LIVe entretien.
Littérature politique.
Machiavel (3e partie)
I
Nous supposons donc que Machiavel, mort, hélas ! trois siècles trop tôt, assistât vivant▶ à la scène diplomatique que nous avons sous les yeux, et qu’interrogé par les Italiens ses compatriotes sur le meilleur parti à prendre pour régénérer l’Italie, il prît la parole à Naples, à Rome, à Bologne, à Venise, à Milan, à Turin, soit dans un conseil de diplomates italiens délibérant en famille sur les affaires de la grande nation qui veut revivre, soit dans une de ces tribunes que l’esprit moderne relève au milieu des peuples longtemps muets.
Que verrait-il et que dirait-il ? Il faudrait ici avoir le génie de ces discours dont il illumine l’histoire ancienne pour le faire parler dans sa langue ; mais, sans prétendre à son nerveux et sublime langage, laissons parler seulement son rude et clair bon sens.
II
« Qui êtes-vous ? » dirait-il d’abord à ces Italiens de races, d’origines, de régions, de mœurs, de dominations diverses réunis autour de leur grand oracle politique.
Vous êtes Italiens, sans doute, mais vous êtes Italiens comme les Hellènes étaient Grecs, Grecs dans la communauté de famille générique et dans la vaste autonomie du Péloponnèse, des îles et de l’Ionie, mais, en réalité, Lacédémoniens, Athéniens, Thébains, Corinthiens, Samiens, branches distinctes, toujours séparées, quelquefois hostiles de cette grande et héroïque famille grecque contenue à peine entre les montagnes du Péloponnèse, les archipels et les rivages de l’Asie Mineure ; branches ayant chacune son territoire, ses flottes, ses formes de gouvernement diverses, aristocratique ici, populaire là, militaire dans les montagnes, navale dans les ports, monarchique en Asie, théocratique à Éphèse, républicaine en Europe, rivale en temps de paix, confédérée en temps de guerre, indépendante pour le gouvernement intérieur, amphictyonique pour la défense commune, forme élastique qui s’étend ou se resserre selon les besoins de la race hellénique, et qui, en faisant l’émulation au dedans, la sûreté au dehors, le mouvement et le bruit partout, fit de la Grèce en son temps l’âme, la force, la lumière et la gloire de l’humanité ! Voilà ce que vous êtes si vous vous comprenez bien vous-mêmes !
III
Maintenant, que voulez-vous et que veut l’Europe par admiration et par reconnaissance pour vous ?
Vous voulez ressusciter, et l’Europe veut vous aider à revivre ;
Ressusciter ? bien ; c’est un miracle qui n’est pas commun dans l’histoire : toutefois ce miracle est possible quand les peuples ne sont pas morts et qu’ils sont seulement assoupis. Or vous n’êtes pas morts, vous n’êtes pas même assoupis comme hommes : deux mille ans, la barbarie, les invasions, les conquêtes, l’anarchie, les dominations diverses étrangères, les Grecs de Byzance, qui avaient transporté à Byzance le sceptre italien, les Sarrasins, les Normands, les Lombards, les Hongrois, les Souabes, les Impériaux, les Savoyards, les Espagnols, les Suisses, les bandes de condottieri soldées par vos propres souverains pour ravager ou assujettir vos provinces, ont démembré, morcelé sous les pas de millions d’hommes votre propre nationalité ; l’Italie n’a plus été que le champ de bataille du monde moderne, la scène vide du drame politique où tout le monde a joué un rôle excepté vous.
La nation politique a donc été deux mille ans comme morte : plus d’Italie ; mais les Italiens sont restés.
Or ces Italiens ont été et sont restés toujours par leur nature la première race de la famille moderne sur le sol le plus vivace et le plus fécond de l’Europe. Héroïques comme individus, quoique asservis comme nations, supérieurs à leurs conquérants et maîtres de leurs maîtres dans tous les exercices de l’esprit humain : donnant leur religion, leurs lois, leurs arts, leur esprit, à ceux qui leur donnaient des fers, théologiens, législateurs, poètes, historiens, orateurs politiques, architectes, sculpteurs, musiciens, poètes, souverains en tout par droit de nature, et par droit d’aînesse, et par droit de génie ; grands généraux même quelquefois, quand les Allemands leur donnaient des armées de barbares à conduire, ou quand Borgia, ce héros des aventuriers, ce Garibaldi de l’Église, cherchait, à la pointe de son épée, un empire italien dans cette mêlée à la tête des braves façonnés par lui à la politique et à la discipline.
Aucune vertu ne vous a manqué, même dans vos anarchies et dans vos corruptions, excepté la vertu qui fait les peuples, l’unité dans la volonté d’action ; grandes personnalités, nation anarchique, mille fois moins anarchique cependant que la Grèce.
IV
Vous êtes arrivés dans cet état à une époque qu’on peut appeler l’époque française de l’humanité.
La France a répandu son esprit de rénovation dans toute l’Europe ; la France, nation moins douée des dons intellectuels, mais plus militaire et plus unifiée que vous, vous a conquis à son tour ; elle a fait d’abord chez vous des républiques à son image : républiques parthénopéenne, romaine, ligurienne, cisalpine, où Naples, Rome, Gênes, Milan, croyaient quelques jours renaître à la liberté en revêtant les noms et les costumes antiques ; puis, quand la France a repris pour sceptre le sabre du général Bonaparte, elle vous a transformés ou travestis à son image.
Elle a fait de Naples un royaume français de famille, tantôt pour un frère, tantôt pour un beau-frère du maître de l’empire.
Elle a fait de Rome, vide de son pontife souverain, une seconde ville de France, un fief impérial pour un roi de Rome, un département français : dénomination humiliante et barbare qui rappelait ces temps où un marchand vénitien s’appelait duc d’Athènes !
Elle a fait de Florence l’apanage d’une sœur du conquérant de Milan, une vice-royauté pour Beauharnais ; elle a fait des départements subalpins de ce Piémont inaperçu alors, et qui prétend régner seul aujourd’hui sur vous au nom des secours que la France lui a prêtés. Sans la France cette maison de Savoie allait succomber une troisième fois sous le poids d’une armée de Germains, provoquée par l’inquiétude patriotique de ces princes !
Pendant ce demi-siècle, où la France a occupé la scène, et où vous avez participé, tantôt à sa fortune, tantôt à ses conquêtes, tantôt à ses revers dans le Nord, tantôt aux orages féconds de ses révolutions intestines, un nouvel esprit, de nouveaux besoins, constitutionnels, politiques, sont nés en Italie.
Les Italiens, longtemps engourdis, ont senti leur âme s’agiter et s’élever au-dessus de leur destinée au contact des grandes choses militaires qu’ils ont accomplies avec une valeur égale à celle des Français dans des expéditions communes. En se sentant valeureux soldats auxiliaires dans les armées de la France, ils se sont sentis dignes patriotes, nobles citoyens, capables d’indépendance et de toutes les libertés qui constituent l’homme moderne sur leur propre terre ; la France leur a inoculé la gloire ; la France a conçu tout à coup la noble idée de ressusciter l’Italie, l’Italie a conçu la juste volonté de revivre.
Ressusciter ! revivre ! deux grands mots, deux mots vrais, si la France et l’Italie en comprennent le seul sens réalisable ; deux mots décevants et funestes, si c’est le Piémont seul qu’on charge de les interpréter.
V
Rendez-vous bien compte de la valeur des paroles avant de les jeter au vent, ô Italiens ! ô Français ! peuples tant de fois déçus par la vanité des paroles !
Est-ce l’Italie romaine, la république du monde romain, l’empire romain, souveraineté universelle militaire et tyrannique de l’Italie, de la Gaule, de la Germanie, de l’Espagne, de l’Afrique, de l’Asie, que vous voulez ressusciter ? Quel rêve ! et quel rêve absurde contre le genre humain !
Ressuscitez donc alors ce peuple féroce, nourri par la louve dans les cavernes du Latium, suçant plus tard, au lieu de lait, le sang du genre humain, ne pouvant grandir qu’en dévorant tour à tour tous les peuples libres pour aliments de sa faim insatiable de domination ; souveraineté du brigandage, de l’iniquité, de la force, de la guerre, sur l’espèce humaine, et qui avait posé ainsi la question de sa grandeur exclusive en face des dieux et des hommes : « Que Rome périsse, ou que l’homme soit esclave partout ! l’univers à la merci de toute armée romaine ! »
Ressuscitez donc le paganisme lui-même alors ! Ressuscitez le fatum pour arbitre immoral de toute justice entre les peuples ! Ressuscitez pour tout droit le droit du plus fort, la justice du glaive, la moralité du centurion ! et supprimez du même coup toute propriété de la terre pour d’autres familles humaines que la famille de Romulus armée contre tous ! car voilà exactement Rome antique.
Est-ce là ce que vous prétendez ressusciter ? Alors restituez les Gaules à ces légionnaires de César qui asservissaient vos pères, qui incendiaient tout ce qu’ils ne pouvaient pas soumettre dans vos provinces, et qui massacraient en une seule nuit, après la victoire, soixante-dix mille vaincus sous les murailles en feu de votre capitale !
Mais, pour ressusciter cette Italie romaine, turbulente sous les Gracques, servile sous l’aristocratie, avilie sous Tibère et ses successeurs, il vous faut supprimer toute indépendance, toute nationalité, toute liberté, toute dignité dans le reste du monde ; il vous faut déifier le fer, et un fer qui ne sera plus dans vos mains, Français ! mais dans la main de l’Italie romaine ! L’Italie romaine ! la plus atroce tyrannie en masse qui ait jamais avili, possédé ou égorgé l’espèce humaine ! Êtes-vous prêts à lui céder la place ? Êtes-vous prêts à vous reconnaître esclaves, vous, prétendus hommes libres, qui n’avez jamais, depuis quelque temps, sur vos lèvres que le nom glorifié de vos tyrans ? et, quand vous le voudriez, où est le genre humain qui le veuille une seconde fois ? où sont les peuples qui tendent la main à l’oppression universelle de l’Italie romaine ? où est le monde romain ?
Cela n’a donc aucun sens, ou cela n’a qu’un sens odieux et absurde ; c’est de la ruine de l’Italie romaine que la liberté des peuples a surgi dans l’Europe et dans l’Asie. L’Europe moderne n’est que la réaction de tous les droits opprimés contre le despotisme militaire des consuls, des tribuns du peuple ou des Césars !
VI
Voilà donc une Italie, la grande, l’illustre, la classique Italie, qui ne peut être ressuscitée sans tuer ou sans avilir le reste du monde. Passons à la petite Italie, à l’Italie du moyen âge, à l’Italie d’hier : qui prétendez-vous ressusciter dans ces huit ou dix Italies incohérentes, formées des lambeaux de l’Italie historique ?
Sont-ce les cent et une petites républiques grecques, normandes, sarrasines, colonisées et municipalisées sur les rives méridionales de la Grande Grèce, depuis Tarente, Amalfi, Salerne, etc., jusqu’à Naples ? Mais ce sont de petites municipalités enfermées entre leurs murailles et leurs ports, dont le nom n’était pas connu au-delà de leur banlieue, et qui ne pesaient que du poids de leur néant dans la balance de l’Italie.
Est-ce Naples ? Mais laquelle ? celle des Campaniens ? celle des Normands ? celle des Sarrasins ? celle des Hongrois ? celle des Souabes ? celle des Espagnols ? celle des Français ? des Anjou ? des Guise ? des Mazaniello ? celle enfin des Bourbons de Louis XIV ou des Murat de Napoléon ? Que gagnerait l’Italie à cette résurrection de toutes ces vice-royautés étrangères, dans une terre dont le charme attire tous les aventuriers armés de l’Asie et de l’Europe, et dont le sable se prête aussi bien à recevoir qu’à effacer vite le pas de tous ses conquérants ?
Naples est le joyau de l’Italie, qui allèche à cette proie éblouissante toutes les convoitises ; mais Naples n’en est pas le patriotisme et la force ; d’ailleurs son peuple a immensément mûri et grandi en civisme et en nationalisme ; il n’accepterait plus les premiers venus pour arbitres de sa destinée ; peuple calomnié qui vaut mieux que sa renommée, Naples est peut-être aujourd’hui le royaume de l’Italie qui est le plus capable d’institutions modernes par ses lumières ; mais sa déshabitude des armes et son petit nombre ne lui donneraient pas la force de les défendre, encore moins de les imposer seul à toute l’Italie ; vous ne ressusciteriez qu’un fantôme ; par sa situation excentrique, comme celle du Piémont, Naples peut être un brillant rayon de l’Italie : il ne peut en être le centre.
VII
Est-ce la Rome papale que vous voudriez ressusciter pour lui rendre à elle seule la domination, le protectorat, la direction souveraine de l’Italie, comme au temps où Jules II, soldat autant que pontife, la conduisait de Naples à Milan contre les Allemands, les Piémontais, les Français, au cri de Fuori i barbari ! (Hors de l’Italie les barbares !) Mais alors rendez donc à la papauté tout ce que le tempus edax rerum a usé du prestige temporel, de l’ascendant politique, de la force des armes de la papauté, depuis les jours de Hildebrand, de Léon X, de Jules II, de ces pontifes armés de la foudre divine et de l’épée de saint Pierre à la fois.
Sans parler de cette confusion du droit spirituel et du droit temporel dans leurs mains, oubliez-vous ce que la papauté souveraine à Rome a perdu d’alliés ou de sujets catholiques depuis Jules II dans le monde actuel ? Oubliez-vous qu’une puissance de soixante millions d’hommes en Europe et en Asie, la Russie, est née depuis cette époque, prêtant au schisme grec sous les czars de Russie, sous les Constantins héréditaires, un appui qui enlève au catholicisme romain une moitié de son poids dans tout l’Orient ?
Oubliez-vous que Henri VIII a déchiré les trois royaumes de la Grande-Bretagne de la carte pontificale, et que, sur la terre comme sur la mer, la Rome papale a ses plus acharnés ennemis là où elle avait ses plus fanatiques défenseurs ?
Oubliez-vous que Genève est à Calvin avec les trois quarts de cette Suisse où Rome avait son recrutement intarissable dans ces montagnes de l’Helvétie qui étaient pour elle ce que la Dalmatie était pour les Romains, un grenier d’hommes ?
Oubliez-vous que le Nord tout entier, Danemark, Suède, Norvège, Hanovre, Hollande, sont des branches détachées aujourd’hui du tronc pontifical ?
Oubliez-vous qu’une grande puissance germanique elle-même, la Prusse, qui forme à elle seule un quart des forces militaires de l’Europe, a répudié le joug spirituel et à plus forte raison temporel des pontifes-rois ?
Oubliez-vous enfin que, de toutes ces puissances allemandes, quelquefois auxiliaires, quelquefois ennemies des papes, trois seules puissances n’ont pas déserté l’obéissance spirituelle aux papes, et composent, avec la Pologne asservie, le seul domaine spirituel de la papauté ?
Oubliez-vous que l’Espagne catholique de Charles-Quint et de Philippe II, dont l’infanterie disposait de l’Europe au service de la Rome papale, n’est plus qu’une puissance de huit millions d’hommes, qui ne compte plus en Europe que par son grand nom et par le caractère resté entier de sa chevalerie militaire ; puissance historique plus que politique aujourd’hui dans les combinaisons des nations ? Ressuscitez donc tous ces millions d’hommes déserteurs successifs de la monarchie temporelle des papes, et rendez-les, si vous pouvez, au système politique de Jules II ! Quand vous aurez fait ce miracle, alors et seulement alors vous pourrez rendre à Rome le sceptre monarchique ou la direction républicaine de l’Italie !
VIII
Est-ce la Toscane des Médicis que vous prétendez ressusciter ? Mais la Toscane, ce merveilleux phénomène de la richesse, cette royauté de l’intelligence, cette monarchie du travail à l’époque où l’industrie européenne n’était pas née, devait décroître et tomber d’elle-même aussitôt que l’industrie de la laine, de la soie, de la banque, cesserait d’être le monopole, le brevet d’invention de Florence, et que les mêmes industries, mères du même commerce et sources des mêmes richesses, s’établiraient à Lyon, à Venise, à Londres, à Birmingham, à Calcutta, et que le travail européen et asiatique ne laisserait au peuple des Médicis, de Dante, de Michel-Ange, que cette primauté du génie des arts qui fait la gloire, mais qui ne fait pas la puissance militaire et politique des nations.
IX
Est-ce Venise que vous prétendez ressusciter telle qu’elle éblouit l’Europe, assujettit les mers, concentra le commerce, conquit l’Orient presque tout entier à une poignée d’aventuriers héroïques sortis des lagunes de l’Adriatique ? Je le veux bien. L’Europe entière sourirait comme moi à cette résurrection de la patrie de Manin ; mais alors ressuscitez donc les temps où l’islamisme de Mahomet II, qui n’avait encore envahi ni l’Asie, ni Byzance, ni la Grèce, ni l’Archipel, ni ses îles et les montagnes de l’Adriatique, laissait Venise s’emparer, jour par jour, des débris immenses de l’empire byzantin qui s’écroulait à son profit.
Ressuscitez les royaumes de Chypre, de Crète, sous ses lois, la mer Noire couverte de ses flottes, Constantinople crénelée de ses forts, le Péloponnèse tout entier courbé sous ses vice-doges, la monarchie universelle des mers d’Orient donnée en dot au Bucentaure qui allait épouser en souverain les flots ; ressuscitez le commerce entier de l’Orient et le transport des armées de toute l’Europe au profit des vaisseaux de Venise ! Vous voyez bien que c’est un rêve plus aisé à déclamer qu’à reconstruire ; vous voyez bien que, pour reconstruire ce rêve de l’empire maritime, territorial et aristocratique de Venise,
Il faudrait d’abord que l’Angleterre ne fût pas née, et n’eût pas succédé à Venise dans la monarchie navale et commerciale du monde ;
Il faudrait que la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance n’eût pas été découverte ;
Il faudrait que l’Amérique elle-même ne fût pas sortie des flots à la voix de Colomb, et que ce continent n’eût pas créé un échange nouveau et immense entre les deux mondes, un déplacement de la Méditerranée à l’Océan ;
Il faudrait que l’Angleterre ne possédât ni Corfou, ni Malte, ni Gibraltar ; que la France ne possédât ni Toulon ni Marseille ; que Constantinople ne possédât ni les Dardanelles ni le Bosphore ; il faudrait enfin que l’Allemagne, devenue puissance navale et commerciale à son tour, n’eût pas créé Trieste, ou qu’elle y renonçât pour complaire à l’ombre de Venise ; il faudrait que l’Allemagne ne possédât pas dans Trieste le débouché nécessaire à l’écoulement des produits de soixante millions d’hommes germains, en rapports de plus en plus étroits avec tout l’Orient ;
Il faudrait que l’Allemagne consentît à se laisser murer dans ses terres au fond du golfe Adriatique, par une nouvelle Venise qui lui en fermerait les flots. Où est la force humaine qui fera cela ? Où est la main italienne, et même piémontaise, et même française ou anglaise, assez puissante et assez tenace pour arracher à l’Allemagne la clef désormais conquise de cette porte de l’Orient par Trieste ?
Ne parlez donc pas de ressusciter une Venise dominatrice des mers, à moins d’anéantir l’Angleterre et l’Allemagne au profit du Piémont ! Tout ce que vous pouvez faire de Venise, c’est une île libre, c’est une belle ruine hanséatique, retrouvant la richesse dans la liberté, un Hambourg italien avec une auréole de majesté et de souvenir sur ses lagunes. Le possible n’est que là, le reste est de la poésie ; mais ce ne sera jamais plus de la politique sérieuse pour l’Italie. Un Platon italien pourrait imaginer cela, un Machiavel ne pourrait le croire.
X
Est-ce le Milanais que vous voudriez ressusciter ? Mais quel Milanais ? Celui des Sforza, des Visconti, de tous ces petits tyrans de Vérone, de Modène, de Parme ? Est-ce le Milanais suisse ? le Milanais espagnol ? le Milanais français ou le Milanais allemand ? Proie successive de tous les ambitieux indigènes ou étrangers qui ont dépecé cette magnifique plaine de l’Italie. Mais ce Milanais ne fut jamais que le champ de bataille de l’Italie ou de l’Europe : est-ce ce carnage en permanence que vous songeriez à reconstituer ?
XI
Est-ce la république de Gênes ? Mais vous l’avez odieusement confisquée vous-mêmes en 1815 pour la jeter dans les mains ouvertes de la maison de Savoie, son éternelle rivale. Cette maison de Savoie, qui n’avait pas la force de conquérir la république de Gênes, a eu le courage de la recevoir du congrès de Vienne, au nom de quoi ? Au nom de la légitimité, appelant ainsi légitime toute confiscation nationale à son profit !
Mais, si vous voulez ressusciter Gênes (et ce serait une des plus justes de vos résurrections), rendez-lui donc d’abord son indépendance, rendez-lui donc ses établissements maritimes tout autour de la mer Noire, depuis Caffa jusqu’à Trébizonde ! Rendez-lui donc son territoire byzantin et sa Tour des Génois jusque sur la colline de Constantinople ! Rendez-lui Candie, Lépante, ses flottes, ses ports, son commerce, ses Doria faisant pencher la victoire et l’empire tantôt du côté de Charles-Quint, tantôt du côté de la France, selon qu’ils passaient d’un vaisseau à l’autre sur les escadres de ces deux rivaux couronnés qui se disputaient l’Italie ! Rendez-lui donc la Corse, qu’elle vous vendait naguère comme un gage d’éternelle protection de la France sur sa république presque française !
XII
Vous voyez donc que ressusciter l’Italie antique, à quelque date que vous la preniez de son histoire, est un mot qui n’a aucun sens :
Ni sens historique, puisque l’histoire ne vous montre, depuis l’ancienne Rome, tyrannie sanguinaire du monde, aucune Italie une et agglomérée ; ni sens politique, puisqu’il y a eu depuis la chute de l’empire romain autant de politiques diverses et contraires qu’il y a eu de fragments de nationalités distinctes et opposées l’une à l’autre ; ni sens national, puisqu’il y a eu, depuis l’extinction de Rome, trente ou quarante nationalités ◀vivant comme des polypes d’une vie propre et individuelle dans l’élément général italien.
Mais, en réduisant ces trente petites nationalités en unités plus importantes, il y a eu sept nationalités principales en Italie, savoir : les États de Naples, les États du pape, les États toscans, les États de Modène, les États de Parme, les États de Lombardie, les États de Venise, les États de Gênes, enfin les États mixtes, moitié subalpins, moitié cisalpins, de la maison de Savoie.
La preuve que chacun de ces États a eu sa nationalité et sa vie propre, c’est que chacun a son histoire parfaitement distincte de l’histoire générale de l’Italie ; il n’y a point et ne peut pas y avoir une histoire générale de l’Italie.
L’histoire du royaume de Sicile n’est pas l’histoire du royaume de Naples ; l’histoire de Naples n’est pas l’histoire de Rome ; l’histoire de Rome n’est pas l’histoire de Florence ; l’histoire de Florence n’est pas l’histoire de Venise ; l’histoire de Venise n’est pas l’histoire de la république de Gênes ; l’histoire de la république de Gênes n’est pas l’histoire de la Lombardie ; l’histoire de la Lombardie n’est pas l’histoire de la maison de Savoie. Vouloir démêler et recomposer une histoire générale de l’Italie avec ces éléments distincts, opposés, antipathiques, c’est vouloir renouer les tronçons du serpent coupé par le Bas-Empire d’abord, par l’Europe ensuite, par l’Italie elle-même, enfin. Il y a sept ou huit Italies, voilà la vérité historique. Or, mentir à la vérité historique, est-ce faire de la politique italienne ? Non, c’est faire de l’illusion piémontaise. Ombre, cela s’évanouira comme une ombre. L’Italie ne sera ressuscitée que par elle-même et sous la forme vraie que deux mille ans, la nature, les mœurs lui donnent, c’est-à-dire sous la forme de confédération italique.
Un roi du sabre ne réussira pas plus qu’un Mazaniello sans couronne à faire de la diversité de deux mille ans une unité d’un jour.
Tout est obstacle à l’unité monarchique de l’Italie ; tout est moyen et prédisposition pour une Italie confédérée.
XIII
Le premier de ces obstacles à une monarchie unique de l’Italie, c’est que l’Italie, quoique monarchique dans quelques-uns de ses États, est républicaine dans son histoire et dans sa renaissance, après les invasions et les reflux des barbares.
Rome, la grande Italie antique, était une république représentative ; la liberté et le pouvoir s’y maintenaient en équilibre par la pondération d’un sénat et des comices, d’une aristocratie héréditaire et d’une plèbe.
L’habitude du régime républicain y avait tellement passé dans les mœurs, qu’après les empereurs auteurs de la servitude et de la décadence, l’Italie renaquit partout de ses cendres sous la forme républicaine : république en Sicile, en Calabre, en Campanie, à Naples, république à Rome sous la domination des papes, république à Sienne, république à Lucques, république à Pise, république à Florence, république à Gênes, république à Venise, républiques presque partout.
Ce n’est qu’après l’introduction des troupes mercenaires sous les condottieri étrangers ou indigènes que ces républiques, opprimées par les soldats aux gages de leurs plus ambitieux citoyens, se transforment en petites tyrannies militaires et monastiques, sous les titres de royaume de Naples, de duchés, de comtats, de marquisats.
Ailleurs la féodalité militaire, monarchique, descendit des Alpes en Italie avec les ducs de Savoie, les marquis de Montferrat, les Suisses, les Allemands : la tyrannie vient du Nord, où les hommes sont plus braves que libres et éclairés.
Mais encore les grandes républiques, telles que Gênes, Venise, Rome, continuent-elles à subsister sous les doges comme sous les papes, car la papauté au fond n’est qu’une république, puisque le pouvoir temporel y est électif comme le pouvoir spirituel, et que le gouvernement y est représentatif par le sénat des cardinaux.
Une fois l’Italie libre, une constitution fédérale de tous les États divers existants en Italie, théocraties, royautés, républiques, duchés, municipalités politiques, une constitution nationale est donc infiniment plus conforme à la nature et aux habitudes historiques de cette grande race des fils de Brutus, comme dit Dante.
XIV
Ferez-vous jamais des Piémontais avec des Siciliens, des Calabrais, des Napolitains, qui ont un esprit national aussi différent de Turin que les sommets neigeux des Alpes de Savoie sont différents des mers africaines, des plaines de la Campanie, des volcans de l’Etna et du Vésuve ?
Ferez-vous de rudes Piémontais avec de voluptueux Vénitiens, d’âpres habitants de l’Ombrie ou des Abruzzes ?
Ferez-vous des sujets piémontais avec ces Florentins, les Athéniens de l’Italie ? Iront-ils perdre leur nom monumental et les noms de leurs grands citoyens nés de la gloire et de la liberté, poètes, historiens, artistes, hommes d’État, par lesquels l’Italie vit tout entière dans la bouche de l’étranger, les noms de Dante, de Machiavel, de Boccace, de Michel-Ange, des Capponi, des Pazzi, des Médicis, de Léopold le novateur couronné, le précurseur de Turgot et de 89 ? Iront-ils perdre volontairement ces noms ou ce nom collectif de leur patrie dans le nom féodal des chefs militaires d’une chaîne des Alpes ?
Ferez-vous jamais des sujets piémontais avec ces Romains qui de toutes leurs grandeurs n’en ont conservé qu’une, leur nom ?
Et, en mettant à part l’indépendance romaine des enfants de Rome, les restes ombrageux du monde catholique souffriront-ils longtemps sans murmures que le successeur de saint Pierre au pontificat, et le successeur de Jules II, de Léon X en politique, que le chef spirituel de leur conscience soit le sujet obséquieux ou l’évêque obéissant d’un délégué piémontais représentant au Capitole et au Vatican un duc de Savoie, descendu de Turin ou de Chambéry à Rome ?
Est-ce là de la politique sérieuse et durable sur laquelle l’indépendance majestueuse de notre Italie et la paix durable de l’Europe puissent s’asseoir avec l’ombre de dignité pour l’Italie, avec l’ombre de sécurité pour le monde ?
Évidemment non ! c’est le songe d’une nuit de bivouac dans la tente d’un soldat enivré de courage, après quelque victoire remportée à côté des Français dans une heureuse campagne au pic des Alpes Rhétiennes. Cela aurait la durée d’un songe.
XV
Je sais que Rome est la grande difficulté d’une constitution indépendante de l’Italie moderne ; je ne crains pas de l’aborder face à face avec vous, cette difficulté.
Les papes, humainement considérés, sont une dualité dans un même homme : comme pontifes, ils représentent un principe religieux aussi durable que la foi qui s’attache à leur mission surnaturelle ; comme souverains, ils représentent un prince électif possédant de droit immémorial la ville et l’État romain au centre de l’Italie. Ces deux caractères de pontife et de prince dans un même homme ne se confondent pas, quoi qu’on en dise avec plus de politique que de foi. Le prince pourrait subsister sans être pontife ; le pontife pourrait subsister sans être prince. Le prince est prince de droit public, le pontife est pontife de droit divin. De tout temps on a essayé de confondre ces deux natures dans les papes, de tout temps le bon sens a protesté ; à chacune de ces deux natures son attribut, voilà le vrai.
Nous concevons parfaitement pourquoi les politiques et les fidèles ont en tout temps essayé de confondre ces deux natures : nous sommes étonnés seulement que ni les uns ni les autres n’aient trouvé jusqu’ici la principale explication politique d’une souveraineté temporelle assez sérieuse et assez vaste affectée au pontife romain dans la hiérarchie des souverainetés européennes. Cette justification, selon nous, la voici :
XVI
Toute souveraineté suppose une responsabilité.
Or, les papes ayant eu jusqu’ici une espèce de cosouveraineté spirituelle avec les souverains temporels des États catholiques, et les limites de cette cosouveraineté ayant été fixées par les concordats, ces traités mixtes qui règlent l’immixtion du pontife dans les affaires ecclésiastiquement temporelles des princes ou des républiques de l’Europe, ces princes et ces républiques ont dû chercher dans les pontifes romains une responsabilité réelle pour contenir cette cosouveraineté des papes dans leurs États.
Qui ne sent, en effet, quel trouble, quelle anarchie, quelles factions, quelles révoltes pourrait jeter dans un État un pontife turbulent et cosouverain qui y lancerait sans cesse et impunément, au nom de sa cosouveraineté spirituelle, des manifestes appelés bulles, ferments de désaffection, de résistance, de soulèvements des populations contre ces républiques ou contre ce prince temporel ?
Le véritable souverain serait évidemment celui qui pourrait à son gré, et sans répression, incendier l’empire temporel au nom de l’omnipotence spirituelle.
Le danger d’un tel état de choses a dû frapper de bonne heure les princes et les peuples : quel remède ? se sont-ils dit. Un seul : c’est de donner à ce pontife irresponsable, s’il n’est que pontife, à ce tribun inviolable, universel et impalpable des consciences dans nos États, c’est de lui donner une responsabilité temporelle, un gage humain dans une possession territoriale quelconque, responsabilité et gage par lesquels nous puissions le modérer, le saisir et le punir temporellement comme prince, s’il viole envers nous les limites de son droit comme pontife.
Or, cette responsabilité réelle, ce gage saisissable, ce corps palpable, qui répondent aux rois de la mesure et de l’inoffensivité du tribun sacré appelé pape, qu’est-ce autre chose que sa souveraineté temporelle ?
Par son droit divin sur les consciences, il nous domine, il nous intimide, il nous tient sous ses bulles et sous ses foudres.
Par sa souveraineté temporelle, nous le modérons, nous l’intimidons, nous le tenons en respect devant nos armes et devant nos diplomaties. C’est son cautionnement.
Tournez et retournez tant que vous voudrez la question de la souveraineté temporelle des papes, vous n’y trouverez à faire valoir politiquement que cela ; c’est la meilleure raison, parce que c’est la vraie raison, et c’est la dernière que les partisans de cette souveraineté mystérieuse avaient pensé à faire valoir en faveur de cette possession d’un coin de terre par les maîtres du ciel.
Nous la donnons ici, cette raison, pour la première fois en explication du passé : elle est irréfutable pour ceux qui admettent les concordats ; elle est sans valeur pour ceux plus religieux qui n’admettent comme nous d’autres concordats entre les gouvernements et les pontifes que le respect mutuel et la liberté absolue des consciences. Cette liberté absolue des consciences est la dignité vraie de la religion ; elle est plus que la liberté humaine, car c’est Dieu qu’elle émancipe des lois de l’homme. Qu’est-ce que l’uniformité de foi par la force ? qu’est-ce que la tranquillité des empires auprès de la liberté de Dieu dans les consciences ?
XVII
Mais cette souveraineté temporelle des pontifes romains est-elle assujettie à d’autres lois que les souverainetés profanes ordinaires ? Évidemment non ; dans votre droit moderne, cette souveraineté est purement temporelle, elle subit ou peut subir les vicissitudes des temps : son nom le dit, temporelle !
Or qu’est-ce que la souveraineté dans le droit public moderne de l’Europe, depuis la décadence de ce que nous appelions le droit divin ? C’est le droit des peuples de se donner à eux-mêmes le régime qui leur convient ; les Romains ne sont point hors la loi de ce droit des peuples en ce qui concerne leur forme de gouvernement intérieur. Si donc il convenait aux États romains de modifier ou d’abolir chez eux la souveraineté des papes, pour adopter une autre forme de gouvernement civil, aucune autre puissance ne pourrait leur ravir ce droit et leur imposer l’allégeance à perpétuité pour cause de convenance des cultes en Europe ; ce sacrifice d’un peuple à la convenance politique des autres peuples serait une condamnation sans crime qui révolterait la conscience du genre humain. S’il en était autrement, il y aurait donc deux droits publics ou deux vérités contradictoires en Europe : un droit public du monde entier, qui est le droit des peuples de modifier leur gouvernement ; un droit public des États romains, qui serait la pétrification de la souveraineté civile dans Rome : c’est absurde !
XVIII
Que s’ensuit-il ? Que les États romains, comme tous les États du monde moderne, peuvent, s’ils le jugent à propos, se constituer dans l’intérieur de leur limite, sous telle forme de gouvernement qui réunira l’assentiment de la majorité des citoyens.
Que s’ensuit-il encore ? C’est qu’aucune nation étrangère, autrichienne, française ou piémontaise, n’a le droit de s’ingérer, les armes à la main, dans les volontés libres du peuple romain, soit pour imposer le gouvernement temporel des papes à ce peuple, soit pour l’abolir.
Que s’ensuit-il enfin ? Qu’en 1859 le Piémont a eu tort d’intervenir à main armée dans les États italiens, et de s’annexer arbitrairement des souverainetés neutres sur lesquelles il n’a aucun droit, telles que la Toscane ou les Romagnes.
Le droit public moderne reconnaît parfaitement le droit à tout peuple de faire des révolutions chez lui et d’y changer, selon ses volontés libres, la forme de son gouvernement intérieur : c’est ce qu’on appelle liberté, souveraineté du peuple, gouvernement de soi-même ; mais aucun droit public, ni antique ni moderne, ne reconnaît à un peuple constitué dans ses limites par les traités, par les congrès, par les conventions avec les autres États de l’Europe, le droit d’envahir, sans être en guerre, d’autres États voisins, de les ravir à leur souveraineté propre, théocratique, monarchique ou républicaine, et de se les annexer sans le consentement du souverain, du peuple, de l’Europe entière, rassemblée en congrès pour veiller à la constitution générale des sociétés.
Le droit public européen, qui reconnaît toute souveraineté du peuple dans l’intérieur de ses limites nationales, ne reconnaît pas de même au peuple le droit de changer sa condition nationale à l’extérieur, c’est-à-dire le droit de se détacher du groupe national dont il fait partie pour aller accroître par une annexion, fût-elle volontaire ou capricieuse, le poids et la force d’une autre souveraineté voisine dont elle change ainsi la constitution européenne au détriment de l’Europe entière et au grand danger des nations limitrophes.
La géographie des peuples n’est point arbitraire, elle est et elle fut toujours réglée par les diètes européennes, qui sont les grands congrès constituants de l’Europe, tels que les congrès d’Utrecht, d’Aix-la-Chapelle, et le but de ces diètes constituantes de l’Europe après les grandes perturbations du monde politique fut toujours de constituer, autant que possible, deux choses pour que l’Europe rentrât dans l’ordre et dans la paix des nations civilisées :
Premièrement, la sécurité relative de chaque puissance, en ne plaçant à côté d’elle qu’une puissance secondaire et inoffensive qui ne puisse jamais menacer sa sûreté, ou des puissances intermédiaires plastiques qui, par leur interposition entre les grandes nations telles que la France et l’Autriche, fussent de nature à prévenir ou à amortir le choc de ces grandes puissances entre elles…
Tel était, par exemple, le Piémont avant qu’il fût ce qu’il devient aujourd’hui, une menace à la fois pour l’Autriche, pour la France et pour l’indépendance de l’Italie méridionale elle-même.
Secondement, le but de ces diètes européennes fut toujours d’assurer l’équilibre approximatif de l’Europe, car ce mot d’équilibre, dont les hommes à courte vue se sont tant joué, est une vérité politique des plus incontestables. Là où cesse l’équilibre européen cesse l’indépendance des nations et commence la tyrannie.
La tyrannie en Europe n’est que l’équilibre rompu entre les nationalités qui constituent l’Europe.
Que dirait le monde, par exemple, si la Suisse prenait tout à coup le caprice de s’annexer à la France ou de s’annexer à l’Autriche ? Cette liberté prise par la Suisse renverserait un des plateaux de la balance ; l’Europe pencherait.
XIX
Si donc une des nationalités qui composent l’Italie, justement jalouse de constituer son indépendance fédérale, si la maison de Savoie, par exemple, jusqu’ici restreinte au rôle de gardienne des Alpes et de puissance neutre interposée entre l’Autriche et la France ; si cette puissance venait à s’annexer par les armes vingt ou trente millions de sujets en Italie, et à former ainsi une puissance militaire de trois ou quatre cent mille hommes, l’équilibre du midi de l’Europe serait rompu, la sécurité de la France serait éventuellement compromise, l’indépendance même de l’Italie serait perdue. L’Allemagne et la France, sans cesse provoquées à des luttes incessantes par une puissance si forte et si active que le Piémont, n’auraient plus une heure de paix ; la guerre entre la France et l’Allemagne aurait deux champs de bataille au lieu d’un, et le Rhin ne roulerait pas moins de sang que le Pô et l’Adige.
Comment la France, puissance déjà entourée d’une ceinture de grandes puissances souvent hostiles, telles que l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre, la Russie ; comment la France, qui n’a de sécurité que du côté de l’Italie et de la Suisse, qui ne peut respirer tranquillement que par ce vaste espace ouvert du côté des Alpes, comment la France laisserait-elle river impunément autour d’elle cette ceinture de grandes puissances dont elle est déjà trop resserrée ? Comment créerait-elle de ses propres mains une cinquième grande puissance militaire qui, en cas de coalition, la forcerait de faire face aux quatre vents au lieu de trois ?
Elle prendrait, direz-vous, la Savoie et le comté de Nice, et elle ferait bien ; mais l’annexion de ces deux parcelles de peuple suffirait-elle réellement à la sécurité de la France contre une maison de Savoie possédant demain trente millions d’hommes en Italie ? contre une maison de Savoie, puissance très virile et très héroïque sur les champs de bataille, mais qui n’a jamais eu de fidélité qu’à sa propre grandeur ?
XX
Non, cela ne serait pas durable, parce que la France ne supporterait pas longtemps ce poids d’une puissance de trente millions d’hommes ajouté au poids qu’elle supporte déjà du côté de l’Allemagne ; et ne vous y trompez pas, Italiens des autres États de la péninsule ! l’annexion continue de vos autres États indépendants au Piémont vous constitue inévitablement en jalousie, en suspicion et bientôt en guerre sourde avec la France ; or une guerre sourde ou déclarée à la France est la perte, à un jour donné, de l’indépendance de l’Italie. Vous souvenez-vous d’un vice-roi français à Milan ? d’un gouverneur militaire français à Venise ? de quatre préfets français en Piémont ? d’une grande-duchesse française à Florence ? d’une princesse française à Lucques et à Piombino ? d’un préfet français à Rome devenue seconde ville de France ? de deux rois français à Naples ? C’était bien là la France glorieuse d’annexions aussi et conquérante, mais était-ce là une Italie ?
XXI
Quant à l’Allemagne, qui a, depuis Charlemagne et Charles-Quint, ses pentes et ses avalanches régulières sur l’Italie septentrionale du haut des versants de Alpes et du Tyrol, croyez-vous que l’annexion de l’Italie à une monarchie piémontaise soit un rempart durable, solide, infranchissable désormais aux retours offensifs de l’Autriche ?
Croyez plutôt que ce sera une éternelle tentation, une éternelle excitation, un éternel prétexte à des hostilités contre l’Italie représentée par le Piémont offensif au lieu d’être représentée par une confédération inoffensive, multiple et majestueuse de l’Italie tout entière, liguée seulement pour sa propre indépendance !
À la première distraction de la France qui vous défend contre l’Allemagne, les armées de l’Autriche, débouchant du Tyrol, ne trouveront devant elles qu’une armée piémontaise, très patriotique, mais formée de recrutements de quelques États italiens mal annexés et peut-être déjà aigris par ces annexions contre nature. L’armée piémontaise est martiale, et ce pays est fécond en soldats ; mais cette armée et ce pays pourront-ils se mesurer longtemps à force égale avec une puissance toute militaire comme l’Autriche, qui met sur pied huit cent mille hommes, même après ses défaites ? La victoire sera héroïquement disputée, je le sais, mais la victoire définitive ne revient-elle pas toujours aux gros bataillons ?
D’ailleurs la monarchie universelle du Piémont, monarchie récente et faible comme tout ce qui est récent dans le droit public, cette monarchie d’annexions, cette mosaïque de nationalités discordantes, cette monarchie improvisée d’élan par la France, mais monarchie précaire quand la France aura retiré sa main, cette monarchie contestée par les partis et par les souverains dépossédés, par les héritiers naguère si aimés des Léopold, par les papes, par les rois de Naples, par les puissances ou par les populations catholiques en Espagne, en Portugal, en Bavière, en Saxe, en Belgique, en France, en Irlande, en Angleterre même, une telle monarchie sera-t-elle assez compacte, assez militaire, assez riche, assez populaire pour couvrir de son épée l’Italie contre les Germains modernes ? On doit le désirer ; mais le croire ? Qui le croira, excepté dans le cabinet de Turin et dans l’état-major d’un roi ébloui par son courage ? Le courage d’un roi militaire improvise des royaumes, mais la politique seule les fonde et les rend durables. Le Piémont a montré depuis six ans toutes les bravoures de la conquête, mais aucune prévoyance et aucune mesure dans ses entreprises.
XXII
Il s’appuie et il s’appuiera nécessairement sur l’Angleterre, nous le savons ; mais, pour tout esprit sérieusement politique, c’est précisément ce patronage suspect de l’Angleterre qui le perdra et qui perdra momentanément avec lui l’Italie annexée à une seule couronne.
XXIII
Voyez ce qui se passe à Londres :
L’Angleterre cherchait en vain depuis trois siècles une position militaire, politique et navale au Midi contre nous ; elle l’avait trouvée en Espagne et en Portugal pendant la guerre de l’indépendance contre Napoléon ; lui aussi avait voulu s’annexer l’Espagne ; on a vu, à la bataille de Toulouse et à l’invasion des Anglais à Bordeaux en 1814, ce qu’a valu à la France le patronage anglais fatalement introduit en Espagne et en Portugal ! Maintenant l’Angleterre, par la protection habile et personnelle qu’elle prête à la maison de Savoie pour la flatter d’une monarchie piémontaise universelle en Italie, l’Angleterre va prendre en Italie, pour la première fois depuis que le monde existe, la position qu’elle avait prise en Espagne contre les Français. La maison de Savoie, cette protégée séculaire de l’Autriche, de la Russie, de la France, devient par nécessité de situation la protégée de l’Angleterre. Contre-sens inouï, mais contresens accompli à la nature des choses ; c’est par la main du Piémont que l’Angleterre violentera les princes, les peuples, les rois, les républiques, les papes en Italie ; c’est par la main de l’Angleterre que le Piémont pèsera sur la France dans la Méditerranée, à Gênes, à la Spezia, à Livourne, à Civita-Vecchia, à Naples, à Palerme ; c’est par la main de l’Angleterre que le Piémont pèsera sur l’Allemagne dans l’Adriatique, à Malte, à Corfou, à Venise, à Trieste ; c’est avec l’or et les débarquements de l’Angleterre que le Piémont soldera le contingent de troupes auxiliaires contre nous en cas de guerre, et guidera, comme elle l’a fait en 1815, la coalition britannique jusqu’à Grenoble, Toulon, Lyon ; du jour où le Piémont sera une puissance de trente millions d’hommes, du jour où le Piémont se coalisera avec l’Angleterre, et, qui sait ? avec l’Autriche elle-même (ne l’a-t-on pas vu pendant les trois derniers règnes, et pendant le règne de Charles-Albert surtout), de ce jour il n’y aura plus une heure de sécurité pour la France ; la France, toujours sur le qui-vive du côté des Alpes, finira par se lasser d’être toujours en sursaut la main sur ses armes, et par détruire ce qu’elle aura fait de Turin à Naples.
L’Italie n’aura donc préparé que des coalitions avec la France et de nouveaux déchirements à son sol par ses imprudentes annexions. La maison de Savoie, devenue conquérante de toute l’Italie pour un jour, n’aura donc de solidité ni contre l’Autriche, qu’une monarchie piémontaise provoquera sans cesse à l’hostilité, ni contre la France, qu’une monarchie piémontaise alarmera sans cesse sur sa sûreté, ni contre l’Europe catholique, qu’une monarchie piémontaise désaffectionnera à jamais d’une maison de Savoie, maîtresse des États romains.
Une monarchie piémontaise ne peut donc être la condition et la forme d’une Italie libre, indépendante et inviolable aux réactions militaires et politiques de l’Europe ; l’Angleterre seule y gagnera une péninsule menaçante, des ports et des forteresses contre les armées et la marine de la France ; mais est-ce à la France de se trahir elle-même, en livrant au prix du sang français une péninsule de plus, et une péninsule limitrophe à la merci de l’Angleterre ?
XXIV
Non, ni les vrais patriotes italiens ni les généreux patriotes français ne peuvent trouver longtemps le salut de l’Italie dans un pareil contresens à la renaissance de l’Italie et aux intérêts permanents de la France.
Le salut de l’Italie n’est ni dans les convoitises de la maison de Savoie, ni dans l’abdication humiliante de toutes les nationalités italiennes au profit de la moins italienne de ces nationalités, ni dans les arrière-pensées de l’Angleterre, pressée de constituer en Italie une monarchie faible et dépendante de son pavillon, pour avoir pied sur cette monarchie contre la France au Midi ! Toutes ces conditions sont des conditions de dépendance, d’hostilité et d’instabilité prochaine pour l’Italie. L’Italie redevient ainsi le champ de bataille inévitable et perpétuel de la France, de l’Autriche et de l’Angleterre ; l’annexion universelle n’est qu’un drapeau de guerre avec l’Angleterre, élevé par la main de la maison de Savoie tantôt pour, tantôt contre ces trois grandes puissances et contre l’Europe, drapeau que chacune de ces puissances viendra abattre à son tour dans une main monarchique très militaire, mais trop récente, trop faible, trop étroite pour en couvrir l’Italie.
XXV
Le salut de l’Italie n’est que dans l’universalité des droits des nationalités, des souverainetés rajeunies et liguées qui la constituent.
Là est sa nature, là est son droit, là est sa forme, là seulement sera son durable avenir.
Une confédération libre de tous les États italiens annexés librement à l’Italie seule, et non annexés étourdiment à une monarchie subalpine, voilà l’Italie antique, voilà l’Italie du moyen âge, voilà l’Italie de l’avenir. On ne prescrit pas contre la nature.
Nous l’avons dit en commençant, l’Italie ne fut jamais et ne sera jamais une monarchie d’une seule pièce. Sa géographie même proteste contre l’unité monarchique que veut lui imposer le Piémont. Telle ou telle partie de l’Italie peut être monarchique comme la Savoie et Turin ; telle, aristocratique comme Venise ; telle, démocratique comme Gênes ; telle, helvétique comme Milan ; telle, ecclésiastique comme Rome ; telle, constitutionnelle et féodale comme la Sicile ; telle, muratiste ou bourbonienne comme Naples ; telle, ducale ou républicaine comme Florence. Ces différences de régime intérieur détruisent-elles la nationalité générale et collective de l’Italie confédérée ? La Suisse est-elle moins la Suisse, une, inviolable, parce qu’il y a des cantons aristocratiques à Berne, des cantons démocratiques à Genève ou à Lausanne, des cantons théocratiques à Glariz, des cantons protestants à Bâle ? Non, le corps national, comme le corps humain, est pétri de ces diversités qui n’ôtent rien à l’unité de l’être physique ou de l’être politique. La Grèce antique fut-elle moins la Grèce, parce que les Grecs, unis dans le nom et dans la gloire hellénique, avaient dix patries distinctes dans la patrie commune ? Non encore, ce fut sa force, car ce fut sa liberté, cette liberté qui rend la patrie plus sacrée et les nationalités plus chères !
L’Italie, fût-elle toute construite de monarchies et de papautés dans ses parties, est républicaine dans son ensemble ; une république de rois, de pontifes, de nations, voilà la nature, voilà l’histoire, voilà la forme de la Péninsule. La comprimer sous un seul sceptre ou sous un seul glaive, c’est la mutiler. Elle éclatera entre les doigts de la maison de Savoie. L’Italie a besoin de protecteurs étrangers et intéressés à son indépendance, et non d’un maître intérieur. Un maître devient facilement un tyran. Un allié intéressé à son indépendance comme la France lui prête, à l’Italie, ce qui lui manque, des armes, et ne menace aucune de ses nationalités. La France a reçu du ciel ce rôle. Son protectorat temporaire ne vaut-il pas celui du Piémont ? Le Piémont lui demande d’être savoisienne, la France ne lui demande que d’être l’Italie.
XXVI
Telle fut, sans doute, la pensée du traité sur le champ de bataille de Villafranca ! Cette pensée était tronquée, mais française et italienne ; démentie le lendemain par le Piémont, torturée et violentée par l’immixtion funeste de l’Angleterre, cette pensée a sombré dans les négociations. Le Piémont a forcé la main à la nature ; Turin et Londres retournent aujourd’hui, contre la pensée de la France, le sang de la France versé en Italie. Mais la pensée du Piémont est courte ; la pensée de l’Angleterre mériterait de porter un nom plus pervers ; les souvenirs immortels de chaque glorieuse nationalité de l’Italie se soulèveront contre ces annexions qui les confisquent ; ces nationalités ne consentiront pas longtemps à perdre leurs noms, leur histoire, leurs monuments dans le nom et dans les camps de Turin. Le Piémont aura sa grande et honorable place qu’il a achetée de son sang dans l’Italie subalpine, mais il ne prendra pas la place de l’Italie tout entière. Le coup de tête d’un cabinet sauvé par la France et égaré par l’Angleterre ne prévaudra pas contre le coup d’État des peuples revendiquant leurs noms, leurs personnalités, leurs capitales, leur gloire dans la famille italique. L’Italie reviendra à sa forme italienne, la confédération. Elle n’aura pour maître que le génie italien, elle n’aura pour gouvernement général qu’une diète d’États libres, où le droit de chacun, confondu dans le droit de tous, défiera l’Europe, mieux par le respect que par les armes, d’attenter à tant d’inviolabilités à la fois.
XXVII
Et qui empêchera désormais une confédération italienne de devenir la forme d’une renaissance de la terre qui fut Rome ? Les Italiens, si magnifiquement doués par la nature, sont les mêmes génies et les mêmes caractères dans un autre milieu européen. La lumière qu’ils ont autrefois répandue dans le Nord leur revient du Nord comme un reflet répercuté de leur propre et primitive splendeur ; de longues servitudes n’ont fait que les affamer de plus d’indépendance de sol et de liberté d’esprit : c’est une grande race dans de petits peuples, mais ces petits peuples forment de nouveau une grande race.
Encore une fois, réfléchissez, peuples de l’Italie ! N’adoptez pas la forme d’une monarchie unitaire chimérique, qui vous compromet, contre la forme d’une confédération d’États libres, qui vous sauve ! Absorbés, vous tomberez avec la faible monarchie qui vous enserre ; ligués, vous resterez debout dans toutes les secousses de l’Europe. On vous respectera d’autant plus que vous aurez plus de noms, plus de corps, plus de droits nationaux, plus d’alliances traditionnelles et défensives en Europe. Monarchisés, vous êtes menaçants comme les armes du cabinet qui vous annexe ; confédérés, vous êtes inoffensifs pour tout le monde, inviolables seulement chez vous ! La liberté constitutionnelle à laquelle vous aspirez sera justement plus assurée chez vous qu’à Turin ; ce n’est plus l’arbitraire d’un roi soldat qui vous mesurera selon ses intérêts cette liberté constitutionnelle, et qui vous la changera en dictature militaire au premier tocsin ; c’est vous-mêmes qui vous la donnerez selon vos mœurs et vos lumières, et qui ne la mesurerez qu’à vos vertus publiques ! Cette confédération, sous le protectorat de la France et de l’Europe, n’a besoin que de se proclamer pour être reconnue. Si vous avez besoin d’une épée en attendant que la vôtre ait repris la trempe de vos temps héroïques, l’épée de la France est plus longue que celle de la maison de Savoie.
Proclamez donc la constitution fédérative de toutes les Italies au-dessus et en dehors de toutes vos constitutions intérieures.
Constituez la diète, la diète de la résurrection !
Vous ressuscitez sous tous vos noms, sous toutes vos formes, sous toutes vos souverainetés nationales ; vous ressuscitez dans la liberté, et non dans l’annexion, forme de la discipline militaire.
De Turin à Reggio ou à Palerme, il n’y a pas un peuple, il y a dix peuples ! Les liguer entre eux, c’est donner à chacun d’eux la force de tous ; les annexer, c’est donner à tous la faiblesse d’un seul ! Supposez le Piémont vaincu dans une seule bataille, que devient l’Italie annexée à une seule épée ?…
XXVIII
Cette confédération, qui a déjà existé chez vous deux fois, sous la forme de ligue lombarde ou italique, n’est qu’une tradition de votre nature et de votre histoire. Quoi de plus facile que de la renouveler ? Trois mois d’un congrès italien y suffisent, et, à l’exception de l’Angleterre, l’Europe s’y prête, ou par prédilection pour vous, ou par nécessité. Les vents sont pour l’Italie ; ne faites pas fausse route, et vous surgirez à pleines voiles à votre horizon, l’indépendance !
Les nationalités diverses de l’Italie respectées comme les vérités du sol ;
Les constitutions intérieures de chacune de ces nationalités laissées au libre arbitre des divers États, et reliées seulement par une diète italique à une constitution générale de toute l’Italie ;
La Sicile et Naples, unies ou séparées, fournissant à la confédération leur contingent de députés et au besoin de subsides et de troupes remis au pouvoir exécutif extérieur de la patrie italienne ;
Rome, livrée à son propre arbitre, réglant sa constitution elle-même selon les besoins de son administration temporelle et les convenances de son pontificat spirituel ; aucune main armée, profane et étrangère, interposée entre les souverains et les peuples, théocratiques, monarchiques ou républicains, à leur gré ;
Rome capitale des capitales d’Italie, siége de la diète italique, ou bien une capitale fédérale alternative ;
Florence, souveraine d’elle-même, monarchie, duché ou république, se gouvernant selon son génie, ou dans l’activité de ses Médicis, ou par le patriotisme de ses grands citoyens, ou par la douceur de son réformateur Léopold ;
Turin, rentré dans ses limites, monarchie militaire, sentinelle de l’Italie septentrionale, bouclier de la Péninsule au nord, se désarmant au midi pour ne pas opprimer ce qu’elle protége, s’interdisant ses alliances séparées et suspectes avec l’Angleterre, offrant ses généraux et ses soldats à la défense de la patrie fédérale ;
La Lombardie, principauté ou république, indépendante du Piémont, se modelant pour son organisation en cantons lombards, semblable à ces cantons helvétiques dont ce pays a le sol et les mœurs ;
Venise, ville hanséatique sous la double garantie de l’Allemagne et de l’Italie, reprenant sous sa république et sous ses doges non plus sa place militante et conquérante que la marine de l’Europe ne lui laisse plus, mais sa place commerciale et artistique que son génie, plus oriental qu’italien, lui assure ; ses provinces de terre ferme neutralisées comme Venise elle-même, et constituées ainsi pour la paix, laissant une zone de sécurité et d’inoffensivité inviolables entre le Tyrol et l’Italie :
Sous le drapeau d’une neutralité européenne, de nouvelles guerres ne sont nullement nécessaires pour une constitution semblable de l’Italie. Un congrès constituant de l’Europe y suffit. Ce fut la première pensée qui jaillit du sang encore chaud de la France après la victoire de Solferino et la paix de Villafranca. Les premières pensées sont l’éclair des situations difficiles. La révélation tardive sortie d’une guerre fatale à tant de braves aurait été aussi la révélation de la paix ; pourquoi la maison de Savoie et l’Angleterre ont-elles réussi à fausser cette pensée en l’exagérant ? La confédération italique aurait jeté du moins ses racines dans ce sang. La monarchie piémontaise absorbant l’Italie annexée est la pensée de l’envie britannique contre la France, de l’ambition sarde contre l’Italie, pensée folle comme l’ambition, hostile comme la haine, pensée punique qui trompera bientôt les deux puissances qui l’ont conçue et qui trompera l’Italie elle-même, qu’elle constitue sur un perpétuel champ de bataille, au lieu de la constituer en un faisceau de droits et de libertés.
C’est la conquête, ce n’est plus la liberté !… »
XXIX
C’est ainsi, selon nous, qu’aurait parlé le sage et profond patriote italien Machiavel, si son esprit avait pu être évoqué dans un comice italien, la veille des annexions de Gênes, de Milan, de la Lombardie, des Romagnes, de Florence, de la Toscane, de la Sicile, et bientôt de Rome et de Naples ! Si l’on en doute, qu’on relise Machiavel, comme je viens de le relire : on retrouvera partout en lui cette pensée de l’inviolabilité des groupes nationaux qui composent l’Italie, et de l’équilibre entre ces nationalités reliées par le lien fédératif ; c’est l’homme de la ligue italique.
Machiavel, comme Montesquieu, voyait de loin et voyait juste. Si l’Italie l’avait écouté, elle serait libre ; si elle ne l’est pas, que la responsabilité de ses réactions futures ne retombe pas sur la France, qui a versé son sang pour les Italiens ; mais que cette responsabilité retombe sur le radicalisme d’annexion du cabinet de Turin, et sur l’impulsion intéressée du cabinet de Londres, qui pousse le Piémont aux abîmes, au lieu de guider, comme nous, l’Italie à la régénération et à la liberté.
L’intervention de la France ne peut pas aboutir ainsi à une agitation sanglante et stérile ; la volonté de la France n’est pas un de ces boulets à demi-portée qui font des victimes sur leur trajet et qui n’arrivent pas au but. Le but, c’est la régénération de l’Italie. La régénération de l’Italie est dans une confédération italique sous l’alliance naturelle et éternelle de la France.
Italiens ! que d’autres vous flattent et vous perdent. Le premier hommage qu’on doit à un grand peuple, c’est la vérité. Vous êtes dignes de l’entendre, vous êtes capables de l’accomplir !
Affranchissez-vous, ne vous aliénez pas ; soyez libres, mais soyez vous-mêmes ! Votre nom est trop beau, n’en changez pas !