(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XV. Mme la Mise de Blocqueville »
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(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XV. Mme la Mise de Blocqueville »

Chapitre XV.
Mme la Mise de Blocqueville16

I

D’habitude, je ne vais pas volontiers, de ma propre impulsion, aux livres des femmes… Je suis si profondément convaincu de l’impossibilité absolue où elles sont de toucher à un grand nombre de sujets, qu’il faut, de deux choses l’une, pour que ma critique s’en occupe : qu’elles aient, à tort ou à raison, leur place, comme les pauvres enfants de Pascal, au soleil de la littérature, ou l’un de ces mérites qui tranchent tout et classent haut… Mme la marquise de Blocqueville, l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins, est-elle dans cette alternative ? Elle a déjà publié anonymement quatre livres et l’anonyme y est resté. Il pourrait rester encore sur celui-ci, n’était qu’impatientée d’obscurité, l’auteur a fini par se nommer. Ne dit-elle pas dans sa préface : « Le temps des guerriers à armures noires n’est plus… » et la Clorinde littéraire a levé sa visière. Elle a signé son livre, et le nom qu’elle a signé est un illustre nom. Mme de Blocqueville est une d’Eckmühl, — un nom tenu à la victoire ! La tient-elle ? Est-elle, dans l’ouvrage qu’elle publie, au niveau de son nom ? C’est ce qu’il va falloir dire. Toujours est-il qu’un pareil nom fraye sa voie au livre. Il lui met une étoile au front, comme la lanterne à la gondole qui passe. Image juste ! car, sans le nom, le livre, inaperçu, passerait.

C’est un livre qui, comme l’auteur, a des ancêtres. Je ne sais point l’âge de Mme Blocqueville, mais elle me fait l’effet d’avoir une bien longue lecture, et peut-être a-t-elle tué sous cette longue lecture quelque petite fleur d’originalité qui voulait naître. Mais, femme en tout (les femmes le sont, toujours), elle a été tyrannisée par les souvenirs de son esprit, comme on l’est par les souvenirs de son cœur. Dans son livre, Montaigne, qu’elle aime à l’adoration, cette ogresse de lectures, qui aime tant de choses ! Montaigne exerce une pression immense, et d’autres encore avec Montaigne ! La forme de l’ouvrage est évidemment prise aux Soirées de Saint-Pétersbourg, du grand comte de Maistre ; mais c’est surtout deux femmes, — deux femmes de ce temps, dont Mme de Blocqueville le plus immédiatement relève, Eugénie de Guérin et Mme Swetchine. Les succès de ces femmes ont dû l’empêcher de dormir… même sur ses lectures ! On sait si dans le monde de de Blocqueville, — dans le monde des salons — ces deux femmes sont devenues populaires. Eugénie de Guérin surtout, classique maintenant comme Mme de Sévigné, — car pour la première fois la Gloire, presque toujours aveugle quand elle est contemporaine, n’a pas fait sa bêtise ordinaire de préférer au diamant le strass, parce qu’il est plus gros. Eugénie de Guérin efface Mme Swetchine dès qu’on la met à côté, comme un brin de génie effacerait tout un paquet de talent, si le talent pouvait être jamais en paquet. Allez, croyez-le : pendant encore bien des années, comme le dirait Stendhal, les femmes tiquées d’écrire se grimeront devant leur glaces en Eugénie de Guérin, et se diront à chaque petite mine artistement exécutée : « Suis-je assez Eugénie comme cela !… » Tous les bas-bleus, et surtout les bas-bleus catholiques, ajusteront leurs bas azur sur le sien, quoiqu’elle n’en porte pas.

Et en effet, qu’on me passe le mot : Eugénie de Guérin est le talent le plus pieds nus de simplicité et d’ignorance que je connaisse, quoique Mme de Blocqueville qui, si elle n’a pas de talent en paquet, a bien des paquets de lecture dans le talent, l’accuse de prétention quelque part. Je me permettrai de contrarier légèrement sur ce point Mme la marquise. Eugénie de Guérin ressemble à ce portrait de sainte Germaine dans lequel on fait passer si gentiment et si chastement à la petite pastoure un ruisseau avec ses pieds nus… Elle n’a pas, en toute sa personne, la moindre nuance de bas-bleuisme. Elle n’avait rien lu que saint François de Sales (et c’était tant pis, car elle lui a pris de ses grâces mignardes) avant son arrivée à Paris. Là elle toucha à Chateaubriand et à Sainte-Beuve et s’en mit une goutte dans son verre d’eau claire, où depuis tombèrent des larmes qui firent reprendre au verre d’eau sa limpidité et sa clarté premières… Mme Swetchine, sans sa piété vraie et avec son éducation pédantesque, aurait été un bas-bleu de forte espèce, parfaitement caractérisé, et Mme de Blocqueville tient beaucoup plus d’elle que d’Eugénie de Guérin, sous le charme de laquelle elle se débat un peu, comme elle se débat, mais plus convulsivement, sous la puissance magique de cet enchanteur à poison qui s’appelle Henri Heine, et qui est le péché mignon de la haute Dévote de son livre, — la duchesse Eltha, qui pourrait bien, au fond, n’être qu’une marquise… Mme de Blocqueville a beau assurer dans sa préface, avec des airs oraculaires et mystérieux, qu’Eltha et Lucio, qui se font l’amour tout le temps du livre, ne sont pas des amants et qu’elle ne peut pas en dire davantage. Qui cherche trouve, ajoute-t-elle pour nous éloigner, en nous faisant chercher. Je ne chercherai point ; Quelque habiles que soient à costumer des poupées les petites filles grandies qu’on nomme des femmes, elles ne costument point d’abstraction ; et sous leur plume, je ne crois, moi, comme un beau diable, qu’à des portraits !

II

Et pour ne parler que de celle-là, à qui l’Opinion, cette femelle, décerne actuellement le titre d’homme de génie, Mme George Sand, qui, dans sa Lélia, ayant voulu montrer des abstractions et des types revêtus d’une humanité agrandie, a glissé bien vite, de cette hauteur de conception et de résolution, dans cette fatalité des portraits, imposés, de par la nature, à la femme, laquelle ne pense guère que quand elle se souvient. Pour elle, quelque chose, c’est toujours quelqu’un. Est-ce que Lélia, aux yeux qui savaient voir, n’était pas Mme Sand elle-même, outrecuidamment idéalisée dans le bien comme dans le mal ? Est-ce que le poëte Sténio n’était pas Alfred de Musset peint avec une cruauté passionnée ? Est-ce que le prêtre Magnus n’était pas l’abbé de Lamennais, encore dans la tunique de Nessus de sa robe de prêtre ? Lamennais, dans lequel l’imagination de la femme qui le peignait allumait, sur les débris des croyances qui l’avaient fait si grand, la passion impie, qui arrache les âmes à leur Dieu ! Et Tremnor, malgré les galères dont il était revenu, et où celui qui posa pour Tremnor n’était jamais allé, est-ce qu’aussi, lui ! on ne le nommait pas ? Et même est-ce qu’on ne nommait pas plus bas encore la courtisane Pulchérie ?… Comme on le voit, tous modèles vivants et souvenirs personnels ! Et bien ! Mme de Blocqueville, qui n’a rien, — et je l’en félicite, — des idées et des sentiments de Mme Sand, n’a pas eu plus qu’elle la force qui lui a manqué. En différant d’elle, elle l’a imitée. Sa duchesse Eltha qui est une Lélia catholique et mystique ; son Lucio, qui est un Sténio sans débordement ; son critique Malesch, dont l’esprit a dévoré le cœur et qui est un Tremnor sans galère, ne sont pas certainement autre chose que des personnes de la connaissance de Mme de Blocqueville, des habitués de son salon, enchantés et peut-être fiers de se rencontrer dans son livre. Elles parlent, ces honnêtes personnes, comme les déshonnêtes personnes de Lélia, des mystères de l’âme, de la vie et de la destinée, dans des paysages, un palais et des clairs de lune trop sandesquement décrits, et quoiqu’elles ne disent pas les mêmes choses, elles les disent avec les mêmes attitudes emphatiques, le même bombast que dans Lélia et le même amphigouri de poésie fausse et de solennité.

Certes ! nous voilà bien loin des Soirées de Saint-Pétersbourg que Mme de Blocqueville, dans son titre, a osé rappeler ! Nous voilà bien loin de ces dialogues, supérieurs à ceux de Socrate dans Platon, de toute la supériorité du monde chrétien sur la sagesse antique, et de la langue philosophique la plus spirituelle dans tous les sens et la plus splendidement transparente qu’on ait jamais parlée aux hommes ! Mme de Blocqueville a fourré du jasmin dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, et elle a cru qu’elle cacherait ou parerait ainsi la tentative de prendre un titre et une forme littéraire que le génie a rendus inaliénables aux imitateurs qui traînent toujours derrière le génie ! Mais l’idéal amphigouri, car il est idéal, qui est le caractère spécial du livre de Mme de Blocqueville, dissimule bien mieux l’imitation que tous les jasmins de la terre, en pleine plate-bande, ou en pot, en fleurs ou en pommade ! On n’a pas d’idée de ces entêtantes Soirées au jasmin et à tous les genres de quintessences, si on n’a pas lu ou du moins essayé de lire ce livre inouï d’une femme qu’on peut donner comme la plus sublime Cathos de la préciosité mystique. Elle y parle un pathos et un ithos transcendants que les meilleures intentions n’éclaircissent pas… « Les amis, ces grands inutiles, dit-elle (que les siens saluent !), doivent servir à mettre au jour nos brumes intérieures… » Drôle de fonction pour l’amitié, mais qui peut devenir dangereuse ; car, dans le livre que voici, on ne voit plus goutte en tous ces brouillards qui sortent d’elle et auxquels ses amis, ses pauvres chers amis, servent, si commodément et avec tant d’abnégation, de soupape ! Mme de Blocqueville raffine tellement, que bientôt elle ne s’entend plus… « Le caprice et la fantaisie, — dit-elle encore, — fleurissent aux époques de décadence, d’une manière si furibonde qu’ils étouffent l’art sincère » Mais à part cette floraison furibonde qui est une manière de fleurir de la Villa des Jasmins, qu’y a-t-il donc de plus sincère que le caprice et la fantaisie, qui tuent l’art sincère ?… Et tout est de cette clarté et de cette logique dans un livre qui veut être éblouissant et qui n’est pas uniquement la purgation et l’expulsion secrètes des brumes intérieures devant les amis, mais une cassolette de parfums qui fument offerte somptueusement au public ! Le livre de Mme de Blocqueville a, en effet, des prétentions exorbitantes. Toutes les questions que roulent les penseurs qui n’en peuvent mais du xixe  siècle, y sont abordées avec une hardiesse qui n’a d’égale que l’impuissance qui l’accompagne : car patauger dans les questions n’est pas les résoudre, même quand on ferait sauter l’écume très loin autour de soi et dans les yeux de ses lecteurs ! On trouve tout, hommes et choses du temps présent et du passé, dans ce livre qui semble un vomitorium de lectures indigérées et qui reviennent. On y agace toutes les guitares. On y flanque pêle-mêle le bonhomme Montaigne et son scepticisme ! et Henri Heine dont Mme de Blocqueville est l’Éloa, sans inconvénient et sans chute ! et Shakespeare, sur lequel chacun est enragé maintenant de dire son indispensable petit mot ! et la Religion, et l’Enthousiasme, et la Foi ! et la France en décadence ou en relevailles ! et le Spiritisme, et les mystères du, sommeil ! et les Voyages ! et la Liberté ! et Lacordaire « le grand Moine » ! et Alfred de Musset ! et Byron ! dont de Blocqueville se sent modestement la sœur ! et l’abbé Gaume ! et jusqu’à l’art chinois ! et enfin tous les prétextes à blaguer ! — comme diraient les réalistes avec leur satanée brutalité, mais qui, cette fois, rencontreraient juste ; car tout le long de son livre, j’en demande bien pardon à Mme de Blocqueville, l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins ne fait que cette vilaine chose-là !

III

Ainsi un livre bâclé avec des livres, et phrasé comme de la musique, en des conversations sans interruption sans éclair, sans monosyllabe, où chacun des causeurs met dix minutes à dégorger son couplet de facture, voilà l’œuvre de de Blocqueville, laquelle a deux volumes de près de mille pages et qui n’est pas finie encore, bone Deus ! comme disait Beaumarchais. Il va en venir et nous n’avons qu’à bien nous tenir ! Le bas-bleuisme, professant et endoctrinant, n’a jamais monté sur son affût un canon Krupp de cette puissance de bavardage. Mme de Blocqueville est un Pic de la Mirandole et de la faribole en cornette, mais elle n’est pas piquante, et cela vaudrait mieux ! Elle passe toutes les thèses avec la même facilité. Les forts conversationnistes de ses Soirées, qui s’y donnent la réplique, prennent les questions par tous les bouts qu’elles ont et qu’elles n’ont pas. Il y a dans les mortels plaidoyers de son livre pour ou contre toutes choses, comme on dit : l’avocat de Dieu et l’avocat du diable, et ce n’est pas — pour une dévote, le cas est grave, — l’avocat du diable qui est le plus mauvais ! Dévote, je ne le lui reproche pas. J’ai toujours aimé passionnément les dévotes. Mais le catholicisme de celle-ci est, comme sa personne, un peu trop azuré. Je le connais, ce catholicisme. Au lieu de rudes moines, il veut des artistes chrétiens. Ce serait en effet moins rude. C’est ce catholicisme de trop de longueur de nez qui hume et flaire pour l’avenir le règne du Saint-Esprit sur la terre, pressenti déjà et annoncé par les Millénaires et tous les Mystiques dévoyés, qui n’ont en eux ni le Saint-Esprit, ni l’autre non plus ! C’est le catholicisme de Lacordaire qui fait sonner, comme le mulet ses sonnettes, des bourdes creuses de liberté, bobinant comme la chimère du siècle, dans le vide de tant d’esprits ! C’est enfin le catholicisme féminisé qui affirme « que l’humanité perdue par la femme se surlèvera par la femme », le dernier mot d’un catholicisme bas-bleu, qui sera peut-être une formelle hérésie demain ; car le bas-bleuisme, en définitive, n’est que la vanité de la femme en révolte contre l’homme et l’ordre religieux et hiérarchique du monde ! Telle est la délicieuse théologie au jasmin, plus parfumée et plus sentimentale qu’orthodoxe, d’une femme qui ne s’est pas faite dévote de peur de n’être rien, comme dit Voltaire, car elle était quelque chose, et qui aurait pu rester charmante, sans se compromettre, en n’écrivant pas « que la femme pense plus loin que l’homme », par la plaisante raison « qu’elle aime davantage » ! Eugénie de Guérin, dont Mme de Blocqueville se vante, à la première page de son livre, de s’être inspirée, Eugénie de Guérin qui, si elle revenait au monde, s’effrayerait, dans sa simplicité de cœur et de foi, du fatras auquel on la mêle, n’avait point de ces façons de penser sur le catholicisme que professent Mme la duchesse Eltha et Messieurs ses amis. Et Mme Swetchine, pas davantage ! Tout bas-bleu qu’elle fût de nature et d’étude, Mme Swetchine, nous l’avons vu, s’arrête à temps toujours, pour ne pas faire tomber son catholicisme dans la fondrière d’indigo où l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins a fini par noyer le sien !

Eh bien ! cela, pour moi, est bien pis que de n’avoir pas de talent. Mme de Blocqueville, qui fut belle, dit-on, — qui est grandement née, — qui est peut-être aimable dans son salon, — et je suis sûr qu’elle l’est, car il est impossible qu’on y parle comme dans sa Villa des Jasmins ; elle n’y aurait plus personne, — Mme de Blocqueville n’aurait pas du tout de talent littéraire qu’elle aurait dix raisons pour pouvoir très bien s’en passer ; et d’ailleurs, ce n’est pas un si grand malheur que de n’avoir point de talent, quand on sent le talent des autres ! Mais avec ou sans talent, du reste, être un bas-bleu, avoir toutes les affectations du bas-bleu, l’exorbitance insupportable de toutes les prétentions du bas-bleu, l’extravagance de l’orgueil et le pédantisme des connaissances du bas-bleu, entassées, comme des affiquets dans un sac à ouvrage, dans une pauvre mémoire qui en crève ; mais joindre à cet affreux bagage les frivolités de la femme, qui plaisent dans la femme et qui ne sont que des puérilités ridicules dans ce gonflement monstrueux du bas-bleu, voilà le mal ! Et il est grand ! Et tous les jours, il s’étend davantage ! Et la race entière des femmes en est menacée ! Et l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins en est atteinte ! Et elle doit en mourir, grâce par grâce, si elle n’en est morte déjà ! Lisez aujourd’hui le livre ambitieux qu’elle publie et dont elle n’a plus pudeur comme de ses autres livres, qu’elle ne signait pas, puisqu’elle signe celui-ci avec faste, et vous y verrez tous les caractères de cette folle vanité du bas-bleuisme que je viens de vous énumérer ! Vous verrez ce que l’affectation, les prétentions, l’orgueil, la visée au génie et à l’âme ont fait des idées et du style d’une femme, d’esprit probablement, au début ; qui eut bien peut-être une heure de simplicité et d’abandon dans toute sa vie ; qui sut sans aucun doute, comme les autres femmes de son monde, tourner joliment un billet, mais qui n’a plus le moindre gracieux monosyllabe à son service et qui ne parle plus qu’avec des phrases en tire-bouchon ou en queue de comète ! Et ne croyez pas que je ris ! Ne croyez pas que je vous fais là une phrase vaine ! Non ! la queue de comète est une vérité. L’idéal de Mme de Blocqueville, la duchesse Eltha, est une comète. Elle a l’imprévu des comètes. Elle ne sait pas, comme elle désirerait le savoir, les liens d’entre elle et les comètes ; mais, sentant au fond d’elle-même son identité de comète, elle est curieuse de les savoir, cette curieuse comète. Elle s’obstine à vouloir pénétrer le secret des comètes, elle veut s’élancer jusqu’aux comètes, et scrupule religieux très étonnant dans une comète ! elle tremble pour son salut, dit-elle, quand elle songe à quel point elle est une grande et hardie Voluptueuse intellectuelle, lorsqu’elle regarde les comètes !!! Toutes ces vésanies resplendissantes que je vous transcris, toutes ces hautes bêtises qui, dans l’ordre des bêtises, sont de vraies bêtises, comètes et à queue de comètes, se trouvent à la page 277 du livre de Mme de Blocqueville et vous pouvez y aller voir ! Vous pouvez, pour vous en divertir ou vous en attrister, y aller regarder ce que le bas-bleuisme peut faire d’une femme qui fut spirituelle, et Parisienne et du faubourg Saint-Germain, et qui se moque bien de tout cela, maintenant que la voilà passée comète et, dans son ascension à travers les astres, ne touchant plus à cette misérable terre que par l’extrémité de ses peignoirs !

IV

Car elle a des peignoirs, cette comète ! Surprise dans un livre grave ! L’auriez-vous cru ? Ô futilité ! Dans ces Soirées de la villa des Jasmins, les peignoirs jouent un rôle immense. Nous y faisons un cours de peignoirs par-dessus tous les autres cours de métaphysico-religioso-scientifico-galimatias que nous sommes obligés d’y faire. La duchesse Eltha, le fulgurant bas-bleu, qui s’appelle aussi Lucifera — diable de bon nom pour une comète ! — la duchesse Eltha ne se contente pas de sa queue céleste et à poste fixe de comète : elle y ajoute les traînes de la terre. La coquette et la modiste qui sont dans toute femme, c’est-à-dire la femme vraie, qui remonte toujours à la surface dans le bas-bleu, a gardé, malgré son mystique amour pour les choses sidérales et immortelles, le goût incorrigible (heureusement !) des dentelles fragiles, des mousselines légères, des volants extravagants et périssables et surtout des peignoirs qu’elle exhibe en grand nombre dans ces Soirées de la villa des Jasmins, quoique les peignoirs ne soient pas une mise de soirée. Qui sait ? pour cette forte tête, virilisée encore par l’étude et par la réflexion, le peignoir a peut-être une poésie cachée, et pense-t-elle qu’il lui donne l’air plus prêtresse, plus prophétesse et plus Muse ?… Toujours est-il qu’elle en déballe et qu’elle en étale une collection superbe :

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales !
Ce ne sont que peignoirs !

Il y en a de toute espèce. Il y en a qui « l’enveloppent comme un nuage de gaze orientale ». Il y en a « de gaze lilas, brodés de fleurs de jasmins blancs, accompagnés d’un voile de dentelles blanches sur la tête », pour les jours « d’agitation languissante ». Il y en a « d’amples et de traînants, de mousseline, à petites étoiles d’or avec un voile pareil retenu à un cercle d’or par de petits scarabées de turquoises pour les jours où l’on se sent fée. » Il y en a de plusieurs gris et de dentelles blanches pour les jours où l’on n’est plus « qu’une ombre ». Il y en a de « couleur de soleil », comme la robe de Peau d’Âne, mais sans la peau ; il y en a « de tulle noir, de mousseline, avec le burnous par-dessus la taille ». (Mais ici il y a une lacune. La couleur des burnous est oubliée !) Il y en a de « bleu pâle avec mantilles de dentelles — de jaunes ». (Mais une lacune encore. De quel jaune ?… On compte dix-huit espèces de jaunes différents, dit Haller le naturaliste poëte.) Et même il y en a un de feuillages, quand Eltha, écartant les branches d’un bosquet, passe « son pâle visage » dans cette cape de verdure, — par parenthèse une jolie variété de peignoir !

Hein ? qu’en dites-vous ?… Je les ai tous comptés, ces peignoirs ! et vous ne vous doutez pas du plaisir que j’ai à vous les décrire. Vous ne savez pas combien cela me rafraîchit agréablement le sang échauffé par cette terrible lecture des Soirées de cette asphyxiante Villa des Jasmins ! Combien cela ramène délicieusement sur la terre du fond du monde stellaire, des météores et des comètes, et dans les détails intimes et négligés des chambres à coucher ! D’ailleurs, règle absolue pour moi : quand je suis devant un bas-bleu, j’ai honte d’être l’homme qu’il veut être, et je me sens devenir la femme qu’il n’est plus. Nous nous transposons. Et pendant que cet endiablé bas-bleu disserte majestueusement sur Spinosa ou sur Marc-Aurèle, ma pensée passe des jupes et il me trotte dans la tête des peignoirs, bien supérieurs encore à ceux que Mme de Blocqueville a mis dans ses livres, comme un petit regain de la femme échappé au bas-bleu. Les hommes qui liront comme moi Mme de Blocqueville partageront-ils cette sensation étrange ?… Auront-ils comme moi envie d’être femme pour ne pas ressembler au monsieur que tout bas-bleu veut être ?… Les femmes, en voyant tant de grimaces d’esprit enlaidissantes, tant de disgrâce voulue, tant de recherche et de gaucherie, en seront-elles plus femmes et garderont-elles leur second charmant petit sexe contre ce troisième grand sexe du bas-bleu, qui a toujours manqué le premier ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais et ce que je puis garantir, c’est l’ennui, pour hommes et pour femmes, qui tombera sur tout le monde comme une avalanche, de ces deux accablants volumes ; c’est l’horreur qu’on va prendre dans ce crachoir des lectures de toute une vie de bas-bleu, retourné et renversé sur nos têtes, et dont on voudra se laver et s’essuyer au plus vite, n’importe où ! mon Dieu ! n’importe où ! n’importe dans quels livres ; mais, au moins, dans des livres que des femmes n’auront pas faits !