Chapitre XVI.
Horace poëte lyrique. — Son art imitateur et original. Son étude des plus anciens Grecs et son esprit nouveau. Grandeur des sujets. — Timidité des sentiments. — Perfection du style et du goût ; inspiration rare, hors celle du plaisir. — Charme puissant et longue durée de cette poésie.
De toute l’antiquité, Horace est pour nous le plus imposant témoin du génie de Pindare. Il avait sous les yeux et dans la mémoire tous les chants du poëte thébain, tous les modes variés de sa lyre. Peut-être, dès la première jeunesse, les avait-il murmurés sous les platanes de l’Académie d’Athènes, quand le hasard le jeta dans une cause qu’il ne devait pas suivre longtemps. Plus tard, du moins, lorsqu’il voulut être l’artiste de la lyre romaine, comme il s’appelle,
Romanæ fidicen lyræ
, il médita les harmonieux lyriques de la Grèce avec la même ardeur qu’il étudiait Homère, Archiloque, Platon, et la comédie ancienne et nouvelle. Lui-même, dans une ode admirable de l’ordre critique, si on peut parler ainsi, a dénombré tout ce qu’il avait pu lire de Pindare, trésor en grande partie disparu pour nous, les dithyrambes irréguliers du poëte, ses autres hymnes sacrés, ses élégies, et enfin ses chants pour les vainqueurs dans les quatre grands Jeux de la Grèce. Jamais l’idolâtrie de l’art ne parut plus vive que dans cet hommage au poëte thébain. C’est l’enthousiasme d’un disciple, c’est le ravissement d’un esprit délicat sous l’impression de beautés étrangères qu’il est découragé d’atteindre et dont il n’approche que par l’admiration.
Horace cependant nous apprend quelque part que, de son temps, à Rome le poëte grec avait d’autres émules. « Parlerai-je de Titius, dit-il183, destiné bientôt à retentir dans les bouches romaines, lui qui n’a pas craint d’aborder la pleine source de Pindare, par dégoût des lacs immobiles et des courants ouverts à tous ? »
Quel était ce Titius promis à tant de gloire ? Personne n’en a parlé depuis ; et les ravages du temps ne sont pas sans doute la seule cause de cet oubli. Ovide même, le gracieux Ovide, si disposé dans son malheur à l’indulgence ou à l’admiration pour autrui, n’a pas un mot pour Titius.
« Souvent, dit-il184, Properce me raconta ses feux, dans l’intimité du commerce qui nous unissait. Ponticus, célèbre par le vers épique, Bassus par l’ïambe, furent les compagnons de ma vie. L’harmonieux Horace tint mes oreilles attentives, alors que sur la lyre ausonienne il frappait ses vers achevés. Virgile, je n’ai fait que le voir ; et le destin avare a laissé peu de temps Tibulle jouir de mon amitié. Il te succédait, Gallus ! Properce le remplaça ; et, dans l’ordre du temps, je vins en quatrième après eux. »
Ailleurs enfin Ovide, plus malheureux et plus découragé que jamais, semble épuiser, dans une dernière élégie, la suite des grands poëtes dont il se félicite d’être le contemporain, Marsus, Rabirius, Macer, vingt autres encore. Il a même cette fois sur sa liste un poëte lyrique : mais ce poëte n’est pas Titius ; c’est Rufus, nom tout à fait inconnu comme le précédent, et nouvel exemple de l’erreur fréquente des admirations contemporaines.
Et unaPindarici fidicen tu quoque, Rufe, lyræ185.
Ainsi, sous ce règne d’Auguste, si favorable aux arts, dit-on, dans cette heureuse maturité de l’idiome et du génie romain secondée par la paix de l’empire, chez ce peuple où se réfléchit alors le génie de la Grèce, parmi des conditions tout à la fois d’affinité naturelle et d’imitation, la poésie lyrique, cette belle parure du théâtre d’Athènes et des fêtes d’Olympie, cette voix antique de la religion et de la patrie, n’eut qu’un seul interprète, plus ingénieux que grand, plus ami du plaisir que de la vertu, de la fortune que de la gloire.
La cause en est facile à trouver dans l’histoire morale et civile de la société romaine. Jamais époque ne fut moins faite pour l’enthousiasme. On peut rêver à plaisir le pouvoir absolu ; on peut le prétendre un mal nécessaire, dans certain état du monde. On l’a vu quelquefois personnifié dans un héros puissant sur l’imagination des peuples. Rien de tel ne se rencontre sous la domination d’Octave, ni dans le génie des temps où il a régné. Ces temps étaient marqués par une affreuse corruption où la cruauté s’alliait à la mollesse. Octave lui-même, durant son partage du Triumvirat, avait été complice et quelquefois principal auteur de barbaries et d’iniquités dont il hérita seul. Le mépris des anciennes mœurs dans ce qu’elles avaient eu de simple et d’austère, la dérision de toute croyance à la loi morale, le recours suprême à la force, l’ambition impitoyable dans les chefs, toutes les convoitises serviles, le parjure, la perfidie, la bassesse dans les instruments, c’était le spectacle qu’avait eu devant les yeux le jeune Octave ; c’était l’école où il se forma pour l’empire. La profonde hypocrisie dont il couvrit d’abord la seule passion honorable de son âme, son alliance avec les meurtriers de César jusqu’à l’heure de les combattre, plus tard sa complaisance aux cruautés d’Antoine, son profit dans les crimes d’autrui, et son art d’épuiser tous les avantages de la proscription et de la violence avant de revenir à quelque ombre de justice et d’humanité, rien de tout cela sans doute n’était fait pour attirer sur son nom le respect et l’amour.
On avait pu sentir l’effroi devant Octave. On le conçoit même : sous la dépravation d’un culte qui plaçait dans les cieux les forfaits et les vices, la foule pouvait être tentée de voir un dieu dans un si méchant homme. Mais ce qui doit étonner la raison, c’est que des hommes nourris aux grandes traditions de la Grèce, de pénétrants et gracieux génies aient été les chantres de cette apothéose, aient consacré par leurs louanges ce que flétrissaient leurs maximes.
Alexandre, mêlant à une véritable grandeur d’âme et à des actions incomparables quelques accès de fureur, avait vu autour de lui le silence, même sur sa gloire ; et son règne, marqué par autant de fondations que de conquêtes, n’avait pas su produire un grand poëte, un grand historien. Octave, cruel sans passion, souillé de crimes et de perfidies dans la jeunesse, sans grandeur dans la victoire et portant même dans la politique moins de génie que d’astuce, fut célébré par les plus rares esprits de son temps et transformé par leurs louanges, au point d’avoir ébloui et en partie trompé le jugement de l’avenir. Il est certain que, grâce à cette illusion de la poésie, Octave Cépias déguisé en Auguste n’a plus été pour la postérité le sanglant triumvir, et que cette erreur ou cet oubli commença même sous son règne.
On ne peut l’expliquer que par la dégradation même des mœurs romaines, l’abaissement et la dureté des âmes. Des actes odieux d’Octave, des actes de tyran ou plutôt de bourreau, en souillant ses mains, ne flétrirent pas son nom, et n’empêchèrent pas que, lorsque son ambition assouvie se contenta de l’obéissance, sans prendre les biens et la vie, une acclamation de reconnaissance s’éleva presque dans tout l’empire. L’histoire nous transmet à cet égard un témoignage populaire que, bien des siècles après, la flatterie savante renouvelait pour Richelieu. « Auguste, dit Suétone, monté sur une galère, traversant le golfe de Naples et longeant la ville de Pouzzoles, fut salué de tous les points du rivage par les passagers et les matelots d’un navire venu d’Alexandrie, qui, tous couronnés de fleurs, s’écriaient, au milieu de l’encens des sacrifices : Par toi, César, nous vivons ; par toi, César, nous naviguons ; par toi, César, nous sommes libres et riches. »
L’adulateur moderne qui renouvelait ce souvenir pour l’inexorable cardinal, ajoutait : « Aux paroles de ces hommes obscurs, proférées sans contrainte et sans flatterie, César fut si touché que, par comparaison, il comptait pour peu les plus honorifiques décrets du sénat, les noms inscrits des nations subjuguées, les trophées qu’on lui élevait et ses propres triomphes. »
On le croira sans peine : le pouvoir d’Octave était fondé sur la réalité de la dictature et l’apparence de la démocratie. Par l’extension illimitée du droit de suffrage et la substitution des tribus aux centuries, il avait, sur la trace de Marius et de César, noyé la liberté sous le nombre, abaissé le patriciat après l’avoir proscrit, et substitué au vœu libre des citoyens les clameurs serviles de la foule. Cela, sans doute, n’aurait pas dû absoudre la domination d’Auguste aux yeux du philosophe, et encore moins du partisan de l’ancienne république ; mais le poëte pouvait prendre cette joie ou cette ignorance publique pour une excuse des louanges qu’il prodiguait à l’ancien prescripteur, dont lui-même n’avait éprouvé que les bienfaits.
On peut croire cependant que pareil hommage ne s’était pas fréquemment renouvelé pour Auguste : car l’empereur, alors vieux et malade, en parut charmé et voulut récompenser un si bon exemple. Il distribua des pièces d’or à toute sa suite, en faisant promettre à chaque courtisan d’employer ce qu’il recevait en achats de marchandises d’Alexandrie.
C’était, comme on le voit, à l’égard de ces étrangers sujets de Rome, le procédé dont usèrent les empereurs envers les habitants de Rome, panem et circenses. Et bientôt les plus méchants empereurs allaient satisfaire d’autant mieux à ce besoin que leurs crimes et leurs vices seraient des fêtes populaires, et que dans le meurtre et la spoliation des anciennes familles ils trouveraient aisément de quoi gratifier le peuple et l’armée. Octave lui-même en avait donné l’exemple. Avec les triumvirs, il avait proscrit pour confisquer, et confisqué pour donner. Mais, quand il se vit seul maître survivant, sans complice ni rival, il cessa des violences dont il eut porté seul le blâme ; et ses cruautés anciennes s’oublièrent, sous l’allégement du joug et l’abaissement continu des âmes.
L’extinction du sentiment moral dans la foule, la peur et l’égoïsme, voilà le secret de l’apothéose d’Octave par la voix de Virgile et d’Horace et jusqu’au milieu de l’exil d’Ovide. Mais la faiblesse d’âme n’élève pas le génie. Ne cherchez pas l’enthousiasme lyrique dans les hymnes dont Auguste est le dieu.
C’est assez d’avoir pu rallier à ce nom, par un art délicat et charmant, les images de la poésie grecque et jusqu’au souvenir de l’antique vertu romaine. Le lyrique romain n’a pas la candeur de Pindare, quoi qu’il en ait parfois la majesté. Vous n’avez pas oublié le poëte de Thèbes préludant pour le roi de Syracuse : « Hymnes qui régnez sur la lyre, quel dieu ou quel héros allons-nous célébrer ? »
Le reste est du même ton. La flatterie s’efface dans la gravité religieuse du témoignage. Il n’en est pas ainsi du poëte romain. Il semble presque se jouer de tout ce qu’il invoque :
« Quel homme, ou quel héros, ou quel dieu choisis-tu de célébrer, ô Clio, sur la lyre ou sur la flûte guerrière ? De qui la folâtre image de la voix redira-t-elle le nom, sur les hauteurs ombragées d’Hélicon, ou sur le Pinde, ou sur le frais Hémus ? »
Mais il faut quelque chose de plus grave aux oreilles romaines que cette mythologie pittoresque, et le poëte reprend alors :
« Que dirai-je avant la louange tant répétée du Père souverain, qui régit les choses humaines et divines, l’Océan, la terre et le monde, dans l’ordre varié des saisons, immortel principe, d’où ne sort rien de plus grand que lui, et près de qui ne s’élève rien de semblable ou d’approchant. Après lui, toutefois, Pallas a les premiers honneurs. »
Ce qui manque au poëte de crédulité naïve et religieuse, il le remplace par une raison plus haute, par cette noble et précise image, sinon du Dieu unique, au moins du Dieu suprême. Sous cette invocation, quelques vers à Bacchus, Diane, Apollon, Hercule, et aux enfants de Léda, ne sont qu’un jeu de son art imité des Grecs ; mais il semble presque un Romain d’avant l’empire lorsqu’il s’écrie :
« Après les dieux186, dirai-je Romulus, ou le règne paisible de Numa, ou les faisceaux superbes de Tarquin, ou le noble trépas de Caton ?
« Régulus, et les deux Scaurus, et Paul Emile, prodigue de sa glorieuse vie devant le Carthaginois vainqueur, voilà ce que ma reconnaissance redira dans des vers célèbres, et avec eux Fabricius ;
« Et lui, et Curius aux cheveux hérissés, la rude pauvreté les enfanta pour la guerre, sur le petit domaine et près du foyer de leurs pères. »
Le poëte d’Auguste n’a pas craint ces grandes images, usurpées par l’empire avec l’ancienne gloire de Rome.
« Comme un arbre s’accroît par le cours insensible du temps, ainsi grandit la renommée de Marcellus ; l’astre des Jules brille entre tous les astres, comme la a lune parmi tous les feux inférieurs du ciel.
« Père et gardien de la race humaine, fils de Saturne ! à toi les destins ont confié la tutelle du grand César : règne, avec César au-dessous de toi.
« C’est lui qui, soit qu’il ait traîné à son légitime triomphe les Parthes menaçants pour Rome, ou sur la rive orientale les Sères et les Indiens, régira de ses lois équitables le vaste univers. Toi, de ton char redouté lu ébranleras l’Olympe ; toi, sur les bois sacrés qu’on profane tu lanceras les foudres vengeurs. »
Cette seconde place, que tout à l’heure le poëte n’admettait pas dans le ciel après le dieu suprême, il la réserve pour Auguste ; et il la lui donne sur terre, au nom des glorieux souvenirs de Rome, dont il l’entoure.
Horace se faisait le chantre d’Auguste, comme Simonide ou Pindare avait été celui du roi de Syracuse. Mais cette fois l’éloge était plus difficile, et demandait plus de choix et d’art. Il fallait oublier beaucoup de la vie première d’Auguste ; et ce qu’on pouvait louer dans la suite avait plus d’utilité que d’éclat : c’était le repos dans la servitude. L’esprit merveilleux d’Horace se joua de cet obstacle. Il vit dans Auguste le maître habile et modéré d’un peuple trop corrompu pour être libre ; et il servit de ses louanges ce maître, dont il recevait les bienfaits.
Succédant à l’anarchie de la guerre civile et à la licence cruelle du triumvirat, Octave, parmi ses soins réparateurs, avait compris le culte des dieux. « J’ai, dit-il lui-même dans le sommaire de sa vie, rétabli, à titre de consul et par décret du sénat, quatre-vingts temples dans Rome. »
Une autre phrase dénombre les temples qu’il fit bâtir, les lieux nouveaux qu’il consacra dans l’enceinte du Capitole et du palais ; et on ne peut douter, à travers les lacunes des Tables d’Ancyre, que le même zèle n’ait réparé bien d’autres anciens monuments religieux de l’Italie, puisqu’on voit Auguste noter dans un autre passage de cette inscription le soin qu’il avait eu, même dans la Grèce et dans l’Asie, de rendre à tous les temples dépouillés pendant la guerre leurs ornements et leurs richesses.
À l’appui de cette piété politique, nous avons encore un témoignage de Tite-Live, parlant de la victoire d’un général romain, Cossus. Il le croit consul, sur la foi de César Auguste, le fondateur ou le restaurateur de tous les temples, qui, dans sa visite du temple de Jupiter Férétrius, dont il releva la ruine amenée par le temps, avait lu ce nom, disait-il, sur la cuirasse de lin formant partie du trophée élevé par le vainqueur :
« Je me serais cru presque sacrilège187 », s’écrie l’historien flatteur, « de ne point laisser à Cossus, en preuve de ses glorieuses dépouilles, l’attestation de César, le fondateur du temple même. »
De tels souvenirs, un tel langage, suffisent à nous montrer quel prestige de grandeur et de respect public pouvait encore, dans les mœurs romaines, s’attacher au zèle affecté d’Auguste pour effacer une des traces de la violence et de l’incurie destructive reprochées à la guerre civile. Le disciple de la Grèce et d’Épicure dira sur le ton de Pindare :
« Les crimes de tes aïeux, ô Romain, tu dois les expier, même sans être coupable, jusqu’à ce que tu aies réparé les temples, les demeures croulantes des dieux et leurs images souillées de poudre.
« En te faisant petit devant les dieux, tu commandes aux nations : c’est là le principe de tout ; là tu dois tout ramener. Les dieux, mis en oubli, ont frappé de grands malheurs la déplorable Hespérie.
« Déjà deux fois Monésès, deux fois la troupe de Pacorus brisa nos efforts mal propices ; et elle triompha d’ajouter à ses petits colliers une nouvelle proie.
« Rome, obsédée de séditions, faillit être détruite par le Dace et l’Éthiopien, l’un redoutable par sa flotte, l’autre plus puissant par ses flèches rapides.
« Le siècle coupable a profané d’abord le mariage, la famille, le foyer. Jaillissant d’une telle source, le mal s’est répandu sur le pays et sur le peuple.
« La vierge nubile apprend avec joie les danses a ioniennes ; elle assouplit son corps avec art ; déjà, dans un âge tendre, elle médite d’incestueuses amours.
« Bientôt elle cherche de jeunes adultères à la table même de son mari ; et elle ne choisit guère à qui a elle accordera quelque furtive faveur, quand on emporte les flambeaux.
« Mais, sur un signe impérieux, elle se lève, non sans la complicité d’un époux, à l’appel de quelque commerçant, ou de quelque armateur d’une nef espagnole achetant la honte d’autrui.
« Elle n’était pas née de semblables parents cette jeunesse qui rougit la mer de sang carthaginois, et abattit Pyrrhus, le grand Antiochus et l’implacable Annibal.
« Elle était la mâle postérité de rustiques soldats, accoutumée de retourner la glèbe sous les hoyaux sabins, et, au gré d’une mère sévère, d’emporter à dos un faix de bois coupé, à l’heure où le soleil allongeait l’ombre des montagnes, et ôtait le joug aux bœufs fatigués, en amenant, avec son char qui se retire, le temps du repos.
« Quelles ruines ne fait pas le temps destructeur ! a Le siècle de nos pères, pire que nos aïeux, nous a produits plus méchants encore, pour donner une descendance plus vicieuse que nous188. »
Quelle que fût la bonne intention d’Horace pour la gloire d’Auguste, peut-on, dans le tour original même de cette ode, ne pas apercevoir ce qui manquait à cette gloire ? Le début est noble et grave, comme une strophe du poëte thébain ; mais bientôt le spectacle vrai du temps va démentir l’illusion ou l’effort du poëte. Il peindra de vives couleurs la corruption romaine ; et, singulier hasard ! ce petit tableau d’impudence conjugale qu’il trace en quelques vers, cette femme qui se lève de table, à l’ordre du riche et du puissant, non sans la connivence du mari, rappellera trait pour trait une anecdote de la vie d’Auguste189, du pieux réformateur qu’Horace avait entrepris de célébrer.
La vraie beauté de cette ode, c’est même, dans la bouche du chantre épicurien de l’empire, le retour aux grands souvenirs de la liberté romaine, à cette vaillante jeunesse née de soldats laboureurs ; c’est, avec une admirable concision, l’abrégé des victoires de la république ; puis la dernière strophe semble aujourd’hui pour nous une prédiction trop vraie arrachée au poëte, comme à ce prophète de l’ancienne loi qui maudit en voulant bénir. Ce progrès en mal d’une génération sur l’autre, cette enchère de perversité dans les âges qui devaient suivre, de César à Auguste et d’Auguste au dernier des Césars, n’était-ce pas l’horoscope de l’empire et la fatalité de cette puissance sans droit et sans barrière ?
Parfois Horace est plus ouvertement flatteur, et il ose célébrer Octave comme le héros de Rome. Mais, alors même, un retour enjoué sur lui-même vient corriger la monotonie ou le mensonge de la louange. L’hymne commencé n’est plus qu’une chanson, et le poëte, un ami du repos et du plaisir qui rend grâce au protecteur de la paix publique. Cet art ingénieux est tout entier, ce semble, dans une ode à la plèbe de Rome, à cette multitude dont César était aimé et que nourrissaient ses successeurs.
« Celui qui naguère, à l’exemple d’Hercule, ô peuple, allait, dit-on, chercher la gloire au prix de la mort, César, de la rive espagnole, revient vainqueur dans ses foyers.
« Que l’épouse heureuse d’un époux sans égal vienne à sa rencontre, après les sacrifices aux dieux, et avec elle la sœur de l’illustre chef, et, sous une parure de pieuses bandelettes, les mères des jeunes filles et des jeunes hommes sauvés par sa victoire ! Vous, ô jeunes gens, et vous, jeunes filles qui connaissez l’hymen ! évitez toute plainte de mauvais augure.
« Ce jour, vraiment jour de fête pour moi, doit emporter les noirs soucis. Moi, je ne craindrai ni trouble ni mort violente, alors que César gouverne la terre.
« Va chercher des parfums, enfant ! et des couronnes, et du vin qui date de la guerre des Marses, si quelque amphore a pu échapper aux courses de Spartacus.
« Va dire à la chanteuse Néère qu’elle se hâte de nouer sa chevelure parfumée de myrrhe ; si l’odieux gardien de sa porte te fait attendre, reviens vite.
« Les cheveux grisonnants modèrent la vivacité des esprits et l’humeur querelleuse. Je n’aurais pas souffert cela dans le feu de la jeunesse, sous le consulat de Plancus190. »
Le poëte était-il vrai tout à l’heure, dans sa triomphale apothéose du vainqueur de l’Espagne ? Je veux le croire ; mais il faut convenir que bien vite, des pieuses actions de grâce de Livie et d’Octavie, il descend à la chanteuse Néère et à son portier. Cela nous dit que le temps et le sujet de l’enthousiasme lyrique étaient passés. Et cependant un merveilleux esprit d’imitation rendra parfois cet enthousiasme au poëte, mais à condition d’être un moment tout à fait Hellène et de traduire ces modèles dont il était ravi. Nous avons en grec la brusque entrée d’un dithyrambe : À moi, Bacchus ; à moi de chanter ; à moi d’errer sur les montagnes, en y sacrifiant avec les naïades ! Horace refait l’hymne entier :
« Où m’entraînes-tu191 plein de toi, Bacchus ? Dans quelles forêts, dans quels antres s’envole mon âme transformée ? Dans quelles grottes entendra-t-on mes préludes associant aux astres et aux conseils de Jupiter la gloire éternelle de l’illustre César ? Je vais dire une chose grande et nouvelle, que n’a dite aucune autre bouche. Comme, du haut des collines, la bacchante sans sommeil regarde au loin l’Hèbre, la Thrace blanchie sous les neiges et le Rhodope foulé d’un pied barbare, ainsi, qu’il m’est doux de m’égarer admirant les rivages et le bois solitaire ! Ô maître des naïades et des bacchantes, dont les fortes mains brisent les plus hauts frênes, je ne dirai rien de petit ou de faible, rien qui soit d’un mortel. C’est un doux péril, ô Bacchus, de suivre le dieu qui ceint sa tête du pampre verdoyant. »
Ce sont les fêtes, ou plutôt c’est la poésie de la Grèce qui respire dans ce caprice savant d’Horace ; c’est la veillée des bacchantes d’Euripide : on voit les mille bras qui ont saisi la tige du frêne et l’ont arrachée de la terre. Dans l’accent le plus vrai de son délire, Horace imite cette fois encore Pindare, sans atteindre à sa sobre gravité. Pindare en effet se bornait à dire : « Une parole immortelle, c’est une parole bien dite. »
Horace, dans son orgueil poétique, affecte plus d’ivresse. Mais qu’est-ce autre chose qu’un artifice de langage, un jeu de celui qui se vante d’avoir assoupli le premier les chants éoliens à la cadence des mètres italiques ? Cette fois il imite le délire des orgies de la Thrace, comme ailleurs il imitera les écarts du poëte thébain et les épisodes jetés dans ses hymnes. Il ne lui suffit pas, en effet, pour flatter Auguste, de redire sans cesse la paix de l’Italie, le temple de Janus fermé, et le repos du laboureur sous la garde toute-puissante de César : le poëte aspire plus haut. On lui demande, pour un des héritiers de l’empire, pour un des fils de Livie, cette gloire des armes qui avait fait la grandeur de Rome. Drusus, celui que l’espérance trompée du peuple romain avait regardé comme un libérateur futur, venait d’écraser quelques peuplades demi-sauvages des Alpes germaniques, aux portes de l’Italie. Horace, par l’ordre d’Auguste, va grandir cet exploit pour en faire un titre à la famille impériale :
« Les barbares ont compris ce que pouvait une âme, fi une nature nourrie dans un fortuné sanctuaire, et le pouvoir du cœur paternel d’Auguste sur les jeunes Nérons.
« Les braves naissent des braves et des bons : dans les taureaux et les coursiers se conserve la vertu des pères ; et ce n’est pas l’aigle belliqueuse et qui engendre la colombe timide.
« Le travail vient ensuite accroître la vigueur native. Une saine culture fortifie les âmes ; quand les mœurs manquent, les mieux nés se déshonorent par des fautes. »
Ce ne sont pas cependant les odes politiques et religieuses d’Horace qui pour nous signalent le poëte que le monde lettré lira toujours. Lui-même192, se promettant une gloire sans terme, associait la durée de ses chants à celle du culte de Vesta et des processions du pontife montant au Capitole. C’était trop peu dire. Le polythéisme a péri comme l’empire. Le faux enthousiasme dont Horace les avait flattés l’un et l’autre serait devenu bien froid pour l’avenir, sans le charme philosophique mêlé par le poëte à ses flatteries mêmes. Le prestige éternel d’Horace, c’est la peinture attachante de l’homme, et l’instinct poétique dans la vie privée.
Pour éblouir et pour émouvoir, pour plaire à l’imagination, parfois même pour élever et fortifier l’âme, il n’a pas besoin des souvenirs de Delphes et d’Olympie, ni de ces fêtes romaines qu’il avait sous les yeux. Un salut d’allégresse à l’ami longtemps exilé qu’il revoit, un adieu plus tendre à l’ami qui s’éloigne, une consolation au malheur, un conseil à la prospérité, un éloge, une plainte, un lieu commun de prudence mondaine, sont pour cet heureux génie autant d’inspirations originales. Créateur de l’ode philosophique sans théâtre et sans appareil, inventeur d’une poésie concise comme la pensée, brillante comme la passion, il a trouvé ce qui charmera toujours les esprits délicats, quels que soient les changements extérieurs du monde. Il a touché le fond du cœur de l’homme, non par les plus grands côtés, il est vrai, mais par des points sensibles qui ne peuvent s’effacer. Assez ami du courage et de la vertu, par imagination au moins, ami plus efficace du bon sens, du désintéressement, des désirs modérés, il représente la moyenne de l’humanité, et par là peut-être il instruit mieux qu’un précepteur plus sévère.
Sans doute, en écartant des poésies lyriques d’Horace ce que le temps a convaincu de mensonge, ce qui blesse la pudeur, ce qui touche moins la raison que les sens, on réduit beaucoup ce précieux écrin de purs et limpides diamants, trésor de l’art hellénique retravaillé par le génie romain. Mais il ne reste rien que d’exquis pour le goût et la vivacité des couleurs : il n’y manquerait pas même l’enthousiasme, le mens divinior, ce qu’Horace demandait au poëte, et ce qu’il a trouvé pour lui-même, parfois sans y prétendre. De là le jugement du critique ancien qui nous dit : « Des a poëtes lyriques, Horace est presque le seul digne d’être lu ; car il s’élève par moment, il est plein d’enjouement et de grâce, et, dans la variété de ses images et de ses expressions, il déploie la plus heureuse audace. Si vous voulez citer un autre nom, ce sera celui de Cæsius Bassus, que nous avons connu naguère ; mais il est aujourd’hui bien dépassé par des génies encore vivants. »
Flatteuse espérance, que les contemporains ne se refusent pas, qui vaut mieux que les détractions de l’envie, mais qui souvent ne trompe pas moins ! Après Horace, en effet, à peine verrons-nous briller quelque lueur du génie lyrique sous la forme païenne ; et il faudra le renouvellement, d’abord de la croyance, puis des races humaines, pour que, de siècle en siècle, se ranime la poésie.