(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLVIIIe Entretien. Montesquieu »
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(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLVIIIe Entretien. Montesquieu »

CLVIIIe Entretien.
Montesquieu

I

Montesquieu Charles de Secondat, (baron de la Brède et de Montesquieu) naquit au château de la Brède, à trois lieues de Bordeaux, le 18 janvier 1689, d’une famille noble de Guyenne. Ce fut dans ce château féodal qu’il passa son enfance, sous la direction d’un père qui avait quitté le service militaire où il s’était distingué, pour se renfermer dans la vie de famille. Ce père, comme celui de Montaigne, mit tous ses soins à cultiver les dispositions de son fils qui annonça de bonne heure une grande vivacité d’intelligence. Ayant un frère président à mortier au parlement de Bordeaux, il le destina à la magistrature. Le jeune Charles étudia avec ardeur les lois dans les différents recueils de Codes, qui existaient alors ; il fut reçu conseiller, le 24 février 1714. Il se fit remarquer par ses aptitudes spéciales et par ses qualités aimables et spirituelles.

Ce n’était pas un simple jurisconsulte, c’était un homme au courant de toutes les choses littéraires de son siècle, et qui partageait les idées nouvelles. Il hérita des biens et de la charge de son oncle, qui, après la perte d’un fils unique, reporta sur son neveu toutes ses affections. La charge de président lui échut le 13 juillet 1716.

Quelques années après, en 1722, le parlement de Bordeaux le chargea de faire des remontrances relatives à un impôt sur les vins ; il le fit, et obtint gain de cause ; ce qui fut un succès pour lui, mais non pas un grand soulagement pour le pays ; car l’impôt ne tarda pas à reparaître sous une autre forme. Telle est la propriété des impôts, qui se métamorphosent avec la facilité et l’énergie du vieux Protée ; on n’en voulut pas à Montesquieu.

Une académie avait été fondée à Bordeaux ; on ne s’y occupait que de musique et de littérature ; Montesquieu y était naturellement entré ; mais, quoiqu’il fût sensible à tous les agréments de l’esprit et des arts, et qu’il dût le prouver plus tard avec éclat par la publication des Lettres persanes, il ne jugea pas l’académie de Bordeaux assez sérieuse, et secondé par le duc de la Force, il la transforma peu à peu en une sorte d’académie des sciences. Il y lut plusieurs écrits sur l’Histoire naturelle, et entre autres morceaux historiques, une dissertation sur la politique des Romains dans la religion, prélude d’un de ses chefs-d’œuvre.

II

Malgré la gravité de ces études, il fit bientôt paraître, mais sans les signer de son nom, ses Lettres persanes, parfaitement dans le goût de l’époque, et qui eurent une vogue singulière.

« Faites-nous des Lettres persanes », disaient les libraires à tous les auteurs, comme si ces livres-là se faisaient deux fois. Montesquieu crut devoir de nouveau sacrifier aux grâces, mais lui-même n’éleva qu’un monument factice, son Temple de Gnide, que madame du Deffand, frappée de la froideur étudiée qui le caractérisait, appela l’Apocalypse de la galanterie. Le génie de Montesquieu n’était pas là, et les Lettres persanes avaient été une bonne fortune de sa jeunesse.

Bonne fortune, en effet, car elles le conduisirent à l’Académie française, en dépit de leur légèreté qui leur valut tout d’abord les résistances du cardinal Fleury.

Voltaire assure que Montesquieu parvint à faire lire au cardinal un exemplaire particulier des Lettres persanes soigneusement revu et purgé, ad usum Delphini, en quelque sorte ; Voltaire attribue à Montesquieu un tour qu’il eût été bien capable de jouer, lui, Voltaire, en pareil cas ; mais on pense généralement que Montesquieu le prit de plus haut ; qu’il menaça fièrement de s’exiler, et que l’amitié du maréchal d’Estrées adoucit les scrupules du cardinal Fleury. On fit courir le bruit qu’un libraire impudent avait mêlé aux Lettres persanes des lettres qui n’étaient pas dans le manuscrit original, ce qui n’était pas exact le moins du monde. Cependant le cardinal Fleury voulut bien le croire et cessa de faire opposition au nom du roi. L’auteur fut académicien en 1728.

III

Montesquieu avait vendu sa charge de président à mortier au parlement de Bordeaux pour être plus libre de ses mouvements et pour se livrer aux grandes pensées qui emplissaient son cerveau et demandaient à se formuler. Il songea d’abord à visiter les nations et à étudier sur place leurs mœurs et leurs lois. Possesseur d’une belle fortune, il pouvait le faire honorablement sans avoir l’intention de jeter son argent par la portière de sa voiture : il alla d’abord à Vienne où il rencontra le prince Eugène, ce Coriolan, qui n’avait pas épargné sa patrie ; de là il passa en Hongrie et ensuite en Italie ; il connut à Venise l’Écossais Law, tout meurtri des ricochets de son système, bombe éclatée entre ses mains, mais qui n’était pas un financier vulgaire ; il s’y entretint aussi avec le comte de Bonneval, aventurier destiné à mourir pacha. De Venise, il se rendit à Rome, où il contracta des liaisons d’amitié avec le cardinal Corsini, depuis pape sous le nom de Clément XII, et avec le cardinal de Polignac, l’auteur de l’Anti-Lucrèce. Il avait aussi rencontré lord Chesterfield, écrivain élégant, mais d’une morale un peu relâchée, même dans les conseils qu’il donne à son fils, enfant naturel qu’il promenait à travers le monde.

IV

On voit que Montesquieu ne se montrait pas extraordinairement sévère sur le choix de ses connaissances, pendant son voyage ; le scepticisme de son esprit ne fit que s’accroître, et l’on raconte que, dans la ville éternelle, il dégagea spirituellement sa bourse des étreintes de la fiscalité du Vatican. Étant allé faire ses adieux à Benoît XIV, celui-ci lui fit cadeau de bulles de dispense qu’il accepta avec reconnaissance ; mais, lorsqu’on lui présenta la note des frais d’expédition de ces bulles, il refusa obstinément d’en payer le montant, en disant qu’il croirait faire injure au Saint-Père s’il ne s’en rapportait pas à sa parole. C’était se tirer d’affaire en habile homme.

Il passa en Suisse, parcourut les bords du Rhin, s’arrêta en Hollande, et ayant retrouvé à la Haye lord Chesterfield, s’embarqua avec lui pour l’Angleterre, le 31 octobre 1729.

On n’a pas beaucoup de détails sur son séjour en Angleterre ; mais il s’est plu lui-même à rapporter une réponse qu’il fit à la reine d’Angleterre, et qui prouve qu’il savait, au besoin, être bon courtisan. « Je dînais chez le duc de Richemond, le gentilhomme ordinaire de La Boine, qui étant un fat quoique envoyé de France en Angleterre, soutint que l’Angleterre n’était pas plus grande que la Guyenne. Je tançai mon envoyé. Le soir, la reine me dit : « Je sais que vous nous avez défendu contre M. de La Boine. — Madame, je n’ai pu m’imaginer qu’un pays où vous régnez ne fût pas un grand pays. » Ce sont là de ces mots qui posent un homme dans une cour. Cependant Montesquieu n’avait pas toujours la même présence d’esprit et lord Chesterfield lui avait fait perdre la tête à Venise, en postant sur sa route un homme qui lui fit croire trop aisément que le Conseil des dix avait les yeux sur lui.

V

De retour en France, Montesquieu se confina, pendant deux ans, dans son château de la Brède, où l’on montre encore, au coin de la cheminée, l’empreinte du pied de ce profond penseur ; il écrivit sesConsidérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qu’il publia en 1734. Ce ne fut que quatre ans après qu’il mit au jour son grand ouvrage sur l’Esprit des Lois, où il donna enfin la mesure complète de son génie.

Montesquieu n’était point indifférent à la souffrance des peuples ; il ne l’était pas non plus à celle des individus. On cite de lui un trait qui fait le plus grand honneur à ses sentiments d’humanité non moins qu’à sa modestie. Un de ses meilleurs et derniers biographes, le baron Walckenaer raconte en ces termes un acte de charité de Montesquieu, devenu célèbre, et que le théâtre a même reproduit, d’après Fréron, sous le titre de : le Bienfait anonyme. »

« Il allait souvent à Marseille, dit le baron Walckenaer dans la Biographie universelle, visiter madame d’Héricourt. Se promenant un jour sur le port, pour prendre le frais, il est invité par un jeune matelot de bonne mine, à choisir de préférence son bateau pour aller faire un tour en mer. Dès qu’il est entré dans le bateau, Montesquieu croit s’apercevoir, à la manière dont ce jeune homme rame, qu’il n’exerce pas ce métier depuis longtemps. Il le questionne et apprend qu’il est joaillier de profession ; qu’il se fait batelier les fêtes et les dimanches pour gagner quelque argent et seconder les efforts de sa mère et de ses sœurs ; que tous quatre travaillent et économisent dans le but d’amasser deux mille écus pour racheter leur père esclave à Tétouan.

« Montesquieu, touché du récit de ce jeune homme et de l’état de cette famille intéressante, s’informe du nom du père, du nom du maître auquel il appartient ; il se fait conduire à terre, donne au batelier sa bourse qui contenait seize louis d’or et quelques écus, et s’échappe… Six semaines après, le père revient dans sa maison. Il juge bientôt à l’étonnement des siens qu’il ne leur doit pas sa liberté comme il l’avait cru d’abord, et il leur apprend que, non-seulement on l’a racheté, mais qu’encore, après avoir pourvu aux frais de son habillement et de son passage, on lui a remis une somme de cinquante louis. Le jeune homme alors soupçonna un nouveau bienfait de l’inconnu et se mit en devoir de le chercher.

« Après deux ans d’inutiles démarches, il le rencontre par hasard dans la rue, se précipite à ses genoux, le conjure, les larmes aux yeux, de venir partager la joie d’une famille au bonheur de laquelle il ne manque que de pouvoir jouir de la présence de son bienfaiteur et de lui exprimer toute sa reconnaissance. Montesquieu reste impassible, ne veut convenir de rien, et s’éloigne à la faveur de la foule qui l’entourait.

« Celle belle action serait toujours demeurée ignorée, si les gens d’affaires de Montesquieu n’eussent trouvé, après sa mort, une note écrite de sa main, indiquant qu’une somme de sept mille cinq cents francs avait été envoyée par lui à M. Main, banquier anglais à Cadix ; ils demandèrent à ce dernier des éclaircissements : M. Main répondit qu’il avait employé cette somme pour délivrer un Marseillais, nommé Robert, esclave à Tétouan, conformément aux ordres de M. le président de Montesquieu. La famille de Robert a raconté le reste. »

VI

Nous avons eu la curiosité de lire le drame composé sur ce sujet, par Joseph Pilhes, de Tarascon, en 1784 ; ce drame est médiocre, et le nom de Montesquieu, changé en celui de Saint-Estieu, produit un effet assez ridicule ; cependant il a dû faire couler des larmes, surtout pendant la révolution où il se jouait encore, et où les pièces dans lesquelles triomphaient l’humanité et la nature, réussissaient d’autant plus que l’époque était plus terrible et plus agitée. Le public des théâtres ressemblait à des passagers qui se seraient amusés de la représentation de scènes pastorales, tandis que la tempête grondait autour de leur vaisseau et le soulevait sur les flots.

VII

Montesquieu mourut d’une fièvre inflammatoire, le 10 février 1755, à l’âge de soixante-six ans. Il était presque aveugle, et l’une de ses filles lui servait de lectrice. Il avait eu deux filles et un fils de Jeanne de Lartigues avec qui il s’était marié dès 1715. Il paraît que Voltaire ne s’était pas tout à fait aventuré en parlant de corrections faites aux Lettres persanes. Deux pères jésuites tourmentèrent Montesquieu à son lit de mort pour obtenir ces corrections, mais il refusa de les leur remettre et les confia à deux de ses amies, mesdames d’Aiguillon et Dupré de Saint-Maur, en leur disant : « Tout pour la religion si l’on veut, — pour les jésuites rien. » On ajoute qu’il répondit au prêtre qui lui apportait le viatique, et qui lui répétait : « Comprenez-vous, monsieur, combien Dieu est grand ? — Oui, mon père, et combien les hommes sont petits ! » Il mourut ainsi, avec toute sa tranquillité d’âme ; sans trop regretter une existence où une heure de lecture avait toujours dissipé ses plus grands ennuis.

VIII

Telle fut la vie de cet homme distingué que le dix-huitième siècle prit pour un grand homme sur parole, et dont il ne lut guère que les Lettres persanes, feuille du Mercure, légère et spirituelle, mais peu digne, en somme, de la plume d’un législateur.

J’avoue qu’à l’âge où je suis arrivé, je ne connaissais Montesquieu que de nom, et que je serais mort sur la prévention de son mérite transcendant, si je n’avais eu enfin, dans ces derniers temps, le loisir de l’étudier à fond et la volonté de m’en faire une idée juste. Combien n’en ai-je pas été détrompé ! J’avais, il est vrai, lu souvent dans l’inimitable Correspondance de Voltaire, quelques phrases très-succinctes et presque très-dédaigneuses sur ce prétendu Esprit des Lois, qu’il appelait avec raison, comme son amie madame du Deffant : De l’esprit sur les lois. Mais je pensais que la gravité du sujet avait peut-être rebuté l’esprit si charmant, quoique si solide, de Voltaire, et qu’il ne fallait pas demander à un homme universel, — réputé léger, — un jugement sur un magistrat — réputé érudit. — Je m’étais réservé de lire à fond Montesquieu quand j’en aurais le temps et de me faire une idée juste de l’Aristote de la France.

IX

Je viens de le faire, et je vais me rendre compte à moi-même de mes impressions.

Si l’on me demande : Montesquieu est-il un écrivain de premier ordre ? un de ces hommes après lesquels il n’est plus permis d’écrire sur le sujet qu’ils ont traité et dont ils ont, du premier coup, effleuré toute la superficie ou épuisé tout l’intérêt ? Je réponds : Non ; l’écrivain, dans Montesquieu, est agréable, suffisant, mais plus original de prétention que de fonds ; il a le pédantisme de l’ignorance ; il masque par la profondeur de l’intention le peu de profondeur des idées ; en un mot, il est grave de formes, très-léger de fonds.

Montesquieu est-il un philosophe consommé ? un de ces hommes qui secouent par la vigueur de leur intelligence les traditions populaires ou les préjugés contemporains de leur temps pour faire place à des idées plus justes, et pour substituer des institutions neuves et pratiques aux vieilleries nuisibles ou usées de leur époque ? Non ; c’est un homme d’étude qui a eu l’intention d’être un philosophe, qui n’a point faussé les idées générales de son temps ni de son pays, qui s’est tenu toujours à la hauteur de son époque, mais qui ne lui a pas fait faire un pas en avant, qui a rédigé si raisonnablement et spirituellement ce qu’on a discuté, mais qui n’a pensé que sur ce qu’on a pensé avant lui.

Montesquieu est-il un législateur prématuré ? un homme de la race de Confucius, d’Aristote, qui, jetant sur les institutions de l’Europe un regard créateur, infaillible, prophétique, ait cherché dans l’idéal vrai les principes d’amélioration, de perfectionnement, de justice, de nature à les introduire dans les lois sans subvertir le monde et à inoculer au corps social une dose de vérités absolues sans le faire mourir dans son opération médicale ? Non ; il a marché à reculons sans voir l’avenir, et en contemplant uniquement le passé pour y découvrir ce qui a été fait, pourquoi cela a été fait, sans se préoccuper nullement de ce qui sera fait pour conformer les lois futures à une plus grande justice ou à une plus parfaite moralité. Non, Montesquieu n’a pas été un profond législateur ; il a été ou il a voulu être un simple érudit en législation, et il s’est trompé neuf fois sur dix dans ses prémisses et dans ses conclusions. — Et n’étant échauffé, comme un érudit, par aucune flamme idéale, illusionné par aucun rêve, il a écrit froidement ; il a remplacé par quelques traits d’esprit les généreuses erreurs que le rêve ajoute en ce genre à la vérité ; il a laissé à Platon son idéal, quelquefois brillant, souvent absurde, de sa République ; à J. J. Rousseau ses fantaisies sans base du Contrat social ; à Fénelon ses utopies illogiques du Salluste ; il n’a point eu leurs erreurs, mais il n’a point eu leurs vertus.

Aussi, chose bien remarquable, Montesquieu écrivait sur le seuil même d’une révolution, d’une tentative la plus forte qui fut jamais pour rectifier et renouveler les lois du monde moderne, et, depuis Mirabeau jusqu’à Condorcet, Danton, Robespierre, personne ne s’est inspiré de lui, personne n’a prononcé son nom, et la Convention n’en a pas parlé plus que de Confucius ou d’Aristote : ce n’était pas l’homme de l’avenir, c’était l’homme du passé. Il était, à vingt ans de distance, aussi mort et aussi oublié que le passé lui-même. Quelques juristes érudits l’avaient dans leur bibliothèque ; les ignorants avaient entendu parler de son nom ; mais il n’était dans l’idéal ou dans le cœur de personne. Voilà Montesquieu.

X

Examinons pourquoi je ne l’ai bien compris qu’aujourd’hui.

On voit l’esprit général du livre et de l’auteur dans sa préface.

« Si, dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y en avait quelqu’une qui, contre mon attente, pût offenser, il n’y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n’ai point naturellement l’esprit désapprobateur. Platon remerciait les dieux de ce qu’il était né du temps de Socrate ; et moi je rends grâces à Dieu de ce qu’il m’a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu’il a voulu que j’obéisse à ceux qu’il m’a fait aimer.

« Je demande une grâce que je crains qu’on ne m’accorde pas : c’est de ne pas juger par la lecture d’un moment d’un travail de vingt années, d’approuver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne peut le bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage.

« J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.

« J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ; les historiens de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale.

« Quand j’ai été rappelé à l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables.

« Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses.

« Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails mêmes, je ne les ai pas tous donnés ; car qui pourrait dire tout sans un mortel ennui ?

« On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d’aujourd’hui. Pour peu qu’on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s’évanouissent ; elles ne naissent d’ordinaire que parce que l’esprit se jette tout d’un côté et abandonne tous les autres.

« Je n’écris point pour censurer ce qui est établi, dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera naturellement cette conséquence : qu’il n’appartient de proposer des changements qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État.

« Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d’ignorance on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l’on craint le pire ; on laisse le bien, si l’on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble ; on examine toutes les causes pour voir les résultats.

« Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays et dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels.

« Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu’ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels.

« Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J’appelle ici préjugés non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même.

« C’est en cherchant à instruire les hommes que l’on peut pratiquer cette vertu générale, qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe.

« J’ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage ; j’ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j’avais écrites ; je sentais tous les jours les mains paternelles tomber ; je suivais mon objet sans former de dessein ; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais, quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi ; et dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer et finir.

« Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j’ai vu ce que tant de grands hommes en France et en Allemagne ont écrit avant moi, j’ai été dans l’admiration, mais je n’ai point perdu le courage : Et moi aussi, je suis peintre ! ai-je dit avec le Corrége. »

XI

Maintenant je vais lire avec vous.

Et d’abord je remarque, à l’ouverture même du livre, une vérité vieille comme le monde et hardie à force de vétusté.

La connaissance et la reconnaissance d’un Dieu, source et principe de toutes les lois et portant en soi-même la raison et la sanction de toutes les lois. Il ne faut pas oublier que, pendant que les philosophes modernes : Voltaire, Rousseau, Helvétius, d’Holbach et mille autres, et toute l’innombrable société lettrée ou érudite de l’Europe, niaient la vérité suprême, Dieu, ou s’efforçaient de noyer ce principe des principes dans des controverses plus ou moins ambiguës, Montesquieu commençait son examen des lois par la profession nette de la Divinité. Il admettait la nature des choses comme basede toute législation ; et nature des choses, qu’est-ce autre chose que Dieu ?

Il faut lui payer un grand et juste hommage pour ce courage, supérieur encore à l’entendement.

Il définit ainsi la loi :

« Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois. La Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois.

« Ceux qui ont dit « qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde » ont dit une grande absurdité ; car quelle plus grande absurdité qu’une fatalité aveugle qui aurait produit des êtres intelligents ?

« Il y a donc une raison primitive ; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux.

« Dieu a du rapport avec l’univers comme Créateur et comme Conservateur ; les lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve : il agit selon les règles parce qu’il les connaît ; il les connaît parce qu’il les a faites ; il les a faites parce qu’elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance.

« Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites ; mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligents, ces êtres étaient possibles ; ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux.

« L’homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu’il établit lui-même. Il faut qu’il se conduise, et cependant il est un être borné, il est sujet à l’ignorance et à l’erreur, comme toutes les intelligences finies ; les faibles connaissances qu’il a, il les perd encore ; comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvait à tous les instants oublier son Créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion. Un tel être pouvait à tous les instants s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles.

« Avant toutes ces lois sont celles de la nature, ainsi nommées parce qu’elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connaître bien, il faut considérer un homme avant l’établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu’il recevrait dans un état pareil.

« Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un Créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l’ordre de ces lois. L’homme dans l’état de nature aurait plutôt la faculté de connaître, qu’il n’aurait des connaissances. Il est clair que ses premières idées ne seraient point des idées spéculatives : il songerait à la conservation de son être avant de chercher l’origine de son être. Un homme pareil ne sentirait d’abord que sa faiblesse ; sa timidité serait extrême : et si l’on avait là-dessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages ; tout les fait trembler, tout les fait fuir.

« Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité qui était entre eux cesse, et l’état de guerre commence.

« Chaque société particulière vient à sentir sa force, ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force ; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société, ce qui fait entre eux un état de guerre.

« Ces deux sortes d’états de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d’une si grande planète qu’il est nécessaire qu’il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux ; et c’est le droit des gens. Considérés comme vivant dans une société qui doit être maintenue, ils ont des lois dans le rapport qu’ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés ; et c’est le droit politique. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entre eux ; et c’est le droit civil.

« Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.

« L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens.

« Toutes les nations ont un droit des gens. Les Iroquois mêmes, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. Ils envoient et reçoivent des ambassades ; ils connaissent des droits de la guerre et de la paix ; le mal est que ce droit des gens n’est pas fondé sur les vrais principes.

« Outre le droit des gens, qui regarde toutes les sociétés, il y a un droit politique pour chacune. Une société ne saurait subsister sans un gouvernement. La réunion de toutes les forces particulières, dit très-bien Gravina, forme ce que l’on appelle l’état politique.

« La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.

« Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très-grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre.

« Il faut qu’elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu’on veut établir ; soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques ; soit qu’elles le maintiennent, comme font les lois civiles.

« Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat, glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies ; c’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer.

« C’est ce que j’entreprends de faire dans cet ouvrage. J’examinerai tous ces rapports, ils forment tous ensemble ce que l’on appelle l’esprit des lois.

« J’examinerai d’abord les rapports que les lois ont avec la nature et avec le principe de chaque gouvernement ; et, comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je m’attacherai à le bien connaître ; et si je puis une fois l’établir on en verra couler les lois comme de leur source. Je passerai ensuite aux autres rapports qui semblent être plus particuliers. »

XII

Montesquieu distingue dans le deuxième chapitre les gouvernements en trois natures : premièrement, la république, oubliant qu’il y a autant de natures de gouvernements dans la république que dans la monarchie. Il appelle le gouvernement républicain, démocratie ; mais quelle nature de démocratie découvre-t-il dans le gouvernement aristocratique et inquisitorial de Venise, où la démocratie ne conserve d’autre droit que le droit d’être espionnée et corrompue ? Quelle démocratie dans la république de Pologne, où un seul noble à cheval prononçant le liberim veto et se sauvant ensuite à bride abattue, a le pouvoir légal d’entraver seul la révolution de tous ?

Il donne pour base à cette démocratie la vertu !

Secondement, le gouvernement monarchique qui reconnaît un chef ou un roi ; — mais quelle similitude entre la monarchie d’Angleterre, par exemple, véritable république active avec un roi inactif, et la monarchie ottomane où le souverain est tout ?

Il cherche le principe conservateur de ce gouvernement et il trouve l’honneur ! Mais quel honneur y a-t-il à obéir servilement aux fantaisies d’un sultan qui vous demande votre tête sans jugement ?

Puis, enfin, le gouvernement despotique dont, selon lui, le principe fondamental est la peur.

Il y a dans ces trois définitions la manie systématique de définir à tout prix, mais il n’y a, en réalité, ni vérité ni raison.

Généraliser, c’est fausser ! tout est faux dans ce début du livre, nom, principe et base.

Il y a autant de républiques ou de démocraties qu’il y a de natures d’élections.

Il y a autant de monarchies qu’il y a de natures d’hérédité et de contrôles.

Il y a autant de pouvoirs despotiques qu’il y a d’esclaves pour obéir à un seul.

La vertu n’est nullement le principe de la démocratie, puisque c’est le plus mobile et le plus vénal des régimes. — Où est la vertu dans le Vénitien ou dans le Polonais ?

L’honneur n’est nullement le principe des monarchies, puisque la servilité et la corruption ont de tout temps régné dans les cours.

La peur n’est nullement le principe des despotismes, puisqu’un vice-roi qui apporte de trois cents lieues sa fortune et sa tête au roi de Perse, ou un pacha au sultan, n’agissent certainement pas par peur, mais par devoir.

Le sentiment du devoir, et de l’obéissance à ce que l’on croit être le droit du commandement, est le principe conservateur de toutes les formes de gouvernement.

Le commandement et l’obéissance, voilà partout le gouvernement.

Le commandement, légitime.

L’obéissance, par convention et par devoir !

XIII

Après avoir parcouru rapidement les propriétés distinctives de ces trois ordres de gouvernement, il en conclut que la république ne convient qu’aux petits États ; la monarchie aux médiocres ; le despotisme aux grands.

Il ne voit pas qu’il n’y aurait ainsi, pour toute politique, qu’à mesurer le territoire.

Il ne voit pas, de plus, que la rapidité des communications modifie toute cette géographie des États.

Il ne voit pas encore que cette géographie est fautive, que la distribution de ces natures de gouvernement tient à mille autres causes que la grandeur ou la petitesse des espaces, et que l’Amérique, par exemple, ou la Pologne, bien que très-mal constituées, sont des républiques malgré leurs vingt millions ou leurs quarante millions de sujets ; il ne voit pas davantage que la Chine, malgré ses trois cent soixante-cinq millions d’habitants, n’est nullement despotique, mais la monarchie la plus tempérée qui ait jamais existé.

On s’aperçoit tout de suite que Montesquieu est un penseur léger, facile avec lui-même, très-superficiel, qui saisit au hasard la première considération venue pour en faire la base aventurée de sa politique et donner des axiomes géométriques pour des vérités politiques.

Faut-il tout dire ? C’est un homme qui lit beaucoup, mais sans attention et sans critique ; qui prend pour vérité un mensonge pittoresque du premier voyageur venu, et qui, de ce seul fait mal compris, mal interprété, souvent absurde, conclut ingénieusement tout un système politique ou législatif en opposition avec le bon sens. Nous allons vous en citer mille exemples :

XIV

Ce qu’il dit du gouvernement chinois est la preuve de la plus complète inintelligence.

« Nos missionnaires, dit-il, nous parlent de la Chine comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble, dans son principe, la crainte, l’honneur et la vertu.

« J’ignore, ajoute-t-il ironiquement, ce que c’est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton ! »

Ceci serait plus digne des Lettres persanes que de l’Esprit des lois. M. de Montesquieu ne peut ignorer que le gouvernement chinois est un régime où le bâton n’est que le signe du mandarin qui rend la justice et qui frappe dans certains cas spécifiés le coupable avec sa baguette. M. de Montesquieu qui, à la page suivante, peint l’Angleterre comme le type du gouvernement parfait, ignore-t-il que le bâton appliqué à la discipline de l’armée y joue un rôle mille fois plus habituel que la baguette du mandarin dans le Céleste Empire, et cependant déshonore-t-il les institutions de la Grande-Bretagne parce qu’elles préfèrent, dans leur logique, cette peine disciplinaire à la prison ?

« Le climat de la Chine est tel qu’il favorise prodigieusement la propagation de l’espèce humaine ; les femmes y sont d’une fécondité si grande que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. »

Montesquieu ignore-t-il donc que l’empire de la Chine renferme tous les genres de climats depuis le printemps éternel de Canton jusqu’aux glaces perpétuelles de la Tartarie, et qu’en conséquence on ne peut attribuer à la douceur du climat l’immense population de l’empire ?

« Ne pourrait-il pas se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d’ordre ; qu’ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d’un seul par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu’ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes, parce que, n’y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu’ils peuvent tout faire, que de persuader aux peuples qu’ils peuvent tout souffrir ?

Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu’il devrait l’être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges.

La Chine, comme tous les pays où croît le riz, est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d’abord exterminés ; d’autres se grossissent, et se font exterminer encore. Mais, dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône.

Telle est la nature de la Chine, que le mauvais gouvernement y est d’abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux manque de subsistances. Ce qui fait que, dans d’autres pays, on revient si difficilement des abus, c’est qu’ils n’y sont pas des effets d’abord sensibles ; le prince n’y est pas averti d’une manière prompte et éclatante comme il l’est à la Chine.

Il ne sentira point, comme nos princes, que s’il se gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci. Il saura que, si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire et la vie.

Comme, malgré les expositions d’enfants, le peuple augmente toujours à la Chine, il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir. Cela demande du gouvernement une attention qu’on n’a point ailleurs. Il est à tous les instants intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d’être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu’un gouvernement domestique.

Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme ; mais ce qui est joint avec le despotisme n’a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s’enchaîner ; il s’arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore.

« La Chine est donc un État despotique dont le principe est la crainte. Peut-être que, dans les premières dynasties, l’empire n’étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit ; mais aujourd’hui, cela n’est pas. »

XV

Même légèreté et même ignorance dans la plupart des jugements portés par l’auteur sur les mille nations qu’il passe en revue devant lui pour donner l’intelligence de l’esprit de leurs lois.

« Ainsi, dit-il, il est contre la nature des choses qu’une république conquière ! » Et il oublie que la république romaine, qu’il exalte, a cessé de vivre le jour où elle a cessé de conquérir !

« La monarchie ne peut être conquérante. Elle ne peut conquérir que pendant qu’elle reste dans les limites naturelles de son gouvernement. » Le bon sens lui répond : — Mais quelles sont ces limites naturelles au gouvernement d’une monarchie ? Y a-t-il une monarchie qui ne se soit formée par conquêtes ou agglomérations successives ? Que serait la monarchie espagnole sans Charles-Quint ? Que serait la monarchie britannique sans le pays de Galles, l’Écosse, l’Irlande, les deux Indes et les flots de la mer sans cesse conquis ? Que serait la Prusse sans Frédéric II ? Que serait la Russie sans Pierre Ier et Catherine ? Que serait l’Autriche sans la Hongrie ? Que serait la France sans la Bretagne, la Guyenne, l’Alsace, la Franche-Comté ? Qui lui aurait dit dans le passé et qui lui dira dans l’avenir : « Tes limites naturelles sont là, et tout ce que tu y ajouteras t’affaiblira ? »

Mauvaise généralité, inappliquée et inapplicable, qui n’est ni sensée ni morale, parce qu’elle n’est pas vraie. La loi de croissance, loi naturelle et par conséquent divine, s’applique aux nations comme aux individus. Les grands fleuves absorbent les petits cours d’eau. La conquête, dans certains cas, est légitime comme la vie… République comme Rome, ou monarchie de quatre cents millions d’hommes comme la Chine.

« Il est encore contre la nature de la chose qu’une république démocratique conquière des villes qui ne sauraient entrer dans la sphère de sa démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des priviléges de la souveraineté, comme les Romains l’établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l’on fixera pour la démocratie.

« Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parce qu’elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu’elle enverra dans l’État conquis.

« Alexandre fit une grande conquête. Voyons comment il se conduisit. On a assez parlé de sa valeur, parlons de sa prudence.

« Les mesures qu’il prit furent justes. Il ne partit qu’après avoir achevé d’accabler les Grecs ; il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise ; il ne laissa rien derrière lui contre lui. Il attaqua les provinces maritimes, il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer pour n’être point séparé de sa flotte ; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre ; il ne manqua point de subsistances ; et s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.

« Voilà comme il fit ses conquêtes ; il faut voir comme il les conservera.

« Il résista à ceux qui voulaient qu’il traitât les Grecs comme maîtres et les Perses comme esclaves. Il ne songea qu’à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu. Il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses, pour ne point désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs. C’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu’il montra tant de continence ; c’est ce qui le fit tant regretter des Perses. Qu’est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône verse des larmes ? C’est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant se puisse vanter.

« Rien n’affermit plus une conquête que l’union qui se fait des deux peuples par des mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avait vaincue ; il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages ; les Visigoths les défendirent en Espagne, et ensuite ils les permirent. Les Lombards ne les permirent pas seulement, mais ils les favorisèrent. Quand les Romains voulurent affaiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourrait se faire d’union par mariages entre les peuples des provinces.

« Alexandre qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques. Il bâtit une infinité de villes, et il y cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

« Pour ne point trop épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs ; il ne lui importait quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu’ils lui fussent fidèles. »

XVI

Voici, selon Montesquieu, comment, dans l’état florissant de la république, Rome perdit tout à coup sa liberté.

« Dans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l’on donnât des lois fixes, enfin que les jugements ne fussent plus l’effet d’une volonté capricieuse ou d’un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le Sénat y acquiesça. Pour composer ces lois on nomma des décemvirs. On crut qu’on devait leur accorder un grand pouvoir, parce qu’ils avaient à donner des lois à des partis qui étaient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats, et dans les comices ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L’une leur donnait le droit d’assembler le Sénat, l’autre celui d’assembler le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçait ses vexations, Rome était étonnée du pouvoir qu’il avait usurpé ; quand les décemvirs exercèrent les leurs, Rome fut étonnée du pouvoir qu’elle avait donné.

« Mais quel était ce système de tyrannie produit par des gens qui n’avaient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connaissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ce temps-là, avaient besoin, au dedans, de la lâcheté des citoyens pour qu’ils se laissassent gouverner, et de leur courage, au dehors, pour les défendre ?

« Le spectacle de la mort de Virginie immolée par son père à la pudeur et à la liberté fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé ; tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le Sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avait été confiée à des tyrans ridicules.

« Le peuple romain, plus qu’un autre, s’émouvait par les spectacles. Celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté. Le débiteur qui parut sur la place, couvert de plaies, fit changer la forme de la république. La vue de Virginie fit changer les décemvirs. Tour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole. La robe sanglante de César remit Rome dans la servitude. »

XVII

Après ces aperçus très-généraux et très-fautifs sur les lois politiques, Montesquieu passe aux lois qui règlent les rapports des citoyens entre eux. Mauvais publiciste, il redevient bon magistrat ; c’est son métier ; il analyse assez justement les causes de ces lois, mais il les quitte vite et revient, on ne sait pourquoi, aux lois politiques. Ce qu’il dit des troupes est plus ingénieux que vrai ; le voici :

« Une maladie nouvelle s’est répandue en Europe ; elle a suivi nos princes, et leur a fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements, et elle devient nécessairement contagieuse : car sitôt qu’un État augmente ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu’on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourrait avoir si les peuples étaient en danger d’être exterminés, et on nomme paix cet état d’efforts de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l’univers ; et bientôt à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats et nous serons comme des Tartares.

« Les grands princes, non contents d’acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances, c’est-à-dire presque toujours à perdre leur argent.

« La suite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des tributs, et ce qui prévient tous les remèdes à venir ; on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n’est pas inouï de voir des États hypothéquer leurs fonds pendant la paix même, et employer pour se ruiner des moyens qu’ils appellent extraordinaires, et qui le sont si forts, que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine.

« La maxime des grands empires d’Orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devrait bien être portée dans les États monarchiques. Il y en a bien où elle est établie ; mais elle accable plus que si elle n’y était pas, parce que le prince n’en levant ni plus ni moins, tout l’État devient solidaire. Pour soulager un village qui paye mal, on charge un autre qui paye mieux ; on ne rétablit point le premier, on détruit le second.

Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer, de peur des exactions, et le danger de payer, crainte des surcharges.

« Un État bien gouverné doit mettre pour le premier article de sa dépense une somme réglée pour les cas fortuits. Il en est du public comme des particuliers, qui se ruinent lorsqu’ils dépensent exactement les revenus de leurs terres. »

XVIII

Il définit bien la liberté légale : — « le droit de faire ce que les lois permettent. » La liberté naturelle est l’objet de la police des sauvages ; l’indépendance des particuliers est l’objet des lois de la Pologne, et ce qui en résulte, c’est l’oppression de tous.

Il avait prévu l’oppression de la Prusse, de la Russie, de l’Autriche ; tout principe faux de liberté, tout sophisme de civilisation porte en lui sa peine.

Il exalte d’une manière absolue le gouvernement, selon lui parfait, de l’Angleterre.

Il conseille aux États de régir leurs finances comme des particuliers économes.

Cette dernière considération est radicalement fausse.

La comparaison d’un particulier et d’un État est un sophisme dont on ne peut guérir les esprits irréfléchis. Ils ont plus besoin d’une comparaison que d’une vérité !

Le particulier a besoin d’un trésor en réserve parce qu’il est particulier et que s’il ne trouve pas sous sa main un trésor réservé pour les cas extrêmes, personne ne le lui fournira. L’État, au contraire, n’a nul besoin de stériliser la richesse en n’en faisant point usage, parce qu’il est l’État et que ses sujets, enrichis par l’usage bien entendu de leurs richesses, en fourniront par l’emprunt, véritable trésor des États bien gouvernés.

Le particulier meurt et l’État immortel vit éternellement.

Le particulier n’a qu’une richesse bornée, il en atteint le terme et il tombe dans l’insolvabilité.

La richesse de l’État est illimitée et elle s’accroît autant que le travail de la nation. Une seule industrie créée, telle que celle des chemins de fer, centuple sa richesse. On est étonné que Montesquieu n’ait pas su distinguer entre ces deux conditions complétement différentes, et qu’il ait donné faveur à ce misérable sophisme, l’opposé de toute vérité.

Le premier Napoléon avait le même préjugé. Il ne se soutenait que par la dépouille du monde conquis et rançonné ; quand ces rançons et ces dépouilles, qui s’élevaient à trois cents millions dans ses caves, furent dépensées, il tomba, et, quand ses États, changeant de système après sa chute, eurent recours à l’emprunt, ils payèrent facilement la rançon de la France et la France fut sauvée et riche.

Maintenant, il faut le reconnaître, l’État a adopté le système de l’emprunt et la France regorge d’opulence.

Il ne s’agit que de modérer sa richesse.

XIX

Le quatorzième livre de l’Esprit des Lois est le plus erroné de tous. Montesquieu, cherchant toujours des causes générales, attribue aux différences des climats les différences de caractères des peuples.

« L’air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps ; cela augmente leur ressort et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres, il augmente donc encore par là leur force. L’air chaud, au contraire, relâche les extrémités des fibres et les allonge ; il diminue donc leur force et leur ressort.

« On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s’y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force, plus grande, doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de la vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses. Enfin, cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé : il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très-grande. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu’on l’y trouvera très-peu disposé ; sa faiblesse présente mettra un découragement dans son âme ; il craindra tout, parce qu’il sentira qu’il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens.

« Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin ; nous citerons bien que les peuples du Nord transportés dans les pays du Midi, n’y ont pas fait d’aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissaient de tout leur courage.

« La force des fibres des peuples du Nord fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des aliments. Il en résulte deux choses : l’une, que les parties du chyle ou de la lymphe, sont plus propres par leur grande surface à être appliquées sur les fibres et à les nourrir ; l’autre, qu’elles sont moins propres, par leur grossièreté, à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps et peu de vivacité.

« Les nerfs qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau sont chacun un faisceau de nerfs ; ordinairement, ce n’est pas tout le nerf qui est remué, c’en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis et exposés à la plus petite action des objets les plus faibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré et les mamelons comprimés, les petites houppes sont en quelque façon paralytiques ; la sensation ne passe guère au cerveau que lorsqu’elle est extrêmement forte et qu’elle est de tout te nerf ensemble. Mais c’est d’un nombre infini de petites sensations que dépendent l’imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité.

« J’ai observé le tissu extérieur d’une langue de mouton, dans l’endroit où elle paraît, à la simple vue, couverte de mamelons. J’ai vu, avec un microscope, sur ces mamelons, de petits poils ou espèce de duvet ; entre les mamelons étaient des pyramides qui formaient, par le bout, comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.

« J’ai fait geler la moitié de cette langue, et j’ai trouvé, à la simple vue, les mamelons considérablement diminués ; quelques rangs même des mamelons s’étaient enfoncés dans leur gaîne ; j’en ai examiné le tissu avec un microscope, je n’ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s’est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever, et au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître.

« Cette observation confirme ce que j’ai dit, que dans les pays froids les houppes nerveuses sont moins épanouies : elles s’enfoncent dans leurs gaînes, où elles sont à couvert de l’action des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.

« Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J’ai vu les opéras d’Angleterre et d’Italie : ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs ; mais la même musique produit des effets si différents sur les deux nations, l’une est si calme et l’autre si transportée, que cela paraît inconcevable ; ce n’est pas la même musique.

« Il en sera de même de la douleur ; elle est excitée en nous par le déchirement de quelques fibres de notre corps. L’Auteur de la nature a établi que cette douleur serait plus forte à mesure que le dérangement serait plus grand : or, il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du Nord sont moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds ; l’âme y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment.

« Avec cette délicatesse d’organes que l’on a dans les pays chauds, l’âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l’union des deux sexes ; tout conduit à cet objet.

« Dans les climats du Nord, à peine le physique de l’amour a-t-il la force de se rendre bien sensible ; dans les climats tempérés, l’amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d’abord semblent être lui-même et ne sont pas encore lui : dans les climats plus chauds, on aime l’amour pour lui-même, et il est la cause unique du bonheur, il est la vie.

« Dans les pays du Midi, une machine délicate, faible, mais sensible, se livre à un amour qui dans un sérail naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du Nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du Nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise.

« Approchez des pays du Midi, vous croirez vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices mêmes et dans leurs vertus : le climat n’y a pas une qualité aussi déterminée pour les fixer eux-mêmes.

« La chaleur du climat peut être si excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y fera le bonheur ; la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que l’action de l’âme, et la servitude moins insupportable que la force d’esprit, qui est nécessaire pour se conduire soi-même.

« Nous avons déjà dit que la grande chaleur énervait la force et le courage des hommes, et qu’il y avait dans les climats froids une certaine force de corps et d’esprit qui rendait les hommes capables des actions longues, pénibles, grandes et hardies. Cela se remarque non-seulement de nation à nation, mais encore, dans le même pays, d’une partie à une autre. Les peuples du nord de la Chine sont plus courageux que ceux du midi ; les peuples du midi de la Gorée ne le sont pas tant que ceux du nord.

« Il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C’est un effet qui dérive de sa cause naturelle.

« Ceci s’est encore trouvé vrai dans l’Amérique ; les empires despotiques du Mexique et du Pérou étaient vers la ligne, et presque tous les petits peuples libres étaient et sont encore vers les pôles.

« Les relations nous disent que le nord de l’Asie, ce vaste continent qui va du 40e degré ou environ jusqu’au pôle, et des frontières de la Moscovie jusqu’à la mer Orientale, est dans un climat très-froid ; que ce terrain immense est divisé de l’ouest à l’est par une chaîne de montagnes qui laissent au nord la Sibérie et au midi la grande Tartarie ; que le climat de la Sibérie est si froid, qu’à la réserve de quelques endroits, elle ne peut être cultivée ; et que, quoique les Russes aient des établissements tout le long de l’Irtis, ils n’y cultivent rien ; qu’il ne vient dans ce pays que quelques petits sapins et arbrisseaux ; que les naturels du pays sont divisés en de misérables peuplades, qui sont comme celles du Canada ; que la raison de cette froidure vient, d’un côté, de la hauteur du terrain, et de l’autre, de ce qu’à mesure que l’on va du midi au nord les montagnes s’aplanissent ; de sorte que le vent du nord souffle partout sans trouver d’obstacles ; que ce vent qui rend la Nouvelle-Zemble inhabitable, soufflant dans la Sibérie, la rend inculte ; qu’en Europe, au contraire, les montagnes de Norvége et de Laponie sont des boulevards admirables qui couvrent de ce vent les pays du nord ; que cela fait qu’à Stockholm, qui est à 59e degrés de latitude ou environ, le terrain produit des fruits, des grains, des plantes ; et qu’autour d’Abo qui est au 61e degré, de même que vers les 63e et les 64e, il y a des mines d’argent, et que le terrain est assez fertile.

« Nous voyons encore dans les relations que la Grande Tartarie, qui est au midi de la Sibérie, est aussi très-froide ; que le pays ne se cultive point ; qu’on n’y trouve que des pâturages pour les troupeaux ; qu’il n’y croît point d’arbres, mais quelques broussailles, comme en Islande ; qu’il y a, auprès de la Chine et du Mogol, quelques pays où il croît une espèce de millet, mais que le blé ni le riz n’y peuvent mûrir ; qu’il n’y a guère d’endroits, dans la Tartarie chinoise, aux 43e, 44e et 45e degrés, où il ne gèle sept ou huit mois de l’année ; de sorte qu’elle est aussi froide que l’Islande, quoiqu’elle dut être plus chaude que le midi de la France ; qu’il n’y a point de villes, excepté quatre ou cinq vers la mer Orientale, et quelques-unes que les Chinois, par des raisons de politique, ont bâties près de la Chine ; que, dans le reste de la Grande Tartarie, il n’y en a que quelques-unes placées dans les Boucharies, Turkestan et Charrisme ; que la raison de cette extrême froidure vient de la nature du terrain nitreux, plein de salpêtre et sablonneux, et de plus de la hauteur du terrain. Le P. Verbiest avait trouvé qu’un certain endroit, à 80 lieues au nord de la grande muraille, vers la source de Kavamhuram, excédait la hauteur du rivage de la mer près de Pékin de 3,000 pas géométriques ; que cette hauteur est cause que, quoique quasi toutes les grandes rivières de l’Asie aient leur source dans le pays, il manque cependant d’eau, de façon qu’il ne peut être habité qu’auprès des rivières et des lacs.

« Ces faits posés, je raisonne ainsi : L’Asie n’a point proprement de zone tempérée, et les lieux situés dans un climat très-froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très-chaud, c’est-à-dire la Turquie, la Perse, le Mogol, la Corée et le Japon.

« En Europe, au contraire, la zone tempérée est très-étendue, quoiqu’elle soit située dans des climats très-différents entre eux, n’y ait point de rapport entre les climats d’Espagne et d’Italie, et ceux de Norvége et de Suède. Mais, comme le climat y devient insensiblement froid en allant du midi au nord, à peu près à proportion de la latitude de chaque pays, il y arrive que chaque pays est à peu près semblable à celui qui en est voisin ; qu’il n’y a pas une notable différence, et que, comme je viens de le dire, la zone tempérée y est très-étendue.

« De là il suit qu’en Asie les nations sont opposées aux nations du fort et du faible ; les peuples guerriers braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides : il faut donc que l’un soit conquis, et l’autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort ; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C’est la grande raison de la faiblesse de l’Asie et de la force de l’Europe, de la liberté de l’Europe et de la servitude de l’Asie ; cause que je ne sache pas que l’on ait encore remarquée. C’est ce qui fait qu’en Asie, il n’arrive jamais que la liberté augmente ; au lieu qu’en Europe, elle augmente ou diminue selon les circonstances.

« Que la noblesse moscovite ait été réduite en servitude par un de ses princes, on y verra toujours des traits d’impatience que les climats du Midi ne donnent point. N’y avons-nous pas vu le gouvernement aristocratique établi pendant quelques jours ? Qu’un autre royaume du Nord ait perdu ses lois, on peut s’en fier au climat, il ne les a pas perdues d’une manière irrévocable. »

XX

Quelle série d’inconséquences et quelle profondeur d’ignorance ! Est-ce que les Grecs n’ont pas vaincu la Sicile et les Campaniens ? Est-ce qu’Alexandre n’a pas triomphé des Scythes ? Est-ce que les Romains, habitant le plus chaud climat de l’univers, n’ont pas attaqué les Parthes, les Gaulois et les Germains dans les forêts ? Les Perses n’ont-ils pas prévalu longtemps sur les Grecs et sur tous les peuples septentrionaux de l’Inde ? Les Romains n’ont-ils pas courbé les pays chauds ou froids sous leurs lois ? Les Espagnols de Charles-Quint n’ont-ils pas assujetti les Pays-Bas et la Hollande glacée ? Les Français n’ont-ils jamais vaincu ni les Allemands, ni les Russes ? Les Espagnols n’ont-ils pas repoussé ces mêmes Français de leur pays ? La supériorité des peuples et des lois tient à des causes mobiles et multiples qu’une intelligence comme celle de Montesquieu devait étudier et approfondir, au lieu de l’attribuer à une seule cause que la nature et l’histoire démentent à chaque ligne de la vie des nations.

Son opinion sur l’esclavage ne le repousse pas ; il ne tend qu’à l’adoucir.

Celle sur les mariages est très-peu chrétienne et très-libre : il admet la réclusion des femmes dans les États conservateurs.

Tout ce qu’il dit sur la famille, en Orient, est dépourvu de notions vraies et justes. Ce n’est pas la loi, c’est la religion qui y protége le sexe faible.

Ce qu’il dit des causes de la population relative est également erroné. Ce n’est point la fertilité du sol qui règle la population ; c’est la sécurité, la liberté, l’industrie. Telle création d’une industrie vaut une adjonction immense de territoire. Le travail favorisé et garanti vaut un empire. Voyez la Hollande à demi submergée ! voyez l’Angleterre ! voyez la Chine ! ses quatre cents millions d’hommes sont la récompense de la sagesse miraculeuse de ses lois ! Montesquieu n’y a rien compris !

XXI

Ce qu’il dit de l’influence du terrain sur la population n’est pas moins démenti par les faits. La seule population du Céleste Empire dépasse les populations réunies de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique. (Quatre cents millions d’habitants vivant jusqu’ici sous une même loi.)

« Les nations qui ne cultivent pas la terre, ajoute-t-il, n’ont point de luxe. »

Voyez, en démenti de cet axiome, le luxe prodigieux de Carthage, — et celui du Tyr ! — L’industrie et le commerce par la navigation produisent mille fois plus de richesses et de luxe (qui est l’abus des richesses) que la vie pastorale et agricole.

Ne lisez Montesquieu que l’histoire à la main. Elle le dément presque à toutes les lignes. L’homme est ingénieux, mais il n’est pas sûr.

De temps en temps, il voit juste, comme dans cette allusion à la France :

« S’il y avait dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées ; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d’honneur, il ne faudrait point chercher à gêner par des lois ses manières, pour ne point gêner ses vertus. Si, en général, le caractère est bon, qu’importe de quelques défauts qui s’y trouvent ?

« On y pourrait contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs, et borner leur luxe ; mais qui sait si on n’y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers ?

« C’est au législateur de suivre l’esprit de la nation, lorsqu’il n’est pas contraire aux principes du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement et en suivant notre génie naturel.

« Qu’on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l’État n’y gagnera rien, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses. »

Plus loin, il rend justice au gouvernement chinois en montrant qu’il fut le seul gouvernement philosophique :

« Les législateurs de la Chine firent plus : ils confondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières ; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce que l’on appela les rites. Ce fut dans l’observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettrés les enseignèrent, les magistrats les prêchèrent ; et comme ils enveloppaient toutes les petites actions de la vie, lorsqu’on trouva le moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée. »

XXII

Il est évident que ce premier volume de l’Esprit des Lois, rempli de quelques axiomes sages et vrais, et d’une nuée d’axiomes légers et inconsidérés, n’était point un livre de législation dans la pensée de Montesquieu, mais un recueil de premiers aperçus rassemblés par lui pour faire plus tard un livre. On n’y rencontre qu’une expression toujours ingénieuse et une foule d’idées aventurées et fausses. Le manque de connaissances, de travail et de réflexion, y choque à chaque instant le lecteur. Cela ne peut servir à rien au législateur sérieux. Aristote écrivait de la politique plus solide ; Machiavel, plus intelligente, en mettant de côté la pure morale ; Platon, Fénelon, J. J. Rousseau écrivaient de plus beaux rêves ; mais c’étaient des rêves plus dangereux que des réalités. De tous ces écrivains législateurs, le plus sensé eût été incontestablement Machiavel, si Machiavel n’avait pas trop souvent la théorie de la tyrannie à la solde des tyrans.

Montesquieu était un honnête homme, mais un écrivain trop irréfléchi. Il n’a voulu tromper personne ; il s’est lui-même trompé. On lui doit estime et non confiance. Il cherchait le vrai, mais pas assez pour le trouver. Il n’a qu’un mérite : il n’a pas rêvé. Il a considéré la législation politique comme un produit de l’histoire ; il a cru que la législation des peuples n’avait rien à demander à l’imagination ; seulement il a imaginé l’histoire. Voilà son caractère. Il lui a dû sa colossale réputation. Aujourd’hui, ce n’est qu’un nom illustre dans notre littérature ; il ne faut pas le délustrer ; mais il ne peut nous être utile que par la considération qu’il donne à la France. Au moins ne lui donne-t-il point de songes et point de délire. La Révolution française l’a tué. Je croyais qu’il vivait encore, il ne vit plus. Il faut qu’un autre Montesquieu surgisse et fasse le triage des erreurs et des vérités.

Ces erreurs et ces vérités sont locales. Les influences des lois et leurs causes sont dans les mœurs, dans les habitudes, dans les territoires, dans les terres, dans les mers, dans les circonstances, dans les religions, dans les ambitions, dans les grands hommes des peuples qui les communiquent à leurs nationaux et à leur temps. L’Esprit des Lois n’est que le résultat de tous ces hasards : bonnes ici, les mêmes lois sont mauvaises là, selon le peuple et le temps.

Qui voudrait, excepté Saint-Just et Robespierre, gouverner la France comme la Crète, ou Lacédémone, comme Jérusalem sous ses prêtres, ou l’Égypte sous ses Pharaons ? Les meilleures lois des Pyramides ou du Temple deviendraient les plus détestables axiomes appliqués au jour où nous sommes. Il n’y a qu’un esprit des lois, c’est le rapport exact des lois et des croyances. On ne peut pas faire un ouvrage dogmatique sur l’esprit des lois. On ne connaît pas leur occasion ni leur cause ; on ne connaît pas même ces lois : il faudrait connaître minutieusement l’histoire de ces milliers de peuples qu’elles ont régis tour à tour. Les éléments de cette connaissance n’existent pas. Ces généralités ne s’appliquent qu’à des êtres abstraits et non à des hommes. Chaque peuple est une exception, chaque siècle est un phénomène. On ne peut dire que la tendance à tout conserver soit plus sage que la tendance à tout détruire ; car, si vous examinez l’histoire à ce point de vue, alors là vous trouvez, en général, qu’il y a autant de vice à tout conserver qu’il y a de danger à tout détruire : les conservateurs à tout prix seraient donc aussi coupables que les révolutionnaires à toute heure. Voilà la vérité.

XXIII

En résumé, il n’y a pas de législation éternelle. Les législateurs en axiomes sont des esprits chimériques ou menteurs. Il n’y a pas plus de généralités pratiques en législation qu’il n’y a de panacées universelles en médecine. Les circonstances, les mœurs, le temps sont la mesure des vérités pratiques. Dieu seul sonne l’heure de l’introduction ou de l’application de ces vérités relatives, dans le gouvernement des différents groupes de ses créatures ; il y mêle sa providence et sa force ; et alors tout réussit.

Il n’y a qu’un axiome toujours vrai et jamais trompeur : « Aspirez au mieux, et poussez-y le monde dans la proportion exacte de ce qu’il peut accepter et dans la proportion de votre force. » Si vous voulez plus, vous ne serez qu’un philosophe ; si vous voulez moins, vous ne serez qu’un faible d’esprit. L’absolu n’est qu’à Dieu, le relatif est à l’homme. Le législateur est l’homme qui, mesurant l’absolu à la portée de la capacité humaine de son temps, n’en verse ni trop ni trop peu dans la coupe, et fait des lois et non des théories. Le meilleur tireur n’est pas celui qui vise au blanc et qui fait un grand bruit avec son arme, mais celui qui vise juste et qui atteint l’objet qu’il s’est proposé.

Lamartine.