Chapitre III.
Les immoralités de la morale
§ 1
La fonction générale de nos organes est d’entretenir la vie de l’organisme. De même la fonction de nos instincts égoïstes est d’assurer l’harmonie de l’organisme et notre vie mentale. Et pareillement aussi la fonction de nos instincts sociaux, de l’âme sociale répandue en chacun de nous est d’assurer la continuation ou le perfectionnement de la vie sociale. Ces instincts sont en nous les organes d’un être, réel ou virtuel, plus grand que nous, qui nous pénètre, et tantôt nous aide, tantôt nous combat, mais qui vit ou tend à vivre pour lui-même et non pour nous. Les autres hommes, les groupes, le monde entier se condense ainsi dans chaque esprit et par là, tend à s’organiser.
La morale sous toutes ses formes est, en somme, la résultante des efforts de cet être supérieur pour vivre et se créer par nous, pour nous dompter et nous faire travailler à ses fins. Un travail aussi compliqué où s’emploient des forces aussi diverses et aussi incohérentes, ne peut éviter les erreurs et les déviations, les dégradations mêmes. Le jeu indépendant des éléments sociaux, des éléments de l’esprit, des éléments du monde s’y traduit sans cesse par des arrêts et des méprises.
La morale se fourvoie continuellement. Sous sa forme abstraite et systématisée, elle s’est toujours montrée incapable de remplir sa mission, par impuissance, par maladresse ou par ignorance de son but réel dont elle s’est même interdit de connaître la vraie nature. Fréquemment les morales ou les ébauches, les possibilités de morale qu’on voit se dessiner çà et là menacent la société qu’elles devraient protéger. Sérieusement appliquées, elles auraient vite désorganisé ou supprimé toute vie. Mais elles n’ont pas toujours assez d’influence pour faire tout le mal dont elles sont capables. L’instinct social obscur et les instincts égoïstes aussi résistent souvent à ces produits morbides de la vie, sous qui la vie se continue, en d’assez mauvaises conditions d’ailleurs. La morale prêchant le bien à la vie, c’est souvent un aveugle enseignant à de fort médiocres artistes des théories sur la ligne et la couleur.
§ 2
Que le devoir varie avec les temps et les lieux, c’est un fait bien simple et dont on a singulièrement exagéré l’importance. Autant s’étonner qu’un chien ne soit pas un chat. Il est trop évident que si une morale représente bien l’effort d’une société pour se former et se conserver, ou le résultat acquis par cet effort, ses principes et ses préceptes doivent dépendre étroitement de la nature de cette société. Une société industrielle et une société guerrière, une monarchie absolue, une organisation socialiste, une communauté anarchiste ne peuvent ni vanter ou imposer le même idéal, ni recommander les mêmes moyens de le réaliser. Et même dans une société, chaque organe social, chaque groupe, chaque individu selon la fonction qu’il remplit, ses aptitudes et ses besoins a son idéal à lui, son sens collectif spécial, ses devoirs propres. Sans doute l’ensemble ne peut vivre que par un accord relatif de ces diverses morales spéciales, mais elles s’opposent toujours plus ou moins les unes aux autres, et elles ne peuvent pas cesser de s’opposer sans cesser d’être et sans que la société cesse d’être à son tour.
Toute différence des idées morales ne suppose donc pas une déviation, à moins de tenir pour une déviation tout ce qui suppose un état imparfait, et, en ce cas, tout n’est que déviation. Mais des pratiques bien diverses et qu’il est habituel de juger répugnantes ou stupides si on ne les pratique pas — et même parfois si on les pratique — la polygamie ou la monogamie, l’inceste ou la prohibition du mariage entre parents, des habitudes particulières de prendre certains aliments ou de s’en abstenir, peuvent parfaitement être bonnes ou mauvaises selon le temps et le lieu, le climat, la race, la nature des hommes et des groupements sociaux.
Sans doute toutes les sociétés n’ont pas la même valeur, et la civilisation grecque fut supérieure à celle des Fuégiens, mais nous ne pouvons pas déduire de ce fait une morale générale. Nous ne pouvons nullement, ni dire quelle est la forme la plus haute que l’humanité puisse atteindre et en préciser les lois et les conditions, ni, bien moins encore, savoir quelle est la plus haute forme de l’existence, dont nous pouvons seulement affirmer qu’elle est imparfaite. Il est déjà très difficile de savoir ce qui convient le mieux à tel peuple donné, à un moment donné. Mais c’est là une question qu’on se fait un devoir de résoudre sans le moindre doute, à tort et à travers.
Si l’on a beaucoup parlé de la relativité de la morale, on l’a presque toujours mal comprise. On apprécie souvent une coutume sauvage, par rapport à notre société ; c’est comme si on appréciait la griffe du tigre par rapport à l’organisme de la brebis. Chaque institution doit être examinée dans ses rapports, non point avec un idéal abstrait ou supposé réel, mais avec le peuple qui la possède. Cela n’empêche point d’étudier ensuite la valeur relative des peuples divers, mais c’est une question différente. On verra peut-être ainsi jusqu’à quel point une morale, théorique ou réalisée, correspond aux besoins réels d’un peuple, jusqu’à quel point elle repose sur une fausse conception de l’état social. Cela sera d’ailleurs très difficile. C’est qu’une conception morale, tend souvent à transformer une société. Et il est parfois impossible de prévoir si la transformation qu’elle prépare est possible, et si elle sera avantageuse. Le féminisme, le pacifisme, les doctrines socialistes ou anarchistes par exemple proposent des solutions morales ou sociales. On ne peut guère dire si elles se réaliseront ou non, et, au cas où elles se réaliseraient, quelles en seraient les conséquences, à moins d’être éclairé par quelque principe immuable, par quelque révélation d’en haut ou simplement par ses goûts personnels.
D’autre part, et c’est une autre difficulté pour apprécier une déviation, il est possible d’affirmer que, dans certains cas, la conduite qui aboutit à la dissolution d’une société est une conduite vraiment morale. Un bandit qui se livre à la justice, nuit à ses compagnons, il trahit son groupe. Il agit bien par rapport à la société que cette bande exploitait. La solution du problème paraît simple, et beaucoup douteraient même qu’il y ait là quelque problème. L’une des deux sociétés étant plus grande, plus forte, représentant une systématisation plus large, peut être considérée comme devant être le centre directeur de la conduite. Cependant, si cette société, quoique meilleure qu’une bande de brigands, est pire que d’autres contre qui elle lutte, il peut être mauvais qu’une cause de faiblesse vienne à disparaître pour elle. Et d’ailleurs qui admettra qu’un général a le droit de trahir sa patrie si elle est en guerre avec un adversaire bien supérieur en civilisation ? Peut-être le peuple au profit de qui se fera la trahison, s’il a plus d’infatuation que de préjugés.
§ 3
S’il ne faut pas toujours prendre pour des erreurs les divergences morales des différents peuples, il ne faut pas non plus se hâter d’en trouver dans les contradictions morales qui foisonnent à un même moment chez un peuple ou chez un individu.
Les contradictions, les oppositions entre groupes différents correspondent en partie aux morales diverses que fait naître une civilisation quelque peu touffue, aux morales professionnelles, peut-on dire, en élargissant convenablement le sens du mot. La morale d’un médecin peut contredire celle de l’homme politique, la morale du père de famille n’est pas toujours d’accord avec celle du citoyen. Mais ce genre de spécialisation morale et de conflits est bien pins universellement répandu qu’on ne me paraît l’avoir cru, et sous bien plus de formes variées et partout éparses.
À une époque donnée, il existe en général un ensemble de croyances, communément acceptées, sur l’homme et sur le monde ; il existe aussi une morale qui se rattache à cette croyance. Par exemple, le christianisme et la morale chrétienne. Mais il est patent que bien des gens se disent et se croient chrétiens, qui non seulement ne pratiquent guère la morale chrétienne, mais professent même des principes niant directement les idées morales qu’ils acceptent et invoquent à l’occasion.
C’est une des circonstances qui montrent en chacun de nous plusieurs morales. Mais ces circonstances sont innombrables. Le même homme possède en général — implicitement ou non — autant de morales qu’il a de besoins à satisfaire. Il en a une qui ordonne l’oubli des injures et une autre qui veut qu’on se venge, il en a une qui prescrit de ne point s’attacher aux biens de la terre, et une autre qui lui impose d’en acquérir le plus qu’il pourra. Chacune de ces morales a son autorité, et quoiqu’elles se contredisent logiquement autant qu’il est possible, cependant elles ne se heurtent pas toujours en fait parce que chacune a son domaine et volontiers s’y confine. Il y en a qui servent la semaine, et d’autres qui ne sortent que le dimanche, en beau costume.
Ces différentes morales répondent aux différentes poussées de la société. L’âme sociale est incohérente et multiple, plus encore que l’âme individuelle. Son action sur celle-ci est plus forte, ou plus tortueuse que franchement systématisée. Des individus, des groupes, des ensembles de groupes très nombreux et très variés agissent sur nous et agissent toujours, à quelque degré, chacun pour soi. Ils s’accordent parfois, ils se combattent souvent, car la société n’existe pas réellement encore et ses éléments de divers ordres restent assez indépendants. La famille, les amis, la patrie, l’école, l’église, le groupe professionnel, l’état, l’humanité cherchent à nous façonner à leur guise et à nous imposer comme devoir ce qu’ils espèrent de nous. Comme ils ne s’accordent guère, il naît autant de morales, si l’individu est plastique, qu’il y a d’influences divergentes exercées sur lui. Le moi réagit de son côté plus ou moins et cherche à faire passer sous le couvert d’une autorité respectée, les règles de conduite qui lui conviennent. Tel négociant aura pour ses affaires une morale commerciale, une morale religieuse en ce qui concerne le culte, les paroles à prononcer en des circonstances précises, une morale mondaine qu’il emploiera avec ses amis, et bien d’autres encore. Toutes ces morales se contredisent, et aucune n’approuverait ce qu’ordonnent les autres. Mais elles se sont reconnu tacitement des limites qu’elles respectent à peu près pour vivre en paix. Celle même qui a la prétention de régler toute la conduite se contente à peu près d’une suzeraineté nominale.
Peut-être est-il possible de parvenir à un état plus logique, à une coordination plus serrée. Cela arrive parfois. Mais un illogisme intense est de règle, et dans bien des cas l’unification serait dangereuse et c’est pour cela, sans doute, qu’elle ne se produit pas. Elle dépasse de beaucoup les ressources de la société et de l’homme que nous connaissons. L’esprit social, trop épars, trop divisé, trop incohérent encore pour se condenser en une morale passablement unifiée, est assez fort cependant pour s’opposer en général à ce qui causerait sa ruine. Il s’accommode infiniment mieux de l’incohérence que de la mort. Et il faut prendre — non pas toujours, car il s’en faut que l’instinct social soit infaillible ! — mais assez souvent, les contradictions logiques et morales qui éclatent de tous côtés et que chacun accepte dans ses idées et dans sa conduite, pour un moyen de préservation et de succès de la société comme de l’individu. Et il paraît donc que si la fin dernière de la société est la vie sociale, et si l’illogisme et l’immoralité (je veux dire les contradictions morales) sont nécessaires à la vie, il reste encore de la logique dans cet illogisme et de la morale dans cette immoralité. Ces désordres ont souvent leur utilité relative et leur raison d’être.
§ 4
Utilité ruineuse d’ailleurs et raison d’être dépourvue de gloire. Les territoires de chaque morale particulière sont trop mal délimités pour que la paix soit toujours possible. Et puis les malentendus qui persistent sont des sources de conflits qui ne tarissent jamais. On agit selon une règle, on exige des autres qu’ils suivent une règle tirée d’une morale différente. Tel homme qui applique à ses voisins une morale de commerce et de concurrence, exige volontiers d’eux qu’ils le traitent en ami, selon une morale de sympathie. L’incohérence de l’action sociale qui développe l’incohérence individuelle, crée par une sorte d’action en retour de nouvelles incohérences sociales. Par là s’accroît encore l’opposition des pratiques et des morales, et se forment aussi dans la société des séparations parfois profondes. Des classes, des partis, des sectes se dessinent, évoluent, rivalisent. Ainsi d’une part l’âme sociale vit et se développe, de l’autre elle se désagrège et se corrompt. Les deux transformations opposées se déroulent côte à côte, mais tantôt c’est l’une qui l’emporte et tantôt c’est l’autre. Selon leur rapport, la société se maintient à peu près, ou bien elle prospère, ou bien elle va vers la ruine. Les conflits, ainsi que toutes les déviations des morales, se résolvent à l’analyse, comme les déviations des idées et des sentiments, en une activité indépendante d’éléments dont la coordination serait requise.
Il importe, en effet, que toutes nos tendances, tous nos désirs tendent à se réaliser, et pour cela, tant que leur réalisation n’est pas accomplie, à se poser en idéal, à s’imposer comme principes de conduite, à revêtir le caractère obligatoire de la morale. Des inhibitions nombreuses les empêchent souvent d’y parvenir. Mais chacun peut provoquer une sorte de cristallisation d’idées, de maximes de conduite, de préceptes. Il se forme ainsi des ensembles d’habitudes, tout à fait analogues à de petites morales partielles réalisées, dont on ne s’occupe guère de tirer des règles abstraites parce qu’elles n’en ont pas besoin et qu’elles vivent sans cela, mais qui provoquent des joies et des douleurs analogues aux satisfactions de conscience et aux remords et dont la nature impérative apparaît quand elles sont menacées. Les rites pour préparer le café à la manière de la famille, le changement de toilette conforme aux usages, le repas de la veille de Noël, des procédés de manufacture spéciaux acquièrent ainsi une sorte de valeur morale et de caractère obligatoire.
§ 5
Les éléments d’un même tout peuvent ainsi vouloir dominer, devenir à leur tour le rouage important, le moteur du système. Et comme les esprits ne se ressemblent pas, les éléments d’une même doctrine, établie dans différents esprits, y rencontrent des conditions bien différentes qui tantôt favorisent les uns et tantôt les autres. Selon les époques, selon les moments, selon les groupes, selon les individus, tel ou tel élément s’affirmera avec plus de force, apparaîtra comme le plus glorieux ; il suscitera de nouveaux sentiments et des idées imprévues. Que de conceptions morales différentes a fait surgir le christianisme ! François d’Assise, Martin Luther, Calvin, Escobar, Pascal se réclament tous de Jésus, Torquemada et Tolstoï aussi. Que sera-ce si nous descendons aux disciples et aux sous-disciples, puis aux brutes sanguinaires ou rusées comme on en trouve à peu près toujours, à peu près partout ? Il y a une lutte déclarée ou latente entre les éléments d’une même doctrine, comme entre les disciples d’un même maître et les membres d’une même secte. Le premier appel d’un désir, le moindre choc d’une idée, viendront rompre l’harmonie et multiplier les divergences et les déviations.
Ainsi dans des doctrines morales dont l’office est d’aider à la conservation de la vie sociale, ont germé et grandi des désirs d’ascétisme rigoureux, la croyance à l’excellence de la virginité, même à la nécessité des mutilations qui la rendent sûre. En de pareils cas l’instinct social s’est réellement retourné contre lui-même et sa propre influence tend à le détruire.
Et certes, certaines de ces déviations sont d’une admirable et très rare logique. Si une vie future, telle que l’ont comprise les chrétiens et quelques philosophes spiritualistes nous promet réellement l’éternité de ses peines et de ses joies, la vie terrestre devient tout à fait insignifiante et négligeable, sauf en tant que moyen de préparer la vie future, et de nous concilier, par tous les moyens qui lui plaisent, le juge suprême. Que de là, selon l’idée qu’on prend du dieu créateur, on arrive à l’ascétisme cruel, aux mutilations, au meurtre, au suicide ou aux sacrifices que tant de raisons ont multipliés en tant de lieux, on peut avoir été mené par une logique étroite mais rigoureusement ferme. La déviation, s’il y en a une, comme l’admettraient tous ceux que console une foi différente, proviendrait non d’un enchaînement défectueux des idées et des préceptes, mais de l’étroitesse et de la fausseté du point de départ.
Mais si, comme notre condition d’hommes nous y oblige, nous partons toujours d’une doctrine incomplète, et sur certains points erronée, on peut dire que toute morale uniquement fondée sur une conception du monde un peu précise est une déviation par elle-même, en même temps qu’elle prépare de nouvelles déviations, et, en somme, une dangereuse immoralité. Et si toute morale a pour origine la poussée des autres qui sont en nous, la pression de l’instinct social, il est intéressant de voir par quel mécanisme compliqué, à cause de quel jeu indépendant des phénomènes sociaux et des éléments psychiques, la société en vient à marcher contre son but essentiel, et à imposer à l’individu, malgré lui et en quelque sorte malgré elle des actes pénibles pour lui et qui tendent à la détruire.
Il faut bien, cependant, envisager aussi l’hypothèse d’une sorte de suicide social. Cette marche vers la destruction pourrait en certains cas être assez logique et assez morale comme l’est parfois, même au point de vue individuel, un acte de suicide. Si la morale doit rendre la vie bonne, elle peut devoir aussi la supprimer dans le cas où il appert qu’elle ne peut être que trop mauvaise. Il n’y aurait, pas là de contradiction avec son principe.
§ 6
Ce sont des survivances que nous trouvons souvent à l’origine des aberrations de la morale. Les survivances, dont la part dans notre vie est énorme, sont toujours le résultat d’une activité trop indépendante des éléments, qui vivent pour eux-mêmes et persistent sans se modifier en corrélation avec les circonstances nouvelles. Les devoirs qu’on nous impose en sont tout parsemés. Elles se prolongent dans un état social qu’elles froissent comme de chères et pénibles impressions d’enfance dans une conscience d’homme.
La nouveauté des idées et des sentiments ne nous en garantit pas mieux la valeur que leur ancienneté. Mais elle s’allie moins à des sentiments d’obligation et de respect. L’imitation-coutume, pour employer ici les termes de Tarde, est plus impérative que l’imitation-mode. La raison en est simple. C’est qu’elle contrarie l’individu davantage. Pour nous faire imiter nos contemporains, l’âme sociale peut nous abandonner à nos propres goûts. Pour faire conserver des traditions qui choquent en nous tant d’aspirations et de désirs, elle doit les présenter comme respectables et sacrées. Ce qui est « moral » et « obligatoire », c’est, bien souvent, ce qui a convenu à nos arrière-grands-pères. Et ce qui passe pour immoral, c’est, bien souvent aussi, ce qui nous conviendrait à nous. L’âme sociale a pris des habitudes et des manies, elle nous les impose. Elle veut trop nous revêtir des costumes moraux qu’ont portés nos pères, et que, même en loques, elle conserve et vénère encore. Et moins la raison de la survivance est visible, plus elle paraît sacrée. La morale, comme toute théorie de faits très complexes, est forcément en retard sur les faits eux-mêmes, sur les mœurs. Nous vivons dans un temple ruiné qui nous abrite mal et menace de s’écrouler sur nous. Sur certains points les idées reçues sont exagérément vieillies, et, par exemple, en ce qui concerne le respect dû aux morts, les relations sexuelles, l’honneur, nous avons une mentalité de sauvages ou de barbares. Et ce sont les idées les plus extravagantes qui apparaissent comme les plus sacrées.
Malheureusement si la survivance est une source abondante de déviations, le changement ne lui cède peut-être en rien. Toujours de nouvelles aspirations s’élèvent et prétendent diriger à leur tour notre conduite. Mais elles aussi agissent pour elles, et ne se préoccupent pas de se mettre d’accord entre elles ou avec ce qui pourrait subsister de l’ancien état de choses. Quand elles s’en préoccupent, elles n’y parviennent guère. Les promoteurs d’une réforme ne savent pas ce qui doit sortir de leurs principes. Nous avons eu depuis assez peu de temps des transformations ébauchées sinon accomplies. La démocratie — ou ce que l’on appelle ainsi, — le féminisme, le rétablissement du divorce, le pacifisme, le socialisme se sont développés en cherchant à transformer en divers sens le monde social, et en proposant au moins de nouvelles morales partielles, des fragments de morales. Et dans tous les mouvements d’idées, les déviations ont été nombreuses et assez graves. Tout le monde en conviendrait sans doute, et même leurs partisans. Il est tout à fait impossible qu’une conception sociale ou morale nouvelle naisse et grandisse sans aberration, sans défauts de logique, sans que les efforts de ses amis n’entravent plus ou moins sa marche.
D’ailleurs les conséquences d’une idée nouvelle ne peuvent être prévues. Elles résultent de la rencontre de ce principe avec une innombrable quantité de forces, toujours variables. Les connaître, en apprécier la réaction, déterminer les conséquences de la rencontre et des modifications qui vont indéfiniment se multiplier dépasse de beaucoup la portée de l’esprit humain. Nous avons pu voir naguère comment un désir bien simple de justice s’appliquant à un cas donné et concret, peut préparer ou faciliter des changements sociaux extrêmement importants et qu’on eût pu croire sans corrélation apparente avec le point de départ de l’affaire.
Il résulte de tout cela une cause importante de relativité dans notre jugement sur les déviations morales. Quand nous appelons déviation un mouvement qui a été enrayé ou corrigé, nous jugeons souvent par rapport au résultat final. Mais si ce mouvement avait réussi, il aurait peut-être abouti, lui aussi, à un équilibre, un équilibre différent, mais peut-être supérieur à celui qui s’est produit. Dans une lutte de parti, celui qui succombe prend le rôle d’un factieux, celui qui triomphe, s’il sait vivre ensuite gouverne légitimement. Il faut donc bien distinguer, ce qui n’est pas toujours possible, entre la vraie déviation, celle dont le triomphe entraînerait la ruine, et la fausse déviation, celle qui aurait, en d’autres circonstances, pu produire une réalité durable et solide.
§ 7
Ainsi la conservation et le changement entraînent constamment des déviations. Les deux faits vont ensemble. Ce sont les changements qui font que les survivances sont immorales et ruineuses ; ce sont les survivances qui font, en partie, le danger des changements. La conservation et la transformation s’imposent toutes deux, seulement elles se font mal. Le monde est un chaos, une poussière de systèmes, où apparaissent çà et là quelques tourbillons plus réguliers. La société est aussi une sorte de chaos, moins irrégulier que l’autre. Et tout ira ainsi tant que l’ensemble de l’univers et l’ensemble social ne seront pas fixés dans quelque évolution sans cesse répétée qui deviendra ainsi régulière — comme le sont peut-être ainsi devenues les combinaisons chimiques. La société alors comme un acteur qui a joué la même pièce un millier de fois, saura son rôle.
Jusque-là, elle devra tâtonner, chercher, suppléer par l’intelligence, l’effort, le sentiment, les conceptions à demi mystiques aux défectuosités de l’organisation. Partout, dans la société, nous constatons des déviations qui manifestent l’activité indépendante des éléments : hommes ou groupes. Le public apprend de temps en temps qu’un conflit s’est élevé entre les bureaux de la Guerre et ceux de la Marine, ou bien que le ministre des Travaux publies juge indispensables des dépenses que le ministre des Finances déclare impossibles. Ces luttes, qui ne se révèlent au dehors qu’accidentellement sont de tous les instants, et pour dangereuses qu’elles soient, elles sont indispensables à la marche des affaires. Il est trop évident que les devoirs d’un bon ministre de la Guerre, en tant qu’il est spécialisé dans sa fonction, s’opposent aux devoirs professionnels d’un bon ministre des Finances. L’idéal de celui-ci est d’économiser, l’idéal de celui-là est de donner à l’armée son maximum de force, l’économie n’est pas du tout l’essentiel de son devoir.
Partout et toujours la lutte, ouverte ou latente, est continuelle. Chaque devoir professionnel en tant qu’il est en lutte avec d’autres et qu’il ne se subordonne pas de lui-même à une coordination supérieure ce qui est un cas très fréquent — est une sorte de déviation morale. On peut l’admirer parfois, car elle a sa beauté esthétique et sa grandeur, mais il faut bien la prendre pour ce qu’elle est. Encore la voyons-nous ici sous sa forme la plus haute. Mais il est une infinité de déviations qui s’abaissent de plus en plus, jusqu’à toucher la bêtise mesquine et la vanité imbécile. L’esprit de corps en offre beaucoup de variétés, l’esprit de famille également et le patriotisme aussi parfois, bien qu’il puisse aussi s’élever très haut. C’est au bas de l’échelle, sans doute, que se tasseront les déviations purement égoïstes.
La déviation est particulièrement net le quand la morale partielle (professionnelle ou autre) veut se faire passer pour la morale entière. Cela est fréquent. Chaque système social est aussi envahissant que ses forces le lui permettent. Chaque homme même se persuade vite que la patrie est en danger quand ses propres intérêts sont lésés. Mais chaque groupe s’imagine que son idéal seul est vrai, et que les autres ne sont rien, ou pas grand-chose. Un artiste rêve volontiers d’une civilisation artistique, et un industriel d’une civilisation industrielle. L’esprit théologique, l’esprit militaire ont montré leur puissance d’abus. L’esprit scientifique en ferait volontiers autant.
Et chaque groupe, chaque fonction, chaque morale spéciale est également troublée sans cesse par de petites déviations où se traduit l’influence excessive de tel ou tel élément et la mauvaise coordination de l’ensemble. L’histoire d’une théorie, d’une doctrine nous montre que ceux qui l’ont fondée ou développée ont risqué souvent aussi de la faire avorter ou de l’affaiblir. Les Pères de l’Église, en tout ordre de choses, sont volontiers près de l’hérésie. Voyez l’histoire du catholicisme, ou encore l’histoire de la théorie de l’évolution. Des rectifications continuelles sont indispensables. De même une société, dans son ensemble, est toujours sur le point de se laisser entraîner trop loin dans un sens ou dans l’autre. La morale en se conservant et en se transformant, se déforme sans cesse et doit sans cesse être rectifiée. D’une génération à celle qui la suit, si certains grands principes subsistent, une foule d’applications, d’habitudes particulières, d’appréciations, changent au point de séparer parfois assez profondément les parents et les enfants. Ce qui était inconvenant devient toléré ou même louable, ce qui était permis sans difficulté devient choquant. À mesure que les générations se succèdent, le changement s’élargit. Et des retouches continuelles sont indispensables pour parer aux déviations toujours menaçantes et pour les empêcher au moins de s’aggraver.
§ 8
Les instincts égoïstes, dont j’ai négligé l’action jusqu’ici, interviennent efficacement dans les déviations de la morale.
Ces instincts se soumettent, quand ils ne sont pas les plus forts, ou qu’ils sont dupés par l’âme sociale, mais ils subsistent, se défendent, rusent aussi, toujours prêts à reprendre l’offensive et au moins à tirer le meilleur parti de la situation qui leur est faite.
Ils ont ainsi travaillé aux parties les plus contestables de la casuistique et contribué à son mauvais renom. « Je tourne la loi, donc je la respecte »
, dit un personnage de comédie. C’est ainsi que l’instinct égoïste respecte, quand il le peut, les lois morales qui le gênent. C’est
là sa revanche. L’instinct social, en opprimant l’individu, lui rend hypocritement hommage. Il lui présente le devoir comme conforme à son propre intérêt, et comme la seule activité digne d’une volonté libre. De même l’instinct égoïste reconnaît la supériorité de l’instinct social, il accepte ses ordres. Mais il se dédommage en les interprétant.
Son œuvre diffère selon les aptitudes de chaque esprit. L’égoïste fort et peu scrupuleux néglige ou repousse les recommandations de l’âme sociale. L’égoïste timide, faible, ou consciencieux cherche à se convaincre et à convaincre les autres qu’il agit pour le mieux. Souvent une lutte de ruses met aux prises, dans l’individu, l’âme individuelle et l’âme sociale. Elle remplace parfois, sans l’exclure complètement, la lutte violente où chacun des antagonistes cherche à diriger la personnalité, à supprimer son adversaire ou à triompher par surprise pendant ses distractions et ses sommeils.
§ 9
Ces divers genres de lutte caractérisent des types d’hommes différents et provoquent des déviations différentes de la morale. Le premier convient aux timides, aux scrupuleux, aux prétentieux et aussi aux personnes affectueuses qui ne veulent pas faire souffrir les autres sans se persuader que c’est pour leur bien. La satisfaction morale est, en ce cas, un plaisir de plus qu’on ne paye pas trop cher.
Les luttes de violence décèlent plutôt les impulsifs tourmentés, aux passions impétueuses, dont la personnalité est assez forte et assez socialisée cependant pour ne pas laisser ces passions déborder et s’étaler sans chercher à les contenir. Elles conviennent aussi à ceux qui veulent sincèrement être sincères avec eux-mêmes, ce qui ne les empêche pas toujours de s’aveugler.
Un degré de plus d’organisation ou de désorganisation fait surgir des types nouveaux. Avec un peu plus d’organisation, la personnalité est trop serrée pour qu’une lutte ouverte s’y produise. Les rôles sont bien distribués dans la comédie de la vie. Chaque élément sait comment il doit tenir le sien. L’égoïsme triomphera sans bruit dans des cas prévus, l’altruisme et le devoir auront leur tour. Des concessions réciproques qu’on feint d’ignorer ou même qu’on ignore évitent bien des conflits.
Si, au contraire, la désorganisation s’aggrave, c’est l’impulsif violent et sans grande cohérence qui se dessine. Il agit tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre, au hasard des circonstances et de l’éveil des désirs, sans que tout cela soit régularisé. Et il se prouvera avec la même évidence, tantôt dévoué, chevaleresque, tantôt égoïste et brutal.
Tous ces types restent schématiques. La réalité a des lignes moins simples. On peut cependant y rattacher bien des faits observés chaque jour.
On y peut rattacher aussi, partiellement au moins, bien des déviations de la morale. À la première, à la ruse des instincts égoïstes, toute une partie de la casuistique par où les instincts égoïstes s’efforcent de tourner la loi pour se satisfaire en ayant l’air de la respecter, et toutes les petites hypocrisies de même nature, si fréquentes dans la vie. À la lutte violente et à l’incohérence qui l’accompagne souvent, il faut plutôt reporter l’incohérence des préceptes moraux, le triomphe de morales partielles très égoïstes, et qui s’opposent nettement à la morale générale qu’on accepte encore, les proverbes, les dictons où triomphe l’égoïsme et qu’on répète comme arguments et comme maximes autorisées : chacun pour soi, charité bien ordonnée commence par soi-même, etc. La morale mondaine, la morale de l’« honneur », sont pleines de pareilles maximes.
Il faut y rattacher encore indirectement bien des jugements moraux souvent implicites, peu appréciés des philosophes, mais qui tiennent leur place dans la vie. Je rangerais volontiers dans les déviations qu’ils expriment l’indulgence excessive dont jouissent les crimes « passionnels » et les désirs « irrésistibles » qui devraient être jugés d’autant plus sévèrement qu’il est plus difficile de les vaincre. J’y rangerais aussi une admiration plus excessive encore pour les traits de bonté des scélérats, ou les caprices de délicatesse de quelques bandits, comme une sévérité exagérément impitoyable pour une faiblesse, même pour un crime exceptionnel. Hugo me donne d’excellents exemples de ces deux déviations inverses et symétriques. Je les lui emprunte volontiers, parce que Hugo a la prétention — moins légitime qu’il ne l’a cru, mais bien plus justifiée qu’on ne l’a dit — d’être non pas un simple artiste, mais un penseur et un conducteur d’esprits, et que, en tous cas, il reflète et condense des opinions réelles. Kanut est un grand roi dont les hauts faits et les bienfaits ne se comptent plus. Mais un crime, un seul, le damne pour l’éternité. Le sultan Mourad est souillé de tous les crimes et de tous les vices, mais il a un jour poussé du pied vers l’ombre un porc expirant que brûlait le soleil. Tout lui est pardonné. Et cela est très beau en vers, parce que c’est de Hugo, mais l’illogisme et les déviations s’y étalent trop pour que j’y insiste. Et l’on peut dans la vie remarquer constamment des jugements de cette espèce, avec la beauté poétique en moins.
§ 10
En tant qu’un mensonge est une déviation, nous pouvons considérer comme déviations les mensonges secondaires dont la morale s’entoure. Je les trouve dans un immense ensemble de doctrines, d’opinions, d’idées, de sentiments plus ou moins coordonnés en système et variant d’une époque à l’autre, d’un groupe social à un autre groupe, et même d’un individu à un autre individu. Ils ont toujours quelque chose de mal adapté, de gauche, d’imprécis et de faux qui, malgré la parcelle d’utilité et de vérité qui les anime, les rend, du point de vue social, presque pathologiques.
C’est, évidemment, une déviation grave que la notion du devoir telle que nous l’avons étudiée, ce sont des déviations aussi que les idées connexes du droit, du libre arbitre, de la responsabilité, de la sanction. J’ai tâché de dire, ici et ailleurs, quel sens précis ces notions pouvaient garder. Telles qu’on nous les a faites, elles sont des nids de contradictions et d’immoralités. La notion philosophique courante du droit suppose un état d’esprit nébuleux et assez incohérent. Et les rapports du droit avec la force sont continuellement mal compris. L’idée de justice n’arrive pas à se dégager, elle est méconnue et faussée à chaque instant.
L’idée du libre arbitre est admirable pour vicier les jugements moraux, en les faisant dépendre, non pas de la nature de l’être à juger, mais de l’emploi d’un pouvoir hypothétique qui ne dépend pas de cette nature, et de la résistance même à cette nature, comme si un homme pouvait résister à ses désirs et à ses idées avec quelque chose qui ne soit pas aussi son idée et son désir ! On a si bien compris le mérite et le démérite que les jugements qu’on porte sont assez souvent l’inverse exactement du jugement correct. Et l’on a si bien entendu la responsabilité et la sanction qu’on s’arrange pour trouver l’irresponsabilité là où la responsabilité est à son maximum, et que la sanction, au lieu de prévenir et de réparer le mal fait à la société, l’aggrave et en prépare avec efficacité la répétition.
§ 11
Comme il faut s’y attendre, ces déviations abstraites symbolisent bien des déviations de fait. Il n’est pas un des « devoirs » recommandés qui ne soit imparfait, et qui ne devienne, à l’occasion, le contraire du devoir. Il n’est pas une de nos « vertus » qui ne soit faussée en quelque manière et continuellement, ou qui ne devienne, à l’occasion, un véritable vice. L’amour maternel, le patriotisme, bien des tendances qui sont considérées comme des vertus absolues en soi, conseillent journellement des crimes ou des vilenies. Sous la pression des intérêts égoïstes ou de sentiments très divers notre morale dévie sans cesse, et n’échappe à une déviation que pour en subir une autre. Et simultanément en des groupes différents, ou successivement, selon la loi de l’association par contraste, nous voyons s’accuser l’affectation de la sécheresse ou l’affectation de la sensibilité, un vague humanitarisme ou un patriotisme borné, une indulgence aveugle pour les criminels ou une inintelligente raideur. Et toutes ces déviations produisent chacune leur morale, acceptée ou non officiellement, mais puissante dans un ensemble social. « L’amour maternel est sacré jusque dans ses égarements », « tout est permis en amour », « le salut de la patrie est la loi suprême », « on ne doit pas révéler les fautes d’un collègue », voilà quelques échantillons des maximes, d’importance inégale, qui sont acceptées dans certains groupes sociaux, et se rattachent à autant de morales, plus ou moins bien ordonnées et qui constituent autant de déviations.
Le « devoir professionnel » n’est qu’un cas entre mille de ces morales partielles, qui cherchent à devenir prépondérantes et autonomes et qui deviennent ainsi le point de départ des déviations. Brouardel, dans son livre, Le Secret médical, faisait passer avant tout le devoir de silence spécial au médecin, tout en invoquant — lui aussi — certains moyens de tourner la loi pour la respecter. Mais outre le devoir du médecin ou du notaire, il y a le devoir du citoyen, il y a le devoir de l’amoureux, de l’ambitieux. Toute tendance impose comme devoir à celui qu’elle dirige, s’il réfléchit un peu, les moyens de la satisfaire. La fin acceptée, les moyens prennent un caractère d’obligation. Du devoir en général, en passant par le devoir professionnel, on arrive au devoir passionnel, et enfin à l’émiettement complet du devoir entre les tendances qui, toutes, tendent à dominer. Comme elles ne s’entendent pas, il est nécessaire que les déviations abondent.
De ce singulier mélange de tendances impérieuses qui varient avec chacun de nous et du besoin de s’entendre et de sympathiser sont encore sorties de nouvelles déviations et de nouvelles incohérences. Comme on ne s’entendait pas sur les choses, on s’est entendu un peu mieux sur les mots. Et les générations successives, comme les individus contemporains ont été reliés par quelques sentiments changeants et très vagues, désignés par le même mot, et d’autant plus honorés que chacun y pouvait voir ce qui lui plaisait. Il n’y a peut-être pas de plus net exemple d’incohérence prétentieuse que nos idées sur l’honneur et la dignité. On s’entend pour leur accorder une valeur éminente, mais d’ailleurs chacun les comprend à sa guise et selon le désir ou le besoin qu’il en a. La « dignité », pour les uns c’est de ne rien faire, pour d’autres c’est de travailler, elle commande, dans les mêmes conditions, de refuser un duel ou de l’accepter. Il y a trois siècles la « dignité » de l’écrivain ne l’empêchait point de flatter, en des dédicaces, un homme puissant et riche ; aujourd’hui cela serait mal vu, mais il peut flatter les goûts de vingt mille sots. Mentir est un déshonneur pour quelques-uns, pour d’autres le déshonneur serait de se laisser accuser, même justement, de mensonge et de ne pas, en pareil cas, mentir une fois de plus. La dignité commande également au poète de se retirer dans sa « tour d’ivoire » si cela lui plaît, ou, s’il le préfère, de ne pas se désintéresser des affaires de l’humanité. En vérité, on peut mettre son point d’honneur où l’on veut.
C’est que, dans la morale de l’honneur, l’individualisme a sournoisement pris sa revanche sur l’instinct social. Tout en acceptant de celui-ci les formes de la morale, le devoir et l’obligation, il s’est arrangé pour les remplir à sa fantaisie. Il s’adjuge le droit de les apprécier et le refuse aux autres : « chacun est juge de sa dignité ». Il détourne à son profit la force que l’âme sociale a donnée aux idées d’obligation, de conscience et de vertu. De plus, ayant spécifié son devoir et s’obligeant à le remplir, il se sent par là même plus libre sur tout le reste. Tous les actes qui ne contrarient pas l’idée de dignité qu’il a choisie à son gré, il pourra les accomplir en toute sécurité de conscience.
Seulement l’âme sociale réagit de son côté. Si l’individu essaye de se façonner un honneur à son goût, et s’il y arrive, il doit s’attendre à des luttes. L’âme sociale tend constamment à nous inculquer une façon de comprendre notre dignité qui diffère de la nôtre et qui varie avec les temps et les milieux, selon les autres qui sont en nous. Il résulte de tout cela des compromis bizarres, des amalgames étranges et incohérents et des déviations nouvelles, depuis le point d’honneur qui force à régler par les armes un différend littéraire ou politique, jusqu’à celui qui provoque le suicide de Vatel, jusqu’à celui qui pousse des gens naïfs à avaler, pendant que sonnent les douze coups de midi, un nombre indigeste d’œufs durs.
§ 12
Mais la déviation est souvent peu apparente, et sait fort bien se faire prendre pour le contraire de ce qu’elle est.
Sous l’influence de conditions passagères, on voit éclore une morale générale par ses prétentions et spéciale par sa forme, une morale de l’amour, une morale de la pitié, une morale du devoir, etc. Ou bien ces divers noms ne désignent qu’une même chose, ou bien ils indiquent des déviations, l’usurpation d’un élément d’importance variable, qui prend la première place et veut se subordonner tous les autres. Et l’on ne préconise guère, en effet, la morale de la pitié ou de l’amour sans rabaisser quelque peu la justice, réduite à passer pour dure et fâcheusement inflexible. De même, pour la morale de la justice, l’amour et la pitié sont des guides peu sûrs, capables de dangereuses faiblesses. Je ne rechercherai pas ici comment doivent se coordonner et se subordonner les éléments de la bonne conduite, mais le fait qu’on entend la hiérarchie de tant de façons diverses laisse supposer que la plupart d’entre elles au moins sont des erreurs et des déviations.
Il faut aller plus loin. Non seulement tout principe de morale trop concret d’où l’on veut faire dépendre toute une conception de la vie est une déviation et par là une immoralité, mais on en peut dire autant de toute vertu préconisée pour elle-même, distinguée des autres qualités de l’esprit. Il y a de l’immoralité dans la vertu.
Ce qu’on entend par vertu c’est essentiellement une rupture de l’équilibre mental. On a dit qu’il fallait être trop bon pour l’être assez. Et l’on a cru peut-être forcer l’expression pour mieux faire entendre l’idée. Mais c’est bien justement ainsi que l’on comprend la vertu. Elle consiste dans un excès.
Sans doute le sens commun a depuis longtemps cru distinguer le courage de la témérité, la bonté de la faiblesse, ou la poltronnerie de la prudence, mais, si l’on y regarde de près, deux remarques s’imposent.
Tout d’abord, la vertu subsiste dans le défaut, comme l’eau d’une source dans le fleuve qui sort d’elle. Le poltron est prudent et le téméraire est courageux, le prodigue altruiste est généreux et l’avare est économe. Même le poltron est plus prudent que le prudent et ainsi de suite.
Par là se révèle la nature vraie de la vertu. Elle est une rupture d’équilibre moins grande que le vice qui lui correspond, mais elle est déjà un excès, une rupture d’équilibre. Pour être « bon » un homme ne doit pas faire seulement son devoir. On n’appellera pas « courageux » celui qui s’expose dans les limites où la raison l’exige, et donner avec modération ne passe point pour un signe de générosité. Il faut faire plus que son devoir pour être « vertueux », et s’écarter un peu de la raison. Mais on n’aime pas à voir que faire plus que son devoir, c’est faire moins que son devoir, et que dès qu’on sort de la raison, on devient déraisonnable.
N’exagérons rien. La vertu profite d’une circonstance atténuante. C’est que nous ne savons pas toujours très bien ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas, et que nous ne pouvons pas non plus prévoir exactement les conséquences de nos actes. L’ignorance est souvent aussi l’excuse, ou la condition de la vertu. Dans le doute on peut s’en rapporter à un principe éprouvé déjà, au risque de le suivre hors de son domaine.
Et l’autre remarque à faire, c’est qu’on ne peut s’entendre pour distinguer une vertu du vice correspondant (ni même, pour le dire en passant, du vice opposé). Mais chacun en juge selon ses idées et ses goûts. L’entêtement c’est la fermeté qui nous déplaît, mais la lâcheté qui nous rend service, nous l’appelons prudence. Ce qui est courage pour les combattants d’un parti devient pour le parti opposé une insolente provocation. Chacun est, en effet, assez logique en cela. Je sais bien que quelques hommes arrivent, par une largeur d’esprit qui ne va pas toujours sans coquetterie, à louer la vertu de leurs adversaires. Mais ils ne peuvent jamais distinguer le courage de la témérité, ou la générosité de la prodigalité que par les résultats de l’acte, qu’il n’était pas toujours possible de prévoir, ou bien par des idées générales, forcément prématurées et forcément fausses en bien des points sur les conditions favorables ou défavorables à la vie sociale ou à la vie de tel ou tel groupe.
§ 13
Une condition communément donnée à la vertu, c’est la lutte. Il est entendu que le mérite se mesure à la difficulté et à la tentation. Celui qui n’est pas tenté ou qui agit aisément a du bonheur, il n’est pas vertueux.
C’est là une des déviations les plus singulières de la morale, je dirais volontiers une des plus amusantes. Sans doute, elle a, comme tout, ses causes, et de vagues analogies l’ont produite. La force de la probité, ou de la charité est éprouvée par leurs luttes avec les désirs qui s’opposent à elles. Mais il ne faudrait pas confondre ce qui montre une vertu avec ce qui la produit, pas plus qu’il ne faut croire qu’il n’y aurait point de chaleur sans thermomètre. D’autre part, il y a quelque avantage social — avec bien des inconvénients — à laisser croire aux gens qu’un effort est un signe de supériorité morale. Ainsi l’on encourage au travail un élève peu intelligent mais ambitieux et persévérant. Il est heureux de se trouver plus de « mérite » que celui qui arrive sans peine au premier rang. Et sans doute il a un « mérite » de persévérance et de volonté, seulement c’est un autre mérite que le mérite intellectuel, et d’ailleurs on ne sait pas si l’autre élève n’en est pas également doué, tant qu’une épreuve décisive ne s’est point offerte.
La grande excuse de l’idée que l’effort produit le mérite est dans la misérable condition de l’humanité. L’homme qui n’est fait ni pour vivre isolé, ni pour vivre de la vie sociale qui s’est imposée à lui, l’homme souffre constamment et doit sans cesse s’efforcer et peiner. Alors, tout naturellement, il a divinisé l’effort et la souffrance. Son Dieu parfait lui-même, a dû, malgré toutes les contradictions, souffrir, s’efforcer et mourir.
Il est bien évident d’ailleurs que ce qui importe à la vie sociale, c’est que chacun remplisse sa fonction de son mieux, avec la plus grande économie de moyens, le moins d’effort possible et le moins de tentation. L’état mental de l’homme dans une société passablement organisée, ce n’est pas le trouble et la lutte, c’est l’activité réglée, sage et naturellement adaptée à son but, sans effort et sans combat. Un industriel a besoin que son caissier tienne exactement ses livres, non qu’il lutte avec énergie et succès contre la tentation de prendre l’argent de la caisse pour satisfaire ses désirs d’art ou de luxe. Il en est de même dans tous les cas. Faut-il démontrer qu’il n’est pas nécessaire d’avoir envie de fuir pour être un bon soldat, ni, pour être une femme fidèle, d’éprouver un vif désir de tromper son mari ?
La conception courante de la vertu est une vraie déviation, un signe de notre infirmité et de notre impuissance. Elle tend bien un peu à y remédier, mais peut-être surtout les aggrave-t-elle et les prolonge-t-elle en les encourageant. Dans une humanité, je ne dis point parfaite, mais meilleure que la nôtre, elle se transformerait. Une conception plus saine prendrait sa place, qui existe déjà d’ailleurs et quoique méconnue, influence les âmes et fait agir les volontés. C’est un spectacle qui n’est pas rare, mais qui reste toujours curieux, que de voir, en ce cas, une personne montrer quelque remords d’avoir sainement et naturellement agi, à l’encontre des idées morales qu’elle révère.
§ 14
La modération est-elle une vertu ? C’est au moins une qualité sans laquelle les vertus ne sont que des défauts ou des vices, mais c’est aussi celle qui excite le moins d’admiration, ce qui est injuste et compréhensible, et peut-être aussi le moins d’estime.
Pourtant, la santé de la société, comme celle du corps et celle de l’âme, la santé relative que nous pouvons, avec quelque témérité, espérer, ne peut naître que d’un équilibre de forces opposées, d’un système de tendances divergentes qui abandonnent, pour s’unir, quelque chose de leur nature et se méconnaissent elles-mêmes. Dès lors, si la morale a un sens et un but, c’est la recherche de l’équilibre qui s’impose à elle. Et toute vertu remarquable n’est qu’une rupture de cet équilibre.
Sans doute, certains excès ont de bons résultats. Une vertu exagérée est un exemple à suivre de loin, d’autant plus efficace, peut-être, qu’il aura été excessif. Saint François, plus raisonnable, eût été moins suivi. Il faut tirer l’humanité avec violence pour la faire avancer un peu. Je sais bien tout ce que l’on peut dire ainsi, et cela a une grande valeur, mais une valeur relative et temporaire.
Le beau parfait, a-t-on dit, est comme l’eau très pure qui n’a point de saveur. Cette idée est manifestement fausse pour le beau que nous pouvons connaître et apprécier. Peut-être se justifierait-elle, en quelque sorte, à la limite, si l’on remontait dans l’abstraction jusqu’à la région métaphysique où le vrai, le beau et le bien s’unissent dans le même néant. Mais surtout elle s’appliquerait bien mieux à la vertu. L’homme réellement moral ne serait pas précisément bon, car la bonté ne l’emporterait point sur ses autres qualités, il serait juste et, au besoin, rigoureux ; il ne serait point généreux, car il donnerait à chacun seulement ce qui lui revient ; le courage ne se ferait point remarquer en lui, car il ne s’exposerait que par nécessité. En un sens, toutes les qualifications élogieuses lui conviendraient, mais chacune serait amoindrie par les autres, et, en somme, aucune ne lui conviendrait, en ce sens que toute vertu qu’on croirait lui trouver impliquerait un vice qu’il n’aurait pas. N’ayant pas les défauts de ses qualités, il ne serait pas tout à fait exact de dire qu’il a ces qualités mêmes. Nos vertus ne lui conviendraient guère mieux qu’à l’être parfait auquel un anthropomorphisme naïf peut seul les attribuer, et dont il ne serait, en somme, qu’une sorte de réduction transportée dans le relatif.
Un fait éclaire vivement la singulière conception que l’on se fait de la vertu et en fait ressortir l’immoralité foncière : c’est l’aversion si répandue pour l’état de perfection. C’est un lieu commun que la perfection est ennuyeuse, que la perfection est insupportable. Et je ne sais point d’ailleurs où l’ont connue les gens qui en médisent, ni comment ils ont pu arriver si vite à s’en dégoûter ! Mais je retiens que l’équilibre mental est une chose qui répugne assez à l’esprit de l’homme, et dont il ne se fait guère d’ailleurs que des images grotesques et plates qui. si elles ne témoignent pas contre la perfection, ne témoignent pas non plus en faveur de l’intelligence humaine. Au reste, la santé physique n’excite pas non plus l’intérêt. Le morbide, le malsain, le faisandé, le déliquescent ont leurs charmes pour les âmes nuancées. Il n’y a pas bien longtemps, des auteurs de talents divers et d’une estimable conscience littéraire, trouvèrent, à nous les vanter, la réputation ou la célébrité. Et tout naturellement quelques-uns d’entre eux sont devenus, depuis lors, des fervents de la morale traditionnelle.
Il y a là, semble-t-il, un vice essentiel à l’homme, qui provient de ses contradictions intimes et jamais résolues, et dont il ne se défera jamais tant qu’il restera homme. S’il y a dans l’amour du mal4, une sorte de recherche inconsciente ou pervertie du bien, réciproquement, dans l’amour du bien comme on le comprend, il s’insinue forcément une pointe d’amour du mal, de l’excès, de la déviation, sans lesquels la « vertu » ne pourrait exister.
Pour mieux faire ressortir l’attitude de l’esprit, prenons des points de comparaison dans l’organisme et dans la vie politique. L’équivalent de la « vertu » dans l’organisme, ce serait l’exaltation excessive de certaines fonctions aux dépens de quelques autres, de la respiration par exemple, aux dépens de la digestion ou du système musculaire aux dépens du système circulatoire. Cela donnerait des cas pathologiques intéressants. On en a quelques aperçus en considérant les gens développés partiellement, et en somme déformés par l’abus de certains sports, comme la bicyclette ou quelques formes de gymnastique. La vraie moralité exige qu’un organe remplisse sa fonction convenablement et sans excès.
De même si une société développe trop l’un des organes dont l’harmonie la fait vivre, si elle devient trop belliqueuse, trop exclusivement industrielle ou artiste, elle manifestera une sorte de « vertu » dont elle pâtira. Elle aura pu avoir sa floraison brillante, sa luxuriante végétation cachant le sol et le fumier où se nourrissent ses racines. Elle aura illuminé, ravagé ou charmé le monde, elle servira peut-être longtemps de guide, ou d’épouvantail, mais elle mourra en dehors de la voie qui mène à de meilleures destinées. Abstraitement appréciée, elle gardera une très haute valeur esthétique, mais pour le moment c’est de morale et non d’esthétique que nous nous occupons. De ce point de vue, la « vertu » n’est qu’une déviation. Les grands pics neigeux dominent de haut les collines et les plaines, ils sont splendides dans leur blancheur immaculée, mais ce n’est pas sur leurs cimes que l’homme fondera la cité. Il lui faut les plaines grasses, les vallons paisibles, et surtout un air moins pur et moins subtil, sans lequel il ne peut respirer. Le reste est pour le rêve et pour l’art. Mais comme des glaciers sortent des ruisseaux qui désaltéreront l’homme, ou s’emploieront à ses industries, il descend aussi des cimes morales, un courant où l’humanité s’abreuve et trouve de la force pour vivre et pour agir.
§ 15
Rien ne montre mieux notre barbarie réelle que les crises où le mécanisme social, si fragile, étant faussé et ralenti, on en voit les éléments s’agiter convulsivement sans arriver à se rejoindre. Et je ne parle pas ici des cas, instructifs autrement, dans lesquels les instincts sociaux ont cédé à la poussée des instincts égoïstes.
Il y a peu d’années, une crise dangereuse et extrêmement intéressante a mis aux prises — pour ne rien dire des intérêts individuels, des convoitises ou des rancunes — l’esprit de justice et le respect de la chose jugée et de l’autorité en général, l’amour de la patrie et l’aspiration vers une humanité élargie et meilleure, le zèle pour la vérité quelle qu’elle fût, et le sens des conventions nécessaires, l’amour des grandes abstractions idéalisées et le souci de réalités qui imposent à la vie des concessions parfois dures. Je ne relève ici que les sentiments louables ou nobles, j’entends ceux qui sont utiles ou nécessaires à la vie commune. Chacun des hommes qui les incarnaient pouvait se réclamer de sa conscience et de la morale impérative. Et ce fut un étrange et tragique conflit que peu de personnes ont pu juger sainement dans sa complexité, tant les « vertus » s’exaltaient et faussaient les esprits. Il eût été abstraitement possible de les accorder. Mais en fait, cela fut impossible, et elles apparaissaient d’autant plus vivaces et plus fortes, et même elles existaient d’autant plus. Le respect de l’autorité ne voulait point consentir à réparer une erreur acceptée par elle. Mais l’esprit de vérité ne voulait trouver aucune excuse aux méprises ou aux exagérations d’un patriotisme parfois bien intentionné. Et nous pouvons nous instruire en cette affaire sur la formation de l’esprit social, sa complexité nécessaire, les divergences essentielles, les luttes possibles de ses principaux éléments, les troubles dont son évolution s’accompagne, les crises qui le menacent sans cesse, le caractère excessif et dangereux des « vertus ». On y sent encore les tentatives de l’esprit social pour se constituer malgré tout. Il est maladroit, aveugle, gauche, mais il est appliqué, il est tenace, il est patient, et il veut vivre. Cependant il a souvent échoué, et nous ne pouvons prévoir sa destinée.
§ 16
C’est donc une déviation morale qui a créé les vertus en les isolant des conditions spéciales qui les rendent vraiment bonnes. Une déviation semblable, plus abstraite, a organisé la morale en réalité indépendante et absolue, et l’a placée au-dessus de la fin vers laquelle elle tend et qui est sa justification.
La morale étant l’art de bien vivre, il paraît trop évident qu’elle n’a d’autre valeur morale — je ne dis rien ici de sa valeur esthétique — que celle que lui donne la vie même. Et la morale qui correspond à tel ou tel état de civilisation n’a d’autre valeur morale que celle de ce genre de civilisation. Les meilleures recettes qu’on peut imaginer pour construire une voiture, que vaudraient-elles, industriellement, si l’on ne faisait pas de voitures ? Faut-il dire que l’on devrait faire des voitures afin d’avoir l’occasion de les appliquer ? Mais on a bien soutenu que ce monde n’a d’autre raison d’être que de devenir le théâtre de la moralité.
Et cela, d’ailleurs, comme beaucoup de principes philosophiques, est un insoutenable paradoxe, à moins que ce ne soit un truisme. Si l’on veut dire que la vie ne se justifie qu’à la condition d’être bonne, et que mieux vaudrait pas de monde qu’un monde de souffrance infinie et de désordre éternel, en vérité l’on a raison, et peut-être un peu trop raison. Mais si l’on veut donner à la loi une valeur extérieure et supérieure à la vie qui la réaliserait, alors on énonce une proposition inacceptable, et, je pense, incompréhensible.
C’est bien là qu’on en est venu. La morale s’est détachée de la vie, elle a été considérée comme une chose à part, existant en soi et pour soi, à qui personne n’a de comptes à demander, et avec qui on ne discute pas. Elle s’est proclamée indépendante et ne veut se soumettre à aucune condition.
Cette conception de la morale s’est répandue sans s’imposer absolument dans la pratique, sans quoi l’humanité aurait vraisemblablement disparu et sans acquérir une cohérence parfaite. Elle garde toute sa rigueur chez quelques philosophes, ou plutôt dans quelques pages de certains philosophes. Et je citerai d’autant plus volontiers Victor Cousin que le livre auquel je me réfère n’est pas une tentative originale et hardie, mais un exposé destiné à une sorte de vulgarisation philosophique.
« Si, dit-il, je demande à un honnête homme qui, malgré les suggestions de la misère, a respecté le dépôt qui lui avait été confié, pourquoi il a fait cela ; il me répondra : Parce que c’était mon devoir. Si j’insiste, si je lui demande pourquoi c’était son devoir, il saura très bien me répondre : Parce que c’était juste, parce que c’était bien. Arrivé là, toutes les réponses s’arrêtent ; mais les questions s’arrêtent aussi. Dès qu’il est reconnu que le devoir qui nous est imposé vient de la justice, l’esprit est satisfait ; car il est parvenu à un principe au-delà duquel il n’y a plus rien à chercher, la justice étant son principe à elle-même. Les vérités premières portent avec elles leur raison d’être. Or la justice, la distinction du bien et du mal dans les relations des hommes entre eux est la vérité première de la morale5. »
Voilà la doctrine rigoureusement présentée. Le bien est le bien parce qu’il est le bien, il n’y a pas à chercher plus loin. Notre conscience nous le fait connaître sûrement et avec évidence. Le bonheur, les joies, la vie peuvent être obtenus par surcroît, mais ils sont secondaires. Le bien n’est pas le bien parce qu’il rend la vie possible ; il est le bien parce qu’il est le bien.
Il n’est pas le bien parce que telle est la volonté de Dieu. Dieu ordonne le bien, il ne le crée pas. Encore moins trouverions-nous les raisons du bien dans les conditions de l’existence et du non-être. La morale est tellement en dehors de l’homme qu’accomplir un acte par affection pour autrui ou par patriotisme, ce n’est nullement là, pour louable que soit l’acte, agir en être moral. Et la morale reste si bien en dehors de la vie que jamais peut-être un seul acte n’a été accompli conformément à la loi même du devoir. Cette conception du devoir est certainement un très beau cas de déviation morale.
Dans la réalité pratique, la doctrine apparaît bien, çà et là. Mais souvent à la question que Cousin ne veut pas qu’on pose : Pourquoi est-ce bien, pourquoi est-ce juste ? on répondrait en invoquant les conditions d’existence des hommes dans une société qui veut prospérer, l’utilité générale, la compassion, la sympathie. Et l’on aurait des chances, si l’on y pensait, de voir d’ailleurs que les idées qu’on se fait sur le bien sont incertaines et vagues. Au moins essayerait-on de s’en faire. Se borner à répondre : c’est
bien parce que c’est bien, c’est ne pas apercevoir les conditions du bien et se refuser à en admettre ; c’est parfois que l’on est mal renseigné, ou que l’on a la vue courte, mais cela tient parfois aussi à ce que les idées que l’on a reçues et acceptées sur le bien sont tout à fait injustifiables. Il convient de se méfier des « vérités »
qui « portent avec elles leur raison d’être »
. Et, si chacun ne peut à chaque instant les remettre en question, c’est sans doute une des raisons qui excusent l’existence des philosophes, que le soin qu’ils prennent de les critiquer.
§ 17
Certaines imperfections, certaines déviations sont forcément inhérentes à la morale par cela seul qu’elle existe.
Tout d’abord, elle est à peu près forcément en retard sur les besoins du moment. La morale reçue, admise à chaque époque, celle en dehors de laquelle les autres conceptions aventureuses de la conduite passent pour des immoralités, cette morale-là supposerait une observation, un classement des tendances, de leurs effets, de leur valeur qui ne peuvent être achevés qu’au moment où ces tendances vont être remplacées, partiellement, par d’autres. La société se transforme sans cesse et d’une façon que nous ne pouvons suffisamment prévoir, parce que ses innovations sont complexes et sans régularité. Nous ne pouvons guère appliquer d’avance nos théories à ces formes sociales nouvelles, inusitées et inconnues. Nos conceptions morales construites sur le passé et sur ce qui, dans l’avenir, ressemblera au passé, sont obligées de se transformer. Mais nous ne sommes point capables de les modifier avec la souplesse et la rapidité voulues ; l’inconnu surprend toujours. De plus, l’âme sociale nous a pénétrés de respect pour la morale constituée, et cela aggrave encore notre maladresse et notre lourdeur naturelles. Elle s’est acharnée à rendre rigides des conceptions qui devaient rester vivantes▶ et souples. C’est pour toute morale un vice nécessaire et une sorte d’essentielle immoralité. Une morale nouvelle ne peut s’organiser que lentement et lorsqu’elle apparaît sacrée à son tour, c’est alors qu’elle commence à ne plus répondre à ce qu’on doit attendre d’elle.
Ainsi nous sommes forcément pris entre une morale traditionnelle, organisée, officielle qui commence à devenir une gêne sociale et des morales encore inéprouvées, incohérentes, ébauches fallacieuses où s’affirme peut-être déjà le germe de la future morale officielle qui grandira et deviendra caduque à son tour. En dehors des conditions générales nécessaires à la vie de l’humanité et que nous ne connaissons nullement, tout se transforme, et les déviations sont un état nécessaire et permanent de nos morales et de nos sociétés.
La transformation, chez nous, de la famille et du mariage peut servir d’exemple pour vérifier ce qui précède. On y retrouve une lente transformation des mœurs et des lois, des soubresauts et des reculs, des déviations nombreuses, l’ébauche encore informe d’une morale nouvelle qui prend une répugnante livrée d’immoralité aux yeux de ceux pour qui la morale qui s’en va reste sacrée. Et l’on ne peut dire encore où aboutira cette transformation qui part de la famille de la cité antique et semble actuellement se diriger vers l’amour libre et la socialisation de l’enfant.
§ 18
Mais si l’activité humaine ne déviait pas constamment, elle n’aurait que faire de préceptes et de théories. Nous ne songerions pas plus à la loi morale que la pierre ne songe à la pesanteur. La loi morale est une loi naturelle en voie de formation, voilà bien longtemps que je l’ai dit, c’est une loi qui tend à être. Et par là, en tant que théorie, doctrine, ensemble de préceptes, la morale est un signe de déviation, de trouble, de désordre, c’est-à-dire d’immoralité.
Elle tend en même temps à faire disparaître ce désordre. Par là, comme toutes choses, elle tend à se rendre inutile, à se supprimer elle-même. C’est un cas de la loi d’évanescence que j’ai brièvement exposée ailleurs6 et qui indique l’aboutissant normal de toute évolution qui parvient à son terme et ne se perd pas dans les déviations.
La morale arrivera-t-elle à son but ? On n’en sait rien, et l’on peut constater qu’elle marche souvent dans la direction opposée. J’ai indiqué déjà ce qu’elle devrait être, et le sens que devraient prendre les notions dont elle se compose. Elle devrait être une théorie des conditions de la vie sociale en général et de la vie de chaque société en particulier, selon sa nature et ses ressources, préciser la manière dont chaque société peut réaliser pour le mieux le type qu’elle présente, déterminer aussi une hiérarchie des types, selon leur aptitude à former des combinaisons supérieures de sociétés, et à créer une sorte de réalisation de l’humanité, ou même, dans nos rêves, d’une association supérieure à l’humanité. Elle devrait aussi, une fois les types individuels classés et hiérarchisés, voir comment la société peut profiter de chacun d’eux. On déduirait de là les devoirs professionnels et d’autres devoirs spéciaux. Il faudrait même que chaque individu se fît, d’après des principes généraux, sa propre morale. Ce fut une singulière déviation que de s’indigner, jadis, contre la théorie des deux morales. Il faudrait une morale différente pour chacun de nous, comme il faut un vêtement différent, puisque personne n’a ni les mêmes aptitudes, ni les mêmes fonctions que son voisin. Mais tout ce que la société peut faire, c’est d’établir grossièrement quelques types de conduite, comme un magasin de confection établit quelques types de vêtement, qui flottent ensuite sur le dos des clients ou dont les acheteurs font craquer les coutures.
Cette morale théorique est impossible à constituer d’une façon passable. Si j’ai indiqué quelques-uns des mensonges et des illusions de la morale actuelle, je ne puis laisser croire qu’aucune forme d’idéal social en puisse être exempte. Si la morale traditionnelle est un rêve enfantin, les autres morales que nous pouvons voir créer sont des rêves aussi, un peu plus rapprochés peut-être du possible, mais à bien des égards irréalisables — heureusement irréalisables car ils démoliraient à coup sûr ce qu’ils prétendent édifier. L’humanité a toujours vécu de rêves, elle vivra de rêves, vraisemblablement tant qu’elle ne sera pas arrêtée, comme l’animal, dans quelque forme imparfaite qui ne se transformera presque plus. Seulement elle change ses rêves après en avoir tiré quelque plaisir d’imagination et sans doute aussi quelque profit pratique et réel.
Dès que nous sortons du cercle étroit de l’expérience presque immédiate dans le temps et dans l’espace, nous ne pouvons guère savoir ce que c’est que le « bien ». Et il ne faut point penser que, comme on l’a dit, il importe peu que nous ayons telle ou telle idée du bien pourvu que nous en ayons une. Il ne saurait être indifférent pour la société que son idée du bien la conduise à la ruine. Isolés dans notre petit moi, dans noire petit monde, dans un moment infime de la durée, nous restons ignorants et impuissants. Nous tâtonnons dans une forêt obscure, perdus dans le brouillard, essayant des chemins sans savoir où ils nous conduisent. Mais nous nous enchantons des pays merveilleux que nous rêvons derrière l’opacité des ténèbres. C’est un plaisir d’artistes qui se prennent pour des ingénieurs. Quelle grande conception morale et sociale s’est vraiment réalisée depuis que l’homme rêve ? Serait-ce par hasard, puisque le christianisme a triomphé, l’idéal du Sermon sur la montagne ? Mais si aucun rêve ne se soumet le réel, il n’en est point qui n’y laisse sa trace, obscure ou brillante. Le présent est une alluvion des rêves du passé. Ils se sont écoulés et ils ont disparu, mais quand leur fleuve a débordé sur la vie, il l’a fertilisée et enrichie parfois, parfois aussi ravinée ou souillée. Rêvons donc et tâchons de bien choisir nos rêves. Cela est très difficile.
§ 19
La tâche dont on a chargé la morale est contradictoire et incompréhensible. On lui demande, en somme, de faire que des êtres différents ne soient plus qu’un. La conception de la morale rationaliste est plus illusoire que celle de la Trinité. Ce n’est pas trois êtres, c’est une infinité d’êtres dont elle veut ne faire qu’un être, des êtres qui, par cela seul qu’ils existent, sont ennemis et se combattent dans notre société entière, et jusque dans l’intimité du moi de chacun de nous. L’homme est une contradiction ◀vivante par la lutte de ses éléments, la société est plus contradictoire encore. Vouloir ramener à l’unité des existences opposées, c’est le mensonge de toute morale qui ne prend pas le néant comme le terme logique de l’évolution. C’est dans le néant seulement que les existences peuvent se confondre.
Sans doute on peut rêver qu’au moins l’humanité atteindra quelque jour un état supérieur à celui d’aujourd’hui, une harmonie relative, semblable à celle de notre organisme. Cela suffirait déjà pour que la morale ait abouti à se supprimer elle-même, ayant atteint son but, à moins qu’il n’en subsistât quelques vestiges, quelques ruines, survivances significatives d’un reste d’imperfections. Il ne faut guère y compter. Alors même que nous saurions sur quel point nous diriger, si la morale théorique était faite, il faudrait l’appliquer.
C’est un point que les sociologistes modernes paraissent tenir pour négligeable. Ils admettent sans doute que la pratique et la théorie vont du même pas. L’expérience ne permet pas tant d’optimisme. Les conflits de l’individu et de la société sont réels. Il n’est pas du tout sûr que l’individu se laisse envahir davantage par l’âme sociale, entrée en lui, mais encore étrangère à lui. Même la critique des anciennes croyances morales le prive d’une partie de ses forces, en supprimant quelques sentiments efficaces, et en laissant mieux éclater les conflits de l’âme individuelle et de l’âme sociale. La sociologie tend bien aussi à masquer ces conflits, mais elle marche ainsi contre ses principes de science, chercheuse de vérité, et ne pourra peut-être pas créer les mêmes illusions que la métaphysique religieuse ou rationaliste. Il semble que si un être doit arriver quelque part à un état social très supérieur — peut-être cela s’est-il produit, mais nous n’en savons rien — ce ne sera pas l’homme et ce ne sera pas sur cette terre. L’homme est trop individualisé pour entrer dans un véritable organisme social. Il n’était pas préparé à la vie collective par la suite des siècles où l’hérédité et les conditions de leur vie ont façonné ses ancêtres. Actuellement il a pris l’apparence d’un être avorté, tiraillé entre des tendances opposées qu’il ne peut accorder, égoïste et social à la fois, qui n’arrive en fin de compte ni à être vraiment lui-même, ni à être suffisamment les autres. Peut-être parviendra-t-il à une sorte d’équilibre, de compromis pratique et boiteux entre l’individualisme et le socialisme (au sens propre). Il semble bien qu’on puisse distinguer une tendance confuse et assez maladroite à briser peu à peu les anciens groupes sociaux pour en constituer de plus systématisés, comme une substitution irrégulièrement progressive d’une association systématique à des associations par contiguïté et ressemblance. Mais tout cela est encore assez incohérent et trouble. Il est douteux que l’humanité arrive à un état très élevé.
À plus forte raison semble-t-elle incapable de conduire le monde à l’harmonie absolue, à ce terme de l’existence où l’existence, ayant atteint son but à son tour, se supprimerait aussi elle-même. Vraisemblablement elle ne rachètera pas le monde de l’existence par la « spiritualisation » graduelle de l’univers que des penseurs optimistes entrevoient, et où elle ne pouvait arriver, d’ailleurs, qu’en spiritualisant d’abord elle-même, c’est-à-dire en se détruisant.