut pardonner au premier Consul, puisque, dit l’historien, « c’est la plus noble et la plus légitime des ambitions
que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins du peuple ? »
Or, les vrais besoins du peuple qui venait d’accomplir la plus grande transformation des temps modernes, pour établir la liberté des consciences et l’égalité des croyances personnelles devant les lois et devant Dieu ; ces vrais besoins des peuples étaient-ils de reconstituer aussitôt après, au lieu de la religion volontaire et d’autant plus efficace qu’elle est plus volontaire, une religion d’État garantie à un souverain de la foi par un souverain des armes, investie de privilèges dont chacun était une limite à la liberté des autres cultes ? Ces vrais besoins des peuples étaient-ils de remettre Dieu dans la loi, le prêtre, magistrat de la foi, dans la dépendance du magistrat civil, le magistrat civil dans la dépendance du prêtre, le fidèle dans le citoyen, le citoyen dans le fidèle, une partie de la religion dans la loi, une autre partie hors la loi, et de rebâtir ainsi, au profit, non de la religion des peuples, mais à l’usage et au profit de la souveraineté civile, cette Babel de foi et de loi, de Dieu et de l’homme, de servitude et de révolte, de tolérance de l’erreur et d’intolérance de la vérité, qu’on appelle un concordat ?
Nous le laissons à dire à ceux qui ont la religion de la foi, et non la religion d’État, dans le cœur. Cette prétendue religion de la raison d’État est, selon nous, la dérision de la piété sincère ; l’histoire de M. Thiers pervertirait ici la morale éternelle, si on n’en signalait pas le sophisme et le danger aux hommes.
Cela dit sur le principe même de ce Concordat de 1801, nous ne taririons pas en éloges sur la belle étude diplomatique dans laquelle M. Thiers, aidé sans doute par les innombrables documents de nos archives, a déroulé, éclairé, simplifié, dramatisé, pour les esprits les plus minutieux, cette longue et épineuse négociation. Si toutes les négociations entre les États étaient compulsées et écrites ainsi par un écrivain aussi érudit, la diplomatie, exhumée de ses cartons par une main créatrice, serait à elle seule la plus complète et la plus lumineuse des histoires. L’érudition recevrait la vie par la main du talent. Ce genre d’histoire par les documents bien retrouvés, bien exposés, bien discutés, se révèle ici pour la première fois au monde. C’est une nouveauté et une création ; cette nouveauté et cette création porteront le nom de M. Thiers.
VI
Le treizième livre n’offre rien à l’imagination et à la pensée que ces lieux communs de toutes les annales, ces détails d’administration qui, en temps calmes, servent de transition d’un événement à l’autre. M. Thiers y excelle parce qu’il approfondit jusqu’aux minuties. C’est en creusant qu’on trouve l’intérêt au fond de l’histoire : celui qui voit tout s’intéresse à tout. On ne peut reprendre dans ce récit de quelques mois de paix que deux ou trois jugements qui manquent de justesse parce qu’ils manquent d’impartialité.
Ainsi M. Thiers, passionné pour son héros, veut lui donner à la fois, contre sa nature, les honneurs du libéralisme et les honneurs du despotisme. Il affecte de croire que le premier Consul était un partisan et un admirateur de M. Fox, l’orateur d’opposition par excellence, venu à Paris pour admirer de plus près la dictature. C’est méconnaître à la fois le génie du premier Consul et le génie de M. Fox. M. Thiers ici fait tort, selon nous, au bon sens gouvernemental de son héros, comme il fait tort à la sincérité de M. Fox. Que pouvait-il y avoir de commun entre un jeune soldat qui venait d’étouffer la dernière étincelle de liberté représentative dans son pays, et qui méditait déjà la suppression du Tribunat, comme il avait accompli l’asservissement par l’épée du Corps législatif, et le tribun aristocratique et quelquefois démagogique de l’Angleterre, qui avait inoculé par tous ses discours les doctrines et même les anarchies de la Révolution française à son pays ? Que pouvait-il y avoir de sincère dans ces politesses de fausse admiration entre l’homme d’État de l’ordre excessif, du pouvoir absolu, et entre l’orateur de la liberté sans limite, de la souveraineté des clubs, de l’anarchie désarmée ou même armée contre la monarchie ? L’homme du 18 brumaire ne pouvait ni estimer politiquement ni aimer M. Fox, homme de 1792. Il pouvait le flatter et le grandir par ses flatteries officielles, pour grandir en lui un principe éloquent d’opposition et de désordre en Angleterre. C’est ce qu’il faisait à Paris, en affectant l’estime pour un génie de parole dont il méprisait au fond les doctrines.
Le véritable homme d’État de l’Angleterre, aux yeux du premier Consul, c’était M. Pitt ; mais il ne lui convenait pas de le dire, parce que M. Pitt était, pour l’Angleterre libre, l’homme de salut ; M. Fox n’était que l’homme de bruit. L’historien du premier Consul a trop de perspicacité pour s’y tromper. Il nous semble donc ici faire pour son héros précisément ce que son héros faisait pour M. Fox : il ne le juge pas, il le flatte. La prétendue admiration du premier Consul pour l’agitateur anglais serait de la candeur par trop naïve si elle n’était pas de la diplomatie par trop raffinée. Ici M. Thiers se souvient trop, en écrivant ces pages, de ce sophisme de situation qui a tué en quinze ans le gouvernement des Bourbons par sa plume ; il confond dans le premier Consul le goût héroïque du despotisme et le goût populaire de la liberté, afin de lui donner, selon les besoins de l’opposition, qui vit de sophismes, la popularité du dictateur et la popularité du libéral de 1830 : hermaphrodisme politique nécessaire à la mémoire du héros avec lequel on voulait faire une double guerre aux Bourbons. Mais ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la tactique ; cette tactique peut être profitable à ceux qui l’emploient à la tribune ou dans le journalisme, elle est déplacée dans le récit. Il n’y eut jamais, en réalité, deux esprits plus antipathiques en matière de gouvernement que l’esprit droit, ferme, absolu du premier Consul, et l’esprit oratoire, contradictoire et ambulatoire du chef de l’opposition britannique, M. Fox ; l’un fait pour absorber énergiquement tous les droits et toutes les volontés dans le droit et dans la volonté d’un seul ; l’autre créé pour débattre éloquemment, mais vainement, le pour et le contre, pour saper tous les gouvernements et pour voir des ennemis dans tous les ministres du pouvoir. Parler de l’admiration sincère de ces deux hommes l’un pour l’autre c’est les mal comprendre ou c’est les défigurer. Conserver la fidélité des caractères, laisser à chacun son vice et sa vertu propre, c’est la loi de l’histoire comme c’est la loi du drame. L’histoire, autrement, manque de vérité, et le drame manque de vraisemblance.
VII
On voit percer dès ce temps-là l’opposition civile dans quelques sénateurs restés fidèles, malgré ses excès et ses revers, à l’esprit philosophique qui avait couvé la révolution de 1789 ; ceux-là voulaient au moins en sauver les vérités du naufrage de tant d’illusions et du sang de 1793. C’est contre ce petit nombre d’âmes libres et stoïques, quoique modérées, que le premier Consul éclate en impatience et qu’il invente le mot d’idéologues, comme l’injure la plus expressive qu’on puisse adresser à des hommes qui font abstraction de l’expérience en matière de gouvernement.
L’opposition militaire, qui commence aussi à poindre, se groupe et se personnifie autour de Moreau, le seul rival de gloire qu’on puisse élever en face du premier Consul. M. Thiers, juste cette fois, et juste parce qu’il est sévère, caractérise vigoureusement cette tendance de la médiocrité jalouse à se créer des idoles plus grandes que nature pour les opposer aux véritables supériorités intellectuelles de leur temps.
« Moreau, dit-il, depuis la campagne d’Autriche, dont il devait le succès, du moins en partie, au premier Consul, qui lui avait donné à commander la plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général de la République. Au fond, personne ne se trompait sur sa valeur : on savait bien que c’était un esprit médiocre, incapable de grandes combinaisons et entièrement dépourvu de génie politique ; mais on s’appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur et capable de tenir tête au vainqueur de l’Italie et de l’Égypte.
« Les partis ont un merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes éminents. Ils les flattent ou les offensent tour à tour, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé l’issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans leur cœur, pour y introduire leur poison. »
C’est ainsi que l’historien nous prépare de loin au grand procès politique dans lequel Moreau descendit de sa gloire au rang de complice de Georges et de Pichegru, et plus tard au rang de transfuge combattant contre sa patrie pour se venger d’un juste exil.
VIII
La création d’une république lombarde en Italie, création précaire, mais bien moins nuisible à la France que l’agrandissement si dangereux du Piémont, voisin à la fois révolutionnaire, militaire et monarchique, fut sagement mais vainement combattue par M. de Talleyrand. Ce ministre n’y voyait qu’un principe d’agitation perpétuelle, menaçante pour toute paix durable avec l’Allemagne. Cette république provisoire révèle la diplomatie inquiète et irrésolue du premier Consul. M. de Talleyrand voit plus loin et plus juste. Bonaparte, initié par ce grand homme d’État à la diplomatie européenne, prend de son ministre la science des traditions, mais ne suit en rien ses conseils à longue vue.
On voit, dès ce moment, qu’il ne veut de paix que juste ce qu’il en faut pour préparer d’autres guerres, et que son véritable ministre des affaires étrangères sera le hasard des batailles.
Pendant qu’il institue une république à Milan, il cherchait une monarchie absolue en France. Il inaugurait pompeusement le culte d’État, il caressait M. de Chateaubriand, dont le livre poétique, le Génie du Christianisme, devançait ou servait si bien ses desseins de restauration catholique sous un second Charlemagne, ligué, non de foi, mais de politique, avec la papauté. M. Thiers apprécie ce livre, qui fut le programme de la monarchie, en une vive et juste image.
Le Génie du Christianisme, dit-il, comme toutes les œuvres remarquables, fort loué, fort attaqué, produisait une impression profonde parce qu’il exprimait un sentiment vrai et très général alors dans la société française : c’était ce regret singulier, indéfinissable, de ce qui n’est plus, de ce qu’on a dédaigné ou détruit quand on l’avait, de ce qu’on désire avec tristesse quand on l’a perdu. Tel est le cœur humain ! Ce qui est le fatigue ou l’oppresse ; ce qui a cessé d’être acquiert tout à coup un attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l’ancien temps, odieuses en 1789, parce qu’elles étaient alors dans toute leur force, et que de plus elles étaient quelquefois oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours dévastateur, revenaient au souvenir d’une génération agitée, et touchaient son cœur disposé aux émotions par quinze ans de spectacles tragiques. L’œuvre du jeune écrivain, empreinte de ce sentiment profond, remuait fortement les esprits, et avait été accueillie avec une faveur marquée par l’homme qui alors dispensait toutes les gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple et solide des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec charme les vieilles mœurs religieuses qui n’étaient plus. Sans doute on y pouvait blâmer l’abus d’une belle imagination ; mais après Virgile, mais après Horace, il est resté dans la mémoire des hommes une place pour l’ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et, seul peut-être parmi les livres de ce temps, le Génie du Christianisme vivra, fortement lié qu’il est à une époque mémorable ; il vivra, comme ces frises sculptées sur le marbre d’un édifice vivent avec le monument qui les porte.
IX
En même temps que le premier Consul rétablissait la plus monarchique des institutions humaines, le catholicisme, il préparait à la monarchie ses éléments naturels et traditionnels, une noblesse et une aristocratie militaire. Son rappel des émigrés était une préface à une cour ; son institution de l’ordre de la Légion d’honneur, sacrifice à la vanité qui fonde la vertu civique sur une distinction extérieure puérile en elle-même, comme un ruban sur un habit, préparait les âmes aux faveurs d’un souverain ; il prenait ainsi le privilège de décerner seul l’estime publique. L’historien approuve ces concessions aux faiblesses humaines dans une page trop significative de ses propres pensées pour ne pas la citer.
« Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à ceux qui ne voulaient aucune distinction : « Pourquoi donc avez-vous créé les fusils et les sabres d’honneur ? C’est une distinction que celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil ou un sabre d’honneur à sa poitrine, et en ce genre les hommes aiment ce qui s’aperçoit de loin. » Le premier Consul avait observé un fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec lesquels il avait l’habitude de s’entretenir. Depuis que la France, objet des égards et des empressements de l’Europe, était remplie des ministres de toutes les puissances, ou d’étrangers de distinction qui venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers, et étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs brillantes décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des Tuileries pour assister à leur arrivée et à leur départ. “Voyez, disait-il, ces vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant ! Le peuple n’est pas de leur avis : il aime ces cordons de toutes couleurs, comme il aime les pompes religieuses. Les philosophes démocrates appellent cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit. Mais cette idolâtrie, cette vanité sont des faiblesses communes à tout le genre humain, et de l’une et de l’autre on peut faire sortir de grandes vertus. Avec ces hochets tant dédaignés, on fait des héros ! À l’une comme à l’autre de ces prétendues faiblesses, il faut des signes extérieurs : il faut un culte au sentiment religieux ; il faut des distinctions visibles au noble sentiment de la gloire.” »
Ici la vérité ne manque pas au tableau, mais la réflexion manque à l’historien. L’œuvre du véritable homme d’État n’est pas de caresser les vanités de notre nature, mais de les transformer en vertu publique. Il ne faut pas donner aux vices de l’humanité leurs institutions, il faut corriger ces vices par des institutions supérieures. Les complaisances pour les puérilités de l’homme ne sont pas du génie, elles sont une corruption officielle et elles perpétuent son enfance. Le défaut de cette histoire est de prendre trop souvent l’expédient pour droit et l’habileté pour principe de gouvernement.
X
M. Thiers, écrivain évidemment monarchique sous un costume révolutionnaire, s’élève franchement ici au-dessus des scrupules de la légalité et des timidités de la conscience pour absoudre l’ambition du trône dans le premier Consul, et pour ne reconnaître d’autre légitimité du pouvoir que la légitimité du génie. Nous ne le blâmons pas trop sévèrement de cette audace d’esprit que Machiavel, Bossuet, Mirabeau et Danton ont affichée avant lui ; historiquement cette théorie tranche tout ; elle semble élever l’écrivain à la hauteur de la Providence, qui crée le droit des supériorités dans les hommes prédestinés aux grandes choses, et qui semble donner les masses subalternes en propriété à ses élus ; mais, moralement, cette théorie contient tous les périls et tous les crimes ; car, si vous reconnaissez le génie pour droit et l’ambition heureuse pour titre, quel est l’homme orgueilleux qui ne se croira pas du génie, et quel est le scélérat qui ne se sentira pas l’ambition de tout oser et de tout prendre ? Le ciel a créé la vertu pour contenir ces audaces dans les limites du devoir, et les hommes ont inventé les lois pour contenir ces ambitions dans les prescriptions de la volonté générale. Mais ces discussions sont vaines quand il s’agit d’un homme qui avait accompli déjà au 18 brumaire le renversement à main armée de la Constitution ; il avait autant le droit de fonder une dynastie que celui de détruire une république.
« Le général Bonaparte, dit ici son historien trop complaisant à la fortune, souhaitait le suprême pouvoir, c’était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son génie ; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n’y avait là rien de coupable, d’autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité, pour achever ce bien, il fallait longtemps encore un chef tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d’une autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle et l’un des plus grands hommes de l’humanité. Washington, au milieu d’une société démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour longtemps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu d’ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique par nature, entourée d’ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se gouverner et se défendre sans unité d’action, le général Bonaparte avait raison d’aspirer au pouvoir suprême, n’importe sous quel titre. Son tort, ce n’est pas d’avoir pris la dictature, alors nécessaire ; c’est de ne l’avoir pas toujours employée comme dans les premières années de sa carrière. »
On voit ici la théorie à visage découvert : avoir du génie, faire le bien et demander le prix du bien qu’on a fait pour soi-même ; mais demander le prix du bien qu’on a fait ou qu’on veut faire pour soi-même, qu’est-ce autre chose que l’égoïsme, c’est-à-dire un vice au lieu d’une vertu ? Quel danger n’y a-t-il pas dans de telles théories sous la plume d’un écrivain séduisant d’audace d’esprit, au milieu d’une nation en oscillation perpétuelle de pouvoirs ? Quel danger surtout dans une nation militaire, où chaque général peut être tenté du trône sans avoir le génie de s’y maintenir ? Et comment M. Thiers pourra-t-il se plaindre d’avoir à subir comme citoyen les doctrines qu’il aura encouragées comme moraliste ? Patere legem quam fecisti !
XI
En reprenant son rôle d’historien, M. Thiers raconte ensuite, avec la verve d’un Molière politique, les rôles divers joués par le premier Consul, par sa femme, par ses frères, par ses sœurs, par le sénat, par le conseil d’État, par Fouché, par Cambacérès, ses confidents, chargés de risquer les indiscrétions et de subir les désaveux pour se faire offrir sous un nom ou sous un autre le titre du pouvoir monarchique dont il avait déjà la réalité. L’histoire ici touche à la comédie d’intrigue, et Beaumarchais y serait plus convenable que Tacite. Enfin, après mille manœuvres de ses confidents contrariés par ce qui restait de décorum républicain dans les différents corps représentatifs, la douce violence est opérée, et, après avoir deux fois repoussé la couronne comme César au Cirque, le général Bonaparte passe du titre de premier Consul au titre de Consul à vie, et du titre de consul à vie à la prochaine proclamation de l’empire héréditaire. Ici le général Bonaparte n’a point d’effort illégitime à faire pour franchir ces degrés successifs qui mènent d’une magistrature républicaine à vie au pouvoir suprême ; il n’a qu’à se laisser glisser sur la mobilité et sur la versatilité de la France, pliée d’avance à tous ses désirs.
XII
De très belles et très profondes études de droit public allemand et helvétique remplissent cet intervalle du Consulat à vie à l’Empire dans l’histoire de M. Thiers. On ne peut leur reprocher que leur étendue et leur érudition excessives. Les diplomates y trouveront des monuments de diplomatie savante, admirablement scrutés et éclairés d’un jour qui ne laisse rien dans l’ombre ; mais la masse des lecteurs superficiels, qui s’attache exclusivement aux événements et aux hommes, laisseront ces riches études aux érudits. Ce n’est plus l’histoire, c’est le catéchisme du droit des gens ; entre Grotius et Tacite il y a la différence d’un traité à un récit. M. Thiers fait trop souvent un traité de son histoire ; nous qui avons du loisir nous ne nous en plaignons pas ; mais la postérité a peu de temps à consacrer au passé ; elle lit vite et peu : M. Thiers ne pense pas assez à elle.
XIII
L’intervention française s’accomplit en quelques jours par le général Ney, en Suisse ; la médiation imposée à main armée aux cantons sert de prétexte à l’Angleterre pour refuser l’évacuation de Malte, conformément au traité d’Amiens. La France exige, l’Angleterre récrimine sur ses envahissements ; le premier Consul éclate en paroles foudroyantes, quoique calculées, dans une audience de l’ambassadeur britannique. La paix d’Amiens est rompue, la guerre commence. L’historien, dans une courte et impartiale discussion, attribue à l’Angleterre les causes de la rupture. On ne peut méconnaître ici la justesse de ses réflexions. La responsabilité de la longue période de guerre qui suit la courte paix d’Amiens pèsera sur la Grande-Bretagne plus que sur le général Bonaparte. Si la première loi de l’histoire est d’être véridique, la première loi de la critique est d’être arbitre entre les événements et l’historien. Les passions nationales de l’Angleterre et les rivalités de popularité parlementaire entre les orateurs et les ministres précipitèrent la rupture d’une paix qui pouvait consoler plusieurs années le monde. Cette époque ressemble beaucoup à celle où les orateurs athéniens du parti de Démosthène jetèrent, par leurs déclamations contre Alexandre de Macédoine, la Grèce et l’Asie dans les mains d’Alexandre. Le général Bonaparte fut l’Alexandre du parlement britannique en 1803.
XIV
Les dix-septième et dix-huitième livres sont des chefs-d’œuvre entre tant de chefs-d’œuvre ; c’est le génie et l’impatience du héros passés tout entiers dans son historien pour préparer contre l’Angleterre, et au besoin contre ses alliés sur le continent, une guerre aux proportions d’une lutte entre deux mondes, le monde maritime et le monde continental.
C’est par le monde maritime que ces préparatifs commencent. Ces deux livres sont l’histoire navale du monde moderne, depuis l’Armada de Philippe II. Tout le drame est transporté sur les mers ; ce drame est un des plus beaux, des plus divers, des plus passionnés qui se soient jamais joués entre les éléments et les hommes. Les études qu’a dû faire l’historien pour l’écrire, ou que les hommes spéciaux de la marine ont dû faire pour lui en fournir les éléments, sont immenses. Ce seul travail, depuis la rupture de la paix d’Amiens jusqu’à la bataille de Trafalgar, serait de lui seul un monument historique digne de rester à jamais dans les archives de l’Europe. La création des flottilles de bateaux plats pour transporter à travers le détroit l’invasion française en Angleterre, la concentration de deux mille bâtiments de guerre ou de transports à Boulogne, à Étaples, à Wimereux, à Ambleteuse ; une armée d’élite de cent soixante mille hommes campés comme une menace permanente au bord de ces rades, en vue de leur conquête, les revues, les exercices, les combats partiels des chaloupes canonnières contre les brûlots anglais, donnés comme un spectacle à l’armée dans ce cirque maritime pour entretenir son ardeur ; les négociations avec l’Autriche, la Hollande, la Russie, la Prusse, l’Espagne, pour faire concourir ces puissances à ce plan de la haine du monde contre la domination britannique des mers ; les lâchetés de l’Espagne, les réticences de la Russie, les temporisations de l’Autriche, les marchandages intéressés et les trahisons de la Prusse, mêlés à tout ce mouvement des flottes et des armées sur le littoral ; de grandes fautes diplomatiques commises par le premier Consul au milieu de ces prodiges d’activité militaire ; la pire de ces fautes, la confiance obstinée dans ce cabinet de Berlin, aussi peu sûr pour l’Allemagne qu’il démembre que pour la France qu’il trompe ou pour l’Angleterre qu’il trahit, tout cela forme du dix-septième livre de M. Thiers, intitulé Camp de Boulogne, une des scènes dignes de celles où le fils de Philippe ralliait ses auxiliaires et endormait ses ennemis au moment où il était campé sur la Propontide, avant de passer, avec toute sa fortune et toute son espérance, en Asie.
Nous ne louerons jamais assez le peintre, le marin, le stratège, le diplomate, qui a tracé ce magnifique tableau d’histoire.
XV
Cependant l’Angleterre commence à trembler ; M. Pitt sort de sa retraite au cri du péril public, et retrempe l’âme de son pays dans la sienne. Le ministre anglais, qui tient dans sa main les brandons vivants▶ de la guerre civile et des complots extrêmes dans le Vendéen Georges Cadoudal, dans Pichegru, et dans un certain nombre de jeunes émigrés impatients de remuer leur patrie, fût-ce avec la lame de leurs poignards, lance en France ces conjurés du désespoir. Ils ne se proposent pas l’assassinat, mais l’enlèvement à main armée et par surprise du premier Consul. On s’entendra ensuite sur le gouvernement qui doit lui succéder. Ces conjurés débarquent en France, entrent furtivement à Paris, y ourdissent leur trame, cherchent à s’associer un homme dont le nom militaire soit un entraînement certain pour l’armée. Cet homme, le général Moreau, a la faiblesse de se laisser glisser, comme un conspirateur vulgaire, sur la pente de cette intrigue ; il confère avec le général Pichegru, à la faveur des ténèbres, sur le boulevard et dans la maison d’un des conjurés. On discute l’attentat froidement, on ne s’entend pas sur les conséquences : Moreau veut le pouvoir pour lui seul, Pichegru et Georges pour les Bourbons. Le premier Consul, averti par cette sourde rumeur qui est comme l’écho anticipé des grands dangers, tâtonne sans pouvoir saisir. À la fin, Georges, Pichegru, Moreau, les Polignac sont arrêtés ; on cherche les preuves et les témoins de leur complot.
Ce n’est pas assez pour rassurer le premier Consul, il veut porter la main plus loin. Le fils du prince de Condé, le duc d’Enghien, jeune prince de grande race militaire et de haute espérance, se trouve à sa portée, quoique sur un territoire étranger et inviolable ; il le fait arrêter, conduire à Paris, juger par une commission, fusiller dans le fossé de Vincennes, les pieds sur sa tombe. Nous avons écrit nous-même cette tragédie historique d’après les témoignages les plus irrécusables ; d’autres témoignages surgissent tous les jours des Mémoires posthumes des confidents du gouvernement consulaire ; ces Mémoires laissent peu de doute sur les vrais motifs du meurtre, motifs très différents de ceux que prête trop complaisamment M. Thiers au premier Consul. Les complaisances envers les attentats de cette nature sont des torts envers la sainteté de l’histoire ; excuser n’est pas absoudre, mais c’est atténuer l’indignation, la seule justice du cœur humain qui reste pour compensation de leur sang aux victimes.
Les motifs du premier Consul sont révélés par lui-même dans une allocution à son conseil d’État du 3 germinal, allocution rapportée en ces termes par le conseiller d’État Miot, témoin du discours et ami de la famille Bonaparte.
« On verra, dit le premier Consul dans cet accès d’éloquente colère, quels ménagements peut mériter une famille… »
(La famille des Bourbons, dont l’ombre lui fermait encore l’accès du trône sur lequel il méditait de s’asseoir bientôt après cet événement.) « Que la France ne s’y trompe pas, elle n’aura ni paix ni repos
jusqu’au moment où le dernier des individus de la famille des Bourbons sera exterminé. J’en ai fait saisir un à Ettenheim, et on me parle aujourd’hui de droit d’asile, de violation de territoire ! Quelle étrange badauderie ! C’est bien peu me connaître : ce n’est pas de l’eau qui coule dans mes veines, c’est du sang ! J’ai fait juger et exécuter promptement le duc d’Enghien pour éviter de tenter les émigrés qui se trouvent ici. »
« Il le fallait surtout »
, ajoute le conseiller d’État Miot, confident de Joseph Bonaparte et admis indirectement à ce titre dans les demi-confidences de son frère, « il le fallait pour satisfaire et tranquilliser les restes des jacobins et les régicides membres de son gouvernement ; ils voulaient un gage irrévocable donné à la Révolution par l’homme auquel ils allaient décerner l’empire. »
La colère fut sans doute pour quelque chose dans l’événement de Vincennes, la politique y fut pour beaucoup plus ; c’est ce qui rend ce meurtre de sang-froid plus impardonnable à l’histoire.
XVI
Le récit du jugement nocturne de Vincennes
par M. Thiers est tellement dépourvu de cette juste sévérité et de cette pathétique sensibilité qu’au lieu de s’apitoyer sur la victime c’est sur les exécuteurs du meurtre qu’il semble seulement s’attendrir. « Ces malheureux juges ! dit-il, affligés de leur rôle plus qu’on ne peut dire, prononcèrent la mort. Ce n’était pas une machination ourdie, ajoute l’historien, comme on l’a dit, pour surprendre un crime au premier Consul ; c’était un accident, un pur accident qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie, et au premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire ! »
Et après cette réflexion atténuante il attribue l’exécution nocturne et précipitée à une prolongation de sommeil du conseiller d’État Réal ; comme si quelqu’un dormait parmi les confidents et les exécuteurs du drame pendant que le premier Consul veillait lui-même à la Malmaison, attendant l’accomplissement de l’acte le plus terrible et le plus hâtif de sa vie, et pendant qu’une telle victime était sous le feu des juges !…
Nous ne saurions trop blâmer ce récit, aussi infidèle qu’insensible, de l’acte le plus tragique de l’âme de Napoléon. Le style en est aussi défectueux et aussi vulgaire que les circonstances en sont altérées et décolorées ; l’âme et le talent ont failli à la fois à l’écrivain dans ces pages. Ce n’est pas ainsi que sentait Tacite, ce n’est pas ainsi qu’il écrivait.
Notre admiration pour les belles parties de ce livre est la garantie de notre impartialité pour ses défaillances de style, de vertu et de sentiment ; mais le cœur souffre autant que la vérité en lisant ces pages. Elles sont à refaire pour l’honneur du livre.
XVII
Le spectacle de la lâcheté de l’Europe indignée, mais muette, après cet attentat au droit des gens, à l’humanité et à l’innocence, est reproduit avec beaucoup plus de talent par M. Thiers, dans le livre suivant intitulé l’Empire. Il rentre ici dans son domaine : écrivain lumineux, mais non pathétique.
Ici cependant l’inconséquence du grand historien étonne l’esprit ; il fait une magnifique analyse de l’état de l’opinion en France après le meurtre du duc d’Enghien ; il flatte ou il raille les impulsions révolutionnaires qui ont poussé la France jusqu’à la République de 1793 ; il se déclare, avec une grande fermeté d’esprit, homme monarchique dans un pays dont tout le passé est monarchique, et qui se gouverne par ses habitudes plus que par sa raison. La conséquence d’une telle foi dans la monarchie était donc de louer franchement aussi le premier Consul, favorisé par une réaction si naturelle en France, d’avoir l’audace de son ambition et de la nature des choses en rétablissant en lui la monarchie. On ne sait par quelle timidité de logique ou par quel revirement d’esprit M. Thiers se dément tout à coup au moment de conclure ; que dis-je ? il conclut contre la cause monarchique qu’il vient d’exposer avec tant de force ; il s’arrête entre les deux partis, c’est-à-dire dans l’impossible ; il prend la moitié des deux vérités, c’est-à-dire un mensonge ; il emprunte à la république le pouvoir absolu et à la monarchie le pouvoir temporaire, et il établit comme préférable à la république ou à la monarchie, quoi ? la dictature ! Il semble, lui, homme de si lucide intelligence, ne pas s’apercevoir seulement que la dictature c’est la république sans la liberté et la monarchie sans stabilité, c’est-à-dire deux inconséquences dans une. Écoutons-le, mais ne cherchons pas à le comprendre, ou plutôt comprenons qu’il n’ose pas dire ici toute sa pensée, et que, voulant ménager en sa personne le renom d’écrivain révolutionnaire et le renom d’homme d’État monarchique, il accorde un peu aux républicains, un peu aux royalistes, pour conserver dans les deux partis la popularité de ses jeunes opinions et la popularité de ses idées mûres dans son âge plus avancé.
« Ainsi la Révolution, dit-il, dans ce retour rapide sur elle-même, devait venir à la face du ciel confesser ses erreurs, l’une après l’autre, et se donner d’éclatants démentis ! Distinguons cependant : lorsqu’elle avait voulu l’abolition du régime féodal, l’égalité devant la loi, l’uniformité de la justice, de l’administration et de l’impôt, l’intervention régulière de la nation dans le gouvernement de l’État, elle ne s’était point trompée ; elle n’avait aucun démenti à se donner, et elle ne s’en est donné aucun. Lorsqu’elle avait, au contraire, voulu une égalité barbare et chimérique, l’absence de toute hiérarchie sociale, la présence continuelle et tumultueuse de la multitude dans le gouvernement, la république dans une monarchie de douze siècles, l’abolition de tout culte, elle avait été folle et coupable, et elle devait venir faire, en présence de l’univers, la confession de ses égarements.
« Mais qu’importent quelques erreurs passagères, à côté des vérités immortelles qu’au prix de son sang elle a léguées au genre humain ! Ses erreurs mêmes contenaient encore d’utiles et graves leçons, données au monde avec une incomparable grandeur. Toutefois, si, dans ce retour à la monarchie, la France obéissait aux lois immuables de la société humaine, elle allait vite, trop vite peut-être, comme il est d’usage dans les révolutions. Une dictature, sous le titre de Protecteur, avait suffi à Cromwell. La dictature, sous la forme de consulat perpétuel, avec un pouvoir étendu comme son génie, durable comme sa vie, aurait dû suffire au général Bonaparte pour accomplir tout le bien qu’il méditait, pour reconstruire cette ancienne société détruite, pour la transmettre, après l’avoir réorganisée, ou à ses héritiers s’il devait en avoir, ou à ceux qui, plus heureux, étaient destinés à profiter un jour de ses œuvres. Il était, en effet, arrêté dans les desseins de la Providence que la Révolution, poursuivant son retour sur elle-même, irait plus loin que le rétablissement de la forme monarchique, et irait jusqu’au rétablissement de l’ancienne dynastie elle-même. Pour accomplir sa noble tâche, la dictature, à notre avis, sous la forme du consulat à vie, suffisait donc au général Bonaparte, et, en le créant monarque héréditaire, on tentait quelque chose qui n’était ni le meilleur pour sa grandeur morale, ni le plus sûr pour la grandeur de la France. Non que le droit manquât à ceux qui voulaient avec un soldat faire un roi ou un empereur : la nation pouvait incontestablement transporter à qui elle voulait, et à un soldat sublime plus qu’à tout autre, le sceptre de Charlemagne et de Louis XIV. Mais ce soldat, dans sa position naturelle et simple de premier magistrat de la République française, n’avait point d’égal sur la terre, même sur les trônes les plus élevés. En devenant monarque héréditaire, il allait être mis en comparaison avec les rois, petits ou grands, et constitué leur inférieur en un point, celui du sang. Ne fût-ce qu’aux yeux du préjugé, il allait être au-dessous d’eux en quelque chose. Accueilli dans leur compagnie, et flatté, car il était craint, il serait en secret dédaigné par les plus chétifs. Mais, ce qui est plus grave encore, que ne tenterait-il pas, devenu roi ou empereur, pour devenir roi des rois, chef d’une dynastie de monarques relevant de son trône nouveau ! Que d’entreprises gigantesques auxquelles succomberait peut-être la fortune de la France ! Que de stimulants pour une ambition déjà trop excitée, et qui ne pouvait périr que par ses propres excès !
« Si donc, à notre avis du moins, l’institution du consulat à vie avait été un acte sage et politique, le complément indispensable d’une dictature devenue nécessaire, le rétablissement de la monarchie sur la tête de Napoléon Bonaparte, était non pas une usurpation (mot emprunté à la langue de l’émigration), mais un acte de vanité de la part de celui qui s’y prêtait avec trop d’ardeur, et d’imprudente avidité de la part des nouveaux convertis, pressés de dévorer ce règne d’un moment.
« Cependant, s’il ne s’agissait que de donner une leçon aux hommes, nous en convenons, la leçon était plus instructive et plus profonde, plus digne de celles que la Providence adresse aux nations, quand elle était donnée par ce soldat héroïque, par ces républicains récemment convertis à la monarchie, pressés les uns et les autres de se vêtir de pourpre, sur les débris d’une république de dix années, à laquelle ils avaient prêté mille serments. Malheureusement la France, qui avait payé de son sang leur délire républicain, était exposée à payer de sa grandeur leur nouveau zèle monarchique ; car c’est pour qu’il y eût des rois français en Westphalie, à Naples, en Espagne, que la France a perdu le Rhin et les Alpes. Ainsi, en toutes choses, la France était destinée à servir d’enseignement à l’univers : grand malheur et grande gloire pour une nation ! »
XVIII
Ces réflexions sont au commencement d’un révolutionnaire, au milieu d’un royaliste, à la fin d’un philosophe ; mais ni au commencement, ni au milieu, ni à la fin, elles ne sont d’un homme d’État, tel qu’on a droit de se figurer M. Thiers.
Que voulait-il donc que fît le général Bonaparte, absous déjà par lui du 18 brumaire ? Qu’il rétrogradât ? C’était rentrer dans la Révolution, et, selon M. Thiers, dans l’anarchie. Qu’il s’arrêtât sur la route du pouvoir monarchique, et qu’après en avoir pris la souveraineté il en écartât tout ce qu’elle a de bon, c’est-à-dire l’hérédité, ce hasard, il est vrai, mais ce hasard qui coupe la route aux révolutions ? Évidemment ici M. Thiers, homme monarchique, fait aux républicains une concession de principe qui va jusqu’à une concession de bon sens. Une fois absous du 18 brumaire, Bonaparte, s’il n’eût pas fondé la monarchie héréditaire avec l’empire, était deux fois illogique et deux fois criminel, car en renversant la république il avait fait un crime d’État contre la liberté et contre la souveraineté nationale, et en ne fondant pas la dynastie héréditaire il aurait fait un crime d’État contre la monarchie. Aussi n’hésita-t-il pas, et c’est en cela seulement que nous admirons la logique de son ambition et la fermeté de son intelligence. Entre l’innocence d’un grand citoyen qui s’abstient de toute convoitise violente de domination sur son pays et la fondation d’un trône, il n’y avait pour lui que timidité et inconséquence. Le titre et l’institution du consulat à vie n’étaient qu’une demi-république, une demi-ambition, un demi-caractère, un demi-crime, une demi-vertu. Or, dans le bien comme dans le mal, il n’y a de grand que ce qui est entier, et Bonaparte n’était pas un demi-homme ; mais, nous le disons avec regret, ici M. Thiers se montre un demi-politique. Le consulat n’était qu’un degré provisoire qui laissait attendre ou une anarchie en redescendant, ou une monarchie en montant ; s’arrêter au milieu de ce degré ce n’était pas fonder, c’était attendre. Les peuples ne s’attachent qu’à ce qui se déclare permanent ; car, comme ils sont eux-mêmes un être permanent, ils veulent, autant qu’ils le peuvent, dans leur institution la permanence : tout le monde se serait promptement détaché de Bonaparte s’il fût resté consul à vie. Il connut mieux que M. Thiers la nature humaine en osant l’empire et en réinstituant l’hérédité.
XIX
Une fois ceci discuté, cette partie de l’histoire dans laquelle M. Thiers peint les évolutions des différents corps constitués pour se prêter aux desseins secrets du maître, pour le devancer ou pour revenir sur leurs pas au signe souvent énigmatique de sa physionomie, n’est que l’histoire des bassesses des peuples, égales, hélas ! aux bassesses des cours. Tous ces tyrannicides de la Convention luttaient d’empressement et de complaisance à offrir à un soldat absolu la couronne teinte du sang de Louis XVI. M. Thiers ici ne peint pas d’un mot, comme Tacite, mais il produit par un autre procédé le même effet que l’historien romain : il décompose si bien les différents mobiles de toutes ces abjections de caractère et de toutes ces apostasies de principes, dans les républicains assouplis de la Convention, qu’il rassasie son lecteur d’indignation, de dégoût et de mépris, ce supplice de l’histoire.
Qu’importe le procédé, pourvu que l’effet soit produit ? Tacite n’a qu’un mot, M. Thiers a cent pages ; mais de ces cent pages résulte dans l’âme le mot de Tacite : le mépris délayé à grande eau se retrouve au fond du vase et la moralité n’a rien perdu.
XX
Une cour suit un monarque ; celle du nouvel empereur se presse confusément autour de son trône. M. Thiers s’en console en disant : « Mais ces institutions (les cours) étaient loin de mériter le mépris qu’on a souvent affiché pour elles ; elles composaient une république aristocratique
détournée de son but par une main puissante, convertie temporairement en monarchie absolue, et destinée plus tard à redevenir monarchie constitutionnelle, fortement aristocratique, il est vrai, mais fondée sur la base de l’égalité. »
Comprenne qui pourra cette république devenue en même temps monarchie absolue, cette monarchie absolue destinée à redevenir monarchie constitutionnelle, cette aristocratie et cette égalité se démentant par leurs seuls noms l’une et l’autre !
On n’y comprend en réalité qu’une chose : c’est que l’historien, qui veut rester à la fois révolutionnaire et monarchique, en dépit de la contradiction des deux rôles, cherche à excuser maintenant la fondation de l’empire comme il a cherché à excuser le renversement de la république et l’institution dictatoriale du consulat à vie. Dans cet effort d’esprit la raison faiblit comme la langue, et il tombe, pour cacher l’inconséquence, dans des subtilités de définitions qui rappellent les subtilités des sophistes grecs ou des sophistes de l’École dans le moyen âge. Voilà le malheur des historiens qui n’ont pas assez perdu la mémoire des partis auxquels ils ont appartenu dans leur vie politique : pour ne pas fausser leur situation ils sont forcés de fausser leur logique. Il faut se détacher de terre quand on veut écrire la vérité sur les hommes ; la philosophie de l’histoire est à la hauteur des observatoires d’où l’on contemple les astres. M. Thiers y monte quand il veut ; pourquoi pas toujours ?
XXI
Le procès du général Moreau, justement impliqué, au moins comme confident, dans la conspiration de Pichegru, de Georges et des royalistes, se mêle ici à l’avènement du premier Consul à l’empire ; M. Thiers donne à ce procès l’intérêt d’un grand drame ; il y est aussi juste qu’éloquent : juste envers Bonaparte, qui avait le droit de sévir contre un rival devenu un conjuré ; juste envers Moreau, qui avait failli à la patrie, à la reconnaissance et à lui-même ; juste envers la magistrature du pays, qui montre dans ce jugement des caractères dignes de Rome.
« Moreau, dit l’historien, avait retrouvé une véritable présence d’esprit, à peu près comme il lui arrivait à la guerre quand le danger était pressant ; il avait même fait de nobles réponses, singulièrement applaudies par l’auditoire. “Pichegru était un traître, lui avait dit le président, et même dénoncé par vous sous le Directoire. Comment pouviez-vous songer à vous réconcilier avec lui, et à le ramener en France ? — Dans un temps, avait répondu Moreau, dans un temps où l’armée de Condé remplissait les salons de Paris et ceux du premier Consul, je pouvais bien m’occuper de rendre à la France le conquérant de la Hollande.” À ce sujet on lui demandait pourquoi, sous le Directoire, il avait dénoncé Pichegru si tard, et on semblait élever des soupçons jusque sur sa vie passée. « J’avais coupé court, répondait-il, aux entrevues de Pichegru et du prince de Condé sur la frontière, en mettant par les victoires de mon armée quatre-vingts lieues de distance entre ce prince et le Rhin. Le danger passé, j’avais laissé à un conseil de guerre le soin d’examiner les papiers trouvés et de les envoyer au gouvernement s’il le jugeait utile. »
« Moreau, interrogé sur la nature du complot auquel on lui avait proposé de s’associer, persistait à soutenir qu’il l’avait repoussé. “Oui, lui disait-on, vous avez repoussé la proposition de replacer les Bourbons sur le trône, mais vous avez consenti à vous servir de Pichegru et de Georges pour le renversement du gouvernement consulaire, et dans l’espérance de recevoir la dictature de leurs mains. — On me prête là, répondait Moreau, un projet ridicule, celui de me servir des royalistes pour devenir dictateur, et de croire que s’ils étaient victorieux, ils me remettraient le pouvoir. J’ai fait dix ans la guerre, et pendant ces dix ans je n’ai pas, que je sache, fait de choses ridicules.”
« Ce noble retour sur sa vie passée avait été couvert d’applaudissements. Mais tous les témoins n’étaient pas dans le secret des royalistes ; tous n’étaient pas préparés à revenir sur leurs premières dépositions, et il restait un nommé Roland, autrefois employé dans l’armée, qui répétait avec douleur, mais avec une persistance que rien ne pouvait ébranler, ce qu’il avait avancé dès le premier jour. Il disait qu’intermédiaire entre Pichegru et Moreau, celui-ci l’avait chargé de déclarer qu’il ne voulait pas de Bourbons ; mais que, si on le délivrait des consuls, il userait du pouvoir qui lui serait immanquablement déféré pour sauver les conspirateurs et reporter Pichegru au faîte des honneurs. D’autres confirmaient encore l’assertion de Roland. Bouvet de Lozier, cet officier de Georges, échappé à un suicide pour lancer une accusation terrible contre Moreau, ne la pouvait rétracter, et la répétait, tout en s’efforçant de l’atténuer. Dans cette accusation, fournie par écrit, il n’avait énoncé que des choses qu’il tenait de Georges lui-même. Celui-ci répondait que Bouvet avait mal entendu, mal compris, et par conséquent fait un rapport inexact. Mais il restait cette entrevue de nuit à la Madeleine, dans laquelle Moreau, Pichegru, Georges s’étaient trouvés ensemble, circonstance inconciliable avec un simple projet de ramener Pichegru en France. Pourquoi se trouver de nuit à un rendez-vous avec le chef des conspirateurs, avec un homme qu’on ne pouvait rencontrer innocemment quand on n’était pas royaliste ? Ici les dépositions étaient si précises, si concordantes, si nombreuses, qu’avec la meilleure volonté du monde les royalistes ne pouvaient pas revenir sur ce qu’ils avaient déclaré, et que, lorsqu’ils le tentaient, ils étaient confondus à l’instant même.
« Moreau, cette fois, était accablé, et l’intérêt de l’auditoire avait fini par diminuer sensiblement. Toutefois, de maladroits reproches du président sur sa fortune avaient un peu réveillé cet intérêt prêt à s’éteindre. « Vous êtes au moins coupable de non-révélation, lui avait dit le président ; et, bien que vous prétendiez qu’un homme comme vous ne saurait faire le métier de dénonciateur, vous deviez d’abord obéir à la loi, qui ordonne à tout citoyen, quel qu’il soit, de dénoncer les complots dont il acquiert la connaissance. Vous le deviez en outre à un gouvernement qui vous a comblé de biens. N’avez-vous pas de riches appointements, un hôtel, des terres ? » Le reproche était peu digne, adressé à l’un des généraux les plus désintéressés du temps. “Monsieur le Président, avait répondu Moreau, ne mettez pas en balance mes services et ma fortune : il n’y a pas de comparaison possible entre de telles choses. J’ai 40 000 francs d’appointements, une maison, une terre qui valent 3 ou 400 000 francs, je ne sais. J’aurais 50 millions aujourd’hui si j’avais « usé de la victoire comme beaucoup d’autres.” Rastadt, Biberach, Engen, Mœsskirch, Hohenlinden, ces beaux souvenirs mis à côté d’un peu d’argent, avaient soulevé l’auditoire et provoqué des applaudissements que l’invraisemblance de la défense commençait à rendre fort rares. »
Moreau est à demi absous ; il faiblit comme tout caractère sous le poids d’une faute : il n’y a de force en pareil cas que dans l’innocence ; il écrit une lettre soumise et expiatoire à son rival triomphant. Bonaparte, mécontent d’une condamnation trop douce pour un crime d’État, se hâte de l’éloigner de la France et lui achète ses biens pour lui faciliter l’exil éternel. Moreau ne rentre en Europe que pour y combattre son ennemi, mais en même temps sa patrie ; une complicité ambitieuse dans une conjuration d’aventuriers le mène fatalement à une complicité avec les rois ligués contre la France. Génie militaire d’une grande portée, politique nul, caractère faible, incapable de porter sa gloire, M. Thiers le juge sévèrement, mais avec justice ; c’est un des portraits les plus vrais et le plus vigoureusement historique de son tableau. Moreau, jusque-là, avait été flatté par les historiens de parti ; ici il est réduit aux proportions de la vérité et de la nature.
XXII
De même que Napoléon avait voulu jeter sur la première année du Consulat le prestige de la victoire de Marengo, de même il voulait jeter le prestige de la descente en Angleterre sur les premiers mois de l’Empire. Les tentatives toutes avortées pour réunir les escadres françaises, espagnoles, hollandaises, dans la Manche, afin de protéger le passage de ses bateaux plats d’un bord à l’autre ; des revues impériales de l’armée de terre et des flottilles passées sur les hauteurs et dans les eaux de Boulogne ; des distributions solennelles de décorations à l’armée, des négociations avec le pape pour amener ce pontife à Paris et pour obtenir de sa faiblesse le couronnement du nouveau Charlemagne ; le spectacle de la réaction religieuse qui précipite les vieillards, les femmes, les enfants, les populations des campagnes au pied du vicaire vénéré du Christ ; la cérémonie du sacre renouvelée des antiques monarchies et des antiques sacerdoces ; toute cette audacieuse amende honorable du pouvoir, des soldats, et du peuple de la Révolution au passé, tout ce changement de décoration à vue sur le théâtre du monde enfin, sont admirablement reproduits par l’historien ; la réflexion seule manque au peintre, ici comme partout. M. Thiers, qui tout à l’heure blâmait l’ambition de l’empire héréditaire dans son héros, l’approuve quand le succès a couronné son audace. Il se borne à faire honneur à la Révolution de la journée la plus contre-révolutionnaire de nos fastes.
« Telle fut, dit-il, cette auguste cérémonie, par laquelle se consommait le retour de la France aux principes monarchiques. Ce n’était pas un des moindres triomphes de notre Révolution, que de voir ce soldat sorti de son propre sein, sacré par le pape, qui avait quitté tout exprès la capitale du monde chrétien. C’est à ce titre surtout que de pareilles pompes sont dignes d’attirer l’attention de l’histoire. Si la modération des désirs, venant s’asseoir sur ce trône avec le génie, avait ménagé à la France une liberté suffisante, et borné à propos le cours d’entreprises héroïques, cette cérémonie eût consacré pour jamais, c’est-à-dire pour quelques siècles, la nouvelle dynastie. »
On voit que l’empire est déjà pardonné à l’empereur par l’historien qui le condamnait tout à l’heure ; on voit qu’un peu de modération dans les désirs, conseillée à un génie sans bornes et sans repos, est la seule condition que M. Thiers impose à ce conquérant d’un trône. Il en sera de même dans toute cette histoire : quelle que soit l’ambition accomplie, M. Thiers ne demande à son héros que de s’arrêter dans son nouveau triomphe, sans paraître s’apercevoir que son héros n’a obtenu ce nouveau triomphe que par l’insatiabilité de grandeur que M. Thiers encourage dans l’avenir par l’approbation qu’il donne trop complaisamment au passé. Une telle complaisance de l’historien pour l’ambition satisfaite est une complicité du moraliste avec le caractère de son héros. Nous ne saurions trop le répéter : le récit est admirable, mais un récit doit faire penser. Pour qu’un tel livre fût parfait, il faudrait que le récit fût écrit par M. Thiers et que la moralité du récit fût écrite par Bossuet.
XXIII
Le vingt et unième livre est une accumulation d’intérêt historique pressé dans l’espace d’une demi-année par les événements comme sous la plume de l’écrivain : création du royaume d’Italie, second couronnement à Milan ; coalition européenne contre l’ambition du nouveau César ; négociation entre la Russie, l’Angleterre et l’Autriche ; anxiété de Napoléon attendant en vain la concentration de ses flottes sous l’amiral Villeneuve ; sa fureur quand il voit tous ses plans déjoués par Villeneuve, qui a fait voile pour Cadix au lieu de se diriger sur la Manche ; le renversement subit de toutes les pensées et de tous les efforts de volonté de Napoléon, au moment de l’exécution si longtemps et si laborieusement préparée ; l’improvisation non moins subite de son plan d’invasion en Allemagne ; la marche de son armée en six colonnes, des bords de l’Océan aux sources du Danube, marche sans parallèle dans l’histoire par l’ordre, la précision, l’arrivée au but marqué à heure fixe ; l’investissement de l’armée autrichienne dans Ulm ; la reddition de toute l’armée du général Mack ; quatre-vingt mille ennemis anéantis en vingt jours ; pendant ce triomphe sur le continent, le plus grand revers maritime dont le monde moderne ait été témoin dans la bataille navale de Trafalgar ; toutes les pensées d’invasion de l’Angleterre par Napoléon englouties avec nos vaisseaux sous le canon de Nelson ; description ◀vivante de ce combat naval ; mort de Nelson, qui paye de sa vie tant de gloire ; marche sur Vienne entre le Danube et les Alpes ; bataille d’Austerlitz livrée aux Russes ; aptitude unique de l’historien pour exposer homme à homme l’organisation des armées, et pour suivre pas à pas les plans et les marches d’une campagne ; feu de l’âme du général transvasé dans l’âme de l’écrivain ; scènes pittoresques du champ de bataille décrit sans autre éclat que la topographie exacte et que l’éclat sévère des armes sur la terre ou sur la neige des plaines ou des coteaux. Lisez ceci :
« Dès quatre heures du matin Napoléon avait quitté sa tente pour juger par ses propres yeux si les Russes commettaient la faute à laquelle il les avait si adroitement encouragés. Il descendit jusqu’au village de Puntowitz, situé au bord du ruisseau qui séparait les deux armées, et aperçut les feux presque éteints des Russes sur les hauteurs de Pratzen. Un bruit très sensible de canons et de chevaux indiquait une marche de gauche à droite, vers les étangs, là même où il souhaitait que les Russes marchassent. Sa joie fut vive en trouvant sa prévoyance si bien justifiée ; il revint se placer sur le terrain élevé où il avait bivouaqué, et d’où il embrassait toute l’étendue de ce champ de bataille. Ses maréchaux étaient à cheval à côté de lui. Le jour commençait à luire. Un brouillard d’hiver couvrait au loin la campagne, et ne laissait apercevoir que les parties les plus saillantes du terrain, lesquelles apparaissaient sur ce brouillard comme des îles sur une mer. Les divers corps de l’armée française étaient en mouvement, et descendaient de la position qu’ils avaient occupée pendant la nuit, pour traverser le ruisseau qui les séparait des Russes. Mais ils s’arrêtaient dans les fonds, où ils étaient cachés par la brume et retenus par les ordres de l’Empereur jusqu’au moment opportun pour l’attaque. »
Le choc des quatre-vingt-deux escadrons russes et autrichiens et les manœuvres de notre propre cavalerie s’ouvrant devant cette masse et se refermant pour la charger en détail ; les combats corps à corps de chacun de nos bataillons contre les bataillons ennemis ; la détonation de notre artillerie entrouvrant de ses boulets la glace des étangs sur lesquels l’infanterie russe s’est accumulée pour mourir de deux morts ; les deux souverains de Russie et d’Autriche fuyant à la fin du jour du champ de bataille, aux cris de Vive l’Empereur ! qui les poursuit dans les ténèbres ; la peinture du champ de carnage ; l’entrevue humiliée de l’empereur d’Autriche avec Napoléon, le lendemain, pour traiter d’une suspension d’armes, ce sont là des récits qui dureront autant que l’histoire. D’autres en ont donné des fragments d’une grande précision et d’un style peut-être supérieur comme couleur, mais aucun ne les a placés à leur jour et à leur place dans ce vaste et magnifique ensemble qui donne à chacun de ces événements, militaires ou civils, sa place, sa proportion, sa valeur historique et sa signification dans la destinée du monde. Tous ont fait des épisodes, M. Thiers seul a fait le poème ; ce poème, quoique écrit dans la prose la plus nue et souvent la plus vulgaire, s’élève quelquefois, non par les mots, mais par la composition, à la plus haute poésie ; c’est bien mieux que la poésie des paroles, c’est la poésie des faits ; cette poésie des faits, la meilleure de toutes, résulte de la composition et non des phrases. M. Thiers n’est pas le premier des poètes historiques de cette époque, mais il est le premier des compositeurs. Lisez ces quelques lignes jetées après le récit si animé de la bataille d’Austerlitz sur l’entrevue des deux empereurs ; voyez comme le style se détend, ainsi que l’âme, le lendemain des événements qui ont tendu l’esprit jusqu’au délire de la victoire ou jusqu’au désespoir de la défaite ! Pour ceux qui ont, comme moi, connu l’empereur François II, véritable figure de deuil le lendemain d’une défaite, et le front de marbre de Napoléon, rayonnant d’une supériorité sans défiance et sans orgueil, le tableau a plus de physionomie encore que pour les lecteurs qui viendront après nous.
« L’empereur François partit donc pour Nasiedlowitz, village situé à moitié chemin du château d’Austerlitz, et là, près du moulin de Paleny, entre Nasiedlowitz et Urschitz, au milieu des avant-postes français et autrichiens, il trouva Napoléon qui l’attendait devant un feu de bivouac allumé par ses soldats. Napoléon avait eu la politesse d’arriver le premier. Il vint au-devant de l’empereur François, le reçut au bas de sa voiture et l’embrassa. Le monarque autrichien, rassuré par l’accueil de son tout-puissant ennemi, eut avec lui un long entretien. Les principaux officiers des deux armées se tenaient à l’écart et regardaient avec une vive curiosité ce spectacle extraordinaire du successeur des Césars vaincu et demandant la paix au soldat couronné que la révolution française avait porté au faîte des grandeurs humaines.
« Napoléon s’excusa auprès de l’empereur François de le recevoir en pareil lieu. “Ce sont là, lui dit-il, les palais que Votre Majesté me force d’habiter depuis trois mois. — Ce séjour vous réussit assez, lui répliqua le monarque autrichien, pour que vous n’ayez pas le droit de m’en vouloir.” L’entretien se porta ensuite sur l’ensemble de la situation, Napoléon soutenant qu’il avait été entraîné à la guerre malgré lui, dans le moment où il s’y attendait le moins et lorsqu’il était exclusivement occupé de l’Angleterre ; l’empereur d’Autriche affirmant qu’il n’avait été amené à prendre les armes que par les projets de la France à l’égard de l’Italie. Napoléon déclara qu’aux conditions déjà indiquées à M. de Giulay, et qu’il se dispensa d’énoncer de nouveau, il était prêt à signer la paix. L’empereur François, sans s’expliquer à ce sujet, voulut savoir à quoi Napoléon était disposé par rapport à l’armée russe. Napoléon demanda d’abord que l’empereur François séparât sa cause de celle de l’empereur Alexandre, que l’armée russe se retirât par journées d’étape des États autrichiens, et il promit de lui accorder un armistice à cette condition. Quant à la paix avec la Russie, il ajouta qu’on la réglerait plus tard, car cette paix le regardait seul. “Croyez-moi, dit Napoléon à l’empereur François, ne confondez pas votre cause avec celle de l’empereur Alexandre. La Russie seule peut aujourd’hui faire en Europe une guerre de fantaisie. Vaincue, elle se retire dans ses déserts, et vous, vous payez avec vos provinces les frais de la guerre.” »
XXIV
Le traité de Presbourg, la Prusse déconcertée dans ses duplicités habituelles, la possession de toute l’Italie concédée à Napoléon, sont les fruits de cette bataille. Il rentre en France au bruit des acclamations de l’armée et du peuple. L’Angleterre est sauvée, mais le continent est asservi.
Comme à l’ordinaire encore, l’historien applaudit et témoigne seulement quelques craintes timides sur les excès de victoire et de puissance à venir, comme à chacune des périodes civiles ou guerrières de son héros : réflexion vide, tardive ou prématurée, selon nous, à la fin d’un si beau récit ; car, s’il a applaudi au dix-huit brumaire, pourquoi répugne-t-il au consulat ? S’il a applaudi au consulat à vie, pourquoi s’étonne-t-il de l’empire ? S’il a maintenant applaudi à l’empire, pourquoi s’étonne-t-il du despotisme européen ? Toutes ces choses qu’il blâme sont les conséquences nécessaires de celles qu’il a louées. Quand vous n’avez pas arrêté l’illégalité de l’ambition au premier pas, pourquoi voulez-vous qu’elle s’arrête au second ? pourquoi au troisième ? pourquoi au quatrième ? C’est jouer mal à propos le philosophe ou c’est bien peu connaître les hommes. Le mouvement ascendant et perpétuel à tout prix était le lot et le caractère de l’homme qui n’asservissait la France qu’à la condition de l’éblouir. Napoléon était un de ces hommes qui ne s’arrêtent que quand ils tombent.
Arrêtons-nous à cet apogée de sa gloire, qui n’est pas encore l’apogée du mouvement historique de M. Thiers, et achevons dans le prochain entretien la lecture d’un livre où l’on blâme quelquefois, mais où l’on marche toujours sans lassitude d’admiration en admiration pour le tableau et pour le peintre, et, bien que le livre soit long, l’admiration est toujours courte.