Chapitre XXXIII.
Des éloges ou panégyriques adressés à Louis XIV. Jugement sur ce prince.
Si on louait ainsi des hommes célèbres qui n’étaient plus, et dont quelques-uns même avaient vécu dans la pauvreté et dans l’exil, à plus forte raison devait-on louer Louis XIV, et vivant, et prince, et conquérant, et absolu. Aussi les éloges ne furent jamais tant prodigués. Louis XIV a été plus loué pendant son règne, que tous les rois ensemble de la monarchie ne l’ont été pendant douze siècles. On ne le louait pas seulement, comme on loue tous les princes, par intérêt, par reconnaissance, par flatterie, par habitude, par vanité ; on le louait encore par admiration et par enthousiasme. Ce fut une ivresse de quarante ans. On n’écrivait, on ne prononçait rien où le nom de Louis XIV ne fût mêlé. Le style avait pris partout je ne sais quel ton de panégyrique ; ce fut celui même des Mascaron, des Fléchier et des Bossuet, toutes les fois qu’ils parlaient de Louis XIV : et où n’en parlent-ils pas ? Il n’y a pas un de leurs discours où, en déplorant les vanités du monde, ils n’aient l’art d’amener adroitement ce nom, et ne célèbrent, en passant, les exploits, les merveilles et la sagesse étonnante de ce prince. Si des orateurs de ce mérite donnaient un tel exemple, on se doute bien qu’il était suivi. Tous ceux qui prêchaient, prirent l’habitude de louer. On parlait à Louis XIV de ses devoirs, mais on lui parlait presque autant de ses vertus : on mêlait avec adresse, au langage de l’évangile, le langage des cours.
Outre ces éloges périodiques et saints, il y en avait d’autres tout profanes, que chaque circonstance et chaque année faisait naître. On n’en trouve guère avant la mort de Mazarin : jusqu’à ce moment le roi n’exista point. Malheureusement le crédit du ministre se prolongeait par l’enfance du maître ; mais peu après cette époque, les panégyriques commencent. Dès 1663, panégyrique sur Louis Dieu-donné : c’était le nom de ce prince, dont la naissance fut regardée comme une faveur du ciel. Il avait alors vingt-cinq ans, avait humilié le pape, forcé le roi d’Espagne à lui céder le pas, donné un carrousel, et acheté cinq millions la ville de Dunkerque. En 1664, année où le pape envoya faire des excuses au roi, panégyrique où la magnanimité de Louis XIV est comparée à celle de Jules César, par un cordelier. Une autre année, panégyrique sur les jeux et les divertissements que Louis XIV donnait trois fois la semaine dans le grand appartement de Versailles. En 1667 et 1668, panégyriques sur la conquête de la Flandre et de la Franche-Comté. En 1672, débordement de panégyriques sur la conquête de la Hollande. En 1679 panégyrique de Charpentier sur la paix de Nimègue. En 1680, panégyrique sur Louis-le-Grand, par un évêque d’Amiens. En 1685, panégyrique prononcé à Caen, sur une statue élevée à Louis XIV. En 1687, panégyrique où l’on célèbre le triomphe du roi sur l’hérésie. En 1690, panégyrique prononcé à Valence, par un capucin. Autre panégyrique à Arras, par un carme. Autre panégyrique en 1699, par un cordelier. Je ne compte pas tous ceux des Jésuites : je ne crains pas d’exagérer, en disant qu’il y en eut au moins une centaine de leur part, en français, en latin, en italien, en espagnol. À cette liste, qui est déjà longue, joignez encore un panégyrique par un M. Tollemand, orateur assez inconnu aujourd’hui ; et un panégyrique historique du roi, par un M. de Gallières, qui avait été négociateur ; et le fameux panégyrique de Louis XIV, par ce Pélisson, qui parut grand dans le malheur de Fouquet, qui fut ensuite adroit et heureux, qui fut longtemps célèbre par son éloquence, et que l’on cite encore, mais qu’on lit peu. Ajoutez le panégyrique du roi, commencé par Bussy-Rabutin, dans le temps même où il était, par ordre du roi, à la Bastille ; ouvrage où, avec toute la sincérité d’un homme disgracié qui veut plaire, Bussy parle à chaque ligne et de sa tendresse passionnée, et de sa profonde admiration pour le plus grand des princes, qui n’en voulut jamais rien croire. Tout le monde connaît les douze panégyriques prononcés dans différentes villes d’Italie, par des hommes à qui la magnificence de Louis XIV avait prodigué des pensions, et qui, dans un roi étranger, honoraient plus qu’un maître, puisqu’ils honoraient un bienfaiteur. Enfin, on peut y joindre cette foule de compliments et de panégyriques prononcés dans l’Académie française, qui fut pendant soixante ans une espèce de temple consacré à ce culte. Ce n’est que pour Louis XIV, comme on sait, que l’élégant et harmonieux Despréaux suspendait la satire, et ce zèle ardent de déchirer ses ennemis pour l’honneur du goût. Tour à tour caustique et flatteur, mais flatteur brusque, il épuisait son esprit à imaginer de nouvelles formules de satire et d’éloge. On cite encore aujourd’hui ses remerciements et ses discours en vers, et son discours de la mollesse ; et cette fameuse épître, où, selon un poète anglais, un peu de mauvaise humeur, il fit deux cents vers pour chanter que Louis n’avait pas passé le Rhin. C’est pour Louis XIV que le grand Corneille, déjà vieux, composa, avec son génie qui agrandissait tout, un demi-volume de vers qu’on ne lit plus. Racine le loua indirectement dans ses tragédies et dans quelques pièces détachées ; Molière dans ses comédies aujourd’hui peu connues, qu’il fit pour les fêtes de Versailles. Enfin il n’y eut pas jusqu’à La Fontaine qui ne devînt courtisan ; et le fablier de madame de Bouillon porta des vers pour Louis XIV. Je ne parle pas de la quantité innombrable de poètes, qui, n’ayant que du zèle sans talents, étaient vils ou empressés sans plaire, et composaient de petites épîtres obscures et des sonnets sur le roi, que ni lui, ni personne ne lisait. Il ne s’agit ici que des hommes qui flattaient avec génie. Dans ce nombre, on ne doit pas oublier Quinault et ses prologues célèbres. Il fallut que l’auteur immortel d’Atys, de Thésée et d’Armide, pliât son génie à ce refrain éternel de flatteries harmonieuses.
Ainsi, tout prédicateur, tout orateur, tout historien, tout poète, enfin tout ce qui parlait, tout ce qui écrivait sous ce règne, louait et flattait à l’envi. Cet esprit avait passé jusque dans les ateliers des artistes : la peinture, la sculpture et la gravure, retraçaient sans cesse à Louis XIV tout ce qu’il avait fait de grand. Enfin les inscriptions immortalisaient l’éloge sur le marbre, ou l’imprimaient sur l’airain. Je ne parle pas de celles qui ne furent que projetées, mais qui marquent toujours l’esprit du temps, telles que l’incroyable passage du Rhin, la merveilleuse prise de Valenciennes, etc. Heureusement il y a un point où l’excès est ridicule ; et si on ne craint pas de s’avilir, on craint du moins de choquer le goût. Ces inscriptions n’eurent pas lieu : je parle de celle de la place Vendôme, où il est dit, par exemple, que Louis XIV ne fit la guerre que malgré lui. L’Europe et la France savent quelle fut la vérité de cet éloge.
Ce torrent de panégyriques s’arrêta pourtant, et fut suspendu pendant la guerre de la succession d’Espagne. Des hommes sans cesse entourés de malheurs publics et des leurs, des hommes qui n’entendent parler au-dehors que de batailles perdues, et qui, chez eux, ont le triste spectacle de la misère et de la faim, ne seraient pas disposés à louer le gouvernement même qui serait le plus sensible à leurs maux. Toujours les rois sont jugés par les succès, et le contraste de la misère présente obscurcit même l’ancienne grandeur. S’il est vrai, comme on le dit, qu’en 1709, un prince, ennemi de Louis XIV, maître de Bruxelles, y donna, pendant l’hiver, un spectacle composé tout entier des prologues de Quinault, ce fut la vengeance la plus cruelle. La hauteur insultante des conférences de Gertruydemberg n’a rien de plus humiliant : peut-être même un pareil triomphe est au-dessous d’un grand homme. C’était les armes à la main, c’était à Hochstet, à Malplaquet, à Turin, et non sur un théâtre d’opéra, qu’il était beau au prince Eugène de se venger de Louis XIV. La bataille de Denain et Villars ramenèrent enfin la paix et les panégyriques. On commença à louer, mais avec moins de faste. La paix d’Utrecht fut célébrée ; on vit même paraître un éloge historique du roi en 1714, par un abbé de Bellegarde. On sait qu’il mourut l’année suivante ; et tandis que le peuple, toujours extrême, était loin de témoigner, pour sa cendre, le respect qu’il lui devait, et comme à son souverain, et comme à un homme qui avait fait de grandes choses pour la France, les orateurs sacrés et les gens de lettres portèrent leurs derniers hommages sur sa tombe. Par une loi éternelle, tout prince doit naître, vivre, mourir, et être enterré au bruit des éloges : l’habitude, la reconnaissance et le respect satisfirent à tout. La Mothe, avec sa prose harmonieuse et facile, prononça, dans l’Académie française, l’éloge funèbre de ce roi : toutes les chaires retentirent de ses vertus. Il y eut en France vingt-sept ou vingt-huit oraisons funèbres. On en prononça en Espagne, en Portugal, à Rome, en différentes villes d’Italie, dans presque toute l’Europe. À la fin, ce grand concert de panégyriques cessa : tout se tut ; et la voix de la postérité se fit entendre.
Il ne serait peut-être pas inutile maintenant de peser ce roi si célèbre, et d’apprécier tous les éloges qu’on lui prodigua. Longtemps on porta son culte jusqu’au fanatisme ; aujourd’hui peut-être on cherche trop à se venger de cette admiration. On fut trop ébloui de ses succès : on est trop frappé de ses fautes. La balance de la renommée, qui est presque toujours inégale pour les rois, a penché tour à tour des deux côtés opposés pour Louis XIV ; essayons, s’il est possible, de la fixer. Mais pour bien juger ce prince, il ne faut consulter ni les éloges même qui, adressés par des sujets à des rois, sont de même valeur que les compliments de société, entre les particuliers ; ni les cris des protestants, à qui peut-être il n’avait vendu que trop cher le droit de le haïr ; ni les papiers des Anglais, qui le redoutèrent trop pour consentir à l’estimer ; il faut consulter l’histoire et les faits.
Jamais la France n’eut autant d’éclat que sous Louis XIV ; mais cet éclat, comme on sait trop, fut mêlé d’orages. Sous lui, la France compta trente ans de victoires, et dix ans de désastres. Elle conquit des provinces, et vit ses provinces épuisées ; elle donna la loi à l’Europe, et fut sur le point d’être démembrée par toutes les puissances de l’Europe. Ce contraste de malheur et de gloire, cette brillante administration pendant un temps, cette administration pénible et forcée pendant l’autre, naquit des mêmes principes ; tout fut enchaîné. Louis XIV eut dans son caractère je ne sais quoi d’exagéré qui se répandit sur sa personne, comme sur tout son règne. Il fut jeté, pour ainsi dire, hors des bornes de la nature. Cependant cette exagération même lui donna une idée de grandeur d’où résulta beaucoup de bien. C’est à elle que Louis XIV dut les principales qualités de son âme ; cette droiture, ennemie de la dissimulation, et qui ne sut presque jamais s’abaisser à un déguisement ; cet amour de la gloire qui, en élevant ses sentiments, lui donnait de la dignité à ses propres yeux, et lui faisait toujours sentir le besoin de s’estimer ; cette application qui, dans sa jeunesse même, fut toujours prête à immoler le plaisir au travail ; cette volonté qui savait donner une impulsion forte à toutes les volontés, et qui entraînait tout ; cette dignité du commandement qui, sans qu’on sache trop pourquoi, met tant de distance entre un homme et un homme, et au lieu d’une obéissance raisonnée, produit une obéissance d’instinct, vingt fois plus forte que celle de réflexion ; ce désir de supériorité qu’il étendait de lui à sa nation, parce qu’il regardait sa nation comme partie de lui-même, et qui le portait à tout perfectionner ; le goût des arts et des lettres, parce que les lettres et les arts servaient, pour ainsi dire, de décoration à tout cet édifice de grandeur ; enfin, la constance et la fermeté intrépide dans le malheur, qui, ne pouvant diriger les événements, en triomphait du moins, et prouva à l’Europe qu’il avait dans son âme une partie de la grandeur qu’on avait cru jusqu’alors n’être qu’autour de lui.
Mais le même caractère, qui peut-être donna à Louis XIV toutes ces qualités, fit aussi la plupart de ses défauts. Il créa en lui un goût de magnificence et de luxe, qui s’accorde rarement avec une âme élevée, et qui, cependant, chez lui ne l’excluait pas ; goût qui se répandit sur ses bâtiments, sur ses jardins, sur ses fêtes, et trop souvent substitua des dépenses de faste à des dépenses utiles. Il lui donna ce goût éternel de représentation, qu’il porta partout, même à la guerre, où cependant ses armées et ses victoires représentaient assez bien pour lui. Il répandit sur toute sa personne, et mit dans ses regards même, une affectation de grandeur qui avait un peu besoin de sa réputation et de son rang pour ne pas étonner, et semblait vouloir commander le respect plutôt que l’attendre. Il forma au-dedans le caractère de sa politique, et fit croire que la nation était lui, et que ses propres besoins étaient ceux de l’État. Enfin, il lui inspira au-dehors une ambition qui, comme celle de la plupart des conquérants, n’était pas en lui l’effet d’une âme ardente et emportée ; mais qui, tenant plus à la hauteur qu’à l’impétuosité du caractère, méditait tranquillement, et exécutait, avec une fierté calme, des plans d’agrandissement et de conquêtes. De là ce débordement d’un pouvoir qui menaçait tout ; cette hauteur avec les rois et presque tous les États ; ce plan si vaste de subjuguer la Flandre, d’abaisser la Hollande, de resserrer la Savoie, de dominer en Italie, de donner des électeurs à l’Empire, un roi à l’Angleterre, son petit-fils à l’Espagne, et d’embrasser, par lui ou par ses enfants, Paris, Naples, Milan, Madrid, tandis que ses flottes iraient parcourir l’Océan, et feraient respecter son nom des ports de Brest ou de Toulon jusqu’à Siam, et aux côtes de la Jamaïque ou du Brésil.
Il faut convenir que ces projets ont de la grandeur, mais une espèce de grandeur qui manque, pour ainsi dire, de proportion et de règle. On peut dire en général que Louis XIV mesura un peu trop ses forces par son caractère. Il ne prévit point assez que dans la constitution économique des états, de longues victoires ressemblent presque à des défaites ; que tout ce qui est violent, s’use par sa violence même ; que de grandes puissances, unies pour résister, doivent à proportion s’affaiblir beaucoup moins qu’une grande puissance armée pour attaquer ; que les grands hommes qui, à la tête de ses armées, étaient fiers de le servir, devaient, par leur exemple, faire naître d’autres grands hommes pour le combattre ; que toutes les fois qu’on fait de grands efforts, il ne peut y avoir de succès que ceux qui sont rapides, parce que les moyens extrêmes tendent toujours à s’affaiblir. Comme l’esprit, chez les hommes, est presque toujours gouverné par le caractère, Louis XIV ne fit point de calculs qui n’auraient été que ceux d’une politique sage. Il exagéra donc tout à la fois et ses projets et ses moyens ; et de là, après quelques années d’éclat, le dépérissement, la ruine et le malheur. Ce défaut influa non seulement sur la France, mais sur l’Europe entière. Partout il fallut opposer de grandes forces à de grandes forces. La paix tarit le sang, et ne diminua point les charges publiques. Comme on craignait sans cesse, il fallut sans cesse être en état de combattre. Toutes les administrations furent forcées, tous les ressorts tendus ; et l’erreur d’un seul homme changea le système de vingt gouvernements.
On voit que le bien et le mal de ce règne célèbre tient à une seule idée, une idée de grandeur, tantôt exagérée et tantôt vraie. Il est probable que si Louis XIV avait reçu une éducation digne de la vigueur de son caractère, il eût joint à sa passion des grandes choses le génie qui les juge, et que surtout il eût appris l’art le plus difficile des rois, celui de n’abuser ni de ses vertus ni de ses forces.
Si on l’examine du côté des talents il avait un coup d’œil sûr. Entouré de grands hommes, il eut le mérite de les croire. L’application lui donna le génie de l’expérience ; mais il apprit plus en dix ans à l’école des malheurs, qu’il n’avait appris en quarante ans de gloire. Les événements heureux trompent et séduisent ; c’est la flatterie la plus dangereuse pour les rois : au lieu que la sévérité du malheur accuse les fautes et les faiblesses. Il eut des connaissances sur le gouvernement ; mais ayant passé presque tout son règne en grandes entreprises, c’est-à-dire, à conquérir ou à résister, au lieu de pouvoir diriger à son gré ses plans et ses systèmes, il était forcé de plier ses plans à ses besoins. Les événements commandaient à ses principes ; et son administration fut toujours entraînée par le cours violent des affaires.
Comme guerrier, il fut éclipsé par ses sujets. Les fers de François Ier lui ont laissé plus de gloire militaire que toutes les, conquêtes de Louis XIV ne lui en donneront peut-être dans la postérité. Trajan et Henri IV, quand ils commandaient leurs armées, marchaient et vivaient en soldats ; Louis XIV, dans les camps, parut toujours en roi : il mêla la pompe du trône à la fierté imposante des armées ; et déployant une grandeur tranquille, sans jamais se montrer de près à la fortune, son mérite fut d’inspirer à ses généraux l’orgueil de vaincre, et à ses troupes l’orgueil de combattre et de mourir pour lui.
Il est peut-être difficile de déterminer à quel point il connut les talents et les hommes. D’abord il faut lui rendre grâces, au nom de la France et de l’humanité, de ce qu’il choisit pour élever ses enfants, Montausier et Bossuet, Fénelon et Beauvilliers. Occupé de l’éclat de son règne, il confia l’espérance du règne suivant à la vertu et au génie. Ce fut un mérite surtout d’avoir apprécié la morale inflexible et la franchise sévère de Montausier dans une cour où la volupté se mêlait au faste, et où l’excès de la flatterie corrompait la gloire. À l’égard de ses autres choix, Turenne et Condé lui furent montrés par la renommée. Luxembourg, qu’il n’aimait pas, le força, par son génie, à l’employer. Vendôme eut beaucoup de peine à parvenir au commandement. Catinat, de simple volontaire, devint maréchal de France ; mais ce même Catinat, après des victoires, essuya des dégoûts, et fut rendu inutile à son pays, qu’il aurait pu défendre. Ce prince eut deux ministres célèbres ; Colbert, qui enrichit l’État par ses travaux, et dont les erreurs même furent celles d’un citoyen et d’un grand homme ; Louvois, dont l’esprit étendu et prompt semblait né pour la guerre, et servit son maître en désolant l’Europe. Colbert lui fut donné par Mazarin, Louvois par Le Tellier. Je ne parle pas de Barbésieux, de Pelletier, de Chamillard, du choix de plusieurs généraux dans la guerre de 1701 : du moins ces choix furent réparés par d’autres ; et Villars, et Vendôme, et Berwick annoncèrent que dans cette décadence même, il savait encore trouver les grands hommes. Ne lui reprochons pas des malheurs encore plus que des fautes ; mais la disgrâce de Fénelon et son exil ; mais la proscription de l’ouvrage le plus éloquent que la vertu ait jamais inspiré au génie : il est difficile, sans doute d’excuser cette erreur dans un roi aussi célèbre.
Si on porte sa vue sur l’intérieur de l’État, on est frappé d’un grand tableau. On voit Louis XIV, à travers un enchaînement de conquêtes et de victoires, s’occuper des lois, des arts, de la population, de l’agriculture et du commerce ; mais l’homme qui discute et qui juge, en admirant tant de travaux célèbres, examine ce qui leur a manqué du côté de la perfection ou de la durée. On remarque sur les lois, qu’en diminuant l’abus des procédures, et réglant la forme des tribunaux, il laissa subsister le vice de cent législations opposées, et ne fit qu’ébaucher un ouvrage immense, qui, parmi nous, attend encore le zèle d’un grand homme ; sur l’agriculture, qu’il connut peu les vrais principes qui l’encouragent, principes découverts par Sully, employés dans les belles années de Henri IV, oubliés sous le ministère orageux et brillant de Richelieu, retrouvés ensuite par Fénelon, et développés avec succès dans ce siècle, où les grands besoins font chercher les grandes ressources ; sur le commerce, qu’il eut peut-être sur cet objet des vues beaucoup plus vastes que solides ; que ses vues même étant en contradiction avec ses besoins, d’un côté il voulait le favoriser, et de l’autre il le chargeait d’entraves ; sur les manufactures, qu’il les encouragea avec grandeur, mais qu’il fit quelquefois de ces arts utiles le fléau de l’État, en immolant le laboureur à l’artisan ; enfin, sur la partie militaire, que sa perfection même nous donna une gloire éclatante et dangereuse, qu’elle arma la France contre l’Europe, et l’Europe contre la France, et fut récompensée et punie par trente ans de carnage. Ainsi, de quelque côté qu’on jette les yeux on voit des succès et des malheurs ; on voit de grandes vues et de grandes fautes ; on voit le génie, mais tel qu’il est chez les hommes, et surtout dans les objets de gouvernement, toujours limité ou par les passions, ou par les erreurs, ou par les bornes inévitables que la nature a assignées à toutes les choses humaines.
Si on cherche à travers tant d’éclat quel fut le bonheur des citoyens, on conviendra que les peuples, comme les hommes, ne peuvent être heureux que dans un état de calme, et loin des grands efforts que supposent de grands besoins. Il faut, pour le bonheur d’un peuple, que l’industrie soit exercée et ne soit pas fatiguée ; il faut qu’il soit encouragé au travail par le travail même ; que chaque année ajoute à l’aisance de l’année qui la précède ; qu’il soit permis d’espérer quand il n’est pas encore permis de jouir ; que le laboureur, en guidant sa charrue, puisse voir au bout de ses sillons la douce image du repos et de la félicité de ses enfants ; que chaque portion qu’il cède à l’État, lui fasse naître l’idée de l’utilité publique ; que chaque portion qu’il garde, lui assure l’idée de son propre bonheur, que les trésors, par des canaux faciles, retournent à celui qui les donne ; que les dépenses et les victoires, tout, jusqu’au sang versé, porte intérêt à la nation qui paie et qui combat ; et que la justice même, en pesant les fardeaux et les devoirs des peuples, n’use pas de ses droits avec rigueur, et se laisse souvent attendrir par l’humanité, qui n’est elle-même qu’une justice.
D’après ces principes, qu’on juge de la félicité réelle des peuples dans un règne de soixante-douze ans, où il y eut quarante-six ans de guerre. Ce n’est pas que je confonde toutes les époques de ce règne célèbre : la France fut heureuse, ou parut l’être jusqu’à la guerre de 1688 ; mais après cette époque tout change. Je ne parle pas des dernières années de ce prince ; je plains tant de grandeur suivie de tant de désastres. Je répéterai seulement ce que ce roi célèbre eut la magnanimité de se reprocher lui-même en mourant. Dans ces moments où tout fuit, mais où la vertu reste ; où les flatteries et les éloges de cinquante années se taisent pour laisser élever la voix de la conscience et de la vérité qui ne meurt pas, où l’âme tranquille et courageuse pèse dans un calme terrible tout ce qui a été, et seule avec elle-même, apprécie les crimes, les succès, les victoires, et toutes ces tristes grandeurs humaines qui vont la quitter ; dans ces moments il se reprocha d’avoir sacrifié à un vain désir de gloire la félicité des peuples. J’oppose les remords d’un grand homme mourant aux éloges trop fastueux et trop vains, qui, quelquefois, lui furent prodigués pendant sa vie.
Malgré ses fautes et ses malheurs, son règne sera à jamais distingué dans notre histoire, et c’est la plus brillante époque de notre nation. Jusqu’alors les Français, moins grands que factieux, ayant besoin d’agiter et d’être agités, plus capables d’un mouvement prompt et rapide que d’une application et de vues suivies, n’avaient encore appris à gouverner ni leur caractère, ni leurs idées. Il leur manquait je ne sais quoi de calme qui arrêtât leurs forces et qui les rassemblât, qui les rendît utiles en les dirigeant. Le gouvernement de Louis XIV produisit cet effet. En donnant de la consistance à la nation, ce prince lui donna de la grandeur. Notre esprit naturel devint du génie ; notre activité inquiète, de la force ; notre impétuosité, un courage docile et terrible ; tout prit un caractère, et l’esprit national (car nous commençâmes alors à en avoir un), formé par de grands exemples et de grands objets, acquit un degré de hauteur inconnu jusqu’alors. Les Français, sous son règne, s’honoraient d’une soumission qui les rendait grands. Au-dehors, ils donnaient des lois ; au-dedans, ils mêlaient l’obéissance à la gloire. Leur nom était le premier de l’Europe. Ils furent pendant trente ans ce qu’eussent été les Perses vainqueurs à Salamine et à Marathon, unissant la grandeur de Persépolis et d’Ecbatane aux arts brillants et à la politesse douce et voluptueuse d’Athènes.
On ne peut douter que cette foule de grands hommes qui parurent alors, ne fût le fruit d’un gouvernement attentif et éclairé. Eh ! qui, dans un pays et dans un siècle ingrat, où quelquefois, comme dans l’ancienne Rome, on punirait l’honnête homme de ses vertus, et l’homme de génie de ses talents, qui voudrait se livrer à des travaux pénibles et se donner la peine d’être grand ? On doit savoir gré à Louis XIV d’avoir répandu l’éclat sur les talents et sur les arts, d’avoir su apprécier ces hommes que leur fortune rend obscurs, mais que leur génie rend célèbres ; qui ne sont point destinés par leur naissance à approcher des rois, mais qui sont quelquefois destinés à honorer leur règne. Ainsi, après s’être occupé de ses grands desseins avec ses généraux et ses ministres, il se délassait quelquefois en conversant avec Racine : il ordonnait qu’on représentât devant lui les chefs-d’œuvre du vieux Corneille : il sentait de l’orgueil à se voir servir dans son palais par l’auteur du Misanthrope et du Tartufe, et donnant à Molière son roi pour défenseur, empêchait qu’une cabale d’autant plus terrible, qu’on y mêlait le nom de la vertu, n’opprimât un grand homme.
Quel sera donc le rang que Louis XIV occupera parmi les rois ? Celui d’un prince qui, placé dans une époque où sa nation était capable de grandes choses, sut profiter des circonstances sans les faire naître, qui, avec des défauts, déploya néanmoins toute la vigueur du gouvernement, qui, suppléant par le caractère au génie, sut rassembler autour de lui les forces de son siècle et les diriger, ce qui est une autre espèce de génie dans les rois ; qui enfin, donna un grand mouvement et aux choses et aux hommes, et laissa après lui une trace forte et profonde.
On l’a comparé à Auguste ; il lui ressembla bien peu. Il sut comme lui employer les talents, et faire, servir les grands hommes à sa renommée ; mais il fallait qu’Octave se servît de ses égaux pour sa grandeur, et leur persuadât qu’il avait droit à leurs victoires, quoiqu’il ne tînt ce droit que de leurs victoires même. Louis XIV, armé de la souveraineté, commandait à des hommes qui lui devaient en tribut leur sang et leur génie. Tous deux protégèrent les lettres ; mais Auguste, en honorant de sa familiarité Virgile, Horace et Tite-Live, honorait des hommes nés tous citoyens comme lui : les proscriptions seules avaient décidé s’ils auraient un maître. Louis XIV, né à la tête d’une monarchie, où par la constitution de l’État il n’y a de rang que celui qui est marqué par les titres ; Louis XIV, porté par son caractère même une fierté de représentation qui augmentait encore les distances, en rapprochant de lui les hommes de génie, fit peut-être plus et pour leur gloire et pour la sienne.
Si maintenant on le compare aux rois célèbres de notre nation, on trouvera qu’il fut loin de cet esprit vaste et puissant de Charlemagne : mais l’un déploya de grandes vues chez un peuple barbare ; l’autre seconda les lumières et les vues d’un peuple instruit. On trouvera qu’il eut moins de sagesse, mais plus d’éclat que Charles V ; moins de bonté, mais beaucoup plus de talents que Louis XII. Il fut plus laborieux, plus appliqué, plus roi que François Ier ; mais il n’eut point ces grâces fières et aimables, ni cette valeur éblouissante qui parut à Marignan, et qui fit pardonner Pavie. On ne le comparera point à Henri IV. Le mérite de l’un fut de rappeler toujours sa grandeur ; le mérite de l’autre, de faire oublier la sienne.
Ainsi Louis XIV eut un caractère unique, et qui ne fut qu’à lui. Sa gloire (et c’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue en le jugeant) fut d’avoir élevé sa nation. C’est cette gloire si rare qui justifie ses panégyristes, et lui assure notre reconnaissance. Je voudrais donc que lorsque les monuments qui ont été élevés à ce roi célèbre, seront détruits par le temps, et que ces statues et ces marbres menaceront de s’écrouler, on lui élevât alors un autre monument. Je voudrais qu’on le représentât debout et désarmé, tel qu’il était dans sa vieillesse et peu de temps avant de mourir, foulant à ses pieds toutes les médailles de ses conquêtes : lui-même, au lieu d’esclaves, serait entouré de la plupart des grands hommes qui ont illustré son règne. Là on verrait Turenne et Condé, Catinat et Vauban ; Lamoignon tiendrait à la main le code des ordonnances ; Colbert, ses plans de marine et de commerce ; Racine s’avancerait sur les pas de Corneille ; Molière et La Fontaine suivraient : après eux viendraient les artistes célèbres. Louis XIV paraîtrait, animant tout de ses regards : et au bas de sa statue la postérité écrirait ces mots : sous lui les Français furent grands.