(1860) Ceci n’est pas un livre « Le maître au lapin » pp. 5-30
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Le maître au lapin » pp. 5-30

Le maître au lapin

I. 
L’homme.

Connaissez-vous une toute petite nouvelle de M. Champfleury intitulée de ce titre bizarre : Chien-Caillou ? C’est l’histoire d’un pauvre diable d’artiste qui nourrit de son travail un lapin qu’il aime beaucoup et une maîtresse qu’il adore. Un jour, la maîtresse s’en va, ou meurt — je ne sais plus lequel — et cette séparation trouble si bien la cervelle de l’infortuné Caillou, qu’il tue son lapin, de désespoir, en lui cognant la tête contre un mur.

Voilà, si j’ai bonne mémoire, toute la nouvelle.

Chien-Caillou passe pour être une copie dont Rodolphe Bresdin — le très remarquable artiste que je veux vous présenter — serait l’original. Mais, à s’en rapporter à l’original, le peintre réaliste a mis beaucoup d’imagination dans ce récit, qui affiche des prétentions biographiques. Rodolphe Bresdin élève obstinément des lapins — quoiqu’il soit loin de s’en faire trois mille livres de rente — ceci est exact, mais il n’assassine point ses pensionnaires. Cette accusation de meurtre a beau être accolée à un nom de fantaisie (Chien-Caillou), elle met Rodolphe hors de lui toutes les fois qu’il y songe. C’est la faute de son exquise sensibilité.

« Concevez-vous, Monsieur, me disait-il avec une adorable amertume, qu’on ait pu ME charger d’une atrocité semblable ? Il faut être d’une nature bien perverse pour imaginer de pareilles choses ! »

Et, en disant cela, il frottait paternellement son lapin blanc contre sa barbe rousse. Que M. Champfleury se cache : Rodolphe brûle de se retrouver en présence de son biographe (qu’il a connu autrefois) pour lui reprocher son dénouement calomnieux.

Moi qui n’ai pas ici un roman à faire, je vais vous dire tout bonnement la vie actuelle et véridique de Rodolphe Bresdin, avant de vous dire mon admiration pour ce grand talent ignoré. L’homme raconté, nous passerons à l’artiste.

Un jour de 1849 (il avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans), Rodolphe Bresdin sortait de Paris par la barrière Saint-Jacques, fuyant la Bohême, dont il n’a gardé que de mauvais souvenirs — et pas un ami. Tout est cher à Paris, Bresdin avait été à même de constater cette triviale vérité. Il aurait pu certainement, en aidant son talent d’un peu d’intrigue, — à l’instar de ses camarades de la littérature et des arts, — arriver, lui aussi, c’est-à-dire vivre. Mais, d’une fierté, d’une honnêteté niaise et sublime, Rodolphe avait la bonhomie de penser qu’il est indigne d’un artiste d’ameuter le public au bruit de la grosse caisse, et qu’il est bien de laisser cela aux marchands de crayons. — Rien qu’une démarche, une simple démarche prenait à ses yeux des proportions monstrueuses.

Dans ces idées, Paris restait pour lui une ville impossible, où la misère avait trop beau jeu. Puis, il faut bien le dire, les peintres et les gens de lettres, au milieu desquels il s’était trouvé tout naturellement vivre, révoltaient avec leurs mœurs bohémiennes sa dignité si susceptible ; leurs petites jalousies dégoûtaient sa fierté.

Il partit donc sans un regret ; — il partit sans rien dire à personne, se promettant de ne plus rentrer jamais dans cette pétaudière de la Bohême parisienne. Où allait-il ? il ne le savait. Il marcha longtemps, longtemps… Rodolphe et son lapin blanc, l’un portant l’autre, finirent par s’arrêter après deux cent cinquante lieues : ils étaient à Toulouse. Ce climat bienveillant invitait l’artiste, cette splendide végétation méridionale le tentait. Et, comme il n’avait point lu madame de Staël, il n’eut pas grand-peine à trouver la Garonne plus belle que le ruisseau de la rue Saint-Jacques.

Lorsqu’il s’arrêta, Rodolphe possédait encore vingt francs. C’est vous dire qu’il ne pensa pas une seule minute à se mettre en quête des maisons à vendre, ni même des maisons à louer.

Où se logera-t-il ?

À un kilomètre environ de la ville s’élève (s’élève est une expression bien ambitieuse) une de ces cabanes moitié terre et moitié chaume, qui servent aux paysans de vestiaire pour leurs outils de labour. C’est à cet hôtel sans hôtelier que descendit notre voyageur. Comme pour entrer en possession, le lapin se mit immédiatement à dîner d’un chou colossal épanoui devant la cahute, pendant que Rodolphe mordait dans un magnifique bouquet de salade. Il avait déjà levé le loquet de la porte, il allait emménager, lorsque le propriétaire, qui bêchait non loin de là, accourut en sacrant. Le bonhomme était furieux et parla des gendarmes. Mais, quand il se fut suffisamment enroué à crier, l’honnête et douce figure de Rodolphe le rassura, et une causerie amicale s’établit bientôt entre l’artiste et le paysan. Un quart d’heure n’était pas écoulé, que Rodolphe avait passé — pour la cahute — un bail de cinq ans, à raison de cent sous par année. Il paya d’avance !

Vous allez croire que je fais de l’imagination, à mon tour, comme M. Champfleury : Rodolphe a vécu là cinq ans avec son inséparable lapin blanc, se nourrissant exclusivement d’herbes et de légumes, de salade surtout. Quant au pain, il en mangeait comme les métayers mangent de la viande ; une fois par semaine. Allant à la ville, tous les quinze jours, vendre pour cent sous ou dix francs, à quelque brocanteur, un de ses admirables dessins à la plume, l’artiste pouvait gagner un napoléon par mois, — la vie de son lapin et la sienne. La somme suffisait largement aux exigences du ménage, si bien qu’ils eussent été fort embarrassés — m’a-t-il dit depuis — de l’emploi du surplus, s’il y avait eu un surplus.

Le lapin engraissait à vue d’œil. Pour Rodolphe, doué d’une vigoureuse santé, il résista.

Mais la villa ne laissait pas que d’être humide ; son parquet de terre glaise se détrempait horriblement pendant l’hiver. La dernière année, Rodolphe eut quelques atteintes de rhumatisme. Puis le lapin se faisait vieux, et son camarade l’avait plus d’une fois surpris à grelotter dans sa fourrure.

C’est alors que Rodolphe se résolut à quitter la villa pour la ville. Après deux jours de recherches, il découvrit, sur les derrières d’une grande maison mal bâtie, un petit rez-de-chaussée ouvrant sur un immense potager. Quel Éden ! les choux et la salade tant aimés étalaient jusque sous la fenêtre leurs vives couleurs appétissantes. Ajoutez que le loyer de ce rez-de-chaussée, infiniment plus luxueux que la cabane, ne dépasse pas sept à huit francs par mois : nous sommes à Toulouse, où il n’est pas encore question de percer des boulevards de Sébastopol — pour la plus grande joie des propriétaires !

Pour la première fois depuis cinq ans, Rodolphe Bresdin coucha dans un lit. Cette chambre, qu’il occupe encore aujourd’hui, est coupée en deux par une mauvaise cloison : d’un côté s’étend la cuisine, de l’autre l’atelier. La croisée, grâce à une visière de casquette en carton adaptée par Rodolphe, éclaire d’un jour presque favorable une table de bois blanc légèrement inclinée ; sur la table, quelques plumes s’échelonnent au-dessous d’un pot rempli d’encre de Chine. C’est là qu’il travaille, inconnu et admirable. Parfois Rodolphe interrompt le dessin commencé, pour causer avec le lapin blanc, un miracle de longévité, le Mathusalem des lapins. Il l’appelle : le lapin, qui trottinait par la chambre, s’arrête soudain et se met à écouter le maître en se faisant la barbe avec ses pattes. — Dans un coin, une rainette à la robe verte grimpe après un arbuscule fiché entre deux carreaux ; tout auprès, une grenouille fait la planche dans une cuvette qui joue le rôle de bassin. Le vieux lapin, cette rainette et cette grenouille, voilà toute la famille de Rodolphe. Ils sont, avec l’Art, sa seule joie et sa seule sollicitude.

Rodolphe est presque riche maintenant : avec un travail constant, il ne gagne pas moins de trente-cinq à quarante francs par mois. Qui donc a prétendu que les artistes mouraient de faim ? Loué soit Dieu ! Le propriétaire a vu par deux fois Rodolphe Bresdin faire cuire un morceau de bœuf sur quelques branches mortes ramassées dans le verger ! — L’ordinaire de l’artiste est demeuré ce qu’il était lorsque Rodolphe habitait la campagne : exclusivement végétal. Ce régime est-il suffisamment fortifiant ? Rodolphe a le teint blanc et rosé, il est même grassouillet, son extérieur annonce presque la santé. Extérieur menteur. De grandes faiblesses prennent souvent le pauvre diable ; une bouteille de vin et une livre de viande par semaine ne lui nuiraient peut-être pas !

Mais comment se permettrait-il ces prodigalités luculléiennes ?

Il est trop fier (j’ai déjà parlé de cette fierté pure et solide comme le diamant), il est trop digne, — je ne sais comment dire, — trop lui enfin pour discuter un prix avec l’acheteur : on l’a déjà augmenté, du reste, d’une quarantaine de sous par chef-d’œuvre. Vainement ses rares amis s’évertuent à lui répéter qu’il peut demander à vivre, sans cesser d’être honorable ; rien n’y fait. Vous vous emportez, vous tempêtez devant cette insouciance admirable et absurde, —  Rodolphe vous sourit doucement pour toute réponse, et vous lui serrez la main, avec une larme dans les yeux.

Ce n’est pas qu’il soit atteint d’une fausse modestie. Il a la conscience de son talent, de son génie, j’ose dire… C’est peut-être pour cela que les discussions d’argent font plus que lui répugner : il ne les comprend même pas.

Un dernier mot sur l’homme — et j’arrive à l’artiste.

Doux et bienveillant, Rodolphe cause volontiers avec les quelques personnes qui le visitent, et vous offre le plus cordialement du monde la chaise sur laquelle il était assis à votre entrée. Sa conversation, grâce à la vie tout intérieure qu’il mène, est fine et substantielle à la fois. Il a une probité de jugement, une franchise de sensation, inconnues à nous tous que la société a faussés en nous façonnant. Cette société, il ne s’en plaint pas, il ne parle point d’en « réformer les abus », quoiqu’il ait vécu autrefois avec des réformateurs et des Messies de toute sorte. Elle ne lui a jamais rien refusé : il ne lui a jamais rien demandé.

II.
L’artiste.

La reproduction matérielle de la nature, si exacte que soit cette reproduction, est par elle-même impuissante à éveiller en nous l’émotion poétique qui doit naître de la contemplation d’une œuvre d’art. Demandez plutôt à la photographie. Les photographes ont pris les plus merveilleux points de vue de l’univers, les paysages les plus pittoresques et les plus grandioses ont posé pour eux ; — il semble que la peinture soit vaincue et qu’elle n’ait plus qu’à s’exiler dans quelque bourgade encore barbare, en compagnie de l’antique diligence de nos pères. Mais, s’il en est ainsi, d’où vient donc qu’on s’arrête devant les travaux photographiques avec curiosité toujours, avec admiration quelquefois, mais qu’on n’est jamais impressionné ; tandis qu’un paysage réel (le moins compliqué) un coin de verdure, un arbre, un ruisseau, nous fait rêver des heures entières ?

La photographie ne rendrait-elle pas complètement le paysage ? Le paysage lui échappe en effet par un de ses côtés.

La nature contient un élément poétique, puisque l’âme est remuée, puisque notre cœur se trouble, puisque notre esprit devient songeur aux spectacles qu’elle nous offre. Mais cet élément poétique — ceci est de toute évidence — ne peut être saisi par les quelques morceaux de bois et de cuivre qui s’appellent un instrument photographique ; partant, l’instrument ne le reproduira point. Et cependant, pour que la nature nous apparaisse dans son entière vérité, son élément poétique doit nécessairement être reproduit. Ce n’est, pas assez, pour cette tâche, d’un objectif plus ou moins perfectionné ! il faut davantage, il faut une intelligence, il faut un artiste ! l’artiste, qui, mêlant son âme à l’âme des bois et des fleuves, peut seul — ce mystérieux hymen accompli — évoquer sur la toile leurs poésies intimes. C’est la gloire de l’artiste de ne pas reproduire seulement, mais d’interpréter. — L’interprétation peut varier à l’infini, elle restera toujours vraie : celui-ci reçoit de la vue d’un paysage une impression mélancolique ; cet autre, devant le même paysage, sent palpiter en lui une émotion joyeuse. L’interprétation sera diverse. Qu’importe ? Les deux artistes (la nature, comme l’homme, a plus d’un aspect intérieur) nous en donneront-ils moins le paysage tel qu’il est réellement, le paysage vivant que la photographie et le réalisme pur ne nous donneront pas ?

Donc, sous peine de froisser l’art dans un de ses principes les plus susceptibles, ne séparons jamais la forme de l’idée. C’est dire assez que les idéalistes, qui ne s’inquiètent nullement de la forme, et les réalistes, qui s’en contentent, qui ne voient dans la nature que des contours plus ou moins fermes, plus ou moins vagues, des masses plus ou moins éclairées, sont également en dehors de la vérité artistique. C’est expliquer pourquoi les réalistes sont forcément des coloristes — incomplets assurément, — et pourquoi les idéalistes (Overbeck et son école, Cornélius lui-même) ne le sont pas et ne peuvent pas l’être.

Ne demandez pas à Rodolphe Bresdin s’il est idéaliste ou réaliste. Il vous tournerait le dos en riant.

Romantique comme Albert Dürer et Rembrandt, Rodolphe Bresdin est exact et minutieux comme Van Eyck : il a de Rembrandt le sentiment mystique et les éblouissements prodigieux de lumière ; d’Albert Dürer, la rêverie profonde ; de Van Eyck, la science passionnée du détail. J’en veux pour preuve sa Sainte Famille :

Par un jour de sabbat, saint Joseph et la Vierge Marie sont allés promener l’enfant Jésus. Nous sommes en pleine campagne ; fatigués, les divins promeneurs viennent de s’asseoir au bord d’un torrent dont les rives s’ébouriffent d’excroissances bizarres. Sur leurs têtes un superbe chêne (nous étudierons tout à l’heure ce chêne d’une merveilleuse exécution) verse la fraîcheur qui, montant du torrent, s’est infiltrée dans le branchage. On entrevoit à l’arrière-plan, au milieu des arbres, une ville orientale (Bethléem sans doute) avec ses fortifications crénelées. — Pour le moment, Joseph est fort occupé à tresser une couronne de fleurs sauvages pour amuser le petit Jésus : ce détail familier, avec de tels personnages, n’est-ce pas là une idée touchante et hardie ? L’exécution du groupe sacré, on s’en aperçoit facilement, n’a pourtant pas préoccupé l’artiste ; ce n’est pas ce groupe qui attachera votre attention. La Sainte Famille ne me semble ici qu’une enseigne : par elle le public est averti que l’artiste veut le frapper d’une impression mystique. Puisque ce n’est pas à l’aide des personnages eux-mêmes, comment et par quoi arrivera-t-il à produire cette impression ? Par l’arbre dont j’ai déjà parlé, par ce chêne où le dessinateur a jeté tout un monde de poésie religieuse. Quelle forme ! et avec quelle profusion l’idée flotte sur cette forme !

Quatre ou cinq grandes branches vigoureuses s’élancent d’un tronc puissant, et, à mesure qu’elles montent, mille rameaux en jaillissent qui montent à leur tour, ou qui se tordent et se roulent convulsivement sur eux-mêmes, comme désespérés de ne pouvoir — à l’exemple de leurs frères — atteindre les hauteurs. C’est partout un emmêlement, un entrecroisement merveilleux comme le songe, logique comme la vérité. Jamais plus fin talent d’observation ne fut au service d’une imagination plus puissante. Les plus minces détails — quelle petite chose n’est intéressante dans la nature ? — sont rendus, l’arbre est analysé avec une admirable science ; et pourtant l’infinité des détails ne nuit pas à la masse imposante du chêne. Et quelle lumière ! comme elle se joue à travers cette multitude de branches défeuillées par l’automne, et comme elle met en valeur les moindres ramilles ! Parfois il vous semble entrevoir ces figures étranges, ces monstres, que l’œil devine dans les arbres réels. Mais cet effet mystérieux et féerique, Rodolphe Bresdin ne l’obtient pas aux dépens de l’exactitude de l’arbre : c’est au contraire parce que l’arbre est vrai, puissamment vrai, que l’élément fantastique qui y est contenu se dégage sous la lumière, — se dégage naturellement, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Le ciel d’où tombe cette lumière est un ciel d’automne pâle et froid, dont la pâleur s’interrompt par intervalles de nuages sombres.

J’ai dit plus haut que Rodolphe Bresdin est exact et minutieux comme Van Eyck. Étudiez cette Sainte Famille, vous y verrez qu’à l’exemple du peintre flamand, il pousse sa sollicitude des détails jusque sur les plans les plus éloignés, mais, je le répète, sans que le paysage se morcelle et s’éparpille : tout en gardant son individualité, chaque détail vient s’y rattacher à l’ensemble, — l’analyse vient s’y fondre dans la synthèse.

Je ne crois pas qu’on trouvât — en feuilletant l’œuvre des Allemands — beaucoup d’eaux-fortes d’un effet aussi terrifiant que la Comédie de la Mort. Je ne sais ce qu’on doit le plus admirer ici, de la composition ou de l’exécution :

La Mort va travailler. À son approche, la nature a peur ; l’homme et la bête cherchent, pour s’y enfouir, les profondeurs les plus cachées des bois inaccessibles Le lapin effaré s’enfuit à toutes pattes vers son clapier, à travers ronces et broussailles… L’oiseau inquiet, perché sur le bord de son nid effondré que le vent de la destruction a jeté à bas de l’arbre, semble l’écouter venir. Tout auprès, un vieux singe, repliant ses deux genoux et plongeant ses bras entre ses deux genoux, s’étudie à se faire petit, petit, dans l’espérance que la mort ne le verra pas. Les chats-huants eux-mêmes, l’orfraie, la chouette, toute la bande des oiseaux funèbres, stupéfiés, se retiennent de leurs griffes aux branches des arbres pour ne pas tomber… Une chauve-souris, qui s’entêtait à voler, sent tout à coup ses ailes se détendre, et va sombrer dans une mare. — Par terre sont éparpillés des crânes et des carcasses de squelettes. — Le dos appuyé contre un vieux tronc, les bras pendants, un homme regarde vaguement devant lui d’un œil hébété par la lourde ivresse de la mort ; un autre serre sa tête dans ses deux mains pour ne rien voir. L’horreur et l’atonie du désespoir partout. En vain le Christ montre du doigt le ciel. Aussi insensible que la nature mourante, l’homme mourant ne voit pas le Christ ; la créature expirera sans une prière, sans une élévation d’âme : la Mort a tué jusqu’à l’espérance ! À ce spectacle, un groupe de diables, qui observe tout d’un coin de la scène, se tord de rire et s’essaye à des gambades ironiques. C’en est fait, le Christ sera vaincu aujourd’hui. Deux squelettes triomphants, plantés chacun sur un arbre mort, élèvent en l’air leurs bras joyeux, et se préparent à entonner l’Hosanna de la destruction !

Telle est à peu près la composition. Je dis à peu près, car analyser tous les détails est impossible. — Quant à l’exécution, je ne puis — et nul ne m’accusera d’hyperbole — l’imaginer plus vigoureuse et plus savante. Tout, depuis les trois arbres morts jusqu’au squelette, révèle cette science inouïe d’observation que j’ai déjà signalée ; tout, depuis l’homme affaissé et les diables guillerets jusqu’à cette chauve-souris qui se noie, tout porte l’empreinte d’une merveilleuse habileté de main autant que d’une pensée philosophique profonde. Mais ici, comme dans la Sainte Famille, mon admiration est surtout pour les trois arbres. Je ne sais si les maîtres allemands ont jamais surpassé cette puissance dans cette exactitude.

Si je ne vous parle que de la Sainte Famille et de la Comédie de la Mort, lorsque Rodolphe Bresdin a produit tant d’autres œuvres remarquables, hélas ! c’est que je n’ai que ces deux dessins en ma possession. Où sont les autres ? où les retrouver ? Lui-même, lui en reste-t-il quelques-uns dans la foule ? Je me rappelle pourtant (et je vais terminer par là), mais trop vaguement pour la décrire avec détail, une très belle composition intitulée le Char gaulois : — Les compagnons du brenn, l’haleine encore essoufflée par le dernier combat, se remettent en marche, fuyant les émanations pestilentielles du champ de bataille. Ils emmènent avec eux leurs femmes et leurs enfants. Un chariot immense porte entassés pêle-mêle les blessés, les mères et les petits suspendus aux mamelles des mères. Les bœufs attelés au chariot et les guerriers qui poussent à bras les roues de derrière sont surtout d’une allure et d’une structure incomparables. — Les expressions superlatives reviennent sous ma plume avec une monotonie fatigante, je m’en aperçois bien, mais est-ce ma faute si (allons ! je récidive) Bresdin est un maître-artiste ?

J’ai fini.

Lorsqu’un talent aussi rare est ignoré, n’est-ce pas un devoir pour le premier qu’un hasard amène sur le seuil désert de l’artiste d’ouvrir sa porte toute grande aux admirations publiques ? Et, si l’artiste reste inconnu par sa faute, s’il se cache de parti pris, n’avons-nous pas le droit d’entrer violemment dans son obscurité ? Hélas ! les dieux ne sont pas gênés dans nos Panthéons !

Rodolphe Bresdin lira-t-il ces pages ? S’il les lit, tant pis pour moi. Il pourrait bien m’arriver ce qui arriva à certain journaliste de Toulouse. Ce journaliste, ayant vu je ne sais quel dessin de Rodolphe, écrivit sur lui quelques lignes fort élogieuses dans un journal de la ville. Le bruit de cette petite apothéose vient aux oreilles de l’artiste. Vite Rodolphe passe un paletot, prend sa canne et va trouver son panégyriste.

« Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis de faire publiquement mon éloge. Or, je vous connais pour un sacripant ! Que cela ne vous arrive plus. »

Et il sortit. — Vous reconnaissez à ce trait l’homme droit jusqu’à la brutalité que je vous ai présenté en commençant.

Je suis cependant à peu près rassuré sur les suites de mon article. D’abord, je ne passe pas auprès de mes amis pour un sacripant ; et puis… quand même je mériterais la corde, je ne me crois pas davantage exposé à la mésaventure du journaliste toulousain : où Rodolphe trouverait-il les quatre-vingts francs indispensables pour faire, avec son lapin, les deux cent-cinquante lieues qui séparent Toulouse de Paris ?