Alphonse Daudet
I12
J’ai souvent déjà parlé du poète des Amoureuses, qui rappelle Thomas Moore par le talent, la beauté du visage et l’exiguïté de la stature, ce Thomas Moore qui se nommait lui-même Little Moore (le petit Moore). Le poète des Amoureuses a ôté aussi un conteur charmant dans son roman du Petit Chose, sous le nom duquel on a lu le vrai nom du Little Moore français. Toujours prosateur, mais pour cela n’éteignant pas en lui la poésie, Alphonse Daudet a publié en volume les Lettres de mon moulin, qui nous donnèrent une sensation si neuve quand nous les lûmes dans Le Figaro. Le titre de ce volume en dit plus la forme générale que le fond. Le fond, c’est bien moins des lettres et des impressions personnelles comme celles que l’on trouve dans des lettres, qu’une suite de contes, enlevés avec une légèreté de main et une vivacité de coloris dans cette manière sensible et profonde qui est celle de Daudet ; car Daudet a sa manière à lui, qu’on ne peut confondre avec celle de personne.
Il n’y a personne assurément dans la littérature actuelle qui ait le genre de plume (arrachée d’où ?…) avec laquelle furent, un jour, écrits Les Amoureuses et Le Petit Chose. On a autre chose, mais on n’a pas cela. On a peut-être le grand chose, mais on n’a pas ce petit. On peut aimer davantage autre chose, et même critiquer cela, mais il n’y a pas moyen de nier l’accent de nature qui est là ! Il n’y a pas moyen de ne point entendre cette vibration, ce coup de gorge de l’oiseau bleu, à la poitrine sanglante, qui, en passant, jette là son cri, et auquel personne parmi ceux qui ont le talent plus large que Daudet, plus étoffé, plus robuste, plus tout ce que vous voudrez, n’est capable, en l’imitant, de faire écho.
Et c’est là l’originalité ! Et c’est ce qui vaut mieux que tout ! L’originalité, d’où qu’elle vienne et quelle qu’elle soit ! On ne la conteste pas à Alphonse Daudet, mais on la lui dose. Des jugeurs, que j’ai quelquefois entendus chiffonner ce talent délicat, ne niaient pas son originalité, mais disaient qu’il n’en avait qu’une goutte, comme si une goutte ne suffisait pas !… Une goutte d’originalité, c’est la goutte de vie pour nos œuvres, et c’est aussi la goutte d’acide prussique pour nos ennemis, qui tue tout net leurs raisonnements.
C’est d’abord sur cette goutte d’originalité qu’on doit mettre la main quand il s’agit d’Alphonse Daudet. C’est elle que la Critique, qui est une alchimiste aussi, doit, comme l’alchimiste de Rembrandt, montrer d’abord dans son œuvre, à travers ce flacon rose et noir taillé et orné par sa main d’artiste ; plus précieuse qu’elle est à elle seule, l’originalité, que tous les détails charmants du flacon, puisqu’elle en est la vie et l’âme ! C’est là d’abord qu’il faut aller, comme nous y allons, à cette goutte d’originalité consentie, et, cela fait, on s’occupe du reste. On s’occupe alors de toutes les autres facultés qu’on refuse à Daudet, quand l’originalité est accordée, — qu’on lui refuse et qu’il a pourtant, et que je prouverai qu’il a en invoquant ce livre même, et qu’il faut, avant tout, caractériser.
II
C’est un livre de contes, — mais de contes rapides, dits brièvement en quelques mots, de ces contes qui tiendraient « sur une carte de visite »
, disait Jean-Paul, qui les aimait comme cela. C’est une série de petits sujets d’histoires qu’il a vus et qu’il a sentis, presque tous provençaux ; car Daudet est provençal.
C’est un poète et un peintre de terroir comme tous les peintres et les poètes pénétrants, la loi étant de ne bien peindre que les choses qu’on a vues, qui se sont enfoncées en nous dès l’enfance, et dans lesquelles nous avons fait boire nos premiers regards. Ses contes, c’est donc la Provence, montrée non plus dans son ensemble, mais par parcelles lumineuses. Elle y tient toute, en ces parcelles ! L’auteur du Petit Chose fait des choses petites en sa qualité de Petit Chose ; mais Meissonier fait aussi des choses petites, et ce ne serait pas une gloire petite que d’être le Meissonier du conte provençal ! Mais Benvenuto Cellini lui-même, ce fort, ce violent, ce Cyclope enragé, faisait également des choses petites, quand il gravait ses onyx et taillait la facette d’une bague comme il eût ciselé un bouclier ! Les contes de Daudet, qui sont grands comme rien, j’en conviens, peuvent être comparés à des intailles pour la précision et le délié des détails. Seulement, dans ces contes à la Meissonier pour la peinture, dans ces intailles bonnes, à ce qu’il semble, pour faire l’agrafe d’un bracelet ou la tête d’une épinglette, y a-t-il trace d’émotion ? Y a-t-il trace de force ? trace de profondeur ? Y a-t-il et pouvait-on y mettre la marque des facultés que je viens réclamer pour le compte de Daudet ?…
L’émotion ! on ne la lui chicane pas, on en fait bon marché encore ; c’est comme sa gouttelette d’originalité. On a la bonté d’admettre qu’il peut émouvoir et qu’il peut être ému, dans la mesure, il est vrai, de son organisation de Petit Chose. Mais la profondeur et la force, on les lui refuse, d’aplomb et obstinément. Quand on fait si petit, il est impossible de faire fort et profond ! On effleure, on ne peut pas creuser ! Est-ce que, parmi les oiseaux-mouches de la poésie, ces imperceptibles rubis qui volent et qui sont les vers-luisants de l’air, il y a des aigles mouches ?… Est-ce que le gentil poète des Amoureuses, qui, aux épines de la vie, n’a guères laissé qu’une gouttelette de son sang vermeil, juste autant que sa gouttelette d’originalité, peut être, quoi qu’il fasse, autre chose qu’un gentil écrivain, ayant à perpétuité les grâces joliettes et fluettes de la jeunesse ? Est-ce qu’il peut, ce page de génie, capable de tourner la tête de toutes les demoiselles des Trois Cousines de la terre, devenir jamais fort et profond ?… Non ! il n’aura jamais ni la profondeur ni la force. C’est bien assez que ce qu’il a ! Il est jeune, et (on ajoute cela !) il est plus jeune peut-être encore dans ses livres que dans la vie, et il ne vieillira pas ; car vieillir, c’est prendre, malgré soi, de la profondeur et de la force.
Il restera, le malheureux ! éternellement printemps, éternellement grappe de lilas, éternellement violette des bois dans la rosée, éternellement enfant délicieux, mais enfant. Telle déjà l’opinion qui commence. Ah ! les préjugés poussent en une minute et durent des siècles, et voilà pourquoi il faut vite les étrangler.
III
Ainsi, — voilà qui est réglé, — ni force ni profondeur. Pauvre Alphonse Daudet ! Pauvre Petit Chose ! Et pourquoi ? Parce qu’il fait petit, cet artiste spécial, à qui Pascal a très bien pu souffler tout bas que l’infini est dans l’atome aussi bien que dans un monde. Comme si la force et la profondeur avaient rigoureusement besoin d’espace ! comme si on n’était pas fort et profond sur un point intangible ! comme s’il fallait seulement un pouce de chair à la flèche pour pénétrer et tuer son homme, et comme si nous ne pouvions pas être atteints profondément par une épingle ! Il ne s’agit que de l’enfoncer. Mais laissons là les raisonnements. Les faits valent mieux, et je les trouve dans les œuvres de notre poète et de notre conteur. Il y a, si vous vous les rappelez, en ses Amoureuses, bien des poésies amertumées dans leur rhythme léger, bien des roses avec la cantharide mortelle nichée au fond de leurs cœurs de roses ; il y a, dans ces soupirs si vite jetés, la modulation de plus d’une angoisse. Dans son Petit Chose, il y a bien des pages navrantes, de l’observation fouillée, dure et cruelle, et acharnée, qui fait pleurer des larmes pesantes : il n’y a pas que des fraîcheurs de coloris et de douces et jeunes mélancolies. Tout n’y est pas de cette jolie triste couleur de robe de femme qu’on appelle cendre de rose ! Il y a de la cendre vraie, de celle-là sur laquelle on meurt vivant▶… Mais quand nous n’aurions ni Les Amoureuses ni Le Petit Chose, quand nous n’aurions que les Lettres de mon moulin, nous aurions assez pour trouver que la main qui a écrit cela, toute petite qu’elle est, peut mieux que caresser voluptueusement les surfaces de la vie, et peser sur le cœur d’un sujet comme la main d’un homme, et le pénétrer — en y pesant.
C’est la profondeur, en effet, — non pas dans les détails, entendons-nous bien ! mais dans l’accent, — c’est la profondeur d’impression qui me frappe surtout dans ces lettres écrites d’un moulin, ces lettres d’une fantaisie qui tourne, tourne comme ses ailes ; c’est cette profondeur d’impression qui me frappe plus que tout. Ce ne sont pas les paysages éclatants, ce ne sont pas les sensations joyeuses et poétiques de toute cette nature de Provence, peinte dans sa lumière avec de la lumière ; ce ne sont même pas les deux ou trois contes gais qui rient dans cet azur, comme Le Curé de Cucugnan et L’Élixir du Père Gaucher. Non ! ce n’est pas toutes ces gaîtés de l’œil, de l’oreille, de l’esprit et du style, mais c’est l’impression profonde qui sort de tous ces autres contes, si tristes au fond : La Cervelle d’or, qu’on dirait de Heine ; Les Deux Auberges, qu’on ne dirait de personne que d’un homme qui sait l’horreur de l’abandon ; La Sémillante, ce récit poignant et sombre, La Sémillante, — qui ne sémille plus, engloutie avec son vieux berger, « encapuchonné et lépreux », qui lève avec sa main sa lèvre, tombant sur sa bouche muette, pour raconter l’affreux naufrage ; — L’Île des Sanguinaires, enfin, le plus original de tous ces contes, non pas le plus terrible, — car ce gracieux Daudet se permet le terrible, comme vous venez de le voir ; — L’Île des Sanguinaires, où se trouve exprimée, toute seule, la mélancolie physique de la solitude. La solitude dans une île, c’est déjà quelque chose, mais avoir mis un phare dans cette île, et la solitude dedans… Certes ! c’est là, s’il en fut jamais, de la profondeur.
Tels sont les contes en majorité qui donnent à l’ouvrage sa physionomie, et cette physionomie n’est pas celle, allez ! que les superficiels, qu’il faut accabler par les détails pour qu’ils sentent quelque chose, voient dans Alphonse Daudet. Eux voient en lui le joli garçon, et même le joli garçonnet littéraire. Ils vont jusque-là, les impertinents ! Et, au contraire, voici l’homme fait qui connaît la vie, et qui vous écrit, avec une plume implacablement, inexorablement amère, et comme jamais moraliste n’en eut de plus amère, l’histoire — terrible encore, celle-là ! — qu’il a intitulée Le Portefeuille de Bixiou. Ici, c’est Balzac qui a donné le la de cette histoire, et il faut de la voix pour chanter sur le la donné par un pareil homme. Le Bixiou de Balzac, tout le monde l’a dans la mémoire, ce chat-tigre de la caricature, ce tortionnaire de la plaisanterie féroce, dont les mots étaient des tenailles rougies au feu de la verve la plus bouffonnement enragée. Eh bien, c’est ce Bixiou que l’auteur des Lettres de mon moulin a peint vieux, décrépit, aveugle, méprisé de sa femme, idiot de sa fille… et cherchez le pastel du doux Chérubin littéraire dans cette peinture ! Je ne cite presque jamais, mais, ici, il faut citer :
« … Un matin… je vis arriver chez moi, pendant que je déjeunais, un vieil homme en habit râpé, cagneux, crotté, l’échine basse, grelottant sur ses longues jambes comme un échassier déplumé. C’était Bixiou. Oui ! Parisiens, votre Bixiou, le féroce charmant et Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant réjouis avec ses pamphlets et ses caricatures… Ah ! le malheureux ! quelle détresse ! La tête inclinée sur l’épaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l’illustre et lugubre farceur s’avança jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente : “Ayez pitié d’un pauvre aveugle !” C’était si bien imité que je ris !… Mais lui : “Vous croyez que je plaisante ? Regardez mes yeux.” — Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard. — “Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie ! Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais, là, brûlé à fond… jusqu’aux bobèches !” »
Jusqu’aux bobèches ! est de la plus épouvantable beauté. Le conte qui commence ainsi est tout psychologique. C’est la confession de la misère de cœur, d’esprit et de vie, de cet homme fulgurant autrefois de l’esprit qui l’a consumé, de ce caricaturiste qui fait contre lui-même sa dernière caricature ! Comme tous les vicieux, Bixiou aime le vice qui le tue. Journaliste, fou des journaux qui l’ont perdu, en ne le rendant propre à rien qu’à faire des journaux, il les ramasse partout sans y voir, les sent, trouve qu’ils sentent bon, lèche leur encre et maudit sa femme qui ne veut pas les lui lire, — une catin bégueule, — parce qu’elle y trouve des inconvenances. Quand il parle de sa fille, qui est laide, il dit ce mot d’une si effroyable goguenarderie : Je n’ai jamais fait que des charges. Et tout le conte est d’une telle verve d’ironie cruelle qu’en voyant ce Bixiou de Daudet, car on dira aussi le Bixiou de Daudet, parce que peindre ainsi c’est une prise de possession, on songe à un Neveu de Rameau plus abject que l’autre, et certainement plus mordant, dans l’emporte-pièce de ces quelques pages…
Ces quelques pages, énergiques à étonner même sous une autre plume que celle de Daudet, il faut, pour bien en juger, les lire où elles sont. Mais, certainement, là, elles donneront de lui une idée contraire à celle que certains esprits voudraient faire prévaloir sur ce jeune et intéressant écrivain. Les muscles finissent par saillir dans les êtres les plus ronds et les plus féminins, sous l’action de la vie. Le muscle intellectuel est venu à l’éphèbe des Amoureuses, et c’est des Lettres de mon moulin que datera sa virilité. Je n’ai voulu que dire cela. Peintre et poète, il l’était déjà, on le savait, on en convenait. Mais on ne voyait que l’extérieur, que le dessus du panier d’une manière à laquelle il a ajouté par-dessous.
Et Alphonse Daudet, en écrivant les Lettres de mon moulin, n’a pas seulement prouvé qu’il avait ce qu’on lui déniait : une force égale à sa grâce, une profondeur égale à sa légèreté. Il a résolu le problème d’art qui posait qu’il faut de certaines proportions pour produire des effets, thèse plus grossière que grandiose. Il a montré que le talent est toujours plus fort que son cadre, et que la peinture, qu’elle soit miniature ou fresque, peut remuer l’âme au même degré et nous passionner la pensée !
IV13
Alphonse Daudet a maintenant, littérairement, pignon sur rue, quoique ce soit là un mot bien pesant pour dire le succès de ce talent aérien, charmant et charmeur, et qui est en train, pour l’heure, de prouver qu’il a aussi la fécondité. Son Jack est un livre d’haleine, dans lequel celui que j’ai appelé un Meissonier littéraire a renoncé à ses délicieuses petites toiles pour nous prouver qu’il pouvait faire grand… Cette preuve, du reste, il l’avait donnée dans une œuvre précédente, couronnée, je crois, par l’Académie. Même l’Académie, — cette vieille dame (old lady), comme disent les Anglais en parlant de la Compagnie des Indes, à qui je trouve beaucoup plus d’attraits ; — même l’Académie, Daudet l’a enlevée à la pointe de sa plume. C’est un enleveur de cœurs en littérature, et je suis persuadé qu’avec son livre de Jack il va les enlever encore, mais ce ne sera pas sans leur faire mal.
Et, en effet, ce livre de Jack est un livre cruel. L’auteur, dans sa dédicace à Flaubert, son maître et son ami, dit-il, l’appelle « un livre de colère et de pitié »
, et il a raison, c’est bien cela… Seulement, la colère et la pitié n’y sont pas comme elles y pourraient être. Elles n’y sont guères que par l’accent, par un mot échappé de temps en temps et dont la vibration soulève ou attendrit, ou encore par l’intention de vous déchirer avec la cruauté de sa peinture. Mais est-ce assez ? Est-ce assez pour affirmer tant de pitié et de colère ? L’auteur, d’une sensibilité que j’adore, l’auteur qui est encore plus une âme qu’un esprit, s’est trop fait objectif, comme disent les Allemands, lui, de nature, le plus subjectif des hommes ! Il dit Flaubert son maître, et, malheureusement, il est trop son maître. Or, Flaubert vient de Gautier, qui vient lui-même de Gœthe. Triste généalogie ! Gœthe et Gautier, puissants par la langue, je le veux bien, n’avaient pas d’âme à perdre. Mais Alphonse Daudet en a une, et dans la prison descriptive où il l’enferme, elle frémit et palpite encore… Je voudrais qu’elle brisât cette limite et qu’elle débordât. Je voudrais que le moi de Daudet, son moi sensible et réfléchi, tînt plus de place dans son œuvre actuelle. Lui qui (je m’en souviens) s’est moqué autrefois si joliment des Impassibles, ne peut pas, sans inconséquence et perversion de sa nature, en devenir un. Il ne peut pas l’être comme cette forte mécanique de Flaubert, qui, en roman, fait ce que Taine fait en histoire, c’est-à-dire montre l’objet et puis s’en va. De système, Alphonse Daudet ne peut être impassible que comme le peut l’âme la plus naturellement tendre et la plus facilement émue, comme Joubert et Platon pourraient l’être, si Joubert et Platon, ce qui me paraît bien difficile, eussent pris pour maître Flaubert.
Alphonse Daudet — il faut l’en croire — se vante de l’avoir pris pour le sien, mais sa nature proteste contre son choix et sa préférence intellectuelle. Si Flaubert avait eu à écrire le Jack de Daudet, il n’y aurait pas mis l’accent de sensibilité qui y perce encore et que je voudrais y voir éclater, ce cri du cœur, jeté trop en passant, mais enfin jeté, arraché à une âme ! Il se serait contenté de la description sèche, rigoureuse, à l’emporte-pièce, de toutes ces pauvretés, de tous ces vices, de toutes ces misères qui sont le fond de ce livre de Jack. Il aurait été le photographe qui applique froidement un procédé, comme s’il était lui-même un procédé. Certes ! Flaubert n’aurait jamais écrit : « Ceci est un livre de colère et de pitié. »
Les descripteurs, qui ne se soucient que du contour, du relief et de la couleur des choses, ne connaissent ni pitié, ni colère, et c’est par là que Daudet se différencie d’eux, tout en les admirant et en les choisissant pour modèles. De tempérament vivace et qu’il n’a point détruit encore, il n’est qu’à moitié de leur groupe, à ces desséchants ! mais, il faut bien le reconnaître, il s’en retrouve par la vulgarité du sujet qu’il traite. Le distingué qui est dans l’auteur du Jack au même degré que le sensible, l’artiste fait pour nous donner les plus nobles spectacles, les choses les plus aristocratiques et les plus idéales, s’est détourné de toute cette poésie pour nous peindre les réalités les plus basses. La petite flamme bleue des génies capricieux et charmants qu’il a dans l’esprit, cet homme de délicate fantaisie la promène et la fait ramper sur des sujets abjects et répugnants, sous prétexte de mœurs contemporaines à reproduire, — car son roman de Jack porte le sous-titre de Mœurs contemporaines ; et la Critique, en voyant cette application à contresens de facultés destinées à des sphères d’observation plus hautes, la Critique, qui n’est pas impassible comme Daudet voudrait l’être, a toute la tristesse du regret.
V
Et j’ai dit le mot dur, car il doit être dit. Le sujet du roman de Jack est prosaïque, commun, oui ! et même abject, et tout le talent de l’écrivain, brillant dans une foule de détails, n’en sauve ni l’abaissement douloureux, ni la vulgarité pire encore. Daudet n’a pas été le chercher loin, ce sujet. Il n’a pas percé bien avant dans nos mœurs pour y trouver cette fange. Elle y est à fleur de peau, et nous en avons été tous plus ou moins éclaboussés. Le sujet de son roman, il l’a pris à ses pieds, à son coude, sous sa main, partout, puisque, de partout, nous sommes entourés et pressés de cette vie affreuse de bohèmes, d’impuissants, de déclassés, de filles entretenues, qu’il nous a décrite jusqu’au mal de cœur. Cela avait déjà été mis bien des fois dans des romans et au théâtre. Daudet a voulu encore une fois sucer l’orange empoisonnée pour en exprimer les dernières gouttes. Son livre est donc l’histoire tragique des bohèmes impuissants, vaniteux, envieux, dont ce malheureux monde moderne et révolutionné fourmille. Pour intailler mieux dans leur ignominie, il a employé un mot beaucoup dit dans ce monde-là, il les a appelés : les Ratés… et l’emploi hardi de ce mot, qui se montre, je crois pour la première fois dans un livre de style, en fera peut-être la fortune.
Dans le livre de Jack, en effet, il s’agit bien moins de Jack que des ratés. Et d’ailleurs Jack, dont l’auteur a fini par faire un mauvais ouvrier, est lui-même un raté, et qui rate depuis sa naissance, attendu qu’il est le bâtard d’une fille entretenue. Or, c’est ce malheur de naissance qui s’appesantit sur lui et l’enfonce dans toutes les misères de sa vie. Daudet aurait pu en faire un héros ; car il y a des bâtards qui sont des héros, qui remontent, à force de cœur, de volonté et d’énergie, ce torrent de la bâtardise qui entraîne Jack aux derniers malheurs et aux plus lamentables catastrophes. Mais Jack importe bien moins au romancier que le milieu dans lequel il vit et succombe. Jack, pour lui, est une occasion de peindre les Ratés. C’est le bouc émissaire des Ratés ; et je dis trop, c’en est le baudet :
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal… et qui tondit du pré la largeur de sa langue
, — et sa langue n’est pas large, allez ! Le mal de tout cela, c’est qu’il est impossible à l’imagination dégoûtée de s’intéresser à ce Jack imbécile, sentimental et raté… comme les autres, — pas plus intéressant, quoique plus à plaindre que les autres. Tel est le défaut de la cuirasse de ce roman : le sans intérêt ! Stendhal dit quelque part que la beauté d’une œuvre d’art se mesure au bonheur qu’elle nous donne. Eh bien, quel genre de bonheur le Jack de Daudet peut-il nous donner ?…
Assurément, je ne suis pas, comme Stendhal, un épicurien littéraire. Je ne prends point si strictement le bonheur que donne une œuvre d’art pour la mesure de sa beauté ; car le bonheur est relatif, et la valeur d’une œuvre d’art est absolue. Mais je demande pourtant que dans un livre qui a deux volumes l’impression s’interrompe un instant, si elle est douloureuse. Et elle ne s’interrompt point dans celui-ci, elle ne s’arrête pas une minute. C’est un entassement de bassesses, d’infamies, de ridicules, de platitudes, de misères de toute sorte, et jamais Macbeth n’a été rassasié d’horreurs comme Daudet, cet esprit si peu fait pour l’horreur, nous en rassasie. Seulement, les horreurs de Macbeth étaient terribles, et celles du livre de Jack sont dégoûtantes. Vols, escroqueries, concubinage, prostitution du sentiment maternel, avilissement des caractères, vanités bêtes ou méchantes, c’est à lasser le dégoût lui-même, si on veut l’inspirer, et à impatienter l’âme la plus ferme et la plus tranquille. Évidemment, une pareille faute de composition ne peut venir, dans un homme de la valeur de Daudet, que de l’étroite notion du roman tel que le conçoit le groupe littéraire auquel il se rallie. M. de Goncourt, qui est de ce groupe, et qui, comme Alphonse Daudet, a trop d’âme aussi pour en être, dit dans la préface de sa Germinie Lacerteux que le roman est maintenant une enquête sociale. C’est possible. Les enquêtes se font partout. Mais, certes ! il est autre chose encore, et que ne voient pas assez ces statisticiens et ces nosographes du roman, allant, de réflexion et de préférence, à tout ce qui est laid, odieux, ignoble, comme à des curiosités bonnes à peindre, — infatigablement et sans les tacher jamais de la lumière du moindre idéal !
VI
Voilà, à mes yeux, la grande faute de ce roman. Faute volontaire, je le crois. Elle est bien moins de lui que d’une école dont on peut regarder Flaubert comme le chef, de fait sans théorie et sans enseignement. Seulement, voici qui va nous venger de cette faute. Si, littérairement, la valeur et l’intérêt esthétique du roman de Daudet défaillent, ce roman exact, qui a au moins le mérite recherché par Edmond de Goncourt d’être une enquête, est, pour les moralistes qui savent conclure, un renseignement effrayant. Je ne sache pas de livre plus terrible contre la société actuelle et Paris, Paris surtout, qui a la prétention de mouler le reste du monde à son image. Je ne connais pas de livre plus capable de faire mépriser le monde moderne et ses mœurs. Cette histoire de Ratés, de cette tribu d’impuissants, envieuse et dévorante, qui doit dévorer un jour tout le grain social ; cette histoire racontée sous des formes désintéressées, quand elles ne sont pas émues, est l’accusation la plus nette et la mieux formulée contre toutes les idées qui règnent en ce temps d’exécrable démocratie. L’auteur ne s’occupe que de ses peintures : c’est l’artiste qui ne voit que son art ; mais le penseur, qui voit plus loin, a-t-il jamais trouvé quelque chose de plus formidable contre l’instruction obligatoire, par exemple, — cette sottise de l’orgueil moderne, — que cette affreuse histoire des Ratés ? Y a-t-il contre le concubinage, — que l’on ne veut pas encore obligatoire comme l’instruction, c’est-à-dire qui n’est pas encore légal, mais qui semble préparer sa légalité future en prenant les proportions qu’il prend tous les jours dans nos mœurs, — y a-t-il contre le concubinage un argument plus fort que cette éducation et ce destin de fils de fille entretenue, tué littéralement par sa bâtardise ? Jack est écrasé par le fait seul de sa naissance, dont les conséquences sont effroyables, et l’auteur, qu’il veuille ou non être chrétien, croit, comme nous autres chrétiens, à ce dont rient les libres-penseurs, c’est-à-dire au péché originel. Puisque les réalistes exigent maintenant que le roman soit une enquête, quelle plus épouvantable que le livre de Daudet, qui nous crève les yeux de sa vérité et de sa boue, et qui ne les ouvrira pas. Il n’y a que Dieu, dit Bossuet, qui fasse de la lumière pour les aveugles, avec de la boue et du crachat !
VII
Ces effets d’ensemble constatés, il reste les détails du livre à juger, et c’est ici que la Critique n’a plus à se montrer sévère. Ces détails sont dignes, en effet, de l’écrivain qui nous a donné tant de pages d’une originalité si primesautière et si ravissante. Alphonse Daudet est du très petit nombre d’écrivains qui ont à eux une manière qui ne ressemble à celle de personne, et c’est même la raison pour laquelle il échappe souvent à l’esprit de système et à des admirations dangereuses. C’est pour cela que ce talent charmant tremble si joliment dans le manche grossier du réalisme. C’est un conteur d’une grâce émue et légère, qu’aucun romancier contemporain n’a au même degré que lui. À l’accent, une page de Daudet se reconnaîtra toujours entre toutes, et il sera impossible de l’imiter. Il a cet avantage des esprits infiniment poétiques, que la poésie suit, comme une lueur, où qu’ils aillent, et qui font tomber des ciels d’or sur la teigne des pouilleux, comme le faisait Murillo… Où d’autres seraient bas, comme le sujet de leur peinture, il reste poétique et quelquefois poète. Il y a dans ce roman que je lui reproche, mais avec tant de tendresse pour un talent qui pourrait m’enchanter toujours, des scènes amenées par le choix du sujet auquel il s’est livré et qui rappelleraient Dickens et Paul de Kock, s’il n’était pas Alphonse Daudet, le conteur inexprimablement personnel. L’éducation du petit Jack, par exemple, dans l’horrible gymnase de la rue Montaigne, la plus féroce et la plus saignante des études d’un livre où il y en a tant, est du pur Dickens, mais avec des touches que Dickens n’a pas ; et le mariage de la fille de l’ouvrier Roudic est du Paul de Kock, mais du Paul de Kock transfiguré et rayonnant. La gaîté, la bonne foi dans l’impression, l’enfance du cœur, y éteignent l’ironie. Alphonse Daudet dit encore, dans sa dédicace à son maître Flaubert, qu’il a fait un livre ironique. Je pense qu’il s’abuse un peu sur ce point. Le cadre accepté, la tête prise là-dedans, il a fait un livre sincère. Daudet est un esprit trop facilement ému et trop transparent pour être ironique et amer bien longtemps. Et qu’il ne le regrette pas ! Il est candide comme il est lumineux. L’ironie, qui est une ride, au moins, et quelquefois une grimace, n’est pas faite pour ce jeune, aimable et franc visage, dans lequel la larme qui tombe des yeux est aussi vraie que le sourire qu’elle vient mouiller.
Je veux le quitter sur cette larme et sur ce sourire. En résumé, son livre n’aura de succès que par l’attendrissement qu’il causera à ceux qui le liront ; car la maîtresse faculté de Daudet, c’est la faculté de l’attendrissement, et, je l’ai dit en commençant, elle perce encore (heureusement !) dans ce livre, dédié à l’impassible Flaubert. Sans cette faculté d’attendrissement, il resterait, je n’en doute pas, par son fond, mortellement antipathique aux esprits élevés et délicats, le vrai, le seul public pour un écrivain de la race de Daudet. Avant qu’il ne fût publié, ce livre de Jack (même par un k) avait exhalé une odeur d’ouvrier inquiétante pour ceux qui veulent que le talent ne déroge pas… Daudet ne semblait pas littérairement conformé pour mettre son pied, qui est fin et cambré, dans les vieilles savates d’Eugène Sue. Aussi s’est-il bien gardé de l’y mettre. Je viens de dire où il l’a mis, et, malgré tout ce qui m’a déplu dans cette hideuse histoire des Ratés où tout est raté, la grâce de celui qui a écrit toute cette raterie y est si forte, qu’elle ne ratera pas !
VIII14
Dans ce désert d’œuvres, où la Critique, qui vit de livres, meurt de faim, il n’en faut pas une bien haute pour paraître quelque chose d’élevé. Le désert allonge les obélisques… Pourtant ce n’est pas là l’histoire d’Alphonse Daudet et de son livre, Le Nabab. Alphonse Daudet n’a besoin d’aucune comparaison et d’aucun mirage pour faire ressortir le talent de son œuvre. Il n’est point aujourd’hui, comme le dit la vieille expression proverbiale, le borgne du royaume des aveugles. Littérairement, il a, pardieu ! bien ses deux yeux, — deux yeux très purs, très expressifs et quelquefois très touchants, et le roman que voici serait certainement remarqué encore dans un temps plus préoccupé, plus épris de littérature que le nôtre. À quelque moment que ce fût la Critique compterait avec Alphonse Daudet ; mais, cette fois, elle a une autre raison pour s’occuper de son Nabab que le mérite prouvé de l’auteur de tant de choses charmantes, et le mérite à prouver du roman qu’il publie. Et c’est la modification, l’heureuse et profonde modification que je trouve dans ce roman de la manière de l’écrivain ; c’est le retour marqué vers cette manière qu’il eut longtemps, et qu’il semblait avoir dans ses derniers ouvrages, abandonnée.
J’en avais eu presque du chagrin, et j’écris ce mot tendrement, car le talent d’Alphonse Daudet a la puissance de tant d’émotion qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer, même quand on le juge. Et il fait, pour celui qui est obligé de le juger, de l’impartialité une chose cruelle. Lorsqu’il publia son roman de Jack, je dis assez que je déplorais la pente sur laquelle il glissait et qui l’entraînait vers des idées qui sont, hélas ! les idées des Jeunes, à ce triste moment de la littérature et des arts, et contre lesquelles protestait la distinction de sa nature. Je ne sache pas, en effet, de nature plus opposée à l’idée du Réalisme, cette Bête du temps, que la nature de Daudet, le poète des Amoureuses, qui, André Chénier volontaire, ne pouvait pas vouloir faire guillotiner sa poésie par le tranchant fangeux de la plus abjecte des théories littéraires. Il s’exposait à cela, cependant ! Les camaraderies sont mortelles aux plus forts. Alphonse Daudet avait des liaisons littéraires dangereuses, qui devaient produire la camaraderie des idées… Dans son roman de Jack, il tendait, sans en avoir, je crois, le sentiment bien net, vers cette corruption du Réalisme contemporain, si tentant, non pour lui, mais pour les imaginations sans idéal et les talents sans invention et sans noblesse. Eh bien, je l’avoue, je craignais une perversion possible ! J’avais peur de voir le rampant crustacé prendre dans ses immondes pinces et y étouffer la jolie Sirène, à la flûte enchantée, qui, même dans la prose du poète des Amoureuses, chante encore.
Mais est-ce moi ou lui, dans sa conscience de poète, qu’il a entendu ? Toujours est-il qu’il échappe à ce danger que j’ai signalé, et qu’il est rentré dans la vérité native de son talent, si antipathique aux peintures basses et si délicieux de cette sensibilité que dédaignent, comme le renard les raisins, les Impassibles, ces pierreux de la littérature… Sensibilité, coloris, grâce de l’âme dans le talent, tout est revenu de ce que nous connaissions en lui depuis qu’il a changé de modèles. Avec sa manière de sentir, son horreur du vulgaire, l’élégance de sa plume, Alphonse Daudet n’est fait que pour peindre la société à une certaine hauteur… et dans son Nabab, c’est à cette hauteur qu’il l’a prise. Daudet n’est pas Zola. Il y a deux mille marches d’escalier entre eux, et ces deux mille marches qui les séparent et que je craignais de lui voir descendre, Alphonse Daudet les a remontées. Il n’appartient plus, et nous espérons qu’il n’y retournera jamais, au Réalisme, dont son nouveau livre n’est ni entiché ni maculé… La Critique, heureuse de ce retour, tuerait le veau gras — si elle en avait un ! — pour fêter cet enfant prodigue… prodigue de talent, et qui, comme celui de l’Évangile, ne gardera pas les pourceaux.
IX
Le Nabab est une étude de mœurs qui relève plus de Balzac que de Flaubert, — de Flaubert que Daudet appela un jour, par trop modestement, « son maître ». Certes ! j’aimerais mieux qu’elle ne relevât de personne, mais le moyen de ne pas relever de Balzac, quand on fait une étude de mœurs, et de mœurs parisiennes encore ?… Balzac a cela de désespérant pour ceux qui viennent après lui, qu’ils ont l’air de l’imiter quand ils le continuent. Les bras de ce géant sont si longs, qu’ils ont embrassé le xixe siècle comme l’Océan embrasse la Terre, et que rien de ce siècle ne reste à personne. Ce ramasse-tout terrible a tout pris. Le génie de Balzac ressemble au Pantagruel et au Gargantua de ce Rabelais qu’il aimait, et qu’il avait raison d’aimer, comme un fils aime son père, il a la grandeur presque monstrueuse et la puissance dévorante de ces êtres qui sont des chimères, tandis que lui, Balzac, est une réalité ! Où il a passé, l’herbe ne repousse plus, ou, si elle repousse, c’est de la même herbe qu’il avait fauchée… Depuis Balzac, d’ailleurs, les mœurs parisiennes (et il n’est question dans l’étude de Daudet que de celles-là) n’ont pas assez changé, ne se sont pas assez renouvelées, pour que l’observateur y puisse découvrir de ces choses inattendues qui font à un livre qui les retrace une géniale originalité. Malgré les changements politiques survenus, malgré des malheurs qui auraient dû être des leçons, le Paris actuel est, de mœurs, à peu près celui de l’Empire, et le Paris de l’Empire ne différait pas beaucoup du Paris observé et peint par Balzac. C’est que les mœurs ne sont pas emportées, du coup, par les établissements et les institutions politiques qui croulent. Ces giroflées ont la vie plus dure que les murs sur lesquels elles ont poussé ; et cela, avec le vaste génie de Balzac, de ce chef de Dévorants qui a tout dévoré, même le temps qui a suivi sa mort, est une double raison pour qu’une Étude de mœurs parisiennes, à cette heure, quelque force de rendu qu’elle ait, ne produise pas sur l’imagination l’effet profond d’une œuvre dans laquelle ces mœurs seraient saisies et exprimées pour la première fois.
Mais Daudet, qui a l’entrain et la bravoure d’esprit d’un artiste, et d’un artiste qui se sent de la vie depuis la pointe des cheveux jusqu’au bout des ongles, n’a pas reculé devant la double difficulté d’une Étude de mœurs parisiennes après les Études de mœurs parisiennes de Balzac. Il aurait pu très bien nous donner un autre genre de roman, — un roman, par exemple, de sentiment ou de passion, car Balzac, qui se lève et qu’on aperçoit à tous les horizons des mœurs modernes, n’a pas embrassé et ne pouvait pas embrasser toute l’âme humaine comme il a embrassé toute une société. L’âme humaine, en effet, c’est l’infini, et toute société est finie. Le monde parisien a des limites ; cette chaudière infernale bouillonne entre des bords qu’on trouve bientôt. Après Balzac, l’auteur du Nabab pouvait nous creuser ou nous dramatiser une passion ; — il pouvait nous analyser un sentiment et découvrir dans le cœur humain la mine d’or d’une originalité souveraine. Mais il ne l’a pas voulu. La double difficulté de faire ce qu’il a fait l’a-t-elle séduit par sa difficulté même ? Qui n’aurait pas d’audace serait moins artiste… Parisien, trop Parisien peut-être, et trop jeune encore pour ne pas s’éprendre et s’enivrer de choses contemporaines, il a osé son pan de fresque après l’immense fresque du Maître des Maîtres, qui — même inachevée — fait croire à l’imagination que Balzac a peint tout, quand, interrompu par la mort, il lui restait tant à peindre encore ! Car voilà l’incroyable fascination du génie de Balzac, que ce qu’il n’a pas peint nous croyons le voir, et que nous le voyons dans ce qu’il a déjà peint, — comme on voit l’avenir dans le passé, disait Leibnitz. Alphonse Daudet n’a pas été épouvanté par cette immensité, et quoique sa fresque, à lui, porte fatalement les reflets de cet homme, qui est la Lumière, et dont tous ceux qui touchent aux mœurs du temps et du Paris moderne semblent plus ou moins les caméléons, il sera lu, pourtant, après Balzac, comme quelqu’un qui existe par lui-même. Et, de fait, s’il reflète un ensemble de choses déjà peint, et avec quel pinceau, grand Dieu ! il a son pinceau cependant qui n’est pas le reflet d’un autre, et qui, après celui de Balzac, a aussi son individualité.
X
Oui ! le pinceau, c’est-à-dire ce qui appartient le plus à l’artiste ; — le pinceau, qui est à lui plus intimement que la composition et l’idée même de son œuvre ; le pinceau, qui lui appartient autant que sa main dont il est le prolongement ; qui est fait de ses cheveux que des Dalila coupent toujours ; trempé dans la source de ses larmes, — de celles qu’il a versées ou de celles qu’il versera, — et coloré de son sang, rose quand il est heureux, et qui devient si noir après les expériences de la vie ! C’est par le pinceau qu’Alphonse Daudet se distingue des autres romanciers qui, comme lui, s’efforcent de peindre les choses ambiantes, mais qui n’ont ni la couleur, ni surtout la sensibilité du sien. Il y a une fameuse phrase de Diderot, que de plus secs que moi — et de ce meilleur goût littéraire qui m’a toujours paru une pauvreté — trouvent amphigourique et prétentieuse, et qui est très intelligible et très simple quand il s’agit de Daudet. C’est la phrase sur cette plume « qu’il faut tremper dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel »
. Daudet y a trempé souvent la sienne, et il l’a trempée aussi dans l’arc-en-ciel de ses sensations de poète, aussi brillant que l’autre arc-en-ciel ! C’est un poète que Daudet, et le poète, en lui, domine le romancier comme il domine toujours tout dans ceux qui sont poètes. La poésie, cette forme divine, emporte toujours le fond humain dans l’œuvre des hommes, quelle que soit la beauté ou la profondeur de ce fond. Il y a telles pages dans Le Nabab qui emportent avec elles le fond du roman, et où, comme je l’ai signalé plus haut, le poète des Amoureuses, qui chantait à l’aurore de sa jeunesse comme le rossignol oriental épris de la rose, se retrouve, avec ces teintes de mélancolie que la vie fait tomber sur le talent, afin qu’on en ait davantage ! Voyez cette page, par exemple, sur une danseuse (un des personnages du roman), une espèce de danseuse composite, faite de deux réverbérations de ces deux êtres évaporés, Fanny Elssler et Taglioni, et qui, vieillie, brisée, anéantie, le spectre charmant d’elle-même, se remet un soir à danser sous l’influence d’une impression heureuse, et demandez-vous si ce poète, qui a chancelé un moment du côté du Réalisme, a eu jamais davantage ce que le Réalisme, cette brosse qui se croit un pinceau, a le moins : la nuance opalisée, la transparence, la grâce, l’immatérialité !
« Cela en vaut la peine, — dit Felicia, — vous allez voir danser la Cremnitz… »« C’était charmant et féerique. Sur le fond de l’immense pièce noyée d’ombre et ne recevant presque de clarté que par le vitrage arrondi, où la lune montait dans un ciel lavé, bleu de nuit, un vrai ciel d’opéra, la silhouette de la célèbre danseuse se détachait toute blanche, comme une petite ombre falotte, légère, impondérée, volant bien plus qu’elle ne bondissait ; puis debout, sur ses pointes fines, soutenue dans l’air seulement par ses bras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante où rien n’était visible que le sourire, elle s’avançait vivement vers la lumière, ou s’éloignait en petites saccades si rapides qu’on s’attendait toujours à entendre un léger bris de vitre et à la voir ainsi monter à reculons la pente du grand rayon de lune jeté en biais dans l’atelier… Ce qui ajoutait un charme, une poésie singulière à ce ballet fantastique, c’était l’absence de musique, le seul bruit du rhythme, dont la demi-obscurité augmentait la puissance, de ce taqueté vif et léger, pas plus fort sur le parquet que la chute, pétale par pétale, d’un dahlia qui s’effeuille.. Cela dura ainsi quelques minutes, — puis on entendit, à son souffle plus fort, qu’elle se fatiguait. — “Assez, assieds-toi”, dit Félicia. Alors la petite ombre blanche s’arrêta au bord d’un fauteuil et resta là, posée, prête à repartir, souriante et haletante, jusqu’à ce que le sommeil la prit, se mît à la bercer, à la balancer doucement sans déranger sa jolie pose, comme une libellule sur une branche de saule, trempant dans l’eau et remuée par le courant… »
Certes ! une telle page vaut presque des vers. C’est de l’Albane pur, vaporisé. Il y a beaucoup de passages de ce détail poétique et de cette exquisité dans ce roman, qu’un autre eût pu penser peut-être, mais n’eût pas écrit de cette plume-là !
XI
Ce roman — on l’a dit, et il y a une note à la fin du volume qui répond à ce bruit, — a été inspiré par des aventures vraies. Mais ce serait bien mal connaître le mystère et l’essence de la composition que de faire de cela une diminution dans le talent de l’auteur. Où veut-on que le moraliste et le romancier prennent leurs modèles, si ce n’est pas dans des êtres réels qui ont passé devant leurs yeux, surtout quand ils peignent les mœurs de leur temps ? D’ailleurs, à qui n’a-t-on pas fait ce reproche ? N’a-t-on pas mis des noms propres jusque sous les Caractères du brave La Bruyère ? Celui qui, dit-on, a posé pour le duc de Mora dans Le Nabab, n’a-t-on pas prétendu, à une autre époque, qu’il avait aussi posé pour le de Marsay de Balzac ?… De plus, la peinture que fait le romancier de son duc de Mora et de son Nabab les élèverait plutôt d’un cran au-dessus de la réalité qu’ils furent, qu’elle ne les abaisse d’un cran au-dessous. Chez Daudet, le moraliste n’est pas chagrin, et sa touche, qui pourrait être mordante, au besoin, n’est ni satirique ni amère. Le duc de Mora, que tout le monde a nommé, et qui relève, du reste, inévitablement de l’Histoire, est bien moins pris ici par son côté historique que par le côté intime de sa personne et de ses mœurs. C’est dans sa personnalité de viveur et de dandy que Daudet l’a étreint. Faisant un roman dont le sujet était les mœurs de l’Empire, dans lequel cette personne tenait tant de place, le romancier ne pouvait pas l’oublier. L’étude qu’il en a faite est superbe, même après celle du de Marsay de Balzac… Quant au Nabab, qu’on a aussi nommé, l’auteur le fait, malgré ses ridicules et ses vices, qui sont les vices et les ridicules de son temps, si bon, si humain, si filial, que, bien loin de se plaindre, le modèle serait peut-être flatté du portrait, et reconnaissant.
Et, après tout, ce portrait n’est-il pas poussé jusqu’au type ? À cette hauteur, ce n’est plus personne. Le Nabab de Daudet est une idée générale. C’est le Turcaret, l’énorme Turcaret du xixe siècle, à l’importance de qui les révolutions, en brisant les classes et les catégories sociales, lesquelles contenaient autrefois ces ventripotents de vanité qui débordent maintenant, ont donné plus de place et qui leur a permis de démesurément s’étendre. Le Turcaret de Le Sage n’est qu’un gringalet en comparaison de celui-ci, qui, de par l’argent, prétend à tout, et qui en a le droit dans notre charmante société. Le Turcaret du xixe siècle, Balzac, avec sa formidable ironie, l’a peint amoureux dans Nucingen, comme Molière avait peint l’avare amoureux dans Harpagon. Alphonse Daudet n’a pas donné au sien une passion qui fût en désaccord avec son type, qui en accentuât le relief ou qui en agitât convulsivement le jeu. Son Nabab n’est pas le Nabab anglais, cuit et recuit au soleil de l’Inde, jaune comme son or, malade du foie, dévoré de spleen et de l’ennui de cet argent qui ne le fait que riche en Angleterre, où les rangs ne sont pas encore confondus. Non ! le Nabab de Daudet est d’une autre espèce. C’est le Nabab de notre pays, et d’une époque qui jouirait de toutes les adorables platitudes de l’égalité, si l’argent n’était pas comme la seule montagne qui fasse ici bomber le sol. C’est le nabab français, sanguin, de belle humeur, insolent de bienveillance, facile, ouvert, répandu, répandant ; d’une duperie aimable et commode, mais pas bête pourtant, car il se sait dupe et il est le bon prince de sa duperie ; sceptique, corrompu, mais pas trop, pas assez pour n’avoir point, de temps en temps, une larme à l’œil et un bon sourire sur ses grosses lèvres ; repu d’or, indigéré de billets de banque, et n’ayant plus que l’ambition d’être député, dans cette société où c’est là le seul bâton de maréchal qui reste dans les pauvres gibernes de l’ambition. Assurément, il y avait là l’étoffe d’un fier personnage de comédie : le Falstaff de l’argent ; mais Daudet a mieux aimé en faire le héros pathétique d’un drame.
Seulement, le drame qu’il a noué et dénoué autour de son type est un drame que l’on joue depuis trop longtemps pour beaucoup passionner les esprits difficiles qui veulent que le talent leur apporte de nouvelles sensations. Le Nabab de Daudet, ce Turcaret colossal du xixe
siècle, finit par n’être plus qu’un Gogo immense, — le Gogo de tous ceux qui l’entourent, et même du hasard. À l’exception de deux têtes très finement dessinées (le duc de Mora meurt à moitié du roman) : l’artiste Félicia, élevée, comme elle le dit, par « ce papillon de danseuse »
, ce qui explique bien tous les envolements de sa vie, et le docteur Jenkins, un Tartuffe affreusement suave, de cette Philanthropie qui a remplacé les Tartuffes de Religion par les siens, nous connaissons, pour les avoir vus au théâtre, dans les romans, partout, ces Robert Macaire inférieurs qui se meuvent, s’agitent, intriguent et trahissent autour du Nabab, chenilles de sa fortune. Et les choses sur lesquelles ils se détachent ont beaucoup servi. L’atelier, l’Exposition, l’élection, les sociétés d’actionnaires, l’intérieur des bureaux des sociétés industrielles ou des ministères, les premières représentations, les enterrements officiels, tout cet inventaire de la vie extérieure moderne est trop facile, après tant de livres qui l’ont fait, — et surtout après ceux de Balzac, ce confiscateur de génie, qui, comme Napoléon lui-même, ne pourrait pas se recommencer. La Critique ne serait pas la Critique si parfois elle ne risquait un conseil. Alphonse Daudet, cette âme dans le talent, a mieux à faire maintenant qu’à regarder, du bout des yeux, une société qui passe et qui a été décrite jusqu’à épuisement. Il a à regarder dans l’âme humaine, qui ne passe point. Quand on a ce don de vie et de couleur dans le talent, il faut l’appliquer aux choses de nature immortelle, pour que l’Imagination humaine en jouisse toujours et ne s’en fatigue jamais.
XII15
Ce qui fait le mérite des Rois en exil, c’est moins son exécution que sa pensée. La pensée en est grande et fière, et jamais peut-être, sous nulle plume, la visée d’un roman n’est montée plus haut. Et dans quel moment !… Ah ! le moment est bien choisi ! La belle réponse à Nana que ces Rois en exil ! Quand le monde, dépravé par L’Assommoir, qui lui a donné la fringale de l’ordure, retourne au second vomissement de son auteur, espérant y trouver des malpropretés qui n’y sont même pas, car le champ de la malpropreté n’est pas très vaste et Zola l’a tellement épuisé dans son premier roman que, dans celui-ci, on ne trouve plus que quelques redites de porcheries trop connues, déposées entre des vulgarités et des platitudes qui ne le sont pas moins, Alphonse Daudet, lui, remonte la pente où l’on pouvait craindre qu’il ne glissât, et s’éloigne autant que possible de l’observation basse (et honteusement facile) qui est la curiosité de ce temps à tête renversée. Alphonse Daudet, dont l’esprit aurait toujours raison s’il n’avait pas d’amis littéraires, a très bien su voir qu’il y avait un magnifique roman qui dormait, enveloppé dans une grande question d’histoire agitée souvent par des penseurs, mais laissée là par des artistes… et il l’a traitée dramatiquement. Seulement, le roman qui gisait là au fond de cette question d’histoire, comme un Dieu dans sa crèche, en est-il sorti ?…
Chose heureuse, d’ailleurs, et d’importance, en cette époque où la littérature, vieille et décadente, a la prétention d’être moderne par rage d’être décrépite, cette question d’histoire, qui pouvait porter dans ses entrailles la fortune d’un romancier, est une question moderne, pour le coup ! s’il en fut jamais, puisque ces éphémères enfants d’un jour ont la manie innocente d’être modernes, et ne parlent que de modernité ! Elle est moderne pour ce vieux roman perclus et vautré dans le bain de boue qu’on lui fait prendre, et qui ne le guérira pas de ses ankylosés, et c’est pour ses veines épuisées un sang nouveau à lui transfuser ; mais il faudrait une opération de génie. Cette question féconde, en effet, n’est rien moins, comme le titre du livre le dit superbement, que la Royauté en exil. Une question grandiose et terrible, que les siècles ont enfin posée ! Car, ne vous y trompez pas ! cette grande et formidable question n’est que d’hier dans la mémoire des hommes. Il ne faut pas remonter haut pour la trouver. Avant Charles II d’Angleterre, avant Jacques II, ce grand homme méconnu qui eut plus de conscience que de gloire, — ce que les hommes, qui font la gloire, ne comprennent pas et ne peuvent pardonner, — on n’avait point vu de rois en exil, ou si on en avait vu, c’était dans un exil armé, menaçant, toujours prêt à être le rebondissement de ces Dieux Termes de la Royauté qu’on avait jetés par-dessus la frontière qu’ils avaient si longtemps gardée, et qui s’opiniâtraient à revenir… Mais de rois prenant leur parti de la chose, ◀vivant tranquillement dans l’exil, s’y engraissant, chanoines royaux de cet exil, ou s’y dégraissant de leurs majestés, on n’en avait pas vu. Ceci est moderne, absolument moderne… et cette triste histoire est le livre de Daudet. Les Rois dans l’exil de ce temps ne sont plus les Rois dans l’exil d’un temps où, sur le trône, il y avait des Rois encore. À présent, ils sont tous partis. L’esprit de la royauté est évaporé. À présent, les Stuarts, s’ils revenaient, ne trouveraient pas de Louis XIV. Très moderne par ce côté-là, le roman de Daudet est aussi parisien par un autre. Il l’a même appelé : Roman parisien. Des deux côtés, c’est le succès. Être parisien et moderne ! Paris, dans ce temps, c’est le sujet inépuisable et délicieux des livres qui ne tombent jamais, et c’est aussi le délicieux lieu d’exil des rois qui tombent, eux ! et qui viennent demander, le croira-t-on ? à une République, le lit de Messaline où ils se consoleront de vivre et n’auront pas honte de mourir.
XIII
Voilà l’histoire et voilà le roman. L’histoire est cruelle pour ceux qui aiment encore la royauté. Mais le roman peut être beau, que celui qui l’écrit croie aux Rois ou qu’il n’y croie plus. Il ne s’agit pas de ses opinions à lui. Il ne s’agit pas de son âme. Il ne s’agit que de son esprit et de l’œuvre de son esprit. Même pour ceux-là qui ne croient plus à elle, la Royauté fut une si grande chose qu’on ne raconte pas ce qu’elle est devenue sans porter involontairement sur sa pensée la réverbération de sa grandeur et de la misère de sa fin ; mais quand, au lieu d’être un historien qui raconte, on veut être un artiste qui crée et combine des effets saisissants, des effets d’art, pathétiques ou impitoyables, dans ce navrant sujet d’histoire contemporaine, la tentative ne fait pas le génie, non ! mais ce peut être une révélation de sa puissance. Et, certes ! il en faut une déjà pour oser seulement manier cette réalité historique, et s’efforcer de la monter jusqu’à son idéal le plus sublime ou de la creuser jusqu’à sa dernière profondeur.
Telle l’entreprise de l’auteur des Rois en exil. Sujet énorme d’un roman oublié par Balzac. Balzac, qui a pris toute la société de son temps dans sa ceinture et l’a jetée et enlevée sur son épaule, avec la force d’un Hercule, sans en laisser rien à personne, n’a pas pensé à y mettre ce qui devait y peser le plus. Cet immense moraliste, encore plus moraliste que romancier, avait écrit les mœurs de son siècle. Il avait écrit les mœurs de Paris, les mœurs de la province, les mœurs des hautes classes en tant qu’elles étaient restées hautes, les mœurs des bourgeois, les mœurs du peuple, les mœurs des paysans, les mœurs des courtisanes, enfin les mœurs universelles ; mais les mœurs des Rois, il les avait oubliées. Était-ce par royalisme ? — par ce respect du royaliste qu’il était et qu’il n’a jamais cessé d’être ?… Se les réservait-il pour plus tard ?… Et devait-il couronner son œuvre colossale par les couronnes ?… Toujours est-il que plus de vingt-cinq ans après lui le romancier que voici a ramassé cette glane, qui vaut une gerbe, dans le riche sillon de Balzac. Moins royaliste certainement que Balzac, il n’a pas arrangé sa gerbe comme Balzac aurait probablement arrangé la sienne. Lui, c’est un jeune encore de ce temps maudit, qui n’a pas plus la religion des rois que la religion d’autre chose. C’est le sceptique moderne en tout, excepté en art peut-être ; incrédule à tout, excepté à ce qui est beau. Les rois en exil, déformés par l’exil, tombant sous le coup de l’exil qui leur coupe aussi bien la tête que la guillotine, tout en la leur laissant sur les épaules, sont un lamentable spectacle, et il nous l’a montré sans lamentation d’aucune sorte, comme Shakespeare, auquel je ne le compare point, nous a montré le roi Lear, chassé de son royaume, vieux et fou, — plus fou que son fou ! — mendiant, sans toit, la pluie et les éclairs sillonnant sa tête insensée. Mais le roi Lear n’était qu’un roi, après tout ! Et ici, c’est la royauté.
Ce sont les rois en exil ! Ce n’est plus un roi ! C’est la royauté tout entière, qui n’a plus la sublime misère du roi Lear, cette dernière poésie ! C’est la royauté qui n’a plus besoin, pour réchauffer ses pieds nus, des fagots que Louis XIV envoyait à Henriette d’Angleterre, réfugiée et mourant de froid à Saint-Germain. C’est la royauté qui n’est plus le Dieu Terme de nulle part, qui abdique aussi lestement qu’une écuyère descend de cheval après sa représentation du Cirque, et qui, riche de tout, excepté de sa couronne, — la seule richesse à laquelle elle devrait tenir, — la sacrifie et l’oublie, avec la facilité des philosophes et des viveurs, pour les délices de cette Capoue qui s’appelle Paris, comme ce prince souverain de Brunswick — un type de roi exilé — qui troqua si facilement sa royauté contre les diamants laissés et emportés aux boutonnières de sa culotte !… Quel haut-le-cœur pour qui a du cœur ! L’exil, l’insupportable exil, même pour le gros ventre de Louis XVIII, qui, du moins, intriguait, s’agitait, avait encore des tronçons de royauté qui se remuaient dans son corps impotent, et qui ne se contentait pas des résidences aumônées sordidement par des souverains sans cœur à leur royal frère ; l’exil est à présent accepté et presque regardé comme une bonne aubaine, — la bonne aubaine de la Royauté en naufrage. Et le rendez-vous général de ces exilés sans couronne, c’est Paris, qui a remplacé Venise, où Voltaire encaquait dans Candide les rois détrônés. Paris, ce chancre, ce cancer, dont la France doit crever, disait un jour Blücher avec la grossièreté de sa haine de Prussien, ils viennent le prendre, le contracter, se l’inoculer, s’en infecter, et avant que la France, qui en mourra, en meure, c’est eux qu’on en verra mourir !
XIV
Pour qui a conçu un pareil livre, il doit y avoir des beautés et il y en a, mais ce sont des beautés qui viennent plus du livre que de l’auteur. L’auteur, nous le connaissons bien. Nous avons toujours parlé de chacun de ses livres quand il en a publié. Nous l’avons suivi. Nous le savons par cœur, et par cœur est le mot, car c’est un talent qui prend le cœur avec un charme plus qu’il ne saisit l’esprit avec une toute-puissance. Le sujet de ce livre est d’une virilité qui lui en donne une, et quoique son exécution ne soit pas au niveau de sa conception, cette conception est d’une telle vigueur qu’elle en communique à ce délicat, ordinairement plus fin que fort et moins robuste que sensible. Dans cette dépravation des « rois en exil » par Paris, on ne sait lequel est le plus coupable, de Paris, qui les pourrit si vite, ou des rois qui se laissent si rapidement atteindre par la gangrène de sa terrible civilisation. L’auteur des Rois en exil n’aura pas assurément un succès à la Zola, — le succès du premier venu qui nous parlerait abjectement de quelque fille, l’idolâtrie du temps où le Veau d’Or a été remplacé par des vaches dorées… Mais il aura son succès, néanmoins, pour une triple raison : c’est qu’il est moderne, parisien, et qu’il montre audacieusement et presque cyniquement la Royauté sous la fille encore, la fille partout et toujours ! et se mourant là-dessous, comme nous tous, du reste ; car la fille n’a pas besoin d’être Cléopâtre pour asservir ce piètre univers ! Christian II, le « roi dans l’exil » du livre de Daudet, qui tombe avec joie du trône au bal Mabille, est un Louis XV lâché et débarrassé de ces nobles chaînes de roi qui liaient encore Louis XV, et ce n’est plus, lui, qu’un Louis XV du xixe siècle… Vous imaginez-vous ce que c’est ?… Un Louis XV qui a laissé là sa défroque de roi parce que, pour lui comme pour son temps, ce n’est plus qu’une défroque ! Au moins, Louis XV le corrompu croyait en lui. Christian II ne croit pas plus en lui qu’en personne. Il y a des mots, dans une langue qui s’abaisse chaque jour, qui sont une nécessité : c’est un blagueur qui se blague lui-même. C’est enfin un homme de Paris ! Alphonse Daudet me fait reflet d’avoir trop d’élégance pour être un républicain bien farouche ; mais un boucher républicain n’aurait pas mieux sacrifié un roi, comme un bouc infâme de débauche, sur l’autel de l’Égalité, et n’eût pas fait boire une meilleure tasse de lait à la République. Ce n’est pas le républicain qui est le régicide dans son livre… Non ! le régicide, c’est le Roi ! et la République est absoute.
Impossible, en effet, de rouler plus bas la royauté que ne l’a fait l’auteur des Rois en exil. Impossible de lui dire un adieu plus amer. Et, non seulement, si on l’en croyait, ce ne serait pas seulement l’Institution qui serait en cause, mais la Race… L’institution ? je le conçois. Elle était divine, et nous ne croyons plus en Dieu. Mais la Race ?… Nous sommes assez physiologistes pour croire à la race, — à la race démontrée, d’ailleurs, par des siècles de grandeur, d’héroïsme, de génie et même de beauté. Mais nous sommes assez matérialistes aussi pour admettre le déclin des races, leur usé ou leur détraqué par le temps, les excès et les maladies, et c’est ainsi que la Race va rejoindre l’Institution dans la même négation et le même mépris. Puis, comme si ce n’était pas assez que cette fin par elles-mêmes de l’Institution et de la Race, le peintre, désespéré et désespérant, d’une Royauté qui meurt, selon lui, de deux ignominies : l’ignominie morale et l’ignominie physique des personnalités royales, n’a placé auprès de cette royauté ni un homme de génie (quoique dans son livre il y en ait un), ni un homme de foi et de dévouement (quoiqu’il y en ait plusieurs), qui ne soient ou inutiles ou ridicules dans leur effort pour la sauver. Il y a bien là une femme, — une femme héroïque, — la femme de Christian II, qui veut souffler dans le cœur de son mari le feu qui lui manque, qui ramasse comme elle peut, à chaque instant du roman, les morceaux de cette marionnette des vices de Paris pour les faire tenir debout et en reconstituer un homme, mais sans y réussir jamais… Elle est la seule qui ne soit pas ridicule dans le roman. Mais elle est inutile… Et, d’ailleurs, c’est un mauvais symptôme pour les races, quand les femmes y sont les héros.
XV
Elle serait donc condamnée, irrémissiblement condamnée, la Royauté dans l’exil ! Ce ne serait plus la Royauté dans l’exil, mais la Royauté dans la mort, et dans la mort venue par l’exil. Forte leçon ! Toute Royauté doit mourir à son poste, et son poste n’est jamais l’exil. Voilà ce qu’enseigne le livre d’Alphonse Daudet, ce livre qui veut être un roman taillé dans une question d’histoire, et qui peut être une histoire et une prophétie. Tout serait donc consommé pour ceux qui pensent à la Royauté ? Mais les rois en exil ont-ils mérité ces durs portraits, venant d’un homme qui n’a pas d’ordinaire la main dure ?… Les choses racontées ou dramatisées dans cette œuvre d’art sont-elles vues dans une vérité qui n’est pas uniquement la vérité de l’art ?… Qui sait ? Mais il faut bien le dire, il résulte de tout cela une grande impression, plus grande que l’œuvre qui la donne, — et si grande qu’elle domine la littérature, et que pour aujourd’hui elle nous la fait oublier !