II. Jean Reynaud2
Quand la Critique a devant elle un pareil ouvrage, elle n’est pas médiocrement embarrassée, mais son embarras ne vient point de ce que l’amour-propre de l’auteur pourrait supposer. Nous le dirons, sans fatuité d’aucune espèce, le livre de Terre et Ciel de M. Jean Reynaud, ce livre au titre colossal, n’est pas, à nos yeux, un colosse. Le système qu’il dresse aujourd’hui devant nous ne nous paraît point inexpugnable. Quand on le lit et quand on l’examine, on trouve qu’il n’y a pas là intellectuellement de quoi trembler. Le livre et le système se composent, en effet, de deux affirmations sans preuve, qu’on peut fort bien contredire sans insolence et réfuter sans beaucoup de peine. La première de ces affirmations, c’est… le croira-t-on ?… la pluralité des mondes et l’habitation des étoiles, que M. Jean Reynaud nous certifie, avec une gravité de Christophe Colomb astronomique, au débotté de son voyage, et dont il nous donne somptueusement sa parole d’honneur. La seconde… le croira-t-on davantage ?… c’est l’ancienne redite d’une métempsychose progressive, à laquelle la Philosophie revient, — comme la vieillesse revient à l’enfance. Dans tout cela, il faut en convenir, il n’y a rien de bien éblouissant et de bien formidable, rien qui force le plus modeste des esprits philosophiques à se croire petit et à baisser les yeux. Seulement voici où l’embarras commence… Si la Critique prend au sérieux ce gros livre de Terre et Ciel que d’aucuns regardent comme un monument ; si elle se croit obligée d’entrer dans les discussions qu’il provoque et d’accepter ces formes préméditées d’un langage scientifique assez semblable au latin de Sganarelle, mais moins gai, la voilà exposée à asphyxier d’ennui le lecteur, comme elle a été elle-même asphyxiée ; — et cependant, d’un autre côté, si on touche légèrement à une chose si pesante, d’honnêtes esprits s’imagineront, sans doute, que c’est difficulté de la manier !
Car, à tort ou à raison, — et à tort selon nous, — le livre de M. Jean Reynaud passe en ce moment pour une œuvre très forte. On se le dit et on le croit. On n’y regarde pas. Je ne suis pas bien sûr qu’on lise ce livre compacte et sans lumière, indigestion de deux ou trois éruditions spéciales et qui roule, dans un style épais, de si misérables erreurs qu’elles ne sont plus que des lubies ; mais on le feuillette et on le vante, et je le conçois ! Rationalistes, panthéistes, éclectiques, voltairiens, toutes les variétés de philosophes qui se tiennent entre eux comme des crustacés, sont intéressés à vanter un livre, quel qu’il soit, dont les idées ne vont à rien moins qu’à la destruction intégrale de nos dogmes et à la ruine de l’Église romaine : aussi nul d’entre eux n’y a-t-il manqué. Même les voltairiens, trop spirituels pour lire d’autres romans que Candide et La Princesse de Babylone, ont parlé avec faveur de celui-ci dans le plus célèbre de leurs journaux. Ils ne l’ont pas discuté, il est vrai. Ils ne lui ont témoigné prudemment que ce genre de respect qui ne touche pas aux choses qu’on respecte, mais ils l’ont traité avec la haute considération de tous les mandarins entre eux ! Quoique eux surtout, les voltairiens, n’aient de goût pour aucune espèce d’Apocalypse, — pas plus pour celle de M. Jean Reynaud que pour celle de l’autre Jean, — quoique rien ne ressemble moins au verre d’eau de leur style que le limon visqueux du style de M. Jean Reynaud, ils n’ont pas moins apprécié les trois grandes puissances sur la tête humaine qui se trouvent dans ce livre de Terre et Ciel, et qui en protègent actuellement, la fortune, à savoir : l’appareil des mots scientifiques pour cacher le vide de la pensée, l’effronterie gratuite de l’hypothèse et la majesté de l’ennui !
Certes ! dans un autre temps et pour un autre livre, ils auraient souri de ces trois puissances qui correspondent à des faiblesses. Ils auraient accompagné du petit fifre de leur ironie ordinaire cette lourde théorie astronomique et cosmologique qui n’est ni de la science, ni de l’invention. Mais à une époque où le Rationalisme souffre tant des blessures qu’il se fait à lui-même et où l’enseignement de l’Église commence de reprendre dans les esprits éminents l’empire qu’il avait perdu au dix-huitième siècle, ils se sont dit probablement qu’il ne fallait mépriser le secours de personne. Ils ont accueilli M. Jean Reynaud comme si c’était Pythagore. Ils ont écouté sérieusement cet écho attardé, que Pythagore, s’il l’entendait, n’adorerait plus ! Et, quitte à se moquer, plus tard, d’un livre qui doit faire mal aux nerfs de leurs esprits positifs et légers, ils ont poussé au succès de ce livre, en disant bien haut qu’il le méritait !
Tel est tout le secret de cette facile renommée de deux jours, faite si généreusement à un ouvrage qui ne saura pas la garder ! Le livre de Terre et Ciel de M. Jean Reynaud est un coup porté, par une main philosophique de plus, au christianisme et à l’Église. Comment ceux qui haïssent l’Église et le christianisme n’en seraient-ils pas reconnaissants ?… Sans doute, avec plus de talent, le coup serait mieux asséné ; mais, enfin, — il faut être juste ! — c’est un coup de plus ! M. Jean Reynaud a un mérite que les philosophes doivent singulièrement apprécier, et qui ne tient ni à ses idées ni à la force de son génie. De tous les ennemis de la religion de nos pères, de tous ceux qui disent que le catholicisme est une doctrine dépassée par l’esprit humain et qui a fait son temps (comme les conscrits) dans l’histoire, cet excellent M. Jean Reynaud est peut-être le plus dangereux. Il est doux et il se dit chrétien. C’est au nom d’un christianisme meilleur qu’il vient poser la nécessité de corriger ce chétif symbole de Nicée, qui, décemment, ne convient plus à des chrétiens aussi distingués que nous. M. Jean Reynaud, quand il parle du christianisme, affecte une impartialité, à duper beaucoup d’imbéciles. Il ne casse pas tout, comme M. Proudhon. Il n’a pas le talent roux et le coup de corne de bœuf de ce robuste bâtard d’Hegel en démence. La forme de son exposition se recommande aux esprits modérés par je ne sais quelle fausse bonhomie, et jusqu’à son talent d’écrivain, trop empâté pour être mordant, — trop mollusque pour être serpent, — rien n’avertit, et tout l’assure, quand il se dit chrétien, comme la plupart des hérétiques, du reste, qui n’ont jamais manqué de se dire chrétiens pour mieux atteindre le christianisme en plein cœur !
La seule originalité de M. Jean Reynaud est d’être, — au dix-neuvième siècle, — bien plus un hérétique qu’un philosophe. Après Diderot qui voulait élargir Dieu, il veut élargir le christianisme. Nous savons bien, — et lui aussi, probablement — ce qui resterait du christianisme, après cet élargissement à la Diderot ; mais pour les simples de cœur et d’esprit qui se laissent pétrir par la main de toutes les propagandes, un tel langage a sa séduction. Les philosophes ont le verbe âpre et haut. Ils ne barbouillent pas et quelquefois ils épouvantent. Spinosa, Voltaire, Hegel, tous ces insectes humains, enivrés de la goutte de génie que Dieu leur versa dans la télé et qu’ils ont rejetée contre Dieu, jouent leur rôlet de Titans-Myrmidons jusqu’au bout et visière levée. Même quand Voltaire se fait capucin, il rit, le sacrilège ! mais il ne trompe pas, tandis que M. Jean Reynaud, le théologien de contrebande, qui part du pied gauche aujourd’hui pour demander, — comme le pieux et pur Saint Bonnet, que la théologie se relève dans l’opinion et les études du dix-neuvième siècle, ne rit pas et ne nous fait pas rire, mais il pourrait bien nous tromper !
Nous tromper comme il se trompe lui-même ! — car il ne faut pas croire que cette tête, aux notions confuses, n’ait pas vis-à-vis d’elle-même la bonne foi de ses confusions. L’auteur de Terre et Ciel, dont la prétention le plus en relief est la théologie, qui s’en croit l’aptitude et qui n’en a pas même le rudiment, invoque naïvement, dans son livre, une théologie qui changerait en dogmes ses erreurs. Esprit physiologiquement religieux, tourné de tendance primitive et de tempérament vers les choses de la contemplation intellectuelle, métaphysicien et presque mystique, l’auteur de Terre et Ciel n’était point, par le fait de ses facultés, destiné aux doctrines de la philosophie moderne, mais pour des raisons qu’il connaît mieux que nous, et qu’il retrouverait s’il faisait l’examen de conscience de sa pensée, il n’a pu cependant y échapper. Il est le fils du dix-huitième siècle. Avec sa foi dans le progrès indéfini du genre humain, c’est une bouture de Condorcet. Mais — disons-le à son éloge — le dix-huitième siècle, dont il procède, n’a pu lui donner ce mépris de brute pour les problèmes surnaturels qui distingue ses plus beaux génies. Dieu, l’âme, son essence et ses destinées, les hiérarchies spirituelles, etc., sont restées des questions pour M. Jean Reynaud, et des questions que le Panthéisme contemporain ne résout pas. En vertu de son genre d’intelligence, la notion théologique n’a donc pas été abolie en lui, mais seulement obscurcie et faussée. Et voilà justement ce qui a produit sous la plume de ce philosophe singulier, qui a le coup de marteau de la théologie, un chaos également monstrueux pour les théologiens et pour les philosophes ! Voilà pourquoi il a mutilé, au nom de la théologie, le triple monde que la théologie enseigne, et qu’il le réduit à un seul dans son livre, malgré son double titre de Terre et Ciel !
En effet, pour qui sait l’embrasser et l’étreindre, ce livre, au fond, n’est autre chose qu’une mutilation et un renversement des idées chrétiennes. C’est notre Credo pris à rebours et fondé sur la pluralité des mondes éternels, sans royaume des cieux et sans enfer ! Telle, en deux mots, la conception théologique du livre de M. Jean Reynaud ; mais ce n’est pas tout au détail ! L’auteur de Terre et Ciel a beau s’en défendre : il n’est réellement qu’un panthéiste de notre temps sous les guenilles de tous les hérétiques de ce Moyen Âge contre lequel il se permet tant de mépris. N’oublions pas que son livre n’est, avant tout et après tout, qu’un essai de cosmologie… Parti du Cosmos, pour aller au Cosmos, en passant sur le Cosmos, l’auteur s’agite, mais stérilement, pour organiser plus qu’un cimetière… Le mot de ciel est de trop dans le titre de son ouvrage, et la terre même, comme il la conçoit, n’est pas la notion chrétienne de la terre. Ce n’est plus le lieu de l’expiation et de l’épreuve, le champ de mort d’où une chrysalide de cent cinquante milliards d’âmes doit un jour se déployer et s’envoler dans les cieux ! Cette double notion de la terre et du ciel, la seule que puissent admettre également l’intelligence des penseurs et l’imagination des poëtes, M. Jean Reynaud, théologien agrandi par la philosophie, l’a réputée mesquine, enfantine et débordée par ce triomphant Esprit humain, qui a le droit d’exiger mieux. Seulement, pour la remplacer, cette notion inférieure et grossière, l’éminent inventeur n’a trouvé rien de plus puissant que de ramasser dans la poussière des rêves de l’humanité les plus rongés par les siècles et les plus transparents de folie le système ruminé par l’Inde, — cette vache de la philosophie, — d’une métempsychose progressive, qui met l’homme aux galères à perpétuité de la métamorphose et son immortalité en hachis !
Au moins, pour expliquer de cette façon le problème surnaturel de l’homme et de sa destinée, pour revenir en plein dix-neuvième siècle, — après les travaux philosophiques de Hegel et de Schelling, — à ce risible système de la métempsychose, digne tout au plus d’inspirer une chanson au marquis de Boufflers ou à Béranger qui l’a faite, fallait-il se sentir une force d’induction et de déduction irrésistibles ; fallait-il que la grandeur des facultés philosophiques sauvât la misère du point de vue que l’on ne craignait pas de relever. Et c’est ici qu’après la question du point de vue, général et dominateur, qui emporte l’honneur d’un livre en philosophie, devait se poser la question du talent et de ses ressources, qui couvre l’amour-propre de l’auteur. Eh bien ! nous le disons en toute vérité, et sans vouloir y faire de blessures, l’amour-propre de M. Jean Reynaud ne sera pas couvert. Une fois le fond du livre écarté, les qualités qui resteront pour le défendre n’imposeront point par leur éclat aux véritables connaisseurs. Et nous ne parlons pas encore ici de la forme la plus extérieure de ce livre, de sa conformation littéraire ! Nous restons métaphysicien. En métaphysique, il sera très facilement constaté, par tous ceux qui ont l’habitude ou l’amour de ce genre ; de méditation, que les tendances de M. Reynaud sont plus vives et plus fortes que ses facultés.
Le traité de Terre et Ciel, qui résume toute sa vie intellectuelle, car il a été effeuillé dans des revues et des journaux depuis dix ans, ce traité, regardé comme un système, à toute solution, par un petit nombre de gens solennels et mystérieux, qu’on pourrait appeler les Importants de la philosophie, est, qu’on nous passe le mot (le seul qu’il y ait, hélas ! pour exprimer notre pensée), un perpétuel coq-à-l’âne sur les relations du temps à l’éternité. Pour un métaphysicien, qui doit connaître les éléments de la science qu’il cultive, et n’avoir pas de distractions, M. Jean Reynaud est entièrement étranger à la conception de l’éternité ; ou s’il la pose parfois, il l’oublie. C’est qu’au fond il n’a rien de net, de ferme, de péremptoire et d’arrêté dans l’esprit. Il patauge.
« L’infinité, dit quelque part ce panthéiste, malgré lui ou à dessein (lequel des deux ?), l’infinité est un des attributs de l’univers. »
Mais l’infinité est le contraire de la mesure, comme l’éternité est le contraire du nombre ! Des écoliers sauraient cela, et voyez la singulière conséquence ! Si on met l’infini à la place de l’étendue, où pose-t-on l’axe du monde et que devient pour M. Jean Reynaud cette gravitation dont il et si sûr et si fier ? Dans le chapitre de l’homme, où le récit de la Genèse est culbuté par l’hypothèse, l’éternelle hypothèse du développement progressif de la vie et de « la création graduelle », M. Jean Reynaud méconnaît l’Absolu divin. Il semble ignorer que Dieu soit un acte pur et ce que c’est même qu’un acte pur ! Il s’imagine que Dieu, comme l’homme, a son chemin à faire et qu’il a besoin d’expérience !… Ce manque de précision qui, en métaphysique, se noue si vite en erreur ou s’étale si pompeusement en bêtise, on le signalerait à toutes pages dans le livre de Terre et Ciel, si on ne craignait pas de fatiguer le lecteur par des citations trop abstraites !
Ainsi donc, en nous résumant, nous trouvons à côté de la donnée vicieuse et puérile du livre de M. Jean Reynaud des qualités métaphysiques d’un degré inférieur, sans pureté et sans force réelle, un langage trouble toujours et souvent contradictoire. Le traité de Terre et Ciel est une petite Babel bâtie par un seul homme. C’est la confusion des langues de plusieurs sciences qui se croisent et s’embrouillent sous la plume pesante de l’auteur. Sa pensée ne domine pas tous ces divers langages et ne les fait pas tourner autour d’elle, avec leurs clartés différentes, dans la convergence de quelque puissante unité. Théologien de prétention malgré son caractère philosophique, théologien quiquengrogne en philosophie, il peut avoir beaucoup lu les théologiens catholiques, mais il n’a point de connaissances accomplies, lumineuses, en théologie, car, s’il en avait, aurait-il épaulé le système du progrès indéfini de Condorcet avec la métempsychose de Pythagore ?… Aurait-il pu jamais adopter comme vrai ce système du développement progressif de la vie et de ses perpétuelles métamorphoses, qui parque l’homme sur son globe et applique à la création tout entière, à l’œuvre du Dieu tout-puissant, lequel a créé spontanément l’homme complet, innocent et libre, ce procédé de rapin, qui, par des changements imperceptibles et successifs, se vante de faire une tête d’Apollon avec le profil du crapaud ? Le sophisme épicurien, le plus compromis des sophismes grecs, qui donnait à la Divinité la forme de l’homme, parce qu’on n’en connaît pas de plus belle, est le genre de preuves le plus familier de M. Reynaud. Ne comprenant jamais l’action divine que comme il comprend l’action humaine, l’auteur de Terre et Ciel se croit fondé à tirer une impertinente induction de nous à Dieu, et cet abus de raisonnement, qui revient dans son livre comme un tic de son intelligence, produit pour conséquence de ces énormités qui coupent court à toute discussion. Pour n’en citer qu’un seul exemple, M. Jean Reynaud exige la pluralité des mondes ou il n’admet pas Dieu, parce que (ajoute-t-il avec un sérieux qui rend la chose plus comique encore), sans la pluralité des mondes, Dieu est évidemment « lésé dans son caractère de créateur »
. On conçoit, n’est-il pas vrai ? qu’après des affirmations de cette nature, un homme sensé ne discute plus.
Nous avons, nous, à peine discuté. Nous ne pouvions ni pour le public, ni pour nous, ni pour le livre même dont il s’agit, l’examiner dans le détail trop spécial, trop technique des nombreuses questions qu’il soulève, mais le peu que nous avons dit suffira. Si ce singulier traité de philosophie religieuse, qui essaie de renverser tous nos dogmes sans exception, sous l’idée chimérique des transformations éternelles et successives de l’humanité et sous un panthéisme plus fort que l’auteur, et qui le mène et le malmène, si ce traité brillait au moins par une exposition méthodique, nous aurions pu donner le squelette de ce mastodonte de contradictions et d’erreurs : mais M. Jean Reynaud n’a point de méthode. Son livre de Terre et Ciel est une conversation, à bâtons rompus, entre un philosophe théologien de l’avenir,
C’est moi-même, Messieurs, sans nulle vanité !
et un pauvre théologien catholique (et je vous demande si le catholicisme est bien représenté !) lequel laisse passer fort respectueusement toutes les bourdes, dirait Michel Montaigne, de l’auteur de Terre et Ciel, absolument comme on laisse passer, en se rangeant un peu, les boulets de canon auxquels il est défendu de riposter. Vieux livre sous une peau nouvelle, l’ouvrage de M. Jean Reynaud a emprunté jusqu’à sa peau. En effet, c’est l’opposition et la caricature de ces Soirées de Saint-Pétersbourg, dans lesquelles l’auteur esquive aussi la difficulté d’une exposition méthodique par cette forme trop aisée du dialogue, mais, du moins, en sait racheter l’infériorité par l’éclat de la discussion, le montant de la répartie, la beauté de la thèse et de l’antithèse et une charmante variété de tons, depuis la bonhomie accablante du théologien jusqu’à la sveltesse militaire ; depuis l’aplomb du grand seigneur qui badine avec la science comme il badinerait avec le ruban de son crachat, jusqu’au génie de la plaisanterie, comme l’avait Voltaire ! Malheureusement l’esprit de M. Jean Reynaud n’a pas, lui, toutes ces puissances. Il est monocorde, et la corde sur laquelle il joue n’est pas d’or. Ses longues dissertations dialoguées, que ne brise jamais le moindre mot spirituel, manquent profondément de vie, d’animation, de passion enthousiaste ou convaincue, et elles nous versent dans les veines je ne sais quelle torpeur mortelle. On dirait le procédé Gannal appliqué à notre esprit tout vivant. Désagréable sensation ! Au milieu de cette logomachie théologique, si incroyablement obstinée, et dans laquelle pourtant exclusion est faite des miracles, de la virginité, des sacrements, de l’idée de famille, il n’y a de clair, pour qui sait voir, que la haine de Jésus-Christ, sous le nom de Moyen Âge. Seulement cette haine entortillée, insidieuse, nous fait payer par un ennui à nous déformer la figure, les embarras de la pensée de l’auteur. Ah ! qu’on aimerait mieux un peu de passion franche, et, comme disait Shelley, l’athée, « que le serpent, une bonne fois, se dressât sur sa queue et sifflât tous ses sifflements »
. Au lieu de ces longueurs indécises, de ces toiles d’araignée philosophiques, de cette mosaïque de filandreuses dissertations qui se lèvent par plaques, sous les pieds de l’esprit, et qui en retardent la marche, qu’on aimerait mieux quelques lignes de conclusions, nettes et courageuses, les articles (enfin arrêtés) du Symbole de la Philosophie, de ce Symbole qu’on nous jetterait à la tête, à nous les arriérés ! comme les Apôtres eurent autrefois l’impudence sublime de jeter le leur, en bloc, à la tête du genre humain !
Mais rien de tout cela ! Le livre de M. Jean Reynaud est et reste tout simplement une hypothèse, qu’on propose, mais qu’on n’impose pas… Ils savent très bien risquer le faux, les philosophes, mais ils ne sont jamais assez sûrs que le faux qu’ils risquent est le vrai pour avoir l’aplomb d’en faire un symbole. Ceci n’est réservé qu’aux prêtres. Nous l’avons dit déjà, ce traité de Terre et Ciel, qui n’a de grave que le ton, agrandit vainement et cache mal sous le trompe-l’œil des détails scientifiques une théorie qui, réduite à ses plus simples termes, n’est que ridicule et… immorale, car voilà son côté sérieux ! La métempsychose ou la transformation successive de l’humanité emporte la morale humaine dans sa visible absurdité. Si cette transformation qui recommence toujours est en effet la loi du monde, tous les crimes et même l’assassinat ne sont plus que des dérangements de molécules qui sauront toujours bien se reconstituer, et l’affreux poëte du suicide avait bien raison quand il chantait :
De son sort l’homme seul dispose !Il a toujours, quand il lui plaît,Dans la balle d’un pistoletLa clef de sa métamorphose !
Telle est la conclusion que les hommes pratiques tireront de la doctrine du philosophe. Assurément on doit espérer que de si dégradantes conséquences, une fois seulement indiquées, diminueront un peu, dans l’opinion, l’importance que le parti philosophique anti-chrétien veut créer au livre de M. Jean Reynaud.
Et qu’on nous permette d’ajouter encore un dernier mot.
Quand on s’élève à une certaine hauteur, il n’y a plus que deux sortes de livres, — deux grandes catégories dans lesquelles tous les genres et tous les sujets peuvent rentrer — : les livres faits par l’Observation et les livres faits par la Rêverie. Observation et Rêverie, voilà les tiges-mères de toutes les familles de l’esprit humain ! Eh bien ! ni comme observateur ni comme rêveur, M. Jean Reynaud n’occupera une place élevée dans la hiérarchie des intelligences de son temps. Tout au plus donnera-t-il le bras à M. Pierre Leroux, l’auteur de L’Humanité, avec lequel il a plus d’une analogie, et s’en iront-ils, tous deux, à la fosse commune de l’oubli. Observateur nul, puisque son système n’est qu’une induction, et rien de plus, il choque profondément en nous la faculté qui a soif de réalités et de vérité, mais il n’intéresse pas l’imagination davantage. Quand on a lu cet immense volume d’hypothèses sur la pluralité des mondes éternels, savez-vous à quoi l’on retourne pour se délasser d’une telle lecture ?… Aux historiettes astronomiques de Fontenelle et aux gasconnades de Cyrano de Bergerac.