(1890) L’avenir de la science « XXIII »
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(1890) L’avenir de la science « XXIII »

XXIII

Je visitais un jour ce palais transformé en Musée, sur le front duquel une pensée de large éclectisme a fait écrire : À toutes les gloires de la France. J’avais parcouru la galerie des Batailles, la salle des Maréchaux, celles des diverses campagnes ; j’avais vu des sacres de rois ou d’empereurs, des cérémonies royales, des prises de villes, des généraux, des princes, des grands seigneurs, des figures sottes ou insolentes, quand tout à coup je me pris à me demander : Où est donc la place de l’esprit ? Voilà les grands de chair, des fats, des gens sans idée, sans morale, qui ont bien peu fait pour l’humanité. Mais où est donc la galerie des saints, la galerie des philosophes, la galerie des poètes, la galerie des savants, la galerie des penseurs ? Je vois Louis XIV fondant je ne sais quel ordre nobiliaire et je ne vois pas Vincent de Paul fondant la charité moderne ; je vois des scènes de cour plus ou moins insignifiantes et je ne vois pas Abélard, au milieu de ses disciples, discutant les problèmes du temps sur la montagne Sainte-Geneviève ; je vois le serment du jeu de Paume et je ne vois pas Descartes, enfermé dans son poêle, jurant de ne pas lâcher prise qu’il n’ait découvert la philosophie. Je vois des physionomies brutales, grossières, sans idéal, et je ne vois pas Gerson, Calvin, Molière, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Condorcet, Lavoisier, Laplace, Chénier. Bossuet et Fénelon y sont plutôt à titre de courtisans qu’à titre d’hommes de l’esprit. Serait-ce que Rousseau et Montesquieu auraient moins fait pour la gloire de la France et le progrès de l’humanité que tel général obscur ou tel courtisan oublié ? C’en est fait, me disais-je, l’esprit est déshérité… Mais non. Au-dessus des uniformes terrasses du palais-musée, voyez s’élever ce majestueux édifice que couronne le signe du Christ. Entrez, et dites-moi si aucune gloire vaut la gloire de celui qui siège là-bas. Napoléon, dont le nom a fait des miracles, ne trône pas sur un autel. Dieu soit loué ! la plus belle place est encore à l’esprit. Les autres ont le palais, lui a le temple.

Aux yeux du philosophe, la gloire de l’esprit est la seule véritable, et il est permis de croire qu’un jour les philosophes et les savants hériteront de la gloire que, durant sa période d’antagonisme et de brutalité, l’humanité aura dû décerner aux exploits militaires. Je ne saurais approuver les lieux communs que l’on a coutume de débiter contre les conquérants ; il faut être bien superficiel pour ne voir dans Alexandre qu’un écervelé, qui mit l’Asie en cendres. La guerre et la conquête ont pu être, dans le passé, un instrument de progrès ; c’était une manière, à défaut d’autre, de mettre les peuples en contact et de réaliser l’unité de l’humanité. Où en serait l’humanité sans la conquête d’Alexandre, sans la conquête romaine ? Mais, quand le monde sera rationaliste, le plus grand homme sera celui qui aura le plus fait pour les idées, qui aura le plus cherché, le plus découvert. La bataille ne sera pas gastrosophique, comme le voulait Fourier ; elle sera philosophique. Depuis l’origine, c’est l’esprit qui a mené les choses (christianisme, croisades, Réforme, Révolution, etc.), et pourtant l’esprit est resté humble, méconnu, persécuté. Napoléon n’a pas remué le monde aussi profondément que Luther, et pourtant que fut Luther toute sa vie ? Un pauvre moine défroqué, qui n’échappa à ses ennemis que parce qu’il plut à quelques petits princes de le prendre sous leur protection. Si quelque chose prouve la force intime de spéculation qui est dans la nature humaine, c’est que, malgré la triste part faite jusqu’ici aux penseurs, il y ait eu des hommes capables de dévouer leur vie aux injures, à la persécution, à la pauvreté pour la recherche désintéressée du vrai. Quand on songe que tout le mouvement intellectuel accompli jusqu’ici a été réalisé par des hommes malheureux, souffrants, harcelés de peines intérieures et extérieures, et que nous-mêmes nous en recueillons la tradition, d’un cœur agité, au milieu des craintes et des angoisses, on prend en meilleure estime cette nature humaine, capable de poursuivre si énergiquement un objet idéal.

Il est temps, définitivement, de revenir à la vérité de la vie et de renoncer à tout cet artifice de convention, reste de nos distinctions aristocratiques et de la société artificielle du XVIIe siècle ; il est temps de revenir à la vérité des mœurs antiques. Prenez Platon, Socrate, Alcibiade, Aspasie ; imaginez-les vivant, agissant d’après les ravissants tableaux que nous a laissés l’antiquité, Platon surtout. Ont-ils cette morgue froide, insignifiante et tirant son prix de son insignifiance, qui est le ton des salons aristocratiques ? Ont-ils ce ton niais, ce rire sans délicatesse, cette face plate et prosaïque, cette manière de prendre la vie comme une affaire, qui est celle de la bourgeoisie ? Ont-ils cette grossièreté, ce regard émoussé, cette face dégradée qui, je le dis avec tristesse et sans l’idée d’un reproche, est la manière du peuple ? Non. Ils sont vrais, ils sont hommes.

Les âmes honnêtes des siècles raffinés, Rousseau, par exemple, Tacite peut-être, par réaction contre l’artificiel et le mensonge de la société de leur temps, se reportent avec complaisance vers l’état sauvage, qu’ils appellent l’état de nature. Innocente illusion qui ne convertit personne et n’inspire aux raffinés qu’une très facile résignation. On lit avec plaisir ces éloquentes déclamations ; on les accepte comme des thèmes donnés, mais, quoi qu’en dise Voltaire, il ne prend envie à personne en lisant Rousseau de marcher à quatre pieds. Il est puéril d’en appeler contre la civilisation raffinée à l’état sauvage ; il faut en appeler à la civilisation vraie, dont la Grèce nous offre un incomparable exemple. Ce qu’il nous faut, en fait de mœurs, c’est la Grèce moins l’esclavage. Où trouver une plus large part faite à l’individu, plus d’originalité personnelle, plus de spontanéité, plus de dignité ? Nous ne comprenons, nous autres, que la majesté royale ou aristocratique. La majesté de l’idéal se confond pour nous avec celle de la religion, que nous reléguons par-delà l’humanité, et quant à la majesté du peuple, nous ne la comprenons pas, parce qu’elle n’existe pas. Athènes, au contraire, c’est l’humanité pure. M. de Maistre a dit que la majesté est toute romaine. Non, certes. Le Jupiter olympien et la Pallas grecque, Salamine et le Pirée, le Pnyx et l’Acropole ont leur majesté ; mais cette majesté est vraie et populaire ; au lieu que la majesté romaine est montée, machinée. Il n’y avait pas deux tons à Athènes ; au contraire, les fines mœurs du temps d’Auguste étaient à peu près celles de notre aristocratie, et à côté de cela se trouvait un peuple ridicule.

Il n’y a de majesté que celle de l’humanité vraie, celle de la poésie, celle de la religion, celle de la morale. Les autres prestiges à un certain jour deviennent ridicules. Il est dans la force des choses que tout ce qui n’a été imposé que par surprise excite le rire, dès que le prestige est détruit. On veut se venger de ses respects passés, sitôt que l’échafaudage est dépouillé de sa tenture. Il faut, pour les grossières illusions du respect extérieur, une simplicité que nous n’avons plus ; nous sommes trop fins pour ne pas soulever le voile. Nous avons abattu la vieille idole du respect : une idole ne se relève pas. Comment, je vous prie, se donner du respect ? Comment faire revivre par la réflexion ce qui avait pour condition essentielle l’absence de la réflexion ? L’enfant peut avoir peur de la figure qu’il a barbouillée ; mais, une fois qu’il en a ri, ne se rappellera-t-il pas toujours qu’il a barbouillé ce visage pour se faire peur à lui-même !

La condition essentielle d’un spectacle de marionnettes, c’est de ne pas apercevoir le fil. Les simples prennent la chose au sérieux, à peu près comme si ces pantins étaient des personnes réelles ; les habiles s’en amusent, lors même qu’ils verraient un peu le fil ; car, après tout, ils savent fort bien qu’il y en a un. Mais si les demi-habiles ont le malheur de l’apercevoir, ils ont bien soin de se moquer du spectacle, pour prouver qu’ils ne sont pas dupes. Il en est ainsi du respect : le respect est naturel chez les simples, les superficiels s’en défendent avec une fatuité très comique ; il renaît chez les sages par une vue supérieure. Les sages savent qu’il y a un fil sous tout cela, mais que ce n’est pas la peine de faire tant de fracas d’une découverte aussi simple. Les superficiels, au contraire, crient, tempêtent qu’il faut à tout prix délivrer l’humanité de ces préjugés. « Il faut avoir une pensée de derrière, dit Pascal, et juger du tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Mais, quand le nombre des finassiers est trop considérable, toute piperie devient impossible : car il devient alors de bon ton de faire le malin et de dire aux simples : Ah ! que vous êtes bons de vous y laisser prendre. Alors il faut y aller simplement et ne réclamer de respect que pour les choses réellement respectables.

L’avènement de la bourgeoisie a opéré, il faut l’avouer, une grande simplification dans nos mœurs. Notre costume est bien étroit et bien artificiel comparé à l’ampleur simple et noble du costume antique : mais enfin ce n’est plus un mensonge comme celui de l’ancienne aristocratie. Il y a encore beaucoup à faire : il faut simplifier et ennoblir. La bourgeoisie d’ailleurs a eu parfois le tort de chercher à revenir aux vieux airs de la noblesse ; à quoi elle n’a nullement réussi, et par là elle s’est rendue ridicule. Car rien de plus ridicule qu’une imitation manquée de la majesté. Ce qu’il nous faut, c’est la vraie politesse, la vraie douceur, la vie prise à plein et dans sa vérité, la vertu se traduisant dans les manières par l’aménité et la grâce. Les républicains prétendus austères se font une étrange illusion en croyant qu’on peut bannir de l’humanité l’idée de majesté. Mieux vaudrait l’ancienne idolâtrie, entourant de splendeur quelques individus, que cette pâle vie où la majesté de l’humanité ne serait pas représentée. Mais il vaut mieux encore revenir à la vérité et ne reconnaître d’autre majesté que celle de la nation et de l’idéal.

Ces mœurs, je les appellerais volontiers des mœurs démocratiques, en ce sens qu’elles ne reposent sur aucune distinction artificielle 201, mais seulement sur les relations naturelles et morales des hommes entre eux. On s’imagine souvent que des mœurs démocratiques sont des mœurs de cabaret, et c’est un peu la faute de ceux qui ont confisqué ce nom à leur profit. Mais les vraies mœurs démocratiques seraient les plus charmantes, les plus douces, les plus aimables. Elles ne seraient que la morale elle-même, plus ou moins belle, plus ou moins harmonieuse, selon que les individus seraient plus ou moins heureusement doués. Ce seraient les mœurs des poèmes et des romans idéaux, où les sentiments humains se feraient jour dans toute leur naïveté première, sans air bourgeois ni raffiné. Les vraies mœurs démocratiques supposeraient, d’une part, l’abolition du salon aristocratique et du café ; d’autre part, l’extension des relations de famille et des réunions publiques. Il est vrai qu’à ce dernier égard notre société offre une lacune difficile à combler. Nous n’avons rien d’analogue à l’école antique. Notre école est exclusivement destinée à l’enfance et par là vouée à un demi-ridicule, comme tout ce qui est pédagogique ; notre club est tout politique, et pourtant il faut à l’homme des réunions spirituelles. L’école ancienne était pour tous les âges le gymnase de l’esprit. Le sage, comme Socrate, Stilpon, Antisthène, Pirrhon, n’écrivant pas, mais parlant à des disciples ou habitués [(en grec)], est maintenant impossible. L’entretien philosophique, tel que Platon nous l’a conservé dans ses dialogues 202, la Sympasie antique, ne se conçoivent plus de nos jours 203. L’Église et la presse ont tué l’école. Maintenant que l’Église n’est plus rien pour le peuple, qui la remplacera ?

Ce qu’on appelle la société est loin d’être favorable au développement des jolies mœurs et des beaux caractères. Je n’oserais pas dire, si M. Michelet ne l’avait dit avant moi : « Après la conversation des hommes de génie et des savants très spéciaux, celle du peuple est certainement la plus instructive. Si l’on ne peut causer avec Béranger, Lamennais ou Lamartine, il faut s’en aller dans les champs et causer avec un paysan. Qu’apprendre avec ceux du milieu ? Pour les salons, je n’en suis sorti jamais sans trouver mon cœur diminué et refroidi. » L’impression qui me reste en sortant d’un salon, c’est le désespoir de la civilisation. Si la civilisation devait fatalement aboutir à cet avortement, si le peuple à son tour devait s’user de la sorte et, au bout de quelques siècles, s’affadir au sein de la vanité et du plaisir, Caton aurait raison, il faudrait envisager comme des instruments de mollesse et briser sagement tout ce qui est à nos yeux instrument de culture et de perfectionnement, mais qui, dans cette hypothèse, ne servirait qu’à faire des générations avides de servitude pour vivre à l’aise. Rien n’égale, en province surtout, la nullité de la vie bourgeoise, et je ne vois jamais sans tristesse et sans une sorte d’effroi l’affaiblissement physique et moral de la génération qui s’élève ; et pourtant ce sont les petits-fils des héros de la grande épopée ! Je m’entends mieux avec les simples, avec un paysan, un ouvrier, un vieux soldat. Nous parlons à quelques égards la même langue, je peux au besoin causer avec eux ; cela m’est radicalement impossible avec un bourgeois vulgaire : nous ne sommes pas de la même espèce.

Hermann n’a vécu qu’avec lui-même, sa famille et quelques amis. Avec eux, il est naïf, vrai, plein de verve ; il touche le ciel. En société, il est d’une insoutenable bêtise et condamné au mutisme par le tour entier de la conversation qui ne lui permet pas d’y insérer un mot. S’il s’avise de l’essayer, le ton insolite de sa voix fait dresser toutes les têtes ; c’est une discordance. Il ne sait pas rendre de monnaie ; veut-il riposter, il tire de sa poche de l’or et pas de sous. À l’Académie ou au Portique, il eût bien tenu sa place ; il eût été des disciples favoris, il eût figuré dans un dialogue de Platon, comme Lysis et Charmide. S’il eût vu Dorothée belle, courageuse et fière au bord de la fontaine, il eût osé lui dire : « Laisse-moi boire. » Si, comme Dante, il eût vu Béatrix sortant les yeux baissés de l’église de Florence, peut-être un rayon eût traversé sa vie, et peut-être la fille de Falco Portinari eût-elle souri de sa peine. Eh bien ! en face d’une demoiselle, il n’éprouve et ne fait éprouver que l’embarras  Votre Hermann, dira-t-on, est un campagnard, qu’il aille au village  Nullement. Au village, il trouvera la grossièreté, l’ignorance, l’inintelligence des choses fines et belles. Or Hermann est poli et cultivé, plus raffiné même que les hommes de salon, mais non d’un raffinement artificiel et factice. Il y a en lui un monde de pensée et de sentiment, que ne sauraient comprendre ni la grossière stupidité ni le scepticisme frivole. C’est l’homme vrai et sincère, prenant au sérieux sa nature et adorant les inspirations de Dieu dans celles de son cœur.

Le travail intellectuel n’a donc toute sa valeur que quand il est purement humain, c’est-à-dire quand il correspond à ce fait de la nature humaine : l’homme ne vit pas seulement de pain. Le grand sens scientifique et religieux ne renaîtra que quand on reviendra à une conception de la vie aussi vraie et aussi peu mêlée de factice que celle qu’on doit se faire, ce me semble, seul au milieu des forêts de l’Amérique, ou que celle du brahmane, quand, trouvant qu’il a assez vécu, il se dispose au grand départ, jette son pagne, remonte le Gange et va mourir sur les sommets de l’Himalaya. Qui n’a éprouvé de ces moments de solitude intérieure, où l’âme descendant de couche en couche et cherchant à se joindre elle-même, perce les unes après les autres toutes les surfaces superposées, jusqu’à ce qu’elle arrive au fond vrai, où toute convention expire, où l’on est en face de soi-même sans fiction ni artifice ? Ces moments sont rares et fugitifs ; habituellement nous vivons en face d’une tierce personne, qui empêche l’effrayant contact du moi contre lui-même. La franchise de la vie n’est qu’à la condition de percer ce voile intermédiaire et de poser incessamment sur le fond vrai de notre nature pour y écouter les instincts désintéressés, qui nous portent à savoir, à adorer et à aimer.

Voilà pourquoi l’homme sincère se passionne si fort et s’épuise en adorations devant la vie naïve, devant l’enfant qui croit et sourit à toute chose, devant la jeune fille qui ne sait pas qu’elle est belle, devant l’oiseau qui chante sur la branche uniquement pour chanter, devant la poule qui marche, fière, au milieu de ses petits. C’est que là Dieu est tout nu. L’homme raffiné trouve niaises les choses auxquelles le peuple et l’homme de génie prennent le plus d’intérêt, les animaux et les enfants. Le génie, c’est d’avoir à la fois la faculté critique et les dons du simple. Le génie est enfant ; le génie est peuple, le génie est simple.

La vie brahmanique offre le plus puissant modèle de la vie possédée exclusivement par la conception religieuse, ou pour mieux dire sérieuse, de l’existence. Je ne sais si le tableau de la vie des premiers solitaires chrétiens de la Thébaïde, si admirablement tracé par Fleury, offre une telle auréole d’idéalisme. La vie brahmanique, d’ailleurs, a sur la vie cénobitique et érémitique cette supériorité qu’elle est en même temps la vie humaine, c’est-à-dire la vie de famille, et qu’elle s’allie aux soins de la vie positive, sans prêter à ceux-ci une valeur qu’ils n’ont pas ; l’ascète chrétien reçoit sa nourriture d’un corbeau céleste ; le brahmane va lui-même couper du bois à la forêt ; il doit posséder une hache et un panier pour recueillir les fruits sauvages. Les fils de Pandou, pendant leur séjour à la forêt, vont à la chasse, et leur femme Draupadi offre aux étrangers qu’elle reçoit dans son ermitage du gibier que ses époux ont tué. Les Vies des Pères du désert n’offrent rien à comparer au tableau suivant extrait du Mahâbhârata : « Le roi s’avança vers le bosquet sacré, image des régions célestes ; la rivière était remplie de troupes de pèlerins, tandis que l’air retentissait des voix des hommes pieux qui répétaient chacun des fragments des livres sacrés. Le roi, suivi par son ministre et son grand prêtre, s’avança vers l’ermitage, animé du désir de voir le saint homme, trésor inépuisable de science religieuse ; il regardait le solitaire asile, pareil à la région de Brahma ; il entendit les sentences mystérieuses, extraites des Védas, prononcées sur un rythme cadencé… Ce lieu rayonnait de gloire par la présence d’un certain nombre de brahmanes… dont les uns chantaient le Samavéda, pendant qu’une autre troupe chantait le Bharoundasama… Tous étaient des hommes d’un esprit cultivé et d’un extérieur imposant… Ces lieux ressemblaient à la demeure de Brahma. Le roi entendit de tous côtés la voix de ces hommes instruits par une longue expérience des rites du sacrifice, de ceux qui possèdent les principes de la morale et la science des facultés de l’âme, de ceux qui sont habiles à concilier les textes qui ne s’accordent pas ensemble, ou qui connaissent tous les devoirs particuliers de la religion ; mortels dont l’esprit tendait à soustraire leur âme à la nécessité de la renaissance dans ce monde. Il entendit aussi la voix de ceux qui, par des preuves indubitables, avaient acquis la connaissance de l’être suprême, de ceux qui possédaient la grammaire, la poésie et la logique, et étaient versés dans la chronologie ; qui avaient pénétré l’essence de la matière, du mouvement et de la qualité ; qui connaissaient les causes et les effets ; qui avaient étudié le langage des oiseaux et celui des abeilles (les bons et les mauvais présages) ; qui faisaient reposer leur croyance sur les ouvrages de Vyasa, qui offraient des modèles de l’étude des livres d’origine sacrée et des principaux personnages qui recherchent les peines et les troubles du monde 204 ». » L’Inde me représente, du reste, la forme la plus vraie et la plus objective de la vie humaine, celle ou l’homme, épris de la beauté des choses, les poursuit sans retour personnel, et par la seule fascination qu’elles exercent sur sa nature.

Religion est le mot sous lequel s’est résumée jusqu’ici la vie de l’esprit. Prenez le chrétien des premiers siècles ; la religion est bien toute sa vie spirituelle. Pas une pensée, pas un sentiment qui ne s’y rattache : la vie matérielle elle-même est presque absorbée dans ce grand mouvement d’idéalisme. Sive manducatis, sive bibitis, dit saint Paul. Voilà un superbe système de vie, tout idéal, tout divin, et vraiment digne de la liberté des enfants de Dieu. Il n’y a pas là d’exclusion, la chaîne n’est pas sentie ; car, bien que la limite soit étroite, le besoin ne s’élance point au-delà. La loi, toute sévère qu’elle est, est l’expression de l’homme tout entier. Au Moyen Âge, cette grande équation subsiste encore. Les foires, les réunions d’affaires ou de plaisir sont des fêtes religieuses ; les représentations scéniques sont des mystères ; les voyages sont des pèlerinages ; les guerres sont des croisades. Prenez, au contraire, un chrétien, même des plus sévères, du temps de Louis XIV, Montausier, Beauvilliers, Arnauld, vous trouverez deux parts dans sa vie : la part religieuse qui, toute principale qu’elle est, n’a plus la force de s’assimiler tout le reste ; la part profane, à laquelle on ne peut refuser quelque prix. Alors, mais non point auparavant, les ascètes commencent à prêcher le renoncement. Le premier chrétien n’avait besoin de renoncer à rien ; car sa vie était complète, sa loi était adéquate à ses besoins. Par la suite, la religion, n’étant plus capable de tout contenir, maudit ce qui lui échappe. Je suis sûr que Beauvilliers prenait un plaisir très délicat aux tragédies de Racine, peut-être même aux comédies de Molière ; et pourtant il est bien certain qu’en y assistant il ne pensait pas faire une œuvre religieuse, peut-être même croyait-il faire un péché. Ce partage était dans la nécessité des choses. La religion était reçue à cette époque comme une lettre close et cache-tée, qu’il ne fallait pas ouvrir, mais qu’on devait recevoir et transmettre, et pourtant, la vie humaine s’élargissant toujours, il était nécessaire que les besoins nouveaux forçassent tous les scrupules et que, ne pouvant se faire une place dans la religion, ils se constituassent vis-à-vis d’elle. De là un système de vie pâle et médiocre. On respecte la religion, mais on se tient en garde contre ses envahissements ; on lui fait sa part, à elle qui n’est quelque chose qu’à condition d’être tout. De là ces mesquines théories de la séparation des deux pouvoirs, des droits respectifs de la raison et de la foi.

Il devait résulter de là que la religion, étant isolée, interceptée du cœur de l’humanité, ne recevant plus rien de la grande circulation, comme un membre lié, se desséchât et devînt un appendice d’importance secondaire, qu’au contraire la vie profane où l’on plaçait tous les sentiments vivants et actuels, toutes les découvertes, toutes les idées nouvelles, devînt la maîtresse partie. Sans doute ces grands hommes du XVIIIe siècle étaient plus religieux qu’ils ne pensaient ; ce qu’ils bannissaient sous le nom de religion, c’était le despotisme clérical, la superstition, la forme étroite. La réaction toutefois les entraîna trop loin ; la couleur religieuse manqua profondément à ce siècle. Les philosophes se plaçaient sans le savoir au point de vue de leurs adversaires et, sous l’empire d’associations d’idées opiniâtres, semblaient supposer que la sécularisation de la vie entraînait l’élimination de toute habitude religieuse. Je pense, comme les catholiques, que nos sociétés, fondées sur un pacte supposé, notre loi athée sont des anomalies provisoires et que, jusqu’à ce qu’on en vienne à dire : Notre sainte constitution, la stabilité ne sera pas conquise. Or le retour à la religion ne saurait être que le retour à la grande unité de la vie, à la religion de l’esprit, sans exclusion, sans limites. Le sage n’a pas besoin de prier à ses heures ; car toute sa vie est une prière. Si la religion devait avoir dans la vie une place distincte, elle devrait absorber la vie tout entière ; le plus rigoureux ascétisme serait seul conséquent. Il n’y a que des esprits superficiels ou des cœurs faibles, qui, le christianisme étant admis, puissent prendre intérêt à la vie, à la science, à la poésie, aux choses de ce monde. Les mystiques regardent en pitié cette faiblesse, et ils ont raison. La vraie religion philosophique ne réduirait pas à quelques rameaux ce grand arbre qui a ses racines dans l’âme de l’homme, elle ne serait qu’une façon de prendre la vie entière en voyant sous toute chose le sens idéal et divin, et en sanctifiant toute la vie par la pureté de l’âme et l’élévation du cœur.

La religion, telle que je l’entends, est fort éloignée de ce que les philosophes appellent religion naturelle, sorte de théologie mesquine, sans poésie, sans action sur l’humanité. Toutes les tentatives en ce sens ont été et seront infructueuses. La théodicée n’a pas de sens, envisagée comme une science particulière. Y a-t-il encore un homme sensé qui puisse espérer de faire des découvertes dans un tel ordre de spéculations ? La vraie théodicée, c’est la science des choses, la physique, la physiologie, l’histoire, prise d’une façon religieuse. La religion, c’est savoir et aimer la vérité des choses. Une proposition ne vaut qu’en tant qu’elle est comprise et sentie. Que signifie cette formule scellée, en langue inconnue, cet a + b théologique, que vous présentez à l’humanité en lui disant : « Ceci gardera ton âme pour la vie éternelle : mange et tu seras guéri », pilule qu’il ne faut pas presser entre ses dents, sous peine de ressentir une cruelle amertume ? Eh ! que m’importe à moi, si je n’en sens pas le goût ? Faites-moi avaler une balle de plomb, cela opérera tout de même. Que me font des phrases stéréotypées qui n’ont pas de sens pour moi, semblables aux formules de l’alchimiste et du magicien qui opèrent d’elles-mêmes, ex opere operato, comme disent les théologiens. Docteurs noirs et scolastiques, soigneux seulement de votre Incarnation et de votre Présence réelle, le temps est venu où l’on n’adorera le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem, mais en esprit et en vérité 205.

M. Proudhon est certainement une intelligence philosophique très distinguée. Mais je ne puis lui pardonner ses airs d’athéisme et d’irréligion. C’est se suicider que d’écrire des phrases comme celle-ci : « L’homme est destiné à vivre sans religion : une foule de symptômes démontrent que la société, par un travail intérieur, tend incessamment à se dépouiller de cette enveloppe désormais inutile. » Que si vous pratiquez le culte du beau et du vrai, si la sainteté de la morale parle à votre cœur, si toute beauté, toute vérité, toute bonté vous reporte au foyer de la vie sainte, à l’esprit, que si, arrivé là, vous renoncez à la parole, vous enveloppez votre tête, vous confondez à dessein votre pensée et votre langage pour ne rien dire de limité en face de l’infini, comment osez-vous parler d’athéisme ? Que si vos facultés, résonnant simultanément, n’ont jamais rendu ce grand son unique, que nous appelons Dieu, je n’ai plus rien à dire ; vous manquez de l’élément essentiel et caractéristique de notre nature.

L’humanité ne se convertit qu’éprise par l’attrait divin de la beauté. Or la beauté dans l’ordre moral, c’est la religion. Voilà pourquoi une religion morte et dépassée est encore plus efficace que toutes les institutions purement profanes ; voilà pourquoi le christianisme est encore plus créateur, soulage plus de souffrances, agit plus vigoureusement sur l’humanité que tous les principes acquis des temps modernes. Les hommes qui feront l’avenir ne seront pas de petits hommes disputeurs, raisonneurs, insulteurs, hommes de parti, intrigants, sans idéal. Ils seront beaux, ils seront aimables, ils seront poétiques. Moi, critique inflexible, je ne serai pas suspect de flatterie pour un homme qui cherche la trinité en toute chose et qui croit, Dieu me pardonne ! à l’efficacité du nom de Jéhovah ; eh bien ! Je préfère Pierre Leroux, tout égaré qu’il est, à ces prétendus philosophes qui voudraient refaire l’humanité sur l’étroite mesure de leur scolastique et avoir raison avec de la politique des instincts divins du cœur de l’homme.

Le mot Dieu étant en possession du respect de l’humanité, ce mot ayant pour lui une longue prescription et ayant été employé dans les belles poésies, ce serait dérouter l’humanité que de le supprimer. Bien qu’il ne soit pas très univoque, comme disent les scolastiques, il correspond à une idée suffisamment délimitée : le summum et l’ultimum, la limite où l’esprit s’arrête dans l’échelle de l’infini. Supposé même que, nous autres philosophes, nous préférassions un autre mot, raison par exemple, outre que ces mots sont trop abstraits et n’expriment pas assez la réelle existence, il y aurait un immense inconvénient à nous couper ainsi toutes les sources poétiques du passé et à nous séparer par notre langage des simples qui adorent si bien à leur manière. Dites aux simples de vivre d’aspiration à la vérité et à la beauté, ces mots n’auront pour eux aucun sens. Dites-leur d’aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille. Dieu, providence, âme, autant de bons vieux mots, un peu lourds, mais expressifs et respectables, que la science expliquera, mais ne remplacera jamais avec avantage. Qu’est-ce que Dieu pour l’humanité, si ce n’est le résumé transcendant de ses besoins suprasensibles, la catégorie de l’idéal, c’est-à-dire la forme sous laquelle nous concevons l’idéal, comme l’espace et le temps sont les catégories, c’est-à-dire les formes sous lesquelles nous concevons les corps 206 ? Tout se réduit à ce fait de la nature humaine : l’homme en face du divin sort de lui-même, se suspend à un charme céleste, anéantit sa chétive personnalité, s’exalte, s’absorbe. Qu’est-ce que cela si ce n’est adorer ?

Si l’on se place au point de vue de la substance et que l’on se demande : Ce Dieu est-il ou n’est-il pas   Oh, Dieu ! répondrai-je, c’est lui qui est, et tout le reste qui paraît être. Si le mot être a quelque sens, c’est assurément appliqué à l’idéal. Quoi, vous admettriez que la matière est, parce que vos yeux et vos mains vous le disent, et vous douteriez de l’être divin, que toute votre nature proclame dès son premier fait ? Eh ! que signifie cette phrase : La matière est ? Que laisserait-elle entre les mains d’une analyse rigoureuse ? Je ne sais, et à vrai dire je crois la question impertinente ; car il faut s’arrêter aux notions simples. Au-delà est le gouffre. La raison ne porte qu’à une certaine région moyenne ; au-dessus et au-dessous, elle se confond, comme un son qui, à force de devenir grave ou aigu, cesse d’être un son ou du moins d’être perçu. J’aime, pour mon usage particulier, à comparer l’objet de la raison à ces substances mousseuses ou écumeuses, où la substance est très peu de chose, et qui n’ont d’être que par la bouffissure. Si l’on poursuit de trop près le fond substantiel, il ne reste rien que l’unité décharnée ; comme les formules mathématiques trop pressées rendent toutes l’identité fondamentale et ne signifient quelque chose qu’à condition de n’être pas trop simplifiées. Tout acte intellectuel, comme toute équation, se réduit au fond à A = A. Or, à cette limite, il n’y a plus de connaissance, il n’y a plus d’acte intellectuel. La science ne commence qu’avec les détails. Pour qu’il y ait exercice de l’esprit, il faut de la superficie, il faut du variable, du divers, autrement on se noie dans l’Un infini. L’Un n’existe et n’est perceptible qu’en se développant en diversité, c’est-à-dire en phénomènes. Au-delà, c’est le repos, c’est la mort. La connaissance, c’est l’infini versé dans un moule fini. Le nœud seul a du prix. Les faces de l’unité sont seules objet de science.

Il n’est pas de mot dans le langage philosophique qui ne puisse donner lieu à de fortes erreurs, si on l’entend ainsi dans un sens substantiel et grossier, au lieu de lui faire désigner des classes de phénomènes. Le réalisme et l’abstraction se touchent ; le christianisme a pu être tour à tour et à bon droit accusé de réalisme et d’abstraction. Le phénoménalisme seul est véritable. J’espère bien que personne ne m’accusera jamais d’être matérialiste, et pourtant je regarde l’hypothèse de deux substances accolées pour former l’homme comme une des plus grossières imaginations qu’on se soit faites en philosophie. Les mots de corps et d’âme restent parfaitement distincts, en tant que représentant des ordres de phénomènes irréductibles ; mais faire cette diversité toute phénoménale synonyme d’une distinction ontologique, c’est tomber dans un pesant réalisme et imiter les anciennes hypothèses des sciences physiques, qui supposaient autant de causes que de faits divers et expliquaient par des fluides réels et substantiels les faits où une science plus avancée n’a vu que des ordres divers de phénomènes. Certes il est bien plus absurde encore de dire avec exclusion : l’homme est un corps ; le vrai est qu’il y a une substance unique, qui n’est ni corps ni esprit, mais qui se manifeste par deux ordres de phénomènes, qui sont le corps et l’esprit, que ces deux mots n’ont de sens que par leur opposition, et que cette opposition n’est que dans les faits. Le spiritualiste n’est pas celui qui croit à deux substances grossièrement accouplées ; c’est celui qui est persuadé que les faits de l’esprit ont seuls une valeur transcendantale. L’homme est ; il est matière, c’est-à-dire étendu, tangible, doué de propriétés physiques ; il est esprit, c’est-à-dire pensant, sentant, adorant. L’esprit est le but, comme le but de la plante est la fleur ; sans racines, sans feuilles, il n’y a pas de fleurs.

L’acte le plus simple de l’intelligence renferme la perception de Dieu ; car il renferme la perception de l’être et la perception de l’infini. L’infini est dans toutes nos facultés et constitue, à vrai dire, le trait distinctif de l’humanité, la catégorie unique de la raison pure qui distingue l’homme de l’animal. Cet élément peut s’effacer dans les faits vulgaires de l’intelligence ; mais, comme il se trouve indubitablement dans les faits de l’âme exaltée, c’est une raison pour conclure qu’il se trouve en tous ses actes ; car ce qui est à un degré est à tous les autres ; et, d’ailleurs, l’infini se manifeste bien plus énergiquement dans les faits de l’humanité primitive, dans cette vie vague et sans conscience, dans cet état spontané, dans cet enthousiasme natif, dans ces temples et ces pyramides, que dans notre âge de réflexion finie et de vue analytique. Voilà le Dieu dont l’idée est innée et qui n’a pas besoin de démonstration. Contre celui-là l’athéisme est impossible ; car on l’affirme en le niant. Partout l’homme a dépassé la nature ; partout, au-delà du visible, il a supposé l’invisible. Voilà le seul trait vraiment universel, le fond identique sur lequel les instincts divers ont brodé des variétés infinies, depuis les forces multiples des sauvages jusqu’à Jéhovah, depuis Jéhovah jusqu’à l’Oum indien. Chercher un consentement universel de l’humanité sur autre chose que sur ce fait psychologique, c’est abuser des termes. L’humanité a toujours cru à quelque chose qui dépasse le fini ; ce quelque chose, il est convenable de l’appeler Dieu. Donc l’humanité entière a cru à Dieu. À la bonne heure. Mais n’allez pas, abusant d’une définition de mots, prétendre que l’humanité a cru à tel ou tel Dieu, au Dieu moral et personnel, formé par l’analogie anthropomorphique. Ce Dieu-là est si peu inné que la moitié au moins de l’humanité n’y a pas cru et qu’il a fallu des siècles pour arriver à formuler ce système d’une manière complète, en ordonnant à l’homme d’aimer Dieu. Ce n’est pas que je blâme entièrement la méthode d’anthropomorphisme psychologique. Dieu étant l’idéal de chacun, il en convient que chacun le façonne à sa manière et sur son propre modèle. Il ne faut donc pas craindre d’y mettre tout ce qu’on peut imaginer de bonté et de beauté. Mais c’est une faute contre toute critique que de prétendre ériger une telle méthode en méthode scientifique et de faire d’une construction idéale une discussion objective sur les qualités d’un être. Disons que l’être suprême possède éminemment tout ce qui est perfection. Disons qu’il y a en lui quelque chose d’analogue à l’intelligence, à la liberté ; mais ne disons pas qu’il est intelligent, qu’il est libre : car c’est essayer de limiter l’infini, de nommer l’ineffable 207.

On s’est accoutumé à considérer le monothéisme comme une conquête définitive et absolue, au-delà de laquelle il n’y a plus de progrès ultérieur. À mes yeux, le monothéisme n’est, comme le polythéisme, qu’un âge de la religion de l’humanité. Ce mot d’ailleurs est loin de désigner une doctrine absolument identique. Notre monothéisme n’est qu’un système comme un autre, supposant il est vrai des notions très avancées, mais relatif comme tout autre. C’est le système juif, c’est Jéhovah. Ni le polythéisme ancien, qui renfermait aussi une si grande part de vérité, ni l’Inde, si savante sur Dieu, ne comprirent les choses de cette manière. Le déva de l’Inde est un être supérieur à l’homme, nullement notre Dieu. Quoique le système juif soit entré dans toutes nos habitudes intellectuelles, il ne doit pas nous faire oublier ce qu’il y avait dans les autres systèmes de profond et de poétique. Sans doute, si les anciens eussent entendu par Dieu ce que nous entendons nous-mêmes, l’être absolu qui n’est qu’à la condition d’être seul, le polythéisme eût été une contradiction dans les termes. Mais leur terminologie à cet égard reposait sur des notions toutes différentes des nôtres sur le gouvernement du monde.

Ils n’étaient pas encore arrivés à concevoir l’unité de gouvernement dans l’univers. Le culte grec, représentant au fond le culte de la nature humaine et de la beauté des choses, et cela sans aucune prétention d’orthodoxie, sans aucune organisation dogmatique, n’est qu’une forme poétique de la religion universelle, peut-être assez peu éloignée de celle à laquelle ramènera la philosophie 208. Cela est si vrai que quand les modernes ont voulu faire quelques essais de culte naturel, ils ont été obligés de s’en rapprocher. La grande supériorité morale du christianisme nous fait trop facilement oublier ce qu’il y avait dans le mythologisme grec de largeur, de tolérance, de respect pour tout ce qui est naturel. L’origine des jugements sévères que nous en portons est dans la ridicule manière dont la mythologie nous est présentée. On se la figure comme un corps de religion, que nous faisons entrer de force dans nos conceptions. Une religion qui a un Dieu pour les voleurs, un autre pour les ivrognes, nous semble le comble de l’absurde. Or, comme l’humanité n’a jamais perdu le sens commun, il faut bien se persuader que, jusqu’à ce qu’on soit arrivé à concevoir naturellement ces fables, on n’a pas le mot de l’énigme. Le polythéisme ne nous paraît absurde que parce que nous ne le comprenons pas. L’humanité n’est jamais absurde. Les religions qui ne prétendent pas s’appuyer sur une révélation, si inférieures comme machines d’action aux religions organisées dogmatiquement, sont, en un sens, plus philosophiques, ou plutôt elles ne diffèrent de la religion vraiment philosophique que par une expression plus ou moins symbolique. Ces religions ne sont, au fond, que l’État, la famille, l’art, la morale, élevés à une haute et poétique expression. Elles ne scindent pas la vie ; elles n’ont pas la distinction du sacré et du profane. Elles ne connaissent pas le mystère, le renoncement, le sacrifice, puisqu’elles acceptent et sanctifient de prime abord la nature. C’étaient des liens, mais des liens de fleurs. Là est le secret de leur faiblesse dans l’œuvre de l’humanité ; elles sont moins fortes, mais aussi moins dangereuses. Elles n’ont pas cette prodigieuse subtilité psychologique, cet esprit de limite, d’intolérance, de particularisme, si j’osais dire, cette force d’abstraction, vrai vampire qui est allé absorbant tout ce qu’il y avait dans l’humanité de suave et de doux, depuis qu’il a été donné à la maigre image du Crucifié de fasciner la conscience humaine. Elle suça tout jusqu’à la dernière goutte dans la pauvre humanité : suc et force, sang et vie, nature et art, famille, peuple, patrie ; tout y passa, et sur les ruines du monde épuisé il ne resta plus que le fantôme du Moi, chancelant et mal sûr de lui-même.

On a fait jusqu’ici deux catégories parmi les hommes au point de vue de la religion : les hommes religieux, croyant à un dogme positif, et les hommes irréligieux, se plaçant en dehors de toute croyance révélée. Cela n’est pas supportable ; désormais il faut classer ainsi : les hommes religieux, prenant la vie au sérieux et croyant à la sainteté des choses ; les hommes frivoles, sans foi, sans sérieux, sans morale. Tous ceux qui adorent quelque chose sont frères, ou certes moins ennemis que ceux qui n’adorent que l’intérêt et le plaisir. Il est indubitable que je ressemble plus à un catholique ou à un bouddhiste qu’à un rieur sceptique, et j’en ai pour preuve mes sympathies intérieures. J’aime l’un, je déteste l’autre. Je puis même me dire chrétien, en ce sens que je reconnais devoir au christianisme la plupart des éléments de ma foi, à peu près comme M. Cousin a pu se dire platonicien ou cartésien, sans accepter tout l’héritage de Platon et de Descartes, et surtout sans s’obliger à les regarder comme des prophètes. Et ne dites pas que c’est abuser des mots que de m’arroger ainsi un nom dont j’altère profondément l’acception. Sans doute, si l’on entend par religion un ensemble de dogmes imposés et de pratiques extérieures, alors, je l’avoue, je ne suis pas religieux ; mais je maintiens aussi que l’humanité ne l’est pas essentiellement et ne le sera pas toujours en ce sens. Ce qui est de l’humanité, ce qui par conséquent sera éternel comme elle, c’est le besoin religieux, la faculté religieuse à laquelle ont correspondu jusqu’ici de grands ensembles de doctrine et de cérémonies, mais qui sera suffisamment satisfaite par le culte pur des bonnes et belles choses. Nous avons donc droit de parler de religion, puisque nous avons l’analogue, sinon la chose même, puisque le besoin qui autrefois était satisfait par les religions positives l’est chez nous par quelque chose d’équivalent, qui peut à bon droit s’appeler du même nom. Que si l’on s’obstinait absolument à prendre ce mot dans un sens plus restreint, nous ne disputerions pas sur cette libre définition, nous dirions seulement que la religion ainsi entendue n’est pas chose essentielle et qu’elle disparaîtra de l’humanité, laissant vide une place qui sera remplie par quelque chose d’analogue.

On a beaucoup parlé depuis quelques années de retour religieux, et je reconnais volontiers que ce retour s’est généralement traduit sous forme de retour au catholicisme. Cela devait être. L’humanité, sentant impérieusement le besoin d’une religion, se rattachera toujours à celle qu’elle trouvera toute faite. Ce n’est pas au catholicisme, en tant que catholicisme, que le siècle est revenu, mais au catholicisme, en tant que religion. Il faut avouer aussi que le catholicisme, avec ses formes dures, absolues, sa réglementation rigoureuse, sa centralisation parfaite, devait plaire à la nation qui y voyait le plus parfait modèle de son gouvernement. La France, qui trouve tout simple qu’une loi émanée de Paris devienne à l’instant applicable au paysan breton, à l’ouvrier alsacien, au pasteur nomade des Landes, devait trouver tout naturel aussi qu’il y eût à Rome un infaillible qui réglât la croyance du monde. Cela est fort commode. Débarrassé du soin de se faire son symbole et même de le comprendre, on peut, après cela, vaquer en toute sécurité à ses affaires, en disant : cela ne me regarde pas ; dites-moi ce qu’il faut croire, je le crois. Étrange non-sens, car, les formules n’ayant de valeur que par le sens qu’elles renferment, il n’avance à rien de dire : « Je me repose sur le pape ; il sait, lui, ce qu’il faut croire, et je crois comme lui. » On s’imagine que la foi est comme un talisman qui sauve par sa vertu propre ; qu’on sera sauvé si l’on croit telle proposition inintelligible, sans s’embarrasser de la comprendre ; on ne sent pas que ces choses ne valent que par le bien qu’elles font à l’âme, par leur application personnelle au croyant.

S’il s’est opéré un retour vers le catholicisme, ce n’est donc nullement parce qu’un progrès de la critique y a ramené, c’est parce que le besoin d’une religion s’est plus vivement fait sentir, et que le catholicisme seul s’est trouvé sous la main. Le catholicisme, pour l’immense majorité de ceux qui le professent, n’est plus le catholicisme ; c’est la religion. Il répugne de passer sa vie comme la brute, de naître, de contracter mariage, de mourir sans que quelque cérémonie religieuse vienne consacrer ces actes saints. Le catholicisme est là, satisfaisant à ce besoin ; passe pour le catholicisme. On n’y regarde pas de plus près ; on n’entre pas dans le détail des dogmes, on plaint ceux qui s’imposent ce labeur ingrat, on est cent fois hérétique sans s’en douter. Ce qui a fait la fortune du catholicisme de nos jours, c’est qu’on le connaît très peu. On ne le voit que par certains dehors imposants, on ne considère que ce qu’il a dans ses dogmes d’élevé et de moral, on n’entre pas dans les broussailles ; il y a plus, on rejette bravement ou on explique complaisamment ceux de ses dogmes qui contredisent trop ouvertement l’esprit moderne. S’il fallait faire en particulier un acte de foi sur chaque verset de l’Écriture ou sur chaque décret du Concile de Trente, ce serait bien autre chose ; on serait surpris de se trouver incrédule. Ceux que des circonstances particulières ont amenés à soutenir sur ce terrain un duel à la vie à la mort ont des raisons pour n’être pas si commodes.

Telle est donc l’explication de ce retour au catholicisme, qui a l’air d’être une si forte objection contre la philosophie. Le XVIIIe siècle, ayant eu pour mission de détruire, y trouvait le plaisir que tout être rencontre à accomplir sa fin. Le scepticisme et l’impiété lui plaisaient pour eux-mêmes. Mais nous qui ne sommes plus enivrés de cette joie du premier emportement, nous qui, revenus à l’âme, y avons trouvé l’éternel besoin de religion, qui est au fond de la nature humaine, nous avons cherché autour de nous et, plutôt que de rester dans cette pénurie devenue intolérable, nous sommes revenus au passé et nous avons accepté telle quelle la doctrine qu’il nous léguait. Quand on ne sait plus créer de cathédrales, on les gratte, on les imite. Car on peut se passer d’originalité religieuse, mais on ne peut se passer de religion.

Les individus traversent dans leur vie intérieure des phases analogues. En l’âge de la force, quand l’esprit critique est encore dans sa vigueur, que la vie apparaît comme une proie appétissante et que le plein soleil de la jeunesse verse ses rayons d’or sur toute chose, les instincts religieux se contentent à peu de frais ; on vit avec joie sans doctrine positive ; le charme de l’exercice intellectuel adoucit toute chose, même le doute. Mais quand l’horizon se rapproche, quand le vieillard cherche à dissiper les froides terreurs qui l’assiègent, quand la maladie a épuisé la force généreuse qui fait penser hardiment, alors il n’est pas de si ferme rationaliste qui ne se tourne vers le Dieu des femmes et des enfants et ne demande au prêtre de le rassurer et de le délivrer des fantômes qui l’obsèdent sous ce pâle soleil. Ainsi s’expliquent les faiblesses de tant de philosophes en leurs derniers jours. Il faut une religion autour du lit de mort ; laquelle ? n’importe ; mais il en faut une. Il me semble bien en ce moment que je mourrais content dans la communion de l’humanité et dans la religion de l’avenir. Hélas ! je ne jurerais rien, si je tombais malade. Chaque fois que je me sens affaibli, j’éprouve une exaltation de la sensibilité et une sorte de retour pieux.

Mole sua stat : telle est de nos jours la raison d’être du christianisme. Qui ne s’est arrêté, en parcourant nos anciennes villes devenues modernes, au pied de ces gigantesques monuments de la foi des vieux âges ? Tout s’est renouvelé alentour ; plus un vestige des demeures et des habitudes d’autrefois ; la cathédrale est restée, un peu dégradée peut-être à hauteur de main d’homme, mais profondément enracinée dans le sol ; elle a résisté au déluge qui a tout balayé autour d’elle, et la famille de corbeaux, qui a placé son nid dans sa flèche, n’a pas encore été dérangée. Sa masse est son droit. Étrange prescription ! Ces barbares convertis, ces bâtisseurs d’églises, Clovis, Rollon, Guillaume le Conquérant, nous dominent toujours. Nous sommes chrétiens, parce qu’il leur a plu de l’être. Nous avons réformé leurs institutions politiques devenues surannées ; nous n’avons osé toucher à leur établissement religieux. On trouve mauvais que nous autres civilisés nous touchions au dogme que des barbares ont créé. Et quel droit avaient-ils que nous n’ayons ? Pierre, Paul, Augustin nous font la loi à peu près comme si nous nous assujettissions encore à la loi Salique ou à la loi Gombette. Tant il est vrai qu’en fait de création religieuse les siècles sont portés à se calomnier eux-mêmes et à se refuser le privilège qu’ils accordent littéralement aux âges reculés !

De là l’immense disproportion qui peut, à certaines époques, exister entre la religion et l’état moral, social et politique. Les religions sont pétrifiées et les mœurs se modifient sans cesse. Semblable à ces roches granitiques qui se sont prises en englobant dans leur masse encore liquide des substances étrangères, qui éternellement feront corps avec elles, le catholicisme s’est modifié une fois pour toutes, et nulle épuration n’est désormais possible. Je sais qu’il est un catholicisme plus adouci qui a su pactiser avec les nécessités du temps et jeter un voile sur de trop rudes vérités. Mais, de tous les systèmes, celui-là est le plus inconséquent. Je conçois les orthodoxes, je conçois les incrédules, mais non les néo-catholiques. L’ignorance profonde où l’on est en France, en dehors du clergé, de l’exégèse biblique et de la théologie, a seule pu donner naissance à cette école superficielle et pleine de contradictions. C’est dans les Pères, c’est dans les conciles qu’il faut chercher le vrai christianisme, et non chez des esprits à la fois faibles et légers qui l’ont faussé en l’adoucissant, sans le rendre plus acceptable.

Pour la grande majorité des hommes, le culte établi n’est que la part de l’idéal dans la vie humaine, et à ce titre il est souverainement respectable. Quel charme de voir dans des chaumières ou dans des maisons vulgaires, où tout semble écrasé sous la préoccupation de l’utile, des images ne représentant rien de réel, des saints, des anges ! Quelle consolation, au milieu des larmes de notre état de souffrance, de voir des malheureux, courbés sous le travail de six journées, venir au septième jour se reposer à genoux, regarder de hautes colonnes, une voûte, des arceaux, un autel, entendre et savourer des chants, écouter une parole morale et consolante. Oh ! barbares, ceux qui appellent cela du temps perdu et spéculent sur le gain des dimanches et des fêtes supprimées ! Nous autres, qui avons l’art, la science, la philosophie, nous n’avons plus besoin de l’église. Mais le peuple, le temple est sa littérature, sa science, son art. Ce qu’il y a dans le christianisme de dangereux et de funeste, le peuple ne le voit pas. L’esprit qui aspire à une haute culture réfléchie doit préalablement s’affranchir du catholicisme ; car il y a dans le catholicisme des dog-mes et des tendances inconciliables avec la culture moderne. Mais qu’importe au simple tout cela ? Il ne cueille que la fleur : que lui importe que les racines soient amères ? Je m’indigne de voir un homme tant soit peu initié à la culture du XIXe siècle conserver encore les croyances et les pratiques du passé. Au contraire, quand je parcours les campagnes et que je vois à chaque angle de chemin et dans chaque chaumière les signes du plus superstitieux catholicisme, je m’attendris et j’aimerais mieux me taire toute ma vie que de scandaliser un seul de ces enfants. Une sainte Vierge chez un homme réfléchi et chez un paysan, quelle différence ! Chez l’homme réfléchi, elle m’apparaît comme une révoltante absurdité, le signe d’un art épuisé, l’amulette d’une avilissante dévotion ; chez le paysan, elle m’apparaît comme le rayon de l’idéal qui pénètre jusque sous ce toit de chaume. J’aime cette foi simple, comme j’aime la foi du Moyen Âge, comme j’aime l’Indien prosterné devant Kali ou Krichna, ou présentant sa tête aux roues du char de Jagatnata. J’adore le sacrifice antique ; je n’ai que du dégoût pour le niais taurobole de Julien. Le paysan sans religion est la plus laide des brutes, ne portant plus le signe distinctif de l’humanité (animal religiosum). Hélas ! un jour viendra où ils devront subir la loi commune et traverser la vilaine période de l’impiété. Ce sera pour le plus grand bien de l’humanité ; mais, Dieu ! que je ne voudrais pour rien au monde travailler à cette œuvre-là. Que les laids s’en chargent ! Ces bonnes gens n’étant pas du XIXe siècle, il ne faut pas trouver mauvais qu’ils soient de la religion du passé. Telle est ma manière : au village, je vais à la messe ; à la ville, je ris de ceux qui y vont.

Je suis quelquefois tenté de verser des larmes quand je songe que, par la supériorité de ma religion, je m’isole, en apparence, de la grande famille religieuse où sont tous ceux que j’aime, quand je pense que les plus belles âmes du monde doivent me considérer comme un impie, un méchant, un damné, le doivent, remarquez bien, par la nécessité même de leur foi. 489] Fatale orthodoxie, toi qui autrefois faisais la paix du monde, tu n’es plus bonne que pour séparer. L’homme mûr ne peut plus croire ce que croit l’enfant ; l’homme ne peut plus croire ce que croit la femme ; et ce qu’il y a de terrible, c’est que la femme et l’enfant joignent leurs mains pour vous dire : « Au nom du ciel, croyez comme nous, ou vous êtes damné. » Ah ! pour ne pas les croire, il faut être bien savant ou bien mauvais cœur !

Un souvenir me remonte dans l’âme, il m’attriste, sans me faire rougir. Un jour, au pied de l’autel, et sous la main de l’évêque, j’ai dit au Dieu des Chrétiens : « Dominus pars haereditatis meae et calicis mei ; tu es qui restitues haereditatem meam mihi. » J’étais bien jeune alors, et pourtant j’avais déjà beaucoup pensé. À chaque pas que je faisais vers l’autel, le doute me suivait ; c’était la science, et, enfant que j’étais, je l’appelais le démon. Assailli de pensées contraires, chancelant à vingt ans sur les bases de ma vie, une pensée lumineuse s’éleva dans mon âme et y rétablit pour un temps le calme et la douceur : Qui que tu sois, m’écriai-je dans mon cœur, ô Dieu des nobles âmes, je te prends pour la portion de mon sort. Jusqu’ici je t’ai appelé d’un nom d’homme ; j’ai cru sur parole celui qui dit : je suis la vérité et la vie. Je lui serai fidèle en suivant la vérité partout où elle me mènera. Je serai le véritable Nazaréen, tandis que, renonçant aux vanités et aux superfluités de la terre, je n’aurai d’amour que pour les belles choses et ne proposerai à mon activité d’autre objet ici-bas. Eh bien ! aujourd’hui, je ne me repens pas de cette parole et je redis volontiers : « Dominus pars haereditatis meae », et j’aime à songer que je l’ai prononcée dans une cérémonie religieuse. Les cheveux ont repoussé sur ma tête ; mais toujours je fais partie de la sainte milice des déshérités de la terre. Je ne me tiendrai pour apostat que le jour où des intérêts usurperaient dans mon âme la place des choses saintes, le jour où, en pensant au Christ de l’Évangile, je ne me sentirais plus son ami, le jour où je prostituerais ma vie à des choses inférieures et où je deviendrais le compagnon des joyeux de la terre, Funes ceciderunt mihi in praeclaris ! Mon lot sera toujours avec les déshérités ; je serai de la ligue des pauvres en esprit. Que tous ceux qui adorent encore quelque chose s’unissent par l’objet qu’ils adorent. Le temps des petits hommes et des petites choses est passé ; le temps des saints est venu. L’athée, c’est l’homme frivole ; les impies, les païens, ce sont les profanes, les égoïstes, ceux qui n’entendent rien aux choses de Dieu ; âmes flétries qui affectent la finesse et rient de ceux qui croient ; âmes basses et terrestres, destinées à jaunir d’égoïsme et à mourir de nullité. Comment, ô disciples du Christ, faites-vous alliance avec ces hommes ? Oh ! ne vaudrait-il pas mieux nous asseoir les uns et les autres à côté de la pauvre humanité, assise, morne et silencieuse, sur le bord du chemin poudreux, pour relever ses yeux vers le doux ciel qu’elle ne regarde plus ? Pour nous, le sort en est jeté ; et quand même la superstition et la frivolité, désormais inséparables et auxiliaires l’une de l’autre, parviendraient à engourdir pour un temps la conscience humaine, il sera dit qu’en ce XIXe siècle, le siècle de la peur, il y eut encore quelques hommes qui, nonobstant le mépris vulgaire, aimèrent à être appelés des hommes de l’autre monde ; des hommes qui crurent à la vérité et se passionnèrent à sa recherche, au milieu d’un siècle frivole, parce qu’il était sans foi, et superstitieux parce qu’il était frivole.

J’ai été formé par l’Église, je lui dois ce que je suis, et ne l’oublierai jamais. L’Église m’a séparé du profane, et je l’en remercie. Celui que Dieu a touché sera toujours un être à part : il est, quoi qu’il fasse, déplacé parmi les hommes, on le remarque à un signe. Pour lui, les jeunes gens n’ont pas d’offres joyeuses, et les jeunes filles n’ont point de sourire. Depuis qu’il a vu Dieu, sa langue est embarrassée ; il ne sait plus parler des choses terrestres. Ô Dieu de ma jeunesse, j’ai longtemps espéré revenir à toi enseignes déployées et avec la fierté de la raison, et peut-être te reviendrai-je humble et vaincu comme une faible femme. Autrefois tu m’écoutais ; j’espérais voir quelque jour ton visage ; car je t’entendais répondre à ma voix. Et j’ai vu ton temple s’écrouler pierre à pierre, et le sanctuaire n’a plus d’écho, et, au lieu d’un autel paré de lumières et de fleurs, j’ai vu se dresser devant moi un autel d’airain, contre lequel va se briser la prière, sévère, nu, sans images, sans tabernacle, ensanglanté par la fatalité. Est-ce ma faute ? est-ce la tienne ? Ah ! que je frapperais volontiers ma poitrine, si j’espérais entendre cette voix chérie qui autrefois me faisait tressaillir. Mais non, il n’y a que l’inflexible nature ; quand je cherche ton œil de père, je ne trouve que l’orbite vide et sans fond de l’infini, quand je cherche ton front céleste, je vais me heurter contre la voûte d’airain, qui me renvoie froidement mon amour. Adieu donc, ô Dieu de ma jeunesse ! Peut-être seras-tu celui de mon lit de mort. Adieu ; quoique tu m’aies trompé, je t’aime encore !