(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIII. Des tragédies de Shakespeare » pp. 276-294
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIII. Des tragédies de Shakespeare » pp. 276-294

Chapitre XIII.
Des tragédies de Shakespeare41

Les Anglais ont pour Shakespeare l’enthousiasme le plus profond qu’aucun peuple ait jamais ressenti pour un écrivain. Les peuples libres ont un esprit de propriété pour tous les genres de gloire qui illustrent leur patrie ; et ce sentiment doit inspirer une admiration qui exclut toute espèce de critique.

Il y a dans Shakespeare des beautés du premier genre, et de tous les pays comme de tous les temps, des défauts qui appartiennent à son siècle, et des singularités tellement populaires parmi les Anglais, qu’elles ont encore le plus grand succès sur leur théâtre. Ce sont ces beautés et ces bizarreries que je veux examiner dans leur rapport avec l’esprit national de l’Angleterre et le génie de la littérature du Nord.

Shakespeare n’a point imité les anciens ; il ne s’est point nourri, comme Racine, des tragédies grecques. Il a fait une pièce sur un sujet grec, Troïle et Cresside, et les mœurs d’Homère n’y sont point observées. Il est bien plus admirable dans ses tragédies sur des sujets romains. Mais l’histoire, mais les Vies de Plutarque, que Shakespeare paraît avoir lues avec le plus grand soin, ne sont point une étude purement littéraire ; on peut y observer l’homme presque comme vivant. Lorsqu’on se pénètre uniquement des modèles de l’art dramatique dans l’antiquité ; lorsqu’on imite l’imitation, on a moins d’originalité ; on n’a pas ce génie qui peint d’après nature, ce génie immédiat, si je puis m’exprimer ainsi, qui caractérise particulièrement Shakespeare. Depuis les Grecs jusqu’à lui, nous voyons toutes les littératures dériver les unes des autres, en partant de la même source. Shakespeare commence une littérature nouvelle ; il est empreint, sans doute, de l’esprit et de la couleur générale des poésies du Nord : mais c’est lui qui a donné à la littérature des Anglais son impulsion, et à leur art dramatique son caractère.

Une nation devenue libre, dont les passions ont été fortement agitées par les horreurs des guerres civiles, est beaucoup plus susceptible de l’émotion excitée par Shakespeare, que de celle causée par Racine. Le malheur, alors qu’il pèse longtemps sur les peuples, leur donne un caractère que la prospérité même qui succède ne peut point effacer. Shakespeare, égalé quelquefois depuis par des auteurs anglais et allemands, est l’écrivain qui a peint le premier la douleur morale au plus haut degré ; l’amertume de souffrance dont il donne l’idée pourrait presque passer pour une invention, si la nature ne s’y reconnaissait pas.

Les anciens croyaient au fatalisme qui frappe comme la foudre et renverse comme elle. Les modernes, et surtout Shakespeare, trouvent de plus profondes sources d’émotions dans la nécessité philosophique. Elle se compose du souvenir de tant de malheurs irréparables, de tant d’efforts inutiles, de tant d’espérances trompées ! Les anciens habitaient un monde trop nouveau, possédaient encore trop peu d’histoires, étaient trop avides d’avenir, pour que le malheur qu’ils peignaient fût jamais aussi déchirant que dans les pièces anglaises.

La terreur de la mort, sentiment dont les anciens, par religion et par stoïcisme, ont rarement développé les effets, Shakespeare l’a représentée sous tous les aspects. Il fait sentir cette impression redoutable, ce frisson glacé qu’éprouve l’homme, alors que, plein de vie, il apprend qu’il va périr. Dans les tragédies de Shakespeare, l’enfance et la vieillesse, le crime et la vertu, reçoivent la mort, et expriment tous les mouvements naturels à cette situation. Quel attendrissement n’éprouve-t-on pas lorsqu’on entend les plaintes d’Arthur, jeune enfant dévoué à la mort par l’ordre du roi Jean, ou lorsque l’assassin Tirrel vient raconter à Richard III le paisible sommeil des enfants d’Édouard ! Quand on peint un héros prêt à perdre l’existence, le souvenir de ce qu’il a fait, la grandeur de son caractère, captivent tout l’intérêt. Mais lorsqu’on représente des hommes d’une âme faible et d’une destinée sans gloire, tels que Henri VI, Richard II, le roi Lear, condamnés à périr, le grand débat de la nature entre l’existence et le néant absorbe seul l’attention des spectateurs. Shakespeare a su peindre avec génie ce mélange de mouvements physiques et de réflexions morales qu’inspire l’approche de la mort, alors que des passions enivrantes n’enlèvent pas l’homme à lui-même.

Un sentiment aussi que Shakespeare seul a su rendre théâtral, c’est la pitié, sans aucun mélange d’admiration pour celui qui souffre42, la pitié pour un être insignifiant43 et quelquefois même méprisable44. Il faut un talent infini, pour transporter ce sentiment, de la vie au théâtre, en lui conservant toute sa force ; mais quand on y est parvenu, l’effet qu’il produit est d’une plus grande vérité que tout autre : ce n’est pas au grand homme, c’est à l’homme que l’on s’intéresse ; l’on n’est point alors ému par des sentiments qui sont quelquefois de convention tragique, mais par une impression tellement rapprochée des impressions de la vie, que l’illusion en est plus grande.

Lors même que Shakespeare représente des personnages dont la destinée a été illustre, il intéresse ses spectateurs à eux par des sentiments purement naturels. Les circonstances sont grandes ; mais l’homme diffère moins des autres hommes que dans nos tragédies. Shakespeare vous fait pénétrer intimement dans la gloire qu’il vous peint ; vous passez, en l’écoutant, par toutes les nuances, par toutes les gradations qui mènent à l’héroïsme ; et votre âme arrive à cette hauteur sans être sortie d’elle-même.

La fierté nationale des Anglais, ce sentiment développé par un amour jaloux de la liberté, se prête moins que l’esprit chevaleresque de la monarchie française au fanatisme pour quelques chefs. On veut récompenser, en Angleterre, les services d’un bon citoyen, mais on n’y a point de penchant pour cet enthousiasme sans mesure qui était dans les institutions, les habitudes et le caractère des Français. Cette répugnance orgueilleuse pour l’enthousiasme de l’obéissance, qui a été de tout temps le caractère des Anglais, a dû inspirer à leur poète national l’idée d’obtenir l’attendrissement plutôt par la pitié que par l’admiration. Les larmes que nous donnons aux sublimes caractères de nos tragédies, l’auteur anglais les fait couler pour la souffrance obscure, abandonnée, pour cette suite d’infortunes qu’on ne peut connaître dans Shakespeare sans acquérir quelque chose de l’expérience même de la vie.

S’il excelle à peindre la pitié, quelle énergie dans la terreur ! C’est du crime qu’il fait sortir l’effroi. On pourrait dire du crime peint par Shakespeare, comme la Bible de la mort, qu’il est le roi des épouvantements. Combien sont habilement combinés, dans Macbeth, les remords et la superstition croissante avec les remords !

La sorcellerie est en elle-même beaucoup plus effrayante que les dogmes religieux les plus absurdes. Ce qui est inconnu, ce qui n’est guidé par aucune volonté intelligente, porte la crainte au dernier degré. Dans un système de religion quelconque, la terreur sait toujours à quel point elle doit s’arrêter ; elle se fonde toujours du moins sur quelques motifs raisonnés : mais le chaos de la magie jette dans la tête le désordre le plus complet.

Shakespeare, dans Macbeth, admet du fatalisme ce qu’il en faut pour faire pardonner au criminel ; mais il ne se dispense pas, par ce fatalisme, de la gradation philosophique des sentiments de l’âme. Cette pièce serait encore plus admirable, si ses grands effets étaient produits sans le secours du merveilleux ; mais ce merveilleux n’est, pour ainsi dire, que les fantômes de l’imagination, qu’on fait apparaître aux regards du spectateur. Ce ne sont point des personnages mythologiques, apportant leurs volontés supposées ou leur froide nature au milieu des intérêts des hommes ; c’est le merveilleux des rêves, lorsque les passions sont fortement agitées. Il y a toujours quelque chose de philosophique dans le surnaturel employé par Shakespeare. Lorsque les sorcières annoncent à Macbeth qu’il sera roi, lorsqu’elles reviennent lui répéter cette prédiction au moment où il hésite à suivre les sanglants conseils de sa femme, qui ne voit que c’est la lutte intérieure de l’ambition et de la vertu, que l’auteur a voulu représenter sous ces formes effrayantes ?

Il n’a point eu recours à ce moyen dans Richard III. Il nous l’a peint cependant plus criminel encore que Macbeth ; mais il voulait montrer ce caractère sans remords, sans combats, sans mouvements involontaires, cruel comme un animal féroce, non comme un homme coupable, dont les premiers sentiments avaient été vertueux. Les profondeurs du crime s’ouvrent aux regards de Shakespeare ; et c’est dans ce Ténare qu’il sait descendre pour en observer les tourments.

Dans les monarchies absolues, les grands crimes politiques ne peuvent être commis que par la volonté des rois ; et ces crimes, il n’est pas permis de les représenter devant leurs successeurs45. En Angleterre, les troubles civils qui ont précédé la liberté, et qui étaient toujours causés par l’esprit d’indépendance, ont fait naître beaucoup plus souvent qu’en France de grands crimes et de grandes vertus. Les Anglais ont, dans leur histoire, beaucoup plus de situations tragiques que les Français ; et rien ne s’oppose à ce qu’ils exercent leur talent sur ces sujets, dont l’intérêt est national.

Presque toutes les littératures d’Europe ont débuté par l’affectation. Les lettres ayant recommencé dans l’Italie, les pays où elles arrivèrent ensuite imitèrent d’abord le genre italien. Le Nord a été plus vite affranchi que la France de ce genre recherché, dont on aperçoit des traces dans les anciens poètes anglais, Waller, Cowley, etc. Les guerres civiles et l’esprit philosophique ont corrigé de ce faux goût ; car le malheur, dont les impressions ne sont que trop vraies, exclut les sentiments affectés, et la raison fait disparaître les expressions qui manquent de justesse. Néanmoins on trouve encore dans Shakespeare quelques tournures recherchées, à côté de la plus énergique peinture des passions, Il y a quelques imitations des défauts de la littérature italienne dans le sujet italien de Roméo et Juliette ; mais comme le poète anglais se relève de ce misérable genre ! comme il sait imprimer son âme du Nord à la peinture de l’amour !

Dans Othello, l’amour est caractérisé sous des traits bien différents que dans Roméo et Juliette. Mais qu’il y est grand ! qu’il y est énergique ! comme Shakespeare a bien saisi ce qui forme le lien des deux sexes, le courage et la faiblesse ! Lorsque Othello proteste devant le sénat de Venise, que le seul art qu’il ait employé pour séduire Desdemona, c’est le récit des périls auxquels il avait été exposé46, comme ce qu’il dit est trouvé vrai par toutes les femmes ! comme elles savent que ce n’est pas dans la flatterie que consiste l’art tout-puissant des hommes pour se faire aimer d’elles ! La protection tutélaire qu’ils peuvent accorder au timide objet de leur choix, la gloire qu’ils peuvent réfléchir sur une faible vie, est leur charme le plus irrésistible.

Les mœurs d’Angleterre, par rapport à l’existence des femmes, n’étaient point encore formées du temps de Shakespeare ; les troubles politiques avaient empêché toutes les habitudes sociales. Le rang des femmes, dans les tragédies, était donc absolument livré à la volonté de l’auteur : aussi Shakespeare, en parlant d’elles, se sert, tantôt de la plus noble langue que puisse inspirer l’amour, tantôt du mauvais goût le plus populaire. Ce génie que la passion avait doué, était inspiré par elle, comme les prêtres par leur dieu ; il rendait des oracles lorsqu’il était agité ; il n’était plus qu’un homme lorsque le calme rentrait dans son âme.

Ses pièces tirées de l’histoire anglaise, telles que les deux sur Henri IV, celle sur Henri V, les trois sur Henri VI, ont beaucoup de succès en Angleterre ; mais je les crois cependant très inférieures, en général, à ses tragédies d’invention, Le Roi Lear, Macbeth, Hamlet, Roméo et Juliette. Les irrégularités de temps et de lieux y sont beaucoup plus remarquables. Enfin Shakespeare y cède plus que dans toutes les autres à la popularité. La découverte de l’imprimerie a nécessairement diminué la condescendance des auteurs pour le goût national : ils pensent davantage à l’opinion de l’Europe ; et quoiqu’il importe que les pièces qui doivent être jouées aient avant tout du succès à la représentation, depuis que leur gloire peut s’étendre aux autres nations, les écrivains évitent davantage les allusions, les plaisanteries, les personnages qui ne peuvent plaire qu’au peuple de leur pays. Les Anglais cependant se soumettront le plus tard possible au bon goût général ; leur liberté étant fondée sur l’orgueil national plus encore que sur les idées philosophiques, ils repoussent tout ce qui leur vient des étrangers, en littérature comme en politique.

Pour juger quels sont les effets de la tragédie anglaise qu’il nous conviendrait d’adapter à notre théâtre, un examen resterait à faire : ce serait de bien distinguer, dans les pièces de Shakespeare, ce qu’il a accordé au désir de plaire au peuple, les fautes réelles qu’il a commises, et les beautés hardies que n’admettent pas les sévères règles de la tragédie en France.

La foule des spectateurs, en Angleterre, exige qu’on fasse succéder les scènes comiques aux effets tragiques. Le contraste de ce qui est noble avec ce qui ne l’est pas, produit néanmoins toujours, comme je l’ai déjà dit, une désagréable impression sur les hommes de goût. Le genre noble veut des nuances ; mais des oppositions trop fortes ne sont que de la bizarrerie. Les jeux de mots, les équivoques licencieuses, les contes populaires, les proverbes qui s’entassent successivement dans les vieilles nations, et sont, pour ainsi dire, les idées patrimoniales des hommes du peuple ; tous ces moyens, qui sont applaudis de la multitude, sont critiqués par la raison. Ils n’ont aucun rapport avec les sublimes effets que Shakespeare sait tirer des mots simples, des circonstances vulgaires placées avec art, et qu’à tort nous n’oserions pas admettre sur notre théâtre.

Shakespeare a fait, dans ses tragédies, la, part des esprits grossiers. Il s’est mis à l’abri du jugement du goût, en se rendant l’objet du fanatisme populaire. Il s’est alors conduit comme un habile chef de parti, mais non comme un bon écrivain.

Les peuples du Nord ont existé, pendant plusieurs siècles, dans un état tout à la fois social et barbare, qui a dû longtemps laisser parmi les hommes beaucoup de souvenirs grossiers et féroces. Shakespeare conserve encore des traces de ces souvenirs. Plusieurs de ses caractères sont peints avec les seuls traits admirés dans ces siècles où l’on ne vivait que pour les combats, la force physique et le courage militaire.

Shakespeare se ressent aussi de l’ignorance où l’on était de son temps sur les principes de la littérature. Ses pièces sont supérieures aux tragédies grecques, pour la philosophie des passions et la connaissance des hommes47 ; mais elles sont beaucoup plus reculées sous le rapport de la perfection de l’art. Des longueurs, des répétitions inutiles, des images incohérentes peuvent être souvent reprochées à Shakespeare. Le spectateur était alors trop facile à intéresser, pour que l’auteur fût aussi sévère envers lui-même qu’il aurait dû l’être. Il faut, pour qu’un poète dramatique se perfectionne autant que son talent peut le permettre, qu’il ne s’attende à être jugé, ni par des vieillards blasés, ni par des jeunes gens qui trouvent leur émotion en eux-mêmes.

Les Français ont souvent condamné les scènes d’horreur que Shakespeare représente. Ce n’est pas comme excitant une trop forte émotion, mais comme détruisant quelquefois jusqu’à l’illusion théâtrale, qu’elles me paraissent susceptibles de critique. D’abord il est démontré que de certaines situations, seulement effrayantes, que les mauvais imitateurs de Shakespeare ont voulu représenter, ne produisent qu’une sensation physique désagréable, et aucun des plaisirs que la tragédie doit donner ; mais, de plus, il y a beaucoup de situations touchantes en elles-mêmes, et qui néanmoins exigent un jeu de théâtre, fait pour distraire l’attention, et par conséquent l’intérêt.

Lorsque le gouverneur de la tour où est enfermé le jeune Arthur, fait apporter un fer chaud pour lui brûler les yeux, sans parler de l’atrocité d’une telle scène, il doit se passer là sur le théâtre une action dont l’imitation est impossible, et dont le spectateur observera tellement l’exécution, qu’il en oubliera l’effet moral.

Le caractère de Caliban, dans La Tempête, est singulièrement original ; mais la forme presque animale que son costume doit lui donner, détourne l’attention de ce qu’il y a de philosophique dans la conception de ce rôle.

Une des beautés de la tragédie de Richard III, à la lecture, c’est ce qu’il dit lui-même de sa difformité naturelle. On sent que l’horreur qu’il cause doit réagir sur son âme, et la rendre plus atroce encore. Cependant qu’y a-t-il de plus difficile dans le genre noble, de plus voisin du ridicule, que l’imitation d’un homme contrefait sur la scène ? Tout ce qui est dans la nature peut intéresser l’esprit ; mais il faut, au spectacle, ménager les caprices des yeux avec le plus grand scrupule ; ils peuvent détruire sans appel tout effet sérieux.

Shakespeare représente aussi beaucoup trop souvent dans ses pièces la souffrance physique. Philoctète est le seul exemple d’un effet théâtral produit par elle ; et ce sont les causes héroïques de sa blessure qui permettent de fixer l’intérêt des spectateurs sur ses maux. La souffrance physique peut se raconter, mais non se voir ; ce n’est pas l’auteur, c’est l’acteur qui ne peut pas l’exprimer noblement ; ce n’est pas la pensée, ce sont les sens, qui se refusent à l’effet de ce genre d’imitation.

Enfin l’un des plus grands défauts de Shakespeare, c’est de n’être pas simple dans l’intervalle des morceaux sublimes. Souvent il a de l’affectation lorsqu’il n’est point exalté par son génie. L’art lui manque pour se soutenir, c’est-à-dire, pour être aussi naturel dans les scènes de transition, que dans les beaux mouvements de l’âme.

Otway, Rowe, et quelques autres poètes anglais, Addison excepté, ont fait des tragédies toutes dans le genre de Shakespeare ; et son génie a presque trouvé son égal dans Venise sauvée. Mais les deux situations les plus profondément tragiques que l’homme puisse concevoir, Shakespeare les a peintes le premier ; c’est la folie causée par le malheur, et l’isolement dans l’infortune.

Ajax est un furieux, Oreste est poursuivi par la colère des dieux, Phèdre est dévorée par la fièvre de l’amour. Mais Hamlet48, Ophélie, le roi Lear, avec des situations et des caractères différents, ont un même caractère d’égarement49. La douleur parle seule en eux ; l’idée dominante a fait disparaître toutes les idées communes de la vie ; tous les organes sont dérangés, hors ceux de la souffrance ; et ce touchant délire de l’être malheureux semble l’affranchir de la réserve timide, qui défend de s’offrir sans contrainte à la pitié. Les spectateurs refuseraient peut-être leur attendrissement à la plainte volontaire ; ils s’abandonnent à l’émotion que fait naître une douleur qui ne répond plus d’elle. La folie, telle qu’elle est peinte dans Shakespeare, est le plus beau tableau du naufrage de la nature morale, quand la tempête de la vie surpasse ses forces.

Il existe sur le théâtre français de sévères règles de convenances, même pour la douleur. Elle est en scène avec elle-même ; les amis lui servent de cortège, et les ennemis de témoins. Mais ce que Shakespeare a peint avec une vérité, avec une force d’âme admirable, c’est l’isolement. Il place à côté des tourments de la douleur, l’oubli des hommes et le calme de la nature, ou bien un vieux serviteur, seul être qui se souvienne encore que son maître a été roi. C’est là bien connaître ce qu’il y a de plus déchirant pour l’homme, ce qui rend la douleur poignante. Celui qui souffre, celui qui meurt en produisant un grand effet quelconque de terreur ou de pitié, échappe à ce qu’il éprouve pour observer ce qu’il inspire ; mais ce qui est énergique dans le talent du poète ; ce qui suppose même un caractère à l’égal du talent, c’est d’avoir conçu la douleur pesant tout entière sur la victime : et tandis que l’homme a besoin d’appuyer sur ceux qui l’entourent jusqu’au sentiment même de sa prospérité, l’énergique et sombre imagination des Anglais nous représente l’infortuné séparé par ses revers, comme par une contagion funeste, de tous les regards, de tous les souvenirs, de tous les amis. La société lui retire ce qui est la vie, avant que la nature lui ait donné la mort.

Le théâtre de la France république admettra-t-il maintenant, comme le théâtre anglais, les héros peints avec leurs faiblesses, les vertus avec leurs inconséquences, les circonstances vulgaires à côté des situations les plus élevées ? Enfin les caractères tragiques seront-ils tirés des souvenirs, ou de l’imagination, de la vie humaine, ou du beau idéal ? C’est une question que je me propose de discuter, lorsque après avoir parlé des tragédies de Racine et de Voltaire, j’examinerai, dans la seconde Partie de cet ouvrage, l’influence que doit avoir la révolution sur la littérature française.