(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre deuxième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre deuxième »

Chapitre deuxième

§ I. Comment Descartes réalise l’idée de l‘éloquence, et quelles circonstances marquent ce progrès de l’esprit français et de la langue. — § II. Prodigieux génie de Descartes, et de quels moyens il se sert pour assurer la liberté de son esprit. — § III. Du cartésianisme comme philosophie et comme méthode littéraire. — § IV. Du Discours de la méthode. — § V. Comparaison entre l’esprit du cartésianisme et l’esprit du seizième siècle. — § VI. En quoi Descartes est plus original et plus naturel qu’aucun des écrivains qui l’ont précédé. — § VII. Influence littéraire du cartésianisme. — § VIII. Descartes porte la langue française à sa perfection.

§ I. Comment Descartes réalise l’idée de l’éloquence, et quelles circonstances marquent ce progrès de l’esprit français et de la langue.

Nous connaissons enfin le caractère fondamental de la littérature française au dix-septième siècle : c’est la recherche et l’expression de la vérité.

La recherche implique le choix, parmi les vérités diverses, de celles qui sont nécessaires à la conduite de la vie.

L’expression s’entend de la communication de la vérité, de l’art de la persuader aux autres, de leur en faire partager la possession.

La vérité cherchée, trouvée et bien exprimée, tel est l’éloge qu’on fait de tous les bons écrits au dix-septième siècle. Tous les grands hommes de cette époque se sont comme distribué le domaine de la vérité universelle ; ils en font valoir toutes les parties.

Balzac n’avait pas mérité une médiocre estime, puisqu’il avait le premier compris cette fin de toute grande littérature. L’impatience même du mieux, qui lui ôta sitôt la faveur publique, avait été en partie son ouvrage.

Quel était ce mieux dont il eut l’honneur de donner le goût, et qu’il essaya vainement de réaliser ?

Les adversaires de Balzac l’avaient indiqué. C’était, d’une part, un sujet, c’est-à-dire un corps de vérités sur une matière déterminée, d’où il résultât un enseignement pour la conduite de l’esprit et de la vie ; d’autre part, un langage exact et naturel, approprié à ces vérités.

Il n’y a pas d’indication plus sûre que celle des critiques. J’entends même ceux qui le sont de parti pris. Eux seuls voient ce qui manque, peut-être parce qu’ils ne veulent voir que ce qui manque. Pour peu qu’ils aient de sens et d’esprit, l’ardeur même de la partialité leur donne la sagacité qui fait distinguer le bon du mauvais, et deviner ce qui reste à faire. Comme ils ont besoin de bonnes raisons pour justifier ou dissimuler leur prévention, il leur arrive, tout en ne cherchant qu’à donner tort aux écrivains, de trouver à quel prix se font les écrits qui durent.

Que reprochait-on à Balzac ? D’être un orateur sans tribune, sans chaire, sans barreau ; de n’avoir pas d’haleine pour un ouvrage de quelque étendue ; de ne point parler naturellement, c’est-à-dire de n’avoir point les qualités des grands écrivains qui allaient suivre, et d’avoir les défauts dont ils devaient purifier l’esprit français et la langue. Ainsi, avant qu’aucun modèle eût paru, on savait à quelles conditions un écrit est un modèle.

Nous avons admiré, dans le cours de cette histoire, avec quel merveilleux à-propos les hommes naissent comme tout exprès, dans notre pays, pour accomplir certains progrès pressentis par la partie saine du public.

Il n’est pas une époque où cet à-propos paraisse plus manifestement une loi de l’esprit français, qu’au lendemain de la gloire de Balzac. Il nous fallait un sujet, un corps de vérités, d’où sortît un enseignement pratique ; un langage approprié, naturel, où les mots ne fussent que les signes nécessaires des choses. Qui pouvait mieux y pourvoir qu’un grand géomètre, devenu grand écrivain, qui allait traiter des vérités les plus essentielles à l’homme avec les habitudes rigoureuses de l’algébriste, posant ces vérités comme des problèmes au moyen de mots exacts comme des chiffres, et les résolvant par un enchaînement de propositions évidentes ?

C’est là le caractère de Descartes ; ce sera encore, vingt ans après, avec des circonstances particulières, le caractère de Pascal. Exemple illustre, que notre littérature offre seule entre toutes, apparemment pour que nous en tirions un enseignement, de deux hommes de génie, grands géomètres et grands écrivains, qui, à vingt ans d’intervalle, nous apprennent successivement le secret des ouvrages parfaits, c’est-à-dire de ceux qui sont les plus conformes à l’esprit humain et au génie de notre pays.

§ II. Prodigieux génie de Descartes, et de quels moyens il se sert pour assurer la liberté de son esprit.

La qualification de génie effrayant, que Chateaubriand donne à Pascal, ne serait guère moins vraie de Descartes. Pour moi, je ne puis me représenter Descartes sans un certain effroi, soit à cause du sentiment de mon infirmité, soit en pensant à tant d’efforts sublimes osés avec un corps comme le mien, afin d’arriver à cette puissance d’abstraction qui le fit appeler par Gassendi : O idée ! Seulement Gassendi ne croyait que le railler ; il voulait qu’on l’entendît d’un esprit dépourvu du sens de la réalité ; mais Descartes, aussi attentif à toutes les réalités que les plus doués de ce sens, avait sur eux l’avantage d’avoir su se dégager de leur servitude par une force de volonté extraordinaire, et par une contention d’esprit vraiment effrayante.

Imaginez, si vous le pouvez sans épouvante, un homme au sortir du seizième siècle, après tant d’esprits qui viennent de recueillir toutes les traditions de l’esprit humain, et dont les plus hardis n’ont pensé

qu’à la suite des deux antiquités ; un homme qui se sépare de toutes ces traditions, des deux antiquités, du présent, de l’humanité tout entière, regardant comme provisoires toutes les notions qui ont fait la croyance des temps écoulés jusqu’à lui, n’en voulant croire aucune définitivement qu’après l’avoir reconnue vraie par une opération de son libre jugement ; un homme qui, sans autre contrôle ni témoignage que sa raison, soutenu par le seul amour de la vérité dans ce laborieux affranchissement de sa pensée, se pose hardiment le triple problème de Dieu, de l’homme et des rapports qui lient l’homme à Dieu, du monde extérieur et de ses rapports avec l’homme !

L’effroi augmente quand on considère comment cet homme dispose sa vie pour ce grand dessein, et par quelle suite de méditations il trouve enfin un point d’appui, une première vérité évidente, pour y bâtir ses croyances.

Ce fut en l’an 1619, après avoir quitté Francfort, où il avait assisté au couronnement de l’empereur, que, s’étant retiré sur les frontières de la Bavière, dans une solitude où il se tenait tout le jour enfermé seul avec lui-même, « n’ayant d’ailleurs par bonheur, dit-il, aucuns soins ni passion qui le troublassent19 », il arriva, de pensée en pensée, à mettre son esprit tout nu, et à se dépouiller en quelque sorte de lui-même.

Il se crut tout à fait libre, à l’état de table rase, ne conservant que le désir ardent de découvrir la vérité en toutes choses par les seules forces de son esprit. La recherche des moyens d’y atteindre le jeta dans de violentes agitations. Cette solitude et cette contention opiniâtre le fatiguèrent tellement, que, s’il faut en croire son biographe Baillet, le feu lui prit au cerveau et qu’il fut troublé par des songes et des visions. Il en eut de si étranges dans la nuit du 10 novembre 1619, qu’au dire du même Baillet, si Descartes n’avait déclaré qu’il ne buvait pas de vin, on eût pu croire qu’avant de se coucher il en avait fait excès, « d’autant plus, ajoute naïvement le biographe, que le soir était la veille de Saint-Martin20. »

Après quelques années passées soit dans des voyages, où il étudiait les mœurs, et par la vue de leur diversité et de leurs contradictions, se fortifiait dans son dessein de chercher la vérité en lui-même, soit à la guerre, où il s’appliquait tout à la fois à étudier les passions que développe la vie des camps, et les lois mécaniques qui font mouvoir les machines de guerre ; après quelque séjour à Paris, où il cacha si bien sa retraite que ses amis même ne l’y découvrirent qu’au bout de deux ans, il se fixa en Hollande, comme le pays qui entreprenait le moins sur sa liberté, et dont le climat, selon ses expressions, lui envoyait le moins de vapeurs.

En France, outre les obligations que lui eût imposées son rang, la température lui paraissait troubler la liberté de son esprit, et mêler un peu d’imagination à la méditation des vérités qui ne veulent être perçues que par la raison. Il avait remarqué, dit Baillet, que l’air de Paris était imprégné pour lui d’une apparence de poison très subtil et très dangereux, qui le disposait insensiblement à la vanité, et qui ne lui faisait produire que des chimères. Ainsi, au mois de juin 1628, il n’avait pu achever un travail sur Dieu, faute d’avoir le sens rassis. La Hollande convenait mieux à son humeur et à sa santé ; il y goûtait la liberté de l’incognito, l’ordre, l’aisance de la vie. C’est l’éloge qu’il en fait à Balzac, en l’invitant à s’y venir fixer ; peut-être parce qu’il n’a pas peur d’être pris au mot. Car, même dans ce pays de choix, ou il séjourna vingt-trois ans, il changeait continuellement de résidence, non moins pour dépister les visiteurs que pour trouver le point où il espérait jouir le plus pleinement de lui-même. Un seul homme connaissait le lieu de sa solitude ; c’était le savant père Mersenne, par lequel il communiquait avec le monde, n’ayant affaire qu’aux idées, et libre de tous rapports avec les personnes.

Sa retraite en Hollande fut comme une fuite. Il n’en laissa rien savoir à ses parents, pour éviter leurs observations et leurs reproches, et ne se confia qu’au père Mersenne, auquel il avait fait promettre de lui garder le secret. C’était au mois de mars 1629. Il avait alors trente-quatre ans. Dans cette solitude, si opiniâtrement défendue contre tout le monde, contre sa gloire même, qui attirait tous les yeux du côté d’où partaient des lumières si nouvelles, il conçut et mit à fin l’ouvrage étonnant qu’il appela d’abord l’Histoire de son esprit 21.

Il s’était fait un régime de vie accommodé à ses études, qui tînt son âme dans la moindre dépendance possible du corps. Il mangeait fort peu, à des heures réglées, sans jamais dépasser la quantité qu’il s’était prescrite, ni par des caprices d’appétit, ni par complaisance pour ses amis ; évitant les viandes trop nourrissantes, pour échapper à cette oppression des aliments dont parle Pascal, et préférant aux viandes les racines et les fruits. Il étudiait l’influence de ses affections morales sur son appétit ; il expérimentait toutes choses, son sommeil, son réveil ; d’une condescendance pour les besoins de son corps qui venait moins d’un désir excessif de prolonger sa vie, que de la curiosité d’éprouver sur lui-même ce qu’il jugeait le plus propre à conserver la santé. Placé comme un arbitre impartial entre ses facultés, le même homme qui était parvenu à penser sans l’aide de ce qu’on avait pensé avant lui, tenait comme éloignés de lui, et sous une sorte de surveillance jalouse, son imagination et ses sens, afin de se préserver de leurs erreurs, et de se réduire à sa seule raison. Ainsi, avant qu’il eût résolu par le raisonnement le sublime problème de la distinction de l’âme et du corps, il la démontrait par cet effort même, et, dès cette vie, il avait détaché et fait vivre son âme à part de son corps. Il n’y a pas, dans l’histoire de l’esprit humain, un second exemple d’un homme s’élevant à ce haut état de spiritualité, dans l’ordre de la science ; et peut-être, dans l’ordre de la foi, le plus haut état de spiritualité n’est-il pas plus absolument pur de tout mélange de l’imagination et des sens.

§ III. Du cartésianisme comme philosophie et comme méthode littéraire.

Je juge moins Descartes comme auteur d’une philosophie plus ou moins contestée, que comme écrivain ayant exercé sur la littérature de son siècle une influence décisive.

Le cartésianisme, comme système philosophique, a eu la destinée de tous les systèmes. Après avoir régné pendant la seconde moitié du dix-septième siècle, il s’est vu discrédité au siècle suivant. Aujourd’hui, la science n’y compte que quelques vérités évidentes, répandues dans un corps de doctrines jugé faux. C’est ce qui est arrivé à toutes les philosophies. En sorte qu’on peut se demander si c’est par le fond même de leur système que les grands philosophes sont immortels, ou bien par leur méthode, leur logique, par la beauté de leurs discours, par l’art de faire servir les vérités de la vie pratique à rendre leurs spéculations plus claires ou plus familières.

Il n’en est pas de même du cartésianisme comme méthode générale pour rechercher et exprimer la vérité. Ce cartésianisme-là est demeuré intact : c’est la méthode même de l’esprit français.

Les vérités d’évidence, qui ont survécu aux vicissitudes du cartésianisme philosophique, doivent être comptées parmi les plus nobles conquêtes de l’esprit humain, sous la forme de l’esprit français. Ces vérités se rapportent à deux des grands problèmes que Descartes s’était proposé de résoudre : Dieu et l’homme. La science les a recueillies comme des dogmes qu’elle transmet par l’enseignement public, et il ne paraît pas qu’on les ait remplacées ou qu’on puisse les remplacer par des vérités plus évidentes, ni que les réfutations qu’on a essayé d’en faire les aient affaiblies.

La première de ces vérités est le fameux axiome : « Je pense, donc je suis. » C’est la première vérité que rencontre Descartes, au sortir de son doute universel. Il y a reconnu le signe même de l’évidence ; or, l’évidence étant le caractère du vrai, et notre raison seule pouvant recevoir et juger l’évidence, voilà la raison établie juge suprême du vrai et du faux. Et quelle raison ? Ce n’est ni la sienne, ni la mienne, ni la vôtre, avec les différences qu’elle reçoit du caractère de chacun, du pays, du temps, mais la raison universelle, impersonnelle et absolue. Ce fut là la grande nouveauté de la philosophie cartésienne ; ce privilège de juger le vrai et le faux, Descartes en dépossédait l’autorité pour le restituer à la raison.

Cette première vérité, ou plutôt ce principe même de toute certitude, le mène invinciblement à une seconde vérité, la distinction du corps et de l’âme, fondée sur l’incompatibilité absolue de leurs phénomènes. Le corps se manifeste par l’étendue ; l’âme par la pensée. Or, quoi de plus absolument incompatible que la pensée et l’étendue ? Voilà donc les deux natures parfaitement distinctes, et la même évidence qui fait reconnaître à Descartes l’existence du corps lui révèle l’existence de l’âme.

En vain Hobbes et Gassendi le somment, soit de prouver comment il peut penser hors ou indépendamment de son cerveau, soit de montrer la substance de la pensée et la nature de son lien avec le corps. Descartes, avec une admirable réserve, se contente de distinguer les deux ordres de phénomènes, et de démontrer leur coexistence et leur incompatibilité. Quant au secret de leur union, l’ignorance où nous sommes et serons toujours à cet égard détruit-elle la connaissance que nous avons de leur existence distincte ? Pour ne pas voir toute la vérité, ce que nous en voyons cesse-t-il d’être évident ?

Après avoir tracé d’une main ferme la ligne de séparation entre l’esprit et la matière, Descartes pénètre plus avant dans le problème. Il rencontre bientôt une troisième vérité également évidente, et qui découle de la seconde : c’est l’existence de certaines idées qui ne sont le résultat ni des impressions organiques de notre esprit, ni des déductions de l’expérience, mais qui sortent naturellement de l’âme. Il les appelle innées, parce que nous naissons avec la faculté de les concevoir. De ce nombre est l’idée de l’infini. Vous voyez d’avance où va le conduire ce nouveau degré, si hardiment franchi, de l’échelle mystérieuse par laquelle il s’élève de la notion de son existence à la connaissance de Dieu. Car cette idée de l’infini, qui est en nous naturellement et universellement, qu’est-ce autre chose que l’image d’une réalité qui est hors de nous ? Et que peut être cette réalité, sinon Dieu lui-même, qui s’est comme imprimé en nous par l’idée de l’infini ?

Ainsi Descartes conclut de l’idée de l’infini l’existence de Dieu ; et cette quatrième vérité, dont la démonstration est le titre le plus glorieux de Descartes, couronne l’édifice reconstruit de la religion naturelle.

Ces vérités, exposées avec un ordre et un enchaînement extraordinaires, frappèrent les esprits d’admiration. Grandes nouveautés quant à la science de la philosophie, qui admettait encore plusieurs âmes, l’âme sensitive, l’âme intelligible, l’âme végétative, c’étaient aussi de grandes nouveautés dans la littérature. Elles en renouvelaient l’esprit, en même temps qu’elles retrouvaient les fondements de la philosophie. Ces vérités dominent l’art tout entier. L’existence révélée par la pensée plus sûrement que par la vie physique ; la raison juge du vrai et du faux ; l’évidence, signe infaillible du vrai ; l’âme vivant d’une vie à part, et concevant spontanément l’idée de l’infini ; Dieu, se révélant comme l’objet qui répond à cette idée : que peut revendiquer le philosophe, dans ces vérités capitales, qui n’appartienne également au poète, au moraliste, à l’historien ?

Ajoutez-y tant de vues profondes sur la vie, tant d’idées tirées du monde extérieur, des usages, des mœurs, pour appeler notre mémoire et notre imagination à l’aide de notre esprit, et qui sont comme le connu dont se sert Descartes pour rechercher l’inconnu. Il y a dans ce grand homme un moraliste supérieur qui a profondément observé la vie, et qui a ce privilège des hommes de génie de n’en être jamais touché médiocrement : mais il sait taire tout ce qui ne va pas à son propos. On dirait qu’il se défie de toute observation externe. C’est trop peu, pour cette intelligence sublime, de l’évidence relative des vérités de l’expérience ; il lui faut l’évidence absolue des vérités de la raison. Elle doute de ce qui fait la certitude pour le commun des hommes, et ce fondement où nous nous reposons ne lui est qu’un sable mouvant. Toutefois l’emploi discret que fait Descartes des vérités d’expérience, pour nous rendre plus sensibles les vérités métaphysiques, et nous aider à monter le degré quand il est trop haut, répand sur ses écrits je ne sais quel agrément qui ajoutait à leur influence littéraire.

Mais c’est surtout par sa méthode que le père de la philosophie moderne tient une si grande place dans l’histoire de notre littérature. J’entends par sa méthode, tout à la fois ce dessein de rechercher la vérité par les seules forces de la raison, et l’art de la communiquer.

La recherche de la vérité, dans tous les ordres d’idées, et la communication de cette vérité par les moyens mêmes que Descartes a employés, toute la littérature du dix-septième siècle est là. Que chercheront les grands prosateurs et les grands poètes de cette époque favorisée, si ce n’est la vérité universelle, celui-ci des passions, celui-là des vices, cet autre des faiblesses de notre nature, la vérité des caractères, la vérité des esprits, la vérité des cœurs ? Que chercheront Pascal, La Rochefoucauld, Bossuet, Bourdaloue, La Bruyère, Fénelon ; et, dans la poésie, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, sinon, dans les genres les plus divers, des parties de la vérité universelle ? En quoi consistera la beauté de leur art, sinon dans l’expression parfaite et définitive de cette vérité ?

La méthode de Descartes est la théorie même de la littérature au dix-septième siècle. Rechercher la vérité par la raison, la faculté la plus générale à la fois et la plus véritablement personnelle à chaque homme ; ne rien admettre dans son esprit qui ne soit évident ; bien définir les termes pour ne point confondre les principes, pour pénétrer toutes les conséquences, pour ne jamais raisonner faussement sur des principes connus ; subordonner toutes les facultés à la raison, et l’homme qui sent à l’homme qui pense ; réduire au rôle d’auxiliaires de la raison l’imagination et la mémoire, par lesquelles nous dépendons des choses extérieures et sommes à la merci de l’autorité, de la mode, de l’imitation : les grands écrivains du dix-septième siècle ne font pas autre chose. C’est leur naturel et leur habitude. Au lieu des personnes capricieuses, variables, ondoyantes du seizième siècle, je vois de belles et pures intelligences, auxquelles Descartes a transmis le secret de cette domination de l’âme sur le corps, de la raison sur la passion.

Ces grands hommes ont eu la gloire d’aller plus loin que Descartes dans ce profond spiritualisme. Descartes, qui place la raison si haut par rapport aux autres facultés de l’homme, l’avait trop rabaissée par rapport à Dieu. Il ne voyait dans les notions de la raison que des décrets arbitraires de la Providence. Ses disciples y verront des vérités absolues, contre lesquelles d’autres vérités ne peuvent prévaloir ; ils en feront des images de la raison divine, des portions même de Dieu. Mais cette vue sublime n’était que la conséquence du principe que Descartes avait posé.

C’est là, si je puis m’exprimer ainsi, le cartésianisme littéraire, dont le cachet est empreint sur

tous les grands esprits du dix-septième siècle, sauf Corneille, lequel écrivait le Cid l’année même où paraissait le Discours de la méthode.

§ IV. Du Discours de la méthode.

Tant de nouveautés si étonnantes et si fécondes parurent pour la première fois dans ce fameux Discours de la méthode, le premier de nos ouvrages en prose où l’esprit français ait atteint sa perfection, et la langue son point de maturité. Les autres écrits de Descartes ne furent que les développements de ce Discours, et les preuves des principes qui y sont exposés. Ouvrage formidable, Descartes y avait résumé près de vingt années de cette réflexion si opiniâtre et si intense, à laquelle le monde n’offrait ni assez de solitude ni assez de liberté, et qu’il défendit contre toutes les distractions extérieures avec la même jalousie et le même esprit de conservation qu’on met à défendre sa vie.

Voilà enfin un sujet, et quel sujet ! Qui suis-je ? Qu’est-ce que ce corps et qu’est-ce que cette âme, si étroitement liés et si incompatibles ? Qui suis-je par rapport à Dieu ? Qu’est-ce que le monde où il m’a placé ? Descartes remonte encore plus haut. Suis-je en effet ? Qui me le fait voir évidemment ? Y a-t-il une âme distincte du corps ? Y a-t-il un Dieu ? Quelle chose en moi m’en révèle invinciblement l’existence ? Quels sont les rapports entre le monde extérieur et moi ? Sujet d’un intérêt éternel et toujours pressant, le premier qui s’offre à la pensée sitôt qu’elle est libre de l’autorité, de l’imitation, de l’exemple, et rendue à elle-même ; problème dont tous les esprits ont l’instinct, mais auquel la plupart se dérobent, sous l’empire des choses qui ne souffrent pas de délai ! Nous naissons avec le devoir de le résoudre ; car que sommes-nous, sinon ce problème ? Quoi de plus près de nous que nous ?

Descartes entreprend de se mettre en paix là-dessus. Il veut connaître par la raison naturelle son existence, celle de Dieu, celle du monde extérieur ; il veut y arriver par sa propre force, sans le témoignage des siècles, sans donner au consentement de l’univers le poids d’une prémisse dans un raisonnement rigoureux ; poussant la difficulté à l’extrême pour rendre la solution plus évidente, et reculant par-delà le doute jusqu’à une sorte de néant de toute croyance, afin de rendre invincible celle où il se fixera.

Cette croyance ne dépend ni du pays, ni du temps, ni des religions établies, ni de la forme des sociétés, bien qu’elle puisse s’accommoder de toutes ces circonstances. Ce que Descartes veut croire avec certitude, c’est ce qu’aurait cru un païen, c’est ce que croirait en tous pays et en tout temps un homme doué de raison, capable de concevoir un premier principe et d’en tirer des conséquences. Supposez cet homme rebelle par impuissance à la foi de son pays, ou entraîné vers l’incrédulité absolue ; Descartes veut le retenir sur le bord de l’abîme, l’aider à trouver en lui-même les principes qui le ramèneront à la croyance philosophique, et par elle peut-être à la croyance religieuse. Y a-t-il dans l’histoire de l’intelligence humaine une œuvre plus bienfaisante ? Y a-t-il une tâche plus noble que de rendre l’athéisme et le matérialisme impossibles, et d’arriver là sans s’aider de l’autorité, de la tradition, de l’exemple, qui engendrent le doute par la fatigue de leurs contradictions ? Quel service rendra Descartes au genre humain, s’il y réussit !

Mais jusqu’à ce qu’on ait formé sa croyance, il faut, pour le lieu et le pays où l’on vit, adopter une conduite provisoire, afin d’éviter l’irrésolution et de vivre heureusement. Descartes y a pourvu. On se réglera par le respect des coutumes, par la religion établie, par les opinions modérées ; on tâchera d’être ferme dans ses actions, de se vaincre plutôt que sa fortune, « à cause, dit-il, qu’on n’est maître que de ses pensées », de ne rien désirer qu’on ne puisse avoir. C’est là la morale de Descartes.

Il donne ensuite son attention au corps, à la santé. Il a sa physique et sa médecine. Partant de ce principe, qu’il y a plus de biens que de maux dans la vie, il recommande comme nécessaire la science par laquelle on conserve la santé, le premier bien et le fondement de tous les autres. Il voulait préserver l’homme d’une infinité de maladies du corps et de l’esprit, et peut-être même de l’affaiblissement de la vieillesse. Ses spéculations s’arrêtent à la mort. Trop occupé de l’éloigner comme cessation violente d’un état où le bien lui paraissait l’emporter sur le mal, il ne songea pas à la méditer comme le commencement d’une autre vie.

Le Discours de la méthode est le récit des réflexions qu’il avait faites, et des résolutions qu’il avait prises successivement, pour se satisfaire sur tous ces points. C’est pour cela qu’il pensa d’abord à l’appeler l’Histoire de son esprit. Les événements de cette histoire, ce sont les vérités conquises ; le détail où il entre, dans les traités qui suivirent, c’est la suite des raisonnements qui ont amené et assuré ces conquêtes. Il faut contempler ce plan admirable, sur lequel a été bâti tout l’édifice littéraire du dix-septième siècle.

§ V. Comparaison entre l’esprit du cartésianisme et l’esprit du seizième siècle.

Une comparaison entre l’esprit du cartésianisme comme méthode générale, et l’esprit du seizième siècle, rendra plus sensible la nouveauté de ce plan.

Le seizième siècle, personnifié dans ses libres penseurs, Montaigne en tête, était arrivé au doute par le savoir. Le Que sçais-je ? de Montaigne, le Je ne sçai de Charron, telle est la conclusion du seizième siècle, conclusion fort douce dont il s’accommode. Le doute était le fruit de la curiosité ; je ne dis pas le châtiment, car qu’y avait-il de plus innocent et de plus légitime que la curiosité après le moyen âge ? C’était, de plus, un système, par opposition à l’esprit d’affirmation des sectes religieuses, et une sagesse, eu égard aux excès de cet esprit. Le doute à cette époque est ce port dont parle Lucrèce, d’où il y a tant de douceur à contempler le péril d’autrui.

Descartes trouve le doute établi ; mais au lieu d’en faire un but, il en fait un moyen. Il veut douter, mais pour arriver à la croyance. De ce port où se repose Montaigne, il va s’élancer à la recherche des vérités qui régleront sa vie. Le doute pour Descartes c’est le commencement du laborieux voyage. Au seizième siècle on y arrivait par la multitude des connaissances et par la difficulté d’y faire un choix. On s’y plaisait toutefois, soit par le souvenir de l’ignorance passée, soit par le dégoût des affirmations violentes. Le doute de Descartes est l’état le plus actif : c’est une démolition, pièce à pièce, de tout ce qui est venu en son intelligence par l’imagination et les sens, sans l’assentiment de sa raison. Il en arrache, une à une, toutes les notions qui s’y étaient attachées, et, pour les empêcher d’y rentrer par surprise, il se violente en quelque manière à parler contre elles et à les dédaigner. Il suivait en cela la prescription de saint François de Sales contre les passions, dont on parvient à se défendre, dit ce saint, en parlant fort contre elles, et en s’engageant, même de réputation, au parti contraire. C’est ainsi que Descartes allait jusqu’à ce paradoxe, qu’il n’est pas plus du devoir d’un honnête homme de savoir le grec et le latin que le langage suisse ou bas-breton.

Son effort pour se rendre libre à cet égard était d’autant plus violent que, parmi les idées qu’il rejetait, il en devait reprendre un grand nombre, et que ce qu’il niait provisoirement, il devait y croire le jour où l’évidence lui en serait révélée par la raison.

Descartes fit servir ainsi le doute à l’établissement de la vérité ; il la nia pour la faire rentrer victorieuse dans son esprit par la voie légitime, c’est-à-dire par l’évidence. Aussi lui doit-on donner la gloire d’avoir été le premier écrivain français qui ait sérieusement cherché la vérité. Ce jugement ne dépossède pas Montaigne ; il lui fait sa juste part. Montaigne se plaît dans les vérités d’expérience, les dissemblances individuelles, les contradictions, les fluctuations de l’homme, les particularités et les bigarrures des opinions, des gouvernements, des polices, de la morale ; il cherche à son aise des faits vrais plutôt qu’il ne poursuit la vérité elle-même, pour y trouver une croyance et une règle. La spéculation, pour Montaigne, est comme un doux exercice de son esprit ; il y fait entrer en leur lieu, à la suite d’autres objets de réflexion fort secondaires, ces grands problèmes auxquels Descartes s’est attaché uniquement, après avoir déraciné de son esprit toutes ces contradictions, tous ces préjugés, toutes ces opinions venues de toutes les sources, dont la diversité infinie fait les délices de Montaigne.

Tous les deux se prennent pour sujet de leurs méditations ; mais tandis que Descartes se cherche et s’étudie dans la partie de nous-mêmes qui dépend le moins des circonstances extérieures, et qui porte en elle-même la lumière par laquelle nous la connaissons, la raison, Montaigne se regarde dans toutes les manifestations de sa nature physique et morale, et dans sa raison ni plus ni moins curieusement que dans son humeur. Cette faim de se cognoistre, qui ne doit pas avoir pour résultat de se fixer, qu’est-ce autre chose, le plus souvent, qu’un vif amour de soi, qui se cache sous un air de curiosité pour ce qui est de l’homme en général ? Quelquefois ce n’est que le plaisir puéril de faire voir par quoi l’on ne ressemble pas aux autres. Aussi toute cette connaissance aboutit-elle à se nier elle-même : Que sçais-je ?

Il n’est pas étonnant que Descartes et Montaigne ne communiquent pas de la même manière ce qu’ils ont cherché par des voies si opposées. Montaigne n’a aucun désir de propager ses idées. Comment prendrait-il de la peine pour convaincre ses lecteurs de son doute ? Ce doute deviendrait alors une affirmation, et Montaigne n’affirme pas même qu’il doute. « Croyez ce qu’il vous plaira » est le corollaire du « Que sçais-je. » C’est même un des charmes de Montaigne, qu’il ne prétend convaincre personne, et, entre autres libertés qu’il caresse en chacun de nous, il y a celle de n’être pas de son avis. Avec quelle ardeur, au contraire, Descartes communique la vérité, et combien cette ardeur tout intérieure, que ne rendent suspecte aucun excès de langage, aucune affectation d’éloquence, est une première marque que ce qu’il tient si fort à communiquer aux autres est en effet la vérité ! Avec Descartes, il faut pénétrer au fond des choses, revenir à la charge, ne pas se rebuter. Si deux lectures n’y suffisent pas, il faut lire une troisième fois ces raisons « qui s’entre-suivent de telle sorte, dit-il, que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières, qui sont leurs effets22. » Qu’on ne s’imagine pas qu’il suffise d’une attention ordinaire pour s’approprier ou pour avoir le droit de rejeter ses raisons ; il ne le souffre pas, il ne permet pas « qu’on croie savoir en un jour ce qu’un autre a pensé en vingt années23. » La fuite n’est pas possible avec honneur ; car comme il nous fait connaître toute la puissance de la réflexion, et qu’il agrandit notre raison par la sienne, ce serait nous avouer incapables d’application que de lâcher prise après un premier effort, ou que de n’oser le tenter.

L’excès dans le désir de convaincre rend Descartes dur pour ses contradicteurs, outre le faible humain, qui fait que les meilleurs esprits ne peuvent défendre la vérité sans s’opiniâtrer, ni sans en confondre l’intérêt avec le leur. On a dit de Descartes : Ce fut plus qu’un homme, ce fut une idée. Je ne l’entends pas seulement de la nouvelle philosophie, par laquelle il est une idée personnifiée ; je l’entends aussi de ce prodige d’abstraction par lequel cet homme qui avait un corps, des sens, une imagination, était arrivé à ce qu’Aristote dit de Dieu : « C’est la pensée qui se pense, c’est la pensée de la pensée. » Il y a dans sa polémique je ne sais quelle sécheresse et quel ton absolu qui tient de l’idée plutôt que de l’homme ; on dirait une vérité aux prises avec des sophismes, et, là où la conviction devient superbe, une âme qui s’étonne d’être contredite par des corps. Ô chair ! dit-il au plus illustre de ses contradicteurs, Gassendi, qui lui répond : Ô idée ! C’est en effet la querelle entre l’âme et le corps. Que cette ardeur est peu dans le tempérament de Montaigne, lui qui, pour conjurer toutes les contradictions, s’est fait son propre contradicteur, et qui ne soupçonna guère qu’un jour viendrait où son doute serait attaqué et presque calomnié par un homme de génie, par Pascal !

Mais, par la même raison qu’on se lasse bientôt de la liberté où nous laisse Montaigne, on est saisi, entraîné par l’autorité et la domination de Descartes. Cette clarté admirable, cette précision, cette généralité du langage, dans une matière d’un intérêt si grand, ôtent tout prétexte de reculer ou de s’abstenir. Qui donc oserait se dire ou incompétent ou médiocrement touché du sujet ? On n’y échappe que par imbécillité d’esprit ou paresse. Pour celui qui parvient à s’y attacher, il y trouve cette douceur de déférer et d’obéir qui est plus un témoignage de force que de faiblesse ; et, dût-il ne pas se rendre aux résultats, c’est assez qu’il soit pénétré de la méthode ; il est dans la voie de la vérité.

Telle est en effet la force de cette méthode, telle en est la conformité avec l’esprit français, qu’il y eut, au temps de Descartes, des superstitieux de ce beau génie qui prirent pour le législateur même de la nature des choses celui qui ne faisait qu’en reconnaître les lois. Les écrits du temps parlent des convictions extraordinaires qu’il produisit. On le croyait si en possession de la vérité sur tous les principes des choses, qu’on lui attribuait le pouvoir de prolonger sa vie, et qu’on regardait son régime particulier comme un principe éternellement vrai de longévité. Lui-même n’avait-il pas été dupe de la rigueur de sa méthode ? Tout lui étant cause et effet, là où il n’apercevait pas de cause, il ne redoutait pas d’effet, et il n’attendait pas la maladie de la santé, ni de la maladie la mort. « Je me sentais vivre, dit-il, — il avait alors quarante ans, — et, me tâtant avec autant de soin qu’un riche vieillard, je m’imaginais presque être plus loin de la mort que je n’avais été en ma jeunesse. » Il mourait pourtant-moins de quinze ans après, ne causant pas moins de surprise que de deuil à ses amis, qui ne pouvaient comprendre qu’il fût mort sans l’avoir prédit. Quelques-uns même crurent qu’il n’avait cessé de vivre que pour n’avoir pas voulu résister à la mort.

L’autorité, la domination de Descartes, s’est communiquée aux écrits du dix-septième siècle. Nous en faisons l’aveu par la qualification de maîtres que nous donnons aux grands écrivains de cette époque. Pourquoi les appeler maîtres, sinon parce qu’il y a là une doctrine et des disciples, et qu’à l’idée de la supériorité du génie se joint celle d’un enseignement éternel ? Nous ne le disons pas seulement de ceux qui exposent dogmatiquement la vérité ; le mot s’applique à tous sans exception ; car, soit qu’ils tirent ou nous laissent tirer la morale des peintures qu’ils nous font de la vie, leur dessein d’exprimer la vérité et d’en persuader les autres hommes est si manifeste, qu’à moins d’une grande médiocrité d’esprit et de cœur, on éprouve les effets de cette autorité, et l’on fait le ferme propos d’y obtempérer. Nous les trouvons, pour ainsi dire, sur le chemin de toutes nos actions, qu’ils ont comme prévues et réglées d’avance, et si nous ne faisons pas ce qu’ils conseillent, c’est avec le sentiment d’une sorte de désobéissance envers des maîtres infaillibles.

L’attachement à la vérité pratique et l’ardeur de la communiquer, c’est le génie même de notre pays. Nous avons donné le plus bel exemple, dans le monde moderne, de cette propriété de la vérité, qui est de susciter dans l’esprit qui la possède le désir et le devoir d’en faire part aux autres. Sitôt qu’elle est apparue à un esprit supérieur, elle cesse de lui appartenir ; il faut qu’il la rende incontinent au public, appropriée à l’intelligence de tous, et à peine signée, en un coin, du nom de l’inventeur. Celui qui croit la garder pour soi ne l’a pas trouvée ; c’en est quelque ombre dont il se leurre, et il n’y a pas de plus grande erreur en critique que de dire d’un écrivain qui n’est pas vrai, qu’il lui était libre de l’être, et qu’ayant dans une main la vérité, et le mensonge dans l’autre, il lui a plu de laisser échapper le mensonge et de retenir la vérité. Ne rabaissons pas la vérité, cette portion de Dieu, jusqu’à penser qu’elle n’a pas assez de charmes pour se faire préférer au mensonge. Ne calomnions pas même les écrivains faux, jusqu’à dire que, pouvant prétendre à la gloire de la vérité exprimée dans un beau langage, ils ont mieux aimé la notoriété qui s’attache aux scandales du talent. Ils n’ont pas été libres de choisir ; je n’en veux pour preuve que les préfaces où ils essayent de nous donner leurs défauts pour des beautés et le faux pour le vrai.

§ VI. En quoi Descartes est plus original et plus naturel qu’aucun de ceux qui l’ont précédé, et le premier, dans l’histoire de la prose française, qui ait atteint la perfection de l’art d’écrire.

Si Descartes a été marqué le premier de ce grand caractère, et s’il en fait par son exemple une loi de notre littérature, il n’y a point d’exagération à dire qu’il est plus original qu’aucun des écrivains ses devanciers.

A moins que, par un étrange abus de mots, on trouve moins d’originalité dans la plus grande liberté de la pensée unie à la plus grande justesse, que dans un certain mélange de raison et de folie, de génie et de débauche d’esprit, tel qu’on le voit dans Rabelais, il faudra bien que Rabelais soit moins original que Descartes.

Il est vrai que Montaigne nous fait goûter une autre sorte d’originalité, qui n’est ni ce dérèglement d’imagination où la raison brille par éclairs, ni la plus grande liberté de la pensée unie à la plus grande justesse. C’est le laisser-aller d’un esprit qui s’abandonne naïvement à toutes ses idées, se fiant, pour ne pas tomber dans l’excès, à une certaine modération naturelle. Je suis loin de ne pas trouver cette originalité-là de bon aloi. Mais l’originalité d’un écrivain qui, différant des autres hommes par le caractère, l’humeur, la condition, ne fait attention qu’aux points qui le rendent semblable à tout le monde, et fonde la vérité sur cette ressemblance, me paraît d’un ordre plus élevé. C’est là l’originalité du penseur dans Descartes.

Il est un autre trait par où Descartes est plus véritablement original que les écrivains ses prédécesseurs : il se passe de l’antiquité. Depuis la Renaissance, les plus grands esprits ne sont que des érudits de génie, et l’esprit français se forme, se discipline, s’enrichit, à l’école des idées et des souvenirs des deux antiquités. Nous avons applaudi à cette dépendance, parce qu’elle était féconde ; c’était la dépendance du disciple à l’égard du maître, d’une nation jeune à l’égard du monde ancien, d’un esprit qui se développe à l’égard d’un esprit achevé. Après avoir suivi avec curiosité, dans les siècles antérieurs, ces vagues traditions de l’antiquité qui sont comme les lisières à l’aide desquelles l’esprit français marche d’un pas de plus en plus assuré, nous avons été heureux de voir de grands écrivains, Rabelais, Calvin, Amyot, Montaigne, égaler sur quelques points la pensée française à celle de l’antiquité, notre langue aux deux langues universelles. Mais personne n’a marché seul ; personne n’a quitté la main des anciens. L’érudition est la cause ou le but de toutes les productions de l’esprit. Sa diversité excite la pensée, et l’empêche de se fixer. Elle fait des livres agréables, mais sans proportion, sans conclusion. La littérature au seizième siècle n’est le plus souvent qu’un commentaire original des littératures grecque et latine.

Descartes, par le Discours de la méthode, a mis du premier coup l’esprit français de pair avec l’esprit ancien. L’érudition a fait son temps. Descartes est un disciple devenu maître. Le premier de tous les préjugés dont il s’est délivré, c’est la superstition de l’antiquité. Il marche seul, et d’un pas si hardi, qu’on s’imagine qu’il crée ce que le plus souvent il ne fait que restaurer. Avant lui, la raison n’ose guère se séparer de l’autorité, ni le nouveau de l’ancien ; tout se prouve par des témoignages discutés et interprétés, par des livres, par des auteurs ; toute argumentation est historique. Descartes ne veut pour preuves que des raisons pures, des vérités de sens intime. Jamais les témoignages humains n’interviennent dans son raisonnement ; point de citation, point de commentaire.

Lui-même est enivré de cette indépendance. Dans son orgueil naïf de novateur et d’émancipé, il raille l’étude de l’antiquité, et va jusqu’à regretter d’avoir appris le latin, qui empêche, dit-il quelque part, d’écrire en français24. Ne lui en voulons pas. C’était une si grande nouveauté, et si hardie, que de marcher seul et de ne pas tomber ! La gloire en était si extraordinaire, qu’elle a pu, sur ce point, troubler son grand sens. Il traita l’antiquité comme il allait être traité lui-même par un de ses plus chers disciples, Leroy, si longtemps attaché à lui, lequel, pour avoir poussé plus loin une de ses pensées, et développé quelques points de sa doctrine, se crut un jour grand philosophe. Descartes n’avait plus besoin de l’antiquité ; mais elle était dans ses veines. C’était de sa part faiblesse de dire qu’il avait fort peu de lecture. Sans accorder à ses contradicteurs qu’il était aussi instruit en toutes choses qu’homme de son siècle, et de beaucoup le plus instruit dans les matières de science et de philosophie, on peut dire que l’antiquité, qu’il avait arrachée de sa mémoire, comme corps de doctrines, y était restée comme méthode générale ; et c’est par l’effet d’une illusion qu’il crut inventer beaucoup de choses qu’il retrouvait. Il avait pu se dépouiller de toutes les opinions ; mais il gardait les bonnes habitudes, et c’est du commerce même de l’antiquité qu’il tirait la force de s’en rendre indépendant.

Il y a d’ailleurs une preuve que, même au plus fort de ses spéculations, loin de négliger l’antiquité, il y puisait des sujets de méditation, et il en portait des jugements pleins de goût. Ce sont ses admirables lettres à la princesse Elisabeth, sur le traité de Sénèque : De la vie heureuse. Il y avoue que, s’il a choisi le livre de Sénèque pour le proposer comme un entretien qui pourrait être agréable à cette princesse, « il a eu seulement égard à la réputation de l’auteur et à la dignité de la matière, sans penser à la façon dont il la traite, laquelle ayant depuis été considérée, ajoute-t-il, je ne la trouve pas assez exacte pour être suivie25. » Ailleurs il dit : « Pendant que Sénèque s’étudie ici à orner son élocution, il n’est pas toujours assez exact dans l’expression de sa pensée26. » Et plus loin : « Il use de beaucoup de mots superflus. » Et encore, parlant de diverses définitions que donne Sénèque du souverain bien : « Leur diversité, dit-il, fait paraître que Sénèque n’a pas clairement entendu ce qu’il voulait dire : car, d’autant mieux on conçoit une chose, d’autant plus est-on déterminé à ne l’exprimer qu’en une seule façon27. »

Ce jugement admirable est une critique indirecte de Montaigne, et accuse en général la façon de penser du seizième siècle, où l’on goûtait si fort cette inexactitude de Sénèque. Là encore Descartes est plus original que ses devanciers, parce qu’il est plus dans la vérité. En discréditant les mauvais modèles, il ramenait aux bons, à ceux qu’on peut étudier sans courir le risque de les imiter, parce qu’ils sont inimitables. Balzac avait eu l’honneur de les indiquer le premier. Cet idéal de l’éloquence, considérée comme l’art de persuader la vérité, le conduisait à Cicéron. Mais il ne prit de ce grand modèle qu’un certain appareil de harangue disproportionné à des spéculations de cabinet. Pour le fond des choses, il demeura attaché aux écrivains ingénieux qui songent plus à orner leur élocution qu’à éclaircir leurs pensées, et chez lesquels chaque détail est, à son tour, tout le sujet. C’est de ceux-là que Descartes se sépare, et, sans en faire l’objet de réflexions particulières, il quitte les pensées et la langue du seizième siècle, et entre le premier dans la grande manière inimitable. Grandeur et importance pratique des idées, exactitude du langage ; le discours réduit à ce qui est essentiel ; les nuances négligées ; l’auteur au service de sa matière ; le soin de prouver substitué au stérile travail d’orner, l’éloquence elle-même remplaçant l’image fardée qu’en avait donnée Balzac, c’est là Descartes, et c’est là le dix-septième siècle !

En caractérisant l’originalité de Descartes, on explique plus qu’à demi comment, plus original que les écrivains du seizième siècle, il est aussi plus naturel.

Qu’est-ce que le naturel dans les écrits ? Il y a à cet égard des vérités d’instinct ; il faut s’y fier. Que signifie le mot naturel, si ce n’est conforme à la nature ? Et qu’entend-on par la nature dans l’ordre intellectuel, sinon ce qu’il y a de semblable et d’identique dans tous les hommes, c’est-à-dire la raison ? Les idées sont donc naturelles lorsqu’elles sont conformes à la raison ; et comme il n’y a rien de plus conforme à la raison que la vérité, plus les idées sont vraies, plus elles sont naturelles.

Ne quittons pas les vérités d’instinct. Qu’est-ce qu’on entend par une personne naturelle, sinon une personne dont tous les mouvements sont réglés, qui est vraie et judicieuse, qui parle et agit selon la vérité et la raison ? Ajoutez-y une grâce particulière, une certaine facilité à faire toutes ces choses si excellentes : voilà le charme des personnes naturelles ; c’est l’impression même qui résulte de ce que toute chose en elles est conforme à la raison.

Vivre conformément à la nature, ce n’est pas s’abandonner à tous ses mouvements, à tous ses instincts ; c’est suivre la raison. Pour être naturel, il faut se rendre libre de toutes les impressions, de tous les jugements qui nous viennent du dehors, et qui substituent une fausse nature à la véritable ; il faut arracher cette foule d’idées parasites qui ont fait ombre sur notre propre jugement, et se faire, à force de réflexion, une sorte de naïveté. Descartes, par la manière dont il défendit toute sa vie sa liberté, par la jalousie de sa solitude, nous a donné à cet égard un plan de conduite. Il regardait l’inconvénient d’être trop connu comme une distraction dangereuse au dessein qu’il avait formé, disait-il, de ne jamais sortir de lui-même que pour converser secrètement avec la nature, et de ne quitter la nature que pour rentrer en lui-même. Il craignait beaucoup plus la réputation qu’il ne la souhaitait, estimant qu’elle diminue toujours quelque chose de la liberté et du loisir de ceux qui l’acquièrent ; deux choses qu’il considérait comme les deux plus précieux avantages de sa retraite. Nos conditions, pour la plupart dépendantes, nous rendent cette conduite difficile ; une certaine retraite en soi-même n’est impossible à personne.

On dit d’un homme qu’il est à la mode, quand sa vanité ou sa légèreté l’a rendu l’esclave de toutes les opinions passagères qui ont aujourd’hui la faveur de la foule, pour la perdre demain. C’est cet homme qui se fait une taille pour toutes les formes d’habit ; qui imite tout ce qui plaît ; qui se règle en toutes choses par la réputation plutôt que par la raison. On dit d’un autre qu’il est singulier, quand il rejette sans modération tout ce que l’homme à la mode adopte sans volonté, et, s’il a raison, quand il le fait trop voir, perdant ainsi, par l’orgueil qu’il y mêle, l’avantage d’être dans la raison. Toutefois, on estime plus l’homme singulier que l’homme à la mode. La foule la plus entraînée éprouve un certain respect pour celui qui se tient à l’écart ; elle sent involontairement qu’elle agit plus par passion que par raison, et qu’en ne la suivant pas on fait preuve de raison. De quel homme, au contraire, dit-on qu’il est naturel, sinon de celui qui ne suit l’opinion commune que jusqu’où elle cesse d’être raisonnable, qui au-delà résiste, et qui, loin de tourner son rôle à son avantage sur les autres et de s’enticher même de sa raison, ne prend pas moins garde de se trop distinguer de la foule que de l’imiter.

Il est remarquable que nous ne séparons pas l’idée du naturel de l’idée de raison ; car qui en a jamais vu donner la louange à une personne commune ou à une personne extravagante ? Le naturel dans les écrits n’est pas d’une autre sorte que le naturel dans la vie humaine. Ecrire naturellement c’est écrire conformément à la raison.

Pascal dit de la lecture des bons auteurs : « Quand on lit des écrits naturels, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. » Quel est cet homme ? Est-ce l’individu, dans ce qui le distingue de tout le monde, les particularités de son caractère, ses humeurs, ses dispositions qui changent selon les variations de sa santé ?

Je n’imagine pas que Pascal eût été ravi d’apprendre d’un auteur par quoi cet auteur différait de lui, ni de le voir estimer ces différences au point d’en entretenir la postérité. C’est donc l’homme, dans ce qui lui est commun avec tous les autres hommes, avec Pascal tout le premier, dans ce qui est conforme à la nature immuable et universelle, la raison. Ce qui ne veut pas dire, on le comprend de reste, l’homme qui raisonne ou enseigne, mais l’homme qui sent, imagine, s’émeut, se passionne dans une mesure telle, que tout lecteur se reconnaît dans ses écrits, et que nous tenons pour nôtres ses sentiments, ses passions et sa raison.

A nul mieux qu’à Descartes ne s’applique l’idée que nous nous faisons du naturel. Quel homme s’est rendu plus libre des opinions et des impressions du dehors, a mieux réussi à dégager sa pensée de tout ce qui ne lui était pas propre, ou ne venait pas directement de sa raison ? Qui a écrit plus conformément à la raison ? Il n’y aurait pas de justice à n’en pas étendre l’éloge à tout ce qu’il a écrit d’accessoire à ses spéculations, dans lesquelles on n’est pas surpris de trouver le grand naturel de la raison, puisque c’est la raison elle-même qui s’y manifeste par l’évidence. Tout ce qui est sorti de la plume de Descartes est marqué de cette exactitude qui, selon son jugement, a manqué à Sénèque, et qui consiste dans le rapport parfait des paroles aux pensées et dans le choix, parmi les pensées, de celles qui peuvent servir de preuves à un raisonnement.

Je trouve là encore à admirer la justesse de ce qu’on a dit de Descartes, qu’il était une idée faite homme. Descartes est une idée, dans ce sens qu’il recherche la vérité universelle, l’idée pure, avec la seule faculté universelle qui soit en nous, la seule qui ne dépende pas de l’individu, la raison. Il ne s’occupe pas des circonstances extérieures qui pourraient faire flotter sa vue, ni de lui-même à titre d’individu offrant matière à un examen peu sûr et peu désintéressé. Toutes ses paroles sont exclusivement pour l’idée ; elles sont nécessaires, par conséquent parfaites. Elles ne peuvent être ni plus fortes ni plus ornées, telles sont ainsi, parce qu’il est impossible qu’elles soient autrement. Qu’est-ce donc que le naturel par excellence, si ce n’est tout cela ? Plus l’individu qui voit la vérité se met lui-même dans l’ombre, plus nous voyons la vérité qu’il nous montre. S’il disparaît complètement, comme fait Descartes, nous ne voyons plus que la vérité toute seule ; c’est elle qui nous parle directement, et qui nous persuade.

Le seizième siècle n’a jamais eu ce naturel. Est-ce dans Montaigne qu’on en trouverait un exemple ? Mais à qui s’applique moins l’idée du naturel par excellence qu’à Montaigne, à cet homme occupé à se peindre, et par conséquent à se farder ; à s’analyser, et par conséquent à se prêter ou à se retrancher certains traits, par la subtilité même de son esprit, et par cette curiosité qui se crée un spectacle ; penseur à la suite d’autrui, à propos d’une lecture qui le pique ; qu’une idée ingénieuse attache tout un jour, et qu’une citation fait changer de chemin ; qui suspecte la nature universelle et ne se plaît qu’en la nature variable ; qui pense plus pour le plaisir d’écrire, qu’il n’écrit pour éclaircir ses pensées ; auquel ses amis reprochent d’épaissir sa langue, comme on reprocherait à un peintre d’empâter ses couleurs, par trop d’attention donnée au détail ?

Il y a là pourtant une sorte de naturel, c’est celui d’une personne dont la raison ne règle point toujours l’imagination et la sensibilité, mais qui met une certaine grâce à ne s’en point cacher, et qui, n’ayant d’ailleurs que des caprices supportables ou des défauts modérés, s’y abandonne naïvement, dans une mesure qui n’incommode personne. Montaigne est tout plein de ce naturel ; il a plus rarement celui qui vient de la raison appliquée à la recherche de la vérité. Il se jette à chaque instant hors de la raison générale, qu’il n’a pas d’ailleurs reconnue ; et bon nombre de ces délicatesses de pensée et d’expression, de ces nuances dont son style est chargé, ne peuvent passer de son esprit dans l’esprit de ses lecteurs. Je n’admire pourtant pas médiocrement le naturel de Montaigne. Il a une perfection qui lui est propre ; il n’est que trop conforme à toutes les faiblesses de la nature variable et individuelle, dont il est comme l’image la plus naïve. Mais l’exemple en est ou dangereux, par la tendresse qu’il nous donne pour nos faiblesses et nos bizarreries, ou stérile, comme tout ce qui provoque à l’imitation. Quel guide moins sûr qu’un auteur qui fait une égale estime de toutes ses pensées, qui professe la doctrine que la langue de son pays en doit être la servante, et qu’où elle fait défaut, le patois peut y suppléer !

Le naturel de Descartes a des effets tout contraires. Outre qu’il soutient l’âme, et qu’il la met en garde contre toute pensée qui ne lui arrive pas par la bonne voie, il rend l’imitation impossible. On n’a pas ce grand naturel à demi, ni par imitation ; on l’a tout entier, et on l’a de génie, comme Descartes. Je l’ai dit du reste, on n’imite d’un auteur que le tour d’esprit ou les défauts de l’individu ; on n’imite pas ce qui est de l’homme ; et c’est une mauvaise mesure de la grandeur d’un écrivain, que le nombre de ses imitateurs. J’y vois seulement la preuve que, dans cet écrivain, l’humeur domine la raison, et qu’il a plus de physionomie que de beauté. Je suis sûr d’y découvrir un certain défaut familier, un côté où penche son esprit, faute de force pour se tenir en équilibre ; une faiblesse qu’il a su rendre séduisante par l’adresse dont il la déguise. Un écrivain n’est grand qu’à proportion qu’il est inimitable, et il est d’autant plus inimitable que sa raison est plus maîtresse de ses autres facultés, et qu’en lui l’homme l’emporte sur l’individu.

L’exemple d’un tel écrivain est salutaire, parce qu’il nous met en défiance de tout ce qui ne vient pas en nous par la raison ; il est fécond parce qu’en nous défendant contre toutes les servitudes extérieures, et en nous ramenant sans cesse comme au centre de nous-mêmes, il nous apprend le secret de valoir et de produire.

Tel fut l’enseignement donné par Descartes. Aussi n’eut-il pas d’imitateurs. Ceux qui purent pratiquer sa méthode y trouvèrent le secret d’être à leur tour inimitables. On n’imita pas Descartes, on l’égala. Même les hommes de génie qui devaient immoler la raison à la foi n’usèrent pas d’une autre logique que Descartes, qui avait institué la raison juge suprême du vrai et du faux. La même conduite de l’esprit, dans les écrits de ces grands confesseurs de la foi, amena invinciblement la même raison à connaître ce qui la surpasse. Il y eut entre eux et Descartes cette seule différence, que ce qui avait contenté Descartes, au sortir du seizième siècle, ne put, après lui, contenter des hommes que sa méthode avait rendus avides de vérités plus certaines que l’évidence même. Quant à ceux qui, à son exemple, continuant de tenir la science séparée de la foi, gardèrent, dans la plus entière soumission d’esprit sur les choses de la religion, la plus grande indépendance sur toutes les choses de la raison, à quoi en furent-ils redevables, sinon à sa méthode, qu’ils eurent la force d’appliquer à la conduite de leurs pensées et de leur vie ?

§ VII. Influence littéraire du cartésianisme sur les plus grands écrivains du dix-septième siècle.

Descartes n’exerça donc pas sur son époque cette sorte d’influence qui se manifeste par l’imitation, et qui est comme la livrée qu’un écrivain brillant fait porter à ses contemporains. Ce grand nombre d’imitateurs ne rehausse pas la gloire du modèle ; il prouve tout au plus que ses défauts venaient du mauvais emploi qu’il a fait de grandes qualités, et que ses contemporains ont été médiocres. L’influence de Descartes fut celle d’un homme de génie qui avait appris à chacun sa véritable nature, et, avec l’art de reconnaître et de posséder son esprit, l’art d’en faire le meilleur emploi. Voilà pourquoi les écrivains qui vinrent immédiatement après lui, quoique les plus originaux et les plus naturels de notre littérature, sont presque tous cartésiens. Ils le sont par ses doctrines, qu’ils adoptent entièrement ou en partie ; ils le sont par sa méthode, qu’ils appliquent à tous les ordres d’idées comme à tous les genres.

Tout près de lui, les premiers qui portent cette glorieuse marque de liberté, Pascal, le grand Arnauld, l’avaient personnellement connu. Dans Pascal, le mépris de l’antiquité comme autorité scientifique, la souveraineté de la raison dans tout ce qui n’est pas du domaine de la foi, sont du plus pur cartésianisme ; mais celui qui l’applique une seconde fois était capable de l’inventer. La ferme et droite raison d’Arnauld, cette méthode exacte, cette vigueur de déduction, sont des traditions cartésiennes. C’est l’esprit de Descartes qui souffle dans le chef-d’œuvre d’Arnauld et de Nicole, la Logique de Port-Royal. Ce manifeste de l’esprit moderne contre l’esprit du moyen âge, dans les deux discours préliminaires ; ce titre d’Art de penser, substitué au titre d’Art de raisonner, qui servait à définir la logique ; cette recherche des causes qui font les jugements faux ; l’autorité de la raison proclamée dans les choses de la science : tout cela est cartésien. Les règles données dans le corps de l’ouvrage, pour ce qui regarde la conduite de la vie, ne sont que des développements de la Méthode. Du reste, les auteurs ne manquent pas de s’en reconnaître redevables à Descartes, « un célèbre philosophe de ce siècle, disent-ils, qui a autant de netteté d’esprit qu’on trouve de confusion dans les autres. » Ce n’est pas seulement un acte d’honnêtes gens ; c’est la preuve que ces excellents esprits préféraient la vérité à l’honneur de l’avoir trouvée, et tenaient à ce qu’on sût, dans son intérêt même, que ce qu’ils pensaient à leur tour, un homme célèbre l’avait pensé avant eux. Les imitateurs ne font pas ainsi : ils n’avouent pas celui qu’ils imitent, l’imitation n’étant qu’une médiocrité d’esprit, mêlée de beaucoup de vanité, qui cache ses emprunts, ou quelquefois ne s’aperçoit même pas qu’elle emprunte.

C’est par sa logique que Descartes mit sa marque sur Port-Royal. Sa métaphysique a inspiré deux hommes de génie. L’un s’en appropria les principes avec la liberté d’esprit et la mesure admirable qui lui sont propres ; l’autre les reçut en disciple fidèle et les développa en disciple ingénieux ; ce furent Bossuet et Fénelon.

Bossuet suit Descartes dans son beau traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, ouvrage tout cartésien par ses principes et par son titre même. Il y donne la même définition de la philosophie, et y comprend de même les sciences ; il distingue, dans nos sensations, les phénomènes de l’esprit et ceux du corps ; il assigne la même origine à nos idées, et trouve dans l’entendement des idées supérieures aux idées sensibles ; il donne la même preuve de l’existence de Dieu ; il reconnaît, comme Descartes, la souveraineté de la raison dans toutes les opérations de l’esprit, dans l’appréciation du vrai et du faux, dans la conduite de la vie.

Fénelon, avec moins d’indépendance que Bossuet, abrège ou développe Descartes. Son traité de l’Existence de Dieu reproduit les principales vérités de la métaphysique cartésienne, à laquelle il mêle des ornements agréables, afin d’intéresser l’imagination à des vérités de raison.

La psychologie de Descartes attira au cartésianisme les compagnies de beaux esprits ; c’est par là qu’il fut un moment à la mode. Il en faut voir de piquantes anecdotes dans madame de Sévigné, dont la société était toute cartésienne. On y disputait de la nouvelle philosophie, à la suite d’une partie d’hombre et de reversi. Le marquis de Sévigné y soutenait contre tout venant celui que sa sœur, madame de Grignan, appelait son père. Il semble à madame de Sévigné, dans son admiration pour Descartes, que les nièces de ce grand homme dansent mieux le passe-pied que les autres. Puis ce sont nombre de mots fins et charmants qui sentent fort leur cartésianisme : « Je vous aime trop pour que les petits esprits ne se communiquent pas de moi à vous, et de vous à moi. » Et ailleurs : « J’aimerais fort à vous parler sur certains chapitres ; mais ce plaisir n’est pas à portée d’être espéré. En attendant, je pense, donc je suis ; je pense à vous avec tendresse, donc je vous aime ; je pense à vous uniquement de cette manière, donc je vous aime uniquement. »

Boileau, dans l’Arrêt burlesque, vengeait la philosophie de Descartes des dénonciations de l’université de Paris, et en gravait le précepte essentiel, « Aimez donc la raison », à toutes les pages de l’Art poétique, ce Discours de la méthode de la poésie française.

Qui ne sait par cœur l’enthousiaste déclaration de foi de La Fontaine sur Descartes :

Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit…28

D’autres fables, parmi ses plus belles, portent la marque des idées philosophiques de Descartes. Racine en avait recueilli et comme respiré la tradition vivante dans son commerce avec Port-Royal ; et si ses personnages raisonnent moins et pensent plus que ceux de Corneille, j’y vois un fruit de cette doctrine qui avait changé la définition de la logique, et remplacé l’art de raisonner par l’art de penser.

L’ordre des temps excepte de cette influence Corneille, qui, comme Descartes, n’eut pas d’ancêtres ni de tradition. Mais Molière dut en être touché plus directement et plus tôt que les autres. Il était disciple de Gassendi ; et comment douter que Gassendi ne prît ses disciples à témoin de ses débats avec Descartes, et, d’après ce qu’on sait de son caractère, qu’il ne leur donnât à lire les écrits de son rival ? Pourquoi cet ordre admirable de Descartes, cette simplicité toujours noble, cette exactitude sans recherche, cette profonde connaissance de l’homme, qui perce à chaque instant sous la discussion métaphysique, n’auraient-ils pas aidé Molière à connaître son naturel ? C’est Descartes que je sens dans une des plus étonnantes beautés du théâtre de Molière, dans cette logique du dialogue si libre dans ses tours, et toutefois si serrée. Il serait puéril d’ôter à Gassendi, pour la donner à Descartes, la gloire des premières impressions que reçut le génie de Molière ; mais il est vrai de dire que tous les deux y ont eu part, Gassendi par son attachement même pour les vérités d’expérience, qui sont le fond de la comédie ; Descartes par sa méthode, qui donnait, pour tous les genres d’ouvrages, les règles de l’art, c’est-à-dire de l’expression durable.

L’histoire des lettres offre plus d’un exemple d’une école littéraire dont le maître a été un homme de talent, faisant illusion par quelque défaut séduisant, que ses disciples imitaient en plagiaires. Mais où trouve-t-on ailleurs que dans l’histoire des lettres françaises l’exemple d’une école dont les disciples ont été des hommes de génie, parce que le génie même du maître a été d’enseigner à chacun sa véritable nature, de mettre les esprits en possession de toutes leurs forces, en leur disant ce qu’il en fallait faire ? Les grands hommes du dix-septième siècle ont appris de Descartes à connaître le naturel de leur pays, ce naturel qui fait de l’esprit français l’image la plus parfaite de l’esprit humain dans les temps modernes. Et de même que chacun de nous n’acquiert toute sa force que le jour où il se connaît, et ne vaut tout son prix, que le jour où il sait exactement sa mesure ; de même une nation n’acquiert toute sa grandeur, dans les choses de l’esprit, que le jour où elle a une connaissance exacte de son génie. Elle se soutient, tant que cette connaissance s’y conserve. Le jour où elle se fatigue de son génie et où, croyant l’étendre, elle le dénature, il lui arrive la même chose qu’aux individus qui se cherchent hors d’eux-mêmes et qui abdiquent dans l’imitation. Descartes a eu la gloire d’apprendre aux Français leur véritable génie ; cette gloire durera tant que ce génie se souviendra de ce qu’il a été. La méthode cartésienne ne cessera pas d’être l’une de nos facultés : instrument admirable, qui, faute de mains assez robustes pour le manier, pourrait bien être délaissé, mais qui ne sera jamais remplacé par un meilleur.

§ VIII. Descartes a porté la langue française à sa perfection.

En même temps que Descartes donnait le premier une image parfaite de l’esprit français, il portait la langue française à son point de perfection. La première chose d’ailleurs impliquait la seconde ; car comment concevoir la perfection d’une langue sans la parfaite conformité des idées qu’elle exprime avec le génie du pays qui la parle ?

Ce n’est pourtant pas toute la langue, mais c’est tout ce qui n’en changera pas et la rendra toujours claire pour les esprits cultivés ; c’est, si je puis parler ainsi, la langue générale. Toutes les qualités d’appropriation y sont réunies. L’usage d’une langue étant de rendre universelle la communication des idées, et les hommes ne communiquant point entre eux par leurs différences, mais par leurs ressemblances, dont la principale est la raison, une langue est arrivée à sa perfection quand elle est conforme à ce que nous avons de commun, la raison. Telle est la langue de Descartes. Les choses n’y peuvent toujours être comprises du premier effort, ni se communiquer par une première lecture. Peut-être même sont-elles inaccessibles à bon nombre d’esprits, ou trop peu cultivés ou trop indifférents à ces grandes matières : mais la faute n’en est jamais à la langue. Jamais le rapport des mots aux choses n’y est incertain ; jamais la langue n’y reste en deçà ou ne s’emporte au-delà des idées. Si le lecteur n’arrive pas jusqu’à la force du mot, c’est par trop peu d’attention ; s’il la dépasse, c’est que son imagination s’est ingérée dans le travail de sa raison. Il ne manque à la langue de Descartes que ce qui n’y était pas nécessaire : et c’est une beauté de cette langue que de s’être privée des beautés qui n’appartenaient pas au sujet. Je reconnais là pour la première fois le goût, ce sentiment de la langue de chaque sujet, commun aux écrivains du dix-septième siècle, Descartes en tête, lesquels n’étonnent guère moins par ce qu’ils rejettent de leurs discours que par ce qu’ils y reçoivent.

Descartes a donné le premier modèle de la langue de la prose, mais il ne lui a pas posé de limites. La raison devant être souveraine dans tous les ordres d’idées et dans tous les genres d’écrire, il n’est d’expression juste, même dans les sujets d’imagination, que celle que la raison approuve. C’est dans ce sens-là que le premier qui par la la langue de la raison donna le modèle de la langue française. Mais sous l’empire de cette règle, qui ne gêne que nos défauts, la prose française allait recevoir de grands accroissements de la variété des sujets et du génie propre de chaque auteur. Les langues sont comme l’humanité, qui, tout entière en chacun de nous, s’y personnifie néanmoins par des traits individuels. La même langue, parlée par deux hommes avec la même exactitude, reçoit du caractère de chacun quelque variété qui en fait la grâce.

Nous verrons donc le français s’enrichir à la fois de la diversité des genres et de la langue personnelle de chacun des grands hommes qui vont suivre Descartes, frères par la ressemblance de la raison, différents par le tour d’esprit. Mais le premier type pur qui en a été frappé, et auquel il faudra revenir toujours pour en reconnaître les véritables traits, nous le devons à Descartes.