(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. Louis de Viel-Castel » pp. 355-368
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. Louis de Viel-Castel » pp. 355-368

Histoire de la Restauration, par M. Louis de Viel-Castel68

Nous sommes avec un esprit sage, prudent, modéré, doué des qualités civiles ; il a ses préférences, ses convictions ; il ne les cache pas, il les professe ; mais nous sommes aussi avec un esprit droit qui ne procède point par voies obliques ; lui du moins, en écrivant l’histoire, il ne songe à faire de niches à personne (ce qui est indigne d’esprits éclairés et mûrs, ce qui fait ressembler des hommes réputés graves, des hommes à cheveux gris et à cheveux blancs, à de vieux écoliers malins tout occupés à jouer de méchants tours à leur jeune professeur) ; il ne pense pas sans cesse à deux ou trois choses à la fois, il ne regarde pas toujours le présent ou l’avenir dans le passé : il étudie ce passé avec scrupule, avec étendue et impartialité, et il nous permet de faire avec lui, ou même sans lui, toutes sortes de réflexions sur le même sujet.

Chaque régime qui a ses raisons d’être amène à sa suite et fait plus ou moins surgir son cortège naturel, les générations nées en même temps, éveillées au même signal, qui en ont l’esprit, le sentiment, l’intelligence, les espérances d’abord avec les ambitions, et plus tard, s’il tombe, les regrets. M. de Viel-Castel était de ces jeunes esprits, éclos non pas au début, mais sur le déclin de la Restauration, qui en avaient reçu pleinement le souffle politique et l’influence, qui en auraient voulu le succès sans les fautes ; il en a gardé le goût sans en avoir le culte, sans en porter le deuil ; il la connaît à fond, hommes et actes ; il la juge. Il est très propre à en être aujourd’hui l’historien.

Le gouvernement de la Restauration était-il né viable ? ou portait-il en lui-même, dès ses premiers jours, le principe de la catastrophe qui le renversa après seize années de durée ? L’auteur se pose tout d’abord ces questions dans la préface de son Histoire :

Ce qui est étrange, dit-il, c’est que ce langage (le langage de ceux qui répondent à ces questions-là dans un sens défavorable à la Restauration) est tenu également par ses amis les plus ardents et par ses plus violents adversaires. On dirait que les uns veulent s’excuser de l’avoir perdue par la direction qu’ils lui ont imprimée dans les derniers temps de son existence, et les autres de lui avoir fait une guerre acharnée et mortelle, qui ne peut trouver sa justification que dans l’impossibilité avérée de la redresser et de la mener à bien.

M. de Viel-Castel, tout en estimant que ces deux points de vue, celui des libéraux exagérés et celui des ultra-royalistes, sont également faux, ne se laisse cependant pas dominer par un système en racontant les faits, et au contraire il les expose de telle manière et si véridiquement qu’à ne prendre d’autre guide que lui, à n’écouter que son témoignage, on arrive de soi-même à une première conclusion provisoire. Si la Restauration n’avait fait dans toute sa durée et dans sa seconde carrière que ce qu’elle a fait dans la première et pendant l’année 1814, la question serait évidemment résolue pour tous les lecteurs de son livre, et elle le serait dans un sens tout autre que celui que l’historien paraît désirer.

Je ne prétends pas ici traiter la question dans son étendue, ni même l’effleurer, n’étant pas de ceux qui se plaisent à soulever de telles discussions rétrospectives, et je n’ai pas oublié d’ailleurs qu’à défaut d’un gouvernement alors selon nos vœux, il y a eu pour les esprits des saisons bien brillantes : mais ce qu’il faut bien dire quand on vient de parcourir le tableau fidèle de cette première Restauration, c’est que je ne crois pas qu’il se puisse accumuler en moins de temps plus de fautes, de maladresses, d’inexpériences, d’offenses choquantes à la raison, à l’instinct, aux intérêts d’un pays, ni qu’on puisse mieux réussir (quand on y aurait visé) à établir dans les esprits, au point de départ, la prévention de l’incorrigibilité finale des légitimités caduques et déchues, de leur incompatibilité radicale avec les modernes éléments de la société, et de leur impuissance, une fois déracinées, à se réimplanter et à renaître.

Dès les premiers jours d’avril 1814, un parti exagéré et qui n’était que l’organe le plus fidèle, le plus selon le cœur de l’ancienne race royale, prétendait forcer la main aux pouvoirs intermédiaires et encore arbitres de la situation, et obtenir la rentrée de plein droit et sans condition aucune. Monsieur, comte d’Artois, qui avait précédé son frère, était à peine installé aux Tuileries, qu’il avait (indépendamment du ministère officiel, dès lors constitué) ses conseillers à part, son comité intime, sa police secrète :

Il y avait donc, nous dit M. de Viel-Castel, deux gouvernements, l’un officiel, connu de tous, conduisant les affaires, composé en général d’hommes sages et expérimentés, mais pour qui le prince n’éprouvait ni confiance ni sympathie, bien qu’il les ménageât beaucoup ; l’autre, occulte, formé pour la plus grande partie de courtisans sans lumières et d’intrigants sans conscience, n’agissant qu’indirectement sur l’administration, mais surveillant et contrariant par des voies souterraines ceux qui en étaient chargés, se préoccupant beaucoup plus des personnes que des choses, et régnant d’une manière absolue sur l’esprit du lieutenant général.

Ce que l’historien dit là des premiers jours de la lieutenance générale du comte d’Artois en 1814, il pourra le redire, avec de bien légères variantes, des derniers temps de son règne en 1829 : tant ce que j’appelle le principe d’incorrigibilité, du premier au dernier jour, et sauf de bien courtes trêves, a persisté et prévalu !

Cependant le roi sage (et réputé plus sage encore qu’il ne l’a été), Louis XVIII, se met en marche avec lenteur. Il était encore à Hartwell quand M. de Talleyrand lui envoyait un personnage de l’ancienne Cour, celui-là même qui avait répondu à Louis XVI le jour de la prise de la Bastille : « Ce n’est pas une révolte, sire, c’est une révolution. » Ce personnage (M. de La Rochefoucauld-Liancourt) envoyé à Louis XVIII pour s’entretenir avec lui de la situation et l’éclairer de vive voix sur les difficultés, ne parvient pas à être reçu par le roi qui avait contre lui un ancien grief personnel ; il n’est reçu que par le favori (M. de Blacas) et revient sans avoir pu être admis. Louis XVIII passe par Londres, mais ce n’est pas sans y être félicité par le prince-régent d’Angleterre, et sans lui avoir répondu publiquement : « C’est aux conseils de Votre Altesse Royale, à ce glorieux pays et à la confiance de ses habitants que j’attribuerai toujours, après la divine Providence, le rétablissement de notre maison sur le trône de ses ancêtres. » Ainsi c’est l’Angleterre, après Dieu, qui le rétablit roi de France ; le plus sage, le plus politique de la race s’exprime hautement ainsi, le premier jour où la parole lui est rendue et où chaque mot sorti de sa bouche va retentir par le monde. Étonnez-vous après cela que le chêne de saint Louis, arrosé et rebaptisé de la sorte par l’eau de la Tamise, n’ait pu reverdir ! — Les chefs des anciennes maisons royales qui, dans les jours décisifs, sont devenus capables de ces quiproquos et de ces absences, ont à jamais perdu le fil du courant sympathique qui jadis identifia les héros de leur race avec la nation. Le sursis qui leur est accordé peut être de plus ou moins courte durée, mais ils ont proclamé eux-mêmes leur déchéance.

La déclaration de Saint-Ouen, « malgré les lacunes et les ambiguïtés calculées du texte » qui échappèrent alors à tous ceux qui n’étaient pas dans le secret, suffisait pourtant et ouvrait carrière à tout un régime nouveau qui allait avoir son cours et son développement. Comment sera-t-elle interprétée et exécutée ? M. de Viel-Castel a ici des pages fort justes, et où il tient compte de toutes les nécessités, de toutes les conditions de ce régime qu’il s’agissait de fonder :

Le rétablissement d’un pouvoir renversé, dit-il, d’une dynastie déchue, ce qu’on appelle une restauration, n’est pas un accident rare ; l’histoire en offre de nombreux exemples. Ce qui l’est beaucoup plus, c’est la consolidation et la durée du pouvoir ainsi réintégré dans son ancienne existence. La raison en est simple : un hasard, une surprise, une catastrophe imprévue suffit pour reporter sur le trône des princes dont le nom parle encore à bien des imaginations qui se tournent naturellement vers eux dans un jour de crise ; mais, pour s’y maintenir, pour faire une juste part entre les intérêts et les principes dont ils sont les représentants et ceux qui se sont créés sans eux ou contre eux, pour se concilier, pour rassurer la masse de la population qui, s’étant momentanément attachée à un autre drapeau, ne peut les voir revenir qu’avec crainte et défiance, il faut un mélange d’intelligence, de sagacité, de fermeté et d’adresse que bien peu d’hommes ont possédé, comme Henri IV, au degré suffisant69.

Ses descendants étaient en présence d’obstacles bien plus difficiles encore à surmonter que ceux qu’il avait vaincus. La Révolution française, en effet, n’avait pas été, comme tant d’autres, la substitution d’une dynastie à une autre dynastie, et la modification plus ou moins profonde de quelques institutions ; elle avait complètement renouvelé le pays. Tout y avait changé de face, organisation politique et religieuse, législation civile, classification sociale. La propriété même avait en grande partie passé en d’autres mains, et les débris de l’Ancien Régime étaient si complètement dispersés qu’un aveuglement extrême pouvait seul concevoir la pensée de les rassembler pour le reconstruire. ·

L’historien, sans songer à être peintre, fait à cet endroit un portrait fort ressemblant de Louis XVIII, le grand modérateur, sur lequel reposait l’exécution du pacte tant bien que mal contracté. Il y rend justice aux qualités réelles et apparentes de ce monarque, mais il indique avec raison un trait de caractère en lui, essentiel, invétéré et bien nuisible, contraire à la dignité des hommes comme au sérieux des choses, le besoin d’un favori, c’est-à-dire ce qui devait compromettre, même aux meilleurs moments, la politique de ce roi. Il avait la vanité de vouloir qu’on s’attachât à lui, à lui seul, à sa personne encore plus qu’au monarque ; il lui fallait, à toute heure, être adoré, adulé pour son esprit, cajolé pour son érudition, pour sa mémoire, pour l’irréfragabilité de son goût, échanger de petits soins, des confidences, de perpétuels témoignages, jusqu’au moment où il rejetait une habitude si chère pour une autre qui, à l’instant, la lui faisait oublier. Notez que c’était bien affaire d’État chez lui, non pas récréation ni divertissement pur ; et cette marque de favori, inscrite au front, frappera de discrédit, d’odieux ou de ridicule aux yeux de plusieurs, l’homme de son choix, même quand plus tard cet homme sera un ministre bienveillant et habile. L’abbé de Montesquiou le dit un jour très vivement au roi, à propos de M. de Blacas : « Votre Majesté ne doit pas oublier que, si les Français ont passé à leurs souverains toutes leurs maîtresses, ils n’ont jamais pu supporter un favori. » La politique de Louis XVIII, à son meilleur temps, fut viciée au cœur par le favoritisme. On a essayé de déguiser cela depuis. M. Molé, M. Royer-Collard en souffraient et s’en révoltaient en 1818, tout comme l’abbé de Montesquiou en 181470.

Ce besoin d’un Narcisse71, que Louis XVIII rapportait de l’exil, et qui s’afficha jusque dans les plus belles heures de son règne, n’est pas plus séparable de l’idée qu’on se peut faire de la politique de ce roi, que l’habitude d’un ministère occulte, confidentiel, en opposition avec celui qu’il acceptait extérieurement pour la forme, n’est séparable de l’idée qu’on se doit faire de la politique de Monsieur, comte d’Artois. Avec des lumières fort inégales, chacun de ces deux princes eut un procédé politique en accord surtout avec son caractère. On peut raisonner tant qu’on le voudra sur l’esprit des choses et la nature des institutions, mais, en fait, on ne peut séparer la Restauration de la personne des princes restaurés. Et en tout, je ne conçois pas d’exacte solution politique sans qu’on y fasse entrer cette considération pratique et précise : les hommes étant ce qu’ils sont les hommes étant donnés.

Retranché pour tous derrière l’étiquette, ne vivant familièrement qu’avec son favori (alors M. de Blacas), Louis XVIII forme un ministère où des hommes d’esprit, et quelques-uns des plus habiles, se trouvent joints à d’autres des plus incapables et des plus malencontreux ; le tout sans lien, le suranné côte à côte avec le neuf ; de plus, sans aucune impulsion d’en haut, sans aucune direction d’ensemble. Dans la formation de la Maison civile du roi et de la Maison militaire, l’Ancien Régime ressuscité s’étale et se pavane dans tout son beau ; vingt-cinq ans de notre histoire sont supprimés et comme non avenus. Les costumes, les uniformes, les appellations étonnent les oreilles comme les yeux ; la vieille armée humiliée et grondeuse ne se peut empêcher de rire. Si, dans les actes publics, le roi semble accepter franchement quelques-unes des conditions de la société nouvelle, Monsieur s’empresse de rassurer ses amis plus impatients et qui réclament l’Ancien Régime tout pur : « Jouissons du présent, Messieurs, leur dit-il, je vous réponds de l’avenir. »

Chaque ministre fonctionne à part sans s’inquiéter de ses collègues, sans se concerter avec eux. Un ou deux au plus font bien, tous les autres font mal et vont imprudemment, sans se douter du danger, taillant en pleine France à tort et à travers. L’esprit public est choqué, à tout instant, par des mesures dont ceux même qui les ont prises n’ont point calculé ni soupçonné l’effet. Avoir cette singulière mise en train de l’année 1814, vous diriez de vieux ressorts automates, depuis longtemps rouillés, qui se remettent à marcher chacun dans son sens, à tout hasard et sans se correspondre. Comme dans une moralité satirique de la fin du Moyen Âge, le vieux monde qui se réveille, et qui, mal éveillé encore, se frotte les yeux, fait toutes sortes de maladresses et de balourdises, et cogne à tout coup le nouveau monde, qu’il croit absent, évanoui, et qu’il rencontre à chaque pas sans vouloir le reconnaître.

Je sais qu’il faut faire la part du tâtonnement nécessaire, de l’apprentissage en tout régime qui recommence ; et pour ce qui est des Chambres particulièrement, pour l’éloquence et la discussion parlementaire, j’admets toute l’inexpérience première sans qu’il y ait lieu de s’en étonner. Peu d’orateurs alors improvisaient ; on arrivait avec son discours écrit, on le lisait ou on le récitait par cœur : d’où il résultait que, de part et d’autre, on se contredisait sans précisément se répondre. Aussi a-t-on pu comparer la double série des orateurs qui se succédaient à la tribune à deux corps d’armée qui auraient défilé l’un devant l’autre, chacun en sens inverse, tirant et faisant feu en l’air, sans se viser ni s’atteindre. Il y avait pourtant des commencements ou des recommencements d’orateurs. Un des plus en vue, et qui se prodiguait sur toute question avec une facilité de parole dont il usait et abusait complaisamment, était M. Dumolard, membre des anciennes assemblées depuis 1791, et qui se dédommageait du silence contraint des dernières années par un flux de rhétorique intarissable. Il était, vu la disette des hommes dans l’Assemblée, le chef de la petite opposition. Sa verbosité déclamatoire et sentimentale est relevée, à mainte reprise, par M. de Viel-Castel et qualifiée comme elle le mérite. Je suis fâché seulement que l’historien applique la même qualification de déclamatoire à l’éloquence étudiée et fiévreuse, mais sincèrement émue, de M. Laîné : je voudrais des nuances à part pour distinguer, même dans ses défauts, le vrai talent72. C’est dans le cours de cette première session que M. Ferrand, un des membres du ministère, et l’esprit certainement le plus à contretemps, le plus fermé à toute idée saine, venant présenter à la chambre des députés un projet de loi relatif aux biens non vendus des émigrés, s’avisa de partager tous les Français en deux catégories : 1° la portion des sujets du roi désignés par le nom d’émigrés, et 2° ceux qui n’avaient pas émigré et qu’il embrassait sous la dénomination de régnicoles. Il voulait bien, d’ailleurs, ne point parler trop injurieusement de ceux-ci, des 25 millions d’hommes qui formaient la masse de la nation : « Il est bien reconnu, disait-il, que les régnicoles, comme les émigrés, appelaient de tous leurs vœux un heureux changement, lors même qu’ils n’osaient pas encore l’espérer. » Ainsi, Français de 1792 qui couriez à la frontière, vous qui sauviez la patrie menacée, vous qui, à la suite des armées refoulées de la coalition, passiez le Rhin et l’Escaut et les Alpes, qui combattiez à Rivoli, à Zurich, aux pyramides et autres lieux, vous étiez des régnicoles ; il est bon de savoir le nom qu’on a. Et l’on daignait de plus vous amnistier, et reconnaître que vous en étiez venus avec le temps au même point que les émigrés, bien que par le chemin le plus long, tandis que ceux-ci avaient suivi la ligne droite. En récompense de l’habileté et du tact dont il avait fait preuve dans la discussion de cette loi, M. Ferrand recevait le titre de comte.

On se demande, la Charte une fois promulguée, et dans les choses du gouvernement proprement dit, ce que faisait pendant toute cette année la prudence, la sagesse de Louis XVIII qui en a montré, en effet, depuis, et qui n’était pas alors affaibli de santé comme on l’a trop vu sur la fin : retranché derrière M. de Blacas et comme invisible, il disparaît profondément dans son fauteuil. On se demande encore ce que c’est que cette singulière forme de sagesse et d’expérience qui n’est pas mûre à cinquante-neuf ans, après vingt-cinq années d’épreuves, et qui a besoin d’un nouveau malheur, d’une nouvelle crise stimulante, pour être mûre à soixante et un ans. Montaigne aurait appelé cela une sagesse traînarde et goutteuse73.

Les ordonnances émanées directement du roi n’étaient pas moins au rebours que les paroles de ses conseillers : par l’une, il modifiait l’organisation de la Légion d’honneur et supprimait plusieurs des établissements consacrés à l’éducation gratuite des orphelines des membres pauvres de cet Ordre ; par une autre, il déclarait supprimées les Écoles militaires de Saint-Cyr, de Saint-Germain et de La Flèche, qui devaient être remplacées par une école unique, analogue à celle que Louis XV avait fondée en 1751. Dans le préambule de cette ordonnance, le roi disait « qu’elle avait pour but de faire jouir la noblesse des avantages que lui avait accordés l’édit de son aïeul. » Ainsi, après vingt-cinq ans de guerres très démocratiques, au moins par le résultat et par l’avancement, on allait redemander avant tout de la naissance pour faire des officiers. L’impression du public fut si forte contre ces deux ordonnances qu’elles restèrent sans exécution.

Dès la fin de l’année 1814, nous dit M. de Viel-Castel, dont l’opinion compte d’autant plus qu’il ne se montre point favorable au régime impérial antérieur, il était évident pour tout le monde que les gouvernants n’étaient pas en accord avec le sentiment public, que les lois, les institutions qu’ils appliquaient avec plus ou moins de fidélité n’avaient pas leurs sympathies, et qu’un penchant irrésistible les entraînait, sinon à les violer, au moins à en éluder l’esprit. On était frappé de leur aveuglement, de leur incapacité, de leur faiblesse. Le sentiment qu’ils inspiraient n’était pas celui d’une haine vive et passionnée que leurs actes n’auraient pas justifiée, mais d’une aversion profonde, mêlée de dédain et de dérision. On ne se sentait pas gouverné. Chacun disait que les choses ne pouvaient durer ainsi, et, bien qu’il fût encore impossible de prévoir de quel côté viendrait l’orage, les esprits étaient déjà en proie à cette agitation fébrile qui précède presque toujours les grands mouvements.

Ainsi conclut M. de Viel-Castel à la veille des Cent-Jours. Malgré le budget déjà équilibré et les justes combinaisons financières du baron Louis, malgré les succès diplomatiques de M. de Talleyrand à Vienne, les deux côtés honorables de 1814, et qu’il nous fait si bien connaître ; malgré ces compensations qui n’étaient pas sensibles aux yeux du public, l’historien nous montre la situation intérieure comme s’étant peu à peu délabrée d’elle-même et comme étant devenue par degrés désespérée. La sécurité manquait à ce régime ; on en avait conscience ; l’opinion publique était démoralisée, et les conspirations (même sans se lier entre elles) s’essayaient déjà de toutes parts.

Pour moi, après cette lecture patiente, suivie, instructive, lorsque j’arrive aux événements du 1er mars, au débarquement de Napoléon à Cannes, quand j’entends vibrer les paroles aiguës, vengeresses, de sa proclamation, de son adresse à l’armée, j’éprouve un soulagement, un sentiment de délivrance, coûte que coûte, après tant d’affronts et d’inepties ; je suis entraîné, je suis peuple, je sens comme le peuple, et, sans plus de théorie, 1815 m’est expliqué. Il était devenu nécessaire, inévitable.

Un sage a souhaité qu’il fût accordé à l’homme de bien par le ciel de recommencer sa vie, comme on donne une seconde édition d’un premier ouvrage, afin de pouvoir le retoucher et le corriger, en effacer toutes les fautes. Pareille faveur fut accordée à la Restauration : elle aura, en effet, sa seconde édition, — revue, augmentée et développée, très illustrée à coup sûr et très embellie, ornée de toutes sortes d’images et de figures brillantes, — mais, au fond et en définitive, une édition nullement corrigée74.