(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Préface » pp. 1-22
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Préface » pp. 1-22

Préface

Si je ne me trompe, on entend aujourd’hui par intelligence ce qu’on entendait autrefois par entendement ou intellect, à savoir la faculté de connaître ; du moins, j’ai pris le mot dans ce sens.

En tout cas, il s’agit ici de nos connaissances, et non d’autre chose. Les mots faculté, capacité, pouvoir, qui ont joué un si grand rôle en psychologie, ne sont, comme on le verra, que des noms commodes au moyen desquels nous mettons ensemble, dans un compartiment distinct, tous les faits d’une espèce distincte ; ces noms désignent un caractère commun aux faits qu’on a logés sous la même étiquette ; ils ne désignent pas une essence mystérieuse et profonde, qui dure et se cache sous le flux des faits passagers. C’est pourquoi je n’ai traité que des connaissances, et, si je me suis occupé des facultés, c’est pour montrer qu’en soi, et à titre d’entités distinctes, elles ne sont pas.

Une pareille précaution est fort utile. Par elle, la psychologie devient une science de faits ; car ce sont des faits que nos connaissances ; on peut parler avec précision et détails d’une sensation, d’une idée, d’un souvenir, d’une prévision, aussi bien que d’une vibration, d’un mouvement physique ; dans l’un comme dans l’autre cas, c’est un fait qui surgit ; on peut le reproduire, l’observer, le décrire ; il a ses précédents, ses accompagnements, ses suites. De tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd’hui la matière de toute science ; chacun d’eux est un spécimen instructif, une tête de ligne, un exemplaire saillant, un type net auquel se ramène toute une file de cas analogues ; notre grande affaire est de savoir quels sont ses éléments, comment ils naissent, en quelles façons et à quelles conditions ils se combinent, et quels sont les effets constants des combinaisons ainsi formées.

 

Telle est la méthode qu’on a tâché de suivre dans cet ouvrage. Dans la première partie, on a dégagé les éléments de la connaissance ; de réduction en réduction, on est arrivé aux plus simples, puis de là aux changements physiologiques qui sont la condition de leur naissance. Dans la seconde partie, on a d’abord décrit le mécanisme et l’effet général de leur assemblage, puis, appliquant la loi trouvée, on a examiné les éléments, la formation, la certitude et la portée de nos principales sortes de connaissances, depuis celle des choses individuelles jusqu’à celle des choses générales, depuis les perceptions, prévisions et souvenirs les plus particuliers jusqu’aux jugements et axiomes les plus universels.

Dans cette recherche, la conscience, qui est notre principal instrument, ne suffit pas à l’état ordinaire ; elle ne suffit pas plus dans les recherches de psychologie que l’œil nu dans les recherches d’optique. Car sa portée n’est pas grande ; ses illusions sont nombreuses et invincibles ; il faut toujours se défier d’elle, contrôler et corriger ses témoignages, presque partout l’aider, lui présenter les objets sous un éclairage plus vif, les grossir, fabriquer à son usage une sorte de microscope où de télescope, à tout le moins disposer les alentours de l’objet, lui donner par des oppositions le relief indispensable, ou trouver à côté de lui des indices de sa présence, indices plus visibles que lui et qui témoignent indirectement de ce qu’il est.

En cela consiste la principale difficulté de l’analyse. — Pour ce qui est des pures idées et de leur rapport avec les noms, le principal secours a été fourni par les noms de nombre et, en général, par les notations de l’arithmétique et de l’algèbre ; on a pu ainsi retrouver grande vérité devinée par Condillac et qui depuis cent ans demeurait abattue, ensevelie et comme morte, faute de preuves suffisantes. — Pour ce qui est des images, de leur effacement, de leur renaissance, de leurs réducteurs antagonistes, le grossissement requis s’est rencontré dans les cas singuliers et extrêmes observés par les physiologistes et par les médecins, dans les rêves, dans le somnambulisme et l’hypnotisme, dans les illusions et les hallucinations maladives. — Pour ce qui est des sensations, les spécimens significatifs ont été donnés par les, sensations de la vue et surtout par celles de l’ouïe ; grâce à ces documents et grâce aux récentes découvertes des physiciens et des physiologistes, on a pu construire ou esquisser toute la théorie des sensations élémentaires, avancer au-delà des bornes ordinaires jusqu’aux limites du monde moral, indiquer les fonctions des principales parties de l’encéphale, concevoir la liaison des changements moléculaires nerveux et de la pensée. — D’autres cas anormaux, empruntés également aux aliénistes et aux physiologistes, ont permis d’expliquer le procédé général d’illusion, et de rectification dont les stades successifs constituent nos diverses sortes de connaissances. — Cela fait, pour comprendre la connaissance que nous avons des corps et de nous-mêmes, on a trouvé des indications précieuses dans les analyses profondes et serrées de Bain, Herbert Spencer et Stuart Mill, dans les illusions des amputés, dans toutes les illusions des sens, dans l’éducation de l’œil chez les aveugles-nés auxquels une opération rend la vue, dans les altérations singulières auxquelles, pendant le sommeil, l’hypnotisme et la folie, est sujette l’idée du moi. — On a pu alors entrer dans l’examen des idées et des propositions générales qui composent les sciences proprement dites, profiter des fines et exactes recherches de Stuart Mill sur l’induction, établir contre Kant et Stuart Mill une théorie nouvelle des propositions nécessaires, étudier sur une série d’exemples ce qu’on nomme la raison explicative d’une loi, et aboutir à des vues d’ensemble sur la science et la nature, en s’arrêtant devant le problème métaphysique qui est le premier et le dernier de tous.

Dans cette longue série de recherches, j’ai indiqué avec un soin scrupuleux les théories que j’empruntais à autrui. Il y en a trois principales : la première, très féconde, esquissée et affirmée par Condillac, mais sans développements ni preuves suffisantes, pose que toutes nos idées générales se réduisent à des signes ; la seconde, sur l’induction scientifique, appartient à Stuart Mill1 ; la troisième, sur la perception de l’étendue, appartient à Bain ; j’ai cité leurs textes tout au long. Autant que j’en puis juger, le reste est nouveau, méthodes et conclusions. Il faut donc que le lecteur veuille bien examiner et vérifier lui-même les théories présentées ici sur les illusions naturelles de la conscience, sur les signes et la substitution, sur les images et leurs réducteurs, sur les sensations totales et élémentaires, sur les formes rudimentaires de la sensation, sur l’échelonnement des centres sensitifs, sur les lobes cérébraux considérés comme répétiteurs et multiplicateurs, sur le mécanisme cérébral de la persistance, de l’association et de la réviviscence des images, sur la sensation et le mouvement moléculaire des cellules considérés comme un seul événement à double aspect, sur les facultés, les forces et les substances considérées comme des illusions métaphysiques2, sur le mécanisme général de la connaissance, sur la perception extérieure envisagée comme une hallucination véridique, sur la mémoire envisagée comme une illusion véridique, sur la conscience envisagée comme le second moment d’une illusion réprimée, sur la manière dont se forme la notion du moi, sur la construction et l’emploi des cadres préalables, sur la nature et la valeur des axiomes, sur les caractères et la position de l’intermédiaire explicatif, sur la valeur et la portée de l’axiome de raison explicative. — En de pareils sujets, une théorie, surtout lorsqu’elle est fort éloignée des doctrines régnantes, ne devient claire que par des exemples ; je les ai donnés nombreux et détaillés ; que le lecteur prenne la peine de les peser un à un ; peut-être alors ce qu’au premier regard il trouvait obscur et paradoxal lui semblera clair ou même prouvé.

Toute science aboutit à des vues d’ensemble, hasardeuses, si l’on veut, mais que pourtant on aurait tort de se refuser, car elles sont le couronnement du reste, et c’est pour monter à ce haut belvédère que, de génération en génération, on a bâti. La psychologie aussi a le sien, d’autant plus élevé qu’elle remonte à l’origine de nos connaissances et dépasse tout de suite le point de vue ordinaire, qui est bon seulement pour l’usage et la pratique. — Au sortir de ce point de vue, on s’aperçoit qu’il n’y a rien de réel dans le moi, sauf la file de ses événements ; que ces événements, divers d’aspect, sont les mêmes en nature et se ramènent tous à la sensation ; que la sensation elle-même, considérée du dehors et par ce moyen indirect qu’on appelle la perception extérieure, se réduit à un groupe de mouvements moléculaires. Un flux et un faisceau de sensations et d’impulsions3, qui, vus par une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations nerveuses, voilà l’esprit. Ce feu d’artifice, prodigieusement multiple et complexe, monte et se renouvelle incessamment par des myriades de fusées ; mais nous n’en apercevons que la cime. Au-dessous et à côté des idées, images, sensations, impulsions éminentes dont nous avons conscience, il y en a des myriades et des millions qui jaillissent et se groupent en nous sans arriver jusqu’à nos regards, si bien que la plus grande partie de nous-mêmes reste hors de nos prises et que le moi visible est incomparablement plus petit que le moi obscur. Obscur ou visible, ce moi lui-même n’est qu’un chef de file, un centre supérieur au-dessous duquel s’échelonnent, dans les segments de la moelle et dans les ganglions nerveux, quantité d’autres centres subordonnés, théâtres de sensations et d’impulsions analogues mais rudimentaires, en sorte que l’homme total se présente comme une hiérarchie de centres de sensation et d’impulsion, ayant chacun leur initiative, leurs fonctions et leur domaine, sous le gouvernement d’un centre plus parfait qui reçoit d’eux les nouvelles locales, leur envoie les injonctions générales, et ne diffère d’eux que par son organisation plus complexe, son action plus étendue et son rang plus élevé.

 

Si maintenant, après l’esprit, nous considérons la nature, nous dépassons aussi, dès le premier pas, le point de vue de l’observation ordinaire. De même que la substance spirituelle est un fantôme créé par la conscience, de même la substance matérielle est un fantôme créé par les sens. Les corps n’étant que des mobiles moteurs, il n’y a rien de réel en eux que leurs mouvements ; à cela se ramènent tous les événements physiques. Mais le mouvement, considéré directement en lui-même et non plus indirectement par la perception extérieure, se ramène à une suite continue de sensations infiniment simplifiées et réduites. Ainsi les événements physiques ne sont qu’une forme rudimentaire des événements moraux, et nous arrivons à concevoir le corps sur le modèle de l’esprit. L’un et l’autre sont un courant d’événements homogènes que la conscience appelle des sensations, que les sens appellent des mouvements, et qui, de leur nature, sont toujours en train de périr et de naître. À côté de la gerbe lumineuse qui est nous-mêmes, il en est d’autres analogues qui composent le monde corporel, différentes d’aspect, mais les mêmes en nature, et dont les jets étagés remplissent, avec la nôtre, l’immensité de l’espace et du temps. Une infinité de fusées, toutes de même espèce, qui, à divers degrés de complication et de hauteur, s’élancent et redescendent incessamment et éternellement dans la noirceur du vide, voilà les êtres physiques et moraux ; chacun d’eux n’est qu’une ligne d’événements dont rien ne dure que la forme, et l’on peut se représenter la nature comme une grande aurore boréale. Un écoulement universel, une succession intarissable de météores qui ne flamboient que pour s’éteindre et se rallumer et s’éteindre encore sans trêve ni fin, tels sont les caractères du monde ; du moins, tels sont les caractères du monde au premier moment de la contemplation, lorsqu’il se réfléchit dans le petit météore vivant qui est nous-mêmes, et que, pour concevoir les choses, nous n’avons que nos perceptions multiples indéfiniment ajoutées bout à bout. — Mais il nous reste un autre moyen de comprendre les choses, et, à ce second point de vue qui complète le premier, le monde prend un aspect différent. Par l’abstraction et le langage, nous isolons des formes persistantes, des lois fixes, c’est-à-dire des couples d’universaux soudés deux à deux, non par accident, mais par nature, et qui, en vertu de leur liaison stable, résument une multitude indéfinie de rencontres. Par le même procédé, au-delà de ces premiers couples, nous en isolons d’autres, plus simples, qui, semblables à la formule d’une courbe, concentrent en une loi générale une multitude indéfinie de lois particulières. Nous traitons de même ces lois générales, jusqu’à ce qu’enfin la nature, considérée dans son fond subsistant, apparaisse à nos conjectures comme une pure loi abstraite qui, se développant en lois subordonnées, aboutit sur tous les points de l’étendue et de la durée à l’éclosion incessante des individus et au flux inépuisable des événements. Très probablement, la nouvelle loi mécanique sur la conservation de la force est une dérivée peu distante de cette loi suprême ; car elle pose que tout effet engendre son équivalent, c’est-à-dire un autre effet capable de reproduire le premier sans addition ni perte, que la chute d’un poids engendre son équivalent, c’est-à-dire la quantité de chaleur nécessaire et suffisante pour faire remonter le poids jusqu’à la hauteur d’où il est tombé, que la quantité de chaleur dépensée pour élever un poids engendre son équivalent, c’est-à-dire l’ascension du poids jusqu’à la hauteur qu’il lui faut atteindre et qu’il lui suffit d’atteindre pour que sa chute régénère la quantité de chaleur dépensée. Ainsi, quand une force disparaît, elle est remplacée par une force égale. Plus précisément encore, si l’on considère la force en général et dans ses deux états, le premier dans lequel elle est en exercice et se dépense, par exemple lorsqu’elle fait remonter une masse pesante, le second dans lequel elle reste disponible et ne se dépense pas, par exemple lorsque la masse pesante est immobile au terme de sa course, on découvre que toutes les diminutions ou tous les accroissements que la force reçoit sous l’une de ces deux formes sont exactement compensés par les accroissements ou par les diminutions qu’elle reçoit en même temps sous l’autre forme, partant que la somme de la force disponible et de la force en exercice, en d’autres termes, l’énergie, comme on l’appelle aujourd’hui, est dans la nature une quantité constante. On saisit là quelque chose d’éternel ; le fond immuable des êtres est atteint ; on a touché la substance permanente. Nous ne la touchons que du doigt ; mais il n’est pas défendu d’espérer qu’un jour nous pourrons étendre la main, et dès à présent, ce semble, nous pourrions l’étendre. — En effet, la loi découverte présuppose deux conditions. — En premier lieu, dans les derniers éléments mobiles, il faut qu’il y ait une autre force que celle de la masse multipliée par la vitesse, qui est une force en exercice ; car, autrement, cette force se dépenserait plus ou moins complètement dans les chocs, sans que sa diminution, plus ou moins grande, fût compensée par un accroissement égal de la force disponible. Il y a donc dans les derniers éléments mobiles une ou plusieurs forces capables de devenir disponibles, attraction, répulsion, qui croissent à mesure que leur opposition fait décroître la force en exercice et qui la représentent tout entière sous forme de recette, après qu’elle a disparu sous forme de dépense. — En second lieu, si toute la force en exercice pouvait à la longue se convertir en force disponible, si la nature ou l’arrangement des derniers éléments mobiles étaient tels que la transformation des effets en effet équivalents, mais différents, dût un jour s’arrêter partout, cela serait déjà fait ; or cela n’est pas fait. Il y a donc dans l’arrangement ou dans la nature des derniers éléments mobiles quelque particularité ou circonstance qui empêche l’équilibre universel et final de s’établir. Selon Herbert Spencer, pour l’empêcher de s’établir, il suffirait d’une différence initiale quelconque, inhérente ou adventice, aussi petite que l’on voudra, introduite ou innée dans les éléments d’ailleurs aussi homogènes que l’on voudra. En tout cas, quelle que soit la circonstance ou particularité, il en faut une. — Voilà donc deux conditions que doivent remplir les derniers éléments mobiles. Si la première n’était pas remplie, la plus haute loi mécanique serait fausse. Si la seconde n’était pas remplie, le branle que cette loi imprime aux choses et que nous constatons en fait serait arrêté aujourd’hui. Or, à ce titre, on peut considérer les deux conditions comme des moyens, et leur commun résultat comme un but, comme le but de la nature exprimé par une loi suprême. À cette loi se rattacheraient toutes les autres, soit comme conditions préalables, soit comme conséquences ultérieures, et ce but serait la persistance de l’énergie à travers la rénovation des effets.

Dans ces sortes de spéculations, il y a toujours une part notable de conjecture ; on est tenu, lorsqu’on y est conduit, d’indiquer à chaque pas le degré de certitude ou de probabilité, comme on note la valeur d’un chiffre par l’exposant qu’on lui adjoint. Le lecteur trouvera tous ces exposants à leur place. Au reste, la pure spéculation philosophique n’occupe guère ici que cinq ou six pages ; elle est une contemplation de voyageur, que l’on s’accorde pour quelques minutes lorsqu’on atteint un lieu élevé. Ce qui compose véritablement une science, ce sont des travaux de pionnier. — À cet égard, il reste beaucoup à faire en psychologie ; comme toutes les autres sciences expérimentales, elle ne peut avancer que par des monographies détaillées et précises. Voici celles qui, à mon sens, seraient les plus utiles, et réclament dès à présent l’attention des travailleurs.

Il faudrait noter chez des enfants et avec les plus menues circonstances la formation du langage, le passage du cri aux sons articulés, le passage des sons articulés dépourvus de sens aux sons articulés pourvus de sens, les erreurs et les singularités de leurs premiers mots et de leurs premières phrases. Je donne ici deux de ces monographies, mais il en faudrait cinquante.

Ajoutez-y de nouveaux recueils de rêves notés au moment du réveil par le dormeur, des récits de mangeurs d’opium plus détaillés que ceux de Quincey, des hallucinations hypnagogiques observées par le patient lui-même, selon le procédé de M. Maury. Quelques matériaux de cette espèce ont été rassemblés, mais ils sont loin de combler la lacune.

Tout peintre, poète, romancier d’une lucidité exceptionnelle devrait être questionné et observé à fond par un ami psychologue. On apprendrait de lui la façon dont les figures se forment dans son esprit, sa manière de voir mentalement les objets imaginaires, l’ordre dans lequel ils lui apparaissent, si c’est par saccades involontaires ou grâce à un procédé constant, etc. Si Edgar Poe, Dickens, Balzac, Henri Heine, Horace Vernet, Victor Hugo, Doré, bien interrogés, avaient laissé de pareils mémoires, nous aurions là des renseignements du plus grand prix.

On possède beaucoup d’observations faites sur des personnes attaquées de maladies mentales ; mais les autobiographies, les lettres écrites par ces personnes, les sténographies de leurs conversations ou de leurs discours, comme en a publié Leuret4, sont en trop petit nombre. Pourtant ces documents sont les seuls qui nous permettent de saisir sur le vif les nuances de l’aliénation mentale, de l’interpréter, de nous la figurer avec précision. J’ai eu entre les mains le manuscrit d’une folle, ancienne maîtresse d’écriture, qui, par une sorte de tic intellectuel et de chassé-croisé mental, confondait habituellement son diplôme et son estomac, en sorte que, lorsqu’elle voulait parler de sa gastrite, sa phrase finissait par une mention de son diplôme, et que, lorsqu’elle voulait parler de sa profession, elle arrivait à décrire sa gastrite ; nulle autre lésion ; mais, à cet endroit, deux cordons intellectuels s’étaient noués, et, quand le courant mental atteignait l’un, il entrait dans l’autre. — Rien de plus curieux que ces sortes de faits ; ils éclairent tout le mécanisme de notre pensée. Les aliénistes n’ont qu’à rassembler les écrits de leurs malades ou à écrire sous leur dictée pour nous fournir là-dessus tout ce qui nous manque. Telle grosse question métaphysique y trouvera sa solution : par exemple, on verra, dans une note de cet ouvrage, quelles lumières la névropathie cérébro-cardiaque, décrite par le Dr Krishaber, jette sur la formation et sur les éléments de la notion du moi.

Le somnambulisme et l’hypnotisme sont aussi des carrières qu’on est bien loin d’avoir épuisées. On les exploite toujours en Angleterre ; mais presque partout, notamment en France, les charlatans les ont mises en discrédit ; elles attendent encore que des expérimentateurs attitrés et doués de l’esprit critique veuillent bien les fouiller. Des observations minutieuses et suivies jour par jour, comme celle de la cataleptique magnétisée involontairement par le docteur Puel, seraient du plus vif intérêt5. — Deux points surtout sont importants : l’un est la prépondérance du roman intérieur, suggéré ou spontané, qui se déroule dans le patient sans répression possible et avec le même ascendant qu’auraient des perceptions vraies ; l’autre est l’abolition isolée ou l’exaltation isolée d’un sens ou d’une faculté (sensation de la douleur, du son, sens tactile et musculaire, appréciation de la durée, talent de discourir, d’écrire en vers, de dessiner, et parfois divinations de diverses sortes dont nous ne pouvons encore fixer la limite). Plus un fait est bizarre, plus il est instructif. À cet égard, les manifestations spirites elles-mêmes nous mettent sur la voie des découvertes, en nous montrant la coexistence au même instant, dans le même individu, de deux pensées, de deux volontés, de deux actions distinctes, l’une dont il a conscience, l’autre dont il n’a pas conscience et qu’il attribue à des êtres invisibles. Le cerveau humain est alors un théâtre où se jouent à la fois plusieurs pièces différentes, sur plusieurs plans dont un seul est en lumière. Rien de plus digne d’étude que cette pluralité foncière du moi ; elle va bien plus loin qu’on ne l’imagine. J’ai vu une personne qui, en causant, en chantant, écrit, sans regarder son papier, des phrases suivies et même des pages entières, sans avoir conscience de ce qu’elle écrit. À mes yeux, sa sincérité est parfaite : or elle déclare qu’au bout de sa page elle n’a aucune idée de ce qu’elle a tracé sur le papier ; quand elle le lit, elle en est étonnée, parfois alarmée. L’écriture est autre que son écriture ordinaire. Le mouvement des doigts et du crayon est raide et semble automatique. L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. — Certainement on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau, chacune à son œuvre et chacune à une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans la coulisse, la seconde aussi complète que la première, puisque, seule et hors des regards de l’autre, elle construit des idées suivies et aligne des phrases liées auxquelles l’autre n’a point de part. — En général, tout état singulier de l’intelligence doit être le sujet d’une monographie ; car il faut voir l’horloge dérangée pour distinguer les contrepoids et les rouages que nous ne remarquons pas dans l’horloge qui va bien.

 

À côté de ces études qui sont les sources mêmes de la psychologie, il en est d’autres qui, appartenant aux sciences voisines, viennent néanmoins verser leur afflux dans son courant. La plus proche de ces sciences est la physiologie, surtout la physiologie du système nerveux. Entre autres renseignements, nous lui devons la distinction capitale de deux groupes de centres dans l’encéphale : le premier, qui comprend la protubérance annulaire, les pédoncules cérébraux et les ganglions de la base, notamment les couches optiques, et qui est le siège des « sensations brutes » ; le second, qui comprend les lobes cérébraux proprement dits et où se fait « l’élaboration intellectuelle » de ces sensations. — À notre tour, nous pouvons lui fournir un renseignement non moins utile. En effet, les recherches qui suivent montrent en quoi consiste « l’élaboration intellectuelle ». Tout ce qui dans l’esprit dépasse « la sensation brute » se ramène à des images, c’est-à-dire à des répétitions spontanées de la sensation. L’office propre des lobes est cette répétition. Répétiteurs et multiplicateurs, ils contiennent des myriades d’éléments similaires et mutuellement excitables : c’est pourquoi la sensation brute, répétée par l’un d’eux, se propage à travers les autres et peut, ainsi qu’on le verra, ressusciter indéfiniment. — Sur cet indice, le microscope un jour pourra chercher ; car la ressemblance des fonctions suppose la ressemblance des organes. Admettons que ces organes soient, comme il est probable, les cellules de la substance grise ; en ce cas, dans les centres sensitifs comparés à l’écorce cérébrale, et dans les diverses régions de l’écorce cérébrale comparées entre elles, certaines cellules ou certains groupes de cellules devront présenter le même type ; il y en aura peut-être un pour celles de la vue, un autre pour celles de l’odorat, un autre pour celles de l’ouïe ; toutes celles du même type devront communiquer entre elles d’une façon particulière ; on reconnaîtra un centre sensitif et ses répétiteurs à leur similitude et à leurs connexions. Il est déjà prouvé que les grosses cellules pyramidales ne se rencontrent en grande abondance que dans les régions de l’écorce où les vivisections démontrent la terminaison d’un courant intellectuel et le point de départ d’un courant moteur : voilà une première découverte ; probablement elle en amènera d’autres. — Plusieurs savants, entre autres M. Luys et M. Meynert, poursuivent aujourd’hui ces recherches anatomiques au moyen de préparations délicates et de forts grossissements, et certainement ils ont raison : car la géographie de l’encéphale est encore dans l’enfance ; on en démêle à peu près les grandes lignes, deux ou trois massifs notables, l’arête du partage des eaux ; mais le réseau des routes, des sentiers et des stations, l’innombrable population remuante qui sans cesse y circule, y lutte et s’y groupe, tout ce détail, prodigieusement multiple et fin, échappe au physiologiste. L’œil extérieur n’atteint pas les mouvements moléculaires qui s’exécutent dans les fibres et les cellules de l’encéphale ; seul l’œil intérieur peut servir de guide ; il faut avoir recours à la psychologie pour démêler les sensations et les images dont ces mouvements sont l’aspect physique. Grâce à la correspondance exacte des deux phénomènes, tout ce que nous découvrons de l’un nous éclaire sur l’autre. Ici même, notre étude des sensations et des images nous a conduits à une hypothèse sur la structure, les connexions et le jeu intime des cellules cérébrales. De cette façon, après avoir profité de l’analyse physiologique, l’analyse mentale lui vient en aide, certaine que le flambeau qu’elle lui prête lui sera bientôt restitué plus brillant.

Deux autres sciences, la linguistique et l’histoire, viennent encore l’accroître de leurs découvertes. En effet, elles sont des applications de la psychologie, à peu près comme la météorologie est une application de la physique. Le physicien étudie à part dans son cabinet, sur de petits exemples choisis, les lois de la pesanteur, de la chaleur, la formation des vapeurs, leur congélation, leur liquéfaction. Le météorologiste étudie les mêmes choses, mais en grand, sur des cas plus compliqués, en se servant des lois physiques pour expliquer la formation des nuages, des glaciers, des fleuves et des vents. Telle est aussi la position du linguiste et de l’historien vis-à-vis du psychologue ; C’est pourquoi ils ne peuvent manquer de s’entraider, soit que l’application mette sur la voie d’une théorie, soit que la théorie mette sur la voie d’une application. Par exemple, je ne crois pas qu’un historien puisse avoir une idée nette de l’Inde brahmanique et bouddhique, s’il n’a pas étudié au préalable l’extase, la catalepsie, l’hallucination et la folie raisonnante. De même, les lacunes que présente aujourd’hui la linguistique, surtout dans les questions d’origine, ne seront probablement comblées que lorsque les observateurs, ayant constaté par la psychologie la nature du langage, auront noté les plus menus détails de son acquisition par les petits enfants. D’autre part, pour bien interpréter cette acquisition, il faudra des linguistes, et nulle part un aliéniste ne trouvera de plus beaux cas que dans les écrits indiens. Bref, celui qui étudie l’homme et celui qui étudie les hommes, le psychologue et l’historien, séparés par les points de vue, ont néanmoins le même objet en vue ; c’est pourquoi chaque nouvel aperçu de l’un doit être compté à l’acquis de l’autre. — Cela est visible aujourd’hui, notamment dans l’histoire. On s’aperçoit que, pour comprendre les transformations que subit telle molécule humaine ou tel groupe de molécules humaines, il faut en faire la psychologie. Il faut faire celle du puritain pour comprendre la Révolution de 1649 en Angleterre, celle du jacobin pour comprendre la Révolution de 1789 en France. Carlyle a écrit celle de Cromwell, Sainte-Beuve celle du Port-Royal ; Stendhal a recommencé à vingt reprises celle de l’Italien ; M. Renan nous a donné celle du Sémite. Tout historien perspicace et philosophe travaille à celle d’un individu, d’un groupe, d’un siècle, d’un peuple ou d’une race ; les recherches des linguistes, des mythologues, des ethnographes n’ont pas d’autre but ; il s’agit toujours de décrire une âme humaine ou les traits communs à un groupe naturel d’âmes humaines ; et, ce que les historiens font sur le passé, les grands romanciers et dramatistes le font sur le présent. — J’ai contribué pendant quinze ans à ces psychologies particulières ; j’aborde aujourd’hui la psychologie générale. Pour l’embrasser tout entière, il faudrait à la théorie de l’intelligence ajouter la théorie de la volonté ; si je juge de l’œuvre que je n’ose encore entreprendre par l’œuvre que j’ai essayé d’accomplir, mes forces ne suffiront pas ; tout ce que je me hasarde à souhaiter, c’est que le lecteur accorde à celle-ci son indulgence, en considérant la difficulté du travail et la longueur de l’effort.

 

Cette quatrième édition diffère de la troisième par plusieurs corrections et additions, notamment dans la 2e partie, liv. IV, ch. II, § 2, VI et VIII ; ch. III, § 3, III ; et dans cette préface.