La Papesse Jeanne
Emmanuel Rhoïdis, La Papesse Jeanne.
I
Ce livre : La Papesse Jeanne, « roman historique, accompagné d’une importante (sic) Étude historique »
, m’est arrivé dagué à mon adresse pur l’éditeur. Je ne l’avais pas demandé. Il fut écrit en 1866, si j’en crois la date de l’avertissement, et on l’a publié seulement en 1878. J’avoue très humblement mon ignorance. Ce livre, grec d’origine, m’était inconnu, et qui sait s’il ne l’est pas également à la majorité des lecteurs français, — moins les professeurs de l’École d’Athènes, retour d’Athènes, et peut-être encore !! Il n’en est pas de même, à ce qu’il paraît, dans les autres pays de l’Europe. Il eut, dès qu’on le publia, — dit le traducteur ; mais c’est le traducteur !! — un immense succès, non seulement en Grèce, mais en Allemagne, en Italie, en Russie, en Danemark, où il fut
immédiatement et passionnément traduit. Seule, la France, ce pays de la furia francese, ne le traduisit pas, et, sur ce point, manqua totalement de furie. Il est vrai, un traducteur attardé vient enfin de poindre et veut faire poindre ce livre, dont il ne signe pas la traduction. Pourquoi ?… Est-il modeste, ce traducteur ! Il cache son nom comme la tortue, dont il a la lenteur, cache sa tête sous son écaille… Lorsque, pour ne parler que de ceux-là, François Hugo et Émile Montégut traduisirent Shakespeare, ils ne s’en cachèrent point, et ce fut avec une juste fierté qu’ils signèrent la traduction d’une œuvre qui faisait tomber sur leur nom un rayon de sa glorieuse beauté. Mais le traducteur du livre que voici, et qui a déjà eu tant de traducteurs, n’a pas signé la sienne… et, franchement, ce n’est pas aimable pour son grand homme à lui, — pour Emmanuel Rhoïdis, — un nom mélodieux, par parenthèse, très facile à répéter pour la Gloire, si la Gloire était une mijaurée qui zézéyât comme Alcibiade, et n’avait pas cette bouche d’airain capable de tout prononcer !
Donc, Emmanuel Rhoïdis, — s’il existe, s’il n’est pas quelque pseudonyme doublé d’un traducteur anonyme, ce qui ferait masque sur masque et rendrait la mystification plus sûre, — Emmanuel Rhoïdis, l’auteur de cette Papesse Jeanne
30 qui paraît si tard,
serait coupable, dans ce cas, d’avoir mis un bien joli nom au bas d’une bien vilaine chose. Et c’est là, c’est la vilenie de cette chose qui, jusqu’à nouvel ordre et nouveaux renseignements, me fait douter du Grec qui a écrit une œuvre si peu grecque, de ce romancier grossier et pataud qui est du pays de Lucien, de ce comique épais et sans goût qui continue si étrangement le doux Ménandre et le grand Aristophane. En vain le traducteur, qui se cache, et qui, par conséquent, ne risque rien, se permet-il d’être insolent pour la Grèce par honnêteté pour le Grec qu’il traduit, et nie-t-il l’originalité de la Grèce littéraire de l’heure présente pour faire ressortir celle qu’il trouve à Emmanuel Rhoïdis. En vain nous dit-il que la Grèce TOUT ENTIÈRE, quand le livre parut, se tordit de rire… (était-ce dans les Jeux olympiques ?)… et qu’on admira La Papesse Jeanne
« d’Athènes à Constantinople et de Trébizonde à Corfou »
. Ce rire à tordions, de TOUTE la Grèce, me semble une calomnie de l’esprit grec, qui ne peut pas rire d’un si gros rire sous peine d’être cruellement dégénéré. Oui ! parole d’honneur, tout cela me paraît un peu bien suspect, et ressemble à un petit coup monté dans l’intérêt d’un livre dont on veut exagérer les proportions et l’importance. Vous vous le rappelez, il y avait autrefois un homme qui retenait son vent pour dérouter la sagacité de ce diable d’ours, qui le sentait aux narines et le retournait avec sa serre. L’homme d’ici ne retient pas son vent,
mais le pousse et l’augmente, au contraire, pour faire croire qu’il est très vivant, comme l’autre homme, en retenant le sien, voulait faire croire qu’il était bien mort. Et, pardonnez-moi ! je me défie, comme l’ours se défiait…
II
Cela dit, en manière de préface, je veux bien prendre ce livre de La Papesse Jeanne comme on nous le donne, sans discuter ses origines. C’est de très grande prétention. Une histoire d’abord, et un roman ensuite. L’auteur de cette Papesse Jeanne, Rhoïdis ou non, Rhoïdis ou Grisélidis, est une espèce de Janus littéraire à deux faces, burlesque et grave, dont l’une (la burlesque) rit et veut faire rire le public, en tirant une langue qui compromettrait Quasimodo, et dont l’autre (la grave) se fronce et se grime en visage de pédant, coiffé de textes et poudré de poussière. Malgré son nom qui rappelle les roses, Rhoïdis n’en est point une, placée dans les feuillets des livres et qui les parfume… Il n’est que le cloporte qui les ronge, et qui vit dans la feuille moisie… C’est, du reste, par amour idéal pour la Papesse Jeanne qu’il est devenu le cloporte des bibliothèques. C’est pour elle qu’il s’est fait savant ; qu’il a remué toutes les chroniques ; qu’il a grignoté, mangé, dévoré et digéré tous les manuscrits ; et, de cette digestion, fait sortir cette Papesse Jeanne, pondue enfin dans les champs de l’imagination, après d’effroyables efforts scientifiques et pour satisfaire tous les goûts ! L’auteur de La Papesse Jeanne, et son consubstantiel traducteur, se croit un génie ambidextre. Les Anglaises ont deux bras gauches, disait Rivarol. Emmanuel Rhoïdis s’imagine avoir deux bras droits, armés chacun d’une arme terrible : l’une, petit pistolet de poche, péniblement travaillé pour être léger, et d’une balle plus meurtrière que celle du plus fort calibre, — et c’est le pistolet du romancier, qui veut faire rire ni plus ni moins que Rabelais et Voltaire ! — et l’autre, c’est le vieux pistolet d’arçon d’un savant qui croit ne pouvoir jamais être, scientifiquement, désarçonné. Seulement, ils ratent tous les deux, les deux pistolets !
Il les a tirés contre l’Église, Rhoïdis, l’Église catholique, la grande cible dans laquelle ils tirent tous, les uns après les autres, leur coup inutile, comme s’ils tiraient contre le ciel ! et c’est bien contre le ciel qu’ils tirent. Mais, fusillée ainsi depuis des siècles, et restée debout, martyre immortelle, l’Église catholique répond aux coups par les tranquilles rayons qu’elle envoie dans les yeux de ceux qui la frappent, et qui, pour les éviter, voudraient maintenant la retourner contre le mur et la fusiller par derrière comme un otage ! Emmanuel Rhoïdis est de l’armée de ces ennemis de
l’Église qui sont partout, sous toutes les formes, et qui se transforment de tout, excepté de leur immuable haine… Il est vrai que, pour son compte, Rhoïdis s’est peu transformé. Il est aussi attardé à sa manière que son traducteur à la sienne. Nous le connaissions avant de le lire, et même, dans son genre, nous connaissions mieux… Allez ! il n’est pas si grec qu’on le dit être. Il est plutôt de Paris et du xviiie
siècle, ce Grec du xixe
! Dans son roman de La Papesse Jeanne, c’est un goguenard qui, à coup sûr, n’est pas d’Athènes ! Il a cette vieille goguenardise impie qui se vante d’être tombée du bonnet de Rabelais, dont le génie n’a pas mérité l’outrage d’être rappelé à propos des gargouillades de Rhoïdis, et qui, tombée de ce sublime bonnet, a glissé jusque dans les culottes cyniques de Diderot, pour aller se perdre dans les culottes, plus ordes encore, de l’auteur du Compère Mathieu. Rien de plus usé, d’ailleurs, que cette goguenardise impie et libertine du xviiie
siècle, qu’un esprit vaillant mettrait son honneur intellectuel à ne jamais rappeler. Je sais bien qu’il est difficile d’être impie, spirituel et nouveau, après Voltaire. Cependant Henri Heine l’a été. Mais Rhoïdis n’est pas Henri Heine. Il y a quelque différence entre ce Prussien et ce Grec ! Rhoïdis n’a rien d’un poète. C’est un esprit sans verve et sans couleur, laborieusement monotone dans son expression, toujours la même, et dont l’unique procédé dans la plaisanterie est de dégrader les choses élevées en les
comparant aux choses basses, et de les dégrader encore en comparant les choses basses aux choses élevées… Tout le temps de son livre, il ne cesse de se balancer comme un singe sur cette puérile et fatigante escarpolette de l’antithèse. Cet homme, qui, selon son traducteur, a fait « se tordre de rire toute la Grèce »
, avec sa grossière fable de La Papesse Jeanne, n’a pas, pour nous Français qui savons rire, — qui, du moins, le savions autrefois, — une seule page gaie pour en racheter l’inspiration irrévérente et mensongère, et qui nous fasse involontairement rire, — quitte, après, à nous repentir d’avoir ri !
III
C’est donc tout simplement ennuyeux, ce double et ambitieux travail d’une histoire et d’un roman qu’on nous donne comme un chef-d’œuvre, et qu’un traducteur de loisir a déterré, comme l’auteur avait déterré son sujet de La Papesse Jeanne. Ce sujet, en effet, n’est plus qu’une vieille loque historique percée par la science et répudiée par le mépris. Mon Dieu ! je consens très bien à ce que la Critique soit très large avec le génie. Je suis de ceux qui croient qu’il peut tout, s’il n’a pas le droit de tout, et qu’il reste encore le génie en faisant une scélératesse. Est-ce que le plus fort, par le talent, des livres de Voltaire, n’est pas le plus grand de ses crimes ?… Mais, dans La Papesse Jeanne de Rhoïdis, il n’y a ni génie ni scélératesse, quoique l’intention scélérate y soit, et même y soit la seule chose qui y brille. Or, je suis de ceux-là encore qui pensent, de plus, que le talent, quand il est grand, peut s’emparer de la platitude d’un sujet et venir à bout glorieusement de cette platitude. Le Childebrand dont Boileau se moque ne m’a jamais fait peur… La Papesse Jeanne, tout erreur, mensonge et haillon historique délaissé qu’elle puisse être, pouvait trouver son romancier, qui l’eût transfigurée. Mais le critique ne pouvait pas, lui, décemment toucher à son histoire ! Excusé, sinon absous, comme tant d’autres talents qui ont touché à des sujets scabreux, par le charme magique qu’ils ont su y répandre, et quoique ici le sujet pût brûler les doigts les plus purs, le romancier n’était pas tenu d’y mettre forcément des turpitudes ; mais l’historien, sous aucun prétexte, ne devait refaire, en la faussant, l’Histoire, pour justifier son roman et donner des racines à son conte dans ce qu’il cherche à établir comme la vérité. Eh bien, c’est là pourtant ce qu’a fait Emmanuel Rhoïdis, historien avant d’être romancier, et romancier pour atteindre plus loin que l’historien dans l’erreur et dans le mensonge, et c’est aussi ce qui a donné à son livre, tout avorté de talent et de gaîté qu’il soit, la gravité dangereuse d’une mauvaise action !
Et c’est une mauvaise action recouverte par de l’hypocrisie, l’hypocrisie de la superficialité. Rhoïdis fait le superficiel. C’est le Tartufe de la frivolité. Il prend des airs très fats… « J’ai fait ce roman — dit-il — pour ceux qui aiment à rire (et on sait ce que le mot de ce siècle : “histoire de rire”, peut signifier !), et je les dispense, et ils peuvent se dispenser très bien, de lire la dissertation qui précède mon roman et les notes qui l’accompagnent. »
Quel ton superbe de dandy, qui ne tient pas plus à sa science, qu’il croit énorme, que lord Byron ne tient à son génie dans quelques-unes de ses préfaces ! Selon Emmanuel Rhoïdis, la chose à lire de son livre, c’est le roman, et cela n’est vrai ni dans sa pensée ni hors de sa pensée. La chose à lire, au contraire, c’est la dissertation historique sur la Papesse Jeanne. Le roman n’est que de la fantaisie libre, voluptueuse ou plaisante. C’est le coup de fouet de l’imagination joyeuse qui claque dans le vide de l’azur. Mais la chose importante, qui va à fond, le trait à emporter, c’est la dissertation historique qui établit, ou qui tente d’établir, un point de fait qu’on croit déshonorant pour l’Église romaine, et avec lequel il s’agit de la déshonorer. Aussi, pour s’assurer qu’on la lira, cette dissertation, le charmant auteur de La Papesse dit, avec toute la langueur de l’indifférence : « Ne la lisez pas ! » ayant assez d’esprit, quoiqu’il n’en ait pas immensément, pour savoir que le principe de la contradiction est si fort dans la nature humaine que
quand on lui dit de ne pas faire une chose, elle la fait toujours !
IV
Cette dissertation est surtout écrite pour les ignorants, c’est-à-dire pour le plus grand nombre. Trompe-l’œil grossier, elle n’est guères qu’un kaléidoscope de citations que l’auteur fait tourner devant vous pour vous éblouir, et auxquelles citations la Critique, une critique informée et compétente, a péremptoirement et depuis longtemps répondu. La légende de la Papesse Jeanne, qui avait dû régner, au mépris de la chronologie, deux ans et quelques mois, entre Léon IV (mort le 17 juillet 855) et Benoît III (élu dès juillet de la même année), cette légende du ixe siècle qui a dupé l’imagination naïve du Moyen Âge, malgré son invraisemblance, et peut-être même en raison de son invraisemblance, était, comme une foule de légendes, tombée en désuétude et en oubli, de même qu’un champignon qui n’est pas vénéneux tombe silencieusement en poussière sur le fumier qui l’a produit, quand, de cette poussière ramassée, la Haine, un jour, voulut faire un poison, qu’on se mit alors à sévèrement analyser… On sait la date de ce jour-là. Ce fut dans le xviie siècle que les catholiques se crurent obligés de répondre à l’absurde commérage des chroniqueurs du Moyen Âge, dont nous pouvons juger la consistance par celle des reporters de nos jours. Déjà quelques esprits imposants comme Baronius et Bellarmin avaient répondu, en passant, à ce commérage, comme on répond à une erreur qui n’a pas l’étoffe d’un mensonge. Mais au xviie siècle, après deux cents ans de protestantisme, de ce protestantisme l’inventeur de cette guerre de textes qui continue, et qui aboutit en France à des Renan et à des Soury, il fallut se remettre en garde contre une légende oubliée que Rhoïdis, ce Soury grec, veut faire passer pour une histoire… et cette légende fut coulée à fond ! Et si bien à fond, qu’il faut encore plus compter aujourd’hui sur la haine que sur l’ignorance pour oser la faire remonter sur l’eau. On a les noms et les opinions de tous ceux qui ruinèrent ce vieux conte… Et, chose particulièrement remarquable et inattendue ! ce furent les protestants les plus distingués par l’éclat de la science et la hauteur de leur moralité, comme Basnage, Bochart, Blondel, Charnier, Dumoulin, Leibnitz, Jurieu, Burnet, Cave, qui confirmèrent les opinions catholiques de Baronius, Onuphre Panvinio, Robert Parsons, Georges Schérer, Bellarmin, Florimond de Remond, Coeffeteau, Maimbourg, de Launoy, le P. Labbe. Et Bayle lui-même, le fameux Bayle, le père de la critique dissolvante, affirma que d’hésiter devant la fausseté de la légende de la Papesse Jeanne serait d’un pyrrhonisme monstrueux ! Malgré cette discussion terrassante, trop vaste pour qu’on puisse rapporter ici les opinions qu’elle fît valoir et triompher, le xviiie siècle, qui se souciait bien d’être faux et même imbécile quand il s’agissait de jeter le sophisme le plus abject ou l’opinion la plus bête à la figure du catholicisme, pour peu qu’il y jetât quelque chose, allait reprendre l’immonde légende de la Papesse Jeanne quand la Révolution éclatant mit son bruit par-dessus le petit sifflement du reptile, et, de sa main d’Hercule, étouffa la légende rampante qui voulait encore resiffler…
Mais vous voyez ce qui arrive ! Au bout de plus de quatre-vingts ans après cet étouffement, qu’on pouvait croire définitif, voici que la vivace légende remue une queue qui n’est pas celle du Diable, car celle du Diable est spirituelle, ni celle du scorpion, car elle est brûlante et empoisonnée, mais une queue de rat, — la ridicule queue d’un maigre rat de bibliothèque, à qui le coup d’épée d’Hamlet ferait certainement trop d’honneur ! Incroyable opiniâtreté du plus sot mensonge, qui a toujours la chance d’être éternel ! Savez-vous ce qu’il a fallu pour que cette légende de la Papesse Jeanne, chassée comme une ignominie de toutes les Histoires ecclésiastiques qui se respectent, tuée et retuée : tuée in-folio, tuée in-quarto, tuée in-octavo, tuée in-douze, se remit à bouger sur sa planche pourrie ? Il a fallu, le croira-t-on ? que sous le ciel bleu de la Grèce, chez un peuple qui aima la lumière, il se rencontrât une tête indigne de cet azur, — une tête grecque que Phidias n’aurait pas sculptée, car il l’eût faite plus intelligente, — qui allât s’enfouir dans la crasse et dans la poussière des plus noires bibliothèques allemandes, pour en rapporter le détritus de chroniques ignares et menteuses ! Il a fallu qu’un niais pervers (combinaison rare !) reprît à son compte ces niaiseries et ces perversités. Et il les a reprises, en effet. Il n’y a rien changé. Pas un mot ! Pas une lettre ! Pas une virgule ! Il n’y a pas apporté, dans la discussion, un seul mot inconnu, un nom vierge de flétrissure parmi ceux qu’il cite, et qui sont tous suspects quand ils ne sont pas déshonorés. Y changer rien ? Il n’y a pas même ajouté un pauvre petit mot de son cru… car il n’a pas de cru. C’est un stérile voué au rabâchage des choses que les autres ont dites, et qui ont été expliquées, réfutées, anéanties cent fois !
C’est toujours, pour preuve que la légende de la Papesse Jeanne est une histoire, c’est toujours les mêmes interpolations des copistes à la marge des manuscrits originaux, écrites, après coup, d’une autre main que celle qui a écrit le texte, et, la première fois, à quelques siècles de distance. Quelle sûreté d’érudition et quelle impudence ! C’est enfin, partout, la volière ouverte, hélas ! sur tant d’histoires ! des oies de la Badauderie, qui avalent tout, et des perroquets de l’Erreur, qui dégoisent tout ; — et aussi toujours double, toujours bouffon et grave, toujours historien et romancier, c’est Rhoïdis qui se campe à la suite de ces tout-puissants oiseaux, sans qu’on puisse exactement dire s’il est une oie de la volière, ou s’il est un perroquet !
J’inclinerais vers le perroquet. L’oie n’a pas une tête inventive, et il y a peu d’invention dans le roman de Rhoïdis. Mais le perroquet y est trop pour que l’oie y trouve beaucoup de place, car ce roman, c’est son histoire répétée, et son histoire, c’est la légende répétée, dans sa partie la plus scandaleuse et la plus infecte et la plus impossible. Et laissez-moi énumérer ! C’est la légende de la Papesse, avec sa longue mascarade en moine, ses amours et ses pèlerinages, ses habitations et ses succès de galanterie dans les monastères d’hommes, sa cellule partagée avec un jeune compagnon un peu plus moine qu’elle ; puis la tiare escroquée, la grossesse tardive du fait du camérier, et l’accouchement, en pleine procession, sous les yeux de Rome, qui se tordait peut-être de rire, comme toute la Grèce ! Certes ! il faut bien en convenir, Emmanuel Rhoïdis n’a pas inventé cela. Si bête et infâme que ce soit, c’est encore trop inventé pour lui. Il n’est pas si fort que cela. Mais comme il a répété cela ! Comme il a décrit cela ! Comme il a lapé cela ! Comme il s’est voluptueusement roulé dans tout cela ! Et, en dehors de tout cela, il y a si peu de chose dans son roman qu’on y cherche le romancier sans le trouver, comme on cherche l’historien, sans le trouver, dans son histoire. Il n’y a là partout que la légende seule, la légende, absurde et abjecte, mise à confire, pour la servir aux friands, dans d’exquises malpropretés de détails, par ce pudibond et roséabond Rhoïdis, dont la vertu fait des gorges si chaudes des vices de l’Église romaine et nous en fait aussi de telles peintures… par pudeur !
V
Voilà donc tout ce roman et toute cette histoire ! Voilà ce qui fait présentement la gloire de la Grèce, de ce pays de Démosthène, d’Aristophane et de Platon ! Et voilà ce qui manquait à la France, avant qu’un traducteur, qui n’a pas voulu courir les risques de sa traduction, l’ait traduit pour elle, mais en se cachant… Était-ce dans la cave de Marat, — de l’athée Marat, qui aurait avec joie trempé son museau dans ces affreuses porcheries ?… Où que cela ait été ténébreusement traduit, du reste, cela ne nous manquera plus. Nous l’avons ! Nous pouvons nous sentir une noble jalousie pour cette gloire de la Grèce moderne qui doit exciter entre peuples une émulation généreuse, dans l’intérêt de la multiplication des chefs-d’œuvre ! Pour attirer à celui-ci, on a placé, à son frontispice, le portrait de la Papesse Jeanne, tiare en tête, avec son bâtard dans les bras ; et comme on l’a posée, elle a l’air de rappeler, avec affectation, une image sacrée… Intention lâchement sacrilège ! Le livre nous dit que ce portrait est copié sur le manuscrit de Cologne. Rhoïdis, coupable de son livre, n’est donc pas coupable de cet atroce portrait. Mais il l’a choisi, — et il aurait pu l’inspirer.