(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre IV. Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre IV. Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples. »

Chapitre IV.
Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples.

Quelques exemples achèveront maintenant le développement de ce parallèle. Nous prendrons l’ordre inverse de nos premières bases ; c’est-à-dire, que nous commencerons par les lieux d’oraison dont on peut citer des traits courts et détachés (tels que le sublime et les comparaisons), pour finir par la simplicité et l’antiquité des mœurs.

Il y a un endroit remarquable pour le sublime dans l’Iliade : c’est celui où Achille, après la mort de Patrocle, paraît désarmé sur le retranchement des Grecs, et épouvante les bataillons troyens par ses cris100. Le nuage d’or qui ceint le front du fils de Pélée, la flamme qui s’élève sur sa tête, la comparaison de cette flamme à un feu placé la nuit au haut d’une tour assiégée, les trois cris d’Achille, qui trois fois jettent la confusion dans l’armée troyenne : tout cela forme ce sublime homérique qui, comme nous l’avons dit, se compose de la réunion de plusieurs beaux accidents et de la magnificence des mots.

Voici un sublime bien différent : c’est le mouvement de l’ode dans son plus haut délire.

« Prophétie contre la vallée de Vision.

« D’où vient que tu montes ainsi en foule sur les toits,

« Ville pleine de tumulte, ville pleine de peuple, ville triomphante ? Les enfants sont tués, et ils ne sont point morts par l’épée ; ils ne sont point tombés par la guerre…

« Le Seigneur vous couronnera d’une couronne de maux. Il vous jettera comme une balle dans un champ large et spacieux. Vous mourrez là ; et c’est à quoi se réduira le char de votre gloire101. »

Dans quel monde inconnu le prophète vous jette tout à coup ! Où vous transporte-t-il ? Quel est celui qui parle, et à qui la parole est-elle adressée ? Le mouvement suit le mouvement, et chaque verset s’étonne du verset qui l’a précédé. La ville n’est plus un assemblage d’édifices, c’est une femme, ou plutôt un personnage mystérieux, car son sexe n’est pas désigné. Il monte sur les toits pour gémir ; le prophète, partageant son désordre, lui dit au singulier, pourquoi montes-tu ? et il ajoute, en foule, collectif. « Il vous jettera comme une balle dans un champ spacieux, et c’est à quoi se réduira le char de votre gloire » : voilà des alliances de mots et une poésie bien extraordinaires.

Homère a mille façons sublimes de peindre une mort violente ; mais l’Écriture les a toutes surpassées par ce seul mot : « Le premier-né de la mort dévorera sa beauté. »

Le premier-né de la mort, pour dire la mort la plus affreuse, est une de ces figures qu’on ne trouve que dans la Bible. On ne sait pas où l’esprit humain a été chercher cela ; les routes pour arriver à ce sublime sont inconnues102.

C’est ainsi que l’Écriture appelle encore la mort, le roi des épouvantements ; c’est ainsi qu’elle dit, en parlant du méchant. « Il a conçu la douleur et enfanté l’iniquité 103. »

Quand le même Job veut relever la grandeur de Dieu, il s’écrie : « L’enfer est nu devant ses yeux104  : — c’est lui qui lie les eaux dans les nuées 105  : — il ôte le baudrier aux rois, et ceint leurs reins d’une corde 106. »

Le devin Théoclymène, au festin de Pénélope, est frappé des présages sinistres qui les menacent.

Ἇ δειλοί, etc107.

« Ah, malheureux ! que vous est-il arrivé de funeste ! quelles ténèbres sont répandues sur vos têtes, sur votre visage et autour de vos genoux débiles ! — Un hurlement se fait entendre, vos joues sont couvertes de pleurs. Les murs, les lambris sont teints de sang ; cette salle, ce vestibule sont pleins de larves qui descendent dans l’Érèbe, à travers l’ombre. Le soleil s’évanouit dans le ciel, et la nuit des enfers se lève. »

Tout formidable que soit ce sublime, il le cède encore à la vision du livre de Job :

« Dans l’horreur d’une vision de nuit, lorsque le sommeil endort le plus profondément les hommes,

» Je fus saisi de crainte et de tremblement, et la frayeur pénétra jusqu’à mes os.

» Un esprit passa devant ma face, et le poil de ma chair se hérissa d’horreur.

» Je vis celui dont je ne connaissais point le visage. Un spectre parut devant mes yeux, et j’entendis une voix comme un petit souffle108. »

Il y a là beaucoup moins de sang, de ténèbres, de larves que dans Homère ; mais ce visage inconnu et ce petit souffle sont en effet beaucoup plus terribles.

Quant à ce sublime, qui résulte du choc d’une grande pensée et d’une petite image, nous allons en voir un bel exemple en parlant des comparaisons.

Si le chantre d’Ilion peint un jeune homme abattu par la lance de Ménélas, il le compare à un jeune olivier couvert de fleurs, planté dans un verger loin des feux du soleil, parmi la rosée et les zéphyrs ; tout à coup un vent impétueux le renverse sur le sol natal, et il tombe au bord des eaux nourricières qui portaient la sève à ses racines. Voilà la longue comparaison homérique avec ces détails charmants :

Καλὸν, τηλεθάον, τὸ δέ τε πνοιαὶ δονέουσι,
Παντοίων ἀνέμων, καί τε βρύει ἄνθεῖ λευκῷ109.

On croit entendre les soupirs du vent dans la tige du jeune olivier. Quam flatus motant omnium ventorum.

La Bible, pour tout cela, n’a qu’un trait : « L’impie, dit-elle, se flétrira comme la vigne tendre, comme l’olivier qui laisse tomber sa fleur110. »

« La terre, s’écrie Isaïe, chancellera comme un homme ivre : elle sera transportée comme une tente dressée pour une nuit111. »

Voilà le sublime en contraste. Sur la phrase elle sera transportée, l’esprit demeure suspendu, et attend quelque grande comparaison, lorsque le prophète ajoute, comme une tente dressée pour une nuit. On voit la terre, qui nous paraît si vaste, déployée dans les airs comme un petit pavillon, ensuite emportée avec aisance par le Dieu fort qui l’a tendue, et pour qui la durée des siècles est à peine comme une nuit rapide.

La seconde espèce de comparaison, que nous avons attribuée à la Bible, c’est-à-dire, la longue comparaison, se rencontre ainsi dans Job :

« Vous verriez l’impie humecté avant le lever du soleil, et réjouir sa tige dans son jardin. Ses racines se multiplient dans un tas de pierres, et s’y affermissent ; si on l’arrache de sa place, le lieu même où il était le renoncera, et lui dira : “Je ne t’ai point connu112.” »

Combien cette comparaison, ou plutôt cette figure prolongée est admirable ! C’est ainsi que les méchants sont reniés par ces cœurs stériles, par ces tas de pierres, sur lesquels, dans leur coupable prospérité, ils jettent follement leurs racines. Ces cailloux, qui prennent la parole, offrent de plus une sorte de personnification presque inconnue au poète de l’Ionie113.

Ézéchiel, prophétisant la ruine de Tyr, s’écrie : « Les vaisseaux trembleront, maintenant que vous êtes saisie de frayeur ; et les îles seront épouvantées dans la mer, en voyant que personne ne sort de vos portes114. »

Y a-t-il rien de plus effrayant que cette image ? On croit voir cette ville, jadis si commerçante et si peuplée, debout encore avec ses tours et ses édifices, tandis qu’aucun être vivant ne se promène dans ses rues solitaires, ou ne passe sous ses portes désertes.

Venons aux exemples de narrations, où nous trouverons réunis le sentiment, la description, l’image, la simplicité et l’antiquité des mœurs.

Les passages les plus fameux, les traits les plus connus et les plus admirés dans Homère, se retrouvent presque mot pour mot dans la Bible, et toujours avec une supériorité incontestable.

Ulysse est assis au festin du roi Alcinoüs, Démodocus chante la guerre de Troie et les malheurs des Grecs :

Αὐτὰρ Οδυσσεὺς, etc.115.

« Ulysse, prenant dans sa forte main un pan de son superbe manteau de pourpre, le tirait sur sa tête pour cacher son noble visage, et pour dérober aux Phéaciens les pleurs qui lui tombaient des yeux. Quand le chantre divin suspendait ses vers, Ulysse essuyait ses larmes, et, prenant une coupe, il faisait des libations aux dieux. Quand Démodocus recommençait ses chants, et que les anciens l’excitaient à continuer (car ils étaient charmés de ses paroles), Ulysse s’enveloppait la tête de nouveau, et recommençait à pleurer. »

Ce sont des beautés de cette nature qui, de siècle en siècle, ont assuré à Homère la première place entre les plus grands génies. Il n’y a point de honte à sa mémoire, de n’avoir été vaincu dans de pareils tableaux, que par des hommes écrivant sous la dictée du Ciel. Mais vaincu, il l’est sans doute, et d’une manière qui ne laisse aucun subterfuge à la critique.

Ceux qui ont vendu Joseph, les propres frères de cet homme puissant, retournent vers lui sans le reconnaître, et lui amènent le jeune Benjamin qu’il avait demandé.

« Joseph les salua aussi en leur faisant bon visage, et il leur demanda : Votre père, ce vieillard dont vous parliez, vit-il encore, se porte-t-il bien ?

» Ils lui répondirent : Notre père, votre serviteur, est encore en vie, et il se porte bien ; et, en se baissant profondément, ils l’adorèrent.

» Joseph, levant les yeux, vit Benjamin, son frère, fils de Rachel, sa mère, et il leur dit : Est-ce là le plus jeune de vos frères, dont vous m’aviez parlé ? Mon fils, ajouta-t-il, je prie Dieu qu’il vous soit toujours favorable.

» Et il se hâta de sortir, parce que ses entrailles avaient été émues en voyant son frère, et qu’il ne pouvait plus retenir ses larmes ; passant donc dans une autre chambre, il pleura.

Et après s’être lavé le visage, il revint, et, se faisant violence, dit à ses serviteurs : Servez à manger116. »

Voilà les larmes de Joseph en opposition à celles d’Ulysse ; voilà des beautés semblables, et cependant quelle différence de pathétique ! Joseph, pleurant à la vue de ses frères ingrats, et du jeune et innocent Benjamin, cette manière de demander des nouvelles d’un père, cette adorable simplicité, ce mélange d’amertume et de douceur, sont des choses ineffables ; les larmes en viennent aux yeux, et l’on se sent prêt à pleurer comme Joseph.

Ulysse, caché chez Eumée, se fait reconnaître à Télémaque ; il sort de la maison du pasteur, dépouille ses haillons, et, reprenant sa beauté par un coup de la baguette de Minerve, il rentre pompeusement vêtu.

Θάμϐησε δέ μιν φίλος ὑιός, etc.117.

« Son fils bien-aimé l’admire, et se hâte de détourner sa vue, dans la crainte que ce ne soit un Dieu. Faisant un effort pour parler, il lui adresse rapidement ces mots : Étranger, tu me parais bien différent de ce que tu étais avant d’avoir ces habits, et tu n’es plus semblable à toi-même. Certes, tu es quelqu’un des Dieux habitants du secret Olympe ; mais sois-nous favorable, nous t’offrirons des victimes sacrées et des ouvrages d’or merveilleusement travaillés.

» Le divin Ulysse, pardonnant à son fils, répondit : Je ne suis point un Dieu. Pourquoi me compares-tu aux Dieux ? Je suis ton père, pour qui tu supportes mille maux et les violences des hommes. Il dit, et il embrasse son fils, et les larmes qui coulent le long de ses joues viennent mouiller la terre ; jusqu’alors il avait eu la force de les retenir. »

Nous reviendrons sur cette reconnaissance ; il faut voir auparavant celle de Joseph et de ses frères.

Joseph, après avoir fait mettre une coupe dans le sac de Benjamin, ordonne d’arrêter les enfants de Jacob ; ceux-ci sont consternés ; Joseph feint de vouloir retenir le coupable : Juda s’offre en otage pour Benjamin ; il raconte à Joseph que Jacob lui avait dit, avant de partir pour l’Égypte :

« Vous savez que j’ai eu deux fils de Rachel, ma femme.

» L’un d’eux étant allé aux champs, vous m’avez dit qu’une bête l’avait dévoré, il ne paraît point jusqu’à cette heure.

» Si vous emmenez encore celui-ci, et qu’il lui arrive quelque accident dans le chemin, vous accablerez ma vieillesse d’une affliction qui la conduira au tombeau.

» Joseph ne pouvant plus se retenir, et parce qu’il était environné de plusieurs personnes, il commanda que l’on fît sortir tout le monde, afin que nul étranger ne fût présent, lorsqu’il se ferait reconnaître de ses frères.

» Alors les larmes lui tombant des yeux, il éleva fortement sa voix, qui fut entendue des Égyptiens et de toute la maison de Pharaon.

» Il dit à ses frères : Je suis Joseph : mon père vit-il encore ? Mais ses frères ne purent lui répondre, tant ils étaient saisis de frayeur.

» Il leur parla avec douceur, et leur dit : Approchez-vous de moi ; et s’étant approchés de lui, il ajouta : Je suis Joseph votre frère, que vous avez vendu pour l’Égypte.

» Ne craignez point. Ce n’est point par votre conseil que j’ai été envoyé ici, mais par la volonté de Dieu. Hâtez-vous d’aller trouver mon père.

» … Et s’étant jeté au cou de Benjamin son frère, il pleura, et Benjamin pleura aussi en le tenant embrassé.

» Joseph embrassa aussi tous ses frères, et il pleura sur chacun d’eux118. »

La voilà, cette histoire de Joseph, et ce n’est point dans l’ouvrage d’un sophiste qu’on la trouve (car rien de ce qui est fait avec le cœur et les larmes n’appartient à des sophistes) ; on la trouve, cette histoire, dans le livre qui sert de base à une religion dédaignée des esprits forts, et qui serait bien en droit de leur rendre mépris pour mépris. Voyons comment la reconnaissance de Joseph et de ses frères l’emporte sur celle d’Ulysse et de Télémaque.

Homère, ce nous semble, est d’abord tombé dans une erreur, en employant le merveilleux. Dans les scènes dramatiques, lorsque les passions sont émues, et que tous les miracles doivent sortir de l’âme, l’intervention d’une divinité refroidit l’action, donne aux sentiments l’air de la fable, et décèle le mensonge du poète, où l’on ne pensait trouver que la vérité. Ulysse se faisant reconnaître sous ses haillons à quelque marque naturelle, eût été plus touchant. C’est ce qu’Homère lui-même avait senti, puisque le roi d’Ithaque se découvre à sa nourrice Euryclée par une ancienne cicatrice, et à Laërte, par la circonstance des treize poiriers que le vieillard avait donnés à Ulysse enfant. On aime à voir que les entrailles du destructeur des villes sont formées comme celles du commun des hommes, et que les affections simples en composent le fond.

La reconnaissance est mieux amenée dans la Genèse : une coupe est mise, par la plus innocente vengeance, dans le sac d’un jeune frère innocent ; des frères coupables se désolent, en pensant à l’affliction de leur père ; l’image de la douleur de Jacob brise tout à coup le cœur de Joseph, et le force à se découvrir plus tôt qu’il ne l’avait résolu. Quant au mot fameux, je suis Joseph, on sait qu’il faisait pleurer d’admiration Voltaire lui-même. Le Πατὴρ θεὸς εἰμι, je suis ton père, est bien inférieur à l’ego sum Joseph. Ulysse retrouve dans Télémaque un fils soumis et fidèle. Joseph parle à des frères qui l’ont vendu ; il ne leur dit pas je suis votre frère ; il leur dit seulement, je suis Joseph, et tout est pour eux dans ce nom de Joseph. Comme Télémaque, ils sont troublés ; mais ce n’est pas la majesté du ministre de Pharaon qui les étonne, c’est quelque chose au fond de leur conscience.

Ulysse fait à Télémaque un long raisonnement pour lui prouver qu’il est son père : Joseph n’a pas besoin de tant de paroles avec les fils de Jacob. Il les appelle auprès de lui : car s’il a élevé la voix assez haut pour être entendu de toute la maison de Pharaon, lorsqu’il a dit, je suis Joseph, ses frères doivent être maintenant les seuls à entendre l’explication qu’il va ajouter à voix basse : ego sum, Joseph, frater vester, quem vendidistis in Ægyptum  : c’est la délicatesse, la générosité et la simplicité poussées au plus haut degré.

N’oublions pas de remarquer avec quelle bonté Joseph console ses frères, les excuses qu’il leur fournit en leur disant que, loin de l’avoir rendu misérable, ils sont au contraire la cause de sa grandeur. C’est à quoi l’Écriture ne manque jamais : de placer la Providence dans la perspective de ses tableaux. Ce grand conseil de Dieu, qui conduit les affaires humaines, alors qu’elles semblent le plus abandonnées aux lois du hasard, surprend merveilleusement l’esprit. On aime cette main cachée dans la nue, qui travaille incessamment les hommes ; on aime à se croire quelque chose dans les projets de la Sagesse, et à sentir que le moment de notre vie est un dessein de l’éternité.

Tout est grand avec Dieu, tout est petit sans Dieu : cela s’étend jusque sur les sentiments. Supposez que tout se passe dans l’histoire de Joseph comme il est marqué dans la Genèse ; admettez que le fils de Jacob soit aussi bon, aussi sensible qu’il l’est, mais qu’il soit philosophe ; et qu’ainsi, au lieu de dire, je suis ici par la volonté du Seigneur, il dise, la fortune m’a été favorable, les objets diminuent, le cercle se rétrécit, et le pathétique s’en va avec les larmes.

Enfin, Joseph embrasse ses frères, comme Ulysse embrasse Télémaque, mais il commence par Benjamin. Un auteur moderne n’eût pas manqué de le faire se jeter de préférence au cou du frère le plus coupable, afin que son héros fût un vrai personnage de tragédie. La Bible a mieux connu le cœur humain : elle a su comment apprécier cette exagération de sentiment, par qui un homme a toujours l’air de s’efforcer d’atteindre à ce qu’il croit une grande chose, ou de dire ce qu’il pense un grand mot. Au reste, la comparaison qu’Homère a faite des sanglots de Télémaque et d’Ulysse, aux cris d’un aigle et de ses aiglons (comparaison que nous avons supprimée), nous semble encore de trop dans ce lieu ; « et, s’étant jeté au cou, de Benjamin pour l’embrasser, il pleura ; et Benjamin pleura aussi, en le tenant embrassé » : c’est là la seule magnificence de style, convenable en de telles occasions.

Nous trouverions dans l’Écriture plusieurs autres morceaux de narration, de la même excellence que celui de Joseph ; mais le lecteur peut aisément en faire la comparaison avec des passages d’Homère. Il comparera, par exemple, le livre de Ruth, et le livre de la réception d’Ulysse chez Eumée. Tobie offre des ressemblances touchantes avec quelques scènes de l’Iliade et de l’Odyssée : Priam est conduit par Mercure, sous la forme d’un jeune homme, comme le fils de Tobie l’est par un ange, sous le même déguisement. Il ne faut pas oublier le chien qui court annoncer à de vieux parents le retour d’un fils chéri ; et cet autre chien qui, resté fidèle parmi des serviteurs ingrats, accomplit ses destinées, dès qu’il a reconnu son maître sous les lambeaux de l’infortune. Nausicaa et la fille de Pharaon vont laver leurs robes aux fleuves : l’une y trouve Ulysse, et l’autre Moïse.

Il y a surtout dans la Bible de certaines façons de s’exprimer, plus touchantes, selon nous, que toute la poésie d’Homère. Si celui-ci veut peindre la vieillesse, il dit :

Τοῖσι δὲ Νέστωρ, etc.

« Nestor, cet orateur des Pyliens, cette bouche éloquente dont les paroles étaient plus douces que le miel, se leva au milieu de l’assemblée. Déjà il avait charmé par ses discours deux générations d’hommes entre lesquelles il avait vécu dans la grande Pylos, et il régnait maintenant sur la troisième119. »

Cette phrase est de la plus belle antiquité, comme de la plus douce mélodie. Le second vers imite la douceur du miel et l’éloquence onctueuse d’un vieillard :

Τοῦ καὶ ἀπὸ γλώσσης μέλιτος γλυκίων ῥέεν αὐδή.

Pharaon ayant interrogé Jacob sur son âge, le patriarche répond :

« Il y a cent trente ans que je suis voyageur. Mes jours ont été courts et mauvais, et ils n’ont point égalé ceux de mes pères120. »

Voilà deux sortes d’antiquités bien différentes : l’une est en images, l’autre en sentiments ; l’une réveille des idées riantes, l’autre des pensées tristes ; l’une, représentant le chef d’un peuple, ne montre le vieillard que relativement à une position de la vie ; l’autre le considère individuellement et tout entier : en général, Homère fait plus réfléchir sur les hommes, et la Bible sur l’homme.

Homère a souvent parlé des joies de deux époux, mais l’a-t-il fait de cette sorte ?

« Isaac fit entrer Rébecca dans la tente de Sara, sa mère, et il la prit pour épouse ; et il eut tant de joie en elle, que la douleur qu’il avait ressentie de la mort de sa mère fut tempérée121. »

Nous terminerons ce parallèle et notre poétique chrétienne par un essai qui fera comprendre dans un instant la différence qui existe entre le style de la Bible et celui d’Homère ; nous prendrons un morceau de la première pour la peindre des couleurs du second. Ruth parle ainsi à Noëmi :

« Ne vous opposez point à moi, en me forçant à vous quitter et à m’en aller : en quelque lieu que vous alliez, j’irai avec vous. Je mourrai où vous mourrez ; votre peuple sera mon peuple, et votre Dieu sera mon Dieu122. »

Tâchons de traduire ce verset en langue homérique :

« La belle Ruth répondit à la sage Noëmi, honorée des peuples comme une déesse : Cessez de vous opposer à ce qu’une divinité m’inspire ; je vous dirai la vérité telle que je la sais et sans déguisement. Je suis résolue de vous suivre. Je demeurerai avec vous, soit que vous restiez chez les Moabites, habiles à lancer le javelot, soit que vous retourniez au pays de Juda, si fertile en oliviers. Je demanderai avec vous l’hospitalité aux peuples qui respectent les suppliants. Nos cendres seront mêlées dans la même urne, et je ferai au Dieu qui vous accompagne toujours des sacrifices agréables.

» Elle dit : et comme, lorsque le violent zéphyr amène une pluie tiède du côté de l’occident, les laboureurs préparent le froment et l’orge, et font des corbeilles de jonc très proprement entrelacées, car ils prévoient que cette ondée va amollir la glèbe, et la rendre propre à recevoir les dons précieux de Cérès, ainsi les paroles de Ruth, comme une pluie féconde, attendrirent le cœur de Noëmi. »

Autant que nos faibles talents nous ont permis d’imiter Homère, voilà peut-être l’ombre du style de cet immortel génie. Mais le verset de Ruth, ainsi délayé, n’a-t-il pas perdu ce charme original qu’il a dans l’Écriture ? Quelle poésie peut jamais valoir ce seul tour : « Populus tuus populus meus, Deus tuus Deus meus. » Il sera aisé maintenant de prendre un passage d’Homère, d’en effacer les couleurs, et de n’en laisser que le fond à la manière de la Bible.

Par là nous espérons (du moins aussi loin que s’étendent nos lumières) avoir fait connaître aux lecteurs quelques-unes des innombrables beautés des livres saints : heureux si nous avons réussi à leur faire admirer cette grande et sublime pierre qui porte l’Église de Jésus-Christ !

« Si l’Écriture, dit saint Grégoire-le-Grand, renferme des mystères capables d’exercer les plus éclairés, elle contient aussi des vérités simples, propres à nourrir les humbles et les moins savants : elle porte à l’extérieur de quoi allaiter les enfants, et dans ses plus secrets replis, de quoi saisir d’admiration les esprits les plus sublimes. Semblable à un fleuve dont les eaux sont si basses en certains endroits, qu’un agneau pourrait y passer, et en d’autres, si profondes, qu’un éléphant y nagerait. »