(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre I. La Restauration. »
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(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre I. La Restauration. »

Chapitre I.
La Restauration.

1. LES VIVEURS.

I. Les excès du puritanisme. —  Comment ils amènent les excès du sensualisme.

II. Peinture de ces mœurs par un étranger. —  Les Mémoires de Grammont. —  Différence de la débauche en France et en Angleterre.

III. L’Hudibras de Butler. —  Platitude de son comique et âpreté de sa rancune.

IV. Bassesses, cruautés, brutalités, débauches de la cour. —  Rochester, sa vie, ses poëmes, son style, sa morale.

V. Quelle est la philosophie qui convient à ces mœurs. —  Hobbes, son esprit et son style. —  Ses retranchements et ses découvertes. —  Sa méthode mathématique. —  En quoi il se rapproche de Descartes. —  Sa morale, son esthétique, sa politique, sa logique, sa psychologie, sa métaphysique. —  Esprit et objet de sa philosophie.

VI. Le théâtre. —  Changement dans le goût et dans le public. —  L’auditoire avant la Restauration, et l’auditoire après la Restauration.

VII. Dryden. Disparates de ses comédies. —  Maladresse de ses indécences. —  Comment il traduit l’Amphitryon de Molière.

VIII. Wycherley. —  Sa vie. —  Son caractère. —  Sa tristesse, son âpreté et son impudeur. —  L’Amour au bois, l’Épouse campagnarde, le Maître de danse. —  Peintures licencieuses et détails repoussants. —  Son énergie et son réalisme. —  Rôles d’Olivia et de Manly dans son Plain dealer. —  Paroles de Milton.

2. LES MONDAINS.

I. Apparition de la vie mondaine en Europe. —  Ses conditions et ses causes. —  Comment elle s’établit en Angleterre. —  Les modes, les amusements, les conversations, les façons et les talents de salon.

II. Avénement de l’esprit classique en Europe. —  Ses origines. —  Ses caractères. —  Différence de la conversation sous Élisabeth et sous Charles II.

III. Sir William Temple. —  Sa vie, son caractère, son esprit, son style.

IV. Les écrivains à la mode. —  Leur langage correct, leurs façons galantes. —  Sir Charles Sedley, le comte de Dorset, Edmund Waller. —  Ses sentiments et son style. —  En quoi il est poli. —  En quoi il n’est pas assez poli. —  Culture du style. —  Manque de poésie. —  Caractère de la poésie et du style classiques et monarchiques.

V. Sir John Denham. —  Son poëme de Cooper’s Hill. —  Ampleur oratoire de ses vers. —  Gravité anglaise de ses préoccupations morales. —  Comment les gens du monde et les écrivains se modèlent alors sur la France.

VI. Les comiques. —  Comparaison de ce théâtre et de celui de Molière. —  L’ordre des idées dans Molière. —  Les idées générales dans Molière. —  Comment chez Molière l’odieux est dissimulé, quoique la vérité soit peinte. —  Comment chez Molière l’honnête homme reste homme du monde. —  Comment l’honnête homme de Molière est un modèle français.

VII. L’action. —  Entre-croisement des intrigues. —  Frivolité des intentions. —  Âpreté des caractères. —  Grossièreté des mœurs. —  En quoi consiste le talent de Wycherley, Congrève, Vanbrugh et Farquhar. —  Quels personnages ils peuvent composer.

VIII. Les personnages naturels. —  Le mari, sir John Brute, le squire Sullen. —  Le père, sir Tunbelly. —  La jeune fille, miss Hoyden. —  Le jeune garçon, le squire Humphry. —  Idée de la nature d’après ce théâtre.

IX. Les personnages artificiels. —  Les femmes du monde. —  Miss Prue. Lady Wishfort. Lady Pliant. Mistress Millamant. —  Les hommes du monde. Mirabell. —  Idée de la société d’après ce théâtre. —  Pourquoi cette culture et cette littérature n’ont pas produit d’œuvres durables. —  En quoi elles sont opposées au caractère anglais. —  Transformation du goût et des mœurs.

X. La prolongation de la comédie. —  Sheridan. —  Sa vie. —  Son talent. —  L’École de médisance. —  Comment la comédie dégénère et s’éteint. —  Causes de la décadence du théâtre en Europe et en Angleterre.

1. Les viveurs.

Lorsqu’on feuillette tour à tour l’œuvre des peintres de la cour sous Charles Ier, puis sous Charles II, et qu’on quitte les nobles portraits de Van-Dyck pour les figures de Lely, la chute est subite et profonde : on sortait d’un palais, on tombe dans un mauvais lieu.

Au lieu de ces seigneurs fiers et calmes qui restent cavaliers en devenant hommes de cour, de ces grandes dames si simples qui semblent à la fois princesses et jeunes filles, de ce monde généreux et héroïque, élégant et orné, où resplendit encore la flamme de la Renaissance, où reluit déjà la politesse de l’âge moderne, on rencontre des courtisanes dangereuses ou provocantes, à l’air ignoble ou dur, incapables de pudeur ou de pitié536. Leurs mains potelées, épanouies, ploient mignardement des doigts à fossettes ; des torsades de cheveux lourds roulent sur leurs épaules charnues ; les yeux noyés clignent voluptueusement, un fade sourire erre sur les lèvres sensuelles. L’une relève un flot de cheveux dénoués qui coule sur les rondeurs de sa chair rose ; celle-ci, languissante, se laisse aller, ouvrant une manche dont la molle profondeur découvre toute la blancheur de son bras. Presque toutes sont en chemise ; plusieurs semblent sortir du lit ; le peignoir froissé colle sur la gorge, et semble défait par une nuit de débauche ; la robe de dessous, toute chiffonnée, tombe sur les hanches ; les pieds froissent la soie qui chatoie et luit. Toutes débraillées qu’elles sont, elles se parent insolemment l’un luxe de filles : ceintures de diamants, dentelles bouillonnantes, splendeur brutale des dorures, profusion d’étoffes brodées et bruissantes, coiffures énormes, dont les boucles et les torsades enroulées et débordantes provoquent le regard par l’échafaudage de leur magnificence effrontée. Des draperies tortillées tombent alentour en forme d’alcôve, et les yeux plongent par une échappée sur les allées d’un grand parc dont la solitude sera commode à leurs plaisirs.

I

Tout cela était venu par contraste : le puritanisme avait amené l’orgie, et les fanatiques avaient décrié la vertu. Pendant de longues années, la sombre imagination anglaise, saisie de terreurs religieuses, avait désolé la vie humaine. La conscience, à l’idée de la mort et de l’obscure éternité, s’était troublée ; des anxiétés sourdes y avaient pullulé en secret comme une végétation d’épines, et le cœur malade, tressaillant à chaque mouvement, avait fini par prendre en dégoût tous ses plaisirs et en horreur tous ses instincts. Ainsi empoisonné dans sa source, le divin sentiment de la justice s’était tourné en folie lugubre. L’homme, déclaré pervers et damné, se croyait enfermé dans un cachot de perdition et de vice où nul effort et nul hasard ne pouvaient faire entrer un rayon de lumière, à moins que la main d’en haut, par une faveur gratuite, ne vînt arracher la pierre scellée de ce tombeau. Il avait mené la vie d’un condamné, bourrelée et angoisseuse, opprimée par un désespoir morne, et hantée de spectres. Tel s’était cru souvent sur le point de mourir : tel autre, à l’idée d’une croix, était traversé d’hallucinations douloureuses537 ; ceux-ci sentaient le frôlement du malin esprit : tous passaient des nuits les yeux fixés sur les histoires sanglantes et les appels passionnés de l’Ancien Testament, écoutant les menaces et les tonnerres du Dieu terrible, jusqu’à renouveler en leur propre cœur la férocité des égorgeurs et l’exaltation des voyants. Sous cet effort, la raison peu à peu défaillait. À force de chercher le Seigneur, on trouvait le rêve. Après de longues heures de sécheresse, l’imagination faussée et surmenée travaillait. Des figures éblouissantes, des idées inconnues se levaient tout d’un coup dans le cerveau échauffé ; l’homme était soulevé et traversé de mouvements extraordinaires. Ainsi transformé, il ne se reconnaissait plus lui-même ; il ne s’attribuait pas ces inspirations véhémentes et soudaines qui s’imposaient à lui, qui l’entraînaient hors des chemins frayés, que rien ne liait entre elles, qui le secouaient et l’illuminaient sans qu’il pût les prévoir, les arrêter ou les régler : il y voyait l’action d’une puissance surhumaine, et s’y livrait avec l’enthousiasme du délire et la roideur de la foi.

Pour comble, le fanatisme s’était changé en institution : le sectaire avait noté tous les degrés de la transfiguration intérieure, et réduit en théorie l’envahissement du rêve : il travaillait avec méthode à chasser la raison pour introniser l’extase. Fox en faisait l’histoire, Bunyan en donnait les règles, le Parlement en offrait l’exemple, toutes les chaires en exaltaient la pratique. Des ouvriers, des soldats, des femmes en discouraient, y pénétraient, s’animaient par les détails de leur expérience et la publicité de leur émotion. Une nouvelle vie s’était déployée, qui avait flétri et proscrit l’ancienne. Tous les goûts temporels étaient supprimés, toutes les joies sensuelles étaient interdites ; l’homme spirituel restait seul debout sur les ruines du reste, et le cœur, exclu de toutes ses issues naturelles, ne pouvait plus regarder ni respirer que du côté de son funeste Dieu. Le puritain passait lentement dans les rues, les yeux au ciel, les traits tirés, jaune et hagard, les cheveux ras, vêtu de brun ou de noir, sans ornements, ne s’habillant que pour se couvrir. Si quelqu’un avait les joues pleines, il passait pour tiède538. Le corps entier, l’extérieur, jusqu’au ton de la voix, tout devait porter la marque de la pénitence et de la grâce. Le puritain discourait en paroles traînantes, d’un accent solennel, avec une sorte de nasillement, comme pour détruire la vivacité de la conversation et la mélodie de la voix naturelle. Ses entretiens remplis de citations bibliques, son style imité des prophètes, son nom et le nom de ses enfants, tirés de l’Écriture, témoignaient que sa pensée habitait le monde terrible des prophètes et des exterminateurs. Du dedans, la contagion avait gagné le dehors. Les alarmes de la conscience s’étaient changées en lois d’État. La rigidité personnelle était devenue une tyrannie publique. Le puritain avait proscrit le plaisir comme un ennemi, chez autrui aussi bien que chez lui-même. Le Parlement faisait fermer les maisons de jeu, les théâtres, et fouetter les acteurs à la queue d’une charrette ; les jurons étaient taxés ; les arbres de mai étaient coupés ; les ours, dont les combats amusaient le peuple, étaient tués ; le plâtre des maçons puritains rendait décentes les nudités des statues ; les belles fêtes poétiques étaient interdites. Des amendes et des punitions corporelles interdisaient même aux enfants « les jeux, les danses, les sonneries de cloches, les réjouissances, les régalades, les luttes, la chasse », tous les exercices et tous les amusements qui pouvaient profaner le dimanche. Les ornements, les tableaux, les statues des églises étaient arrachés ou déchirés. Le seul plaisir qu’on gardât et qu’on souffrît était le nasillement des psaumes, l’édification des sermons prolongés, l’excitation des controverses haineuses, la joie âpre et sombre de la victoire remportée sur le démon et de la tyrannie exercée contre ses fauteurs. En Écosse, pays plus froid et plus dur, l’intolérance allait jusqu’aux derniers confins de la férocité et de la minutie, instituant une surveillance sur les pratiques privées et sur la dévotion intérieure de chaque membre de chaque famille, ôtant aux catholiques leurs enfants, imposant l’abjuration sous peine de prison perpétuelle ou de mort, amenant par troupeaux539 les sorcières au bûcher540. Il semblait qu’un nuage noir se fût appesanti sur la vie humaine, noyant toute lumière, effaçant toute beauté, éteignant toute joie, traversé çà et là par des éclairs d’épée et par des lueurs de torches, sous lesquels on voyait vaciller des figures de despotes moroses, de sectaires malades, d’opprimés silencieux.

II

Le roi rétabli, ce fut une délivrance. Comme un fleuve barré et engorgé, l’esprit public se précipita de tout son poids naturel et de toute sa masse acquise dans le lit qu’on lui avait fermé. L’élan emporta les digues. Le violent retour aux sens noya la morale. La vertu parut puritaine. Le devoir et le fanatisme furent confondus dans un discrédit commun. Dans ce grand reflux, la dévotion, balayée avec l’honnêteté, laissa l’homme dévasté et fangeux. Les parties supérieures de sa nature disparurent ; il n’en resta que l’animal sans frein ni guide, lancé par ses convoitises à travers la justice et la pudeur.

Quand on regarde ces mœurs à travers Hamilton et Saint-Évremond, on les tolère. C’est que leurs façons françaises font illusion. La débauche du Français n’est qu’à demi choquante ; si l’animal en lui se déchaîne, c’est sans trop d’excès. Son fonds n’est pas, comme chez l’autre, rude et puissant. Vous pouvez casser la glace brillante qui le recouvre, sans rencontrer le torrent gonflé et bourbeux qui gronde sous son voisin541 ; le ruisseau qui en sortira n’aura que de petites échappées, rentrera de lui-même et vite dans son lit accoutumé. Le Français est doux, naturellement civilisé, peu enclin à la sensualité grande ou grossière, amateur de conversation sobre, aisément prémuni contre les mœurs crapuleuses par sa finesse et son bon goût. Le chevalier de Grammont a trop d’esprit pour aimer l’orgie. C’est qu’en somme l’orgie n’est pas agréable : casser des verres, brailler, dire des ordures, s’emplir jusqu’à la nausée, il n’y a là rien de bien tentant pour des sens un peu délicats ; il est né épicurien, et non glouton ou ivrogne. Ce qu’il cherche, c’est l’amusement, non la joie déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu’il n’est pas sans reproche. Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément la distinction du tien et du mien ; surtout je ne lui confierais pas ma femme : il n’est pas net du côté de la délicatesse ; ses escapades au jeu et auprès des dames sentent d’un peu bien près l’aigrefin et le suborneur. Mais j’ai tort d’employer ces grands mots à son endroit ; il sont trop pesants, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie créature. Ces lourds habits d’honneur ou de honte ne peuvent être portés que par des gens sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux, ni les autres, ni lui-même, ni le vice, ni la vertu. Passer le temps agréablement, voilà toute son affaire. « On ne s’ennuya plus dans l’armée, dit Hamilton, dès qu’il y fut. » C’est là sa gloire et son objet ; il ne se pique ni ne se soucie d’autre chose. Son valet le vole : un autre eût fait pendre le coquin : mais le vol était joli, il garde son drôle. Il partait oubliant d’épouser sa fiancée, on le rattrape à Douvres ; il revient, épouse ; l’histoire était plaisante : il ne demande rien de mieux. Un jour, étant sans le sou, il détrousse au jeu le comte de Caméran. « Est-ce qu’après la figure qu’il a faite, Grammont peut plier bagage comme un croquant ? Non pas, il a des sentiments, il soutiendra l’honneur de la France. » Le badinage couvre ici la tricherie ; au fond, il n’a pas d’idées bien claires sur la propriété. Il régale Caméran avec l’argent de Caméran ; Caméran eût-il mieux fait, ou autrement ? Peu importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne : le point important est gagné, puisqu’on s’est amusé à le prendre et qu’on s’amuse à le dépenser. L’odieux et l’ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S’il fait sa cour aux princes, soyez sûr que ce n’est point à genoux : une âme si vive ne s’affaisse point sous le respect ; l’esprit le met de niveau avec les plus grands ; sous prétexte d’amuser le roi, il lui dit des vérités vraies542. S’il tombe à Londres au milieu des scandales, il n’y enfonce point ; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement qu’il ne garde pas de boue. On n’aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les événements recèlent ; le conte file prestement, éveillant un sourire, puis un autre, puis encore un autre, si bien que l’esprit tout entier est emmené, d’un mouvement agile et facile, du côté de la belle humeur. À table, Grammont ne s’empiffrera pas ; au jeu, il ne deviendra pas furieux ; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros mots ; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L’esprit français est comme le vin français : il ne rend les gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes. Telle est la source de cet agrément : les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la bonté, ni le plaisir. Le libertin reste sociable, poli et prévenant ; sa gaieté n’est complète que par la gaieté des autres543 ; il s’occupe d’eux aussi naturellement que de lui-même, et, par surcroît, il reste alerte et dispos d’intelligence ; les saillies, les traits brillants, les mots heureux petillent sur ses lèvres : il pense à table et en compagnie, quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien qu’ici le débauché n’opprime pas l’homme ; Grammont dirait qu’il l’achève, et que l’esprit, le cœur, les sens ne trouvent leur perfection et leur joie que dans l’élégance et l’entrain d’un souper choisi.

III

Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d’enveloppe, la brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d’État disait que chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d’humanité et d’honneur, mais que chez eux, pour l’apaiser, il faudrait lui jeter de la viande crue. L’injure, le sang, l’orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d’abord l’esprit. Trois ans après le retour du roi, Butler publie son Hudibras : avec quels applaudissements ! les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement s’en est prolongé jusqu’à nous. Si vous saviez comme l’esprit en est bas, avec quelle maladresse et dans quelles balourdises il délaye sa farce vindicative ! Çà et là subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr ; mais tout le tissu de l’œuvre semble d’un Scarron, aussi ignoble que l’autre et plus méchant. Cela est imité, dit-on, de Don Quichotte ; Hudibras est un chevalier puritain qui va, comme l’autre, redresser les torts et embourser des gourmades. Dites plutôt que cela ressemble à la misérable contrefaçon d’Avellaneda544. Le petit vers bouffon trotte indéfiniment de son pas boiteux, clapotant dans la boue qu’il affectionne, aussi sale et aussi plat que dans l’Énéide travestie. La peinture d’Hudibras et de son cheval dure un chant presque entier ; quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à décrire ses culottes. D’interminables discussions scolastiques, des disputes aussi prolongées que celles des puritains, étendent leurs landes et leurs épines sur toute une moitié du poëme. Point d’action, point de naturel, partout des satires avortées, de grosses caricatures ; ni art, ni mesure, ni goût ; le style puritain est transformé en un baragouin absurde, et la rancune enfiellée, manquant son but par son excès même, défigure le portrait qu’elle veut tracer. Croiriez-vous qu’un tel écrivain fait le joli, qu’il veut nous égayer, qu’il prétend être agréable ? La belle raillerie que ce trait sur la barbe d’Hudibras ! « Ce météore chevelu dénonçait la chute des sceptres et des couronnes ; par son symbole lugubre, il figurait le déclin des gouvernements, et sa bêche545 hiéroglyphique disait que son tombeau et celui de l’État étaient creusés546. » Il est si content de cette gaieté insipide, qu’il la prolonge pendant dix vers encore. La bêtise croît à mesure qu’on avance. Se peut-il qu’on ait trouvé plaisantes des gentillesses comme celles-ci ? « Son épée avait pour page une dague, qui était un peu petite pour son âge, et en conséquence l’accompagnait en la façon dont les nains suivaient les chevaliers errants. C’était un poignard de service, bon pour la corvée et pour le combat ; quand il avait crevé une poitrine ou une tête, il servait à nettoyer les souliers ou à planter des oignons547. » Tout tourne au trivial ; si quelque beauté se présente, le burlesque la salit. À voir ces longs détails de cuisine, ces plaisanteries rampantes et crues, on croit avoir affaire à un amuseur des halles ; ainsi parlent les charlatans des ponts quand ils approprient leur imagination et leur langage aux habitudes des tavernes et des taudis. L’ordure s’y trouve ; en effet, la canaille rit quand le bateleur fait allusion aux ignominies de la vie privée548. Voilà le grotesque dont les courtisans de la Restauration ont fait leurs délices ; leur rancune et leur grossièreté se sont complues au spectacle de ces marionnettes criardes ; d’ici à travers deux siècles, on entend le gros rire de cet auditoire de laquais.

IV

Charles II à table faisait orgueilleusement remarquer à Grammont que ses officiers le servaient à genoux. Ils faisaient bien, c’était là leur vraie posture. Le grand chancelier Clarendon, un des hommes les plus honorés et les plus honnêtes de la cour, apprend à l’improviste, en plein conseil, que sa fille Anne est grosse des œuvres du duc d’York, et que ce duc, frère du roi, lui a promis mariage. Voici les paroles de ce tendre père ; il a pris soin lui-même de nous les transmettre. « Le chancelier549 s’emporta avec une excessive colère contre la perversité de sa fille et dit avec toute la véhémence imaginable qu’aussitôt qu’il serait chez lui, il la mettrait à la porte comme une prostituée, lui déclarant qu’elle eût à se pourvoir comme elle pourrait, et qu’il ne la reverrait jamais. » Remarquez que ce grand homme avait reçu la nouvelle chez le roi par surprise, et qu’il trouvait du premier coup ces accents généreux et paternels. « Il ajouta qu’il aimerait beaucoup mieux que sa fille fût la catin du duc que de la voir sa femme. » N’est-ce pas héroïque ? Mais laissons-le parler. Un cœur si noblement monarchique peut seul se surpasser lui-même. « Il était prêt à donner un avis positif, et il espérait que leurs seigneuries se joindraient à lui pour que le roi fît à l’instant envoyer la femme à la Tour, où elle serait jetée dans un cachot, sous une garde si stricte que nulle personne vivante ne pût être admise auprès d’elle, qu’aussitôt après on présenterait un acte au Parlement pour lui faire couper la tête, que non-seulement il y donnerait son consentement, mais qu’il serait le premier à le proposer. » Quelle vertu romaine ! Et de peur de n’être pas cru, il insiste : « Quiconque connaîtra le chancelier croira qu’il a dit cela de tout son cœur. » Il n’est pas encore content, il répète son avis, il s’adresse au roi avec toutes sortes de raisons concluantes pour obtenir qu’on tranche la tête à sa fille. « J’aimerais mieux me soumettre à son déshonneur et le supporter en toute humilité que le voir réparé par son mariage, pensée que j’exècre si fort que je serais bien plus content de la voir morte avec toute l’infamie qui est due à sa présomption ! » Voilà comment, en cas difficile, un homme garde ses traitements et sa simarre. Sir Charles Berkeley, capitaine des gardes du duc d’York, fit mieux encore ; il jura solennellement « qu’il avait couché » avec la jeune fille, et se dit prêt à l’épouser « pour l’amour du duc, quoique sachant le commerce du duc avec elle. » Puis un peu après il avoua qu’il avait menti, mais en tout bien, tout honneur, afin de sauver la famille royale de cette mésalliance. Ce beau dévouement fut payé ; il eut bientôt une pension sur la cassette et fut créé comte de Falmouth. Dès l’abord, la bassesse des corps publics avait égalé celle des particuliers. La Chambre des communes, tout à l’heure reine, encore pleine de presbytériens, de rebelles et de vainqueurs, vota « que ni elle ni le peuple d’Angleterre ne pouvaient être exempts du crime horrible de rébellion et de sa juste peine, s’ils ne s’appliquaient formellement la grâce et le pardon accordés par Sa Majesté dans la déclaration de Breda. » Puis tous ces héros allèrent en corps se jeter avec contrition aux pieds sacrés de leur monarque. Dans cet affaissement universel, il semblait que personne n’avait plus de cœur. Le roi se fait le mercenaire de Louis XIV, et vend son pays pour une pension de 200000 livres. Des ministres, des membres du Parlement, des ambassadeurs reçoivent l’argent de la France. La contagion gagna jusqu’aux patriotes, jusqu’aux plus purs, jusqu’aux martyrs. Lord Russell intrigua avec la cour de Versailles ; Algernon Sidney accepta 500 guinées. Ils n’ont plus assez de goût pour garder un peu d’esprit, ils n’ont plus assez d’esprit pour garder un peu d’honneur550.

Si vous regardez l’homme ainsi découronné, vous y retrouverez d’abord les instincts sanguinaires de la brute primitive. Un membre de la Chambre des communes, sir John Coventry, avait laissé échapper une parole qu’on prit pour un blâme des galanteries royales. Le duc de Monmouth, son ami, le fit assaillir en trahison, sur l’ordre du roi, par d’honnêtes gens dévoués, qui lui fendirent le nez jusqu’à l’os. Un scélérat, Blood, avait tenté d’assassiner le duc d’Osmond et poignardé le gardien de la Tour pour voler les diamants de la couronne. Charles II, jugeant que cet homme était intéressant et distingué dans son genre, lui fit grâce, lui donna un domaine en Irlande, l’admit dans sa familiarité face à face avec le duc d’Osmond, si bien que Blood devint une sorte de héros et fut reçu dans le meilleur monde. Après de si beaux exemples, on pouvait tout oser. Le duc de Buckingham, amant de la comtesse de Shrewsbury, tue le comte en duel ; la comtesse, déguisée en page, tenait le cheval de Buckingham, qu’elle embrassa tout sanglant ; puis ce couple de meurtriers et d’adultères revint publiquement, et comme en triomphe, à la maison du mort. On ne s’étonne plus d’entendre le comte de Kœnigsmark traiter « de peccadille » un assassinat qu’il avait commis avec guet-apens. Je traduis un duel d’après Pepys, pour faire comprendre ces mœurs de soudards et de coupe-jarrets. « Sir Henri Bellasses et Tom Porter, les deux plus grands amis du monde, parlaient ensemble, et sir Henri Bellasses parlait un peu plus haut que d’ordinaire, lui donnant quelque avis. Quelqu’un de la compagnie qui était là dit : — Comment ! est-ce qu’ils se querellent qu’ils parlent si haut ? —  Sir Henri Bellasses, entendant cela, dit : — Non, et je veux que vous sachiez que je ne querelle jamais que je ne frappe. Prenez cela pour une de mes règles. —  Comment, dit Tom Porter, frapper ? Je voudrais bien voir l’homme d’Angleterre qui oserait me donner un coup. —  Là-dessus sir Henri Bellasses lui donna un soufflet sur l’oreille, et ils allèrent pour se battre… Tom Porter apprit que la voiture de sir Henri Bellasses arrivait ; alors il sortit du café où il attendait les nouvelles, arrêta la voiture, et dit à sir Henri Bellasses de sortir. —  Bien, dit sir Henri Bellasses, mais vous ne m’attaquerez pas pendant que je descendrai, n’est-ce pas ? —  Non, dit Tom Porter. Il descendit, et tous deux dégainèrent. Ils furent blessés tous deux, et sir Henri Bellasses si fort, qu’il mourut dix jours après. » Ce n’étaient pas ces bouledogues qui pouvaient avoir pitié de leurs ennemis. La Restauration s’ouvrit par une boucherie. Les lords conduisirent le procès des républicains avec une impudence de cruauté et une franchise de rancune extraordinaires. Un shériff se colleta sur l’échafaud avec sir Henri Vane, fouillant dans ses poches, lui arrachant un papier qu’il essayait de lire. Pendant le procès du major général Harrison, le bourreau fut placé à côté de lui, en habit sinistre, une corde à la main ; on voulait lui donner tout au long l’avant-goût de la mort. Il fut détaché vivant de la potence, éventré ; il vit ses entrailles jetées dans le feu ; puis il fut coupé en quartiers, et son cœur encore palpitant fut arraché et montré au peuple. Les cavaliers par plaisir venaient là. Tel renchérissait ; le colonel Turner, voyant qu’on coupait en quartiers le légiste John Coke, dit aux gens du shériff d’amener plus près Hugh Peters, autre condamné ; l’exécuteur approcha, et, frottant ses mains rouges, demanda au malheureux si la besogne était de son goût. Les corps pourris de Cromwell, d’Ireton, de Bradshaw furent déterrés le soir, et les têtes plantées sur des perches au haut de Westminster-Hall. Les dames allaient voir ces ignominies ; le bon Evelyn y applaudissait ; les courtisans en faisaient des chansons. Ils étaient tombés si bas, qu’ils n’avaient plus même le dégoût physique. Les yeux et l’odorat n’aidaient plus l’humanité de leurs répugnances ; les sens étaient aussi amortis que le cœur.

V

Au sortir de ce sang, ils couraient à la débauche. Il faut lire la vie du comte de Rochester551, homme de cour et poëte, qui fut le héros du temps. Ce sont les mœurs d’un saltimbanque effréné et triste : hanter les tripots, suborner les femmes, écrire des chansons sales et des pamphlets orduriers, voilà ses plaisirs ; des commérages parmi les filles d’honneur, des tracasseries avec les écrivains, des injures reçues, des coups de bâton donnés, voilà ses occupations. Pour faire le galant, avant d’épouser sa femme, il l’enlève. Pour étaler du scepticisme, il finit par refuser un duel et gagner le nom de lâche. Cinq ans durant, dit-on, il resta ivre. La fougue intérieure, manquant d’une issue noble, le roulait dans des aventures d’arlequin. Une fois, avec le duc de Buckingham, il loua sur la route de Newmarket une auberge, se fit aubergiste, régalant les maris et débauchant les femmes. Il s’introduit déguisé en vieille chez un bonhomme avare, lui prend sa femme, qu’il passe à Buckingham. Le mari se pend ; ils trouvent l’affaire plaisante. Une autre fois il s’habille en porteur de chaise, puis en mendiant, et court les amourettes de la canaille. Il finit par se faire charlatan, astrologue, et vend dans les faubourgs des drogues pour faire avorter. C’est le dévergondage d’une imagination véhémente, qui se salit comme une autre se pare, qui se pousse en avant dans l’ordure et dans la folie comme une autre dans la raison et dans la beauté. Qu’est-ce que l’amour pouvait devenir dans des mains pareilles ? On ne peut pas copier même les titres de ses poëmes : il n’a écrit que pour les mauvais lieux. Stendhal disait que l’amour ressemble à une branche sèche jetée au fond d’une mine ; les cristaux la couvrent, se ramifient en dentelures, et finissent par transformer le bois vulgaire en une aigrette étincelante de diamants purs. Rochester commence par lui arracher toute sa parure ; pour être plus sûr de le saisir, il le réduit à un bâton. Tous les fins sentiments, tous les rêves, cet enchantement, cette sereine et sublime lumière qui transfigure en un instant notre misérable monde, cette illusion qui, rassemblant toutes les forces de notre être, nous montre la perfection dans une créature bornée, et le bonheur éternel dans une émotion qui va finir, tout disparaît ; il ne reste chez lui qu’un appétit rassasié et des sens éteints ; le pis, c’est qu’il écrit sans verve et correctement ; l’ardeur animale, la sensualité pittoresque lui manquent ; on retrouve dans ses satires un élève de Boileau. Rien de plus choquant que l’obscénité froide. On supporte les priapées de Jules Romain et la volupté vénitienne, parce que le génie y relève l’instinct physique, et que, la beauté de ses draperies éclatantes, transforme l’orgie en une œuvre d’art. On pardonne à Rabelais quand on a senti la séve profonde de joie et de jeunesse virile qui regorge dans ses ripailles : on en est quitte pour se boucher le nez, et l’on suit avec admiration, même avec sympathie, le torrent d’idées et de fantaisies qui roule à travers sa fange. Mais voir un homme qui tâche d’être élégant en restant sale, qui veut peindre en langage d’homme du monde des sentiments de crocheteur, qui s’applique à trouver pour chaque ordure une métaphore convenable, qui polissonne avec étude et de parti pris, qui, n’ayant pour excuse ni le naturel, ni l’élan, ni la science, ni le génie, dégrade le bon style jusqu’à cet office, c’est voir un goujat qui s’occupe à tremper une parure dans un ruisseau. Après tout viennent le dégoût et la maladie. Tandis que la Fontaine reste jusqu’au dernier jour capable de tendresse et de bonheur, celui-ci à trente ans injurie la femme avec une âcreté lugubre. « Quand elle est jeune, elle se prostitue pour son plaisir ; quand elle est vieille, elle prostitue les autres pour son entretien. Elle est un piége, une machine à meurtre, une machine à débauche. Ingrate, perfide, envieuse, son naturel est si extravagant, qu’il tourne à la haine ou à la bonté absurde. Si elle veut être grave, elle a l’air d’un démon ; on dirait d’une écervelée ou d’une coureuse quand elle tâche d’être polie : disputeuse, perverse, indigne de confiance, et avide pour tout dépenser en luxure552. » Quelle confession qu’un tel jugement, et quel abrégé de vie ! On voit à la fin le viveur hébété, desséché comme un squelette, rongé d’ulcères. Parmi les refrains, les satires crues, les souvenirs de projets avortés et de jouissances salies qui s’entassent comme dans un égout dans sa tête lassée, la crainte de la damnation fermente ; il meurt dévot à trente-trois ans.

Tout en haut, le roi donne l’exemple. « Ce vieux bouc », comme l’appellent les courtisans, se croit gai et élégant ; quelle gaieté et quelle élégance ! L’air français ne va pas aux gens d’outre-Manche. Catholiques, ils tombent dans la superstition étroite ; épicuriens, dans la grosse débauche ; courtisans, dans la servilité basse ; sceptiques, dans l’athéisme débraillé. Cette cour ne sait imiter que nos ameublements et nos costumes. L’extérieur de régularité et de décence que le bon goût public maintient à Versailles est rejeté d’ici comme incommode. Charles et son frère, en robe d’apparat, se mettent à courir comme au carnaval. Le jour où la flotte hollandaise brûla les navires anglais dans la Tamise, il soupait chez la duchesse de Monmouth et s’amusa à poursuivre un phalène. Au conseil, pendant qu’on exposait les affaires, il jouait avec son chien. Rochester et Buckingham l’injuriaient de reparties insolentes ou d’épigrammes dévergondées, il s’emportait et les laissait faire. Il se prenait de gros mots avec sa maîtresse publiquement ; elle l’appelait imbécile, et il l’appelait rosse. Il revenait de chez elle le matin, « si bien que les sentinelles elles-mêmes en parlaient553. » Il se laissait tromper par elle aux yeux de tous ; une fois elle prit deux acteurs, dont un saltimbanque. Au besoin, elle lui chantait pouille. « Le roi a déclaré qu’il n’était pas le père de l’enfant dont elle est grosse en ce moment ; mais elle lui a dit : « Le diable m’emporte ! vous le reconnaîtrez. » Là-dessus, il reconnaissait l’enfant, et prenait pour se consoler deux actrices. Quand arriva sa nouvelle épouse, Catherine de Bragance, il la séquestra, chassa ses domestiques, la brutalisa pour lui imposer la familiarité de sa drôlesse, et finit par la dégrader jusqu’à cette amitié. Le bon Pepys, en dépit de son cœur monarchique, finit par dire : « Ayant entendu le duc et le roi parler, et voyant et observant leurs façons de s’entretenir, Dieu me pardonne, quoique je les admire avec toute l’obéissance possible, pourtant plus on les considère et on les observe, moins on trouve de différence entre eux et les autres hommes, quoique, grâce en soit rendue à Dieu, ils soient tous les deux des princes d’une grande noblesse et d’un beau naturel ! » Il avait vu, un jour de fête, Charles II conduire miss Stewart dans une embrasure de croisée554, « et la dévorer de baisers une demi-heure durant, à la vue de tous. » Un autre jour, « le capitaine Ferrers lui dit qu’un mois auparavant dans un bal de la cour, une dame en dansant laissa tomber un enfant. » On l’emporta dans un mouchoir ; « le roi l’eut dans son cabinet environ une semaine, et le disséqua, faisant à son endroit de grandes plaisanteries. » Ces gaietés de carabin par-dessus ces aventures de mauvais lieu donnent la nausée. Les courtisans suivaient l’élan. Miss Jennings, qui devint duchesse de Tyrconnel, se déguisa un jour en vendeuse d’oranges, et cria sa marchandise dans les rues. Pepys raconte des fêtes où les seigneurs et les dames se barbouillaient l’un à l’autre le visage avec de la graisse de chandelle et de la suie, « tellement que la plupart d’entre eux ressemblaient à des diables. » La mode était de jurer, de raconter des scandales, de s’enivrer, de déblatérer contre les prêtres et l’Écriture, de jouer. Lady Castlemaine en une nuit perdit 25000 livres sterling. Le duc de Saint-Albans, aveugle, à quatre-vingts ans, allait au tripot, avec un domestique à côté de lui qui lui nommait chaque carte. Sedley et Buckhurst se déshabillaient pour courir les rues après minuit. Un autre, en plein jour, se mettait nu à la fenêtre pour haranguer la multitude. Je laisse dans Grammont les accouchements des filles d’honneur et les goûts contre la nature : il faut les montrer ou les cacher, et je n’ai pas le courage de les insinuer joliment à sa manière. Je finis par un récit de Pepys qui donnera la mesure. « Harry Killigrew m’a fait comprendre ce que c’est que cette société dont on a tant parlé récemment, et qui est désignée sous le nom de balleurs (ballers). Elle s’est formée de quelques jeunes fous, au nombre desquels il figurait, et de lady Bennett (comtesse d’Arlington), avec ses dames de compagnie et ses femmes. On s’y livrait à tous les débordements imaginables ; on y dansait à l’état de pure nature. » L’inconcevable, c’est que cette kermesse n’est point gaie : ils sont misanthropes et deviennent moroses ; ils citent le lugubre Hobbes et l’ont pour maître. En effet, c’est la philosophie de Hobbes qui va donner de ce monde le dernier mot et le dernier trait.

VI

Celui-ci est un de ces esprits puissants et limités qu’on nomme positifs, si fréquents en Angleterre, de la famille de Swift et de Bentham, efficaces et brutaux comme une machine d’acier. De là chez lui une méthode et un style d’une sécheresse et d’une vigueur extraordinaires, les plus capables de construire et de détruire ; de là une philosophie qui, par l’audace de ses dogmes, a mis dans une lumière immortelle une des faces indestructibles de l’esprit humain. Dans chaque objet, dans chaque événement, il y a quelque fait primitif et constant qui en est comme le noyau solide, autour duquel viennent se grouper les riches développements qui l’achèvent. L’esprit positif s’abat du premier coup sur ce noyau, écrase l’éclatante végétation qui le recouvre, la disperse, l’anéantit, puis, concentrant sur lui tout l’effort de sa prise véhémente, le dégage, le soulève, le taille, et l’érige en un lieu visible d’où il brillera désormais à tous et pour toujours comme un cristal. Tous les ornements, toutes les émotions sont exclus du style de Hobbes ; ce n’est qu’un amas de raisons et de faits serrés dans un petit espace, attachés entre eux par la déduction comme par des crampons de fer. Point de nuances, nul mot fin ou recherché. Il ne prend que les plus familiers de l’usage commun et durable ; depuis deux cents ans, il n’y en a pas douze chez lui qui aient vieilli ; il perce jusqu’au centre du sens radical, écarte l’écorce passagère et brillante, circonscrit la portion solide qui est la matière permanente de toute pensée et l’objet propre du sens commun. Partout, pour affermir, il retranche ; il atteint la solidité par les suppressions. De tous les liens qui unissent les idées, il n’en garde qu’un, le plus stable ; son style n’est qu’un raisonnement continu et de l’espèce la plus tenace, tout composé d’additions et de soustractions, réduit à la combinaison de quelques notions simples qui, s’ajoutant les unes aux autres ou se retranchant les unes des autres, forment sous des noms divers des totaux ou des différences dont on suit toujours la génération et dont on démêle toujours les éléments. Il a pratiqué d’avance la méthode de Condillac, remontant dès l’abord au fait primordial, tout palpable et sensible, pour suivre de degré en degré la filiation et le parentage des idées dont il est la souche, en sorte que le lecteur, conduit de chiffre en chiffre, peut à chaque moment justifier l’exactitude de son opération et vérifier la valeur de ses produits. Un pareil instrument logique fauche à travers les préjugés avec une roideur et une hardiesse d’automate. Hobbes déblaye la science des mots et des théories scolastiques. Il raille les quiddités, il écarte les espèces sensibles et intelligibles, il rejette l’autorité des citations555. Il tranche avec une main de chirurgien dans le cœur des croyances les plus vivantes. Il nie que les livres de Moïse, de Josué et des autres soient de leurs prétendus auteurs. Il déclare que nul raisonnement ne réussit à prouver la divinité de l’Écriture, et qu’il faut à chacun pour y croire une révélation surnaturelle et personnelle. Il renverse en six mots l’autorité de cette révélation et de toute autre : « Dire que Dieu a parlé en rêve à un homme, c’est dire simplement qu’il a rêvé que Dieu lui parlait. Dire qu’il a vu une vision ou entendu une voix, c’est dire qu’il a eu un rêve qui tenait du sommeil et de la veille. Dire qu’il parle par une inspiration surnaturelle, c’est dire qu’il trouve en lui-même un ardent désir de parler, ou quelque forte opinion pour laquelle il ne peut alléguer aucune raison naturelle et suffisante556. » Il réduit l’homme à n’être qu’un corps, l’âme à n’être qu’une fonction, Dieu à n’être qu’une inconnue. Toutes ses phrases sont des équations ou des réductions mathématiques. En effet, c’est aux mathématiques qu’il emprunte son idée de la science557. C’est d’après les mathématiques qu’il veut réformer les sciences morales. C’est le point de départ des mathématiques qu’il donne aux sciences morales, lorsqu’il pose que la sensation est un mouvement interne causé par un choc extérieur, le désir un mouvement interne, dirigé vers un corps extérieur, et lorsqu’il fabrique avec ces deux notions combinées tout le monde moral. C’est la méthode des mathématiques qu’il donne aux sciences morales, lorsqu’il démêle comme les géomètres deux idées simples qu’il transforme par degrés en idées plus complexes, et qu’avec la sensation et le désir il compose les passions, les droits et les institutions humaines, comme les géomètres avec la ligne courbe et la ligne droite composent les polyèdres les plus compliqués. C’est l’aspect des mathématiques qu’il a donné aux sciences morales, lorsqu’il a dressé dans la vie humaine sa construction incomplète et rigide, semblable au réseau de figures idéales que les géomètres instituent au milieu des corps. Pour la première fois, on voyait chez lui comme chez Descartes, mais avec excès et en plus haut relief, la forme d’esprit qui fit par toute l’Europe l’âge classique : non pas l’indépendance de l’inspiration et du génie comme à la Renaissance ; non pas la maturité des méthodes expérimentales et des conceptions d’ensemble comme dans l’âge présent ; mais l’indépendance de la raison raisonnante, qui, écartant l’imagination, s’affranchissant de la tradition, pratiquant mal l’expérience, trouve dans la logique sa reine, dans les mathématiques son modèle, dans le discours son organe, dans la société polie son auditoire, dans les vérités moyennes son emploi, dans l’homme abstrait sa matière, dans l’idéologie sa formule, dans la révolution française sa gloire et sa condamnation, son triomphe et sa fin.

Mais tandis que Descartes, au milieu d’une société et d’une religion épurées, ennoblies et apaisées, intronisait l’esprit et relevait l’homme, Hobbes, au milieu d’une société bouleversée et d’une religion en délire, dégradait l’homme et intronisait le corps. Par dégoût des puritains, les courtisans réduisaient la vie humaine à la volupté animale ; par dégoût des puritains, Hobbes réduisait la nature humaine à la partie animale. Les courtisans étaient athées et brutaux en pratique : il était athée et brutal en spéculation. Ils avaient établi la mode de l’instinct et de l’égoïsme : il écrivait la philosophie de l’égoïsme et de l’instinct. Ils avaient effacé de leurs cœurs tous les sentiments fins et nobles : il effaçait du cœur tous les sentiments nobles et fins. Il érigeait leurs mœurs en théorie, donnait le manuel de leur conduite, et rédigeait d’avance les axiomes558 qu’ils allaient traduire en actions. Selon lui comme selon eux, « le premier des biens est la conservation de la vie et des membres ; le plus grand des maux est la mort, surtout avec tourment. » Les autres biens et les autres maux ne sont que les moyens de ceux-là. Nul ne recherche ou souhaite que ce qui lui est agréable. « Nul ne donne qu’en vue d’un avantage personnel. » — Pourquoi les amitiés sont-elles des biens ? « Parce qu’elles sont utiles, les amis servant à la défense et encore à d’autres choses. » — Pourquoi avons-nous pitié du malheur d’autrui ? « Parce que nous considérons qu’un malheur semblable pourrait nous arriver. » — Pourquoi est-il beau de pardonner à qui demande pardon ? « Parce que c’est là une preuve de confiance en soi-même. » Voilà le fond du cœur humain. Regardez maintenant ce qu’entre ces mains flétrissantes deviennent les plus précieuses fleurs. « La musique, la peinture, la poésie, sont agréables comme imitations qui rappellent le passé, parce que, si le passé à été bon, il est agréable en imitation comme bon, et que, s’il a été mauvais, il est agréable en imitation comme passé. » C’est à ce grossier mécanisme qu’il réduit les beaux-arts ; on s’en est aperçu quand il a voulu traduire l’Iliade. À ses yeux, la philosophie est du même ordre. « Si la sagesse est utile, c’est qu’elle est de quelque secours ; si elle est désirable en soi, c’est qu’elle est agréable. » Ainsi nulle dignité dans la science : c’est un passe-temps ou une aide, bonne au même titre qu’un domestique ou un pantin. L’argent, étant plus utile, vaut mieux. C’est pourquoi « celui qui est sage n’est pas riche, comme disent les stoïciens, mais celui qui est riche est sage559. » Pour la religion, elle n’est que la « crainte d’un pouvoir invisible feint par l’esprit ou imaginé d’après des récits publiquement autorisés560. » En effet, cela est vrai pour l’âme d’un Rochester ou d’un Charles II ; poltrons ou injurieux, crédules ou blasphémateurs, ils n’ont rien soupçonné au-delà. —  Nul droit naturel. « Avant que les hommes se fussent liés par des conventions, chacun avait le droit de faire ce qu’il voulait contre qui il voulait. » Nulle amitié naturelle. « Les hommes ne s’associent que par intérêt ou vanité, c’est-à-dire par amour de soi, non par amour des autres. L’origine des grandes sociétés durables n’est pas la bienveillance mutuelle. Tous dans l’état de nature ont la volonté de nuire… L’homme est un loup pour l’homme… L’état de nature est la guerre, non pas simple, mais de tous contre tous, et par essence cette guerre est éternelle.561 » Le déchaînement des sectes, le conflit des ambitions, la chute des gouvernements, le débordement des imaginations aigries et des passions malfaisantes avaient suggéré cette idée de la société et de l’homme. Ils aspiraient tous, philosophes et peuple, à la monarchie et au repos. Hobbes, en logicien inexorable, la veut absolue ; la répression en sera plus forte et la paix plus stable. Que nul ne résiste au souverain. Quoi qu’il fasse contre un sujet, quel qu’en soit le prétexte, ce n’est point injustice. C’est lui qui doit décider des livres canoniques. Il est pape et plus que pape. Ses sujets, s’il l’ordonne, doivent renoncer au Christ, au moins de bouche ; le pacte primitif lui a livré sans réserve l’entière possession de tous les actes extérieurs ; au moins, de cette façon, les sectaires n’auront pas, pour troubler l’État, le prétexte de leur conscience. C’est dans ces extrémités que l’immense fatigue et l’horreur des guerres civiles avaient précipité un esprit étroit et conséquent. Sur cette prison scellée où il enfermait et resserrait de tout son effort la méchante bête de proie, il appuyait comme un dernier bloc, pour éterniser la captivité humaine, la philosophie entière et toute la théorie, non-seulement de l’homme, mais du reste de l’univers. Il réduisait les jugements à « l’addition de deux noms », les idées à des états du cerveau, les sensations à des mouvements corporels, les lois générales à de simples mots, toute substance au corps, toute science à la connaissance des corps sensibles, tout l’être humain à un corps capable de mouvement reçu ou rendu562, en sorte que l’homme, n’apercevant lui-même et la nature que par la face méprisée, et rabattu dans sa conception de lui-même et du monde, pût ployer sous le faix de l’autorité nécessaire et subir enfin le joug que sa nature rebelle refuse et doit porter. Tel est en effet le désir que suggère ce spectacle de la restauration anglaise. L’homme méritait alors ce traitement, parce qu’il inspirait alors cette philosophie ; il va se montrer sur la scène tel qu’il s’est montré dans la théorie et dans les mœurs.

VII

Quand les théâtres, fermés par le parlement, rouvrirent, on s’aperçut bientôt que le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande école, n’écrit plus et meurt. Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés de refaire les pièces de Shakspeare, de Fletcher, de Beaumont, pour les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir le Songe d’une nuit d’été 563, déclare « qu’il n’y retournera plus jamais, car c’est la plus insipide et ridicule pièce qu’il ait vue de sa vie. » La comédie se transforme ; c’est que le public s’était transformé.

Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher ! Quelles âmes jeunes et charmantes ! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du genièvre, devant cette misérable scène à demi éclairée, devant ces décors de cabaret, ces rôles de femmes joués par des hommes, l’illusion les prenait. Ils ne s’inquiétaient guère des vraisemblances ; on pouvait les promener en un instant sur des forêts et des océans, d’un ciel à l’autre, à travers vingt années, parmi dix batailles et tout le pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient point de toujours rire ; la comédie, après un éclat de bouffonnerie, reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient moins pour s’égayer que pour rêver. Il y avait dans ces cœurs tout neufs comme un amas de passions et de songes, passions sourdes, songes éclatants, dont l’essaim emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poëte vînt lui ouvrir la nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages entrevus dans un éclair, la crinière grisonnante d’une longue vague qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches lèvent leur tête inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d’une jeune fille qui aime, le vol sublime et changeant de tous les sentiments délicats, par-dessus tout l’extase des passions romanesques, voilà les spectacles et les émotions qu’ils venaient chercher. Ils montaient d’eux-mêmes au plus haut du monde idéal ; ils voulaient contempler les extrêmes générosités, l’amour absolu ; ils ne s’étonnaient point des féeries, ils entraient sans effort dans la région que la poésie transfigure ; leurs yeux avaient besoin de sa lumière. Ils comprenaient du premier coup ses excès et ses caprices ; ils n’avaient pas besoin d’être préparés ; ils suivaient ses écarts, ses bizarreries, le fourmillement de ses inventions regorgeantes, les soudaines prodigalités de ses couleurs surchargées, comme un musicien suit une symphonie. Ils étaient dans cet état passager et extrême où l’imagination adulte et vierge, encombrée de désirs, de curiosités et de forces, développe tout d’un coup l’homme, et dans l’homme ce qu’il y a de plus exalté et de plus exquis.

Des viveurs ont pris leur place. Ils sont riches, ils ont tâché de se polir à la française, ils ont ajouté à la scène des décors mobiles, de la musique, des lumières, de la vraisemblance, de la commodité, toute sorte d’agréments extérieurs ; mais le cœur leur manque. Représentez-vous ces fats à demi ivres, qui ne voient dans l’amour que le plaisir, et dans l’homme que les sens : un Rochester au lieu d’un Mercutio. Avec quelle partie de son âme pourrait-il comprendre la poésie et la fantaisie ? La comédie romanesque est hors de sa portée ; il ne peut saisir que le monde réel, et dans ce monde l’enveloppe palpable et grossière. Donnez-lui une peinture exacte de la vie ordinaire, des événements plats et probables, l’imitation littérale de ce qu’il fait, et de ce qu’il est ; mettez la scène à Londres, dans l’année courante ; copiez ses gros mots, ses railleries brutales, ses entretiens avec les marchandes d’oranges, ses rendez-vous au parc, ses essais de dissertation française. Qu’il se reconnaisse, qu’il retrouve les gens et les façons qu’il vient de quitter à sa taverne ou dans l’antichambre ; que le théâtre et la rue soient de plain-pied. La comédie lui donnera les mêmes plaisirs que la vie ; il s’y traînera également dans la vulgarité et dans l’ordure ; il n’aura besoin pour y assister ni d’imagination, ni d’esprit ; il lui suffira d’avoir des yeux et des souvenirs. Cette exacte imitation lui fournira l’amusement en même temps que l’intelligence. Les vilaines paroles le feront rire par sympathie, les images effrontées le divertiront par réminiscence. L’auteur d’ailleurs prend soin de lui fournir une fable qui le réveille ; il s’agit ordinairement d’un père ou d’un mari qu’on trompe. Les beaux gentilshommes prennent comme l’écrivain le parti du galant, s’intéressent à ses progrès, et se croient avec lui en bonne fortune. Joignez à cela des femmes qu’on débauche et qui veulent être débauchées. Ces provocations, ces façons de filles, le chassez-croisez des échanges et des surprises, le carnaval des rendez-vous et des soupers, l’impudence des scènes aventurées jusqu’aux démonstrations physiques, les chansons risquées, les gueulées 564 lancées et renvoyées parmi des tableaux vivants, toute cette orgie représentée remue les coureurs d’intrigues par l’endroit sensible. Et par surcroît le théâtre consacre leurs mœurs. À force de ne représenter que des vices, il autorise leurs vices. Les écrivains posent en règle que toutes les femmes sont des drôlesses, et que tous les hommes sont des brutes. La débauche entre leurs mains devient une chose naturelle, bien plus, une chose de bon goût ; ils la professent. Rochester et Charles II pouvaient sortir du théâtre édifiés sur eux-mêmes, convaincus comme ils l’étaient déjà que la vertu n’est qu’une grimace, la grimace des coquins adroits qui veulent se vendre cher.

VIII

Dryden, qui un des premiers565 entre dans cette voie, n’y entre pas résolument. Une sorte de fumée lumineuse, reste de l’âge précédent, plane encore sur son théâtre. Sa riche imagination le retient à demi dans la comédie romanesque. Un jour il arrange le Paradis de Milton, la Tempête et le Troilus de Shakspeare. Un autre jour, dans l’Amour au Couvent, dans le Mariage à la mode, dans le Faux Astrologue, il imite les imbroglios et les surprises espagnoles. Il a tantôt des images éclatantes et des métaphores exaltées comme les vieux poëtes nationaux, tantôt des figures recherchées et de l’esprit pointillé comme Calderon et Lope. Il mêle le tragique et le plaisant, les renversements de trônes et les peintures de mœurs. Mais dans ce compromis maladroit l’âme poétique de l’ancienne comédie a disparu : il n’en reste que le vêtement et la dorure. L’homme nouveau se montre grossier et immoral, avec ses instincts de laquais sous ses habits de grand seigneur, d’autant plus choquant que Dryden en cela contrarie son talent, qu’il est au fond sérieux et poëte, qu’il suit la mode et non sa pensée, qu’il fait le libertin par réflexion, et pour se mettre au goût du jour566. Il polissonne maladroitement et dogmatiquement ; il est impie sans élan, en périodes développées. Un de ses galants s’écrie : « Est-ce que l’amour sans le prêtre et l’autel n’est pas l’amour ? Le prêtre est là pour son salaire et ne s’inquiète pas des cœurs qu’il unit. L’amour seul fait le mariage567. » — « Je voudrais, dit Hippolyte, qu’il y eût un bal en permanence dans notre cloître, et que la moitié des jolies nonnes y fût changée en hommes pour le service des autres568. » Nul ménagement, nul tact. Dans son Moine espagnol, la reine, assez honnête femme, dit à Torrismond qu’elle va faire tuer le vieux roi détrôné pour l’épouser, lui Torrismond, plus à son aise. Bientôt on leur annonce le meurtre : « Maintenant, dit la reine, marions-nous. Cette nuit, cette heureuse nuit, est à vous et à moi569. » À côté de cette tragédie sensuelle, l’intrigue comique, poussée jusqu’aux familiarités les plus lestes, étale l’amour d’un cavalier pour une femme mariée qui à la fin se trouve être sa sœur. Dryden ne trouve dans ce dénoûment rien qui froisse son cœur. Il a perdu jusqu’aux plus vulgaires répugnances de la pudeur naturelle. Quand il traduit une pièce hasardée, Amphitryon, par exemple, il la trouve trop modeste ; il en ôte les adoucissements, il en alourdit le scandale. « Le roi et le prêtre, dit Jupiter, sont en quelque manière contraints par convenance d’être des hypocrites bien masqués570. » Là-dessus, le dieu étale crûment son despotisme. Au fond, ses sophismes et son impudence sont pour Dryden un moyen de décrier par contre-coup les théologiens et leur Dieu arbitraire. « Un pouvoir absolu, dit Jupiter, ne peut faire de mal. Je n’en puis faire à moi-même, puisque c’est ma volonté que je fais, ni aux hommes, puisque tout ce qu’ils ont est à moi. Cette nuit je jouirai de la femme d’Amphitryon, car lorsque je la fis, je décrétai que mon bon plaisir serait de l’aimer. Ainsi je ne fais point de tort à son mari, car je me suis réservé le droit de l’avoir tant qu’elle me plairait571. » Cette pédanterie ouverte se change en luxure ouverte sitôt qu’il voit Alcmène. Nul détail n’est omis : Jupiter lui dit tout, et devant les suivantes, et le lendemain, quand il sort, elle fait pis que lui, elle s’accroche à lui, elle entre dans des peintures intimes. Toutes les façons royales de la haute galanterie ont été arrachées comme un vêtement incommode ; c’est le sans-gêne cynique au lieu de la décence aristocratique ; la scène est écrite d’après Charles II et la Castlemaine572 au lieu d’être écrite d’après Louis XIV et Mme de Montespan.

IX

J’en passe plusieurs : Crowne, l’auteur de Sir Courtly Nice ; Shadwell, l’imitateur de Ben Jonson ; mistress Afra Behn, qui se fit appeler Astrée, espion et courtisane, payée par le gouvernement et par le public. Etheredge est le premier qui, dans son Homme à la mode, donne l’exemple de la comédie imitative et peigne uniquement les mœurs d’alentour ; du reste franc viveur et contant librement ses habitudes. « Pourchasser les filles, hanter le théâtre, ne songer à rien toute la journée, et toute la nuit aussi, direz-vous » : c’étaient là ses occupations à Londres. Plus tard, à Ratisbonne, « il fait de graves révérences, converse avec les sots, écrit des lettres insipides573 », et se console mal avec les Allemandes. C’est avec ce sérieux qu’il prenait ses fonctions d’ambassadeur. Un jour, ayant trop dîné, il tomba du haut d’un escalier et se cassa le cou ; la perte n’était pas grande. Mais le héros de ce monde fut William Wycherley, le plus brutal des écrivains qui aient sali le théâtre. Envoyé en France pendant la révolution, il s’y fit papiste, puis au retour abjura, puis à la fin, dit Pope, abjura encore. Privées du lest protestant, ces têtes vides allaient de dogme en dogme, de la superstition à l’incrédulité ou à l’indifférence, pour finir par la peur. Il avait appris chez M. de Montausier l’art de bien porter des gants et une perruque ; cela suffisait alors pour faire un gentleman. Ce mérite et le succès d’une pièce ignoble, l’Amour au bois, attirèrent sur lui les yeux de la duchesse de Cleveland, maîtresse du roi et de tout le monde. Cette femme, qui ramassait des danseurs de corde, le ramassa un jour au beau milieu du Ring. Elle mit la tête à la portière et lui cria publiquement : « Monsieur, vous êtes un maraud, un drôle, un fils de… » Touché de ce compliment, il accepta ses bonnes grâces, et obtint par contre-coup celles du roi. Il les perdit, épousa une femme de mauvaises mœurs, se ruina, resta sept ans en prison pour dettes, passa le reste de sa vie dans les embarras d’argent, regrettant sa jeunesse, perdant la mémoire, écrivaillant de mauvais vers qu’il faisait corriger par Pope avec toutes sortes de tiraillements d’amour-propre, rimant des obscénités plates, traînant son corps usé et son cerveau lassé à travers la misanthropie et le libertinage, jouant le misérable rôle de viveur édenté et de polisson en cheveux blancs. Onze jours avant sa mort, il avait épousé une jeune fille qui se trouva une coquine. Il finit comme il avait commencé, par la maladresse et l’inconduite, n’ayant réussi ni à être heureux ni à être honnête, n’ayant employé un esprit viril et un talent vrai que pour son mal et le mal d’autrui.

C’est qu’il n’était pas né épicurien. Son fonds, vraiment anglais, c’est-à-dire énergique et sombre, répugnait à l’insouciance aisée et aimable qui permet de prendre la vie comme une partie de plaisir. Son style est travaillé et pénible. Son ton est virulent et acerbe. Il fausse souvent la comédie pour arriver à la satire haineuse. L’effort et l’animosité se marquent dans tout ce qu’il dit et fait dire. C’est un Hobbes, non pas méditatif et tranquille comme l’autre, mais actif et irrité, qui ne voit que du vice dans l’homme, et se sent homme jusqu’au fond. Le seul travers qu’il repousse, c’est l’hypocrisie ; le seul devoir qu’il prescrive, c’est la franchise. Il veut que les autres avouent leur vice, et il commence par avouer le sien. « Quoique je ne sache pas mentir comme les poëtes, dit-il, je suis aussi vain qu’eux » ; puis, parlant de sa reconnaissance : « Voilà, madame, la gratitude des poëtes, qui, en bon anglais, n’est qu’orgueil et ambition574. » Chez lui, nulle poésie d’expression, nulle conception d’idéal, nul établissement de morale qui puisse consoler, relever ou épurer les hommes. Il les parque dans leur perversité et dans leur ordure, et s’y installe avec eux. Il leur montre les vilenies du bas-fond où il les confine ; il veut qu’ils respirent cette fange ; il les y enfonce, non pour les en dégoûter comme d’une chute accidentelle, mais pour les y accoutumer comme à une assiette naturelle. Il arrache les compartiments et les ornements par lesquels ils essayent de couvrir leur état ou de régler leur désordre. Il s’amuse à les faire battre, il se complaît dans le tapage des instincts déchaînés ; il aime les retours violents du pêle-mêle humain, l’embrouillement des méchancetés, la dureté des meurtrissures. Il déshabille les convoitises, il les fait agir tout au long, il les ressent par contre-coup, et, tout en les jugeant nauséabondes, il les savoure. En fait de plaisir, on prend ce qu’on trouve : les ivrognes de barrière, à qui l’on demande comment ils peuvent aimer leur vin bleu, répondent qu’il soûle tout de même et qu’ils n’ont que cela d’agrément.

Qu’on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C’est une œuvre de psychologie, voisine de la critique et de l’histoire, ayant des libertés presque égales, parce qu’elle contribue presque également à exposer l’anatomie du cœur575. Il faut bien qu’on puisse représenter les maladies morales, surtout lorsqu’on le fait pour compléter la science, froidement, exactement, et en style de dissection. Un tel livre de sa nature est abstrait : il se lit dans un cabinet, sous la lampe. Mais transportez-le sur le théâtre, empirez ces scènes d’alcôve, réchauffez-les par des scènes de mauvais lieux, donnez-leur un corps par les gestes et les paroles vibrantes des actrices ; que les yeux et tous les sens s’en remplissent, non pas les yeux d’un spectateur isolé, mais ceux de mille hommes et femmes confondus dans le parterre, irrités par l’intérêt de la fable, par la précision de l’imitation littérale, par le ruissellement des lumières, par le bruit des applaudissements, par la contagion des impressions qui courent comme un frisson dans tous les nerfs excités et tendus ! Voilà le spectacle qu’a fourni Wycherley et qu’a goûté cette cour. Est-il possible qu’un public, et un public de choix, soit venu écouter de pareilles scènes ? Dans l’Amour au bois, à travers les complications des rendez-vous nocturnes et des viols acceptés ou commencés, on voit un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa maîtresse, à un beau gentilhomme du temps, Ranger. Il la vante, avec quels détails ! Il frappe à sa porte ; l’acheteur cependant s’impatiente et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut vendre Lucy pour elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène alors un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d’abord ne veut pas financer. « Payez donc à dîner ! » Il donne un groat pour un gâteau et de l’ale576. L’entremetteuse se récrie, il lâche une couronne. « Mais pour les rubans, les pendants d’oreille, les bas, les gants, la dentelle et tout ce qu’il faut à la pauvre petite ? » Il se débat. —  Allons ! une demi-guinée. —  « Une demi-guinée ! » dit la vieille. —  « Je t’en prie, va-t’en ; prends l’autre guinée aussi, deux guinées, trois guinées, cinq ; voilà, c’est tout ce que j’ai. —  Il me faut aussi ce grand anneau à cachet, ou je ne bouge pas577 ! » Elle s’en va enfin, ayant tout extorqué, et Lucy fait l’innocente, semble croire que Gripe est un maître à danser, et lui demande sa leçon. Ici quelles scènes et quelles équivoques ! Enfin elle crie, la mère et des gens apostés enfoncent la porte ; Gripe est pris au piége, on le menace d’appeler le constable, on lui escroque cinq cents livres sterling. —  Faut-il conter le sujet de l’Épouse campagnarde ? On a beau glisser, on appuie trop. Horner, gentilhomme qui revient de France, répand le bruit qu’il ne peut plus faire tort aux maris. Vous devinez ce qu’entre les mains de Wycherley une pareille donnée peut fournir, et il en tire tout ce qu’elle contient. Les femmes causent de son état, et devant lui ; elles se font détromper par lui, et s’en vantent. Il y en a trois qui viennent chez lui, font ripaille, boivent, chantent, et quelles chansons ! C’est le débordement de l’orgie qui triomphe, se décerne elle-même la couronne et s’étale en maximes. « Notre vertu, dit l’une d’elles, est comme la conscience de l’homme d’État, la parole du quaker, le serment du joueur, l’honneur du grand seigneur : rien qu’une grimace pour duper ceux qui se fient à nous. » À la dernière scène, les soupçons éveillés se calment sur une nouvelle déclaration de Horner. Tous les mariages sont salis, et ce carnaval finit par une danse des maris trompés. Pour comble, Horner propose au public son exemple, et l’actrice qui vient dire l’épilogue achève l’ignominie de la pièce en avertissant les faux galants qu’ils aient à se bien tenir, et que s’ils peuvent duper les hommes, « ce n’est pas aux femmes qu’on en peut donner à garder578. »

Mais ce qui est véritablement unique, et le plus extraordinaire des signes de ce temps, c’est qu’au milieu de ces provocations nulle circonstance repoussante n’est omise, et que le conteur semble tenir autant à nous dégoûter qu’à nous dépraver579. À chaque instant, les élégants, même les dames, mettent en tiers dans la conversation ce qui, depuis le seizième siècle, accompagne l’amour. Dapperwitt, en offrant Lucy, dit pour excuser les retards : « Laissez-lui le temps de mettre sa longue mouche sous l’œil gauche et de corriger son haleine avec un peu d’écorce de citron580. » Lady Flippant, seule dans le parc, s’écrie : « Malheureuse femme que je suis ! j’ai quitté le troupeau pour mettre les chiens à mes trousses, et pas un vagabond ivrogne qui vienne trébucher sur mon chemin ! Les mendiantes en loques, les ramasseuses de cendres ont meilleure chance que moi.581 » Ce sont là les morceaux les plus doux, jugez des autres ! Il prend à tâche de révolter même les sens ; l’odorat, les yeux, tout souffre devant ses pièces ; il faut que ses auditeurs aient eu des nerfs de matelot. Et c’est de cet abîme que la littérature anglaise est remontée jusqu’à la sévérité morale, jusqu’à la décence excessive qu’elle s’impose aujourd’hui ! Ce théâtre est comme une guerre déclarée à toute beauté, à toute délicatesse. Si Wycherley emprunte à quelque écrivain un personnage, c’est pour le violenter ou le dégrader jusqu’au niveau des siens. S’il imite l’Agnès de Molière582, il la marie afin de profaner le mariage, lui ôte l’honneur, bien plus la pudeur, bien plus encore la grâce, change sa tendresse naïve en instinct éhonté et en confessions scandaleuses583. S’il prend la Viola de Shakspeare584, c’est pour la traîner dans des bassesses d’entremetteuse, parmi les brutalités et les coups de main. S’il traduit le rôle de Célimène, il efface d’un trait les façons de grande dame, les finesses de femme, le tact de maîtresse de maison, la politesse, le grand air, la supériorité d’esprit et de savoir-vivre, pour mettre à la place l’impudence et les escroqueries d’une courtisane « forte en gueule. » S’il invente une fille presque honnête, Hippolyta, il commence par lui mettre dans la bouche des paroles telles qu’on n’en peut rien transcrire. Quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, qu’il crée ou qu’il copie, qu’il blâme ou qu’il loue, son théâtre est une diffamation de l’homme, qui rebute en même temps qu’elle attire, et qui écœure quand elle corrompt.

Un don surnage pourtant, la force, qui ne manque jamais dans ce pays, et y donne un tour propre aux vertus comme aux vices. Quand on a écarté les phrases d’auteur tout oratoires et pesamment composées d’après les Français, on aperçoit le vrai talent anglais, le sentiment poignant de la nature et de la vie. Wycherley a ce lucide et hardi regard qui saisit dans une situation les gestes, l’expression physique, le détail sensible, qui fouille jusqu’au fond des crudités et des bassesses, qui atteint, non pas l’homme en général et la passion telle qu’elle doit être, mais l’individu particulier et la passion telle qu’elle est. Il est réaliste, non pas de parti pris, comme nos modernes, mais par nature. Il plaque violemment son plâtre sur la figure grimaçante et bourgeonnée de ses drôles pour nous porter sous les yeux le masque implacable où s’est collée au passage l’empreinte vivante de leur laideur. Il charge ses pièces d’incidents, il multiplie l’action, il pousse la comédie jusqu’aux situations dramatiques ; il bouscule ses personnages à travers les coups de main et les violences, il va jusqu’à les fausser pour outrer la satire. Voyez dans Olivia, qu’il copie d’après Célimène, la fougue des passions qu’il manie. Elle peint ses amis comme Célimène585, mais avec quels outrages ! « Milady Automne ? —  Un vieux carrosse repeint. —  Sa fille ? —  Splendidement laide, une mauvaise croûte dans un cadre riche. —  Et la dégoûtante vieille au haut bout de sa table… —  Renouvelle la coutume grecque de servir une tête de mort dans les banquets. » Nos nerfs modernes ne supporteraient pas le portrait qu’elle fait de Manly, son amant ; celui-ci l’entend par surprise ; à l’instant elle se redresse, le raille en face, se déclare mariée, lui dit qu’elle garde les diamants qu’elle a reçus de lui, et le brave. « Mais, lui dit-on, par quel attrait l’aimiez-vous ? Qu’est-ce qui avait pu vous donner du goût pour lui ? —  Ce qui force tout le monde à flatter et à dissimuler, sa bourse ; j’avais une vraie passion pour elle586. » Son impudence est celle d’une courtisane déclarée. Amoureuse dès la première vue de Fidelio, qu’elle prend pour un jeune homme, elle se pend à son cou, « l’étouffe de baisers » ; puis dans l’obscurité elle tâtonne pour le trouver en disant : « Où sont tes lèvres ? » Il y a une sorte de « férocité » animale dans son amour. Elle renvoie son mari par une comédie improvisée ; puis, avec un mouvement de danseuse : « Va-t’en, mon mari, et viens, mon ami. Justement les seaux dans le puits : l’un descendant fait monter l’autre. » Elle éclate d’un rire mordant : « Pourvu qu’ils n’aillent pas comme eux se heurter en route et se casser l’un l’autre587 ! » Surprise en flagrant délit et ayant tout avoué à sa cousine, dès qu’elle entrevoit une espérance de salut, elle revient sur son aveu avec une effronterie d’actrice : « Eh bien ! cousine, lui dit l’autre, je le confesse, c’était là de l’hypocrisie raisonnable. —  Quelle hypocrisie ? —  Je veux dire, ce conte que vous avez fait à votre mari ; il était permis, puisque c’était pour votre défense. —  Quel conte ? Je vous prie de savoir que je n’ai jamais fait de conte à mon mari. —  Vous ne me comprenez pas, bien sûr : je dis que c’était une bonne manière d’en sortir, et honnête, de faire passer votre galant pour une femme. —  Qu’est-ce que vous voulez dire, encore une fois, avec mon galant, et qui est-ce qui a passé pour une femme ? —  Comment ! vous voyez bien que votre mari l’a pris pour une femme ! —  Qui ? —  Mon Dieu ! mais l’homme qu’il a trouvé avec vous ! —  Seigneur ! vous êtes folle à coup sûr. —  Oh ! ce jeu-là est trop insipide, Il en est blessant. —  Et se jouer de mon honneur est encore plus blessant. —  Quelle impudence admirable ! —  De l’impudence, moi ! à moi un tel langage ! Oh bien ! je ne reverrai plus votre visage. Lettice, où êtes-vous ? Venez, laissons là cette méchante femme médisante. —  Un mot d’abord, madame, je vous prie ; pourriez-vous jurer que votre mari ne vous a pas trouvée avec… —  Jurer ! Oui, que quiconque est monté dans ma chambre, inconnu, dans l’obscurité, homme ou femme, je ne le connais pas, et par le ciel, et par tout ce qui est bon ; et si je meurs, puissé-je n’avoir jamais une seule joie dans ce monde ni dans l’autre ! Oui, et je veux être éternellement… —  Damnée ! et vous l’êtes ; mais vous n’avez plus besoin de vous parjurer : autant jouer franc jeu. —  Ô horrible ! horrible avis ! Sortons, ne l’entendons pas ; viens, Lettice, elle nous corromprait588. » Voilà de la verve, et si j’osais conter les audaces et les vérifications de l’action nocturne, on verrait que Mme Marneffe a une sœur et Balzac un devancier.

Il est un personnage qui montre en abrégé son talent et sa morale, tout composé d’énergie et d’indélicatesse, Manly, le plain dealer, si visiblement son favori, que les contemporains ont donné à l’auteur en surnom le nom de son héros. Manly est peint d’après Alceste, et l’énormité des différences mesure la différence des deux mondes et des deux pays589. Il n’est pas gentilhomme de cour, mais capitaine de vaisseau, avec les allures des marins du temps, la casaque tachée de goudron et sentant l’eau-de-vie590, prompt aux voies de fait et aux jurons sales, appelant les gens chiens et esclaves, et, quand ils lui déplaisent, les jetant à coups de pied dans l’escalier. « Mylord, dit-il à un seigneur avec un grondement de dogue, les gens de votre espèce sont comme les prostituées et les filous, dangereux seulement pour ceux que vous embrassez. » Puis, quand le pauvre homme essaye de lui parler à l’oreille : « Mylord, tout ce que vous m’avez appris en me chuchotant ce que je savais d’avance, c’est que vous avez l’haleine puante ; voilà un secret pour votre secret591. » Quand il est dans le salon d’Olivia avec « ces perroquets bavards, ces singes, ces échos d’hommes », il vocifère comme sur son gaillard d’arrière : « Silence, bouffons de foire ! » et il les prend au collet. « Pas de caquetage, babouins ! dehors tout de suite, ou bien592… » Et il les met à la porte. Voilà ses façons d’homme sincère. —  Il a été ruiné par Olivia qu’il aime et qui le renvoie. La pauvre Fidelia, déguisée en homme et qu’il prend pour un adolescent timide, vient le trouver pendant qu’il ronge sa colère : « Je puis vous servir, monsieur ; au pis, j’irais mendier ou voler pour vous. —  Bah ! encore des vanteries… Tu dis que tu irais mendier pour moi ? —  De tout mon cœur, monsieur. —  Eh bien ! tu iras faire l’entremetteur pour moi ? —  Comment, monsieur ? —  Oui, auprès d’Olivia. Va, flatte, mens, agenouille-toi, promets n’importe quoi pour me l’avoir. Je ne peux pas vivre sans l’avoir593. » Et lorsque Fidelia revient lui disant qu’Olivia l’a embrassée, de force, avec un emportement d’amour : « Son amour !… l’amour d’une prostituée, d’une sorcière ! Ah ! ah ! n’est-ce pas qu’elle embrasse bien, monsieur ? Bien sûr, je me figurais que ses lèvres… Mais je ne dois plus me les figurer. Et pourtant elles sont si belles que je voudrais les baiser encore, —  m’y coller, —  puis les arracher avec mes dents, les mâcher en morceaux et les cracher à la face de son entreteneur594 !… » Ces cris de sauvage annoncent des actions de sauvage. Il va la nuit avec Fidelia pour entrer sous son nom chez Olivia, et Fidelia, par jalousie, résiste. Son sang s’émeut alors, un flot de fureur lui monte à la face, et il lui crie tout bas d’une voix sifflante : « Ah ! tu es donc mon rival ? Eh bien ! alors tu vas rester ici et garder la porte à ma place, pendant que j’entre à ta place. Puis, quand je serai dedans, si tu oses bouger de cette planche ou souffler un mot, je lui couperai la gorge, à elle d’abord ; et si tu l’aimes, tu ne risqueras pas sa vie. Et la tienne aussi, je sais que la tienne, au moins, tu l’aimes. Pas un mot, où je commence par toi595 ! » Il renverse le mari, autre traître, reprend à Olivia la cassette de bijoux qu’il lui avait donnée, lui en jette quelques-uns, disant « qu’il n’a jamais quitté une fille sans la payer596 », et donne cette même cassette à Fidelia, qu’il épouse. Toutes ces actions paraissaient alors convenables. Wycherley prenait dans sa dédicace le titre de son héros, Plain dealer ; il croyait avoir tracé le portrait d’un franc honnête homme, et s’applaudissait d’avoir donné un bon exemple au public ; il n’avait donné que le modèle d’une brute déclarée et énergique. C’est là tout ce qui restait de l’homme dans ce triste monde. Wycherley lui ôtait son manteau mal ajusté de politesse française, et le montrait avec la charpente de ses muscles et l’impudence de sa nudité.

À côté d’eux, un grand poëte aveugle et tombé, l’âme remplie des misères présentes, peignait ainsi le tumulte de l’orgie infernale : « Bélial vint le dernier, le plus impur des esprits tombés du ciel, le plus grossier dans l’amour du vice pour lui-même… Nul n’est plus souvent dans les temples et aux autels, quand le prêtre devient athée, comme les fils d’Éli qui remplirent de leurs débauches et de leurs violences la maison de Dieu. Il règne aussi dans les cours et dans les palais, dans les cités luxurieuses, où le bruit de l’orgie monte au-dessus des plus hautes tours, avec l’injure et l’outrage, quand la nuit obscurcit les rues, et que ses fils se répandent au dehors, gorgés d’insolence et de vin597. »

2. Les mondains.

I

Au dix-septième siècle s’ouvre en Europe un genre de vie nouveau, la vie mondaine, qui bientôt prime et façonne les autres. C’est en France surtout et en Angleterre qu’elle paraît et qu’elle règne, pour les mêmes causes et dans le même temps.

Pour remplir les salons, il faut un certain état politique, et cet état, qui est la suprématie du roi jointe à la régularité de la police, s’établissait à la même époque des deux côtés du détroit. La police régulière met la paix entre les hommes, les tire de l’isolement et de l’indépendance féodale et campagnarde, multiplie et facilite les communications, la confiance, les réunions, les commodités et les plaisirs. La suprématie du roi institue une cour, centre des conversations, source des grâces, théâtre des jouissances et des splendeurs. Ainsi attirés l’un vers l’autre et vers le trône par la sécurité, la curiosité, l’amusement et l’intérêt, les grands seigneurs s’assemblent, et du même coup ils deviennent gens du monde et gens de cour. Ce ne sont plus les barons du siècle précédent, debout dans la haute salle, armés et sombres, occupés de l’idée qu’ils pourront bien au sortir du palais se tailler en pièces, et que, s’ils se frappent dans le palais, le bourreau est là pour leur couper la main et boucher leurs veines avec un fer rouge ; sachant de plus que le roi leur fera peut-être demain trancher la tête, partant prompts à s’agenouiller pour se répandre en protestations de fidélité soumise, mais comptant tout bas les épées qui prendront leur querelle et les hommes sûrs qui font sentinelle derrière le pont-levis de leur château598. Les droits, les pouvoirs, les contraintes et les attraits de la vie féodale ont disparu. Ils n’ont plus besoin que leur manoir soit une forteresse. Ils n’ont plus le plaisir d’y régner comme dans un État. Ils s’y ennuient, et ils en sortent. N’ayant plus rien à disputer au roi, ils vont chez lui. Sa cour est un salon, le plus agréable à voir et le plus utile à fréquenter. On y trouve des fêtes, des ameublements splendides, une compagnie parée et choisie, des nouvelles et des commérages : on y rencontre des pensions, des titres, des places pour soi et pour les siens ; on s’y divertit et on y profite : c’est tout gain et tout plaisir. Les voilà donc qui vont au lever, assistent au dîner, reviennent pour le bal, s’assoient pour le jeu, sont là au coucher. Ils y font belle figure avec leurs habits demi-français, leurs perruques, leurs chapeaux chargés de plumes, leurs hauts-de-chausses en étages, leurs canons, et les larges rosettes de rubans qui couvrent leurs souliers. Les dames se fardent599, se mettent des mouches600, étalent des robes de satin et de velours magnifiques, toutes galonnées d’argent et traînantes, au-dessus desquelles paraît la blancheur de leur poitrine, dont l’éclatante nudité se continue sur toute l’épaule et jusqu’au bras. On les regarde, on salue et on approche. Le roi monte à cheval pour sa promenade à Hyde-Park ; à ses côtés courent la reine, et avec elle les deux maîtresses, lady Castlemaine et mistress Stewart : « la reine601 en gilet blanc galonné, en jupon court cramoisi, et coiffée à la négligence ; mistress Stewart avec son chapeau à cornes, sa plume rouge, ses yeux doux, son petit nez romain, sa taille parfaite. » On rentre à White-Hall, « les dames vont, viennent, causant, jouant avec leurs chapeaux et leurs plumes, les échangeant, chacune essayant tour à tour ceux des autres et riant. » En si belle compagnie la galanterie ne manque pas. « Les gants parfumés, les miroirs de poche, les étuis garnis, les pâtes d’abricot, les essences, et autres menues denrées d’amour arrivent de Paris chaque semaine. » Londres fournit « des présents plus solides, comme vous diriez boucles d’oreilles, diamants, brillants et belles guinées de Dieu ; les belles s’en accommodaient, comme si cela fût venu de plus loin602. » Les intrigues trottent, Dieu sait combien et lesquelles. Naturellement aussi la conversation va son train. On développe tout haut les aventures de Mlle Warmestre la dédaigneuse, « qui, surprise apparemment pour avoir mal compté, prend la liberté d’accoucher au milieu de la cour. » On se répète tout bas les tentatives de Mlle Hobart, l’heureux malheur de Mlle Churchill, qui, étant fort laide, mais ayant eu l’esprit de tomber de cheval, toucha les yeux et le cœur du duc d’York. Le chevalier de Grammont conte au roi l’histoire de Termes ou de l’aumônier Poussatin ; tout le monde quitte le bal pour venir l’écouter, et, le conte fait, chacun rit à se tenir les côtes. Vous voyez que si ce monde n’est pas celui de Louis XIV, c’est néanmoins le monde, et que, s’il a plus d’écume, il va du même courant. Le grand objet y est aussi de s’amuser et de paraître. On veut être homme à la mode ; un habit rend célèbre : Grammont est tout désolé quand la coquinerie de son valet l’oblige à porter deux fois le même. Tel autre se pique de faire des chansons, de bien jouer de la guitare. « Russell avait un recueil de deux ou trois cents contredanses en tablature, qu’il dansait toutes à livre ouvert. » Jermyn est connu pour ses bonnes fortunes. « Un gentilhomme, dit Etheredge, doit s’habiller bien, danser bien, faire bien des armes, avoir du talent pour les lettres d’amour, une voix de chambre agréable, être très-amoureux, assez discret, mais point trop constant. » Voilà déjà l’air de cour tel qu’il dura chez nous jusque sous Louis XVI. Avec de pareilles mœurs, la parole remplace l’action. La vie se passe en visites, en entretiens. L’art de causer devient le premier de tous ; bien entendu, il s’agit de causer agréablement, pour employer une heure, sur vingt sujets en une heure, toujours en glissant, sans jamais enfoncer, de telle façon que la conversation ne soit pas un travail, mais une promenade. Au retour, elle continue par des lettres qu’on écrit le soir, par des madrigaux ou des épigrammes qu’on lira le matin, par des tragédies de salon ou des parodies de société. Ainsi naît une littérature nouvelle, œuvre et portrait du monde qu’elle a pour public et pour modèle, qui en sort et y aboutit.

II

Encore faut-il qu’ils sachent causer, et ils commencent à l’apprendre. Une révolution s’est faite dans l’esprit comme dans les mœurs. En même temps que les situations reçoivent un nouveau tour, la pensée prend une nouvelle forme. La Renaissance finit, l’âge classique s’ouvre, et l’artiste fait place à l’écrivain. L’homme revient de son premier voyage autour des choses ; l’enthousiasme, le trouble de l’imagination soulevée, le fourmillement tumultueux des idées neuves, toutes les facultés qu’éveille une première découverte se sont contentées, puis affaissées. Leur aiguillon s’est émoussé parce que leur œuvre s’est faite. Les bizarreries, les profondes percées, l’originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du génie lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les traits de la grande invention ont disparu. L’imagination se tempère ; l’esprit se discipline : il revient sur ses pas ; il parcourt une seconde fois son domaine avec une curiosité calmée, avec une expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une religion, un art, une philosophie à reformer ou à réformer. Il n’est plus propre à l’intuition inspirée, mais à la décomposition régulière. Il n’a plus le sentiment ou la vue de l’ensemble ; il a le tact et l’observation des parties. Il choisit et il classe ; il épure et il ordonne. Il cesse d’être créateur, il devient discoureur. Il sort de l’invention, il s’assoit dans la critique. Il entre dans cet amas magnifique et confus de dogmes et de formes où l’âge précédent a entassé pêle-mêle les rêveries et les découvertes ; il en retire des idées qu’il adoucit et qu’il vérifie. Il les range en longues chaînes de raisonnements aisés qui descendent anneau par anneau jusqu’à l’intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent leur série graduée, échelon par échelon, à la réflexion du public. Il institue dans tout le champ de la pensée une suite de compartiments et un réseau de routes qui, empêchant toute erreur et tout écart, mènent insensiblement tout esprit vers tout objet. Il atteint la clarté, la commodité, l’agrément. Et le monde l’y aide ; les circonstances rencontrées achèvent la révolution naturelle ; le goût change par sa propre pente, mais aussi par l’ascendant de la cour. Quand la conversation devient la première affaire de la vie, elle façonne le style à son image et selon ses besoins. Elle en chasse les écarts, les images excessives, les cris passionnés, toutes les allures décousues et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver tout haut dans un salon : on s’y contient ; les gens s’y critiquent et s’y observent ; le temps s’y passe à conter et à discuter ; il y faut des expressions nettes, un langage exact, des raisonnements clairs et suivis ; sinon, on ne peut escarmoucher ni s’entendre. Le style correct, la bonne langue, le discours y naissent d’eux-mêmes, et ils s’y perfectionnent bien vite ; car le raffinement est le but de la vie mondaine ; on s’étudie à rendre toutes les choses plus jolies et plus commodes, les meubles comme les mots, les périodes comme les ajustements. L’art et l’artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement sa langue, de ne jamais manquer au sens exact des termes, d’écarter les expressions roturières, d’aligner les antithèses, d’employer les développements, de pratiquer la rhétorique. Rien de plus fort que le contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher, mises en regard de celles de Wycherley et de Congreve. Chez Shakspeare, les entretiens ressemblent à des assauts ; vous croiriez voir des artistes qui s’escriment de mots et de gestes dans une salle d’armes. Ils bouffonnent, ils chantent, ils songent tout haut, ils éclatent en rires, en calembours, en paroles de poissardes et de poëtes, en bizarreries recherchées ; ils ont le goût des choses saugrenues, éclatantes ; tel danse en parlant ; volontiers ils marcheraient sur leurs mains ; il n’y a pas un grain de calcul et il y a plus de trois grains de folie dans leurs têtes. Ici les gens sont posés ; ils dissertent ou disputent ; le raisonnement est le fond de leur style ; ils sont si bien écrivains qu’ils le sont trop, et qu’on voit à travers eux l’auteur occupé à combiner des phrases. Ils arrangent des portraits, ils redoublent les comparaisons ingénieuses, ils balancent les périodes symétriques. Tel personnage débite une satire, tel autre compose un petit essai de morale. On tirerait des comédies du temps un volume de sentences ; elles sont pleines de morceaux littéraires qui annoncent déjà le Spectator 603. Ils recherchent l’expression adroite et heureuse, ils habillent les choses hasardées avec des mots convenables, ils glissent prestement sur la glace fragile des bienséances et la rayent sans la briser. Je vois des gentilshommes, assis sur des fauteuils dorés, fort calmes d’esprit, fort étudiés dans leurs paroles, observateurs froids, sceptiques diserts, experts en matière de façons, amateurs d’élégance, curieux du beau langage autant par vanité que par goût, et qui, occupés à discourir entre un compliment et une révérence, n’oublieront pas plus leur bon style que leurs gants fins ou leur chapeau.

III

Parmi les meilleurs et les plus agréables modèles de cette urbanité naissante, paraît sir William Temple, un diplomate et un homme de monde, avisé, prudent et poli, doué de tact dans la conversation et dans les affaires, expert dans la connaissance des temps et dans l’art de ne pas se compromettre, adroit à s’avancer et à s’écarter, qui sut attirer sur soi la faveur et les espérances de l’Angleterre, obtenir les éloges des lettrés, des savants, des politiques et du peuple, gagner une réputation européenne, obtenir toutes les couronnes réservées à la science, au patriotisme, à la vertu et au génie, sans avoir beaucoup de science, de patriotisme, de génie ou de vertu. Une pareille vie est le chef-d’œuvre d’un pareil monde ; des dehors très-beaux et un fond moins beau : en voilà l’abrégé. Ses façons d’écrivain sont conformes à ses maximes de politique. Principes et style, tout se tient en lui ; c’est le véritable diplomate, tel qu’on le rencontre dans les salons, ayant sondé l’Europe et touché partout le fond des choses, revenu de tout, particulièrement de l’enthousiasme, admirable dans un fauteuil ou dans une réception, bon conteur, plaisant au besoin, mais avec discrétion, accompli dans l’art de représenter et de jouir. Celui-ci, dans sa retraite à Sheen, puis à Moor-Park, s’amuse à écrire ; et il écrit comme parle un homme de son état, c’est-à-dire fort bien, avec dignité et avec aisance, surtout lorsqu’il parle des pays qu’il a visités, des événements qu’il a vus, des divertissements nobles qui occupent ses heures604. Il a quinze cents livres sterling de rente, et une belle sinécure en Irlande. Il a quitté les affaires au moment des violents débats, sans vouloir s’engager pour le roi, ni contre le roi, décidé, comme il le dit lui-même, à ne « point se mettre en travers du courant », quand le courant est irrésistible. Il vit pacifiquement à la campagne avec sa femme, sa sœur, son secrétaire, ses gens, recevant les visites des étrangers qui veulent voir le négociateur de la Triple Alliance, et quelquefois celles du nouveau roi Guillaume, qui, ne pouvant obtenir ses services, vient parfois rechercher ses conseils. Il plante et jardine, sur un sol fertile, dans un pays dont l’air lui convient, parmi des plates-bandes régulières, au bord d’un canal bien droit et flanqué d’une terrasse bien correcte, et il se loue en bons termes, avec toute la discrétion convenable, du caractère qu’il possède et du parti qu’il a pris. « Je me suis souvent étonné, dit-il, qu’Épicure ait trouvé tant d’âpres et amers censeurs dans les âges qui l’ont suivi, lorsque la beauté de son esprit, l’excellence de son naturel, le bonheur de sa diction, l’agrément de son entretien, la tempérance de sa vie et la constance de sa mort l’ont fait tant aimer de ses amis, admirer de ses disciples et honorer par les Athéniens605. » Il a raison de défendre Épicure, car il a suivi ses préceptes, évitant les grands bouleversements d’esprit, et s’installant comme un des dieux de Lucrèce dans un des interstices des mondes. « Quand les philosophes ont vu les passions entrer et s’enraciner dans l’État, ils ont cru que c’était folie pour les honnêtes gens que de se mêler des affaires publiques606… Le vrai service du public est une entreprise d’un si grand labeur et d’un si grand souci, qu’un homme bon et sage, quoiqu’il puisse ne point la refuser s’il y est appelé par son prince ou par son pays, et s’il croit pouvoir y rendre des services plus qu’ordinaires, doit pourtant ne la rechercher que rarement ou jamais, et la laisser le plus communément à ces hommes, qui, sous le couvert du bien public, poursuivent leurs propres visées de richesse, de pouvoir et d’honneurs illégitimes607. » Voilà de quel air il s’annonce. Sa personne ainsi présentée, il en vient à parler du jardinage qu’il pratique, et d’abord des six grands Épicuriens qui ont illustré la doctrine de leur maître, César, Atticus, Lucrèce, Horace, Mécène, Virgile ; puis des diverses espèces de jardins qui ont un nom dans le monde, depuis le paradis terrestre et le jardin d’Alcinoüs jusqu’à ceux de Hollande et d’Italie, tout cela un peu longuement, en homme qui s’écoute et qu’on écoute, qui fait un peu amplement à ses hôtes les honneurs de sa maison et de son esprit, mais qui fait tout cela avec agrément et dignité, sans air doctoral, ni morgue, en tons variés, et en modulant comme il faut ses gestes et sa voix. Il conte qu’il a importé quatre espèces de raisins en Angleterre, il avoue qu’il a trop dépensé ; cependant il ne le regrette pas ; depuis cinq ans il n’a pas eu envie une seule fois d’aller à Londres. Il mêle les anecdotes aux conseils techniques ; il y en a une sur le roi Charles II, qui a loué le climat de l’Angleterre par-dessus tous les autres, disant que c’est celui où l’on peut rester en plein air sans malaise le plus de jours dans l’année ; sur l’évêque de Munster, qui, ne pouvant avoir dans son verger que des cerises, en avait rassemblé toutes les espèces et si bien perfectionné les plants qu’il pouvait en manger depuis mai jusqu’en septembre. Le lecteur se réjouit intérieurement quand il entend un témoin oculaire conter des détails intimes sur de si grands personnages. Notre attention s’éveille à l’instant ; nous nous croyons, par contre-coup, gens de cour, et nous sourions avec complaisance ; peu importe que ces détails soient minces ; ils font bien, ils sont comme un geste aristocratique, comme une façon noble de prendre du tabac ou secouer la dentelle de sa manchette. Voilà l’intérêt de la belle conversation de cour ; elle peut rouler sur des riens ; l’excellence des façons donne à ces riens un charme unique ; on écoute le son de la voix ; on est amusé par des demi-sourires ; on se laisse aller au courant facile ; on oublie que ces idées sont ordinaires ; on regarde le conteur, sa rhingrave, sa canne dont il joue, ses souliers à rubans, sa démarche aisée sur le sable nivelé de ses allées, entre ses charmilles irréprochables ; l’oreille, l’esprit lui-même sont flattés, séduits par la justesse de la diction, par l’abondance des périodes ornées, par la dignité et l’ampleur d’un style dont la régularité est devenue involontaire, et qui, artificiel d’abord comme le savoir-vivre, finit, comme le vrai savoir-vivre, par se changer en besoin sincère et en talent naturel.

Par malheur, ce talent conduit parfois aux balourdises ; quand on parle bien de tout, on se croit le droit de parler de tout. On s’érige en philosophe, en critique, même en érudit ; et on l’est en effet, au moins pour les dames. On écrit, comme sir William, des Essais sur le gouvernement, sur la Vertu héroïque 608, sur la poésie, c’est-à-dire de petits traités sur la société, sur le beau, sur la philosophie de l’histoire. On est un Locke, un Herder, un Bentley de salon, rien autre chose. Parfois, sans doute, l’esprit naturel rencontre de bons jugements neufs : Temple, le premier, trouve un souffle pindarique dans le vieux chant de Regnard Lodbrog, et met le Don Quichotte au premier rang parmi les grandes œuvres de l’invention moderne ; de même encore lorsqu’il touche un sujet de sa compétence, par exemple les causes de la puissance et de la décadence des Turcs, il raisonne à merveille. Mais pour le reste il est écolier ; même, chez lui, le pédant perce, le pire des pédants, celui qui, ne sachant pas, veut paraître savoir, qui cite l’histoire de tous les pays, allègue Jupiter, Saturne, Osiris, Fo-hi, Confucius, Manco-Capac, Mahomet, et disserte sur toutes ces civilisations si mal débrouillées, si inconnues, comme s’il les avait étudiées solidement, dans les sources, lui-même, et non pas sur des extraits de son secrétaire ou dans les livres de seconde main. Un jour l’entreprise tourna mal ; ayant voulu prendre part à une querelle littéraire, et réclamer la supériorité pour les anciens contre les modernes, il se crut helléniste, antiquaire, raconta les voyages de Pythagore et l’éducation d’Orphée, fit remarquer que les anciens sages de la Grèce « étaient communément d’excellents poëtes et de grands médecins ; si versés dans la philosophie naturelle, qu’ils prédisaient non-seulement les éclipses dans le ciel, mais les tremblements de terre et les tempêtes, les grandes sécheresses et les grandes pestes, l’abondance ou la rareté de telles sortes de fruits ou de grains609 », talents admirables et que nous ne possédons plus aujourd’hui. Outre cela il regretta la décadence de la musique « qui autrefois enchantait les hommes, les bêtes, les oiseaux, les serpents, au point que leur nature même en était changée610. » Il voulut énumérer les plus grands écrivains modernes et oublia dans son catalogue, « parmi les Italiens611, Dante, Pétrarque, l’Arioste et le Tasse ; parmi les Français, Pascal, Bossuet, Molière, Corneille, Racine et Boileau ; parmi les Espagnols, Lope et Calderon ; parmi les Anglais, Chaucer, Spencer, Shakspeare et Milton » ; en revanche il y inséra Paolo Sarpi, Guevara, sir Philip Sidney, Selden, Voiture et Bussy-Rabutin, « auteur des Amours de Gaul. » Pour tout combler, il déclara authentiques et admirables les fables d’Ésope, cette pesante rédaction byzantine, et les lettres de Phalaris, cette méchante fabrication sophistique ; deux ouvrages, selon lui, « qui, étant les plus anciens dans leur genre, sont aussi les meilleurs dans leur genre. » Enfin, pour s’enferrer lui-même sans remède, il remarqua gravement que « sans doute quelques savants, du moins de ceux qui passent pour tels sous le nom de critiques, n’avaient point estimé ces lettres authentiques ; mais qu’il fallait être un bien médiocre peintre pour ne point y reconnaître une peinture originale. Une telle diversité de passions dans une telle variété d’actions et de circonstances de la vie et du gouvernement, une telle liberté de pensée, une telle hardiesse d’expression, une telle libéralité envers ses amis, un tel dédain de ses ennemis, une telle considération pour les hommes savants, une telle estime pour les gens de bien, une telle connaissance de la vie, un tel mépris de la mort, en même temps qu’une telle âpreté de naturel et une telle cruauté dans la vengeance, n’ont pu être jamais manifestés que par celui qui les a possédés ; et j’estime Lucien auquel on les attribue aussi incapable de les écrire que de faire ce que Phalaris a osé612. » Très-belle rhétorique ; il est fâcheux qu’une phrase si bien faite couvre de telles sottises. Telle que la voilà, elle parut triomphante, et l’applaudissement universel dont fut accueilli ce beau bavardage oratoire, montre les goûts et la culture, l’insuffisance et la politesse de ce monde élégant dont Temple était la merveille, et qui, comme Temple, n’aimait de la vérité que le vernis.

IV

Ce sont là les mœurs oratoires et polies qui peu à peu, à travers l’orgie, percent et prennent l’ascendant. Insensiblement le courant se nettoie et marque sa voie, comme il arrive à un fleuve qui, entrant violemment dans un nouveau lit, clapote d’abord dans une tempête de bourbe, puis pousse en avant ses eaux encore fangeuses qui par degrés vont s’épurer. Ces débauchés tâchent d’être gens du monde et parfois y réussissent. Wycherley écrit bien, très-clairement, sans la moindre trace d’euphuïsme, presque à la française. Son Dapperwitt dit de Lucy, en périodes balancées : « Elle est belle sans affectation, folâtre sans grossièreté, amoureuse sans impertinence. » Au besoin il est ingénieux, ses gentlemen échangent des comparaisons heureuses. « Les maîtresses, dit l’un, sont comme les livres : si vous vous y appliquez trop, ils vous alourdissent, et vous rendent impropre au monde ; mais si vous en usez avec discrétion, vous n’en êtes que plus propre à la conversation. —  Oui, dit un autre, une maîtresse devrait être comme une petite retraite à la campagne, près de la ville, non pour y demeurer constamment, mais pour y passer la nuit de temps en temps. Et vite dehors, afin de mieux goûter la ville au retour613 ! » Ces gens font du style, même à contre-temps, et en dépit de la situation ou de la condition des personnages. Un cordonnier dit dans Etheredge : « Il n’y a personne dans la ville qui vive plus en gentilhomme que moi avec sa femme. Je ne m’inquiète jamais de ses sorties, elle ne s’informe jamais des miennes ; nous nous parlons civilement et nous nous haïssons cordialement614. » L’art est parfait dans ce petit discours : tout y est, jusqu’à l’antithèse symétrique de mots, d’idées et de sons ; quel beau diseur que ce cordonnier satirique ! —  Après la satire, le madrigal. Tel personnage, au beau milieu du dialogue et en pleine prose, décrit « de jolies lèvres boudeuses avec une petite moiteur qui s’y pose, pareilles à une rose de Provins fraîche sur la branche, avant que le soleil du matin en ait séché toute la rosée615. » Ne voilà-t-il pas les gracieuses galanteries de la cour ? Rochester lui-même, parfois, en rencontre. Deux ou trois de ses chansons sont encore dans les recueils expurgés à l’usage des jeunes filles pudiques. Ils ont beau polissonner de fait ; à chaque instant il faut qu’ils complimentent et saluent ; devant les femmes qu’ils veulent séduire, ils sont bien obligés de roucouler des tendresses et des fadeurs ; s’ils n’ont plus qu’un frein, l’obligation de paraître bien élevés, ce frein les retient encore. Rochester est correct même au milieu des immondices ; il ne dit d’ordures que dans le style habile et solide de Boileau. Tous ces viveurs veulent être gens d’esprit et du monde. Sir Charles Sedley se ruine et se salit, mais Charles II l’appelle « le vice-roi d’Apollon. » Buckingham exalte « la magie de son style. » Il est le plus charmant, le plus recherché des causeurs ; il fait des mots, et aussi des vers, toujours agréables, quelquefois délicats ; il manie avec dextérité le joli jargon mythologique ; il insinue en légères chansons coulantes toutes ces douceurs un peu apprêtées qui sont comme les friandises des salons. « Ma passion, dit-il à Chloris, croissait avec votre beauté ; et l’Amour, pendant que sa mère vous favorisait, lançait à mon cœur un nouveau dard de flamme. » Puis il ajoute en manière de chute : « Ils employaient tout leur art amoureux, lui pour faire un amant, elle pour faire une beauté616. »

Il n’y a point du tout d’amour dans ces gentillesses ; on les accepte comme on les offre, avec un sourire ; elles font partie du langage obligé, des petits soins que les cavaliers rendent aux dames : j’imagine qu’on les envoyait le matin avec le bouquet ou la boîte de cédrats confits. Roscommon compose une pièce sur un petit chien mort, sur le rhume d’une jeune fille ; ce méchant rhume l’empêche de chanter : maudit hiver ! Et là-dessus il prend l’hiver à partie, l’apostrophe longuement. Vous reconnaissez les amusements littéraires de la vie mondaine. On y prend tout légèrement, gaiement, l’amour d’abord, et aussi le danger. La veille d’une bataille navale, Dorset, en mer, au roulis du vaisseau, adresse aux dames une chanson célèbre. Rien n’y est sérieux, ni le sentiment ni l’esprit ; ce sont des couplets qu’on fredonne en passant ; il en part un éclair de gaieté ; un instant après, on n’y pense plus. « Surtout, leur dit Dorset, pas d’inconstance ! Nous en avons assez ici en mer. » Et ailleurs : « Si les Hollandais savaient notre état, ils arriveraient bien vite, quelle résistance leur feraient des gens qui ont laissé leurs cœurs au logis ? » Puis viennent des plaisanteries trop anglaises : « Ne nous croyez pas infidèles si nous ne vous écrivons point à chaque poste. Nos larmes prendront une voie plus courte ; la marée vous les apportera deux fois par jour617. » Voilà des larmes qui ne sont guère tristes ; la dame les regarde comme l’amant les verse, de bonne humeur ; elle est dans sa loge (il s’en doute et l’écrit), offrant sa main blanche à un autre qui la baise, et se donnant une contenance avec le frou-frou de son éventail. Dorset ne s’en afflige guère, continue à jouer avec la poésie, sans excès ni assiduité, au courant de la plume, écrivant aujourd’hui un couplet contre Dorinda, demain une satire contre M. Howard, toujours facilement et sans étude, en véritable gentilhomme. Il est comte, chambellan, riche ; il pensionne et patronne les poëtes comme il ferait des coquettes, c’est-à-dire pour se divertir sans s’attacher. Le duc de Buckingham fait la même chose et le contraire, caresse l’un, parodie l’autre, est adulé, moqué, et finit par attraper son portrait, qui est un chef-d’œuvre, mais point flatté, de la main de Dryden. On a vu en France ces passe-temps et ces tracasseries ; on trouve ici les mêmes façons et la même littérature, parce qu’on y rencontre la même société et le même esprit.

Entre ces poëtes, au premier rang, est Edmund Waller, qui vécut et écrivit ainsi jusqu’à quatre-vingt-deux ans : homme d’esprit et à la mode, bien élevé, familier dès l’abord avec les grands, ayant du tact et de la prévoyance, prompt aux reparties, difficile à décontenancer, du reste personnel, de sensibilité médiocre, ayant changé plusieurs fois de parti, et portant fort bien le souvenir de ses volte-faces ; bref, le véritable modèle du mondain et du courtisan. C’est lui qui, ayant loué Cromwell, puis Charles II, mais celui-ci moins bien que l’autre, répondait pour s’excuser : « Les poëtes, sire, réussissent mieux dans la fiction que dans la vérité. » Dans cette sorte de vie, les trois quarts des vers sont de circonstance : ils font la menue monnaie de la conversation ou de la flatterie ; ils ressemblent aux petits événements et aux petits sentiments d’où ils sont nés. Telle pièce est sur le thé, telle autre sur un portrait de la reine : il faut bien faire sa cour ; d’ailleurs « Sa Majesté a commandé les vers. » Une dame lui fait cadeau d’une plume d’argent, vite un remercîment rimé ; une autre peut dormir à volonté, vite un couplet enjoué ; un faux bruit se répand qu’elle vient de se faire peindre, vite des stances sur cette grosse affaire. Un peu plus loin, il y aura des vers à la comtesse de Carlisle sur sa chambre, des condoléances à lord Northumberland sur la mort de sa femme, un joli mot sur une dame qui a été pressée dans la foule, une réponse, couplet pour couplet, à des vers de sir John Suckling. Il prend au vol les frivolités, les nouvelles, les bienséances, et sa poésie n’est qu’une conversation écrite, j’entends la conversation qu’on fait au bal, quand on parle pour parler, en relevant une boucle de perruque ou en tortillant un gant glacé. La galanterie, comme il convient, en a la plus grande part, et on se doute bien que l’amour n’y est pas trop sincère. Au fond, Waller soupire avec réflexion (Sacharissa avait une belle dot), à tout le moins par convenance ; ce qu’il y a de plus visible dans ses poëmes tendres, c’est qu’il souhaite écrire coulamment et bien rimer. Il est affecté, il exagère, il fait de l’esprit, il est auteur. Il s’adresse à la suivante, « sa compagne de servage », n’osant s’adresser à Sacharissa elle-même. « Ainsi, dans les nations qui adorent le soleil, un Persan modeste, un Maure aux yeux affaiblis n’ose point élever ses regards éblouis au-delà du nuage doré qui, sous la lumière du dieu triomphant, orne le ciel oriental, et, honoré de ses rayons, dépasse en splendeur tout le reste618. » Bonne comparaison ! Voilà une révérence bien faite : j’espère que Sacharissa répond par une révérence aussi correcte. Ses désespoirs sont du même goût ; il perce de ses cris les allées de Penshurst, « raconte sa flamme aux hêtres », et les hêtres bien appris « inclinent leurs têtes par compassion. » Il est probable que dans ces promenades douloureuses son plus grand soin était de ne pas mouiller ses souliers à talons. Ces transports d’amour amènent les machines classiques, Apollon, les Muses ; Apollon est fâché qu’on maltraite un de ses serviteurs, lui dit de s’en aller, et il s’en va en effet, disant à Sacharissa qu’elle est plus dure qu’un chêne, et que certainement elle est née d’un rocher619.

Ce qu’il y a de bien réel en tout cela, c’est la sensualité, non pas ardente, mais leste et gaie ; il y a telle pièce sur une chute qu’un abbé de cour sous Louis XV eût pu écrire : « Ne rougissez pas, belle, ne prenez pas l’air sévère ; que pouvait faire l’amant, hélas ! sinon fléchir quand tout son ciel sur lui s’appuyait ? Son tort unique, s’il en eut un, fut de vous laisser vous relever trop tôt620. » D’autres mots se sentent de l’entourage et ne sont point assez polis. « Amoret, s’écrie-t-il, vous aussi douce, aussi bonne que le mets le plus délicieux, qui, à peine goûté, verse dans le cœur la vie et la joie621. » Je ne serais pas satisfait, si j’étais femme, d’être comparée à un beefsteak, même appétissant ; je n’aimerais pas davantage à me voir, comme Sacharissa, mise au niveau du bon vin qui porte à la tête622 : c’est trop d’honneur pour le porto et pour la viande. Le fond anglais perçait ici et ailleurs ; par exemple, la belle Sacharissa, qui n’était plus belle, ayant demandé à Waller s’il ferait encore des vers pour elle : « Oui, madame, répondit-il, quand vous serez aussi jeune et aussi belle qu’autrefois. » Voilà de quoi scandaliser un Français. Néanmoins Waller est d’ordinaire aimable ; une sorte de lumière brillante flotte comme une gaze autour de ses vers ; il est toujours élégant, souvent gracieux. Cette grâce est comme le parfum qui s’exhale du monde ; les fraîches toilettes, les salons parés, l’abondance et la recherche de toutes les commodités délicates mettent dans l’âme une sorte de douceur qui se répand au dehors en complaisances et en sourires ; Waller en a, et des plus caressants, à propos d’un bouton, d’une ceinture, d’une rose. Ces sortes de bouquets conviennent à sa main et à son art. Il y a une galanterie exquise dans ses stances à la petite lady Lucy Sidney sur son âge. Et quoi de plus attrayant pour un homme de salon, que ce frais bouton de jeunesse encore fermé, mais qui déjà rougit et va s’ouvrir ? « Pourtant, charmante fleur, ne dédaignez pas cet âge que vous allez connaître si tôt ; le matin rose laisse sa lumière se perdre dans l’éclat plus riche du midi623. » Tous ses vers coulent avec une harmonie, une limpidité, une aisance continues, sans que jamais sa voix s’élève, ou détonne, ou éclate, ou manque au juste accent, sinon par l’affectation mondaine qui altère uniformément tous les tons pour les assouplir. Sa poésie ressemble à une de ces jolies femmes maniérées, attifées, occupées à pencher la tête, à murmurer d’une voix flûtée des choses communes qu’elles ne pensent guère, agréables pourtant dans leur parure trop enrubannée, et qui plairaient tout à fait si elles ne songeaient pas à plaire toujours.

Ce n’est pas qu’ils ne puissent toucher les sujets graves ; mais ils les touchent à leur façon, sans sérieux ni profondeur. Ce qui manque le plus à l’homme de cour, c’est l’émotion vraie de l’idée inventée et personnelle. Ce qui intéresse le plus l’homme de cour, c’est la justesse de la décoration et la perfection de l’apparence extérieure. Ils s’attachent médiocrement au fond, et beaucoup à la forme. En effet, c’est la forme qu’ils prennent pour sujet dans presque toutes leurs poésies sérieuses ; ils sont critiques, ils posent des préceptes, ils font des arts poétiques. Denham, puis Roscommon, dans un poëme complet, enseignent l’art de bien traduire les vers. Le duc de Buckingham versifie un Essai sur la poésie et un Essai sur la satire. Dryden est au premier rang parmi ces pédagogues. Comme Dryden encore, ils se font traducteurs, amplificateurs. Roscommon traduit l’Art poétique d’Horace, Waller le premier acte de Pompée, Denham des fragments d’Homère, de Virgile, un poëme italien sur la justice et la tempérance. Rochester compose un poëme sur l’homme dans le goût de Boileau, une épître sur le rien ; Waller, l’amoureux, fabrique un poëme didactique sur la crainte de Dieu, un autre en six chants sur l’amour divin. Ce sont des exercices de style. Ces gens prennent une thèse de théologie, un lieu commun de philosophie, un précepte de poésie, et le développent en prose mesurée, munie de rimes ; ils n’inventent rien, ne sentent pas grand’chose, et ne s’occupent qu’à faire de bons raisonnements avec des métaphores classiques, en termes nobles, sur un patron convenu. La plupart des vers consistent en deux substantifs munis de leurs épithètes et liés par un verbe, à la façon des vers latins de collége. L’épithète est bonne : il a fallu feuilleter le Gradus pour la trouver, ou, comme le veut Boileau, emporter le vers inachevé dans sa tête, et rêver une heure en plein champ, jusqu’à ce que, au coin d’un bois, on ait trouvé le mot qui avait fui. —  Je bâille, mais j’applaudis. C’est à ce prix qu’une génération finit par former le style soutenu qui est nécessaire pour porter, publier et prouver les grandes choses. En attendant, avec leur diction ornée, officielle, et leur pensées d’emprunt, ils sont comme des chambellans brodés, compassés, qui assistent à un mariage royal ou à un baptême auguste, l’esprit vide, l’air grave, admirables de dignité et de manières, ayant la correction et les idées d’un mannequin.

V

Un d’eux (Dryden toujours à part) s’est élevé jusqu’au talent, sir John Denham, secrétaire de Charles Ier, employé aux affaires publiques, qui, après une jeunesse dissolue, revint aux habitudes graves et, laissant derrière lui des chansons satiriques et des polissonneries de parti, atteignit dans un âge plus mûr le haut style oratoire. Son meilleur poëme, Cooper’s Hill, est la description d’une colline et de ses alentours, jointe aux souvenirs historiques que cette vue réveille et aux réflexions morales que cet aspect peut suggérer. Tous ces sujets sont appropriés à la noblesse et aux limites de l’esprit classique, et déploient ses forces sans révéler ses faiblesses ; le poëte peut montrer tout son talent, sans rien forcer dans son talent. Le beau langage rencontre alors toute sa beauté, parce qu’il est sincère. On a du plaisir à suivre le déroulement régulier de ces phrases abondantes, où les idées opposées ou redoublées atteignent pour la première fois leur assiette définitive et leur clarté complète, où la symétrie ne fait que préciser le raisonnement, où le développement ne fait qu’achever la pensée, où l’antithèse et la répétition n’apportent pas leurs badinages et leurs afféteries, où la musique des vers, ajoutant l’ampleur du son à la plénitude du sens, conduit le cortége des idées, sans effort et sans désordre, sur un rhythme approprié à leur bel ordre et à leur mouvement. L’agrément s’y joint à la solidité ; l’auteur de Cooper’s Hill sait plaire autant qu’imposer. Son poëme est comme un parc monarchique, digne et nivelé sans doute, mais arrangé pour le plaisir des yeux et rempli de points de vue choisis. Il nous promène en détours aisés à travers une multitude d’idées variées. Il rencontre ici une montagne, là-bas un souvenir des nymphes, souvenir classique qui ressemble à un portique de statues, plus loin le large cours d’un fleuve, et à côté les débris d’une abbaye : chaque page du poëme est comme une allée distincte qui a sa perspective distincte. Un peu après, la pensée se reporte vers les superstitions du moyen âge ignorant et vers les excès de la révolution récente ; puis vient l’idée d’une chasse royale ; on voit le cerf inquiet arrêté au milieu du feuillage. « Il se rappelle sa force, puis sa vitesse ; ses pieds ailés, puis sa tête armée, les uns pour fuir son destin, l’autre pour l’affronter624 » ; il fuit pourtant, et les chiens aboyants le pressent. Ce sont là les spectacles nobles et la diversité étudiée des promenades aristocratiques. Chaque objet d’ailleurs reçoit ici, comme en une résidence royale, tout l’ornement qu’on peut lui donner ; les épithètes d’embellissement viennent recouvrir les substantifs trop maigres : les décorations de l’art transforment la vulgarité de la nature : les vaisseaux sont des « tours flottantes » ; la Tamise est la fille bien-aimée de l’Océan ; la montagne cache sa tête altière au sein des nues, pendant qu’un manteau de verdure flotte sur ses flancs. Entre les diverses sortes d’imaginations, il y en a une monarchique, toute pleine de cérémonies officielles et magnifiques, de gestes contenus et d’apparat, de figures correctes et commandantes, uniforme et imposante comme l’ameublement d’un palais : c’est d’elle que les classiques et Denham tirent toutes leurs couleurs poétiques ; les objets, les événements prennent sa teinte, parce qu’ils sont contraints de la traverser. Ici les objets et les événements sont contraints de traverser encore autre chose. Denham n’est pas seulement courtisan, il est Anglais, c’est-à-dire préoccupé d’émotions morales. Souvent il quitte son paysage pour entrer dans quelque réflexion grave ; la politique, la religion viennent déranger le plaisir de ses yeux ; à propos d’une colline ou d’une forêt, il médite sur l’homme : le dehors le ramène au dedans, et l’impression des sens aux contemplations de l’âme. Les gens de cette race sont par nature et par habitude des hommes intérieurs. Lorsqu’il voit la Tamise se jeter dans la mer, il la compare « à la vie mortelle qui court à la rencontre de l’éternité. » Le front d’une montagne battue par les tempêtes lui rappelle « la commune destinée de tout ce qui est haut et grand. » Le cours du fleuve lui suggère des idées de réformation intérieure. « Ah ! si ma vie pouvait couler comme ton onde, si je pouvais prendre ton cours pour modèle comme je l’ai pris pour sujet, limpide, quoique profond, doux et non endormi, puissant sans fureur, plein sans débordements625 ! » Il y a dans ces âmes un fonds indestructible d’instincts moraux et de mélancolie grandiose, et c’en est la plus grande marque que de retrouver ce fonds à la cour de Charles II.

Ce ne sont là pourtant que des percées rares, et comme des affleurements de la roche primitive. Les habitudes mondaines font une couche épaisse qui partout la recouvre ici. Les mœurs, la conversation, le style, le théâtre, le goût, tout est français ou tâche de l’être ; ils nous imitent comme ils peuvent et vont se former en France. Beaucoup de cavaliers y vinrent, chassés par Cromwell. Denham, Waller, Roscommon et Rochester y résidèrent ; la duchesse de Newcastle, poëte du temps, se maria à Paris ; le duc de Buckingham fit une campagne sous Turenne ; Wycherley fut envoyé en France par son père, qui voulait le dérober à la contagion des opinions puritaines ; Vanbrugh, un des meilleurs comiques, alla s’y polir. Les deux cours étaient alliées presque toujours de fait et toujours de cœur, par la communauté d’intérêts et de principes religieux et monarchiques. Charles II recevait de Louis XIV une pension, une maîtresse, des conseils et des exemples ; les seigneurs suivaient le prince, et la France était le modèle de la cour. Sa littérature et ses mœurs, les plus belles de l’âge classique, faisaient la mode. On voit dans les écrits anglais que les auteurs français sont leurs maîtres, et se trouvent entre les mains de tous les gens bien élevés. On consulte Bossuet, on traduit Corneille, on imite Molière, on respecte Boileau. Cela va si loin, que les plus galants tâchent d’être tout à fait Français, de mêler dans toutes leurs phrases des bribes de phrases françaises. « Parler en bon anglais, dit Wycherley, est maintenant une marque de mauvaise éducation, comme écrire en bon anglais, avoir le sens droit ou la main brave. » Ces fats francisés626 sont des complimenteurs, toujours poudrés, parfumés, « éminents pour être bien gantés627. » Ils affectent la délicatesse, font les dégoûtés, trouvent les Anglais brutaux, tristes et roides, essayent d’être évaporés, étourdis, rient, bavardent à tort et à travers, et mettent la gloire de l’homme dans la perfection de la perruque et des saluts. Le théâtre, qui raille ces imitateurs, est imitateur à leur manière. La comédie française devient un modèle comme la politesse française. On les copie l’une et l’autre en les altérant, sans les égaler ; car la France monarchique et classique se trouve entre toutes les nations la mieux disposée par ses instincts et sa constitution pour les façons de la vie mondaine et les œuvres de l’esprit oratoire. L’Angleterre la suit dans cette voie, emportée par le courant universel du siècle, mais à distance, et tirée de côté par ses inclinaisons nationales. C’est cette direction commune et cette déviation particulière que le monde et sa poésie ont annoncées, que le théâtre et ses personnages vont manifester.

VI

Quatre écrivains principaux établissent cette comédie ; Wycherley, Congrève, Vanbrugh, Farquhar628, le premier grossier et dans la première irruption du vice, les autres plus rassis, ayant le goût de l’urbanité plutôt que du libertinage, tous du reste hommes du monde et se piquant de savoir vivre, de passer leur temps à la cour ou dans les belles compagnies, d’avoir les goûts et la carrière des gentilshommes. « Je ne suis pas un écrivain, disait Congreve à Voltaire, je suis un gentleman. » En effet, dit Pope, « il vécut plus comme un homme de qualité que comme un homme de lettres, fut célèbre pour ses bonnes fortunes, et passa ses dernières années dans la maison de la duchesse de Marlborough. » J’ai dit que Wycherley, sous Charles II, était un des courtisans les plus à la mode. Il servit à l’armée quelque temps, comme aussi Vanbrugh et Farquhar ; rien de plus galant que le nom « de capitaine » qu’ils prenaient, les récits militaires qu’ils rapportaient, et la plume qu’ils mettaient à leur chapeau. Ils écrivirent tous des comédies du même genre mondain et classique, composées d’actions probables, telles que nous en voyons autour de nous et tous les jours, de personnages bien élevés, tels qu’on en rencontre ordinairement dans un salon, de conversations correctes ou élégantes, telles que les gens bien élevés peuvent en tenir. Ce théâtre, dépourvu de poésie, de fantaisie et d’aventures, imitatif et discoureur, se forme en même temps que celui de Molière, par les mêmes causes, et d’après lui, en sorte que, pour le comprendre, c’est à celui de Molière qu’il faut le comparer.

« Molière n’est d’aucune nation, disait un grand acteur anglais ; un jour le dieu de la comédie, ayant voulu écrire, se fit homme, et par hasard tomba en France. » Je le veux bien ; mais en devenant homme il se trouva du même coup homme du dix-septième siècle et Français, et c’est pour cela qu’il fut le dieu de la comédie. « Divertir les honnêtes gens, disait Molière, quelle entreprise étrange ! » Il n’y a que l’art français du dix-septième siècle qui pouvait y réussir ; car il consiste à conduire aux idées générales par un chemin agréable, et le goût de ces idées est, comme l’habitude de ce chemin, la marque propre des honnêtes gens. Molière, comme Racine, développe et compose. Ouvrez la première venue de ses pièces à la première scène venue ; au bout de trois réponses, vous êtes entraîné ou plutôt emmené. La seconde continue la première, la troisième achève la seconde, la quatrième complète le tout ; un courant s’est formé qui nous porte, nous emporte et ne nous lâche plus. Nul arrêt, nul écart ; point de hors-d’œuvre qui viennent nous distraire. Pour empêcher les échappées de l’esprit distrait, un personnage secondaire, le laquais, la suivante, l’épouse, viennent, couplet par couplet, doubler en style différent la réponse du principal personnage, et à force de symétrie et de contraste nous maintenir dans la voie tracée. Arrivés au terme, un second courant nous prend et fait de même. Il est composé comme le premier et en vue du premier. Il le rend visible par son opposition ou le fortifie par sa ressemblance. Ici les valets répètent la dispute, puis la réconciliation des maîtres. Là-bas Alceste, tiré d’un côté pendant trois pages par la colère, est ramené du côté contraire et pendant trois pages par l’amour. Plus loin, les fournisseurs, les professeurs, les proches, les domestiques se relayent, scène sur scène, pour mieux mettre en lumière la prétention et la duperie de M. Jourdain. Chaque scène, chaque acte relève, termine ou prépare l’autre. Tout est lié et tout est simple ; l’action marche et ne marche que pour porter l’idée ; nulle complication, point d’incidents. Un événement comique suffit à la fable. Une douzaine de conversations composent le Misanthrope. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute l’École des Femmes. Ces pièces sont « faites avec rien. » Elles n’ont pas besoin d’événements, elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une chambre et d’une journée, sans coups de main, sans décoration, avec une tapisserie et quatre fauteuils. Ce peu de matière laisse l’idée percer plus nettement et plus vite ; en effet, tout leur objet est de mettre cette idée en lumière : la simplicité du sujet, le progrès de l’action, la liaison des scènes, tout aboutit là. À chaque pas, la clarté croît, l’impression s’approfondit, le vice fait saillie ; le ridicule s’amoncelle, jusqu’à ce que, sous ces sollicitations appropriées et combinées, le rire parte et fasse éclat. Et ce rire n’est pas une simple convulsion de gaieté physique ; un jugement l’a provoqué. L’écrivain est un philosophe qui nous fait toucher dans un exemple particulier une vérité universelle. Nous comprenons par lui, comme par La Bruyère ou Nicole, la force de la prévention, l’entêtement du système, l’aveuglement de l’amour. Les couplets de son dialogue, comme les arguments de leurs traités, ne sont que les preuves suivies et la justification logique d’une conclusion préconçue. Nous philosophons avec lui sur la nature humaine, et nous pensons, parce qu’il a pensé. Et il n’a pensé ainsi qu’à titre de Français, pour un auditoire de Français gens du monde. Nous goûtons chez lui notre plaisir national. Notre esprit fin et ordonnateur, le plus exact à saisir la filiation des idées, le plus prompt à dégager les idées de leur matière, le plus curieux d’idées nettes et accessibles, trouve ici son aliment avec son image. Aucun de ceux qui ont voulu nous montrer l’homme ne nous a conduits par une voie plus droite et plus commode vers un portrait mieux éclairé et plus parlant.

J’ajoute : vers un portrait plus agréable, et c’est là le grand talent comique ; il consiste à effacer l’odieux, et remarquez que dans le monde l’odieux foisonne. Sitôt que vous voulez le peindre avec vérité, en philosophe, vous rencontrez le vice, l’injustice et partout l’indignation ; le divertissement périt sous la colère et la morale. Regardez au fond du Tartufe ; un sale cuistre, un paillard rougeaud de sacristie qui, faufilé dans une honnête et délicate famille, veut chasser le fils, épouser la fille, suborner la femme, ruiner et emprisonner le père, y réussit presque, non par des ruses fines, mais avec des momeries de carrefour et par l’audace brutale de son tempérament de cocher : quoi de plus repoussant ? et comment tirer de l’amusement d’une telle matière, où Beaumarchais et La Bruyère629 vont échouer ? Pareillement, dans le Misanthrope, le spectacle d’un honnête homme loyalement sincère, profondément amoureux, que sa vertu finit par combler de ridicules et chasser du monde, n’est-il pas triste à voir ? Rousseau s’est irrité qu’on y ait ri, et si nous regardions la chose, non dans Molière, mais en elle-même, nous y trouverions de quoi révolter notre générosité native. Parcourez les autres sujets : c’est Georges Dandin qu’on mystifie, Géronte qu’on bat, Arnolphe qu’on dupe, Harpagon qu’on vole, Sganarelle qu’on marie, des filles qu’on séduit, des maladroits qu’on rosse, des niais qu’on fait financer. Il y a des douleurs en tout cela, et de très-grandes ; bien des gens ont plus d’envie d’en pleurer que d’en rire : Arnolphe, Dandin, Harpagon, approchent de bien près des personnages tragiques, et quand on les regarde dans le monde, non au théâtre, on n’est pas disposé au sarcasme, mais à la pitié. Faites-vous décrire les originaux d’après lesquels Molière compose ses médecins. Allez voir cet expérimentateur hasardeux qui, dans l’intérêt de la science, essaye une nouvelle scie ou inocule un virus ; pensez aux longues nuits d’hôpital, au patient hâve qu’on porte sur un matelas vers la table d’opérations et qui étend la jambe, ou bien encore au grabat du paysan, dans la chaumière humide où suffoque la vieille mère hydropique630, pendant que ses enfants comptent, en grommelant, les écus qu’elle a déjà coûtés. Vous en sortez le cœur gros, tout gonflé par le sentiment de la misère humaine ; vous découvrez que la vie, vue de près et face à face, est un amas de crudités triviales et de passions douloureuses ; vous êtes tenté, si vous voulez la peindre, d’entrer dans la fange lugubre où bâtissent Balzac et Shakspeare ; vous n’y voyez d’autre poésie que l’audacieuse logique qui, dans ce pêle-mêle, dégage les forces maîtresses, ou l’illumination du génie qui flamboie sur le fourmillement et sur les chutes de tant de malheureux salis et meurtris. Comme tout change aux mains de nos légers Français ! comme toute laideur s’efface ! comme il est amusant le spectacle que Molière vient d’arranger pour nous ! comme nous savons gré au grand artiste d’avoir si bien transformé les choses ! Enfin nous avons un monde riant, en peinture il est vrai ; on ne peut l’avoir autrement, mais nous l’avons. Qu’il est doux d’oublier la vérité ! quel art que celui qui nous dérobe à nous-mêmes ! quelle perspective que celle qui transforme en grimaces comiques les contorsions de la souffrance ! La gaieté est venue ; c’est le plus clair de notre avoir à nous gens de France : les soldats de Villars dansaient pour oublier qu’ils n’avaient plus de pain. De tous les avoirs, c’est aussi le meilleur. Ce don-là ne détruit pas la pensée, il la recouvre. Chez Molière, la vérité est au fond, mais elle est cachée ; il a entendu les sanglots de la tragédie humaine, mais il aime mieux ne pas leur faire écho. C’est bien assez de sentir nos plaies ; n’allons pas les revoir au théâtre. La philosophie, qui nous les montre, nous conseille de n’y pas trop penser. Égayons notre condition, comme une chambre de malade, de conversation libre et de bonne plaisanterie. Affublons Tartufe, Harpagon, les médecins, de gros ridicules ; le ridicule fera oublier le vice : ils feront plaisir au lieu de faire horreur. Qu’Alceste soit bourru et maladroit, cela est vrai d’abord, car nos plus vaillantes vertus ne sont que les heurts d’un tempérament mal ajusté aux circonstances ; mais par surcroît cela sera agréable. Ses mésaventures ne seront plus le martyre de la justice, mais les désagréments d’un caractère grognon. Quant aux mystifications des maris, des tuteurs et des pères, j’imagine que vous n’y voyez point d’attaques en règle contre la société ou la morale. Ce soir, nous nous divertissons, rien de plus. Les lavements et les coups de bâtons, les mascarades et les ballets montrent qu’il s’agit de bouffonneries. Ne craignez pas de voir la philosophie périr sous les pantalonnades ; elle subsiste même dans le Mariage forcé, même dans le Malade imaginaire. Le propre du Français et de l’homme du monde est d’envelopper tout, même le sérieux, sous le rire. Quand il pense, il ne veut pas en avoir l’air : il reste aux plus violents moments maître de maison, hôte aimable ; il vous fait les honneurs de sa réflexion ou de sa souffrance. Mirabeau à l’agonie disait en souriant à un de ses amis : « Approchez donc, monsieur l’amateur des belles morts, vous verrez la mienne ! » C’est dans ce style que nous causons quand nous nous montrons la vie ; il n’y a pas d’autres nations où l’on sache philosopher lestement et mourir avec bon goût.

C’est pour cela qu’il n’y en a pas d’autre où la comédie, en restant comique, offre une morale ; Molière est le seul qui nous donne des modèles sans tomber dans la pédanterie, sans toucher au tragique, sans entrer dans la solennité. Ce modèle est « l’honnête homme », comme on disait alors, Philinte, Ariste, Clitandre, Éraste631 ; il n’y en a point d’autre qui puisse nous instruire et en même temps nous amuser. Son esprit est un fonds de réflexion, mais cultivé par le monde. Son caractère est un fonds d’honnêteté, mais accommodé au monde. Vous pouvez l’imiter sans manquer à la raison ni au devoir ; ce n’est ni un freluquet ni un viveur. Vous pouvez l’imiter sans négliger vos intérêts et sans encourir le ridicule ; ce n’est ni un niais ni un malappris. Il a lu, il comprend le jargon de Trissotin et de M. Lycidas, mais c’est pour les percer à jour, les battre avec leurs règles et égayer à leurs dépens toute la galerie. Il disserte même de morale, même de religion, mais en style si naturel, en preuves si claires, avec une chaleur si vraie, qu’il intéresse les femmes et que les plus mondains l’écoutent. Il connaît l’homme et il en raisonne, mais en sentences si courtes, en portraits si vivants, en moqueries si piquantes, que sa philosophie est le meilleur des divertissements. Il est fidèle à sa maîtresse ruinée, à son ami calomnié, mais sans fracas, avec grâce. Toutes ses actions, même les belles, ont un tour aisé qui les orne ; il ne fait rien sans agrément. Son grand talent est le savoir-vivre ; ce n’est pas seulement dans les petites formalités de la vie courante qu’il le porte, c’est dans les circonstances violentes, au fort des pires embarras. Un bretteur de qualité veut le prendre pour témoin de son duel ; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases qui le dégagent, et, « sans faire le capitan », laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est pas lâche. Armande l’injurie, puis se jette à sa tête ; il essuie poliment l’orage, écarte l’offre avec la plus loyale franchise, et, sans essayer un seul mensonge, laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est pas grossier632. Quand il aime Éliante, qui préfère Alceste et qu’Alceste un jour peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entières, sans s’abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte vient lui lire un sonnet, au lieu d’exiger d’un fat le naturel qu’il ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n’a pas la maladresse d’étaler une poétique hors de propos. Il prend dès l’abord le ton des circonstances ; il sent du premier coup ce qu’il faut dire ou taire, dans quelle mesure et avec quelles nuances, quel biais précis accommodera la vérité et la mode, jusqu’où il faut transiger ou résister, quelle fine limite sépare les bienséances et la flatterie, la véracité et la maladresse. Sur cette ligne étroite, il avance exempt d’embarras et de méprises, sans être jamais dérouté par les heurts ou les changements du contour, sans permettre au fin sourire de la politesse de quitter jamais ses lèvres, sans manquer une occasion d’accueillir par le rire de la belle humeur les balourdises de son voisin. C’est cette dextérité toute française qui concilie en lui l’honnêteté foncière et l’éducation mondaine ; sans elle, il irait tout d’un côté ou tout de l’autre. C’est par elle qu’entre les roués et les prêcheurs la comédie trouve son héros.

Un tel théâtre peint une race et un siècle. Ce mélange de solidité et d’élégance appartient au dix-septième siècle et nous appartient. Le monde ne nous déprave point, il nous développe ; ce n’étaient pas seulement les manières et l’intérieur qu’il polissait alors, mais encore les sentiments et les idées. La conversation provoquait la pensée ; elle n’était pas un bavardage, mais un examen ; avec l’échange des nouvelles, elle provoquait le commerce des réflexions. La théologie y entrait, et aussi la philosophie ; la morale et l’observation du cœur en faisaient l’aliment quotidien. La science gardait sa séve et n’y perdait que ses épines. L’agrément recouvrait la raison sans l’étouffer. Nulle part nous ne pensons mieux qu’en société : le jeu des physionomies nous excite ; nos idées si promptes naissent en éclairs au choc des idées d’autrui. L’allure inconstante des entretiens s’accommode de nos soubresauts ; le fréquent changement de sujets renouvelle notre invention ; la finesse des mots piquants réduit les vérités en monnaie menue et précieuse, appropriée à la légèreté de notre main. Et le cœur ne s’y gâte pas plus que l’esprit. Le Français est de tempérament sobre, peu enclin aux brutalités d’ivrognes, à la jovialité violente, au tapage des soupers sales ; il est doux d’ailleurs, prévenant, toujours disposé à faire plaisir ; il a besoin, pour être à l’aise, de ce courant de bienveillance et d’élégance que le monde forme et nourrit. Et là-dessus il érige en maximes ses inclinations tempérées et aimables ; il se fait un point d’honneur d’être serviable et délicat. Voilà l’honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable. Il n’en était pas ainsi en Angleterre. Les idées n’y naissent point dans l’élan de la causerie improvisée, mais dans la concentration des méditations solitaires ; c’est pourquoi alors les idées manquaient. L’honnêteté n’y est pas le fruit des instincts sociables, mais le produit de la réflexion personnelle ; c’est pourquoi alors l’honnêteté était absente. Le fonds brutal était resté, l’écorce seule était unie. Les façons étaient douces et les sentiments étaient durs ; le langage était étudié, les idées étaient frivoles. La pensée et la délicatesse d’âme étaient rares, les talents et l’esprit disert étaient fréquents. On y rencontrait la politesse des formes, non celle du cœur ; ils n’avaient du monde que la convention et les convenances, l’étourderie et l’étourdissement.

VII

Les comiques anglais peignent ces vices et les ont. Quelque chose s’en répand sur leur talent et sur leur théâtre. L’art y manque, et la philosophie aussi. Les écrivains ne vont pas vers une idée générale, et ils ne vont pas par le chemin le plus droit. Ils composent mal ; et s’embarrassent de matériaux. Leurs pièces ont communément deux intrigues entre-croisées, visiblement distinctes633, réunies pour amonceler les événements, et parce que le public a besoin d’un surcroît de personnages et de faits. Il faut un gros courant d’actions tumultueuses pour remuer leurs sens épais ; ils font comme les Romains, qui fondaient en une seule plusieurs pièces attiques. Ils s’ennuient de la simplicité de l’action française, parce qu’ils n’ont pas la finesse du goût français. Leurs deux séries d’actions se confondent et se heurtent. On ne sait où l’on va ; à chaque instant, on est détourné de son chemin. Les scènes sont mal liées ; elles changent vingt fois de lieu. Quand l’une commence à se développer, un déluge d’incidents vient l’interrompre. Les conversations parasites traînent entre les événements. On dirait d’un livre où les notes sont pêle-mêle entrées dans le texte. Il n’y a pas de plan véritablement calculé et rigoureusement suivi ; ils se sont donné un canevas, et en écrivent les scènes au fur et à mesure, à peu près comme elles leur viennent. La vraisemblance n’est pas bien gardée ; il y a des déguisements mal arrangés, des folies mal simulées, des mariages de paravent, des attaques de brigands dignes de l’opéra-comique. C’est que pour atteindre l’enchaînement et la vraisemblance, il faut partir de quelque idée générale. Une conception de l’avarice, de l’hypocrisie, de l’éducation des femmes, de la disproportion en fait de mariage, arrange et lie par sa vertu propre les événements qui peuvent la manifester. Ici cette conception manque. Congreve, Farquhar, Vanbrugh ne sont que des gens d’esprit et non des penseurs. Ils glissent à la surface des choses, ils n’y pénètrent pas. Ils jouent avec les personnages. Ils visent au succès, à l’amusement. Ils esquissent des caricatures, ils filent vivement la conversation futile et frondeuse ; ils heurtent les répliques, ils lancent les paradoxes ; leurs doigts agiles manient et escamotent les événements en cent façons ingénieuses et imprévues. Ils ont de l’entrain, ils abondent en gestes, en ripostes ; le va-et-vient du théâtre et la verve animale font autour d’eux comme un petillement. Néanmoins tout ce plaisir reste à fleur de peau ; on n’a rien vu du fonds éternel et de la vraie nature de l’homme ; on n’emporte aucune pensée ; on a passé une heure, et voilà tout ; le divertissement vous laisse vide, et n’est bon que pour occuper des soirées de coquettes et de fats.

Ajoutez que ce plaisir n’est pas franc ; il ne ressemble point au bon rire de Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds d’âcreté. On l’a vu, et de reste, chez Wycherley ; les autres, quoique moins cruels, raillent âprement. Leurs personnages, par plaisanterie, échangent des duretés ; ils s’amusent à se blesser ; un Français souffre d’entendre ce commerce de prétendues politesses ; nous n’allons point par gaieté à des assauts de pugilat. Leur dialogue tourne naturellement à la satire haineuse ; au lieu de couvrir le vice, il le met en saillie ; au lieu de le rendre risible, il le rend odieux. « À quoi avez-vous passé la nuit ? dit une dame à son amie. —  À chercher tous les moyens de faire enrager mon mari. —  Rien d’étonnant que vous paraissiez si fraîche ce matin après une nuit de rêveries si agréables634 ! » Ces femmes sont vraiment méchantes et trop ouvertement. Partout ici le vice est cru, poussé à ses extrêmes, présenté avec ses accompagnements physiques. « Quand j’appris que mon père avait reçu une balle dans la tête, dit un héritier, mon cœur fit une cabriole jusqu’à mon gosier. —  Consultez les veuves de la ville, dit une jeune dame qui ne veut pas se remarier, elles vous diront qu’il ne faut pas prendre à bail fixe une maison qu’on peut louer pour trois mois635. » Les gentlemen se collettent sur la scène, brusquent les femmes aux yeux du public, achèvent l’adultère à deux pas, dans la coulisse. Les rôles ignobles ou féroces abondent. Il y a des furies comme mistress Loveit et lady Touchwood. Il y a des pourceaux comme le chapelain Bull et l’entremetteur Coupler. Lady Touchwood, sur la scène, veut poignarder son amant636 ; Coupler, sur la scène, a des gestes qui rappellent la cour de notre Henri III. Les scélérats comme Fainall et Maskwell restent entiers, sans que leur odieux soit dissimulé par le grotesque. Les femmes même honnêtes, comme Silvia et mistress Sullen, sont aventurées jusqu’aux situations les plus choquantes. Rien ne choque ce public ; il n’a de l’éducation que le vernis.

Il y a une correspondance forcée entre l’esprit d’un écrivain, le monde qui l’entoure et les personnages qu’il produit ; car c’est dans ce monde qu’il prend les matériaux dont il les fait. Les sentiments qu’il contemple en autrui et qu’il éprouve en lui-même s’organisent peu à peu en caractères ; il ne peut inventer que d’après sa structure donnée et son expérience acquise, et ses personnages ne font que manifester ce qu’il est, ou abréger ce qu’il a vu. Deux traits dominent dans ce monde ; ils dominent aussi dans ce théâtre. Tous les personnages réussis s’y ramènent à deux groupes : les êtres naturels d’un côté, les êtres artificiels de l’autre ; les uns avec la grossièreté et l’impudeur des inclinations primitives, les autres avec la frivolité et les vices des habitudes mondaines ; les uns incultes, sans que leur simplicité révèle autre chose que leur bassesse native ; les autres cultivés, sans que leur raffinement leur imprime autre chose qu’une corruption nouvelle. Et le talent des écrivains est propre à la peinture de ces deux groupes : ils ont la grande faculté anglaise, qui est la connaissance du détail précis et des sentiments réels ; ils voient les gestes, les alentours, les habits, ils entendent les sons de voix ; ils osent les montrer ; ils ont hérité bien peu, de bien loin, et malgré eux, mais enfin ils ont hérité de Shakspeare ; ils manient franchement, et sans l’adoucir, le gros rouge cru qui seul peut rendre la figure de leurs brutes. D’autre part, ils ont la verve et le bon style ; ils peuvent exprimer le caquetage étourdi, les affectations folâtres, l’intarissable et capricieuse abondance des fatuités de salon ; ils ont autant d’entrain que les plus fous, et en même temps ils parlent aussi bien que les mieux appris ; ils peuvent donner le modèle des conversations ingénieuses ; ils ont la légèreté de touche, le brillant, et aussi la facilité, la correction, sans lesquelles on ne fait pas le portrait des gens du monde. Ils trouvent naturellement sur leur palette les fortes couleurs qui conviennent à leurs barbares et les jolies enluminures qui conviennent à leurs élégants.

VIII

Il y a d’abord le butor, le squire Sullen637, ou sir John Brute638, sorte d’ivrogne ignoble « qui, le soir, roule dans la chambre de sa femme en trébuchant comme un passager qui a le mal de mer, entre brutalement au lit, les pieds froids comme de la glace, l’haleine chaude comme une fournaise, les mains et la face aussi grasses que son bonnet de flanelle, renverse les matelas, retrousse le drap par-dessus ses épaules et ronfle639. » — On lui demande pourquoi il s’est marié ? —  « Je me suis marié parce que j’avais l’idée de coucher avec elle, et qu’elle ne voulait pas me laisser faire640. » Il fait de son salon une écurie, fume jusqu’à l’empester pour en chasser les femmes, leur jette sa pipe à la tête, boit, jure et sacre. Les gros mots, les malédictions coulent dans sa conversation comme les ordures dans un ruisseau. Il se soûle au cabaret et hurle : « Au diable la morale, au diable la garde ! et que le constable soit marié ! » Il crie qu’il est Anglais, homme libre ; il veut sortir et tout casser641. « Laissez-moi donc tranquille avec ma femme et votre maîtresse, je les donne au diable toutes les deux de tout mon cœur, et toutes les jambes qui traînent une jupe, excepté quatre braves drôlesses, et Betty Sands en tête, qui se grisent avec lord Rake et moi cinq fois par semaine642. » Il sort de l’auberge avec des chenapans avinés, et court sus aux femmes à travers les rues. Il détrousse un tailleur qui portait une soutane, s’en habille, rosse la garde. On l’empoigne et on le mène au constable ; il déblatère en chemin, et finit, au milieu de ses hoquets et de ses rabâchages d’ivrogne, par proposer au constable d’aller pêcher quelque part ensemble une bouteille et une fille. Il rentre enfin « couvert de sang et de boue », grondant comme un dogue, les yeux gonflés, rouge, appelant sa nièce salope et sa femme menteuse. Il va à elle, l’embrasse de force, et comme elle se détourne : « Ah ! ah ! je vois que cela vous fait mal au cœur. Eh bien ! justement à cause de cela, embrassez-moi encore une fois. » Là-dessus il la chiffonne et la bouscule : « Bon ; maintenant que vous voilà aussi sale et aussi torchonnée que moi, les deux cochons font la paire643. » Il veut prendre la théière dans une armoire, enfonce la porte d’un coup de pied, et découvre le galant de sa femme avec celui de sa nièce. Il tempête, vocifère de sa langue pâteuse un radotage d’imbécile, puis tout d’un coup tombe endormi. Son valet arrive et charge sur son dos cette carcasse inerte644. C’est le portrait du pur animal, et je trouve qu’il n’est pas beau.

Voilà le mari ; voyons le père, sir Tunbelly, un gentilhomme campagnard, élégant s’il en fut. Tom Fashion frappe à la porte du château, qui à l’air d’un poulailler, et où on le reçoit comme dans une ville de guerre. Un domestique paraît à la fenêtre, l’arquebuse à la main ; à grand’peine, à la fin, il se laisse persuader qu’il doit avertir son maître : « Vas-y, Ralph, mais écoute ; appelle la nourrice pour qu’elle enferme miss Hoyden avant que la porte soit ouverte645. » Vous remarquez que dans cette maison on prend des précautions à l’endroit des filles. —  Sir Tunbelly arrive avec ses gens munis de fourches, de faux et de gourdins, d’un air peu aimable, et veut savoir le nom du visiteur : « car tant que je ne saurai pas votre nom, je ne vous demanderai pas d’entrer chez moi, et quand je saurai votre nom, il y a six à parier contre quatre que je ne vous le demanderai pas non plus646. » Il a l’air d’un chien de garde qui gronde et regarde les mollets d’un intrus. Mais bientôt il apprend que cet intrus est son futur gendre : il s’exclame, il s’excuse, il crie à ses domestiques d’aller mettre en place les chaises de tapisserie, de tirer de l’armoire les grands chandeliers de cuivre, de « lâcher » miss Hoyden, de lui faire passer une gorgerette propre, « si ce n’a pas été aujourd’hui le jour du changement de linge647. » Le faux gendre veut épouser Hoyden tout de suite : « Oh ! non, sa robe de noces n’est pas encore arrivée. —  Si, tout de suite, sans cérémonie, cela épargnera de l’argent. —  De l’argent, épargner de l’argent, quand c’est la noce d’Hoyden ! Vertudieu ! je donnerai à ma donzelle un dîner de noces, quand je devrais aller brouter l’herbe à cause de cela comme le roi d’Assyrie, et un fameux dîner, qu’on ne pourra pas cuire dans le temps de pocher un œuf. Ah ! pauvre fille, comme elle sera effarouchée la nuit des noces ! car, révérence parler, elle ne reconnaîtrait pas un homme d’une femme, sauf par la barbe et les culottes648. » Il se frotte les mains, fait l’égrillard. Plus tard il se grise, il embrasse les dames, il chante, il essaye de danser. « Voilà ma fille ; prenez, tâtez, je la garantis, elle pondra comme une lapine apprivoisée649. » Arrive Foppington, le vrai gendre. Sir Tunbelly, le prenant pour un imposteur, l’appelle chien ; Hoyden propose qu’on le traîne dans l’abreuvoir ; on lui lie les pieds et les mains, et on le fourre dans le chenil ; sir Tunbelly lui met le poing sous le nez, voudrait lui enfoncer les dents jusque dans le gosier. Plus tard, ayant reconnu l’imposteur : « Mylord, dit-il du premier coup, lui couperai-je la gorge, ou sera-ce vous650 ? » Il se démène, il veut tomber dessus à grands coups de poing. Tel est le gentilhomme de campagne, seigneur et fermier, boxeur et buveur, braillard et bête. Il sort de toutes ces scènes un fumet de mangeaille, un bruit de bousculades, une odeur de fumier.

Tel père, telle fille. Quelle ingénue que miss Hoyden ! Elle gronde toute seule « d’être enfermée comme la bière dans le cellier : Heureusement qu’il me vient un mari, ou, par ma foi ! j’épouserais le boulanger, oui, je l’épouserais651 ! » Quand la nourrice annonce l’arrivée du futur, elle saute de joie, elle embrasse la vieille : « Ô bon Dieu ! je vais mettre une chemise à dentelles, quand je devrais pour cela être fouettée jusqu’au sang652. » Tom vient lui-même et lui demande si elle veut être sa femme. « Monsieur, je ne désobéis jamais à mon père, excepté pour manger des groseilles vertes653. —  Mais votre père veut attendre une semaine ? —  Oh ! une semaine ! je serai une vieille femme après tant de temps que cela654 ! » Je ne puis pas traduire toutes ses réponses. Il y a un tempérament de chèvre sous ses phrases de servante. Elle épouse Tom en secret, à l’instant, et le chapelain leur souhaite beaucoup d’enfants655. « Par ma foi ! dit-elle, de tout mon cœur ! plus il y en aura, plus nous serons gais, je vous le promets, hé ! nourrice656. » Mais le vrai futur se présente, et Tom se sauve. À l’instant son parti est pris, elle dit à la nourrice et au chapelain de tenir leurs langues : « J’épouserai celui-là aussi, voilà la fin de l’histoire657. » Elle s’en dégoûte pourtant, et assez vite ; il n’est pas bien bâti, il ne lui donne guère d’argent de poche ; elle hésite entre les deux, calcule : « Comment est-ce que je m’appellerais avec l’autre ? mistress, mistress, mistress quoi ? Comment appelle-t-on cet homme que j’ai épousé, nourrice ? —  Squire Fashion. —  Squire Fashion ! Oh bien ! squire, cela vaut mieux que rien658. Mais mylady, cela vaut mieux encore. Est-ce que vous croyez que je l’aime, nourrice ? Par ma foi ! je ne me soucierai guère qu’il soit pendu quand je l’aurai épousé une bonne fois. Non, ce qui me plaît, c’est de penser au fracas que je ferai une fois à Londres ; car quand je serai les deux choses, épousée et dame, par ma foi ! nourrice, je me pavanerai avec les meilleures d’entre elles toutes659. » Elle est prudente pourtant, elle sait que son père a « son fouet de chiens à la ceinture », et « qu’il la secouera ferme. » Elle prend ses précautions en conséquence : « Dites donc, nourrice, faites attention de vous mettre entre moi et mon père, car vous savez ses tours, il me jetterait par terre d’un coup de poing660. » Voilà la vraie sanction morale ; pour un si beau naturel, il n’y en a pas d’autre, et sir Tunbelly fait bien de la tenir à l’attache, avec un régime suivi de coups de pied quotidiens661.

IX

Conduisons à la ville cette personne modeste, mettons-la avec ses pareilles dans la société des beaux. Toutes ces ingénues y font merveille, d’actions et de maximes. L’Épouse campagnarde de Wycherley a donné le ton. Quand par hasard une d’elles se trouve presque à demi honnête662, elle a les façons et l’audace d’un hussard en robe. Les autres naissent avec des âmes de courtisanes et de procureuses. « Si j’épouse mylord Aimwell, dit Dorinda, j’aurai titre, rang, préséance, le parc, l’antichambre, de la splendeur, un équipage, du bruit, des flambeaux. —  Holà ! ici les gens de milady Aimwell ! —  Des lumières, des lumières sur l’escalier ! —  Faites avancer le carrosse de milady Aimwell ! —  Ôtez-vous de là, faites place à Sa Seigneurie. —  Est-ce que tout cela n’a pas son prix663 ? » Elle est franche, et les autres aussi, Corinna, miss Betty, Belinda par exemple. Belinda dit à sa tante, dont la vertu chancelle : « Plus tôt vous capitulerez, mieux cela vaudra. » Un peu plus tard, quand elle se décide à épouser Heartfree, pour sauver sa tante compromise, elle fait une profession de foi qui pronostique bien l’avenir du nouvel époux : « Si votre affaire n’était pas dans la balance, je songerais plutôt à pêcher quelque odieux mari, homme de qualité pourtant, et je prendrais le pauvre Heartfree seulement pour galant664. » Ces demoiselles sont savantes, et en tout cas très-disposées à suivre les bonnes leçons. Écoutons plutôt miss Prue : « Regardez cela, madame, regardez ce que M. Tattle m’a donné. Regardez, ma cousine, une tabatière ! Et il y a du tabac dedans ; tenez, en voulez-vous ? Oh ! Dieu ! que cela sent bon ! M. Tattle sent bon partout, sa perruque sent bon, et ses gants sentent bon, et son mouchoir sent bon, très-bon, meilleur que les roses. Sentez, maman, madame, veux-je dire. Il m’a donné cette bague pour un baiser. (À Tattle.) Je vous prie, prêtez-moi votre mouchoir. Sentez, cousine. Il dit qu’il me donnera quelque chose qui fera que mes chemises sentiront aussi bon ; cela vaut mieux que la lavande ; je ne veux plus que nourrice mette de lavande dans mes chemises665. » C’est le caquetage étourdissant d’une jeune pie qui pour la première fois prend sa volée. Tattle, resté seul avec elle, lui dit qu’il va lui faire l’amour. « Bien, et de quelle façon me ferez-vous l’amour ? Allez, je suis impatiente que vous commenciez. Dois-je faire l’amour aussi ? Il faut que vous me disiez comment. —  Il faut que vous me laissiez parler, miss, il ne faut pas que vous parliez la première ; je vous ferai des questions, et vous me ferez les réponses. —  Ah ! c’est donc comme le catéchisme ? Eh bien ! allez, questionnez. —  Pensez-vous que vous pourrez m’aimer ? —  Oui. —  Oh ! diable ! vous ne devez pas dire oui si vite, vous devez dire non, ou que vous ne savez pas, ou que vous ne sauriez répondre. —  Comment ! je dois donc mentir ? —  Oui, si vous voulez être bien élevée ; toutes les personnes bien élevées mentent ; d’ailleurs vous êtes femme, et vous ne devez jamais dire ce que vous pensez. Ainsi, quand je vous demande si vous pouvez m’aimer, vous devez répondre non et m’aimer tout de même. Si je vous demande de m’embrasser, vous devez être en colère, mais ne pas me refuser. —  Ô bon Dieu ! que ceci est gentil ! j’aime bien mieux cela que notre vieille façon campagnarde de dire ce qu’on pense. Eh bien ! vrai, j’ai toujours eu grande envie de dire des mensonges, mais on me faisait peur et on me disait que c’est un péché. —  Eh bien ! ma jolie créature, voulez-vous me rendre heureux en me donnant un baiser ? —  Non certes, je suis en colère contre vous. (Elle court à lui et l’embrasse.) — Holà ! holà ! c’est assez bien, mais vous n’auriez pas dû me le donner, vous auriez dû me le laisser prendre. —  Ah bien ! nous recommencerons666. » Elle fait des progrès si prompts qu’il faut enrayer la citation tout de suite. Et remarquez que la caque sent toujours le hareng. Toutes ces charmantes personnes arrivent très-vite au langage des laveuses de vaisselle. Quand Ben, le marin balourd, veut lui faire la cour, elle le renvoie avec des injures, elle se démène, elle lâche une gargouillade de petits cris et de gros mots, elle l’appelle grand veau marin. « Veau marin ! sale torchon que vous êtes ! je ne suis pas assez veau pour lécher votre museau peint, vous face de fromage667 ! » Excitée par ces aménités, elle s’emporte, elle pleure, elle l’appelle barrique de goudron puant. On vient mettre le holà dans cette première entrevue toute galante. Elle s’enflamme, elle crie qu’elle veut épouser Tattle, ou, au défaut, Robin le sommelier. Son père la menace des verges : « Au diable les verges ! je veux un homme, j’aurai un homme668 ! » Ce sont des cavales, jolies si vous voulez, et bondissantes ; mais décidément, entre les mains de ces poëtes, l’homme naturel n’est plus qu’un échappé d’écurie ou de chenil.

Serez-vous plus content de l’homme cultivé ? La vie mondaine qu’ils peignent est un vrai carnaval, et les têtes de leurs héroïnes sont des moulins d’imaginations extravagantes et de bavardage effréné. Voyez dans Congreve comme elles caquettent, avec quel flux de paroles, d’affectations, de quelle voix flûtée et modulée, avec quels gestes, quels tortillements des bras, du cou, quels regards levés au ciel, quelles gentillesses et quelles singeries669 ! « Es-tu sûre que sir Rowland n’oubliera pas de venir, et qu’il ne mollira pas s’il vient ? Sera-t-il importun, Foible, et me pressera-t-il ? car s’il n’était pas importun !… Oh ! je ne violerai jamais les convenances ! je mourrai de confusion si je suis forcée de faire des avances ? Oh ! non, je ne pourrai jamais faire d’avances. Je m’évanouirai s’il s’attend à des avances. Non, j’espère que sir Rowland est trop bien élevé pour mettre une dame dans la nécessité de manquer aux formes. Je ne veux pas pourtant être trop retenue, je ne veux pas le mettre au désespoir ; mais un peu de hauteur n’est pas déplacée, un peu de dédain attire. —  Oui, un peu de dédain convient à madame. —  Oui, mais la tendresse me convient mieux que tout : une sorte d’air mourant. Tu vois ce portrait, n’est-ce pas, Foible ? Tu vois qu’il a quelque chose de noyé dans le regard. Oui, j’aurai ce regard-là. Ma nièce veut l’avoir, mais elle n’a pas les traits qu’il faut. Sir Rowland est-il bien ? Qu’on enlève ma toilette, je m’habillerai en haut. Je veux recevoir sir Rowland ici. Est-il bien ? Ne me réponds pas. Je ne veux pas le savoir. Je veux être surprise. Je veux qu’on me prenne par surprise. Et quel air ai-je, Foible ? —  Un air tout à fait vainqueur, madame. —  Bien, mais, comment le recevrai-je ? Dans quelle attitude ferai-je sur son cœur la première impression ? Serai-je assise ? Non, je ne veux pas être assise. Je marcherai. Oui, je marcherai quand il entrera, comme si je venais de la porte, et puis je me retournerai en plein vers lui ! Non, ce serait trop soudain. Je serai couchée ; c’est cela, je serai couchée. Je le recevrai dans mon petit boudoir, il y a un sofa. Oui, je ferai la première impression sur un sofa. Je ne serai pas couchée pourtant, mais penchée et appuyée sur un coude, avec un pied un peu pendant, dépassant la robe et dandinant d’une façon pensive. Oui, et alors, aussitôt qu’il paraîtra, je sursauterai, et je serai surprise, et je me lèverai pour aller à sa rencontre dans le plus joli désordre670. » Ces agitations de coquette mûre deviennent encore plus véhémentes au moment critique671. Lady Pliant, sorte de Belise anglaise, se croit aimée de Millefond, qui ne l’aime pas du tout et qui tâche en vain de la détromper : « Pour l’amour du ciel, madame ! —  Oh ! ne nommez plus le ciel. Bon Dieu ! comment pouvez-vous parler du ciel et avoir tant de perversité dans le cœur ? Mais peut-être ne pensez-vous pas que ce soit un péché. On dit qu’il y a des gentlemen parmi vous qui ne pensent pas que ce soit un péché. Peut-être n’est-ce pas un péché pour ceux qui pensent que ce n’en est pas un. En vérité, si je pensais que ce n’est pas un péché… Pourtant mon honneur… Non, non, levez-vous, venez, vous verrez combien je suis bonne. Je sais que l’amour est puissant, et que personne ne peut s’empêcher d’être épris. Ce n’est pas votre faute… Et vraiment je jure que ce n’est pas non plus la mienne. Comment pouvais-je m’empêcher d’avoir des charmes ? Et comment pouviez-vous vous empêcher de devenir mon captif ? Je jure que c’est une vraie pitié que ce soit une faute ; mais mon honneur… Oui, mais votre honneur aussi… Et le péché ! Oui, et la nécessité !… Ô Seigneur Dieu, voici quelqu’un qui vient. Je n’ose rester. Bien, vous devez réfléchir à votre crime, et lutter autant que vous pourrez contre lui, —  lutter, certainement ; mais ne soyez pas mélancolique, ne vous désespérez pas. N’imaginez pas non plus que je vous accorderai jamais quoi que ce soit. Oh ! non, non… Mais faites état qu’il vous faut quitter toutes les idées de mariage, car j’ai beau savoir que vous n’aimiez Cynthia que comme un paravent de votre passion pour moi, cela pourtant me rendrait jalouse. Oh ! bon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit ? Jalouse, non, non. Je ne peux pas être jalouse, puisque je ne dois pas vous aimer. Aussi n’espérez pas ; mais ne désespérez pas non plus. Oh ! les voilà qui viennent, il faut que je me sauve672. » Elle se sauve et nous ne la suivons pas.

Cette étourderie, cette volubilité, cette jolie corruption, ces façons évaporées et affectées se rassemblent en un portrait le plus brillant, le plus mondain de ce théâtre, celui de mistress Millamant, « une belle dame », dit la liste des personnages673. Elle entre « toutes voiles dehors, l’éventail ouvert », traînant l’équipage de ses falbalas et de ses rubans, fendant la presse des fats dorés, attifés, en perruques fines, qui papillonnent sur son passage, dédaigneuse et folâtre, spirituelle et moqueuse, jouant avec les galanteries, pétulante, ayant horreur de toute parole grave et de toute action soutenue, ne s’accommodant que du changement et du plaisir. Elle rit des sermons de Mirabell, son prétendant. « N’ayez donc pas cette figure tragique, inflexiblement sage, comme Salomon dans une vieille tapisserie, quand on va couper l’enfant… Ha ! ha ! ha ! pardonnez-moi, il faut que je rie ; ha ! ha ! ha ! quoique je vous accorde que c’est un peu barbare674. » Elle éclate, puis elle se met en colère, puis elle badine, puis elle chante, puis elle fait des mines. Le décor change à chaque mouvement et à vue. C’est un vrai tourbillon ; tout tourne dans sa cervelle comme dans une horloge dont on a cassé le grand ressort. Rien de plus joli que sa façon d’entrer en ménage. « Ah ! je ne me marierai jamais que je ne sois sûre d’abord de faire ma volonté et mon plaisir. Écoutez bien, je ne veux pas qu’on me donne de petits noms après que je serai mariée ; positivement, je ne veux pas de petits noms. —  De petits noms ? —  Oui, comme ma femme, mon amie, ma chère, ma joie, mon bijou, mon amour, mon cher cœur, et tout ce vilain jargon de familiarité nauséabonde entre mari et femme. Je ne supporterai jamais cela. Bon Mirabell, ne soyons jamais familiers ou tendres. N’allons jamais en visite ensemble, ni au théâtre ensemble. Soyons étrangers l’un pour l’autre et bien élevés ; soyons aussi étrangers que si nous étions mariés depuis longtemps, et aussi bien élevés que si nous n’étions pas mariés du tout… J’aurai la liberté de rendre des visites à qui je voudrai, et d’en recevoir de qui je voudrai, d’écrire et recevoir des lettres, sans que vous m’interrogiez, sans que vous me fassiez la mine. Je viendrai dîner quand il me plaira ; je dînerai dans mon boudoir quand je serai de mauvaise humeur, et cela sans donner de raison. Mon cabinet sera inviolable ; je serai la seule reine de ma table à thé, vous n’en approcherez jamais sans demander permission d’abord, et enfin, partout où je serai, vous frapperez toujours à la porte avant d’entrer675. » Le code est complet ; j’y voudrais pourtant encore un article, la séparation de biens et de corps ; ce serait le vrai mariage mondain, c’est-à-dire le divorce décent. Et je réponds que dans deux ans Mirabell et sa femme y viendront. Au reste tout ce théâtre y aboutit ; car remarquez qu’en fait de femmes, d’épouses surtout, je n’en ai présenté que les aspects les plus doux. Il est sombre au fond, amer, et par-dessus tout pernicieux. Il présente le ménage comme une prison, le mariage comme une guerre, la femme comme une révoltée, l’adultère comme une issue, le désordre comme un droit, et l’extravagance comme un plaisir676. Une femme comme il faut se couche au matin, se lève à midi, maudit son mari, écoute des gravelures, court les bals, hante les théâtres, déchire les réputations, met chez elle un tripot, emprunte de l’argent, agace les hommes, traîne et accroche son honneur et sa fortune à travers les dettes et les rendez-vous. « Nous sommes aussi perverses que les hommes, dit lady Brute, mais nos vices prennent une autre pente. À cause de notre poltronnerie, nous nous contentons de mordre par derrière, de mentir, de tricher aux cartes, et autres choses pareilles ; comme ils ont plus de courage que nous, ils commettent des péchés plus hardis et plus imprudents : ils se querellent, se battent, jurent, boivent, blasphèment, et le reste677. » Excellent résumé, où les gentlemen sont compris comme les autres ! Le monde n’a fait que les munir de phrases correctes et de beaux habits. Ils ont ici, chez Congreve surtout, le style le plus élégant ; ils savent surtout donner la main aux dames, les entretenir de nouvelles ; ils sont experts dans l’escrime des ripostes et des répliques ; ils ne se décontenancent jamais, ils trouvent des tournures pour faire entendre les idées scabreuses ; ils discutent fort bien, ils parlent excellemment, ils saluent mieux encore ; mais, en somme, ce sont des drôles. Ils sont épicuriens par système, séducteurs par profession. Ils mettent l’immoralité en maximes et raisonnent leur vice. « Donnez-moi, dit l’un d’eux, un homme qui tienne ses cinq sens aiguisés et brillants comme son épée, qui les garde toujours dégainés dans l’ordre convenable, avec toute la portée possible, ayant sa raison comme général, pour les détacher tour à tour sur tout plaisir qui s’offre à propos, et pour ordonner la retraite à la moindre apparence de désavantage et de danger. J’aime une belle maison, mais pourvu qu’elle soit à un autre, et voilà justement comme j’aime une belle femme678. » Tel séduit de parti pris la femme de son ami ; un autre, sous un faux nom, prend la fiancée de son frère. Tel suborne des témoins pour accrocher une dot. Je prie le lecteur d’aller lire lui-même les stratagèmes délicats de Worthy, de Mirabell et des autres. Ce sont des coquins froids qui manient le faux, l’adultère, l’escroquerie en experts. On les présente ici comme des gens de bel air ; ce sont les jeunes-premiers, les héros, et comme tels ils obtiennent à la fin les héritières679. Il faut voir dans Mirabell, par exemple, ce mélange de corruption et d’élégance ; mistress Fainall, son ancienne maîtresse, mariée par lui à un ami commun qui est un misérable, se plaint à lui de cet odieux mariage. Il l’apaise, il la conseille, il lui indique la mesure précise, le vrai biais qui doit accommoder les choses : « Vous devez avoir du dégoût pour votre mari, mais tout juste ce qu’il en faut afin d’avoir du goût pour votre amant680. » Elle s’écrie avec désespoir : « Pourquoi m’avez-vous fait épouser cet homme ? » Il sourit d’un air composé : « Pourquoi commettons-nous tous les jours des actions dangereuses et désagréables ? Pour sauver cette idole, la réputation681. » Comme ce raisonnement est tendre ! Peut-on mieux consoler une femme qu’on a jetée dans l’extrême malheur ? Et comme l’insinuation qui suit est d’une logique touchante ! « Si la familiarité de nos amours avait produit les conséquences que vous redoutiez, sur qui auriez-vous fait tomber le nom de père avec plus d’apparence que sur un mari682 ? » Il insiste en style excellent ; écoutez ce dilemme d’un homme de cœur : « Votre mari était juste ce qu’il nous fallait : ni trop vil, ni trop honnête. Un meilleur eût mérité de ne pas être sacrifié à cette occasion ; un pire n’aurait pas répondu à notre idée. Quand vous serez lasse de lui, vous savez le remède683. » C’est ainsi qu’on ménage les sentiments d’une femme, surtout d’une femme qu’on a aimée. Pour comble, ce délicat entretien a pour but de faire entrer la pauvre délaissée dans une intrigue basse qui procurera à Mirabell une jolie femme et une belle dot. Certainement le gentleman sait son monde, on ne saurait mieux que lui employer une ancienne maîtresse. Voilà les personnages cultivés de ce théâtre, aussi malhonnêtes que les personnages incultes : ayant transformé les mauvais instincts en vices réfléchis, la concupiscence en débauche, la brutalité en cynisme, la perversité en dépravation, égoïstes de parti pris, sensuels avec calcul, immoraux de maximes, réduisant les sentiments à l’intérêt, l’honneur aux bienséances, et le bonheur au plaisir.

La restauration anglaise tout entière fut une de ces grandes crises qui, en faussant le développement d’une société et d’une littérature, manifestent l’esprit intérieur qu’elles altèrent et qui les contredit. Ni les forces n’ont manqué à cette société, ni le talent n’a manqué à cette littérature ; les hommes du monde ont été polis, et les écrivains ont été inventifs. On eut une cour, des salons, une conversation, la vie mondaine, le goût des lettres, l’exemple de la France, la paix, le loisir, le voisinage des sciences, de la politique, de la théologie, bref toutes les circonstances heureuses qui peuvent élever l’esprit et civiliser les mœurs. On eut la vigueur satirique de Wycherley, le brillant dialogue et la fine moquerie de Congreve, le franc naturel et l’entrain de Vanbrugh, les inventions multipliées de Farquhar, bref toutes les ressources qui peuvent nourrir l’esprit comique et ajouter un vrai théâtre aux meilleures constructions de l’esprit humain. Rien n’aboutit, et tout avorta. Ce monde n’a laissé qu’un souvenir de corruption : cette comédie est demeurée un répertoire de vices ; cette société n’a eu qu’une élégance salie ; cette littérature n’a atteint qu’un esprit refroidi. Les mœurs ont été grossières ou frivoles ; les idées sont demeurées incomplètes ou futiles. Par dégoût et par contraste, une révolution se préparait dans les inclinations littéraires et dans les habitudes morales en même temps que dans les croyances générales et dans la constitution politique. L’homme changeait tout entier, et d’une seule volte-face. La même répugnance et la même expérience le détachaient de toutes les parties de son ancien état. L’Anglais découvrait qu’il n’est point monarchique, papiste, ni sceptique, mais libéral, protestant et croyant. Il comprenait qu’il n’est point viveur ni mondain, mais réfléchi et intérieur. Il y a en lui un trop violent courant de vie animale pour qu’il puisse, sans danger, se lâcher du côté de la jouissance ; il lui faut une barrière de raisonnements moraux qui réprime ses débordements. Il y a en lui un trop fort courant d’attention et de volonté pour qu’il puisse s’employer à porter des bagatelles ; il lui faut quelque lourd travail utile qui dépense sa force. Il a besoin d’une digue et d’un emploi. Il lui faut une constitution et une religion qui le refrènent par des devoirs à observer et qui l’occupent par des droits à défendre. Il n’est bien que dans la vie sérieuse et réglée ; il y trouve le canal naturel et le débouché nécessaire de ses facultés et de ses passions. Dès à présent il y entre, et ce théâtre lui-même en porte la marque. Il se défait et se transforme. Collier l’a discrédité, Addison le blâme. Le sentiment national s’y réveille : les mœurs françaises y sont raillées : les prologues célèbrent les défaites de Louis XIV ; on y présente sous un jour ridicule ou odieux la licence, l’élégance et la religion de sa cour684. L’immoralité, par degrés, y diminue, le mariage est plus respecté, les héroïnes ne vont plus qu’au bord de l’adultère685 ; les viveurs s’arrêtent au moment scabreux : tel à cet instant se dit purifié et parle en vers pour mieux marquer son enthousiasme ; tel loue le mariage686 ; quelques-uns, au cinquième acte, aspirent à la vie rangée. On verra bientôt Steele écrire une pièce morale intitulée le Héros chrétien. Désormais la comédie décline, et le talent littéraire se porte ailleurs. L’essai, le roman, le pamphlet, la dissertation remplacent le drame, et l’esprit anglais classique, abandonnant des genres qui répugnent à sa structure, commence les grandes œuvres qui vont l’éterniser et l’exprimer.

X

Cependant, dans ce déclin continu de l’invention théâtrale et dans ce vaste déplacement de la séve littéraire, quelques pousses percent encore de loin en loin du côté de la comédie : c’est que les hommes ont toujours envie de se divertir, et que le théâtre est toujours un lieu de divertissement. Une fois que l’arbre est planté, il subsiste, maigrement sans doute, avec de longs intervalles de sécheresse presque complète et d’avortements presque constants, destiné pourtant à des renouvellements imparfaits, à des demi-floraisons passagères, parfois à des productions inférieures qui bourgeonnent dans ses plus bas rameaux. Même lorsque les grands sujets sont épuisés, il y a place encore çà et là pour des inventions heureuses. Qu’un homme d’esprit, adroit, exercé, se rencontre, il saisira les grotesques au passage ; il portera sur la scène quelque vice ou quelque travers de son temps ; le public accourra, et ne demandera pas mieux que de se reconnaître et de rire. Il y eut un de ces succès, lorsque Gay, dans son Opéra du Gueux, mit en scène la coquinerie du grand monde, et vengea le public de Walpole et de la cour. Il y eut un de ces succès, lorsque Goldsmith, inventant une série de méprises, conduisit son héros et son auditoire à travers cinq actes de quiproquos687. Après tout, si la vraie comédie ne peut vivre qu’en certains siècles, la comédie ordinaire peut vivre dans tous les siècles. Elle est trop voisine du pamphlet, du roman, de la satire, pour ne pas se relever de temps en temps par le voisinage du roman, de la satire et du pamphlet. Si j’ai un ennemi, au lieu de l’attaquer dans une brochure, je puis le transporter sur les planches. Si je suis capable de bien peindre un personnage dans un récit, je ne suis pas fort éloigné du talent qui rassemblera toute l’âme de ce personnage en quelques réponses. Si je sais railler joliment un vice dans une pièce de vers, je parviendrai sans trop d’efforts à faire parler ce vice par la bouche d’un acteur. Du moins, je serai tenté de l’entreprendre ; je serai séduit par l’éclat extraordinaire que la rampe, la déclamation, la mise en scène donnent à une idée ; j’essayerai de porter la mienne sous cette lumière intense ; je m’y emploierai, quand même il s’agirait pour cela de forcer un peu ou beaucoup mon talent. Au besoin, je me ferai illusion ; je remplacerai par des expédients l’originalité naïve et le vrai génie comique ; si en quelques points on reste au-dessous des premiers maîtres, en quelques points aussi on peut les surpasser ; on peut travailler son style, raffiner, trouver de plus jolis mots, des railleries plus frappantes, un échange plus vif de ripostes brillantes, des images plus neuves, des comparaisons plus pittoresques ; on peut prendre à l’un un caractère, à l’autre une situation, emprunter chez une nation voisine, dans un théâtre vieilli, aux bons romans, aux pamphlets mordants, aux satires limées, aux petits journaux, accumuler les effets, servir au public un ragoût plus concentré et plus appétissant ; on peut surtout perfectionner sa machine, huiler ses rouages, arranger les surprises, les coups de théâtre, le va-et-vient de l’intrigue en constructeur consommé. L’art de bâtir les pièces est capable de progrès comme l’art de faire des horloges. Un vaudevilliste, aujourd’hui, trouve ridicule la moitié des dénoûments de Molière ; et, en effet, beaucoup de vaudevillistes font les dénoûments mieux que Molière ; on parvient, à la longue, à ôter du théâtre toutes les maladresses et toutes les longueurs. Un style piquant et un agencement parfait ; du sel dans toutes les paroles et du mouvement dans toutes les scènes ; une surabondance d’esprit et des merveilles d’habileté ; par-dessus tout cela, une vraie verve animale et le secret plaisir de se peindre ; de se justifier, de se glorifier publiquement soi-même : voilà les origines de l’École de médisance, et voilà les sources du talent et du succès de Sheridan.

Il était contemporain de Beaumarchais, et par son talent comme par sa vie il lui ressemble. Les deux moments, les deux théâtres, les deux caractères se correspondent. Comme Beaumarchais, c’est un aventurier heureux, habile, aimable et généreux, qui arrive au succès par le scandale, qui tout d’un coup petille, éblouit, monte d’un élan au plus haut de l’empyrée politique et littéraire, semble se fixer parmi les constellations, et, pareil à une fusée éclatante, aboutit vite à l’épuisement. Rien ne lui avait manqué ; il avait tout atteint, de prime-saut, sans effort apparent, comme un prince qui n’a qu’à se montrer pour trouver sa place. Tout ce qu’il y a de plus exquis dans le bonheur, de plus brillant dans l’art, de plus élevé dans le monde, il l’avait pris et comme par droit de naissance. Le pauvre jeune homme inconnu, traducteur malheureux d’un sophiste grec illisible, et qui, à vingt ans, se promenait dans Bath avec un gilet rouge et un chapeau à cornes, sec d’espérances et toujours averti du vide de ses poches, avait gagné le cœur de la beauté et de la musicienne la plus admirée de son temps, l’avait enlevée à dix adorateurs riches, élégants, titrés, s’était battu avec le plus mystifié des dix, l’avait battu, avait emporté d’assaut la curiosité et l’attention publiques. De là, s’attaquant à la gloire et à l’argent, il avait jeté coup sur coup à la scène les pièces les plus diverses et les plus applaudies, comédies, farce, opéra, vers sérieux ; il avait acheté, exploité un grand théâtre sans avoir un sou, improvisé les succès et les bénéfices, et mené la vie élégante parmi les plaisirs les plus vifs de la société et de la famille, au milieu de l’admiration et de l’étonnement universels. De là, aspirant plus haut encore, il avait conquis la puissance, il était entré à la Chambre des communes, il s’y était montré l’égal des premiers orateurs, il avait combattu Pitt, accusé Warren Hastings, appuyé Fox, raillé Burke, soutenu avec éclat, avec désintéressement et avec constance, le rôle le plus difficile et le plus libéral ; il était devenu l’un des trois ou quatre hommes les plus remarqués de l’Angleterre, l’égal des plus grands seigneurs, l’ami du prince royal, même à la fin grand fonctionnaire, receveur général du duché de Cornwall, trésorier de la flotte. En toute carrière il prenait la tête. « Quelque chose que Sheridan ait faite ou voulu faire, dit lord Byron, cette chose-là a toujours été par excellence la meilleure de son espèce. Il a écrit la meilleure comédie, l’École de médisance ; le meilleur opéra, la Duègne (bien supérieur, selon moi, à ce pamphlet populacier, l’Opéra du Gueux) ; la meilleure farce, le Critique (elle n’est que trop bonne pour servir de petite pièce) ; la meilleure épître, le monologue sur Garrick. Et, pour tout couronner, il a prononcé ce fameux discours sur Warren Hastings, la meilleure harangue qu’on ait jamais composée ou entendue en ce pays. » Toutes les règles ordinaires se renversaient pour lui. Il avait quarante-quatre ans ; les dettes commençaient à pleuvoir sur lui ; il avait trop soupé et trop bu ; ses joues étaient pourpres, son nez enflammé. Dans ce bel état il rencontre chez le duc de Devonshire une jeune fille charmante, dont il s’éprend. Au premier aspect, elle s’écrie : « Quelle horreur, un vrai monstre ! » Il cause avec elle ; elle avoue qu’il est fort laid, mais qu’il a beaucoup d’esprit. Il cause une seconde fois, une troisième fois, elle le trouve fort aimable. Il cause encore, elle l’aime, et veut à toute force l’épouser. Le père, homme prudent, qui souhaite rompre l’affaire, déclare que son futur gendre devra fournir un douaire de quinze mille livres sterling ; les quinze mille livres sterling se trouvent comme par enchantement déposées entre les mains d’un banquier ; le nouveau couple part pour la campagne, et le père, rencontrant son fils, un grand fils bien découplé, fort mal disposé en faveur de ce mariage, lui persuade que ce mariage est la chose la plus raisonnable qu’un père puisse faire et l’événement le plus heureux dont un fils puisse se réjouir. Quel que fût l’homme et quelle que fût l’affaire, il persuadait ; nul ne lui résistait, tout le monde tombait sous le charme. Quoi de plus difficile, étant laid, que de faire oublier à une jeune fille qu’on est laid ?

Il y a quelque chose de plus difficile, c’est de faire oublier à un créancier qu’on lui doit de l’argent. Il y a quelque chose de plus difficile encore, c’est de se faire prêter de l’argent par un créancier qui vient demander de l’argent. Un jour un de ses amis est arrêté pour dettes ; Sheridan fait venir M. Henderson le fournisseur rébarbatif, l’amadoue, l’intéresse, l’attendrit, l’exalte, l’enveloppe de considérations générales et de haute éloquence, si bien que M. Henderson offre sa bourse, veut absolument prêter deux cents livres sterling, insiste, et, à la fin, à sa grande joie, obtient la permission de les prêter. Nul n’était plus aimable, plus prompt à gagner la confiance ; rarement le naturel sympathique, affectueux et entraînant s’est déployé plus entier : il séduisait, cela est à la lettre. Au matin, les créanciers et les visiteurs remplissaient toutes les chambres de son appartement ; il arrivait souriant, d’un air aisé, avec tant d’ascendant et de grâce, que les gens oubliaient leurs besoins, leurs demandes, et semblaient n’être venus que pour le voir. Sa verve était irrésistible ; point d’esprit plus éblouissant ; il était inépuisable en bons mots, en inventions, en saillies, en idées neuves ; lord Byron, qui était bon juge, dit qu’il n’a jamais entendu ni imaginé de conversation plus extraordinaire. On passait la nuit à l’écouter ; nul ne l’égalait dans un souper ; même ivre, il gardait son esprit. Un jour il est ramassé par la garde, et on lui demande son nom ; il répond gravement : « Wilberforce. » Avec les étrangers, avec les inférieurs, nulle morgue, nulle roideur ; il avait par excellence ce naturel expansif qui se montre toujours tout entier, qui ne se réserve rien de lui-même, qui s’abandonne et se donne ; il pleurait en recevant de lord Byron une louange sincère, ou en contant ses misères de plébéien parvenu. Rien de plus charmant que ces effusions ; elles mettent d’abord les hommes sur un pied de paix, d’amitié ; ils quittent tout de suite leur attitude défensive et précautionnée ; ils voient qu’on se livre à eux, et, par contre-coup, ils se livrent ; l’épanchement a provoqué l’épanchement. Un instant après, on voyait jaillir chez Sheridan la verve impétueuse et étincelante ; l’esprit partait, petillait comme une fusillade ; il parlait seul, avec un éclat soutenu, une variété, un élan inépuisables, jusqu’à cinq heures du matin. Contre un tel besoin d’improviser, de jouir et de s’épancher, un homme est tenu de se mettre en garde ; la vie ne se mène point comme une fête ; elle est une lutte contre les autres et contre soi-même ; il faut y considérer l’avenir, se défier, s’approvisionner ; on n’y subsiste point sans des précautions de marchand et des calculs de bourgeois. Quand on soupe trop souvent, on finit par ne plus pouvoir dîner ; quand on a les poches percées, les écus s’écoulent ; rien de plus plat que cette vérité, mais elle est vraie. Les dettes s’accumulaient, l’estomac ne digérait plus. Il avait perdu sa place au Parlement, son théâtre avait brûlé ; les huissiers se succédaient, et les gens de loi avaient depuis longtemps pris possession de sa maison. À la fin, un recors arrêta le mourant dans son lit, voulut l’emmener dans ses couvertures, et ne lâcha prise que par crainte d’un procès : le médecin avait déclaré que le malade mourrait en route. Un journal fit honte aux grands seigneurs qui laissaient finir si misérablement un pareil homme ; ils accoururent et déposèrent leurs cartes à la porte. Au convoi, deux frères du roi, des ducs, des comtes, des évêques, les premiers personnages de l’Angleterre portèrent ou suivirent le corps. Singulier contraste, et qui montre en abrégé tout ce talent et toute cette vie : des lords à ses funérailles et des recors à son chevet.

Son théâtre y est conforme : tout y brille, mais le métal n’est pas tout à lui, ni du meilleur aloi. Ce sont des comédies de société, les plus amusantes qu’on ait jamais faites, mais ce ne sont guère que des comédies de société. Imaginez les demi-charges qu’on improvise vers onze heures du soir dans un salon où l’on est intime. Sa première pièce, les Rivaux, plus tard sa Duègne et son Critique, en regorgent et ne renferment guère que cela. Il y en a sur la voisine, mistress Malaprop, une sotte prétentieuse qui emploie les grands mots à tort et à travers, se sait bon gré de si bien placer les épitaphes devant les substantifs, et jure que sa nièce est aussi méchante qu’une allégorie sur les bords du Nil. Il y en a sur le voisin, M. Acres, un Fier-à-Bras improvisé, qui se laisse engager dans un duel, et, amené sur le terrain, pense à l’effet des balles, se représente le testament, l’enterrement, l’embaumement, et voudrait bien être au logis. Il y en a sur un domestique pataud et poltron, sur un père colérique et braillard, sur une jeune fille sentimentale et romanesque, sur un Irlandais duelliste et chatouilleux. Tout cela défile et se heurte sans trop d’ordre à travers les surprises d’une intrigue double, à force d’expédients et de rencontres, sans le gouvernement ample et régulier d’une idée maîtresse. Mais on a beau sentir le placage, l’entrain emporte tout ; on rit de bon cœur ; chaque scène détachée passe bouffonne et rapide ; on oublie que le valet pataud a des répliques aussi ingénieuses que Sheridan lui-même688, et que le gentilhomme irascible parle aussi bien que le plus élégant des écrivains689. Aussi bien l’inventeur est un écrivain ; si, par verve et par esprit de société, il a voulu divertir autrui et se divertir lui-même, il n’a pas oublié les intérêts de son talent et le soin de sa gloire. Il a du goût, il sent les finesses du style, le mérite d’une image nouvelle, d’une opposition frappante, d’une insinuation ingénieuse et calculée. Il a surtout de l’esprit, un prodigieux esprit de conversation, l’art de garder, de réveiller toujours l’attention, d’être mordant, divers, imprévu, de lancer la riposte, de mettre en relief la sottise, d’accumuler coup sur coup les saillies et les mots heureux. Enfin, il s’est formé depuis sa première pièce, il a acquis l’expérience du théâtre ; il travaille et rature ; il essaye ses diverses scènes, il les récrit, il les agence ; il veut que rien ne suspende l’intérêt, que nulle invraisemblance ne choque le spectateur, que sa comédie roule avec la précision, la sûreté, l’unité d’une belle machine. Il compose de bons mots, il les remplace par de meilleurs, il aiguise toutes ses railleries, il les serre comme un faisceau de dards, et met de sa main au dernier feuillet : « Fini, grâce à Dieu. —  Amen ! » — Il a raison, car l’œuvre lui a coûté de la peine ; il n’en fera pas une seconde. Ces sortes d’écrits, artificiels et condensés comme les satires de La Bruyère, ressemblent à une fiole ciselée, où l’auteur a distillé, sans en réserver rien, toute sa réflexion, toutes ses lectures et tout son esprit.

Qu’y a-t-il dans cette célèbre École de médisance ? Et comment a-t-il fait pour jeter sur cette comédie anglaise, qui allait s’éteignant chaque jour davantage, l’illumination d’un dernier succès ? Il a pris deux personnages de Fielding, Blifil et Tom Jones ; deux pièces de Molière, le Misanthrope et le Tartufe ; et de ces deux substances puissantes, condensées avec une dextérité admirable, il a fait un feu d’artifice le plus brillant qu’on ait jamais vu. Chez Molière, il n’y a qu’une médisante, Célimène ; les autres personnes ne sont là que pour lui fournir la réplique ; c’est bien assez d’une pareille moqueuse ; encore raille-t-elle avec une sorte de mesure, sans se presser, en vraie reine de salon qui a le temps de causer, qui se sait écoutée, qui s’écoute ; elle est femme du monde, elle garde le ton de la belle conversation ; même pour effacer l’âcreté, voici venir au milieu des médisances la raison calme, le discours sensé de l’aimable Éliante. Molière met en scène les méchancetés du monde et ne les grossit pas ; ici elles sont plutôt grossies que peintes : « Merci de ma vie ! dit sir Peter, une réputation tuée à chaque parole ! » En effet, ils sont féroces, et c’est une vraie curée ; même ils se salissent pour mieux outrager. Mistress Candour dit que « lord Buffalo a découvert milady dans une maison de renommée médiocre. » Elle ajoute qu’une veuve de « la rue voisine a guéri de son hydropisie et vient de retrouver ses formes d’une façon tout à fait surprenante690. » L’acharnement est si fort qu’ils descendent au rôle de bouffons. La plus élégante personne du salon, lady Teazle, montre ses dents pour singer une femme ridicule, tire sa bouche d’un côté, fait des grimaces. Nul arrêt, nul adoucissement ; les sarcasmes partent en fusillade. L’auteur en a fait provision, il faut bien qu’il les emploie. C’est lui qui parle par la bouche de chacun de ses personnages ; il leur donne à tous le même esprit, je veux dire son esprit, son ironie, son âpreté, sa vigueur pittoresque ; quels qu’ils soient, badauds, fats, vieilles filles, il n’importe ; il ne s’agit pour lui que d’éclater en une minute par vingt explosions. « Ne raillons pas : c’est ce que je répète constamment à ma cousine Ogle, et vous savez qu’elle se croit arbitre en fait de beauté. —  Très-justement, car elle possède elle-même une collection de traits empruntés à toutes les nations du monde. —  C’est vrai, elle a un front irlandais. —  Des cheveux écossais. —  Un nez hollandais. —  Des lèvres autrichiennes. —  Un teint d’Espagnole. —  Et des dents à la chinoise. —  Bref, sa figure ressemble à une table d’hôte de Spa, où il n’y a pas deux convives de la même nation. —  Ou bien à quelque congrès à la fin d’une guerre générale, dans lequel toutes les parties jusqu’à ses yeux semblent avoir des directions différentes, et où le nez et le menton semblent seuls disposés à se rencontrer691. —  Monsieur Surface, vous avez de mauvaises nouvelles de votre frère ; mais, pour moi, je ne l’ai jamais cru si déréglé qu’on le dit. Il a perdu tous ses amis, mais il n’y a personne dont les juifs disent autant de bien. —  Très-vrai, sur ma foi ! Si la juiverie pouvait élire, je crois que Charles serait alderman ; parole d’honneur, personne n’est plus populaire en cet endroit-là. J’apprends qu’il paye plus d’annuités que la tontine irlandaise, et que, toutes les fois qu’il est malade, ils font dire des prières pour sa guérison dans leurs synagogues. —  Et personne qui vive avec plus de splendeur. On m’a dit que, lorsqu’il invite ses amis, il se met à table avec une douzaine de ses cautions, qu’il a une vingtaine de marchands attendant dans son antichambre et un huissier derrière la chaise de chaque convive692. —  Monsieur Surface, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser ; mais comptez là-dessus, votre frère est tout à fait coulé bas. —  Parole d’honneur, coulé aussi bas qu’un homme l’a jamais été ; il ne trouverait pas une guinée à emprunter. —  Tout est vendu dans son logis, tout ce qui était transportable. —  J’ai vu quelqu’un qui a été chez lui. Rien de laissé, sauf quelques bouteilles vides oubliées, et les portraits de famille, qui, je crois, sont enchâssés dans les lambris. —  Et j’ai eu aussi le chagrin d’entendre de mauvaises histoires contre lui. —  Oh ! il a fait beaucoup de vilaines choses, cela est certain. —  Mais pourtant, comme il est votre frère… —  Nous vous dirons tout à une autre occasion693. » Voilà comme il a acéré, multiplié, enfoncé jusqu’au vif les épigrammes mesurées de Molière. Mais est-il possible de s’ennuyer devant une décharge si bien nourrie de méchancetés et de bons mots ?

Pareillement, voyez le changement qu’entre ses mains a subi l’hypocrite. Sans doute, tout le grandiose du rôle a disparu : Joseph Surface ne porte plus, comme Tartufe, tout le poids de la comédie ; il n’a plus, comme son grand-père, un tempérament de cocher, une audace d’homme d’action, des façons de bedeau, une encolure de moine. Il est simplement égoïste et prudent ; s’il s’est engagé dans une intrigue, c’est un peu malgré lui ; il n’y tient qu’à demi, en jeune homme correct, bien habillé, passablement renté, assez timide et méticuleux de son naturel, de façons discrètes, et dépourvu de passions violentes ; tout est chez lui douceâtre et poli ; il est de son temps ; il ne fait pas étalage de religion, mais de morale ; c’est un gentleman à sentences, à beaux sentiments, disciple de Johnson ou de Rousseau, faiseur de phrases. Sur ce pauvre homme assez plat, il n’y a pas de quoi bâtir un drame ; et les grandes situations que Sheridan prend à Molière perdent la moitié de leur force en s’appuyant sur un si mesquin support. Mais comme la rapidité, l’abondance, le naturel des événements couvrent cette insuffisance ! comme l’adresse suffit à tout ! comme elle semble capable de suppléer à tout, même au génie ! comme le spectateur rit de voir Joseph pris dans son sanctuaire ainsi qu’un renard dans son terrier ; obligé de dissimuler la femme, puis de cacher le mari ; forcé de courir de l’un à l’autre, occupé à renfoncer l’une derrière son paravent et l’autre dans son cabinet ; réduit à se jeter dans ses propres piéges, à justifier ceux qu’il voudrait perdre, le mari aux yeux de la femme, le neveu aux yeux de l’oncle ; à perdre la seule personne qu’il tienne à justifier, j’entends le précieux et immaculé Joseph Surface ; à se trouver enfin ridicule, odieux, bafoué, confondu, en dépit de ses habiletés et justement par ses habiletés, coup sur coup, sans trêve ni remède ; à s’en aller, le pauvre renard, la queue basse, le pelage gâté, parmi les huées et les cris ! Et comme en même temps, tout à côté, les prises de bec de sir Peter et de sa femme, le souper, les chansons, la vente des portraits chez le prodigue viennent mettre une comédie dans la comédie, et renouveler l’intérêt en renouvelant l’attention ! On cesse de songer à l’atténuation des caractères, comme on a cessé de songer à l’altération de la vérité ; on se laisse emporter par la vivacité de l’action, comme on s’est laissé éblouir par le scintillement du dialogue ; on est charmé ; on bat des mains ; on se dit qu’au-dessous de la grande invention la verve et l’esprit sont les plus agréables dons du monde ; on les savoure à leur heure ; on trouve qu’ils ont aussi leur place dans le festin littéraire, et que, s’ils ne valent pas les mets substantiels, les vins francs et généreux du premier service, ils fournissent le dessert.

Ce dessert achevé, il faut sortir le table. Après Sheridan, nous en sortons tout de suite. Dorénavant la comédie languit, s’éteint ; il n’en reste plus que la farce, les Domestiques du grand ton, de Townley, les grotesques de George Colman, un précepteur, une vieille fille, des paysans avec leur accent local ; la caricature survit à la peinture, et le Punch fait rire encore lorsque l’âge des Reynolds et des Gainsborough est passé. Aujourd’hui, il n’y a pas en Europe de scène plus vide, et la bonne compagnie l’abandonne au peuple. C’est que la forme de société et d’esprit qui l’avait suscitée a disparu. Ce qui avait dressé le théâtre anglais de la Renaissance, c’était la vivacité et la surabondance de la conception prime-sautière, qui, incapable de s’étaler en raisonnements alignés ou de se formuler par des idées philosophiques, ne trouvait son expression naturelle qu’en des actions mimées et en des personnages parlants. Ce qui avait alimenté la comédie anglaise du dix-septième siècle, c’étaient les besoins de la société polie, qui, habituée aux représentations de la cour et aux parades du monde, allait chercher sur la scène la peinture de ses entretiens et de ses salons. Avec la chute de la cour et avec l’arrêt de l’invention mimique, le vrai drame et la vraie comédie disparaissent ; ils passent de la scène dans les livres. C’est qu’aujourd’hui on ne vit plus en public à la façon des ducs brodés de Louis XIV et de Charles II, mais en famille ou devant une table de travail ; le roman remplace le théâtre en même temps que la vie bourgeoise succède à la vie de cour.