(1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIVe entretien. Alfred de Vigny (1re partie) » pp. 225-319
/ 2192
(1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIVe entretien. Alfred de Vigny (1re partie) » pp. 225-319

XCIVe entretien.
Alfred de Vigny (1re partie)

I

J’ai toujours été l’ami et l’admirateur de cet homme de bien et de talent que la France vient de perdre, et, quand la maladie est venue lentement l’atteindre, je me suis toujours promis, si j’avais le malheur de lui survivre, de payer mon faible hommage à son modeste génie, à son caractère, à ses vertus. Fussé-je mort avant lui, comme c’était mon droit, à coup sûr il aurait fait de même envers ma mémoire ; il aurait taillé sa pierre et l’aurait incrustée dans un monument d’amitié pour me faire honorer et excuser par la postérité. Je dirai mieux, il l’aurait cimentée d’une de ses larmes, car il avait trop de grandeur pour être envieux, trop de justice pour être exigeant, trop de tendresse pour garder rancune, même à ce qu’il considérait comme une faiblesse humaine.

Cet homme était M. de Vigny.

II

Il était, comme moi, de race militaire ; son père, gentilhomme comme le mien, habitait dans la Touraine, jardin de la France, un petit fief pastoral et agricole, où il s’était retiré après avoir été persécuté en 1792 et 1793, et forcé de briser son épée de capitaine d’infanterie pour ne pas fausser son serment de fidélité au roi martyrisé par le peuple.

Alfred de Vigny y naquit neuf ans après cette date : c’était le moment où la nature, décimée par la révolution, se vengeait des meurtres et des proscriptions qu’on lui avait fait subir, en produisant de doubles moissons d’épis. Une foule d’hommes éminents dans les lettres naissaient pour combler les vides que Roucher et André Chénier avaient faits en livrant leurs têtes à l’échafaud. C’est ainsi qu’après Marius, Sylla, Antoine et les proscriptions sanguinaires des triumvirs dans l’île du Reno, auprès de Modène, Rome livra jusqu’à Cicéron au poignard des délateurs, et qu’Horace, Virgile, Ovide, Tibulle et une foule d’autres hommes de génie se hâtèrent autour du trône d’Auguste, pour qu’il n’y eût point de vide dans la gloire romaine, point d’interrègne dans la famille de Romulus.

III

Commençons par son portrait à vingt-cinq ans, car peu de ses contemporains l’ont connu, tant c’était un solitaire de la foule ; il passait seul dans les rues, sur les promenades, le long de nos quais ; on le remarquait à l’élégance de son costume, à la noblesse sans affectation de son attitude, à la sérénité de son beau visage, à la douceur affable de son regard ; on se disait : « C’est quelqu’un au-dessus du vulgaire, c’est un diplomate étranger, c’est un jeune homme sur le front duquel la Providence a écrit une grandeur future. » On s’arrêtait, mais on ne savait pas son nom.

IV

Je vais vous faire son portrait exact, la moyenne de son apparence, tel qu’il était dans son brillant uniforme de mousquetaire en 1822, tel qu’il était en 1825, enfin tel qu’il était en 1863, quelques mois avant sa mort ; toujours jeune et agréable d’esprit, sans que le temps eût presque rien changé à sa taille et à son visage, excepté quelques légères nuances imperceptibles de transition, entre les cheveux qui menaçaient de blanchir et les ondes molles et blondes de sa chevelure qu’il laissait flotter sur le collet de son habit. Cheveux de sa mère sans doute, qu’il soignait en souvenir d’elle, ne voulant rien livrer aux ciseaux, de ce qui lui rappelait une image adorée de femme et de mère ! Cette coquetterie de costume, qu’on aurait pu prendre pour une affectation, n’était qu’un pieux sentiment filial, une relique vivante qui se renouvelait sur sa tête, et qui donnait à sa physionomie pensive et souriante quelque chose de la pudeur, de la grâce et de l’abandon de la femme. Cela lui donnait aussi un peu de la douce majesté de Platon ou de la candide et éternelle enfance de Bernardin de Saint-Pierre ; cheveux fins, luisants, ruisselants d’inspiration, autour desquels avaient flotté sous les bananiers les immortelles images de Paul et Virginie.

V

Le front d’Alfred de Vigny, dégagé de ses cheveux rejetés en arrière, était moulé comme celui d’un philosophe essénien de la Judée pour une pensée sensible mais toujours sereine. Poli et légèrement teinté de blanc et de carmin, il était modelé pour réfléchir au dehors la pensée qui luisait au dedans ; une gracieuse dépression des tempes l’infléchissait en se rapprochant des yeux. On voyait qu’il y avait, non pas effort, mais attention continue dans les nerfs et dans les muscles qui formaient l’encadrement des regards ; bien que cette attention intérieure et tournée en dedans produisît involontairement une certaine tension des paupières qui rétrécissait le globe de l’œil, la couleur bleu de mer, de ce liquide qu’aucune ombre ne tachait, et la franchise amicale de son coup d’œil qui ne cherchait jamais à pénétrer dans le regard d’autrui, mais qui s’étalait jusqu’au fond de l’âme chez lui, inspirait à l’instant confiance absolue dans cet homme. C’était limpide comme un firmament. Qu’aurait-il eu à cacher ? Il n’avait jamais conçu la pensée de tromper personne ; feindre lui aurait paru une demi-duplicité. Il n’y avait, grâce à ce regard en complète sécurité, ni matin, ni soir, ni nuit, sur cette physionomie ; tout y était plein soleil de l’âme. Il laissait regarder et il regardait lui-même sans épier quoi que ce fût dans le regard de son interlocuteur ; ce qu’il n’éprouvait pas, il ne le soupçonnait pas. La lumière éblouit d’elle-même, on ne voit pas l’ombre.

VI

Son nez fin et mince cependant descendait en ligne droite sur sa bouche ; ses lèvres, rarement fermées, avaient le pli habituel d’un sourire en songe ; son menton solide était carrément dessiné ; il portait bien l’ovale, ni trop fermé, ni trop ouvert, de sa figure. Son teint avait conservé jusque sous l’impression de sa maladie, douce quoique mortelle, la fraîcheur et la blancheur rose de celui d’une vierge. Il y avait plus en lui d’un immortel que d’un malade. Sa voix avait le timbre grave et égal d’un esprit qui parle de haut aux hommes ; je n’ai jamais entendu la plus légère altération dans cette voix : il eût été l’orateur d’un autre monde, parlant à celui-ci. Sa main était très belle ; ses dix doigts, réunis et collés ensemble, s’étendaient avec un mouvement régulier et calme vers son interlocuteur, comme dans la démonstration la plus pacifique : ce geste de vieillard portait la conviction, jamais la colère, dans l’âme de ceux qui l’écoutaient ; c’était le geste de la conviction. Il écoutait peu la réponse ; s’il n’avait pas convaincu, il se retirait modestement du groupe et il se taisait. Sa taille n’était ni petite ni haute, mais admirablement proportionnée ; telle à vingt ans, telle à cinquante : le temps n’y touchait pas ; ni gras, ni maigre, la matière n’avait rien à faire avec cette nature éthérée et immuable ; tempérament du bonheur inaltérable aux passions : il en avait cependant, mais il les contenait par le sang-froid de son caractère ; elles n’étaient pour lui que les tentations de la vie éprouvées en silence, parce qu’elles ne demandaient rien à la vanité, mais qu’elles étaient toutes discrètes comme l’amitié, mystérieuses comme l’amour.

Tel était l’homme presque parfait avec lequel j’ai eu le bonheur d’être lié, depuis le jour où il répandit son nom dans le monde, jusqu’à aujourd’hui où je le pleure ; notre liaison n’a jamais eu ni une ivresse ni une déception, même aux jours les plus orageux de mon existence, parce qu’il a compris mes faiblesses comme j’ai compris sa raison. Mes passions m’ont toujours laissé la justice, et à lui son indulgence. Entre cette raison d’un côté et cette indulgence de l’autre, quelle place pouvait-il y avoir que pour l’estime réciproque et la mutuelle amitié ?

VII

Le père d’Alfred de Vigny avait émigré. Il ne rentra en France avec les Bourbons qu’en 1814 ; il était, comme son fils unique le fut plus tard, officier d’infanterie et chevalier de Saint-Louis. Il se logea à Paris, dans une modeste maison, rue du Faubourg-Saint-Honoré, en face du palais actuel de l’Élysée, où j’ai eu moi-même mon appartement en 1848. Homme d’un esprit littéraire, il s’y lia avec Émile Deschamps et avec son frère, également lettrés, qui logeaient dans le voisinage. Il mourut en 1821, dans ce même appartement qui avait servi d’asile à son retour des pays étrangers. Les rudes fatigues et la guerre de l’émigration, qui lui avaient infligé leurs traces et qui l’avaient courbé en deux avant l’âge, n’enlevaient rien, non plus que la modicité de ses ressources, à la bonté, à l’enjouement, à la grâce de son humeur. Il avait épousé, vers la fin de la révolution, une jeune personne d’une haute distinction, fille de l’amiral marquis de Baraudin, cousin de l’illustre Bougainville.

………………………………………………………………………………………………………

Cette mère, aussi ferme d’esprit que tendre de cœur, se dévoua tout entière à son fils unique, après la mort de son mari. Ce n’était pas seulement son enfant, c’était son image. M. de Vigny ne la quitta jamais. C’est d’elle qu’il prit, avec ses beaux cheveux blonds, cette angélique douceur, cette fierté chevaleresque et ce dégoût du cynisme démocratique qui faisait de lui un aristocrate. « Nous avons élevé cet enfant pour le roi », écrivait madame la comtesse de Vigny, en 1814, au ministre de la guerre, en lui demandant la faveur d’admettre son fils dans les gendarmes de la Maison-Rouge, corps de noblesse qui, avec les gardes du corps et les mousquetaires, donnait le rang d’officier aux fils de l’aristocratie déshéritée et un appointement de sous-lieutenant dans l’armée. Ce fut la même année et le même mois où j’entrai, aux mêmes conditions et au même titre, dans les gardes du corps. Fils de la guerre et de la fidélité, Vigny aimait d’origine l’une et l’autre. Il se conduisit, le 20 mars 1815, comme aurait fait son père. Il accompagna, à cheval, le roi et les princes jusqu’à Béthune ; fut licencié avec nous, le 31 décembre de la même année, après le retour du roi, qui fit le sacrifice de ces corps privilégiés à sa réconciliation avec l’armée de Bonaparte ; il entra, comme sous-lieutenant d’abord, dans la légion de Seine-et-Oise, et un an après avec le même grade dans la garde royale, au 5e régiment d’infanterie : devenu capitaine après treize ans de service, sa faible constitution le fit mettre au traitement de réforme. Ses camarades et le ministre de la guerre le regrettèrent comme un officier de grande espérance, qui serait parvenu, avec le temps et la guerre, aux premiers emplois de l’armée.

VIII

L’amour filial qu’il portait à sa mère, les premiers vers qu’il avait composés dans ses loisirs militaires et qui lui faisaient justement espérer une autre grandeur, le consolèrent de cette interruption de sa carrière naturelle. Les Turcs ont une expression historique par laquelle ils définissent vaguement, mais heureusement, certaines natures et certains hommes qui ne trouvent pas leur définition juste dans les catégories de la vie sociale, et qui donnent cependant une dénomination très honorable et très distincte aux individualités éminentes de leur civilisation. Cette dénomination est celle de tchilibi. J’ai souvent demandé aux Orientaux le sens vrai de ce mot : « Tchilibi, me répondaient-ils, ne signifie officiellement aucune dignité positive, aucun emploi précis dans l’empire ; mais il signifie plus : cette expression représente une dignité intellectuelle et morale, une distinction qui n’est point accordée par le sultan, mais par le concours libre, spontané, incontestable et inaliénable de l’opinion publique. On est tchilibi comme on est chez vous un honnête homme par excellence : un homme distingué, éminent, un homme à part. C’est la charge de ceux qui n’en ont pas d’autres que leur propre respectabilité, respectabilité célèbre, qui, lorsqu’elle se multiplie de père en fils dans une famille, finit par former un surnom de la race. »

Or c’était précisément, comme celui de gentilhomme par excellence, le seul titre ambitionné par M. de Vigny, le type de sa vie, le signe distinctif de son caractère, l’aristocratie de sa nature, le rôle innomé de sa vie. Il ne voulait rien que ce qu’il portait en lui-même : le parfait gentilhomme. C’était un rôle difficile à une époque où la noblesse inverse était odieuse, et où la démocratie mal comprise haïssait le gentilhomme et se vengeait de ses prétentions par une chanson de Béranger. Mais cela ne le troublait pas ; il avait en lui du sang d’émigré et le dédain inné pour les faveurs plébéiennes souvent aussi mal acquises que les faveurs de cour. Ce rôle s’associait très bien avec une certaine célébrité littéraire, modeste et à demi-jour, qui ne demandait rien à personne, mais qui se créait elle-même, et qui savait attendre sa sanction de la postérité.

M. de Vigny se fit donc tchilibi français, se renferma en lui-même avec sa mère et quelques amis, et laissa, de temps en temps, s’échapper quelques vers qui ne ressemblaient à rien de ce qui avait paru jusque-là. Il était particulièrement sensible à ce mérite. Il convenait que l’originalité de cette poésie fut en rapport avec l’originalité de l’écrivain.

Ce fut l’époque où je le connus. Le connaître et l’aimer, c’était une même chose. Je l’ai aimé jusqu’à son dernier jour.

IX

Les premiers vers qu’il laissa transpirer furent, selon moi, les plus parfaits de ses vers. Les voici : que le lecteur les juge !

Moïse.
(poème.)

Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs,
Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s’arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d’œil.
Il voit d’abord Phasga, que des figuiers entourent ;
Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent,
S’étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,
Dont le pays fertile à sa droite est placé ;
Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s’endort la mer occidentale ;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d’oliviers, se montre Nephtali ;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes
Jéricho s’aperçoit, c’est la ville des palmes ;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phégor
Le lentisque touffu s’étend jusqu’à Ségor.
Il voit tout Canaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit, sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.
* * *
Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon
Comme les blés épais qu’agite l’aquilon.
Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire, environné d’honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête.
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu,
L’encens brûla partout sur les autels de pierre,
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
À l’ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d’une voix le cantique sacré ;
Et les fils de Lévi, s’élevant sur la foule,
Tels qu’un bois de cyprès sur le sable qui roule,
Du peuple avec la harpe accompagnant les voix,
Dirigeaient vers le ciel l’hymne du Roi des Rois.
* * *
Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.

Il disait au Seigneur : « Ne finirai-je pas ?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas ?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ?
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche à la terre promise.
De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise,
Au coursier d’Israël qu’il attache le frein ;
Je lui lègue mon livre et la verge d’airain.
* * *
« Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo
Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ?
Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages !
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages ;
J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois ;
L’avenir à genoux adorera mes lois ;
Des tombes des humains j’ouvre la plus antique,
La mort trouve à ma voix une voix prophétique,
Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations. — 
Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !
* * *
« Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m’avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles,
Et, dès qu’au firmament mon geste l’appela,
Chacune s’est hâtée en disant : Me voilà.
J’impose mes deux mains sur le front des nuages
Pour tarir dans leurs flancs la source des orages ;
J’engloutis les cités sous les sables mouvants ;
Je renverse les monts sous les ailes des vents ;
Mon pied infatigable est plus fort que l’espace ;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu’il lui faut des lois,
J’élève mes regards, votre esprit me visite ;
La terre alors chancelle et le soleil hésite,
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux,
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ;
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
* * *
« Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : Il nous est étranger ;
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir,
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. »
* * *
Or le peuple attendait, et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux ;
Car, s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut des monts reparut sans Moïse. — 
Il fut pleuré. — Marchant vers la terre promise,
Josué s’avançait pensif et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.

Que dire après un pareil début ?

Qu’un grand poète vient de naître ;

Que ce poète ne ressemble à personne ;

Que les sentiments exprimés dans son poème sont aussi neufs que grandioses ;

Que la mélancolie du génie qui fait subir sa solitude à un grand homme n’a jamais trouvé ni un pareil type ni une expression si neuve et si excentrique ;

Que les vers sont dignes du stérile Nébo, et que l’éternel Jéhova les a inspirés comme il les a entendus retentir dans les échos sonores du désert.

Toutes les oreilles capables de les supporter en restèrent retentissantes. Quant à moi, je ne pus jamais les oublier. Byron n’avait rien de plus désespéré ; Hugo, rien de plus stoïque ; Moïse semblait avoir ressuscité pour se plaindre de sa grandeur. Vigny laissa se prolonger pendant toute sa vie ce retentissement de sa grande âme. Sa mère se réjouit d’avoir porté, dans l’exil de Babylone, l’enfant qui réveillait sa patrie par des accents si sacrés.

X

Elle vivait alors une partie considérable de l’année dans son petit château du manoir-Giraud, du pays d’Anjou. Elle y avait élevé son fils ; il lui était cher et sacré comme son berceau. C’était une maison à tourelles gothiques, encadrée dans de beaux ombrages ; il la dessinait souvent avec goût et talent. Il aimait à montrer ses dessins domestiques à ses amis. Il composait ses dessins avec cette poésie du cœur, et de la main qui attachait un souvenir à chaque fenêtre et une intention à chaque branchage. C’est ainsi que de Maistre, l’auteur du Voyage autour de ma chambre, relégué et marié en Russie, peignait son petit manoir de Bissy dans la belle vallée de Chambéry, qu’il m’apportait à Paris en 1842, et qui décore aujourd’hui seul ma chambre. La petite terre de M. de Vigny consistait surtout en vignoble comme celle d’Horace dans la pittoresque Sabine ; il transformait son vin en eau-de-vie pour en augmenter un peu le produit. Ces soins domestiques lui laissaient le loisir non-seulement de méditer et de polir ses vers, mais encore de se livrer comme Frédéric II à son goût pour la musique, et en particulier pour la flûte, le plus doux et le plus pastoral des instruments, celui qui s’allie le mieux avec la solitude et la campagne ; il y retrouvait l’âme de Théocrite de Sicile, et il excellait dans cet instrument. C’était le seul bruit qu’on entendît sortir de sa demeure à travers les silencieux ombrages de l’Anjou. L’amour de l’étude, les tendres soins qu’il rendait à sa mère, qui était en même temps son univers, des promenades dans la campagne, des lectures, les semences et les récoltes de ses champs, remplissaient le reste ; de grandes espérances de célébrité littéraire occupaient ses rêves. Il se sentait trop de talent pour envier personne. Il se croyait une destinée à lui seul, qui lui donnait la sécurité de son avenir sans empiéter sur aucun de ses contemporains. Pour devenir grand il n’avait besoin de rapetisser personne. Il aimait tous ses rivaux ; l’éther, selon lui, était assez vaste pour contenir, sans les froisser, toutes les étoiles. Comme il n’y avait aucun orgueil offensif dans ce pressentiment de lui-même, il n’y avait aussi aucun dédain ; toute la littérature en France lui rendait en amitié son indulgence.

La poésie était son premier goût.

En ce temps-là il en écrivait beaucoup, mais lentement, comme on doit écrire pour la postérité. Le temps présent lui importait peu ; il visait longtemps et très haut.

Indépendamment de quelques poèmes très courts, mais très parfaits d’exécution, tels que le Cor, où l’on retrouve l’instinct musical de son âme, et qu’il écrivit pendant un voyage dans les Pyrénées avec sa mère, et que voici :

Le Cor.
(poème.)


I.

J’aime le son du cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,
J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des paladins antiques.
Ô montagnes d’azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frazona, cirque de Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons !
C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre
Les airs lointains d’un cor mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,
De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte aux chants de la romance.
Âmes des chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre vallée
L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée ?

II.

« Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui.
Il reste seul debout, Olivier près de lui,
L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore.
Roland, tu vas mourir, rends-toi ! criait le More ;
« Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents. — 
Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées. »
« — Rends-toi donc ! répond-il, ou meurs, car les voilà.
Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,
Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.
« — Merci, cria Roland ; tu m’as fait un chemin. »
Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,
Sur le roc affermi comme un géant s’élance,
Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.

III.

« Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
À l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.
« L’armée applaudissait. Le luth du troubadour
S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
« Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir palefroi
Qui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes :
« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu.
Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
« Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »
Ici l’on entendit le son lointain du cor.
L’empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière.
« Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron qui parle avec sa fée. »
« Et l’empereur poursuit ; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.
Il craint la trahison, et tandis qu’il y songe
Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
« Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car si Roland
Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
Arrière, chevaliers, repassons la montagne !
Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne !

IV.

« Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
À l’horizon lointain fuit l’étendard du More.
« — Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
— J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant.
Tous deux sont écrasés par une roche noire ;
Le plus fort, dans sa main, élève un cor d’ivoire,
Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »
* * *
« Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois ! »

Il méditait un poème plus étendu sur le mode amer et mystérieux de lord Byron : Dolorida. C’est une beauté trahie qui empoisonne par jalousie son amant, qui jouit de ses tortures dont il ignore la cause, et qui au moment de son dernier soupir lui révèle son crime, par un vers qui éclate comme la lueur d’un poignard tiré du fourreau :

Le reste du poison qu’hier je t’ai versé !

Cette imitation eut un grand succès. Elle en aurait moins aujourd’hui. L’imagination française était alors byronienne. Un mystère d’honneur paraissait nécessaire à l’effet de toute œuvre poétique.

Mais une autre imitation plus étudiée tentait déjà l’âme douce et tendre de Vigny.

Thomas Moore, Irlandais d’un grand talent aussi, venait de publier les Amours des anges et Lalla Rookh, poèmes indiens. Il était alors à Paris, jouissant dans un applaudissement universel de la fleur et de la primeur de son talent. Je le voyais souvent chez Mme la duchesse de Broglie, fille de Mme de Staël, et femme dont la beauté, la vertu, l’enivrement mystique et la piété céleste, devaient ravir le poète irlandais et faire croire à la sœur des anges que Vigny voulait créer pour type idéal des amours sacrés. Cela répondait au temps où la piété de Chateaubriand et d’autres poètes confondait le ciel et la terre dans les mêmes adorations. Moi aussi, je rêvais alors un grand poème ébauché seulement depuis, la Chute d’un ange, qui devait former un épisode d’une œuvre en vingt-quatre chants, pendant que Vigny, moins ambitieux, mais plus heureux, donnait au public son Éloa sous le titre de mystère.

XI

Éloa, dans le mystère de M. de Vigny, est née d’une larme de Jésus-Christ qu’il pleura du premier mouvement sur Lazare en apprenant sa mort et en venant le ressusciter pour ses sœurs. Cela ne ressemble guère à M. Renan, mais l’imagination sera toujours du côté du cœur. Cette origine d’Éloa, quoique un peu précieuse et affectée, était poétique et religieuse à la fois. Tout le monde, las de douter, s’efforçait de croire. Donner pour base à un beau poème la première larme de compassion divine versée par un ami divin sur la mort d’un ami humain, larme si douce au Dieu des mondes qu’il la recueille, la divinise et l’anime en la faisant la première sœur des anges, c’était être dans le cœur du nouveau siècle.

Éloa, accueillie dans la famille angélique par l’entremise des esprits supérieurs, apprend d’eux que les anges tombent et que Lucifer, le plus beau d’entre eux, habite loin d’eux l’enfer. La Pitié dont elle est née la trouble et l’envahit ; elle ne peut être heureuse si un être et le plus beau des êtres souffre ; elle s’agite, s’enfuit du firmament et pénètre dans les bas lieux où languit Lucifer, son invisible souci.

………………………………………………………
………………………………………………………
« Souvent parmi les monts qui dominent la terre
S’ouvre un puits naturel, profond et solitaire ;
L’eau qui tombe du ciel s’y garde, obscur miroir
Où, dans le jour, on voit les étoiles du soir.
Là, quand la villageoise a, sous la corde agile,
De l’urne, au fond des eaux, plongé la frêle argile,
Elle y demeure oisive, et contemple longtemps
Ce magique tableau des astres éclatants,
Qui semble orner son front, dans l’onde souterraine,
D’un bandeau qu’envieraient les cheveux d’une reine.
Telle, au fond du Chaos qu’observaient ses beaux yeux,
La Vierge, en se penchant, croyait voir d’autres Cieux.
Ses regards, éblouis par des Soleils sans nombre,
N’apercevaient d’abord qu’un abîme et que l’ombre,
Mais elle y vit bientôt des feux errants et bleus
Tels que des froids marais les éclairs onduleux ;
Ils fuyaient, revenaient, puis s’échappaient encore ;
Chaque étoile semblait poursuivre un météore ;
Et l’Ange, en souriant au spectacle étranger,
Suivait des yeux leur vol circulaire et léger.
Bientôt il lui sembla qu’une pure harmonie
Sortait de chaque flamme à l’autre flamme unie :
Tel est le choc plaintif et le son vague et clair
Des cristaux suspendus au passage de l’air,
Pour que, dans son palais, la jeune Italienne
S’endorme en écoutant la harpe éolienne.
Ce bruit lointain devint un chant surnaturel,
Qui parut s’approcher de la fille du Ciel ;
Et ces feux réunis furent comme l’aurore
D’un jour inespéré qui semblait près d’éclore.
À sa lueur de rose un nuage embaumé
Montait en longs détours dans un air enflammé,
Puis lentement forma sa couche d’ambroisie,
Pareille à ces divans où dort la molle Asie.
Là, comme un Ange assis, jeune, triste et charmant,
Une forme céleste apparut vaguement.
* * *
« Quelquefois un enfant de la Clyde écumeuse,
En bondissant parcourt sa montagne brumeuse,
Et chasse un daim léger que son cor étonna,
Des glaciers de l’Arven aux brouillards du Crona,
Franchit les rocs mousseux, dans les gouffres s’élance,
Pour passer le torrent aux arbres se balance,
Tombe avec un pied sûr, et s’ouvre des chemins
Jusqu’à la neige encor vierge des pas humains.
Mais bientôt, s’égarant au milieu des nuages,
Il cherche les sentiers voilés par les orages ;
Là, sous un arc-en-ciel qui couronne les eaux,
S’il a vu, dans la nue et ses vagues réseaux,
Passer le plaid léger d’une Écossaise errante,
Et s’il entend sa voix dans les échos mourante,
Il s’arrête enchanté, car il croit que ses yeux
Viennent d’apercevoir la sœur de ses aïeux,
Qui va faire frémir, ombre encore amoureuse,
Sous ses doigts transparents la harpe vaporeuse ;
Il cherche alors comment Ossian la nomma,
Et, debout sur sa roche, appelle Évir-Coma.
* * *
« Non moins belle apparut, mais non moins incertaine,
De l’Ange ténébreux la forme encor lointaine,
Et des enchantements non moins délicieux
De la Vierge céleste occupèrent les yeux.
Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile blanche à l’onde fugitive,
Le jeune homme inconnu mollement s’appuyait
Sur ce lit de vapeurs qui sous ses bras fuyait.
Sa robe était de pourpre, et, flamboyante ou pâle,
Enchantait les regards des teintes de l’opale.
Ses cheveux étaient noirs, mais pressés d’un bandeau ;
C’était une couronne ou peut-être un fardeau :
L’or en était vivant comme ces feux mystiques
Qui, tournoyants, brûlaient sur les trépieds antiques.
Son aile était ployée, et sa faible couleur
De la brume des soirs imitait la pâleur.
Des diamants nombreux rayonnent avec grâce
Sur ses pieds délicats qu’un cercle d’or embrasse ;
Mollement entourés d’anneaux mystérieux,
Ses bras et tous ses doigts éblouissent les yeux.
Il agite sa main d’un sceptre d’or armée,
Comme un roi qui d’un mont voit passer son armée,
Et, craignant que ses vœux ne s’accomplissent pas,
D’un geste impatient accuse tous ses pas.
Son front est inquiet ; mais son regard s’abaisse,
Soit que, sachant des yeux la force enchanteresse,
Il veuille ne montrer d’abord que par degrés
Leurs rayons caressants encor mal assurés,
Soit qu’il redoute aussi l’involontaire flamme
Qui dans un seul regard révèle l’âme à l’âme.
Tel que dans la forêt le doux vent du matin
Commence ses soupirs par un bruit incertain
Qui réveille la terre et fait palpiter l’onde ;
Élevant lentement sa voix douce et profonde,
Et prenant un accent triste comme un adieu,
Voici les mots qu’il dit à la fille de Dieu. »

Lucifer fait à Éloa la séduisante confidence de son prétendu crime et de sa disgrâce. Je suis l’amour, dit-il, le complément des êtres ; il décrit merveilleusement les délices qu’il leur donne. Éloa est attendrie et charmée. Elle passe au parti de l’ange de l’amour, son amant. Elle l’aime.

« Éloa sans parler disait : Je suis à toi !
Et l’ange de la nuit dit tout bas : Sois à moi ! »

Ils s’aiment, elle tombe dans son sein ; il lui révèle alors d’un mot cruel qu’il est Satan, et qu’il triomphe de l’avoir perdue !

XII

Éloa confirma sa renommée de grand poète parmi la jeunesse de Paris. La conception, malgré son défaut d’afféterie et de mignardise, la méritait en effet ; mais c’était une conception, cela sortait de l’esprit, cela n’était pas une explosion du cœur. On ne fait pas la poésie, on la trouve dans son cœur. Le temps de ces poèmes ou de ces opuscules épiques était passé.

Le reste du volume, à Moïse près, parut empreint des mêmes qualités et des mêmes défauts. Vigny se fit un nom, mais ce nom, concentré dans quelques salons, ne fut pas suffisamment populaire. Cette célébrité sourde et à demi-voix ne répondait pas assez à ses désirs de gloire.

Mais en 1827 Walter Scott, l’Arioste sérieux, mais l’Arioste en prose, de l’Écosse, remplissait l’Europe entière de ses romans historiques. M. de Vigny les lisait comme nous ; la nature un peu féminine de son talent le portait naturellement à l’imitation. Il chercha un sujet dans l’histoire de sa province ; il le trouva dans le fils charmant, ingrat et tragique du maréchal d’Effiat, ce Cinq-Mars tour à tour favori de Louis XIII, rival à la fois et jouet du cardinal de Richelieu ; — son jouet et bientôt sa victime. — Le sujet était très riche, la politique s’y mêlait à l’amour. M. de Vigny le traita en grand maître de l’art. Treize éditions en peu d’années lui révélèrent son immense succès. Si l’on veut en connaître tout l’intérêt, il faut le lire en entier ; si l’on veut en déguster le style, lisez seulement les parties purement descriptives de ce bel ouvrage. Le drame, qu’on a accusé de ne pas se rapprocher assez de l’exactitude de l’histoire dans les scènes secondaires, n’a qu’un défaut : c’est celui du genre, c’est celui de Walter Scott lui-même. C’est un roman ; du moment où vous quittez le terrain solide et précis de l’histoire, il ne faut pas prétendre à y rentrer. Le roman historique est un mensonge, et le plus dangereux de tous, puisque l’histoire ici ne sert que de faux témoin à l’invention ; c’est mentir avec vraisemblance, c’est tromper avec autorité. Ce m’a toujours paru l’extrême danger de ce genre de composition littéraire, inventé par Mme de Genlis, idéalisé par Walter Scott, popularisé en France par M. de Vigny. En bonne police littéraire, ce devrait être interdit : Dieu et les hommes n’ont pas livré la vérité historique, héritage du genre humain, au caprice adultère de l’imagination des hommes. C’est un texte, il est par cela même sacré ! L’excellent esprit de M. de Vigny était de sa nature propre à comprendre cette vérité. Mais le talent a ses licences, il les justifie en les couvrant de fleurs. Les chefs-d’œuvre portent avec eux leur pardon. Cinq-Mars est un chef-d’œuvre.

Lisez le début seulement du livre, cette splendide description de la Touraine, pays paternel de l’auteur :

« Connaissez-vous cette contrée que l’on a surnommée le jardin de la France, ce pays où l’on respire un air si pur dans les plaines verdoyantes arrosées par un grand fleuve ? Si vous avez traversé, dans les mois d’été, la belle Touraine, vous aurez longtemps suivi la Loire paisible avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisiriez votre demeure, pour y oublier les hommes auprès d’un être aimé. Lorsque l’on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite. Des vallons peuplés de jolies maisons blanches qu’entourent des bosquets, des coteaux jaunis par les vignes, ou blanchis par les fleurs du cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, des jardins de roses d’où sort tout à coup une tour élancée, tout rappelle la fécondité de la terre ou l’ancienneté de ses monuments, et tout intéresse dans les œuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a été inutile : il semble que, dans leur amour d’une aussi belle patrie, seule province de France que n’occupa jamais l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le moindre espace de son terrain, le plus léger grain de son sable. Vous croyez que cette vieille tour démolie n’est habitée que par les oiseaux hideux de la nuit ? Non. Au bruit de vos chevaux, la tête riante d’une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous la poussière de la grande route ; si vous gravissez un coteau hérissé de raisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu’une cheminée est à vos pieds ; c’est que le rocher même est habité, et que des familles de vignerons respirent dans ses profonds souterrains, abritées dans la nuit par la terre nourricière qu’elles cultivent laborieusement pendant le jour. Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme l’air qu’ils respirent, et forts comme le sol puissant qu’ils fertilisent. On ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière du Midi ; leur visage a, comme leur caractère, quelque chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis ; leurs cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles comme les statues de pierre de nos vieux rois ; leur langage est le plus pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent ; le berceau de la langue est là, près du berceau de la monarchie.

« Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse dans ses aspects : ici c’est Chambord que l’on aperçoit de loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses petites coupoles, ressemble à une grande ville de l’Orient ; là c’est Chanteloup, suspendant au milieu de l’air son élégante pagode. Non loin de ces palais un bâtiment plus simple attire les yeux des voyageurs par sa position magnifique et sa masse imposante ; c’est le château de Chaumont. Construit sur la colline la plus élevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec ses hautes murailles et ses énormes tours ; de longs clochers d’ardoises les élèvent aux yeux, et donnent à l’édifice cet air de couvent, cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, qui imprime un caractère plus grave aux paysages de la plupart de nos provinces. Des arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cet ancien manoir, et de loin ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau du roi Henri ; un joli village s’étend au pied du mont, sur le bord de la rivière, et l’on dirait que ses maisons blanches sortent du sable doré ; il est lié au château, qui le protège par un étroit sentier qui circule dans le rocher ; une chapelle est au milieu de la colline ; les seigneurs descendaient et les villageois montaient à son autel : terrain d’égalité, placé comme une ville neutre entre la misère et la grandeur, qui se sont trop souvent fait la guerre.

« Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1659, la cloche du château ayant sonné à midi, selon l’usage, le dîner de la famille qui l’habitait, il se passa dans cette antique demeure des choses qui n’étaient pas habituelles. Les nombreux domestiques remarquèrent qu’en disant la prière du matin à toute la maison assemblée, la maréchale d’Effiat avait parlé d’une voix moins assurée et les larmes dans les yeux, qu’elle avait paru vêtue d’un deuil plus austère que de coutume. Les gens de la maison et les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui s’était alors retirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise des préparatifs se faire tout à coup. Le vieux domestique du maréchal d’Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes, qu’il avait juré précédemment d’abandonner pour toujours. Ce brave homme, nommé Granchamp, avait suivi partout le chef de la famille dans les guerres et dans ses travaux de finances ; il avait été son écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres ; il était revenu d’Allemagne depuis peu de temps, apprendre à la mère et aux enfants les détails de la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers soupirs à Luzzelstein ; c’était un de ces fidèles serviteurs dont les modèles sont devenus trop rares en France, qui souffrent des malheurs de la famille et se réjouissent de ses joies, désirent qu’il se forme des mariages pour avoir à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et quelquefois les pères, s’exposent à la mort pour eux, les servent sans gages dans les révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les temps prospères, les suivent et disent : « Voilà nos vignes », en revenant au château. Il avait une figure sévère très remarquable, un teint fort cuivré, des cheveux gris argentés, et dont quelques mèches, encore noires comme ses sourcils épais, lui donnaient un air dur au premier aspect ; mais un regard pacifique adoucissait cette première impression. Cependant le son de sa voix était rude. Il s’occupait beaucoup ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les gens du château, vêtus de noir comme lui.

« — Allons, disait-il, dépêchez-vous de servir pendant que Germain, Louis et Étienne vont seller leurs chevaux ; M. Henry et nous, il faut que nous soyons loin d’ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs les Italiens, avez-vous servi votre jeune princesse ? Je gage qu’elle est allée lire avec ses dames au bout du parc ou sur les bords de l’eau. Elle arrive toujours après le premier service, pour faire lever tout le monde de table.

« — Ah ! mon cher Granchamp, dit à voix basse une jeune femme de chambre qui passait et s’arrêta, ne faites pas songer à la duchesse ; elle est bien triste, et je crois qu’elle restera dans son appartement. Santa Maria ! je vous plains de voyager aujourd’hui ; partir un vendredi, le 13 du mois, et le jour de Saint-Gervais et de Saint-Protais, le jour des deux martyrs ! J’ai dit mon chapelet toute la matinée pour M. de Cinq-Mars ; mais en vérité je n’ai pu m’empêcher de songer à tout ce que je vous dis ; ma maîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame qu’elle est ; ainsi n’ayez pas l’air d’en rire.

« En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un oiseau à travers la grande salle à manger, et disparut dans un corridor, effrayée de voir ouvrir les doubles battants des grandes portes du salon. »

Et la dernière page, qui est de l’histoire, écrite par un complice présent à l’exécution :

« … C’est par l’une de ces imprévoyances qui empêchent l’accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que, préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos secours ; mais cette idée ne vint à aucun de nous ; dans la précipitation de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution subite. J’étais placé, pour mon malheur, près de l’échafaud, et je vis s’avancer jusqu’au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu’il avait vu naître. Il sanglotait et n’avait que la force de baiser les mains des deux amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes au signal convenu ; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son chapeau loin de lui d’un air de dédain. On avait remarqué notre mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l’échafaud. Je ne pouvais plus voir ; mais j’entendis pleurer. Après les trois coups de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval assez près de l’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni l’un ni l’autre n’écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars : — Eh bien ! cher ami, qui mourra le premier ? Vous souvient-il de saint Gervais et de saint Protais ?

« — Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.

« Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou : — Vous êtes le plus âgé.

« — Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s’adressant à M. le Grand, lui dit : — Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin de la gloire du ciel ?

« — Hélas ! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice ; mais précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la gloire et le bonheur du ciel.

« Après quoi il l’embrassa et monta l’échafaud avec une adresse et une légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l’échafaud, et considéra haut et bas toute cette grande assemblée, d’un visage assuré et qui ne témoignait aucune peur, et d’un maintien grave et gracieux ; puis il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante ; puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et lui recommandant sa fin : comme il baisait le crucifix, le Père cria au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras, joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande au peuple. Puis il s’alla jeter de bonne grâce à genoux devant le bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et demanda au confesseur : — Mon Père, serai-je bien ainsi ? Puis, tandis que l’on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en soupirant : — Mon Dieu, qu’est-ce que ce monde ? mon Dieu, je vous offre mon supplice en satisfaction de mes péchés !

« — Qu’attends-tu ? que fais-tu là ? dit-il ensuite à l’exécuteur qui était là, et n’avait pas encore tiré son couperet d’un méchant sac qu’il avait apporté. Son confesseur, s’étant approché, lui donna une médaille ; et lui, d’une tranquillité d’esprit incroyable, pria le Père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu’il ne voulut point avoir bandés. J’aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et pure comme celle d’un ange entonna l’ Ave maris stella . Dans le silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au pied de l’échafaud ; le peuple répéta le chant sacré. M. de Cinq-Mars embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s’élever une hache faite à la façon des haches d’Angleterre. Un cri effroyable du peuple, jeté de la place, des fenêtres et des tours, m’avertit qu’elle était retombée et que la tête avait roulé jusqu’à terre ; j’eus encore la force, heureusement, de penser à mon âme et de commencer une prière pour lui ; je la mêlai avec celle que j’entendais prononcer à haute voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le vis s’élancer sur l’échafaud avec tant de promptitude, qu’on eût dit qu’il volait. Le Père et lui récitèrent les psaumes ; il les disait avec une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers le ciel ; puis, s’agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme celui d’un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu voulut lui accorder cette grâce ; mais je vis avec horreur le bourreau, effrayé sans doute du premier coup qu’il avait porté, le frapper sur le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main ; le peuple poussa un long gémissement, et s’avança contre le bourreau : ce misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore que l’écorcher et l’abattre sur le théâtre, où l’exécuteur se roula sur lui pour l’achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant que l’horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s’était arrêté au pied de l’échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître jusqu’à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.

« Je vous écris ces tristes détails à bord d’une galère de Gênes, où Fontrailles, Gondi, d’Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre que le temps ait délivré la France du tyran que nous n’avons pu détruire. J’abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous a trahis. »

XIII

Stello avait paru ; quelque chose qui rappelait Sterne, inconséquent, décousu, fragmentaire, doux, fort, sensible, ému et plaisant tour à tour ; livre multicolore où perçait la philosophie stoïque à travers la raillerie gauloise. Le succès en fut remarquable et dure encore parmi les sectaires de ce bon cœur et de ce beau génie. Mais cela n’atteignait pas la foule, c’était encore un volume d’élite : il fallait à M. de Vigny descendre à cette foule pour remonter. Il songea au théâtre.

Il y songeait. Mais la révolution de 1830, qu’il vit avec déplaisir et qui lui enlevait le roi de sa jeunesse et les salons de sa gloire naissante, le confirma dans l’idée d’écrire pour ce public anonyme qui ne donne pas la gloire, mais l’engouement. Il écrivit le drame révolutionnaire ou plutôt socialiste de Chatterton. Voici comment, dans le secret de son amour-propre, il le jugea lui-même le jour où il déposa la plume encore humide et chaude qui venait de l’écrire.

Dernière nuit de travail
Du 29 au 30 juin 1834.

Ceci est la question.

 

« Je viens d’achever cet ouvrage austère dans le silence d’un travail de dix-sept nuits. Les bruits de chaque jour l’interrompaient à peine, et, sans s’arrêter, les paroles ont coulé dans le moule qu’avait creusé ma pensée.

« À présent que l’ouvrage est accompli, frémissant encore des souffrances qu’il m’a causées, et dans un recueillement aussi saint que la prière, je le considère avec tristesse, et je me demande s’il sera inutile, ou s’il sera écouté des hommes. — Mon âme s’effraye pour eux en considérant combien il faut de temps à la plus simple idée d’un seul pour pénétrer dans le cœur de tous.

« Déjà, depuis deux années, j’ai dit par la bouche de Stello ce que je vais répéter bientôt par celle de Chatterton, et quel bien ai-je fait ? Beaucoup ont lu ce livre et l’ont aimé comme livre, mais peu de cœurs, hélas ! en ont été changés.

« Les étrangers ont bien voulu en traduire les mots par les mots de leur langue, et leurs pays m’ont ainsi prêté l’oreille. Parmi les hommes qui m’ont écouté, les uns ont applaudi la composition des trois drames suspendus à un même principe, comme trois tableaux à un même support ; les autres ont approuvé la manière dont se nouent les arguments aux preuves, les règles aux exemples, les corollaires aux propositions ; quelques-uns se sont attachés particulièrement à considérer les pages où se pressent les idées laconiques, serrées comme les combattants d’une épaisse phalange ; d’autres ont souri à la vue des couleurs chatoyantes ou sombres du style ; mais les cœurs ont-ils été attendris ? — Rien ne me le prouve. L’endurcissement ne s’amollit point tout à coup par un livre. Il fallait Dieu lui-même pour ce prodige. Le plus grand nombre a dit en jetant ce livre : Cette idée pouvait en effet se défendre. Voilà qui est un assez bon plaidoyer ! — Mais la cause, ô grand Dieu ! la cause pendante à votre tribunal, ils n’y ont plus pensé !

« La cause ? c’est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du Poëte. — La cause ? c’est le droit qu’il aurait de vivre. — La cause ? c’est le pain qu’on ne lui donne pas. — La cause ? c’est la mort qu’il est forcé de se donner.

« D’où vient ce qui se passe ? Vous ne cessez de vanter l’intelligence, et vous tuez les plus intelligents. Vous les tuez, en leur refusant le pouvoir de vivre selon les conditions de leur nature. — On croirait, à vous voir en faire si bon marché, que c’est une chose commune qu’un Poëte. — Songez donc que lorsqu’une nation en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse et s’enorgueillit. Il y a tel peuple qui n’en a pas un, et n’en aura jamais. D’où vient donc ce qui se passe ? Pourquoi tant d’astres éteints dès qu’ils commençaient à poindre ? C’est que vous ne savez pas ce que c’est qu’un Poëte, et vous n’y pensez pas.

Auras-tu donc toujours des yeux pour ne pas voir,
Jérusalem !

« Trois sortes d’hommes, qu’il ne faut pas confondre, agissent sur les sociétés par les travaux de la pensée, mais se remuent dans des régions qui me semblent éternellement séparées.

« L’homme habile aux choses de la vie, et toujours apprécié, se voit, parmi nous, à chaque pas. Il est convenable à tout et convenable en tout. Il a une souplesse et une facilité qui tiennent du prodige. Il fait justement ce qu’il a résolu de faire, et dit proprement et nettement ce qu’il veut dire. Rien n’empêche que sa vie soit prudente et compassée comme ses travaux. Il a l’esprit libre, frais et dispos, toujours présent et prêt à la riposte. Dépourvu d’émotions réelles, il renvoie promptement la balle élastique des bons mots. Il écrit les affaires comme la littérature, et rédige la littérature comme les affaires. Il peut s’exercer indifféremment à l’œuvre d’art et à la critique, prenant dans l’une la forme à la mode, dans l’autre la dissertation sentencieuse. Il sait le nombre de paroles que l’on peut réunir pour faire les apparences de la passion, de la mélancolie, de la gravité, de l’érudition et de l’enthousiasme. Mais il n’a que de froides velléités de ces choses, et les devine plus qu’il ne les sent ; il les respire de loin comme de vagues odeurs de fleurs inconnues. Il sait la place du mot et du sentiment, et les chiffrerait au besoin. Il se fait le langage des genres, comme on se fait le masque des visages. Il peut écrire la comédie et l’oraison funèbre, le roman et l’histoire, l’épître et la tragédie, le couplet et le discours politique. Il monte de la grammaire à l’œuvre, au lieu de descendre de l’inspiration au style ; il sait façonner tout dans un goût vulgaire et joli, et peut tout ciseler avec agrément, jusqu’à l’éloquence de la passion. — C’est l’HOMME DE LETTRES.

« Cet homme est toujours aimé, toujours compris, toujours en vue ; comme il est léger et ne pèse à personne, il est porté dans tous les bras où il veut aller ; c’est l’aimable roi du moment, tel que le dix-huitième siècle en a tant couronnés. — Cet homme n’a nul besoin de pitié.

« Au-dessus de lui est un homme d’une nature plus forte et meilleure. Une conviction profonde et grave est la source où il puise ses œuvres et les répand à larges flots sur un sol dur et souvent ingrat. Il a médité dans la retraite sa philosophie entière ; il la voit toute d’un coup d’œil : il la tient dans sa main comme une chaîne, et peut dire à quelle pensée il va suspendre son premier anneau, à laquelle aboutira le dernier, et quelles œuvres pourront s’attacher à tous les autres dans l’avenir. Sa mémoire est riche, exacte et presque infaillible ; son jugement est sain, exempt de troubles autres que ceux qu’il cherche, de passions autres que ses colères contenues ; il est studieux et calme. Son génie, c’est l’attention portée au degré le plus élevé, c’est le bon sens à sa plus magnifique expression. Son langage est juste, net, franc, grand dans son allure et vigoureux dans ses coups. Il a surtout besoin d’ordre et de clarté, ayant toujours en vue le peuple auquel il parle, et la voie où il conduit ceux qui croient en lui. L’ardeur d’un combat perpétuel enflamme sa vie et ses écrits. Son cœur a de grandes révoltes et des haines larges et sublimes qui le rongent en secret, mais que domine et dissimule son exacte raison. Après tout, il marche le pas qu’il veut, sait jeter des semences à une grande profondeur, et attendre qu’elles aient germé, dans une immobilité effrayante. Il est maître de lui et de beaucoup d’âmes qu’il entraîne du nord au sud, selon son bon vouloir ; il tient un peuple dans sa main, et l’opinion qu’on a de lui le tient dans le respect de lui-même, et l’oblige à surveiller sa vie. — C’est le véritable, LE GRAND ECRIVAIN.

« Celui-là n’est pas malheureux ; il a ce qu’il a voulu avoir ; il sera toujours combattu, mais avec des armes courtoises ; et quand il donnera des armistices à ses ennemis, il recevra les hommages des deux camps. Vainqueur ou vaincu, son front est couronné. — Il n’a nul besoin de votre pitié.

« Mais il est une autre sorte de nature, nature plus passionnée, plus pure et plus rare. Celui qui vient d’elle est inhabile à tout ce qui n’est pas l’œuvre divine, et vient au monde à de rares intervalles, heureusement pour lui, malheureusement pour l’espèce humaine. Il y vient pour être à charge aux autres, quand il appartient complètement à cette race exquise et puissante qui fut celle des grands hommes inspirés. — L’émotion est née avec lui si profonde et si intime, qu’elle l’a plongé, dès l’enfance, dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies. L’imagination le possède par-dessus tout. Puissamment construite, son âme retient et juge toute chose avec une large mémoire et un sens droit et pénétrant ; mais l’imagination emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlève la nacelle. Au moindre choc elle part, au plus petit souffle elle vole et ne cesse d’errer dans l’espace qui n’a pas de routes humaines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous devenez l’habitude invincible de son âme ! Dès lors, plus de rapports avec les hommes qui ne soient altérés et rompus sur quelques points. Sa sensibilité est devenue trop vive ; ce qui ne fait qu’effleurer les autres le blesse jusqu’au sang ; les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées ; ses enthousiasmes excessifs l’égarent ; ses sympathies sont trop vraies ; ceux qu’il plaint souffrent moins que lui, et il se meurt des peines des autres. Les dégoûts, les froissements et les résistances de la société humaine le jettent dans des abattements profonds, dans de noires indignations, dans des désolations insurmontables, parce qu’il comprend tout trop complètement et trop profondément, et parce que son œil va droit aux causes qu’il déplore ou dédaigne, quand d’autres yeux s’arrêtent à l’effet qu’ils combattent. De la sorte, il se tait, s’éloigne, se retourne sur lui-même et s’y enferme comme dans un cachot. Là, dans l’intérieur de sa tête brûlée, se forme et s’accroît quelque chose de pareil à un volcan. Le feu couve sourdement et lentement dans ce cratère, et laisse échapper ses laves harmonieuses, qui d’elles-mêmes sont jetées dans la divine forme des vers. Mais le jour de l’éruption, le sait-il ? On dirait qu’il assiste en étranger à ce qui se passe en lui-même, tant cela est imprévu et céleste ! Il marche consumé par des ardeurs secrètes et des langueurs inexplicables. Il va comme un malade et ne sait où il va ; il s’égare trois jours, sans savoir où il s’est traîné, comme fit jadis celui qu’aime le mieux la France ; il a besoin de ne rien faire, pour faire quelque chose en son art. Il faut qu’il ne fasse rien d’utile et de journalier pour avoir le temps d’écouter les accords qui se forment lentement dans son âme, et que le bruit grossier d’un travail positif et régulier interrompt et fait infailliblement évanouir. — C’est LE POÈTE. — Celui-là est retranché dès qu’il se montre : toutes vos larmes, toute votre pitié pour lui !

« Pardonnez-lui et sauvez-le. Cherchez et trouvez pour lui une vie assurée, car à lui seul il ne saura trouver que la mort ! — C’est dans la première jeunesse qu’il sent sa force naître, qu’il pressent l’avenir de son génie, qu’il étreint d’un amour immense l’humanité et la nature, et c’est alors qu’on se défie de lui et qu’on le repousse.

« Il crie à la multitude : C’est à vous que je parle, faites que je vive ! Et la multitude ne l’entend pas ; elle répond : Je ne te comprends point ! Et elle a raison.

« Car son langage choisi n’est compris que d’un très petit nombre d’hommes choisi lui-même. Il leur crie : Écoutez-moi, et faites que je vive ! Mais les uns sont enivrés de leurs propres œuvres, les autres sont dédaigneux et veulent dans l’enfant la perfection de l’homme, la plupart sont distraits et indifférents, tous sont impuissants à faire le bien. Ils répondent : Nous ne pouvons rien ! Et ils ont raison.

« — Il crie au pouvoir : Écoutez-moi, et faites que je ne meure pas. Mais le pouvoir déclare qu’il ne protège que les intérêts positifs, et qu’il est étranger à l’intelligence, dont il a ombrage ; et cela hautement déclaré et imprimé, il répond : Que ferais-je de vous ? Et il a raison. Tout le monde a raison contre lui. Et lui, a-t-il tort ? — Que faut-il qu’il fasse ? Je ne sais ; mais voici ce qu’il peut faire.

« Il peut, s’il a de la force, se faire soldat, et passer sa vie sous les armes ; une vie agitée, grossière, où l’activité physique tuera l’activité morale. Il peut, s’il en a la patience, se condamner aux travaux du chiffre, où le calcul tuera l’illusion. Il peut encore, si son cœur ne se soulève pas trop violemment, courber et amoindrir sa pensée, et cesser de chanter pour écrire. Il peut être Homme de lettres, ou mieux encore ; si la philosophie vient à son aide, et s’il peut se dompter, il deviendra utile et grand écrivain ; mais à la longue, le jugement aura tué l’imagination, et avec elle, hélas ! le vrai Poème qu’elle portait dans son sein.

« Dans tous les cas il tuera une partie de lui-même ; mais, pour ces demi-suicides, pour ces immenses résignations, il faut encore une force rare. Si elle ne lui a pas été donnée, cette force, ou si les occasions de l’employer ne se trouvent pas sur sa route, et lui manquent, même pour s’immoler ; si, plongé dans cette lente destruction de lui-même, il ne s’y peut tenir, quel parti prendre ?

« Celui que prit Chatterton : se tuer tout entier ; il reste peu à faire.

« Le voilà donc criminel ! criminel devant Dieu et les hommes. Car le suicide est un crime religieux et social. Qui veut le nier ? qui pense à dire autre chose ? — C’est ma conviction, comme c’est, je crois, celle de tout le monde. Voilà qui est bien entendu. — Le devoir et la raison le disent. Il ne s’agit que de savoir si le désespoir n’est pas quelque chose d’un peu plus fort que la raison et le devoir.

« Certes, on trouverait des choses bien sages à dire à Roméo sur la tombe de Juliette, mais le malheur est que personne n’oserait ouvrir la bouche pour les prononcer devant une telle douleur. Songez à ceci ! la Raison est une puissance froide et lente qui nous lie peu à peu par les idées qu’elle apporte l’une après l’autre, comme les liens subtils, déliés et innombrables de Gulliver ; elle persuade, elle impose quand le cours ordinaire des jours n’est que peu troublé ; mais le Désespoir véritable est une puissance dévorante, irrésistible, hors des raisonnements, et qui commence par tuer la pensée d’un seul coup. Le Désespoir n’est pas une idée ; c’est une chose, une chose qui torture, qui serre et qui broie le cœur d’un homme comme une tenaille, jusqu’à ce qu’il soit fou et se jette dans la mort comme dans les bras d’une mère.

« Est-ce lui qui est coupable, dites-le-moi ? ou bien est-ce la société, qui le traque ainsi jusqu’au bout ?

« Examinons ceci ; on peut trouver que c’en est la peine.

« Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du Midi ; tout le monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents ; on saisit un scorpion avec des pinces et on le pose au centre. Il demeure d’abord immobile jusqu’à ce que la chaleur le brûle ; alors il s’effraye et s’agite. On rit. Il se décide vite, marche droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer une route à travers les charbons ; mais la douleur est excessive, il se retire. On rit. Il fait lentement le tour du cercle et cherche partout un passage impossible. Alors il revient au centre et rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfin, il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoisonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plus fort que jamais.

« C’est lui sans doute qui est cruel et coupable, et ces enfants sont bons et innocents !

« Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc suicide ? C’est la société qui le jette dans le brasier.

« Je le répète, la religion et la raison, idées sublimes, sont des idées cependant, et il y a telle cause de désespoir extrême qui tue les idées d’abord et l’homme ensuite : la faim, par exemple. — J’espère être assez positif. Ceci n’est pas de l’idéologie.

« Il me sera donc permis peut-être de dire timidement qu’il serait bon de ne pas laisser un homme arriver jusqu’à ce degré de désespoir.

« Je ne demande à la société que ce qu’elle peut faire. Je ne la prierai point d’empêcher les peines de cœur et les infortunes idéales, de faire que Werther et Saint-Preux n’aiment ni Charlotte ni Julie d’Étanges ; je ne la prierai pas d’empêcher qu’un riche désœuvré, roué et blasé, ne quitte la vie par dégoût de lui-même et des autres. Il y a, je le sais, mille idées de désolation auxquelles on ne peut rien. — Raison de plus, ce me semble, pour penser à celles auxquelles on peut quelque chose.

« L’infirmité de l’inspiration est peut-être ridicule et malséante ; je le veux. Mais on pourrait ne pas laisser mourir cette sorte de malades. Ils sont toujours peu nombreux, et je ne puis me refuser à croire qu’ils ont quelque valeur, puisque l’humanité est unanime sur leur grandeur, et les déclare immortels sur quelques vers : quand ils sont morts, il est vrai.

« Je sais bien que la rareté même de ces hommes inspirés et malheureux semblera prouver contre ce que j’ai écrit. — Sans doute, l’ébauche imparfaite que j’ai tentée de ces natures divines ne peut retracer que quelques traits des grandes figures du passé. On dira que les symptômes du génie se montrent sans enfantement ou ne produisent que des œuvres avortées ; que tout homme jeune et rêveur n’est pas poète pour cela ; que des essais ne sont pas des preuves ; que quelques vers ne donnent pas des droits. — Et qu’en savons-nous ? Qui donc nous donne à nous-mêmes le droit d’étouffer le gland en disant qu’il ne sera pas chêne ?

« Je dis, moi, que quelques vers suffiraient à les faire reconnaître de leur vivant, si l’on savait y regarder. Qui ne dit à présent qu’il eût donné tout au moins une pension alimentaire à André Chénier sur l’ode de la Jeune Captive seulement, et l’eût déclaré poète sur les trente vers de Myrto ? Mais je suis assuré que, durant sa vie (et il n’y a pas longtemps de cela), on ne pensait pas ainsi ; car il disait :

Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité.

« Jean La Fontaine a gravé pour vous d’avance sur sa pierre avec son insouciance désespérée :

Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu.

« Mais, sans ce fonds, qu’eût-il fait ? à quoi, s’il vous plaît, était-il bon ? Il vous le dit : à dormir et ne rien faire. Il fût infailliblement mort de faim.

« Les beaux vers, il faut dire le mot, sont une marchandise qui ne plaît pas au commun des hommes. Or la multitude seule multiplie le salaire ; et, dans les plus belles des nations, la multitude ne cesse qu’à la longue d’être commune dans ses goûts et d’aimer ce qui est commun. Elle ne peut arriver qu’après une lente instruction donnée par les esprits d’élite ; et, en attendant, elle écrase sous tous ses pieds les talents naissants, dont elle n’entend même pas les cris de détresse.

« Eh ! n’entendez-vous pas le bruit des pistolets solitaires ? Leur explosion est bien plus éloquente que ma faible voix. N’entendez-vous pas ces jeunes désespérés qui demandent le pain quotidien, et dont personne ne paye le travail ? Eh quoi ! les nations manquent-elles à ce point de superflu ? Ne prendrons-nous pas, sur les palais et les milliards que nous donnons, une mansarde et un pain pour ceux qui tentent sans cesse d’idéaliser leur nation malgré elle ? Cesserons-nous de leur dire : Désespère et meurs ; despair and die  ? — C’est au législateur à guérir cette plaie, l’une des plus vives et des plus profondes de notre corps social ; c’est à lui qu’il appartient de réaliser dans le présent une partie des jugements meilleurs de l’avenir, en assurant quelques années d’existence seulement à tout homme qui aurait donné un seul gage du talent divin. Il ne lui faut que deux choses : la vie et la rêverie ; le PAIN et le TEMPS.

 

* * *

« Voilà le sentiment et le vœu qui m’a fait écrire ce drame ; je ne descendrai pas de cette question à celle de la forme d’art que j’ai créée. La vanité la plus vaine est peut-être celle des théâtres littéraires. Je ne cesse de m’étonner qu’il y ait eu des hommes qui aient pu croire de bonne foi, durant un jour entier, à la durée des règles qu’ils écrivaient. Une idée vient au monde tout armée, comme Minerve ; elle revêt en naissant la seule armure qui lui convienne et qui doive dans l’avenir être sa forme durable : l’une, aujourd’hui, aura un vêtement composé de mille pièces ; l’autre, demain, un vêtement simple. Si elle paraît belle à tous, on se hâte de calquer sa forme et de prendre sa mesure ; les rhéteurs notent ses dimensions pour qu’à l’avenir on en taille de semblables. Soin puéril ! — Il n’y a ni maître ni école en poésie ; le seul maître, c’est celui qui daigne faire descendre dans l’homme l’émotion féconde, et faire sortir les idées de nos fronts, qui en sont brisés quelquefois.

« Puisse cette forme ne pas être renversée par l’assemblée qui la jugera dans six mois ! avec elle périrait un plaidoyer en faveur de quelques infortunés inconnus ; mais je crois trop pour craindre beaucoup. — Je crois surtout à l’avenir et au besoin universel de choses sérieuses ; maintenant que l’amusement des yeux par des surprises enfantines fait sourire tout le monde au milieu même de ses grandes aventures, c’est, ce me semble, le temps du DRAME DE LA PENSÉE.

« Une idée qui est l’examen de l’âme devait avoir dans sa forme l’unité la plus complète, la simplicité la plus sévère. S’il existait une intrigue moins compliquée que celle-ci, je la choisirais. L’action matérielle est assez peu de chose pourtant. Je ne crois pas que personne la réduise à une plus simple expression que moi-même je ne vais le faire : — C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue. — Mais ici l’action morale est tout. L’action est dans cette âme livrée à de noires tempêtes ; elle est dans les cœurs de cette jeune femme et de ce vieillard qui assistent à la tourmente, cherchant en vain à retarder le naufrage, et luttent contre un ciel et une mer si terribles que le bien est impuissant, et entraîné lui-même dans le désastre inévitable.

« J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le travail. Je n’ai point prétendu justifier les actes désespérés des malheureux, mais protester contre l’indifférence qui les y contraint. Peut-on frapper trop fort sur l’indifférence si difficile à éveiller, sur la distraction si difficile à fixer ? Y a-t-il un autre moyen de toucher la société que de lui montrer la torture de ses victimes ?

« Le Poète était tout pour moi ; Chatterton n’était qu’un nom d’homme, et je viens d’écarter à dessein des faits exacts de sa vie pour ne prendre de sa destinée que ce qui la rend un exemple à jamais déplorable d’une noble misère.

« Toi que tes compatriotes appellent aujourd’hui merveilleux enfant ! que tu aies été juste ou non, tu as été malheureux ; j’en suis certain, et cela me suffit. — Âme désolée, pauvre âme de dix-huit ans ! pardonne-moi de prendre pour symbole le nom que tu portais sur la terre, et de tenter le bien en ton nom. »

Écrit du 20 au 30 juin 1834.

XIV

Or nous, à notre tour, examinons la pensée de l’œuvre et l’idée elle-même.

Il y avait à Londres, peu d’années avant la révolution, un jeune homme d’une méchante nature, d’une profonde immoralité, et d’une immoralité naturelle qui s’appelle ingratitude ; il annonçait de plus un certain talent d’écrivain et de poète. Il s’appelait Chatterton. Lisez les mémoires du temps, vous verrez sa conduite. Nous n’avons heureusement pas en France de nature aussi perverse (le crime en dehors), mais il y a des cas où le vice vaut le crime. Il cherche des bienfaiteurs, il en trouve et il écrit contre eux. Enfin, discrédité par son odieux renversement de cœur et d’esprit, il finit par s’adresser à un riche bourgeois de la Cité, qui lui offre une place de valet de chambre dans sa maison avec de bons appointements. L’offre était sincère, Chatterton s’indigne ; son orgueil se révolte contre la servilité apparente d’un emploi qui exige fidélité, attachement et vertu. Il prend cette offre pour une insulte ; il rentre humilié chez lui, et se brûle la cervelle d’un coup de pistolet pour se punir de ses fautes et pour se venger par le suicide d’une société qui ne veut pas le privilégier sur ses semblables, et qui exige non-seulement des services, mais de l’honneur dans tous ceux qu’elle fait vivre. Ce coup de pistolet retentit comme une accusation contre le monde. On remonte à la cause, on trouve au fond l’orgueil d’un grand homme dans l’âme d’un misérable. Le rideau tombé, les actes se dévoilent, ils font horreur aux bons sentiments ; mais comme l’Angleterre, pays de la liberté individuelle et audacieuse, est en même temps le pays du paradoxe, une partie de l’opinion des jeunes gens et des femmes se laisse prendre à l’amorce du coup de pistolet et fait de Chatterton un martyr de génie et de vertu. Martyr de génie ! il n’y a qu’à lire ses vers. Martyr de vertu ! il n’y a qu’à lire sa vie.

C’est l’anathème de la prétention.

XV

M. de Vigny, cependant, ébranlé par les secousses de la révolution qui vient d’éclater, à son insu possédé par la haine féodale contre ceux qui viennent d’expulser son roi et dont il est heureux de se venger, prend en main la cause de ce coupable et malheureux Chatterton, le compose comme la cause d’un poète et d’un homme incompris, et en fait un dangereux chef-d’œuvre, un manifeste socialiste touchant, contre le sens commun et contre la société de droit et de devoir commun aussi. Mais il le compose avec génie. Voyons ce génie, et, tout en blâmant l’auteur, étudions l’ouvrage ; et, si nous ne connaissions pas Chatterton, voyons si nous n’aurions pas pleuré !

CHATTERTON

ACTE PREMIER.

La scène représente un vaste appartement ; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. À gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. À droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux on aperçoit une riche boutique ; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton.
Le Quaker lit dans un coin de la chambre, à gauche du spectateur. À droite est assise Kitty Bell ; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret ; une jeune fille debout à côté d’elle.

SCENE PREMIERE.

LE QUAKER, KITTY BELL, RACHEL.

Kitty Bell, à sa fille, qui montre un livre à son frère.

Il me semble que j’entends parler monsieur ; ne faites pas de bruit, enfants.

Au Quaker.

Ne pensez-vous pas qu’il arrive quelque chose ?

Le Quaker hausse les épaules.

Mon Dieu ! votre père est en colère ! certainement, il est fort en colère ; je l’entends bien au son de sa voix. — Ne jouez pas, je vous en prie, Rachel.

Elle laisse tomber son ouvrage et écoute.

Il me semble qu’il s’apaise, n’est-ce pas, monsieur ?

Le Quaker fait signe que oui, et continue sa lecture.

N’essayez pas ce petit collier, Rachel ; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher. — Mais qui donc vous a donné ce livre-là ? C’est une Bible ; qui vous l’a donnée, s’il vous plaît ? Je suis sûre que c’est le jeune monsieur qui demeure ici depuis trois mois.

Rachel.

Oui, maman.

Kitty Bell.

Oh ! mon Dieu ! qu’a-t-elle fait là ! — Je vous ai défendu de rien accepter, ma fille, et rien surtout de ce pauvre jeune homme. — Quand donc l’avez-vous vu, mon enfant ? Je sais que vous êtes allée ce matin, avec votre frère, l’embrasser dans sa chambre. Pourquoi êtes-vous entrés chez lui, mes enfants ? C’est bien mal !

Elle les embrasse.

Je suis certaine qu’il écrivait encore, car depuis hier au soir sa lampe brûlait toujours.

Rachel.

Oui, et il pleurait.

Kitty Bell.

Il pleurait ! Allons, taisez-vous ! ne parlez de cela à personne ; vous irez rendre ce livre à M. Tom quand il vous appellera ; mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. Vous voyez que, depuis trois mois qu’il loge ici, je ne lui ai même pas parlé une fois, et vous avez accepté quelque chose, un livre. Ce n’est pas bien. — Allez… allez embrasser le bon quaker. — Allez, c’est bien le meilleur ami que Dieu nous ait donné.

Les enfants courent s’asseoir sur les genoux du Quaker.

Le Quaker.

Venez sur mes genoux tous deux, et écoutez-moi bien. — Vous allez dire à votre bonne petite mère que son cœur est simple, pur et véritablement chrétien ; mais qu’elle est plus enfant que vous dans sa conduite, qu’elle n’a pas assez réfléchi à ce qu’elle vient de vous ordonner, et que je la prie de considérer que rendre à un malheureux le cadeau qu’il a fait, c’est l’humilier et lui faire mesurer toute sa misère.

Kitty Bell, s’élance de sa place.

Oh ! il a raison ! il a mille fois raison ! — Donnez, donnez-moi ce livre, Rachel. — Il faut le garder, ma fille ! le garder toute la vie. — Ta mère s’est trompée. — Notre ami a toujours raison.

Le Quaker, ému et lui baisant la main.

Ah ! Kitty Bell ! Kitty Bell ! âme simple et tourmentée ! — Ne dis point cela de moi. — Il n’y a pas de sagesse humaine. — Tu le vois bien, si j’avais raison au fond, j’ai eu tort dans la forme. — Devais-je avertir les enfants de l’erreur légère de leur mère ? — Il n’y a pas, ô Kitty Bell, il n’y a pas si belle pensée à laquelle ne soit supérieur un des élans de ton cœur chaleureux, un des soupirs de ton âme tendre et modeste.

On entend une voix tonnante.

Kitty Bell, effrayée.

Oh ! mon Dieu ! encore en colère. — La voix de leur père me répond là !

Elle porte la main à son cœur.

Je ne puis plus respirer. — Cette voix me brise le cœur. — Que lui a-t-on fait ? encore une colère comme hier au soir.

Elle tombe sur un fauteuil.

J’ai besoin d’être assise. — N’est-ce pas comme un orage qui vient ? et tous les orages tombent sur mon pauvre cœur.

Le Quaker.

Ah ! je sais ce qui monte à la tête de votre seigneur et maître : c’est une querelle avec les ouvriers de sa fabrique. — Ils viennent de lui envoyer, de Norton à Londres, une députation pour demander la grâce d’un de leurs compagnons. Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied ! — Retirez-vous tous les trois… vous êtes inutiles ici. — Cet homme-là vous tuera… c’est une espèce de vautour qui écrase sa couvée.

Kitty Bell sort, la main sur son cœur, en s’appuyant sur la tête de son fils, qu’elle emmène avec Rachel.

SCENE II.

LE QUAKER, JOHN BELL, un groupe d’ouvriers.

Le Quaker, seul, regardant arriver John Bell.

Le voilà en fureur… Voilà l’homme riche, le spéculateur heureux ; voilà l’égoïste par excellence, le juste selon la loi.

John Bell, vingt ouvriers le suivent en silence et s’arrêtent contre la porte.

Aux ouvriers, avec colère.

Non, non, non, non ! — Vous travaillerez davantage, voilà tout.

Un ouvrier, à ses camarades.

Et vous gagnerez moins, voilà tout.

John Bell.

Si je savais qui a répondu cela, je le chasserais sur-le-champ comme l’autre.

Le Quaker.

Bien dit, John Bell ! tu es beau précisément comme un monarque au milieu de ses sujets.

John Bell.

Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous ; mais si je savais lequel de ceux-là vient de parler ! Ah !… l’homme sans foi que celui qui a dit cette parole ! Ne m’avez-vous pas tous vu compagnon parmi vous ? Comment suis-je arrivé au bien-être que l’on me voit ? Ai-je acheté tout d’un coup toutes les maisons de Norton avec sa fabrique ? Si j’en suis le seul maître à présent, n’ai-je pas donné l’exemple du travail et de l’économie ? N’est-ce pas en plaçant les produits de ma journée que j’ai nourri mon année ? Me suis-je montré paresseux ou prodigue dans ma conduite ? — Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j’en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très bon que leur production vous appartînt ; mais j’ai acheté les mécaniques avec l’argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez laborieux, et surtout économes. — Rappelez-vous bien ce sage proverbe de nos pères : Gardons bien les sous, les schellings se gardent eux-mêmes. Et à présent, qu’on ne me parle plus de Tobie ; il est chassé pour toujours. Retirez-vous sans rien dire, parce que le premier qui parlera sera chassé, comme lui, de la fabrique, et n’aura ni pain, ni logement, ni travail dans le village.

Ils sortent.

Le Quaker.

Courage, ami ! je n’ai jamais entendu au parlement un raisonnement plus sain que le tien.

John Bell revient encore irrité et s’essuyant le visage.

Et vous, ne profitez pas de ce que vous êtes quaker pour troubler tout, partout où vous êtes. — Vous parlez rarement, mais vous devriez ne parler jamais. — Vous jetez au milieu des actions des paroles qui sont comme des coups de couteau.

Le Quaker.

Ce n’est que du bon sens, maître John ; et quand les hommes sont fous, cela leur fait mal à la tête. Mais je n’en ai pas de remords ; l’impression d’un mot vrai ne dure pas plus que le temps de le dire ; c’est l’affaire d’un moment.

John Bell.

Ce n’est pas là mon idée : vous savez que j’aime assez à raisonner avec vous sur la politique ; mais vous mesurez tout à votre toise, et vous avez tort. La secte de vos quakers est déjà une exception dans la chrétienté, et vous êtes vous-même une exception parmi les quakers. — Vous avez partagé tous vos biens entre vos neveux ; vous ne possédez plus rien qu’une chétive subsistance, et vous achevez votre vie dans l’immobilité et la méditation. — Cela vous convient, je le veux ; mais ce que je ne veux pas, c’est que, dans ma maison, vous veniez, en public, autoriser mes inférieurs à l’insolence.

Le Quaker.

Eh ! que te fait, je te prie, leur insolence ? Le bêlement de tes moutons t’a-t-il jamais empêché de les tondre et de les manger ? — Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit ? Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n’envoie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir en travaillant tes laines ? Quelle maison ne t’appartient pas et n’est chèrement louée par toi ? Quelle minute de leur existence ne t’est pas donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un schelling ? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne. — Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale.

John Bell.

C’est vrai, mais c’est juste. — La terre est à moi, parce que je l’ai achetée ; les maisons, parce que je les ai bâties ; les habitants, parce que je les loge ; et leur travail, parce que je les paye. Je suis juste selon la loi.

Le Quaker.

Et la loi est-elle juste selon Dieu ?

John Bell.

Si vous n’étiez quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.

Le Quaker.

Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j’ai pour toi une amitié véritable.

John Bell.

S’il n’était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis vingt ans, et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.

Le Quaker.

Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge. — Je désire que tu ne chasses pas ce malheureux ouvrier. — Je ne te le demande pas, parce que je n’ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.

John Bell.

Ce qui est fait est fait. — Que n’agissent-ils tous comme moi ! — Que tout travaille et serve dans leur famille. — Ne fais-je pas travailler ma femme, moi ? — Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour ; et, tout en baissant les yeux, elle s’en sert pour travailler beaucoup. — Malgré mes ateliers et mes fabriques aux environs de Londres, je veux qu’elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du parlement, de la chasse ou de Hyde-Park. Cela me fait de bonnes relations que j’utilise plus tard. — Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance. — Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d’inutile autour de lui. — Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. — La terre est féconde, l’argent est aussi fertile, et le temps rapporte l’argent. — Or les femmes ont des années comme nous, donc c’est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi. — Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse ; c’est un malheur très grand pour lui, mais je n’en suis pas responsable.

Le Quaker.

Il s’est rompu le bras dans une de tes machines.

John Bell.

Oui, et même il a rompu la machine.

Le Quaker.

Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est d’acier comme tes mécaniques. — La Société deviendra comme ton cœur, elle aura pour Dieu un lingot d’or et pour Souverain-Pontife un usurier. — Mais ce n’est pas ta faute, tu agis fort bien selon ce que tu as trouvé autour de toi en venant sur la terre ; je ne t’en veux pas du tout, tu as été conséquent, c’est une qualité rare. — Seulement, si tu ne veux pas me laisser parler, laisse-moi lire.

Il reprend son livre et se retourne dans son fauteuil.

John Bell ouvre la porte de sa femme avec force.

Mistress Bell ! venez ici.

Ce sophisme chattertonien admis, quelle admirable et naturelle exposition en action de la pièce et des caractères ! comme le malheur du jeune homme, comme la gracieuse pitié des enfants, comme l’oppression des ouvriers, comme l’orgueil satisfait et en règle du bourgeois riche de son travail, font pressentir ce qui va se passer en mettant le cœur du spectateur en complicité avec l’auteur ! Il n’y a pas un plus habile début de drame dans Molière lui-même. On voit que M. de Vigny a aiguisé sa lame à loisir et que le coup portera.

Chatterton, pâli par les études d’une longue nuit d’insomnie, paraît. Le deuxième acte est simple et naïf, d’un effet immense et cependant sans événement. Il y a dans la maison un vieux médecin quaker, ami de Chatterton, protecteur de Mme Kitty Bell, femme du bourgeois. Chatterton, en se promenant avec son ami le quaker, rencontre quelques jeunes lords ; revoyant lord Talbot, un de ses camarades de collège, il craint d’en être reconnu et manifeste au quaker ses sinistres pressentiments. En effet lord Talbot et ses amis entrent quelques moments après chez M. et Mme Bell, ils ont à demi-voix un entretien railleur avec Chatterton ; s’étonnant de le trouver logé si pauvrement, ils devinent qu’il aime la femme innocente du bourgeois. Le bourgeois ne s’alarme pas trop de ces insinuations. Il espère que l’amitié de Chatterton lui vaudra la faveur de cette riche et puissante cohue de grands seigneurs. Il les invite à souper. Kitty Bell parle pour la première fois à son hôte, qu’elle croit riche aussi maintenant, et le prie de prendre un appartement plus convenable à sa fortune. Je suis ouvrier en livres : cet atelier me suffit, répond-il. Elle se retire ; Chatterton délibère avec le quaker à la manière de Werther avec Charlotte. Le suicide transpire dans tous ses mots. Le quaker, après sa demi-confidence, jette des soupçons dans l’âme pure de Kitty Bell.

L’acte IIIe n’est au commencement qu’un long et sublime monologue de Chatterton s’efforçant à travailler dans sa chambre froide. Nous le donnons ici tout entier comme un chef-d’œuvre de la douleur, le voici :

ACTE TROISIEME.

La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu ; un lit misérable et en désordre.

SCENE PREMIERE.

Chatterton. Il est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux.

Il est certain qu’elle ne m’aime pas. — Et moi, je n’y veux plus penser. — Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. — Me voilà seul en face de mon travail. — Il ne s’agit plus de sourire et d’être bon ! de saluer et de serrer la main ! toute cette comédie est jouée : j’en commence une autre avec moi-même. — Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez forte pour saisir mon âme, et l’emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j’évoque, et dans le fantôme de ceux que j’invente ! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l’amusement du public, et que celui-là soit décrit par l’autre ; le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l’être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S’il a des blessures, tant mieux ! il a plus de prix : tant soit peu mutilé, on l’achète plus cher !

Il se lève.

Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition !

Il rit et se rassied.
Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.

— Non, non !

L’heure t’avertit ; assieds-toi, et travaille, malheureux ! Tu perds ton temps en réfléchissant ; tu n’as qu’une réflexion à faire, c’est que tu es pauvre. — Entends-tu bien ? un pauvre !

Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais ; c’est une minute stérile. — Il s’agit bien de l’idée, grand Dieu ! ce qui rapporte, c’est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu’à un schelling ; la pensée n’a pas cours sur la place.

Oh ! loin de moi, — loin de moi, je t’en supplie, découragement glacé ! mépris de moi-même, ne viens pas achever de me perdre ! Détourne-toi ! détourne-toi ! car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu ; et si demain ce livre n’est pas achevé, je suis perdu ! oui, perdu ! sans espoir ! — Arrêté, jugé, condamné ! jeté en prison !

Oh ! dégradation ! oh ! honteux travail !

Il écrit.

Il est certain que cette jeune femme ne m’aimera jamais. — Eh bien ! ne puis-je cesser d’avoir cette idée ?

Long silence.

J’ai bien peu d’orgueil d’y penser encore. — Mais qu’on me dise donc pourquoi j’aurais de l’orgueil. De l’orgueil de quoi ? je ne tiens aucune place dans aucun rang. Et il est certain que ce qui me soutient, c’est cette fierté naturelle. Elle me crie toujours à l’oreille de ne pas ployer et de ne pas avoir l’air malheureux. — Et pour qui donc fait-on l’heureux quand on ne l’est pas ? Je crois que c’est pour les femmes. Nous posons tous devant elles. — Les pauvres créatures, elles te prennent pour un trône, ô Publicité ! vile Publicité ! toi qui n’es qu’un pilori où le profane passant peut nous souffleter. En général, les femmes aiment celui qui ne s’abaisse devant personne. Eh bien ! par le Ciel, elles ont raison. — Du moins, celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra pas baisser la tête. — Oh ! si elle m’eût aimé !

Il s’abandonne à une longue rêverie dont il sort violemment.

Écris donc, malheureux, évoque donc ta volonté ! — Pourquoi est-elle si faible ? N’avoir pu encore lancer en avant cet esprit rebelle qu’elle excite et qui s’arrête ! — Voilà une humiliation toute nouvelle pour moi ! — Jusqu’ici je l’avais toujours vue partir avant son maître ; il lui fallait un frein, et cette nuit c’est l’éperon qu’il lui faut. — Ah ! ah ! l’immortel ! Ah ! ah ! le rude maître du corps ! Esprit superbe, seriez-vous paralysé par ce misérable brouillard qui pénètre dans ma chambre délabrée ? suffit-il, orgueilleux, d’un peu de vapeur froide pour vous vaincre ?

Il jette sur ses épaules la couverture de son lit.

L’épais brouillard ! il est tendu au dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc, ou comme un linceul. — Il était pendu ainsi à la fenêtre de mon père la nuit de sa mort.

L’horloge sonne trois quarts.

Encore ! le temps me presse : et rien n’est écrit !

Il lit.

Harold ! Harold !… ô Christ ! Harold… le duc Guillaume…

Eh ! que me fait cet Harold, je vous prie ? — Je ne puis comprendre comment j’ai écrit cela. —

Il déchire le manuscrit en parlant. — Un peu de délire le prend.

J’ai fait le catholique ; j’ai menti. Si j’étais catholique, je me ferais moine et trappiste. Un trappiste n’a pour lit qu’un cercueil, mais au moins il y dort. — Tous les hommes ont un lit où ils dorment ; moi, j’en ai un où je travaille pour de l’argent.

Il porte la main à sa tête.

Où vais-je ? où vais-je ? Le mot entraîne l’idée malgré elle… Ô Ciel ! la folie ne marche-t-elle pas ainsi ? Voilà qui peut épouvanter le plus brave… Allons ! calme-toi. — Je relisais ceci… Oui !… Ce poème-là n’est pas assez beau !… Écrit trop vite ! — Écrit pour vivre ! — Ô supplice ! La bataille d’Hastings !… Les vieux Saxons !… Les jeunes Normands !… Me suis-je intéressé à cela ? non. Et pourquoi donc en as-tu parlé ? — Quand j’avais tant à dire sur ce que je vois.

Il se lève et marche à grands pas.

— Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre autour de moi ; quand la Vertu appelle à son secours et se meurt à force de pleurer ; quand le pâle Travail est dédaigné ; quand l’Espérance a perdu son ancre ; la Foi, son calice ; la Charité, ses pauvres enfants ; lorsque la Terre crie et demande justice au Poète de ceux qui la fouillent sans cesse pour avoir son or, et lui disent qu’elle peut se passer du Ciel.

Et moi ! qui sens cela, je ne lui répondrais pas ! Si ! par le Ciel ! je lui répondrai. Je frapperai du fouet les méchants et les hypocrites. Je dévoilerai Jérémiah-Miles et Warton.

Ah ! misérable ! Mais… c’est la Satire ! tu deviens méchant.

Il pleure longtemps avec désolation.

Écris plutôt sur ce brouillard qui s’est logé à la fenêtre comme à celle de ton père.

Il s’arrête.
Il prend une tabatière sur sa table.

Le voilà, mon père ! — Vous voilà ! Bon vieux marin ! franc capitaine de haut bord, vous dormiez la nuit, vous, et le jour vous vous battiez ! Vous n’étiez pas un Paria intelligent comme l’est devenu votre pauvre enfant. Voyez-vous, voyez-vous ce papier blanc ? s’il n’est pas rempli demain, j’irai en prison, mon père, et je n’ai pas dans la tête un mot pour noircir ce papier, parce que j’ai faim. — J’ai vendu, pour manger, le diamant qui était là, sur cette boîte, comme une étoile sur votre beau front. Et à présent je ne l’ai plus et j’ai toujours la faim. Et j’ai aussi votre orgueil, mon père, qui fait que je ne le dis pas. — Mais vous qui étiez vieux et qui saviez qu’il faut de l’argent pour vivre, et que vous n’en aviez pas à me donner, pourquoi m’avez-vous créé ?

Il jette la boîte. — Il court après, se met à genoux et pleure.

Ah ! pardon, pardon, mon père ! mon vieux père en cheveux blancs ! — Vous m’avez tant embrassé sur vos genoux ! — C’est ma faute ! j’ai cru être poète ! C’est ma faute ; mais je vous assure que votre nom n’ira pas en prison ! Je vous le jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l’opium ! si j’ai par trop faim… je ne mangerai pas, je boirai.

Il fond en larmes sur la tabatière où est le portrait.

Quelqu’un monte lourdement mon escalier de bois. — Cachons ce trésor.

Cachant l’opium.

Et pourquoi ? ne suis-je donc pas libre ? plus libre que jamais ? — Caton n’a pas caché son épée. Reste comme tu es, Romain, et regarde en face.

Il pose l’opium au milieu de sa table.

Le quaker survient, il voit l’opium, il devine que c’est l’instrument de la mort ; il avoue, pour sauver le poète, que Kitty Bell l’adore, et que s’il se tue il en tuera deux ! —  Eh bien, je vivrai ! s’écrie Chatterton, et il écrit à M. Beckford, le lord-maire de Londres, pour en obtenir audience et protection.

M. Beckford, averti par lord Talbot, arrive lui-même, et propose à Chatterton un emploi de cent livres pour commencer. Il ne dit pas lequel. Chatterton croit que c’est un emploi de commis. Il accepte. Le quaker triomphe de sa courageuse résignation. Chatterton rentre dans sa chambre ; il voit que c’est un emploi servile. Il prend la résolution de mourir. Il jette au feu tous ses papiers.

— Skirner sera payé ! dit-il. — Libre de tous ! égal à tous, à présent ! — Salut, première heure de repos que j’aie goûtée ! — Dernière heure de ma vie, aurore du jour éternel, salut ! — Adieu, humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants, incertitudes, angoisses, misères, tortures du cœur, adieu ! Ô quel bonheur ! je vous dis adieu ! — Si l’on savait ! si l’on savait ce bonheur que j’ai…, on n’hésiterait pas si longtemps !

Ici, après un instant de recueillement durant lequel son visage prend une expression de béatitude, il joint les mains et poursuit :

Ô Mort, Ange de délivrance, que ta paix est douce ! j’avais bien raison de t’adorer, mais je n’avais pas la force de te conquérir. — Je sais que tes pas seront lents et sûrs. Regarde-moi, Ange sévère, leur ôter à tous la trace de mes pas sur la terre.

Il jette au feu tous ses papiers.

Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec moi !

Il lève les yeux au ciel et déchire lentement ses poèmes, dans l’attitude grave et exaltée d’un homme qui fait un sacrifice solennel.

SCÈNE VIII.

CHATTERTON, KITTY BELL.

Kitty Bell sort lentement de sa chambre, s’arrête, observe Chatterton, et va se placer entre la cheminée et lui. — Il cesse tout à coup de déchirer ses papiers.

Kitty Bell, à part.

Que fait-il donc ? je n’oserai jamais lui parler ! Que brûle-t-il ? cette flamme me fait peur, et son visage éclairé par elle est lugubre.

À Chatterton.

N’allez-vous pas rejoindre mylord ?

Chatterton laisse tomber ses papiers ; tout son corps frémit.

Déjà ! — Ah ! c’est vous ! — Ah ! madame ! à genoux ! par pitié ! oubliez-moi.

Kitty Bell.

Eh ! mon Dieu ! pourquoi cela ? qu’avez-vous fait ?

Chatterton.

Je vais partir. — Adieu ! — Tenez, madame, il ne faut pas que les femmes soient dupes de nous plus longtemps. Les passions des poètes n’existent qu’à peine. On ne doit pas aimer ces gens-là ; franchement ils n’aiment rien ; ce sont des égoïstes. Le cerveau se nourrit aux dépens du cœur. Ne les lisez jamais et ne les voyez pas ; moi, j’ai été plus mauvais qu’eux tous.

Kitty Bell.

Mon Dieu ! pourquoi dites-vous : J’ai été ?

Chatterton.

Parce que je ne veux plus être poète ; vous le voyez, j’ai déchiré tout. — Ce que je serai ne vaudra guère mieux, mais nous verrons. Adieu ! — Écoutez-moi !… Vous avez une famille charmante ; aimez-vous vos enfants ?

Kitty Bell.

Plus que ma vie, assurément.

Chatterton.

Aimez donc votre vie pour ceux à qui vous l’avez donnée.

Kitty Bell.

Hélas ! ce n’est que pour eux que je l’aime.

Chatterton.

Eh ! quoi de plus beau dans le monde, ô Kitty Bell ! avec ces anges sur vos genoux, vous ressemblez à la divine Charité.

Kitty Bell.

Ils me quitteront un jour.

Chatterton.

Rien ne vaut cela pour vous ! — C’est là le vrai dans la vie ! Voilà un amour sans trouble et sans peur. En eux est le sang de votre sang, l’âme de votre âme : aimez-les, madame, uniquement et par-dessus tout. Promettez-le-moi !

Kitty Bell.

Mon Dieu ! vos yeux sont pleins de larmes, et vous souriez.

Chatterton.

Puissent vos beaux yeux ne jamais pleurer et vos lèvres sourire sans cesse ! Ô Kitty ! ne laissez entrer en vous aucun chagrin étranger à votre paisible famille.

Kitty Bell.

Hélas ! cela dépend-il de nous ?

Chatterton.

Oui ! oui !… Il y a des idées avec lesquelles on peut fermer son cœur. — Demandez-en au Quaker, il vous en donnera. — Je n’ai pas le temps, moi ; laissez-moi sortir.

Il marche vers sa chambre.

Kitty Bell.

Mon Dieu ! comme vous souffrez !

Chatterton.

Au contraire. — Je suis guéri. — Seulement j’ai la tête brûlante. Ah ! bonté ! bonté ! tu me fais plus de mal que leurs noirceurs.

Kitty Bell.

De quelle bonté parlez-vous ? Est-ce de la vôtre ?

Chatterton.

Les femmes sont dupes de leur bonté. C’est par bonté que vous êtes venue. On vous attend là-haut ! J’en suis certain. Que faites-vous ici ?

Kitty Bell, émue profondément et l’air hagard.

À présent, quand toute la terre m’attendrait, j’y resterais.

Chatterton.

Tout à l’heure je vous suivrai. — Adieu ! adieu !

Kitty Bell, l’arrêtant.

Vous ne viendrez pas ?

Chatterton.

J’irai. — J’irai.

Kitty Bell.

Oh ! vous ne voulez pas venir.

Chatterton.

Madame ! cette maison est à vous, mais cette heure m’appartient.

Kitty Bell.

Qu’en voulez-vous faire ?

Chatterton.

Laissez-moi, Kitty. Les hommes ont des moments où ils ne peuvent plus se courber à votre taille et s’adoucir la voix pour vous. Kitty Bell, laissez-moi.

Kitty Bell.

Jamais je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi, monsieur.

Chatterton.

Venez-vous pour ma punition ? Quel mauvais génie vous envoie ?

Kitty Bell.

Une épouvante inexplicable.

Chatterton.

Vous serez plus épouvantée si vous restez.

Kitty Bell.

Avez-vous de mauvais desseins, grand Dieu ?

Chatterton.

Ne vous en ai-je pas dit assez ? Comment êtes-vous là ?

Kitty Bell.

Eh ! comment n’y serais-je plus ?

Chatterton.

Parce que je vous aime, Kitty.

Kitty Bell.

Ah ! monsieur, si vous me le dites, c’est que vous voulez mourir.

Chatterton.

J’en ai le droit, de mourir. — Je le jure devant vous, et je le soutiendrai devant Dieu !

Kitty Bell.

Et moi, je jure que c’est un crime ; ne le commettez pas.

Chatterton.

Il le faut, Kitty, je suis condamné.

Kitty Bell.

Attendez seulement un jour pour penser à votre âme.

Chatterton.

Il n’y a rien que je n’aie pensé, Kitty.

Kitty Bell.

Une heure seulement pour prier.

Chatterton.

Je ne peux plus prier.

Kitty Bell.

Et moi ! je vous prie pour moi-même. Cela me tuera.

Chatterton.

Je vous ai avertie ! il n’est plus temps.

Kitty Bell.

Et si je vous aime, moi !

Chatterton.

Je l’ai vu, et c’est pour cela que j’ai bien fait de mourir ; c’est pour cela que Dieu peut me pardonner.

Kitty Bell.

Qu’avez-vous donc fait ?

Chatterton.

Il n’est plus temps, Kitty ; c’est un mort qui vous parle.

Kitty Bell, à genoux, les mains au ciel.

Puissances du ciel ! grâce pour lui.

Chatterton.

Allez-vous-en… Adieu !

Kitty Bell, tombant.

Je ne le puis plus…

Chatterton.

Eh bien donc ! prie pour moi sur la terre et dans le ciel.

Il la baise au front et remonte l’escalier en chancelant ; il ouvre sa porte et tombe dans sa chambre.

Kitty Bell.

Ah ! — Grand Dieu !

Elle ouvre la fiole.

Qu’est-ce que cela ? — Mon Dieu ! pardonnez-lui.

SCÈNE IX.

KITTY BELL, LE QUAKER.

Le Quaker, accourant.

Vous êtes perdue… Que faites-vous ici ?

Kitty Bell, renversée sur les marches de l’escalier.

Montez vite ! montez, monsieur, il va mourir ; sauvez-le… s’il est temps.

Tandis que le Quaker s’achemine vers l’escalier, Kitty Bell cherche à voir, à travers les portes vitrées, s’il n’y a personne qui puisse donner du secours ; puis, ne voyant rien, elle suit le Quaker avec terreur, en écoutant le bruit de la chambre de Chatterton.

Le Quaker, en montant à grands pas, à Kitty Bell.

Reste, reste, mon enfant, ne me suis pas.

Il entre chez Chatterton et s’enferme avec lui. On devine des soupirs de Chatterton et des paroles d’encouragement du Quaker. Kitty Bell monte à demi évanouie en s’accrochant à la rampe de chaque marche ; elle fait effort pour tirer à elle la porte, qui résiste et s’ouvre enfin. On voit Chatterton mourant et tombé sur le bras du Quaker. Elle crie, glisse à demi morte sur la rampe de l’escalier, et tombe sur la dernière marche.
On entend John Bell appeler de la salle voisine.

John Bell.

Mistress Bell !

Kitty se lève tout à coup comme par ressort.

John Bell, une seconde fois.

Mistress Bell !

Elle se met en marche et vient s’asseoir lisant sa Bible et balbutiant tout bas des paroles qu’on n’entend pas. Ses enfants accourent et s’attachent à sa robe.

Le Quaker, du haut de l’escalier.

L’a-t-elle vu mourir ? l’a-t-elle vu ?

Il va près d’elle.

Ma fille ! ma fille !

John Bell, entrant violemment et montant deux marches de l’escalier.

Que fait-elle ici ? Où est ce jeune homme ? Ma volonté est qu’on l’emmène !

Le Quaker.

Dites qu’on l’emporte, il est mort.

John Bell.

Mort !

Le Quaker.

Oui, mort à dix-huit ans ! Vous l’avez tous si bien reçu, étonnez-vous qu’il soit parti !

John Bell.

Mais…

Le Quaker.

Arrêtez, monsieur, c’est assez d’effroi pour une femme.

Il la regarde et la voit mourante.

Monsieur, emmenez ses enfants ! Vite, qu’ils ne la voient pas.

Il arrache les enfants des pieds de Kitty, les passe à John Bell, et prend leur mère dans ses bras. John Bell les prend à part et reste stupéfait. Kitty Bell meurt dans les bras du Quaker.

John Bell, avec épouvante.

Eh bien ! eh bien ! Kitty ! Kitty ! qu’avez-vous ?

Il s’arrête en voyant le Quaker s’agenouiller.

Le Quaker, à genoux.

Oh ! dans ton sein ! dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs !

Le Quaker reste à genoux, les yeux tournés vers le ciel jusqu’à ce que le rideau soit baissé.

Voilà la pièce ! — Qu’on juge de l’effet. — Le sentiment avait noyé le sophisme ; il n’y a pas de critique devant une larme. Chatterton avait fait pleurer. L’ivresse d’une admiration méritée succéda à l’émotion de la scène, et la France compta un grand dramatiste de plus.

Lamartine.