(1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XIV. »
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(1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XIV. »

Chapitre XIV.

De la poésie lyrique chez les Latins. — Premiers chants religieux et domestiques dans Rome. — Imitations de la Grèce. — Chœurs et effets lyriques du théâtre romain.

La beauté de l’art grec nous entraînait ; nous l’avons suivi jusque dans sa première éclipse et ses premiers retours. Plus tard, nous le retrouverons dans ses transformations dernières et ses migrations les plus lointaines. Mais il faut auparavant jeter quelques regards en dehors de sa terre natale et de ses grandes colonies, par-delà cet horizon couronné d’une si éclatante lumière, qui commençait à Syracuse et que fermaient les Cyclades, la côte d’Asie et la terre d’Égypte.

Nous avons à chercher comment ce génie lyrique, souverain des âmes dans la Grèce, se reproduisait, ailleurs. Il n’est pas indifférent d’en étudier la puissance chez une nation moins musicale que les Hellènes, moins née pour la spéculation et la poésie, mais partageant le même culte, attirée par la même gloire, et demeure le dernier modèle antique sur lequel devait se greffer et croître à l’avenir le génie moderne. Là sans doute se réfléchit et se prolonge un rayon de la Grèce, mais avec ces nuances diverses qui laissent à l’esprit romain sa part de nouveauté native et sa teinte originale. Pour en bien juger et les saisir à la source même, nous aurons à remonter un peu dans la chronologie littéraire.

Nous pourrions, en suivant l’histoire de la poésie dans la Grèce, et avec elle la tradition des faits helléniques, attendre les Romains à Corinthe ; nous les y verrions, libérateurs apparents de la Grèce, c’est-à-dire conquérants sous une autre forme. Mais la Grèce, même à ce jour de folle joie, dans l’amphithéâtre des jeux Isthmiques156, n’était plus qu’une affranchie et ne retrouvait pas l’inspiration en sortant de la servitude. Cherchons plutôt cette inspiration sur le sol à demi sauvage de ses affranchisseurs, dans ce rude Latium, témoin de leurs premiers combats. Empruntons aux monuments grossiers de leur ancien culte quelques vestiges de flamme poétique.

Le hasard même, qui a tant mutilé la statue du passé, sera d’accord ici avec les conjectures de la raison. La plus antique parcelle conservée d’un hymne romain se rapportera toute à la simplicité rustique, au travail des champs de ce peuple guerrier. Ce seront quelques mots de la prière des frères Arvales, de cette courte antienne qu’à certains jours, au sortir du temple, après avoir prié les dieux du foyer et frotté d’huile leurs images, les laboureurs romains chantaient en dansant, répétant trois fois chaque verset :

« Ô Dieux lares, soyez-nous en aide ! Ne laisse pas, ô Mars ! la contagion frapper sur la foule ; sois rassasié, ô Mars !157 touche du pied le seuil et cesse de frapper. Dieux, qui êtes entre le ciel et la terre, venez tous. Et toi, Mars, sois-nous en aide ! Triomphe ! triomphe ! »

Les deux passions de la vie romaine, le labourage et la guerre, s’exprimaient dans cette rude antienne ; et, soit qu’elle nous arrive dans un texte déjà rajeuni, soit que plusieurs mots de ce texte demeurent inexpliqués pour nous, soit toute autre hypothèse, l’accent général cependant n’est pas douteux ; et cette voix nous rappelle bien la dureté laborieuse et le courage de l’ancienne Rome.

Plus célèbres que l’hymne des Arvales, mais encore plus détruits pour nous, les chants des prêtres saliens devaient avoir cette même âpreté des fêtes du Latium. La rudesse des tons y répondait sans doute à l’austérité du culte ; et c’est la remarque curieuse d’un ancien annaliste romain, que, dans ces chants religieux, Vénus n’était nommée nulle part. Varron, à l’appui de ce témoignage, ajoutait que, chez les Romains du temps des rois, cette déesse n’était connue, ni sous le nom grec, ni sous l’appellation latine qu’elle reçut plus tard. Mais, en retour, un dieu tout italique, ignoré de la Grèce, Janus, était appelé le dieu des dieux dans ces hymnes saliens dont Horace devait se moquer un jour.

Pour nous, studieux collecteurs des reliques de l’antiquité, réduits souvent à la deviner sur de bien faibles indices, nous croyons, avec un de ses plus beaux génies, que chez les Grecs, innover dans la musique, c’était bouleverser l’État ; nous voyons la constitution de Sparte garantie par ce magistrat qui coupe deux cordes nouvelles ajoutées à la lyre d’Alcman ; et nous supposons, en revanche, sur le théâtre et dans les fêtes d’Athènes une musique aussi hardie, aussi diverse que les orages de la démocratie.

Rien de pareil, sous la forte institution des premiers Romains, sous cette institution sévèrement gardée par la pauvreté, le travail et la guerre. Et toutefois ce peuple, par son climat, par son origine, avait, on ne peut en douter, plus d’une affinité naturelle avec la Grèce. Mais son premier gouvernement, dont il lui resta toujours quelque chose de rapide et d’impérieux, son patriciat sacerdotal et militaire, ses habitudes d’épargne et d’avidité, en faisaient un peuple politique, et nullement artiste comme les Grecs.

Ce n’est pas à dire toutefois que ces mœurs âpres et laborieuses, cet esprit appliqué à l’art de la guerre, cette ambition de la patrie commune et de chaque citoyen n’aient eu leur enthousiasme et, partant, leur poésie. Mais cette poésie, on peut le dire, faisait partie de l’action même ; elle était comme l’appareil et le langage sacramentel du patriotisme et du courage. C’est ainsi que le consul Décius, jaloux de ranimer l’ardeur des légions, s’était, au milieu du champ de bataille, solennellement dévoué, vêtu d’un manteau pontifical, les pieds posés sur le fer d’un javelot, proférant des paroles sacrées, chantant l’hymne de sa mort158, puis s’élançant à travers les rangs les plus épais des ennemis pour accomplir son vœu par leurs mains.

Nul doute que, dans les combats et dans les fêtes triomphales de Rome, il n’ait ainsi de bonne heure apparu quelque reflet éclatant de poésie, comme l’étincelle jaillit des cailloux du sol sous le pied ferré du coursier. Puis survint, non pas encore l’art harmonieux, mais la tradition religieuse des Grecs, et avec elle des oracles, des exhortations ou des menaces, dont usait la politique des chefs de Rome. C’est ainsi que ce mont Albain, où, selon la plaisanterie d’Horace159, les Muses avaient dicté de vieilles prédictions dont il trouvait le style fort barbare, voyait chaque année le retour de fêtes religieuses favorables du moins à l’inspiration poétique.

Des prédictions en vers circulaient, au temps de la guerre punique. On lisait celle d’un certain Marcius, que Tite-Live appelle un devin illustre ; et, dans la citation rajeunie qu’il en fait, on peut reconnaître cette ancienne voix du sanctuaire que nous avons entendue de la bouche de Pindare. Tout est romain par l’allusion présente, mais tout est grec par le souvenir. C’était, dans la forme, un conseil prophétique, divulgué seulement après le désastre qu’il eût épargné à Rome.

« Postérité des Troyens, disait le poëte160, fuis le fleuve et le rivage de Cannes, ô Romain. Ne te laisse pas contraindre par des étrangers à croiser le fer dans a les prairies de Diomède. Mais tu ne croiras pas, avant d’avoir inondé ces plaines de ton sang, et jusqu’à ce que ce fleuve apporte des milliers de tes morts dans la vaste mer, à l’extrémité de la terre fertile, et que ta chair serve de pâture aux poissons, aux oiseaux, et aux bêtes féroces qui habitent ces terres. »

Puis, de cette réminiscence homérique appliquée si tragiquement aux blessures récentes de Rome, la même prédiction, le même texte mystérieux, passait à d’autres révélations plus consolantes :

« Romains, disait-il, si vous voulez chasser l’ennemi et ce chancre dévorant qui vous est venu de loin, il faut, c’est mon avis, consacrer des jeux qui, chaque année, se renouvellent pieusement pour Apollon, le peuple en acquittant une partie et les citoyens le reste, chacun pour soi. À ces jeux présidera le préteur qui sera chargé de rendre la justice à tout le peuple et aux plébéiens. Des décemvirs sacrifieront les victimes, selon le rite des Grecs. Si vous faites exactement cela, vous serez toujours prospères, et votre grandeur s’accroîtra ; car ce Dieu exterminera vos ennemis, qui maintenant dévorent à leur aise vos campagnes. »

Chose remarquable, et bien conforme à la nature sérieuse et appliquée du peuple romain : ces premiers contacts de l’imagination et de la poésie grecques ne lui venaient pas en délassement et en parure de l’esprit, mais comme un secours de politique et de guerre, un encouragement à la défense, une arme du patriotisme et de la liberté. C’était au sénat même qu’était porté le fragment de cet hymne ; c’était là qu’on en délibérait, et qu’on instituait solennellement ces jeux Apollinaires, dont la dédicace et le dieu devaient annuellement ramener pour la rudesse romaine des chants de reconnaissance et un luxe d’hommages rapprochés de l’élégante mythologie de la Grèce.

En même temps que le culte public des Romains essayait d’emprunter quelque chose à l’imagination hellénique, les mêmes arts pénétraient dans la vie privée, d’abord si rude et si simple. Cicéron, studieux amateur de l’ancienne poésie de Rome, parle des hymnes, des éloges en vers chantés aux repas funèbres et conservés dans le pieux souvenir des familles, à la suite des obsèques de quelques grands citoyens.

Enfin, tout en se mêlant surtout aux choses réelles, à la majesté du culte, aux devoirs de la piété domestique, l’art des Grecs introduisit à Rome ces œuvres de l’esprit qui faisaient partie des fêtes de la Grèce, la mythologie dramatique, et jusqu’à la mélopée du théâtre d’Athènes, mais bien déchues de leur poétique grandeur.

Cette différence ne tenait pas à une infériorité native, à l’inégalité de l’Italie devant la Grèce, mais surtout à l’âge de civilisation différent des deux peuples. Évidemment, lorsque la tragédie, sortant guerrière et parée des mains d’Eschyle, avait déployé son vol lyrique, l’avait soutenu si haut dans les chœurs majestueux de Sophocle et dans les hymnes gracieux d’Euripide, tous les arts à la fois s’empressaient autour d’elle pour la rehausser et l’embellir. L’architecture, la statuaire, la musique, florissaient au même degré dans Athènes. Plus qu’au moment même où Pindare l’avait célébrée, Athènes était le temple de la Grèce.

Rome était bien loin de ce progrès et de cet accord heureux des arts, lorsqu’elle commença d’imiter la poésie grecque, et d’introduire, après les jeux sanglants du cirque, ou parfois à leur place, quelques chants mêlés à des scènes dramatiques. Bien que cette nouveauté fût dès l’origine, et sous la main de Livius Andronicus, comme sous celle d’Ennius, importée de l’idiome grec, elle était bien loin d’en renouveler l’éclat lyrique. Bien de cette puissance de mélodie, de ce chœur aux cent voix, de ce dithyrambe en action foi marqué dans Eschyle, n’était possible aux rudes essais du théâtre romain.

Ce qu’à cet égard nous supposons avec certitude pour les premiers temps de Rome, est confirmé par un témoignage précis, pour l’époque même de sa grandeur et de son luxe. Vitruve le remarquait au siècle d’Auguste : « Dans les théâtres de Rome, la scène proprement dite (pulpitum) était plus vaste que celle des Grecs, parce que toute la représentation s’y concentrait, l’orchestre étant occupé par les sièges des sénateurs161. »

Nous croyons presque lire ici ce que dit Voltaire avec humeur de ces banquettes occupées par de jeunes seigneurs à l’ancien Théâtre-Français, et restreignant la scène de manière à gêner tout grand appareil de spectacle et à faire manquer souvent l’effet dramatique.

Que s’il en était ainsi sur ces vastes théâtres élevés par la rivalité magnifique de Pompée et de César, combien les premiers essais de drames avaient-ils du se produire à Rome avec moins de pompe encore, et plus dénués d’éclat lyrique et d’harmonie ! Ainsi, lorsque ce Romain, presque Grec de naissance, Ennius, venu de la Calabre colonisée par la Sicile, voudra montrer aux Romains l’Iphigénie d’Euripide, et leur rendre familiers sur la scène ces noms et ces souvenirs, dont les entretenait déjà sa traduction d’Homère, ne croyez pas qu’il renouvelle la pompe et la poésie du drame joué dans Athènes. Avec les rares fragments qui nous restent de son œuvre, nous avons la preuve du contraire. Le poëte romain n’avait rien gardé du contraste charmant et tout lyrique qui formait en partie l’exposition du drame d’Euripide, rien de ce chœur de jeunes Chalcidiennes venues au camp des Grecs pour attendre la souveraine de Mycènes, et accueillir de leurs saluts et de leurs chants le char où paraît Iphigénie près de sa mère, qui tient sur ses genoux le petit Oreste endormi.

À ces contrastes de guerre et de douceur domestique, à cette harmonie de voix virginales célébrant une reine, Ennius, pour ses spectateurs romains, laboureurs et soldats, substituait, non pas un chœur, mais un dialogue de soldats grecs ennuyés de leur station en Aulide, et répétant avec ce cliquetis de mots qu’affecte le rhythme grossier des premiers temps : « Qui ne sait user du loisir162 a dans le repos plus d’affaires que l’homme affairé à son affaire. Celui qui a son œuvre, à cette œuvre s’applique ; il s’y met tout entier ; il y délecte son esprit et son âme. Mais, dans le loisir oiseux, l’âme ne sait plus ce qu’elle veut. C’est là notre fait : nous ne sommes maintenant ni à la moisson, ni au camp ; nous allons là ; de là, ici ; et là venus, l’esprit bat la campagne. On vit à côté de la vie. »

On croirait entendre une réprimande du vieux Caton à des oisifs, un de ces axiomes martelés pesamment pour être mieux retenus. On est bien loin des strophes légères du poëte Euripide, chantant la beauté d’Hélène par la voix de jeunes filles grecques, sur ce même rivage où reste encore enchaînée la vengeance qui poursuit le ravisseur d’Hélène.

Ce seul exemple suffit à montrer combien, dans les premières imitations latines, la tragédie grecque devait perdre de sa magnificence et de son harmonie. Ce n’étaient pas, on peut le croire, des bienséances plus sévères, des scrupules de goût qui faisaient ces suppressions. C’était surtout le défaut d’élévation lyrique, et, pour la muse encore rustique du Latium, l’impuissance d’atteindre à ces grâces majestueuses et libres de la muse d’Athènes.

Cette rudesse cependant devait s’adoucir, cette simplicité se rapprocher chaque jour davantage de l’élégance des modèles grecs. Nous ne pouvons douter de ce progrès rapide, pour la comédie latine du moins. Quelle poétique énergie, quelle vivacité d’expression dans les prologues et dans bien des scènes de Plaute ! quelle douceur de langage, quelle pure élégance dans les six comédies conservées de Térence ! Mais ce côté du théâtre romain n’avait rien de lyrique. Cette comédie de si bonne heure florissante à Rome n’imitait que le second ou le troisième âge de la comédie grecque, l’âge de Philémon, de Diphile, de Ménandre : elle ne remontait pas aux fabuleux caprices, aux élans lyriques d’Aristophane, non plus qu’à son impétueuse satire ; elle élevait la voix, comme dit Horace, mais pour gronder dans le cercle étroit des passions domestiques : elle n’avait rien du dithyrambe, ni enthousiasme ni colère.

La tragédie, à Rome, eut-elle toujours aussi la même timidité ? Son imitation des Grecs ne devint-elle pas quelquefois plus hardie, en étant plus fidèle ? On peut le conclure de la vraisemblance et de quelques traits épars qui nous restent. Une circonstance même des essais dramatiques, à Rome, favorisait cet essor de la tragédie. C’était, à part la pompe si réduite du chœur, l’emploi de certains monologues, ou passages d’un rhythme plus fort et plus varié, qui par moment dominaient la scène : on les nommait Cantiques 163.

On a remarqué justement un rapport entre ces Cantica et les stances célèbres du Cid ou de Polyeucte. Seulement, le retour en était plus fréquent sur le théâtre antique ; et cette forme, que goûtaient les spectateurs, dut rendre enfin à la tragédie latine, dans les sujets imités de l’art grec, quelques accents d’inspiration lyrique. Cela même y jeta parfois cette variété de mélodie, ces nombres impétueux et divers qu’avait connus l’ode grecque, et qui seuls pouvaient suivre par la musique, comme par l’expression, toutes les secousses de l’âme.

C’est ainsi que dans Andromaque, inspirée de tout Euripide plutôt qu’imitée d’une de ses pièces, Ennius prêtait à la veuve d’Hector ces pathétiques paroles, dont le chant lugubre semblait retentir encore dans l’âme de Cicéron, loin du Forum et du théâtre, et lui faisaient dire :

« Ô le grand poëte, bien qu’il soit dédaigné par ces chanteurs qui fredonnent les airs d’Euphorion ! »

« Quel secours demander ? Que faire et sur quoi m’appuyer, dans l’exil ou la fuite ? Sans défense, sans asile, où me réfugier ? à qui m’adresser, moi ? Les autels des dieux ne sont plus debout dans ma patrie. Ils gisent brisés et dispersés ; les sanctuaires ont péri sous le feu ; il reste de hautes murailles brûlées, hideuses, avec des poutres noircies. Ô mon père ! ô ma patrie ! ô maison de Priam ! ô temple coute vert d’un dôme retentissant ! je t’ai vu, dans l’abondance de tes richesses d’Orient, sous des lambris d’or et d’ivoire, royalement paré ; et tout cela, je l’ai vu ravagé par la flamme, la vie arrachée à Priam, l’autel de Jupiter souillé du sang de Priam et les restes du roi à demi consumés, ses ossements à nu déchirés en lambeaux sur la fange sanglante. J’ai vu, j’ai souffert le supplice de voir Hector traîné à la queue d’un char il quatre chevaux, et le fils d’Hector précipité des remparts164. »

Ce n’est point là sans doute la tendre et touchante Andromaque de Racine, cette création mi-partie chrétienne par l’anachronisme involontaire du poëte mêlant sa religion à son art ; ce n’est pas non plus la conception un peu déclamatoire de Sénèque, celle d’une Andromaque bravant avec fierté la mort, quand elle croit avoir sûrement caché son fils dans le tombeau d’Hector. C’est quelque chose de plus tragique, la peinture des maux affreux de la guerre, et l’affliction sans terme et sans espoir.

De telles émotions, de telles images allaient bien il la rudesse romaine ; et ne nous étonnons pas si, dans un autre sujet, emprunté encore à la haute poésie de la Grèce et tout brûlant de la flamme d’Eschyle, le vieil Ennius donna parfois à ses drames la hauteur divine de l’enthousiasme lyrique. Le sujet sera pris encore d’Homère et du théâtre d’Athènes ; la pièce s’appellera du nom d’Alexandre qu’avait porté Paris ; et là sans doute, comme dans l’Agamemnon d’Eschyle, l’héroïne du drame sera Cassandre, prophétesse, amante et victime dévouée. Croyons encore ici un admirateur comme Cicéron. Il avait vu au théâtre de Rome ce personnage renouvelé par le poëte, avec des nuances plus pures et plus douces, qui le faisaient s’écrier : « Ô poésie touchante ! délicieuse morale ! » Il avait entendu ces vers, mêlés sans doute à la terreur de la prédiction qui tout à coup éclatait dans le palais de Priam :

HÉCUBE.

« Pourquoi cette soudaine frayeur et ces yeux enflammés ? Où est cette jeune fille naguère si calme, dans sa modestie virginale ?

CASSANDRE.

« Ô mon excellente mère, la meilleure des femmes ! Je suis envoyée pour des révélations mystérieuses. Ce n’est ni dans la folie ni malgré moi qu’Apollon m’appelle à dire le destin. Les vierges de mon âge se sont troublées de ce que je fais, à cause de mon père, cet homme si vertueux. Ma mère, j’ai pitié de toi et honte de moi-même. La meilleure postérité de Priam, à tes yeux, c’est une autre que moi : ma douleur, c’est que je sois importune et eux utiles, que je gêne et qu’ils plaisent. »

Bientôt, d’une douleur en apparence résignée, la jeune fille, emportée par sa terreur prophétique, s’élève à ce langage :

« La voici, la voici la torche enveloppée de flamme er et de sang : elle resta cachée, longues années. À l’aide, citoyens, accourez l’éteindre. » Puis, avec ce rhythme court et rompu, comme les tressaillements de l’alerte militaire : « Déjà, sur la grande mer, se déploie la flotte rapide ; la guerre vole avec la mort ; la troupe féroce arrive, et sous ses vaisseaux ailés elle a couvert les rivages. »

Nul doute que, même transporté, traduit, dépaysé, le pathétique de ce rôle ne dût être contagieux pour la foule. L’âme des spectateurs en restait émue. Ces accents de poésie, ces effrois de l’imagination, étaient comme assortis aux crises dernières de la liberté de Rome. On sent ce contrecoup et cette puissance dans le trouble avoué de Cicéron, à qui ces vers remettent aussitôt sous les yeux la défaite de Pharsale, la fuite de ses amis, le pillage de Dyrrachium et la république abandonnée par ses défenseurs et ses alliés.

Ainsi, cette rude poésie des vieux âges de Rome, quoique imitée en partie de la Grèce, était une voix vivante qui parlait aux âmes romaines, voix trop forte pour être soufferte, quand viendrait l’empire. Mais auparavant, il est curieux pour l’histoire et pour l’art de recueillir certains effets soudains et populaires de cette poésie des Ennius, des Pacuvius, des Accius.

Nous en avons surtout pour témoin un amateur passionné de ces vieux poëtes, Cicéron, qui leur devait bien quelque chose, si nous l’en croyons lui-même, et pour quelques-uns des plus flatteurs souvenirs de sa noble vie. Quel triomphe, eh effet, quelles acclamations, à la suite d’un char et entre des files de captifs enchaînés, valurent jamais ces transports dont retentissait le colossal amphithéâtre de Rome, an souvenir de Cicéron exilé, alors que le comédien Ésope suscita ce nom dans toutes les âmes, en représentant l’Ajax Télamon d’Accius ?

« Sur la nouvelle du sénatus-consulte de rappel, qui venait de passer au sénat réuni dans le temple de la Vertu, ce grand artiste, dit Cicéron165, toujours au niveau des premiers rôles dans la république comme sur la scène, les yeux en pleurs, avec un rayon de joie mêlé de douleur et de regret, défendit ouvertement ma cause, par des paroles plus puissantes que je n’aurais pu en trouver moi-même. Il mettait à rendre le génie du poëte, non seulement tout son art, mais sa propre douleur.

« Quoi ! disait-il, celui qui d’une âme si ferme étayait la république et l’affermissait, le rempart des Grecs, celui qui, dans les chances douteuses, n’hésita jamais d’offrir sa vie, n’épargna jamais ses jours, ce grand ami dans une si grande crise, cet homme doué d’un si grand génie, ô ingrats Argiens ! ô Grecs frivoles, oublieux des bienfaits ! vous l’abandonnez dans l’exil ; vous l’avez laissé chasser ; vous souffrez qu’il reste banni. »

Et ces paroles, que l’acteur rehaussait, enflammait par le débit, étaient interrompues ou suivies par les applaudissements, les acclamations, les sanglots étouffés d’une foule immense. Ce jour-là, le sauveur de Rome contre Catilina était rappelé par la voix publique, avant le vote des comices populaires.

Une autre fois, dans le Brutus du même poëte Accius, le nom même de Cicéron parut désigné par ces mots que prononçait l’auteur : « Tullius qui avait fondé la liberté de Rome166. »

Et ce témoignage ainsi arraché ne restait pas stérile, comme plus tard, lorsque ces mêmes Romains, aux fêtes d’Apollon, même dans la tragédie mythologique de Térée, applaudissaient Brutus absent, mais ne s’armaient ni pour lui ni pour eux-mêmes. Il faut donc le reconnaître : dans une œuvre d’imitation, dans l’ébauche encore incomplète du théâtre tragique chez les Romains, quelque chose restait de cette ardeur première, de cette puissance lyrique dont Eschyle avait passionné les âmes. Ennius avait été soldat, comme Eschyle : et il osait se dire à lui-même : « Salut ! poëte Ennius167, qui verses aux mortels, jusque dans la moelle des os, la flamme de tes chants. »

À part ce qu’il avait perdu ou retranché du luxe musical de ses modèles, nul doute qu’entouré de leurs richesses, renouvelant leurs poétiques sujets, l’Andromède, le Cresphonte, la Médée, les Euménides, l’Iphigénie, le Thyeste, le Néoptolème, il n’ait eu de grands effets dramatiques et lyriques.

Quant à ses successeurs, Horace même, si dédaigneux pour ces vieux temps, a cité l’art savant de Pacuvius et l’élévation d’Accius. Chercher la trace de ces hautes qualités dans quelques vers, dans quelques expressions, lorsque nous en avons constaté la puissance par des souvenirs liés à l’histoire, ce serait stérile épreuve. On peut dire cependant pour Accius que, là même où il n’était que traducteur, et dans le hasard qui nous conserve à peine quelques parcelles ode ses strophes imitées de Sophocle, on rencontre une vigueur digne de l’original. Telle est cette plainte désespérée de Philoctète, qu’il faut lire seulement à côté des vers grecs :

Heu ! quis salsis fluctibus
Mandet me ex sublimi vertice saxi ?
Jamjam absumor : conficit animam
Vis vulneris, ulceris æstus168.

Enfin un curieux témoignage à la gloire de ce vieux poëte de la république, c’est le brillant abréviateur de l’histoire romaine, le flatteur de l’empire, Velléius Paterculus, écrivant, à une des dates mémorables de son récit : « Dans le cours de cette même époque169, parurent les rares génies d’Afranius dans la comédie romaine, de Pacuvius et d’Accius dans la tragédie, d’Accius élevé jusqu’à l’honneur de la comte paraison avec les Grecs, et digne de se faire une si grande place parmi eux qu’il soit presque impossible de ne pas reconnaître, chez eux plus de perfection, et chez lui plus de verve. »

Alors même que cet éloge expressif était arraché au bon goût de Velléius, l’éclat du siècle d’Auguste, l’urbanité nouvelle et aussi les précautions politiques de son règne avaient, selon toute apparence, bien éloigné de la mémoire et de la vue des spectateurs romains les drames de la vieille école. Cela devrait dater déjà de près d’un demi-siècle. Horace, qui ne s’en plaint pas, et qui reproche même aux bons aïeux des Romains leur indulgence pour les vers négligés et les saillies de Plaute, constate cependant avec un peu de dédain à quel degré les spectacles matériels, les marches, les revues, avaient envahi la scène et défrayaient aisément la curiosité du public :

                          Migravit ab aure voluptas
Omnis ad incertos oculos et gaudia vana170.

Ce genre d’exposition muette dut prospérer de plus en plus ; et le peu de nouvelles œuvres tragiques citées sous Auguste, le Thyeste de Varius, la Médée d’Ovide, par les sujets mêmes, traités tant de fois à Rome, ne donnent l’idée que d’un drame d’autant plus bienséant sous l’empire qu’il était plus mythologique et plus loin de la réalité des passions humaines.

Quant à Pollion, que Virgile comparait à Sophocle, nous ne connaissons de ses drames que le conseil d’Horace lui disant : « Laisse quelque temps la Muse sévère de la tragédie manquer au théâtre171. » Et rien, dans les monuments trop rares de cette époque, ne nous apprend que cette interruption ait cessé. La justice envers le passé, la liberté de souvenirs que Pollion avait, à ce qu’il semble, portées dans l’histoire, auraient paru sans doute trop hardies sur la scène. Cet ami de César, d’abord allié d’Antoine, puis accueilli par Octave et, dans sa retraite littéraire, resté du moins impartial envers le parti qu’il avait combattu, ne pouvait mettre sur la scène ni ces grands caractères romains qu’il honora dans son histoire, ni les héros plus anciens qui les auraient rappelés.

Sous la courte dictature du premier César, il y avait à Rome un théâtre grec confié particulièrement à la protection du jeune Octave. D’autre part, l’histoire nous a conservé les amères allusions dont le poëte Labérius semait les vers de la pièce où César l’avait forcé de prendre lui-même un rôle ; et on sait quelle faveur avaient les Mimes, ou petites comédies latines.

Cette liberté diminua fort sous Auguste, et on peut croire qu’il n’en resta rien sous Tibère. Dans ces jours de servitude, où des vers élégiaques non publiés et lus seulement par l’auteur à quelques cercles de femmes, étaient punis de mort, quel poëte aurait osé porter sur la scène les crimes ou les revers de la tyrannie ? quels acteurs auraient pu jouer les scènes des vieux drames interprétées par la terreur ou la haine présente ?

Ne soyons donc pas étonnés que, sauf les éloges donnés à la Médée d’Ovide et au Thyeste de Varius, il n’y ait aucun souvenir de la tragédie latine sous les premiers Césars. L’attention était lasse et la crédulité refroidie sur les demi-dieux et les héros de la Fable. On les aimait mieux en parodie, dans ces représentations burlesques des Trois Hercules faméliques, ou de Diane fouettée, dont parle plus tard Tertullien : et quant aux grands hommes de l’histoire, leurs images étaient bannies de la scène et ne pouvaient pas plus y paraître qu’elles n’osaient se produire même aux funérailles de leurs descendants.