(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Arthur de Gravillon »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Arthur de Gravillon »

Arthur de Gravillon36

I

Arthur de Gravillon, parfaitement inconnu encore, aime et cultive les lettres, et il a du mérite à les cultiver, car il pourrait très bien se passer d’elles. Elles ne sont pas pour lui comme pour tant d’autres un bâton pour sauter le fossé. Pour lui, je ne crois pas qu’il y ait de fossé sur la route, pas même d’ornière. C’est un homme heureux. Il a la grâce charmante et phénoménale d’être heureux ! Indépendant par la fortune, marié à une femme qui pourrait faire taire la Muse, ce qui est plus fort que de l’inspirer, heureux comme Byron aurait désiré l’être et comme il ne le fut jamais, il pouvait envoyer promener les lettres et ne les aimer qu’en sybarite délicat et nonchalant, comme on aime ce qui pare la vie. — les parfums, la musique et les fleurs. Eh bien, non ! Il les a aimées comme nous tous qui avons besoin d’elles, et qui, n’ayant pas le bonheur, croyons qu’un peu de bruit — et encore quand nous le faisons ! — le remplace. Il les a aimées par la grande raison qu’il est fait pour elles, qu’il a été créé et mis au monde pour ce noble amour désintéressé. Il est certain qu’il y a là une destinée, et, s’il y a une destinée, — Dieu sait ce qu’il fait ! — il y a un talent.

Il y est, le talent, mais il est distingué, et c’est là l’enclouure. Être distingué, dans ce temps, c’est un inconvénient… Quand l’envie de l’égalité abaisse les lettres vers le commun où tout le monde peut se rencontrer, quand Victor Hugo lui-même, pour être populaire, aplatit son talent qu’il aurait dû respecter, s’aviser de montrer dans le sien de la distinction est un début bien imprudent pour un jeune homme. Or, il semble que ce soit avec délice et avec recherche que Gravillon a commis cette imprudence-là. Et je dis bien : avec recherche, car c’est un recherché. C’est un raffiné raffinant. Raffinant trop peut-être, même pour ceux qui ont la hardiesse d’aimer cette dangereuse distinction dont il est épris et… coupable… Il a horreur de la vulgarité dans la forme, de cette bienheureuse vulgarité qui ferait passer (est-ce incroyable !) jusque sur la noblesse, l’impardonnable noblesse du fond. Il ne se met à la portée de personne au-dessous de lui. Il ne coupe pas son vin avec de l’eau pour qu’il soit plus clairet, comme About, qui a eu du succès si vite, About, le Voltairien et des bourgeois ! Aussi, voyez ce qu’il a gagné à tout cela, notre jeune homme ! Il a déjà écrit trois volumes, et je vous assure qu’ils sont écrits ! et peut-être messieurs les journaux, ces distraits, ne lui ont pas fait trois articles.

Un critique mordant (je le sais, moi ! pour l’avoir éprouvé, mais je ne hais pas une bonne et franche morsure), Frédéric Morin, a parlé de lui, une seule fois je crois, et sans morsure, et certainement il l’avait lu et il en a parlé parce qu’il l’avait lu ; mais si l’auteur obscur de J’aime les Morts, de l’Histoire du feu par une bûche, et des Dévotes 37, n’avait pas été lyonnais et petit-fils de Camille Jordan (une réputation établie), Morin, qui est un lyonnais, un lettré, et, si je ne me trompe, un philosophe, l’aurait-il seulement lu ?… Le plus souvent les lectures des critiques se font sous la dictée du bruit public, et ce devrait être le contraire. Les critiques devraient dicter le bruit public. Or, le bruit public s’établit, d’amour, autour de tout ce qui est vulgaire. Abeille de sottise, il y va comme l’autre abeille — celle qui n’est pas bête — à la fleur ! Voilà donc, de compte fait, ce que la distinction du talent a jusqu’ici rapporté à Arthur de Gravillon. Qu’en dites-vous, hein ? C’est toujours le mot si comique de madame de Staël, de madame de Staël avec laquelle pourtant l’Autorité avait le droit de se montrer plus sévère que la Critique n’a le droit de se montrer distraite avec Gravillon : « Si vous avez des enfants, monsieur, — disait-elle en riant au colonel de gendarmerie qui la reconduisait à la frontière de Suisse, — apprenez-leur ce que le talent rapporte et dégoûtez-les d’en avoir ! »

Mais je crains bien que rien n’en dégoûte Arthur de Gravillon. Il continuera d’être distingué, malgré l’impopularité de la distinction parmi les égalitaires de la littérature. Je ne dis pas qu’un jour le jeune écrivain, plus avancé dans la vie et dans l’expérience d’écrire, ne baissera pas de quelques tons une corde de lyre qu’il tend quelquefois trop ; je ne dis pas qu’il penchera toujours vers cette préciosité dont il ne faut pas dire trop de mal, après tout, puisqu’elle nous empêche, par un ressaut et un cabrement, de tomber dans ce vilain abîme du commun qui n’est qu’un trou, et dans lequel nous tomberions tous, comme des capucins de cartes, si nous ne nous rejetions pas entièrement de l’autre côté Mais je dis qu’il continuera d’être distingué, fût-ce malgré lui ; car la distinction est la chose, quand elle est en nous, la plus difficile à supprimer. L’hermine, ce noble animal dont la fourrure parait autrefois la noblesse, l’hermine la garde encore dans son attitude d’agonie, sous les taches qui la font mourir.

II

Arthur de Gravillon est un humouriste et un moraliste tout à la fois. C’est un humouriste, Dieu en soit loué ! et lui aussi, qui n’imite pas Henri Heine, et c’est là le plus bel éloge que l’on puisse donner à un humouriste à l’heure qu’il est ! Henri Heine, que, pour mon compte j’aime infiniment, quoique ce phalène des clairs de lune de l’Allemagne soit tombé et ait embarbouillé ses ailes de gaze dans la crème fouettée de Voltaire, ce fouetteur ; Henri Heine, comme les gens d’esprit, les génies et les jolies femmes n’y manquent jamais, a tourné toutes les têtes jeunes qui se croient de l’humour parce qu’elles n’ont ni raison ni suite dans les idées, mais, à la place, beaucoup de fumée de cigare sur la netteté de leur esprit. Gravillon, qui doit aimer Henri Heine, ne s’est pas regardé dans la glace pour se dire : « Suis-je assez Henri Heine comme cela ? » Non ! Il a été humouriste à sa façon. Il l’a été entre lui et Dieu. Il a été vrai. Cela vaut ce que cela vaut, mais c’est ainsi. Il a sa fantaisie, et il s’en va, guidé n’est pas le mot, mais mené par elle. Comme humouriste, je ne doute pas une minute de sa sincérité ! Mais comme moraliste, c’est différent.

Ici, Gravillon n’est pas si franc de nature. Celui qui n’a pas imité Henri Heine imite La Bruyère. La Bruyère l’a fasciné, La Bruyère, cet opulent misanthrope, sans violence et sans brusquerie, poli et méprisant, triste au fond comme Chateaubriand, et qui a les mêmes raisons de l’être ; La Bruyère, qui sait le néant de la vie, mais qui, comme les gens du xviie  siècle qui n’étaient pas de Port-Royal comme Pascal, avait trop de convenance mondaine pour montrer sa tristesse, cette coquetterie des temps égoïstes et débraillés ; La Bruyère est une terrible menace pour l’originalité de l’homme qui l’admire. Arthur de Gravillon, qu’il l’ait voulu ou qu’il l’ait simplement souffert, a dû porter d’abord sur sa pensée l’influence de La Bruyère Est-ce que nous ne commençons pas tous par être le pavois d’un homme ?… Les Dévotes ont bien évidemment la prétention d’être des caractères, et les Dévotes, si j’en crois les éditions que j’ai sous les yeux, furent son premier livre.

« Je l’avais plutôt vomi qu’écrit, — dit-il dans une lettre à son éditeur qui sert de préface à cette édition. — Je l’avais expectoré d’indignation, vraiment provoqué par d’écœurantes réalités. » Et on le sent bien, malgré les retouches de l’écrivain devenu plus difficile, et ses apaisements d’âme et de vie, et le mûrissement de trois ans passés. On n’avait, certes ! pas besoin d’un pareil aveu pour être bien certain que la main qui a tracé ces pages, où l’observation finit en satire, n’était pas cette main blanche du temps, calme et savante, de La Bruyère, — cette main doctorale dans son art comme celle du Poussin dans le sien. Il est évident qu’il n’y a là que la main fébrile d’un jeune homme ardent, peut-être blessé :

Et voilà justement parler en vrai jeune homme !

comme dit Molière de Damis. Il est évident qu’au lieu de cette chose tranquille — et profonde et brillante dans sa tranquillité — des Caractères, nous n’avons plus là que cette chose violente, forcenée et un peu trouble, des caricatures.

Ainsi, un La Bruyère jeune homme, un La Bruyère Damis, quand La Bruyère ne le fut jamais, quand La Bruyère est le plus beau talent d’automne qui ait jamais épandu sur les choses humaines des rayons désarmés, tout souriants de mélancolie ; ainsi, un La Bruyère en colère, — aussi en colère que lord Byron dans sa fameuse satire contre la fille de chambre qui l’avait brouillé avec sa femme, et qui était probablement une dévote de l’Église officielle d’Angleterre, — tel est l’auteur de ce petit livre des Dévotes, dont la seule sincérité est le ressentiment qui l’inspira. On s’étonnerait même qu’un homme animé d’un sentiment ou d’un ressentiment si personnel pût se traduire avec tant de verve et de mouvement et de vérité dans l’émotion sous des formes d’une imitation si complète, si on ne savait combien les habitudes de l’esprit sont impérieuses et enveloppantes. Hamlet ne pleure-t-il pas son père pédantesquement et comme un écolâtre de l’université de Wittemberg ?…

L’auteur des Dévotes s’est infusé du La Bruyère à si haute dose qu’il peut être en colère pour son compte personnel avec une voix dans une voix qui n’est pas la sienne, et que nous reconnaissons dès le premier mot qu’il dit en ouvrant sa galerie de caricatures ; « D’où vient votre presse, Gudule ? Il fait à peine jour, et déjà vous avez chaussé vos claques, tordu votre chignon, et vous vous serrez, crainte de la bise matinale, dans votre grande mante au capuchon rabattu. Lors même que vous ne daignez me répondre, je vous entends, etc., etc. » Cette voix, cette langue, cette allure, cette coupe de phrase, à laquelle notre langue à nous du xixe  siècle a jeté une couleur plus vive, et, si l’on veut (qu’est-ce que cela me fait ?), plus turbulente que celle de La Bruyère, — le seul coloriste et le seul pittoresque pourtant, dans le sens moderne, que le xviie  siècle ait produit, car Fénelon n’est qu’une bergerie et Bossuet ce n’est pas un reflet, mais un embrasement de la Bible et des Pères, — vous n’en trouverez pas d’autres le long de cette galerie de trente-six dévotes, dont les noms choisis : Pétronille, Scholastique, Dosithée, Gorgonie, Hilarione, etc., rappellent les noms, admirablement appropriés à ses types, du grand moraliste du xviie  siècle : Gnaton, Cléophile, Acis, Ménalque, Onuphre, etc., etc., noms que le génie a touchés de son phosphore et qui sont à l’état de choses inextinguibles dans nos esprits ! Et pourtant il y en a une autre qui sera tout à l’heure la vraie voix d’Arthur de Gravillon, et dont ici il n’a donné qu’une note, quand, esprit poétique qui a tout vu de la poésie que ce type de dévotes cachait, il a fait sa spirituelle réserve : « On dit les dévotes comme on dit les champignons, et l’on ne songe souvent point que, parmi tous ces poisons, il y a d’excellents champignons et de vénérables dévotes », et qu’alors il nous a écrit cette délicieuse page attendrie sur la piété des femmes vraiment pieuses, pour nous prouver qu’il pourrait faire des portraits exquis et reposés de dévotes adorables, et que c’est là sa vocation En effet, la colère n’a duré qu’un moment, elle est évaporée maintenant dans cet Hogarth de colère ! Il n’est plus, et le La Bruyère de prétention va cesser d’être… Et vous allez entendre et juger le fantaisiste et l’humouriste vrai : vous allez voir le véritable Arthur de Gravillon que voici !

III

Le véritable Arthur de Gravillon, — celui qui n’est le souvenir de personne, mais l’espérance de tous, l’espérance de tout ce qui aime la littérature et lui souhaite l’aubaine d’originalités inconnues, — le véritable Arthur de Gravillon a paru pour la première fois dans le livre de J’aime les Morts. J’aime les Morts est un livre de cœur, profond et bizarre comme la chose même dont il parle. Artiste d’ailleurs d’un instinct trop grand pour avoir peur de la bizarrerie, cette mystérieuse puissance, l’auteur de ce livre singulier et enivrant nous dit, quand il nous a grisés :

« Vous auriez peut-être préféré une vitre claire à un obscur vitrail ?… Il fut un temps où l’on trouvait de mauvais goût la cathédrale gothique… C’était le temps absolu du style simple, comme le vantent les incapables d’enluminure… il a passé, et la nature et l’art, reprenant tous leurs droits, de nouveau se sont épanouis. Je n’ai point voulu percer devant vous une croisée régulière, à carreaux blancs, sobrement encadrée, selon les règles de la maison bourgeoise ; mais, disposant capricieusement ces quarante chapitres autour d’une idée centrale, j’ai prétendu élever, tout au fond de votre cœur, avec des images entassées jusqu’au fouillis et des couleurs étendues jusqu’à la profusion, la flamboyante rosace de la mort. »

Et ce qu’il a voulu faire, il l’a fait, cet enlumineur de vitrail jusqu’à l’incendie, ce faiseur de rosace de la mort, dont il grave les feuilles de flamme jusque dans les plus noires obscurités de nos cœurs ! L’idée de ce livre fascinant de J’aime les Morts a, au fond, même quand on ferme les yeux à l’éblouissante enluminure, une douceur dans l’amertume qui y fera sans cesse revenir. On boira à petits coups passionnés cette absinthe, parfumée d’un dictame. On goûtera et on épuisera une à une toutes ces raisons qu’une sensibilité poétique s’y donne pour n’avoir plus horreur de la mort.

Séducteur pour le compte de la tombe, Gravillon est un poète, et son imagination est une Armide qui nous enlace dans des guirlandes de fleurs funèbres. Pour l’imagination charmeresse et charmante de cet humouriste consolateur et réconcilialeur avec l’idée terrible, la mort, c’est simplement la vie qui s’en va de l’autre côté, mais qui pour cela n’a pas changé d’essence. La vie se déplace. Mais le danger du livre, car il y a toujours un danger aux choses charmantes, serait peut-être de nous rendre ce déplacement trop facile. La vie, cette blonde fade, au grand jour si impudiquement découverte, est si laide qu’il ne nous faut pas faire avec tant de détail admirer les beautés de la mort, cette brune chastement voilée… On l’aimerait trop, et la passion nuit au devoir !

Telle est la seule réserve que je mets à ma sympathie pour le livre d’Arthur de Gravillon. J’allais dire le poème, et j’aurais bien dit : un poème où la Fantaisie a posé un crêpe sur ses ailes roses, qui n’en sont que plus roses par-dessous ! Telle est ma réserve de chrétien ; mais s’il a l’âme chrétienne, a-t-il l’esprit chrétien comme nous, les catholiques, les inaccessibles aux idées du temps et les fidèles ? Il a été bien élevé, je le sais, mieux élevé que moi, puisqu’il l’a été pour être prêtre et qu’il est allé jusqu’à la porte du sacerdoce. Dans son livre de J’aime les Morts, on reconnaît, à plus d’un endroit, qu’il a été plongé dans l’eau divine de la vérité et qu’il en a gardé des gouttes lumineuses ruisselant jusque sur ses erreurs ; mais, il faut bien le dire, il sort souvent des influences de cette mâle éducation chrétienne. Il en sort par la rêverie, l’imagination et les fausses tendresses. Il dédouble le Christianisme, comme tant d’autres qui n’en prennent que les agréments (les agréments pour eux !) ; il le dédouble pour n’en prendre que le côté qui répond à sa nature. Et cette nature délicate, plus délicate que solide, et qui pourra, je l’espère, se solidifier, a glissé sur cette tangente misérable des idées du temps. Il en a les douceâtres indulgences. Il en a cette sensibilité pour laquelle je voudrais trouver un nom qui ne fût pas une injure, et qui, malgré la distinction de sa nature (cette distinction qui ne sert absolument dans ce monde qu’à être distingué, comme la blancheur des lys ne sert qu’à les faire blancs, dans leur royauté inutile), le mène droit, lui ! aux idées communes, et les plus communes, sur le Moyen Age et sur l’Église.

Pour un chrétien, resté tel, dans la fidélité du mot, il y a certainement trop de voluptés dans la mort comme Arthur de Gravillon sait la peindre. Spiritualiste évaporé, il ose accuser l’Église d’un matérialisme plus grand que celui des religions païennes, parce qu’elle a permis à ses solitaires de presser la tête de mort, traditionnelle image du néant de la vie, de leurs lèvres mortifiées ou expirantes. Là est l’erreur du moraliste dans le poète de la Fantaisie. L’Église seule sait la mesure de tout. Elle a cette mesure d’or avec laquelle saint Jean vit, dans l’Apocalypse, l’archange mesurer le mur de la cité éternelle. L’Église seule sait juste ce qu’il faut donner d’amour et d’horreur à la mort. Mais la mort comme Gravillon nous la représente, si Rancé l’avait aperçue il se fût détourné d’elle comme de la tentation dernière, et il eût renfoncé son crâne chauve dans la poussière du lit de cendres sur lequel on l’avait étendu pour y rendre son âme à Dieu.

IV

Mais à cela près de ceci, qui est grave pour le moraliste et pour le chrétien, à cela près de ceci, que je ne veux point diminuer, je n’ai plus qu’à louer dans le livre, et Arthur de Gravillon peut être sûr que son J’aime les Morts sera très aimé des vivants. Ce n’est pas moi qui vous l’analyserai. Est-ce qu’on décompose l’arc-en-ciel ? Montrer toutes les plumes d’un oiseau, les unes après les autres, ne donne pas l’idée de son plumage : il faut les voir, quand il s’envole, réunies sur ses ailes ouvertes, ces aquettes de la lumière qui sont faites pour la renvoyer ! Gravillon est un poète qui ne se classe dans aucun genre particulier et déterminé ; mais qu’importent les genres par où il passe ! Il a ce fil de la Vierge dont Guérin parlait quand il disait :

Comme une vierge va dévidant son fuseau,
L’imagination déroule en mon cerveau
Son fil doré de poésie.

Par quelles perles fera-t-il plus tard passer ce fil ? Quel sera le collier de ses œuvres ? Sera-t-il romancier ? conteur fantastique ? Fera-t-il des comédies comme Alfred de Musset, des comédies dans le bleu, ou, comme Tieck, des voyages ? Fera-t-il même des vers, de vrais vers ? Mais, quoi qu’il fasse, il y mettra ce fil doré de poésie qui, mêlé à toutes les trames de la vie et de la pensée, semble, en y passant, y glisser comme le scintillement d’une étoile. Je suis sûr de cela, moi ! Tenez ! je ne mets pas au niveau du J’aime les Morts l’Histoire du feu. Je n’aime pas beaucoup l’idée de cette histoire, écrite par une bûche, — titre maniéré, qui promet un livre maniéré et qui ne vous trompe pas. Mais là même, dans ce livre où le feu est regardé sous tous les aspects, comme l’auteur de J’aime les Morts avait déjà regardé la tombe, il y a des passages — et ils sont nombreux — d’une poésie d’images teintées de tous les reflets de l’élément dont il fait l’histoire, et, de plus, comme dans J’aime les Morts, il y a cette autre poésie de la langue, aussi certaine en prose, quoique différente, que la poésie de l’idée et des vers.

Arthur de Gravillon aime la langue française à la fureur, et c’est comme cela qu’il faut l’aimer, et il lui fera de fiers enfants, s’il ne s’amuse pas à madrigaliser avec elle dans toutes ces préciosités que je lui ai reprochées et qu’il a, du reste, comme tous les amoureux qui commencent. Vous verrez plus tard ! Fermons ici le bilan de ce jeune homme qui n’a imité qu’un seul jour, et puis qui, tout de suite, a été lui-même, d’une humour à lui, d’une poésie à lui, d’une langue à lui, et dont l’écueil, je l’ai dit, pour son succès immédiat et sa gloire, est la distinction même de son talent. Ah ! vous vous permettez, monsieur, d’être distingué, quand il est reçu d’être vulgaire ! Eh bien, vous voilà condamné à dix ans de travaux forcés pour le moins ! Vous allez entrer dans les Misérables littéraires. Mais j’aime mieux ceux-là que les autres.