(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre quatrième. Éléments sensitifs et appétitifs des opérations intellectuelles — Chapitre deuxième. Les opérations intellectuelles. — Leur rapport à l’appétition et à la motion. »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre quatrième. Éléments sensitifs et appétitifs des opérations intellectuelles — Chapitre deuxième. Les opérations intellectuelles. — Leur rapport à l’appétition et à la motion. »

Chapitre deuxième
Les opérations intellectuelles. — Leur rapport à l’appétition et à la motion.

I. Rôle de l’appétition et de la motion dans l’attention. — II. Rôle de l’appétition et de la narration dans le jugement. Nature de la croyance. — III. Rôle de l’appétition et de la motion dans la généralisation. Les idées générales. — IV. Rôle de l’appétition et de la motion dans le raisonnement. Induction. Déduction. Analogie. — V. L’imagination.

I
Rôle de l’appétition et de la motion dans l’attention

I

L’attention est la réaction intellectuelle déterminée vers un objet sous l’influence d’un désir ou d’une volition. Le sensualisme brut de Condillac avait tort de définir l’attention une sensation dominante ; c’était la faire venir tout entière et directement du dehors. L’objet qui cause actuellement la sensation la plus forte n’est pas toujours celui qui détermine la direction de la pensée ; je puis, sur une surface brillante, faire attention à un point obscur qui produit une sensation très faible. La direction de la pensée n’en est pas moins déterminée ; elle l’est par l’état général de la conscience et de l’appétition à un moment donné, par l’ensemble de nos tendances intérieures correspondant à la direction des mouvements cérébraux.

Au point de vue physiologique, l’attention a pour effet final une concentration d’efforts musculaires. Si je veux faire attention à un objet que je regarde, écoute, palpe, flaire ou savoure, je produis des efforts musculaires dans la direction de mes divers sens ; je tends les muscles de ma main pour mieux palper, ceux de mes yeux pour les accommoder à l’objet et à la lumière, etc. Ces mouvements sont visibles. Même quand je fais attention à la simple représentation d’un objet absent, je commence des mouvements semblables. L’idée la plus pure, encore une fois, contient toujours quelque représentation sensible, est toujours accompagnée de quelque mouvement et de quelque effort ; dans la méditation, cet effort se manifeste sur le visage même par la tension et l’immobilité des traits. L’attention est donc, au point de vue physiologique, un phénomène d’innervation motrice. C’est pour cela qu’elle produit, comme l’expérience le prouve, un afflux sanguin correspondant à l’afflux nerveux et à la dépense des nerfs, que le sang doit réparer. De là combustion et chaleur à la tête, phénomènes d’électricité, etc. L’effet sur les muscles n’est qu’un résultat ultérieur, quoique constant.

Selon M. Ribot, l’attention sous ses deux formes, spontanée et volontaire, « est un état exceptionnel, anormal, qui ne peut durer longtemps parce qu’il est en contradiction avec la condition fondamentale de la vie psychique : le changement. L’attention est un état fixe ». D’où M. Ribot conclut que l’attention, comme tous les états intellectuels, est quelque chose de surajouté, d’artificiel, etc. A notre avis, si l’attention volontaire, avec effort, est un état de travail, conséquemment plus ou moins exceptionnel et instable, on n’en saurait dire autant de l’attention spontanée. Il est difficile de faire attention longtemps à la même chose, oui ; mais nous ne cessons de faire attention à une chose que pour reporter notre attention sur une autre différente. Il y a toujours réaction psychique à l’égard des impressions, et cette réaction est toujours un commencement d’attention, pour peu que l’impression soit aperçue. Même quand nous nous laissons aller à la rêverie et à ce qu’on nomme la distraction, il y a toujours dans le « polyïdéisme » quelque chose qui domine plus ou moins momentanément, qui se détache plus ou moins vaguement de la masse confuse.

On établit une opposition trop tranchée entre l’attention spontanée, où l’objet semble agir par son pouvoir intrinsèque, et l’attention volontaire, où le sujet agit par des pouvoirs que M. Ribot appelle « extrinsèques, c’est-à-dire surajoutés ». Le maximum d’attention spontanée et le maximum d’attention volontaire, selon M. Ribot, sont « parfaitement antithétiques, l’une allant dans le sens de la plus forte attraction, l’autre dans le sens de la plus forte résistance. » Quelque vérité empirique qu’il y ait dans ces observations, nous croyons que l’antithèse est au fond artificielle. On va toujours dans le sens de la plus forte attraction : si l’attrait n’est pas extérieur et immédiat, il est intérieur et médiat, mais il est constant. Il y a toujours aussi une certaine résistance à vaincre, très faible dans l’attention spontanée, forte dans l’attention volontaire. C’est donc simplement le degré de résistance qui, par le degré d’effort qu’il exige pour être surmonté, caractérise l’attention volontaire. La distinction de l’attention volontaire et de l’attention spontanée n’est qu’une distinction de degré. L’attention n’est pas un fait additionnel, quelque chose qui surviendrait au-delà et au-dessus de ce contenu de la conscience auquel, comme on dit, l’attention est accordée. L’attention est, au fond, la conscience même, et principalement, à son degré de développement supérieur, la conscience de soi se saisissant dans sa réaction sur les impressions extérieures. L’attention indique la connexion définie et momentanée d’un contenu donné de la conscience avec le sentiment de l’existence individuelle99. La différence entre l’attention et la conscience pure et simple, c’est que, dans l’attention, un fait donné a des concomitants capables de le lier pour un moment d’une manière déterminée avec le contenu général qui prévaut alors dans la conscience de soi qu’a l’individu. C’est donc une sorte de cohésion ou d’affinité, une liaison établie non seulement entre telle représentation et la conscience générale, mais encore entre telle représentation et la conscience du moi, si bien que le moi se voit réagir, intervenir dans le maintien de telle représentation par l’appétition qui se dirige en ce sens.

Le côté mental de l’attention, ce qui pour notre conscience même en fait le fond, à savoir la tendance de l’appétition vers un certain but, avec direction simultanée de l’activité intellectuelle vers ce but, n’est-il encore qu’un épiphénomène, un aspect surajouté ? M. Ribot ne va pas jusqu’à dire que les mouvements qui accompagnent l’attention soient ou l’effet, ou la cause de l’attention même : selon lui, ils en sont des éléments constitutifs, des facteurs. Soit, mais alors il en faut dire au moins autant du désir mental, de la tension du vouloir et de la concentration de la pensée : ce sont tout au moins des éléments et des facteurs de l’attention, fût-ce au même titre que les mouvements musculaires. Mais nous irons plus loin, et nous ne pensons pas que les mouvements musculaires soient des éléments constitutifs de l’attention, même du côté physique ; ils sont, à nos yeux, les effets d’un mouvement cérébral, non encore musculaire, d’une innervation qui, elle, est vraiment le facteur physique de l’attention comme le désir en est le facteur mental. Et nous croyons, enfin, que c’est le même processus qui s’aperçoit intérieurement, directement, comme volonté de connaître telle chose, et extérieurement, par son contre-coup sur les sens du tact et de la vue, comme mouvement cérébral d’innervation aboutissant à des mouvements musculaires100.

L’attention a joué un rôle considérable dans la sélection naturelle, pour protéger l’individu contre les influences destructives et pour lui donner le pouvoir, non seulement de s’adapter au milieu, mais d’adapter le milieu à soi. Ici encore nous croyons que, si l’élément psychique de l’attention n’était que du superflu, il ne se serait pas produit. En vertu même de la théorie de l’évolution, tout ce qui apparaît, tout ce qui s’organise et dure doit cette durée à son utilité de fait. Donc, si l’élément mental est venu (par je ne sais quel miracle) se surajouter, c’est qu’il était un facteur utile de l’évolution ; et si le mental préexistait déjà à l’état diffus dans le mécanisme antérieur, il en résulte que le prétendu mécanisme avait déjà des éléments psychiques. Or, une fois admis le psychique dès le début de l’évolution, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour lui donner la primauté, en disant que c’est le mental qui est l’intérieur véritable du processus, dont le mécanisme exprime la forme et les rapports extérieurs.

II

Quel est le véritable pouvoir de l’attention consciente sur la sélection des idées ? La première loi, c’est que l’attention diminue la force des représentations dont elle se détourne. C’est ainsi, comme on sait, que Pascal diminuait l’intensité de violentes douleurs en concentrant son attention sur un problème de géométrie. — Cet effet s’explique par la loi de l’équilibre et de l’équivalence des forces. Si je concentre l’innervation sur un point, je la diminue par cela même sur d’autres points. Une petite douleur peut en soulager une grande : on se mord la langue pour sentir moins une violente souffrance, on dépense du mouvement en gestes convulsifs pour retirer de ¡’innervation à un point du corps violemment atteint et pour diminuer ainsi la douleur. L’attention produit de même ce que les physiologistes appellent un effet suspensif et inhibitoire sur les centres affectés par la douleur, quand elle se porte vers un autre objet, tout comme je puis, par ma volonté, produire pendant quelques instants un effet suspensif sur ma respiration.

Il résulte de la loi précédente qu’un excès d’attention consciente et de méditation volontaire peut parfois nuire au succès d’une opération, comme la recherche d’un souvenir oublié, mais en tant seulement que cette opération est automatique, car, du côté intellectuel, l’attention ajoute de la force aux idées sur lesquelles elle se concentre et dont elle est déjà en possession. Si un pianiste exercé veut faire attention à toutes les notes d’une gamme rapide, il contrarie en le suspendant le jeu automatique de ses mains avec les associations inconscientes de ses mouvements ; il leur enlève au profit de sa conscience analytique une partie de l’innervation nécessaire, et la synthèse naturelle se fait mal.

De même, quand nous cherchons un souvenir, si nous concentrons trop notre attention sur un point particulier, nous empêchons le courant nerveux de se répandre dans les divers groupes de fibres cérébrales et d’associations aboutissant à l’objet cherché. Pour peu que nous ne soyons pas dans la bonne voie, plus nous cherchons et moins nous trouvons. Au contraire, laissons l’esprit se détendre et le courant nerveux s’irradier ; il arrive qu’après un certain temps l’association cherchée se produit spontanément, par l’effet d’un désir général de trouver dans telle direction ; en s’étendant de courants en courants, l’espèce d’aimantation cérébrale suscitée par le désir a fini par « induire », parmi les courants sympathiques, celui qui répond à l’idée désirée. La méditation et l’inspiration spontanées ne sont donc pas en raison directe l’une de l’autre. L’inspiration spontanée est due à l’automatisme des associations d’idées, qui fonctionne dans le cerveau d’une manière souvent inconsciente pour nous, sous l’influence d’un désir dominant et plus ou moins précis. La méditation peut entraver l’inspiration quand elle lui dérobe une partie de l’innervation nécessaire. Mais, même dans ce cas, la conscience suppose une force qui intervient dans le cours des idées : alors même qu’elle le détourne, elle montre encore son pouvoir. Si elle est parfois un obstacle au lieu d’une aide, toujours elle agit.

La véritable utilité de la conscience, dans l’inspiration, c’est de poser, par le désir, le but et l’effet final à atteindre : les moyens se présentent ensuite d’eux-mêmes en vue de la fin. Ainsi procèdent l’orateur et l’artiste inspirés. Nous nous proposons telle idée, a dit F. Ravaisson dans une de ses pages les plus souvent citées : « des profondeurs de la mémoire sort aussitôt tout ce qui peut y servir des trésors qu’elle contient. Nous voulons tel mouvement et, sous l’influence médiatrice de l’imagination, qui traduit pour ainsi dire dans le langage de la sensibilité les dictées de l’intelligence, du fond de notre être émergent des mouvements élémentaires dont le mouvement voulu est le terme et l’accomplissement. Ainsi arrivaient, à l’appel d’un chant, selon la fable antique, et s’arrangeaient, comme d’eux-mêmes, en murailles et en tours, de dociles matériaux101. » De Hartmann dit semblablement que, la volonté ayant posé le but, « l’inconscient » intervient pour le réaliser. Cet inconscient, selon nous, n’est autre que le travail cérébral procédant sous l’impulsion d’un désir. Au lieu de voir ici un exemple de finalité mystérieuse, une inspiration providentielle, une magie divine, nous y voyons une série de mouvements enchaînés par les lois du choc et de l’équivalence des forces. Le dieu inspirateur des poètes et des artistes, c’est la marée montante des associations, où toutes les ondes nerveuses, sous l’attraction d’une force commune, se soulèvent et s’entraînent l’une l’autre dans la masse frémissante du cerveau.

La conscience n’a pas pour cela, dans l’inspiration, le rôle passif que lui prêtent MM. Ribot et Maudsley ; non seulement c’est elle qui pose la fin et l’idée principale, mais c’est elle encore qui dirige le cours même des idées secondaires. Sans doute elle ne peut empêcher l’association de lui offrir telle ou telle idée, mais elle peut réagir et rejeter ce que l’automatisme lui offre, jusqu’à ce qu’il lui offre ce qui convient à son projet. Le déterminisme intérieur revient sur lui-même et se modifie par la conscience qu’il a de soi et par le sentiment agréable ou pénible de son processus. C’est ainsi que la conscience refait sur un plan nouveau ce qu’avait ébauché un mécanisme inconscient. Bien plus, outre sa puissance négative de refus, la conscience a aussi le pouvoir positif d’accroître par la réflexion la force des idées convenables à son dessein ; or, quand une idée, devenue ainsi prédominante, a multiplié sa propre force en se réfléchissant sur elle-même, elle devient un centre d’attraction irrésistible pour les autres idées et produit ainsi parmi elles une sélection intelligente. Outre l’inspiration spontanée dont nous parlions tout à l’heure, il peut donc exister une inspiration réfléchie qui, au lieu de se faire dans l’obscurité de l’inconscience, s’accomplit au grand jour de la conscience. Les hautes idées qui dirigent les penseurs sont des soleils qui agissent par leur lumière même et non pas seulement, comme les autres, par une gravitation en apparence indépendante de leur lumière.

La deuxième loi de l’attention est que le courant nerveux, plus intense dans une direction déterminée, rend les nerfs plus sensibles à des impressions faibles : l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût gagnent en finesse et distinguent des différences qui, sans cela, n’auraient pas été distinctes ; c’est là une loi bien connue. N’a-t-on pas cent fois remarqué qu’en dégustant un vin on en reconnaît l’arôme et le cru ? qu’en flairant une odeur composée de rose, de jasmin et de violette, on en peut discerner les principaux éléments ? Les nerfs sont comme des cordes de violon qui vibrent mieux et plus rapidement quand elles sont tendues. Et cette loi en entraîne une autre. L’attention consciente, en réalisant ainsi une partie des conditions nécessaires à la perception, rend la perception plus facile. Aussi la vitesse de la perception est-elle augmentée. C’est ce que prouvent les expériences « psychophysiques » : si je suis attentif, la durée nécessaire à la perception devient de plus en plus voisine de zéro. La perception à laquelle on fait attention est attendue, donc pressentie, donc déjà partiellement sentie et commencée ; la conséquence est une plus grande rapidité dans l’achèvement. Quelquefois même l’attente suffit à produire la sensation attendue, qui devient ainsi hallucinatoire ; c’est ce qu’ont bien montré James Sully et Richet. Faites croire à des personnes qu’il y a dans un jeu de cartes une carte magnétisée qui leur donnera des sensations électriques, la plupart croiront sentir des frissons, des secousses dans la main, des éblouissements dans la vue. En un mot, faire attention à une représentation, c’est l’accroître et l’achever en soi-même, comme si notre main passait à l’encre un dessin vaguement crayonné. Le souvenir cherché est un souvenir dont on a trouvé le commencement ; le problème posé est un problème dont la solution se prépare. De là la puissance des idées directrices.

Le pouvoir de distinguer par l’attention, de percevoir et d’apercevoir, est-il illimité ? Non. Rien ne nous garantit que, par un accroissement graduel d’attention, toute différence des sensations doive devenir pour nous reconnaissable et en quelque sorte mesurable. Dans la sensation de tonalité, si on rend assez petites les différences dans le nombre des vibrations, on obtient une série de sensations qui ne peuvent plus être distinguées par l’observateur le plus attentif et le plus expérimenté. Si les limites de l’observation et de l’analyse étaient aussi celles de la sensibilité, il s’ensuivrait que tous les membres de la série, où chacun ne peut se distinguer de son voisin pour l’analyse, seraient semblables, c’est-à-dire qu’il y aurait une seule sensation de son. Il y a donc entre les sensations des différences plus petites que les plus petites différences aperceptibles. Et non seulement il y a des différences de sensations senties, quoique non notées et aperçues, mais il y a des sensations non remarquées et impossibles à remarquer, à apercevoir ; il y a, dans un amas complexe de sensations, des éléments qui ne peuvent être découverts à part. La perception attentive, l’observation distincte et analytique a donc des limites.

La troisième loi de l’attention est qu’elle maintient l’état de conscience auquel elle s’applique et lui communique ainsi une durée plus grande, au lieu de le laisser passer aussi rapidement que les autres. Cette action sur la durée n’est pas moins importante que l’action sur l’intensité, car l’idée maintenue dans la conscience (par exemple celle de tel plaisir ou, au contraire, de tel devoir) a par cela même le temps d’éveiller et les sentiments corrélatifs et les tendances corrélatives ; de plus elle suscite, par un phénomène d’induction, les autres idées qui ont des liaisons avec elle ; elle évoque donc tout un monde intellectuel et affectif dont elle est le centre de gravitation. Dans l’attention, surtout dans la volontaire, il y a toujours une idée maîtresse et directrice qui mérite de s’appeler une idée-force parce qu’elle devient un centre durable de tourbillon psychique et mécanique. Il y a à la fois adaptation intellectuelle à un but, finalité immanente, et concentration de mouvements selon une direction déterminée, mécanisme moteur.

II
Rôle de l’appétition et de la motion dans le jugement.

— Psychologie, garde-toi de la logique. — La psychologie, en effet, étudie surtout la genèse des états et opérations de la conscience ; la logique étudie les résultats une fois obtenus et leur structure ; elle prend pour ainsi dire les idées à l’état statique de cristallisation au lieu de les étudier dans le processus vivant et dynamique qui les forme. Le langage, si utile aujourd’hui pour l’expression de nos pensées, est lui-même un instrument d’erreur quand il s’agit de retracer l’évolution de nos pensées ; il nous fait juger l’animal d’après l’homme, l’enfant d’après l’adulte et même d’après l’adulte civilisé du XIXe siècle. Il introduit une discontinuité et une fixité artificielles dans le cours continu et fuyant des représentations ; il découpe la vie mentale en petits morceaux inertes dont le lien interne échappe. Dans le mot, l’idée cesse d’être une force, parce qu’elle ne paraît plus contenir en elle-même des conditions de changement pour d’autres états de conscience, corrélatives à des conditions de mouvement pour les molécules cérébrales. Le mot est essentiellement immobile et ne renferme de vertu mouvante que celle qui lui vient des idées suggérées. Analyser le jugement d’après la proposition, comme on le fait d’ordinaire, c’est donc s’exposer à des illusions logiques qui altèrent la vérité psychologique.

À l’origine, l’être animé ne se préoccupe pas de contempler les rapports des choses pour eux-mêmes ; il sent, veut et se meut. Ses jugements sont tous pratiques : ils sont des actions succédant à des sensations, des actions différentes succédant à des sensations différentes, des actions semblables succédant à des sensations semblables. Les jugements deviennent intellectuels dès qu’il y a réflexion sur les sensations et sur les réactions qu’elles provoquent. C’est l’attention volontaire et l’aperception intellectuelle qui créent le jugement proprement dit.

Le jugement est la réaction de la conscience à l’égard des sensations ; c’est l’aperception soit de leur existence, soit de leur nouveauté ou de leur ancienneté, soit de leur qualité, soit de leur intensité, soit de leurs relations avec d’autres sensations.

La forme la plus simple du jugement n’est autre que l’aperception d’un changement, d’une différence. L’animal, dans l’immobilité, voit tout d’un coup une chose qui se meut. Son attention est excitée en même temps que sa crainte ; il s’aperçoit d’un changement en dehors de lui ; s’il pouvait traduire ce qu’il éprouve, il dirait : « Il y a du nouveau » ou « cela remue ». Ce genre de jugements impersonnels et neutres, d’après beaucoup de philologues, constitue les jugements primitifs. S’apercevoir d’un changement, y faire attention et se préparer à agir en conséquence, c’est juger. Le jugement n’est donc, à l’origine, qu’une différenciation consciente et remarquée dans le continuum des représentations ; c’est, par exemple, la perception d’un son qui s’élève au milieu du silence et qui provoque un tressaillement, une mise en garde de l’être animé.

L’aperception des différences précède nécessairement celle des ressemblances, car, pour s’apercevoir que deux choses se ressemblent, encore faut-il qu’elles soient deux et que, par conséquent, on les ait préalablement distinguées, ne fût-ce que d’une distinction numérique. Là où il y a pluralité aperçue, il y a discernement de quelque différence, et toute ressemblance suppose pluralité. L’aperception de la ressemblance suit d’ailleurs immédiatement celle de la différence et achève le jugement. Dès que l’animal entend un son qui, par rapport au silence antérieur, est une nouveauté, si ce n’est pas le premier son qu’il entende, il assimilera aussitôt ce son aux autres sons qu’il a entendus ; il reconnaîtra un son, non une odeur ou une saveur. En un mot, il commencera à classer.

Il y a, on se le rappelle, une classification tout automatique des sensations et impressions, résultant de ce qu’elles ont des sièges différents dans le cerveau, — centre auditif, centre visuel, etc. Chaque sensation de la vue vient d’elle-même se ranger dans sa classe, elle éveille immédiatement le souvenir des sensations visuelles semblables, parce que l’excitation cérébrale s’irradie dans le centre visuel tout entier. En même temps, il y a des nuances nombreuses de sensations qui permettent de spécifier, tout en classant. Cette classification et spécification est aidée par les lacunes mêmes de notre sensibilité, qui ne perçoit les sensations que dans de certaines limites, sans percevoir les intermédiaires par lesquels la sensation de son se rattache, par exemple, à la sensation de chaleur ou de lumière. L’intelligence, pourrait-on dire, est faite d’ignorance en même temps que de connaissance, de lacunes en même temps que de plénitude : les lacunes aident à la discrimination ou séparation, puis à la classification, en un mot au jugement.

Il n’en est pas moins vrai que la classification proprement dite est une opération ultérieure, complexe et dérivée, et que les logiciens font erreur en confondant le jugement primitif avec une classification et une généralisation. Pour Kant, le jugement est un acte de subsomption par lequel nous rangeons un objet donné sous un concept plus général : l’or est un métal. — C’est toujours revenir à la théorie de la logique formelle, qui établit entre les objets des rapports de contenant à contenu, de tout à parties, et qui ainsi, en définitive, se représente toutes choses d’une représentation numérique et géométrique. La logique formelle finit par sacrifier la compréhension à l’extension. Telle n’est pas la logique réelle de l’être animé ; ce dernier se préoccupe fort peu des genres et des espèces ; il ne se préoccupe que des qualités des choses, de leurs différences, des changements qu’elles impliquent ou produisent : ce qui se remue, ce qui mord, ce qui blesse, ce qui est bon à manger, ce qui réchauffe, etc. C’est seulement plus tard, et à force d’expériences, que plusieurs bêtes dont on a été mordu viennent se ranger sous une image générique de bêtes mordantes. A la première morsure, on n’a pas besoin d’assimiler, ni de généraliser, ni de classer : on juge tout de suite qu’on est mordu et on se sauve, sans autre forme de procès logique.

L’ancienne théorie du jugement, à laquelle se rattache celle de Kant, supposait que l’esprit commence par des idées sans lien entre elles et sans affirmation, qu’on appelait de pures conceptions ; on croyait que l’esprit, par la comparaison de ces idées, — vraies idées sans force, — les unissait en jugements, et qu’ensuite, par la comparaison des jugements entre eux, l’esprit réunissait les jugements en raisonnements. Il est facile de voir combien ces distinctions sont artificielles. En premier lieu, les idées sans lien et sans affirmation, comme homme, animal, etc., loin d’être le commencement de la connaissance, en sont les produits. Leur simplicité n’est qu’apparente, car elles enveloppent une foule d’éléments associés et unis ; aussi contiennent-elles des affirmations sous-entendues. Par exemple, l’idée d’animal est le résumé d’un long travail intellectuel : comparaisons, abstractions, généralisations, jugements, raisonnements, dénominations, etc. C’est une sorte de formule scientifique, comme les formules chimiques : bioxyde d’azote, acide hypoazotique, etc., ou les formules biologiques : atropa belladona, primates, quadrumanes, etc. Concevoir l’idée d’animal, c’est affirmer qu’il y a ou peut y avoir des êtres qui se nourrissent, se reproduisent, se meuvent, etc., et que ces divers caractères sont unis. C’est donc juger et raisonner.

En second lieu, comme on l’a souvent remarqué, l’ancienne théorie du jugement est un cercle vicieux. Si les idées nous étaient données primitivement sans aucun lien entre elles et sans aucun lien avec la réalité, nous aurions beau ensuite les comparer, nous ne pourrions ni les unir entre elles ni les unir avec les objets. Aucune comparaison mentale entre l’idée du feu et celle de la brûlure ne nous apprendra que le feu brûle si nous n’en faisons pas l’expérience, si la cohésion des deux représentations n’est pas donnée dans une sensation complexe suivie de réaction. De plus, quand même nous pourrions établir un rapport dans notre pensée entre l’idée de feu et l’idée de brûlure, nous ne pourrions savoir si le lien qui existe entre nos idées se trouve aussi entre les choses. De même, ce n’est pas en comparant l’idée d’un moi abstrait sans existence et l’idée d’une existence abstraite sans moi, que je connais mon existence ; elle m’est donnée dans la conscience immédiate.

L’ancienne théorie du jugement ne s’applique donc qu’aux jugements dérivés, réfléchis, scientifiques. Ceux-ci sont des comparaisons, des généralisations, des classifications, par conséquent des raisonnements. Dire : l’homme est un animal, c’est classer l’espèce homme dans le genre des animaux ; ce qui suppose une série de raisonnements où l’on tient compte des différences, des ressemblances et de leurs rapports selon les lois de la nature. Les idées sont des fusions ou synthèses de jugements et de raisonnements. Une fois les idées produites, elles peuvent servir de base à leur tour pour de nouveaux jugements et raisonnements. La connaissance commence non par des idées, mais par des processus appétitifs, sensori-moteurs, lesquels enveloppent des jugements concrets et actifs, ou même, en un certain sens également concret, des raisonnements.

On a perfectionné l’ancienne théorie du jugement en supposant à l’origine non des idées proprement dites ou des concepts, mais de simples appréhensions de sensations sans lien, ou sans autre lien que l’association par contiguïté qui les a amenées102. — Nous répondrons que la simple appréhension ou aperception est déjà un jugement : remarquer une sensation nouvelle, une brûlure au contact du feu, c’est juger implicitement qu’il y a du nouveau et du douloureux, c’est attribuer une valeur objective à la brûlure, c’est être dans le monde réel, non dans un monde de sensations-fantômes, toutes subjectives. L’être animé, encore une fois, commence par sentir et réagir ; or, toute sensation aperçue et suivie d’une réaction aperçue devient parle fait même un jugement ; le lien réel de la sensation à la réaction n’a besoin que de se réfléchir dans la conscience pour devenir lien intellectuel. Il est donc bien vrai que la démarche primitive et essentielle de l’intelligence est le jugement.

On a fait aussi du jugement, non seulement l’opération intellectuelle par excellence en opposition avec les opérations sensitives, mais un acte de volonté libre, indépendant en soi de tout sentiment et de tout mouvement. Assurément il ne faut pas établir une séparation artificielle, comme font les spiritualistes, entre le jugement et la volition. C’est une conséquence de la théorie des idées-forces, nous venons de le voir, que les jugements sont eux-mêmes des actions, les actions des jugements ou même des raisonnements en acte. Seulement, au lieu de voir dans le jugement un acte de libre arbitre, nous y voyons la confirmation du déterminisme psychologique.

Le jugement a pour essence l’affirmation, et l’affirmation est d’abord une certaine union établie entre des sensations ou représentations (ainsi j’unis la représentation du tonnerre à celle de son, j’affirme le son du tonnerre) ; c’est donc une synthèse de représentations ; l’affirmation, de plus, est une projection au dehors de cette union établie entre mes représentations, en d’autres termes elle est une croyance que les choses sont comme je me les représente, une objectivation. Ainsi, affirmer que le tonnerre est sonore, c’est croire que ce qui est lié dans ma pensée est lié aussi dans les objets mêmes. Pour comprendre comment se produit l’affirmation ou la croyance, il faut donc chercher : 1° la nature du lien entre nos représentations, 2° la nature du lien qui unit nos représentations aux objets.

1. Le lien entre nos représentations n’est autre, à l’origine, que la réflexion de l’attention sur leur association naturelle dans notre conscience. Si, une première fois, le contact d’une flamme, une sensation de brûlure et un mouvement de recul coexistent, le lien actuel des sensations m’est donné de fait avec les sensations mêmes et avec la réaction appétitive, attentive et motrice qui en résulte. Ce lien n’est autre que l’actualité, l’actuation. Tout ce qui produit un processus sensoriel, appétitif et moteur, est lié de fait, puisque l’un des moments du processus entraîne l’autre.

De plus, ce processus n’étant pas indifférent, l’être animé s’aperçoit du processus, dont les divers moments restent à l’état d’échos dans son souvenir. Une lois donné naturellement, le lien des sensations et motions laisse une voie de communication ouverte dans le cerveau et persiste dans le souvenir ; il est acquis. L’habitude, par la répétition, le fortifiera, augmentera même la cohésion des représentations de feu et de brûlure, le passage facile d’un mode de vibration cérébrale à l’autre. Ajoutez à l’association des représentations entre elles leur association avec les mots, la cohésion sera plus forte encore ; le jugement sera devenu une proposition. L’affirmation intérieure se ramène donc à l’aperception de l’association qui existe entre les diverses sensations, entre les divers mouvements, surtout entre les sensations et les mouvements.

— Mais, objectera-t-on, le jugement consiste à saisir le rapport des termes ; or « les termes sont des images, mais le rapport n’est pas une image. » Nous avons déjà répondu plus haut que, si le rapport n’est pas une image objective (encore est-il tel dans l’intuition de l’espace et du temps), il est l’image ou représentation subjective d’un certain mode de sentir et de réagir : contraste, différence, ressemblance, etc., avec les mouvements corrélatifs de l’appétit.

Ceux qui, à propos du jugement, veulent ainsi maintenir l’abîme entre les opérations sensitives et les opérations intellectuelles aboutissent à cette théorie : « Aucune association n’est perception de rapport ou jugement. » — Il faudrait simplement dire, pour être exact : « Toute association n’est pas par cela même perception de rapport ou jugement », car il faut, pour juger, non seulement deux termes amenés par une association mécanique de contiguïté, mais encore la conscience de cette association, la réflexion sur les termes amenés, le sentiment de liaison et de cohésion entre ces deux termes. Cela revient à dire qu’il faut non seulement que les deux termes soient associés entre eux, mais encore qu’ils soient réfléchis avec leur liaison même dans la conscience ; en un mot, il faut qu’on ait conscience des relations concrètes, il faut qu’on les sente et qu’on y fasse attention ; mais nous avons vu que ce sentiment des relations est un sentiment comme les autres, accompagne de la réaction attentive, appétitive et motrice. — Un animal voit un éclair, dit-on, l’idée du tonnerre surgit dans son imagination, en vertu de l’association des idées ; cette seconde idée entraîne l’idée de la fuite et cette idée l’acte ; mais cela n’implique pas du tout que l’animal ait pensé un rapport quelconque entre l’éclair et le tonnerre, pas même le rapport de succession ; non plus qu’un rapport quelconque entre l’idée de tonnerre et l’idée de fuite. Car il aurait fui tout aussi bien si, la première idée disparaissant de son esprit au moment même où la seconde y faisait son entrée, et la seconde au moment où apparaissait la troisième, il avait été, par cela même, dans l’impossibilité d’apercevoir aucune espèce de rapport. Il y aurait alors pure succession, simple déroulement d’une série : dans le jugement, il y a perception de rapports, liaison logique entre tous les termes de cette série « Donc l’association des idées est l’occasion du jugement ; elle lui fournit une matière pour s’exercer, mais elle n’a en elle-même rien de commun avec le jugement103 ». — La conclusion dépasse énormément les prémisses : toute association n’est pas par elle-même un jugement, mais en résulte-t-il que le jugement n’ait rien de commun avec l’association ? Le jugement est distinct de l’automatisme spontané et suppose la conscience, la lumière réfléchie. Le jugement vient de ce que les divers états de conscience persistent sous forme de souvenirs, d’images encore conscientes, et s’agrègent : éclair, tonnerre, peur, fuite, tous ces états de conscience subsistent pendant la fuite de l’animal, et il n’est besoin que de réflexion pour changer ce souvenir, cette association en jugement : le jugement sera une nouvelle association, une association avec la conscience d’un changement d’état et avec le souvenir d’états semblables à l’état présent. Ce qui distingue le jugement proprement dit, avec ses éléments logiques de sujet, prédicat et copule, d’avec la simple association qui suit son cours sans être remarquée et réfléchie sur soi, c’est le conflit de représentations qui précède la fusion du sujet et du prédicat, et qui, par cela même, rend cette fusion distincte pour la conscience. Il y a là un dynanisme d’idées-forces dont les effets sont importants. Tout jugement d’expérience est d’abord, nous l’avons dit, l’aperception d’une nouveauté, d’une différence ; par exemple, un rocher que l’animal avait toujours vu immobile au-dessus de sa retraite se met à tomber et le blesse. Entre la représentation familière du rocher immobile et la représentation nouvelle du rocher tombant, qui contredit l’autre, il y a un moment de conflit ; il y a opposition entre les forces acquises tendant à faire concevoir le rocher immobile et la force nouvelle tendant à le faire concevoir comme mouvant. Ce conflit éveille l’attention, d’autant plus qu’il est une menace, peut-être même avec un commencement d’exécution. Mais au conflit succède la fusion entre le rocher autrefois immobile et le rocher qui maintenant tombe. Les deux moments sont donc 1° différenciés, 2° assimilés. Le sujet et l’attribut prennent alors dans la conscience des formes nettes, ainsi que le rapport qui les unit. Tout ce qui eût passé inaperçu est aperçu, jugé.

Les partisans de l’esprit pur, qui supposent que la pensée pure établit seule un lien entre les intuitions sensibles et les compare du haut de son unité, retournent en somme à l’ancienne théorie du jugement ; ils traitent les sensations, appétitions et motions consécutives comme des atomes sans lien qui auraient ensuite besoin d’être reliés par l’esprit. Nous avons vu que, s’il y a en effet réaction de la conscience sur la sensation, c’est une réaction appétitive, qui suffît à corroborer la liaison déjà réalisée soit entre les sensations mêmes, soit entre telle sensation et telle action.

2. Quelle est maintenant (chose plus importante et généralement mal expliquée) la nature du lien des représentations avec l’objet extérieur, qui fait que nous attribuons une valeur objective à notre jugement et complétons ainsi notre affirmation ?

Toute affirmation est l’affirmation d’une chose qu’on croit (au sens le plus général du mot), l’objectivation d’une croyance intérieure qui, selon ses divers degrés, est certitude, doute ou probabilité. Il faut donc avant tout rechercher en quoi consiste la croyance. Pour les uns, c’est un état d’esprit irréductible et indéfinissable ; pour d’autres, c’est un état tout passif et sensitif ; pour d’autres enfin, c’est un acte, et même un acte de volonté libre. Toutes ces discussions viennent, selon nous, de ce que la croyance renferme effectivement un côté passif et un côté actif ; elle est, selon nous, une passion suivie de réaction, une nécessité subie aboutissant à une direction déterminée de la volonté. Insistons successivement sur ces deux aspects, ou plutôt sur ces deux moments d’un même processus.

Au premier moment, il est certain que, dans la croyance, nous sommes passifs, parce que nous sommes contraints ; à ce premier stade, la croyance peut se définir la conscience d’une contrainte actuelle. Par exemple, si je reçois un coup qui me blesse, la sensation douloureuse de ce coup a un caractère contraignant qui est tel qu’il m’est impossible de ne pas croire à cette sensation et à la douleur qui en est inséparable. En général, la sensation a pour caractère ce qu’on nomme l’actualité, et c’est à cette actualité que se ramène l’évidence. Or, l’actualité de la sensation est celle d’une force subie, d’une passivité actuelle, autrement dit d’une activité actuellement modifiée. La sensation n’existe pas par moi, elle existe pour moi, sans moi, souvent malgré moi. De même qu’il m’est impossible de ne pas la subir, il m’est impossible de n’en avoir pas conscience. La conscience, c’est par excellence l’actuation, la réalité en moi et pour moi, origine et type de toute certitude, de toute croyance ; c’est l’immédiation de l’apparaître et de l’être. La modification qui envahit ma conscience sans que j’aie conscience de l’avoir voulue participe à l’immédiate actualité de la conscience même : c’est une passion introduite dans mon action et qui contraint mon intelligence par cela même qu’elle contraint ma volonté. En d’autres termes, j’ai conscience d’un effet dont je ne suis pas cause, et c’est ce caractère d’effet subi qui définit le premier moment de la croyance, qui lui donne un caractère de nécessité interne et de fatalité victorieuse.

Mais, en vertu de l’égalité entre la réaction et l’action, il m’est impossible de subir une action, sous forme de sensation consciente, sans réagir immédiatement par les divers modes de réaction qui me sont possibles. Le premier de ces modes est l’appétition, qui fait que toute sensation, à l’origine, provoque un intérêt, désir ou aversion. Même aujourd’hui, les sensations les plus indifférentes, si elles ont le degré d’intensité voulu pour être affirmées, ont par cela même le degré d’intensité voulu pour être aperçues et remarquées, conséquemment le degré d’intérêt nécessaire pour provoquer une certaine direction de l’appétition ou de la volonté. C’est la réaction appétitive. L’attention, ou réaction intellectuelle, en est la conséquence. Enfin la motion en est le corrélatif cérébral et même musculaire.

Nous arrivons ainsi au second moment de la croyance, qui est une réaction intellectuelle, appétitive et motrice. Il n’y a pas de croyance entière, pas de certitude complète si on n’est pas disposé à agir d’après ce qu’on a senti et subi, ou d’après ce qu’on se représente. C’est ce côté actif qui, réfléchi dans l’intelligence et y prenant conscience de soi, constitue proprement l’affirmation.

Le lien de l’affirmation à son objet est donc le lien qui unit la pensée, d’une part, à une action subie et sentie, d’autre part à une action exercée. Quand nous avons des représentations associées et liées dans notre esprit, nous tendons à agir, nous commençons d’agir, nous agissons déjà selon ces représentations, puisque toute représentation est accompagnée de mouvement et tend à se réaliser dans nos muscles. Affirmer n’est autre chose qu’agir ou réagir avec conscience ; et réciproquement, agir ou réagir avec conscience, c’est affirmer, c’est donner parle fait une valeur réelle à sa pensée, puisqu’on la réalise en mouvements et qu’on y conforme son activité104. L’action est l’actualité par excellence. Pour affirmer que le feu brûle, l’enfant qui ne sait pas parler écarte sa main du feu, s’il en est près, ou accomplit par l’imagination ce mouvement, s’il en est loin. Quand il sait parler, tout se réduit à de simples mots, qui deviennent les substituts de ses actions comme de ses sensations. Ainsi comprise, l’affirmation objective est, au point de vue psychologique et physiologique, la réaction attentive, appétitive et motrice qui répond à la sensation. Elle a son premier germe dans le simple processus appétitif qui succède à une excitation et qui fait se contracter les membres de l’animal sous les influences du dehors ; elle est la conscience réfléchie de ce processus.

Il résulte de ce qui précède que l’affirmation complète suppose une direction de l’action, conséquemment une direction de la volonté. Descartes a entrevu ce caractère de l’affirmation quand il a dit que tout jugement est volontaire, sans apercevoir le côté passif et fatal qui se retrouve aussi dans tout jugement. On se souvient que, par cela même que toute idée et toute affirmation est inséparable d’un mouvement dont elle est la face consciente, elle tend à propager ce mouvement, elle enveloppe tendance et tension ; elle est l’anticipation d’un mouvement futur dans le mouvement présent, et c’est en ce sens que nous l’appelons une force. En fait, toute affirmation est un prélude à faction : c’est même la conscience de cette action commençante qui est, avons-nous dit, la principale caractéristique du jugement, de l’affirmation. Juger que la table est carrée, c’est commencer à se mouvoir par l’imagination jusqu’au centre de cette table pour se donner la sensation de ses quatre côtés. L’affirmation que l’eau est glacée enveloppe, dit Clifford, un amas de résolutions et de volitions ; elle veut dire que, étant données certaines conditions, j’irai et marcherai sur cette eau. Dire que le soleil est chaud, c’est dire que je suis disposé à agir et à me mouvoir comme si j’éprouvais telle sensation de lumière et telle sensation de chaleur. Un jugement ou assertion implique donc une exertion, une certaine action commençante des muscles, qui n’est pas encore actuellement portée jusqu’à tel point de l’espace ou du temps, mais qui s’y prépare ; cette exertion annonce une attitude de ma volonté telle que, par la suite, quand l’occasion viendra, l’action sera entreprise et menée jusqu’au bout. L’affirmation est donc une action à la fois commencée et suspendue, une volition bornée au point de départ, à l’attention et à l’aperception. C’est pour cela que la pensée suppose, physiologiquement, un courant nerveux qui aboutit non à un mouvement extérieur et complet, mais à un mouvement interne du cerveau qui en est le début.

Est-ce à dire qu’il y ait la moindre liberté dans la croyance ? Nullement. La réaction de l’intelligence et de la volonté même est absolument déterminée par la passion antécédente, qui caractérise la sensation ou la représentation. Dans le cas de la sensation actuelle, la chose est évidente : personne ne soutiendra que l’on puisse se dispenser de réagir affirmativement sous l’influence du soleil qui vous éblouit les yeux et d’affirmer ainsi l’actualité de sa sensation. Il ne peut y avoir doute que quand il s’agit de représentations et d’idées, qui enveloppent des sensations renaissantes. Mais, même alors, il y a un certain complexus de représentations et d’idées qui aboutit à une résultante, et celle-ci s’impose à nous par une contrainte actuelle non moindre que celle de la sensation. Il y a une espèce de panorama intérieur, de vision interne qui finit par se dégager du conflit des représentations, et c’est l’intensité présente ainsi que la netteté de cette vision interne qui déterminent l’intensité de la croyance corrélative. La croyance est la conscience réfléchie de l’état général où se trouve notre intelligence, avec toutes ses sensations et représentations actuelles ; elle est une répétition, un écho, qu’il ne dépend pas de nous d’empêcher ; elle est suivie immédiatement d’une réaction appétitive et motrice déterminée par l’état émotionnel que produit l’état intellectuel. On peut, par le langage, mal traduire l’état réel de son intelligence, mais la croyance interne et vraie est toujours une traduction exacte de la contrainte subie par nos facultés sensitives et représentatives.

Ce n’est pas à dire que nos sentiments et nos volitions n’aient point une influence indirecte sur nos croyances. Ils agissent en tant que contribuant à déterminer : 1° les constituants actuels, 2° l’ordre de groupement actuel du champ de la conscience à un moment donné. Les sensations mêmes, et à plus forte raison les représentations et idées, sont intensifiées ou affaiblies par nos sentiments et volitions ; de plus, leur ordre et leurs relations sont modifiés par les mêmes causes. En un mot, le paysage intérieur est altéré dans ses éléments et dans son plan même par les émotions et les volontés ; il en résulte que la vision interne est elle-même altérée et que la réaction consécutive l’est à son tour. Mais c’est là un effet fatal de la volonté même, qui, en intervenant dans le spectacle intérieur, a modifié l’aspect intellectuel de ce spectacle. Cette action indirecte ne saurait constituer la liberté de la croyance, pas plus que la corruption des témoins dans un tribunal ne constitue la liberté du juge.

La croyance, en définitive, est la résultante, à la fois passive et active, d’un conflit de représentations dont chacune tend à une action conforme ; elle est l’effet final des idées-forces réfléchi dans la conscience.

Supposez donc, chez un enfant, une conscience entièrement vide dans laquelle apparaîtrait une représentation unique, « celle d’un cheval ailé », pour prendre l’exemple de Spinoza. Il est clair que cette représentation du cheval ailé, étant seule, sans qu’aucune perception ni aucun souvenir la contrarie, constituera toute l’actualité pour l’intelligence de l’enfant : le cheval ailé sera présent pour l’enfant, et, à lui seul, sera tout l’objet de sa conscience : ce sera son univers, ce sera la réalité au-delà de laquelle il ne peut rien concevoir et contre laquelle il ne peut rien élever. Si cette intuition du cheval ailé imaginaire parvenait à se réfléchir sur elle-même et à se connaître, elle deviendrait affirmation de soi ; et si les motions corrélatives s’ensuivaient, l’affirmation de l’objet comme réel se traduirait en actes. Spinoza a donc parfaitement raison de dire que toute représentation non contredite est objectivée, affirmée comme elle est, par cela seul qu’elle est représentée. Et Spinoza a raison encore de dire qu’il y a dans cette apprehension d’un cheval ailé un jugement plus ou moins implicite, à savoir : je vois un cheval et ce cheval a des ailes. Quant à savoir si ce cheval vu existe hors de la conscience dans un monde étendu, c’est une question que l’enfant ne pose pas, puisqu’il lui manque les idées nécessaires pour la poser. Quand il la posera plus tard, il ne fera, pourrait-on dire, que mettre des idées et représentations nouvelles en conflit avec la première, et la résultante sera toujours la direction imprimée par la représentation la plus forte ou par l’ensemble de représentations le plus fort. Si les idées en lutte se contrarient de manière à se contrebalancer mutuellement, il y aura doute et suspension de jugement ; s’il y a un excès en faveur d’une idée ou d’un système d’idées, la réaction intellectuelle aura lieu de ce côté, et la réaction volontaire suivra, du moins à son début, sauf à être arrêtée en chemin par quelque intérêt venant à la traverse.

La portée objective du jugement, sur laquelle sensualistes et idéalistes ont tant disserté, s’explique en grande partie par l’action appétitive et motrice qui appartient à toute représentation, et qui se dépense en mouvements plus ou moins étendus dans une sphère plus ou moins large. A quel mouvement de la volonté et des organes aboutit une vague sensation d’odeur, comme celle que Condillac prête seule à sa statue ? A un mouvement aussi faible et aussi vague qu’elle-même. Cette sensation, à vrai dire, n’agit pas ou agit aussi peu que possible, elle n’a pas de vraie force motrice et pratique ; c’est cette stérilité qui fait qu’elle est à peine une connaissance « objective », ou plutôt qu’elle est une connaissance limitée à un point du temps, à un phénomène mort-né. Déjà une brûlure vive dans mon pied, qui provoque par action réflexe une contraction énergique de la jambe, est beaucoup plus féconde pratiquement et, par cela même, plus cognitive. Il y a ici une relation entre l’émotion et le mouvement qui se détache dans ma conscience, et qui donne à ma douleur un caractère plus pratique, plus réel, conséquemment aussi plus « vrai » qu’à une sensation confuse sans forte réaction. Maintenant, supposez que la représentation de la brûlure subsiste dans ma mémoire et y subsiste avec la représentation du feu qui l’a causée ; voilà un état mental beaucoup moins simple et beaucoup plus riche en relations que la simple sensation d’odeur. Quand je reverrai un feu semblable au premier, la vue de ce feu, renforçant le simple souvenir, me fera retirer ma jambe tout comme si j’avais éprouvé la brûlure. Cette représentation très pratique du feu, qui aboutit à un mouvement et se manifeste ainsi comme une force, est par la même raison beaucoup plus digne de s’appeler un jugement : c’est même l’ébauche de cette induction : « le feu m’a brûlé, le feu va me brûler encore. » Supposez enfin qu’en écartant ma jambe du feu je réussisse en effet à ne pas me brûler : voilà une complète harmonie entre le groupe de représentations qui était dans mon esprit au premier moment et le groupe qui s’y trouve au second. J’ai réussi à écarter réellement de ma conscience un certain état pénible : la force pratique de la représentation va croissant ; il y a une similitude, une conformité entre mes représentations actuelles et les représentations possibles que mes mouvements amènent à l’actualité. Dès lors, le caractère de connaissance objective va croissant. Enfin, la portée pratique se ramenant à un système d’actions et de mouvements, on peut dire de nouveau que c’est le rapport au mouvement, la force plus ou moins intensive et effective, qui fait le caractère plus ou moins objectif d’un état de conscience, la vivante vérité d’un jugement.

III
Rôle de l’appétition et de la motion dans la généralisation

C’est par les résidus des sensations qu’on peut expliquer en partie non seulement la reproduction d’un objet individuel, mais encore la formation d’une image générique. Si je vois successivement une certaine quantité d’arbres, il me reste dans l’esprit une représentation confuse de tronc, de branches, de feuilles, qui est l’image générique de l’arbre. On sait que F. Galton a reproduit artificiellement un travail analogue par des procédés purement mécaniques, en combinant plusieurs portraits de manière à former ce qu’il appelle un portrait générique ou typique. Il projette sur le même écran plusieurs portraits distincts, comme ceux des frères et des sœurs d’une famille, au moyen de lanternes magiques disposées de telle sorte que les images se superposent exactement. On pourrait croire qu’on aura ainsi un dessin grossier et confus ; au contraire, les traits communs, les traits de famille, se renforcent si bien que les autres disparaissent, et l’image obtenue est très nette : c’est le type de la famille. Galton s’y prend encore d’une autre façon. Il photographie sur la même plaque une série de portraits, en ayant soin de ne laisser agir la lumière sur chacun d’eux que pendant un temps très court, et il obtient une photographie qui est la moyenne ou la résultante des divers portraits. Chose curieuse, ces photographies ont un caractère individuel très marqué, et en même temps une pureté de lignes qui les rend souvent plus agréables à voir que les portraits primitifs. Galton a combiné ainsi les traits de six femmes romaines, qui lui ont donné un type d’une beauté singulière et un charmant profil générique. Il a obtenu un Alexandre le Grand, d’après six médailles du British Museum qui le représentaient à différents âges, et une Cléopâtre, d’après cinq documents. Cette Cléopâtre était beaucoup plus séduisante que chacune des images élémentaires. Ce qui est plus curieux encore, ce sont les images typiques d’assassins, de voleurs, de fous, etc. Voici, d’un côté une image générique obtenue par la fusion des photographies de dix assassins. Voilà d’un autre côté, une seconde image générique obtenue par la fusion des photographies de dix autres assassins. Si vous placez côte à côte les deux images répondant à des groupes différents, vous êtes frappé de leur ressemblance. Il y aurait donc, à en croire Gallon, un certain type d’assassins caractérisés. La photographie ainsi pratiquée est une sorte de statistique visible. De plus, elle nous fait entrevoir comment la nature, par une lente sélection, opère le triage des caractères d’une espèce et leur fusion dans les individus.

Mais il ne suffit pas, avec Galton et Huxley, d’expliquer les idées générales par la fusion d’images particulières dans une image composite. Des images génériques ne sont pas encore équivalentes à des concepts généraux, car une image confuse est, en elle-même, aussi particulière qu’une image précise. De là le problème qui a tant agité la philosophie du moyen âge : d’où vient la généralité des idées ?

Les conceptualistes distinguent le concept de l’image ou représentation. « Je ne puis sans doute, disent-ils, me représenter un triangle qui ne serait que le triangle en général, car toute représentation est particulière, mais je puis le concevoir. » Les nominalistes répondent que la conception d’un triangle suppose une certaine détermination de l’espace, que cette détermination consiste en lignes, que ces lignes supposent des mouvements ou des couleurs, et que ce qui reste finalement dans l’esprit, c’est une représentation plus ou moins vague des états de conscience correspondant soit au mouvement, soit à la vue des lignes colorées. Un concept relatif à des objets de perception, comme le cheval, l’homme, la couleur, le triangle, etc., ne peut être formé lui-même que de perceptions ; le total, ici, ne peut différer en nature de ses parties ; il est plus vague, mais il est toujours une représentation, une image, fut-ce à l’état naissant. Dans la pensée comme dans la nature, il n’y a rien de vraiment indéterminé et tout est particulier. De là la conclusion du système nominaliste, qui réduit les idées générales, en ce qu’elles ont de distinct des images, d’abstrait et de vraiment générique, à de simples signes. Les mots sont eux-mêmes des images substituées à d’autres, mais des images plus commodes, plus maniables, plus précises. Le mot est le substitut de l’image, comme l’image est le substitut de la sensation, comme la sensation est le substitut de l’objet sensible.

Les observations des nominalistes ne rendent pas entièrement compte de ce fait que notre pensée ne s’épuise pas sur des images particulières et sur des mots particuliers, ce qui devrait être s’il n’y avait rien autre chose dans la pensée. Selon nous, il faut : 1° faire ici une part plus grande au dynamisme des idées ; 2° expliquer mieux l’universalité virtuelle des images et des mots, qui sont réellement particuliers ; 3° distinguer mieux la matière et le sujet de la connaissance.

Nous l’avons montré ailleurs, il est inexact de se figurer la pensée dans un état de repos, attachée à une représentation fixe ou à un mot. Quand nous avons vu successivement un grand nombre de fois le bleu, le vert, le rouge, etc., il y a en nous tendance à nous mouvoir d’une représentation à l’autre, il y a mouvement intérieur d’oscillation d’une couleur aux autres. De même, il y a tendance à passer du nom d’une couleur particulière au nom des autres. En un mot, l’esprit n’est pas immobile sur une image immobile ou sur un mot immobile. C’est la mobilité de la pensée qui est la condition de la généralité ; c’est la conscience de cette mobilité qui fait que, tout en considérant une image particulière ou un mot particulier, nous sentons en nous quelque chose qui en dépasse les limites et s’étend même indéfiniment à tous les objets analogues. Au point de vue physiologique, il y a sub-excitation d’un certain degré d’énergie motrice dans les circonvolutions du cerveau autres que le nœud particulier où s’opère une décharge définie. Il y a une onde nerveuse qui tend à se propager et se propage toujours à quelque degré.

Le caractère général dépend de ce fait que l’image est sentie non seulement en elle-même, mais encore avec sa fonction représentative. Or, cette fonction consiste, d’abord, en ce que l’image qui est au foyer de la conscience, par exemple l’image de l’homme, évoque une multitude d’images semblables qui l’entourent comme autant de répétitions affaiblies d’elle-même : ces images occupent, dans la conscience, le champ de la vision indirecte et y produisent le sentiment de la pluralité, comme quand l’œil fixe directement un grain de sable et aperçoit indirectement tout autour d’autres grains de sable en nombre indéfini. L’image de tel homme est isolée, l’image de l’homme a pour cortège une multitude d’images d’hommes qui arrivent comme un flot dans les régions de la sub-conscience.

Ce n’est pas tout ; ce qui achève le concept général, c’est le sentiment de la similitude qui relie l’image vive et actuelle à toutes les images faibles, semi-virtuelles, de telle sorte que l’image d’homme ou le mot d’homme peut être pris comme signe représentatif de toute cette multitude.

Il résulte de ce qui précède que, par leurs rapports avec la mobilité de la pensée et avec la motilité des cellules cérébrales, les images particulières et les mots particuliers acquièrent une sorte de généralité virtuelle, non réelle. En d’autres termes, chaque représentation que je puis concevoir est bien particulière en soi, mais elle devient pour la pensée un moyen de mouvement et non de repos, elle acquiert une valeur générale. En un mot, une image commune et un nom commun sont des représentations à forme dynamique et motrice au lieu d’être des représentations à l’état statique. Il se produit alors dans le cerveau un courant éminemment inducteur et non une sorte d’électricité statique.

Il y a dans la pensée deux intermédiaires tout naturels entre les images particulières et les concepts généraux : l’espace et le temps, qui sont comme la pluralité devenue sensible et répandue devant l’imagination ; quand nous voyons une chose dans l’espace, nous en voyons en même temps une foule d’autres ; quand nous apercevons une chose dans le temps, nous avons une perspective indéfinie sur le passé. Le concept général, comme celui d’homme, est une image particulière associée à une foule d’autres images semblables dans l’espace et dans le temps, et jointe au sentiment de mobilité interne qui se traduit par une tendance continuelle à passer d’une image à l’autre, à déborder l’image particulière ; cette tendance est elle-même un sentiment de tension, d’énergie.

On a donc raison, en un certain sens, de dire que la généralité n’est pas dans la matière même de la pensée, dans quelque objet général que la pensée saisirait ou concevrait, car il n’y a rien de général, conséquemment d’indéterminé, ni dans les sens, ni dans l’imagination, ni dans la pensée même, pas plus que dans la nature. On a aussi raison de dire que la généralité est dans la forme de la pensée ; mais c’est à la condition qu’on se fasse une idée exacte de cette forme. Il ne s’agit ici ni d’une forme pure, ni d’une catégorie, ni de rien d’a priori. Cette forme est une manière de sentir et de réagir, un certain mode de sentiment lié à un certain mode d’action et de mouvement. Ce sentiment n’est autre, en dernière analyse, que le sentiment de la similitude, lié à une exertion de mouvements semblables qui, avant d’être exécutés et réalisés pleinement, sont sentis à l’état naissant et comme dans leur source vive. Le concept général est une image qui sert de point d’intersection à une multitude d’images et de mouvements semblables, entrevus d’une vision indirecte : en la fixant, on sent qu’elle est représentative d’une multitude mouvante, par sa relation de similitude avec toutes les autres images prêtes à renaître. La forme de la pensée, ici, n’est pas une catégorie, mais une fonction, et cette fonction elle-même est sensorielle et motrice : le rapport intellectuel de généralité est un extrait 1° du sentiment de ressemblance, 2° de la tendance à produire des mouvements semblables sous des excitations semblables.

Il en résulte que, si la généralité n’est pas dans la matière de la pensée, elle existe cependant d’une certaine manière dans le sujet pensant. Aucun objet de la pensée ne peut être vraiment général ; mais ce qui est général, c’est le pouvoir d’action et de mouvement dont j’ai conscience comme dépassant l’objet particulier sur lequel j’agis. La généralisation semble être l’acte par lequel je combine la conscience permanente de ma puissance de tension et de mouvement avec telle ou telle représentation particulière105.

Les idées générales, comme celles de famille, de patrie, d’humanité, sont, elles aussi, des idées-forces, et cela de deux manières : 1° par leur pouvoir d’éveiller une multitude d’images, ce qui fait qu’elles renferment en elles-mêmes une condition de changement et de mouvement intellectuel ; 2° par les appétitions et tendances motrices qui accompagnent les images renaissantes et qui font que le mouvement intellectuel tend à s’achever en mouvement volontaire, avec mouvement physique corrélatif106.

IV
Rôle de l’appétition et de la motion dans le raisonnement

Le raisonnement est une sorte d’expérimentation idéale et anticipée, une série d’actions imaginaires, conséquemment une esquisse de volitions ou appétitions liées à des processus sensori-moteurs s’engendrant l’un l’autre. Raisonner, c’est agir et pâtir d’avance par la pensée, λόγῳ, οὐϰ ἔργῳ.

I

L’inférence du particulier au particulier par association d’images est appétitive, automatique, ou, comme disait Leibniz, machinale. Son élément essentiel est cette perception d’une ressemblance que nous retrouvons au fond de toute pensée, avec la perception de la différence. L’enfant, apercevant une ressemblance entre la seconde épingle et la première, résout spontanément et appétitivement la proportion suivante : la première épingle touchée est à la première piqûre comme la seconde épingle touchée est à x ; il donne à x sa valeur, qui est une seconde piqûre. La représentation dans l’avenir d’un phénomène particulier semblable à un autre phénomène particulier n’en est pas moins déjà un commencement de généralisation, un premier mouvement vers les cas semblables de l’avenir. Deux est le commencement de plusieurs et de tous. Ce mouvement n’a besoin que d’être continué sans être infirmé pour devenir une généralisation complète, c’est-à-dire une complète union des représentations d’épingle et de piqûre indépendamment des temps et des lieux. L’induction spontanée, appétitive et automatique, est souvent voisine de l’inconscience et, par conséquent, se confond avec l’instinct. Quand nous nous rejetons en arrière pour éviter de tomber dans un trou, c’est à la fois action réflexe, instinct et induction spontanée. Les inductions d’abord réfléchies finissent, avec l’habitude, par prendre cette forme de l’induction instinctive. Je vois sur ma cheminée un disque couleur orangé ayant des rugosités ; d’après la disposition des ombres j’induis que c’est une sphère, que cette sphère a un coté que je ne vois pas, qu’elle est une orange, que cette orange a une écorce amère, un intérieur d’une acidité agréable, etc. Toutes ces inférences sont implicitement contenues dans la simple reconnaissance d’une orange. Le raisonnement procure une espèce de vision imaginaire qui remplit les lacunes de la vision réelle. Cette vision peut même aller jusqu’à l’hallucination : elle ne fait alors que mettre mieux en lumière les lois mécaniques qui la régissent. Au sortir d’une phase de sommeil hypnotique qui avait duré quelques minutes, une malade s’imagine qu’elle a dormi plusieurs heures ; M. Binet lui répond qu’il est deux heures de l’après-midi, quoiqu’il soit en réalité neuf heures du matin ; aussitôt la malade ressent la faim la plus vive. M. Binet voit là un raisonnement qui arrive-mécaniquement à se réaliser : « Il est tard, donc j’ai faim. » La conclusion est une hallucination cérébrale. Une malade de M. Richet, transformée par suggestion en archevêque de Paris, croit voir le président de la république, lui présente ses compliments de nouvel an et écoute la réponse du président en disant à voix basse : « Eau bénite de cour. » Une autre, transformée par suggestion en général d’armée, voit des chevaux, des aides de camp, donne des ordres, se sert d’une longue-vue. Dans ces exemples, M. Binet croit qu’on saisit sur le fait « le travail logique de l’esprit qui tire toutes les déductions possibles du thème qu’on lui impose ». Seulement, dans ces cas maladifs, la vision idéale surpasse en intensité la vision réelle. De même pour l’abbé somnambule cité par Ernest Bersot et qui écrivait des sermons pendant ses accès. Un jour, on plaça une feuille blanche sur la page d’écriture qu’il venait de terminer : il se relut sur cette page blanche, faisant çà et là des ratures et des corrections qui coïncidaient exactement avec le texte placé dessous. Il accomplissait ainsi son travail logique sur une image hallucinatoire, mais parfaitement exacte, de la page écrite : « il remplaçait la vue par le raisonnement. »

Pour représenter par comparaison le mécanisme du raisonnement et son rôle prépondérant dans la conscience, on a cité ces fleurs que le froid dessine peu à peu sur les vitres des chambres en congelant notre haleine ; elles ont beau offrir les formes les plus variées, elles ne sont que la mise en œuvre d’une même loi. Pendant que la cristallisation s’opère autour d’un premier cristal, l’angle sous lequel les molécules se groupent en ligne droite a une valeur constante ; des branches pointues s’élancent du tronc, et de ces branches d’autres s’élancent aussi en pointe, mais l’angle compris entre les branches principales ou secondaires ne varie jamais. De même que la cristallisation, dans ses accidents les plus bizarres, observe ainsi toujours une même valeur angulaire, de même le raisonnement, qui fait le fond de presque toutes les opérations mentales, les soumet toujours à une même loi. J’aperçois de loin un livre ; l’image actuelle éveille, par ressemblance, le souvenir du même livre déjà vu ; puis ce souvenir éveille, par contiguïté dans le temps, celui du contenu de ce livre : voilà ce qu’on appelle percevoir et reconnaître. C’est au fond un raisonnement : ma sensation actuelle ressemble à telle sensation passée ; ma sensation passée était accompagnée de telle autre sensation contiguë ; ma sensation présente évoque donc cette autre sensation107. — Nous proposerions une autre comparaison pour rendre plus intelligible ce procédé de raisonnement automatique. Supposez une lettre écrite en écriture sympathique capable de devenir manifeste par la chaleur ; je projette un rayon de chaleur sur un point, un mot apparaît, mais, comme le calorique s’irradie, le mot contigu se dessine à son tour. Si la feuille était consciente, elle reconnaîtrait par ressemblance le mot actuellement échauffe que la plume avait tracé jadis, et elle sentirait le mouvement de la chaleur qui passe par contagion aux mots contigus.

L’induction scientifique est une complication et un développement de la simple inférence appétitive. Si je recommence un grand nombre de fois à toucher la flamme qui m’a brûlé ou tout au moins à en sentir la chaleur croissante à mesure que j’en approche le doigt, si j’additionne grosso modo dans ma mémoire tous les cas positifs, si j’ai conscience, au contraire, de l’absence d’aucun cas négatif, si je vois ainsi les raisons pour (égales à un nombre indéfini) et les raisons contre (égales à zéro), si enfin j’ai le langage qui me permet de traduire la direction d’esprit résultant de cette comparaison, j’arriverai à cette proposition générale : le feu brûle. Quoique plus compliqué, mon acte se réduira toujours 1° à la perception de ressemblance entre la première flamme et la première brûlure, entre la seconde flamme et la seconde brûlure, la troisième flamme et la troisième brûlure, etc. (en un mot tous les cas positifs) ; 2° à la perception d’une différence entre le nombre des faits positifs et celui des faits négatifs, qui est zéro ; 3° à l’association par contiguïté des représentations de feu et de brûlure, projetée dans l’avenir comme dans le passé. Cette projection est elle-même la représentation d’une ressemblance entre les cas à venir et les cas passés, fondée sur ce qu’il n’y a aucune raison de dissemblance. J’aperçois donc, d’une aperception réfléchie, des similitudes, des identités soit entre des objets, soit entre des rapports. Or, c’est là raisonner ; car je n’ai besoin que de faire abstraction des différences et de considérer les ressemblances pour obtenir un concept général, qui est un total de ressemblances ; et je n’ai besoin que de concevoir l’avenir lui-même comme semblable au passé pour induire.

Mais là se trouve précisément le grand problème de l’induction. Comment arrivons-nous à concevoir et à affirmer la similitude de l’avenir avec le passé ?

Les écossais et les éclectiques, suivant leur habitude, répondent à la question par la question, en invoquant comme axiome la stabilité et l’universalité des lois de la nature, qui, au lieu d’être le principe de l’induction, n’est qu’une conséquence de l’induction même. D’autres philosophes ont fait reposer l’induction sur le principe des causes finales, selon lequel nous serions assurés de voir se reproduire dans la nature le retour des mêmes formes, des mêmes espèces minérales, végétales, animales, conséquemment des mêmes antécédents108. Mais ce retour des mêmes formes dans la nature n’a pas besoin d’être expliqué par un principe autre que les simples lois du mécanisme, car on démontre que, étant données des forces quelconques productrices de mouvements, il s’établira une régularité et un rythme dans les mouvements par le seul effet des actions et réactions mutuelles.

L’induction suppose, selon nous, une double nécessité, la nécessité mécanique et la nécessité logique. La contrepartie physique du raisonnement est la grande loi qui veut que tout mobile persévère dans son mouvement tant qu’une autre force ne l’en détourne pas, et qu’il suive toujours la ligne de la moindre résistance. Pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, une première expérience a réuni dans l’esprit de l’enfant la brûlure à la flamme et produit ainsi une certaine direction de la pensée en même temps que de l’action : d’autre part, aucune autre expérience n’est encore venue contrarier la première. Nous avons ainsi, en faveur de la direction flamme-brûlure, une force positive, et, d’autre part, aucune force contraire ; donc, quand reparaîtra la représentation de la flamme, la représentation de la brûlure reparaîtra aussi, et elle déterminera nécessairement une direction de pensée et d’activité identique à la première direction. Supposez de plus qu’un grand nombre d’autres expériences viennent encore confirmer la première : ces expériences ne feront qu’augmenter la force de direction sur la ligne flamme-brûlure, et si nul cas négatif ne se trouve en opposition, la persistance du mouvement selon cette résultante sera mécaniquement nécessaire. Ce mouvement persistant sans aucun obstacle et tendant même à se manifester par des actes, s’il y a lieu, se traduira dans la conscience par ce qu’on nomme affirmation. — Enfin, si un ou deux cas négatifs se présentent au milieu d’un grand nombre de cas positifs, il n’y aura plus conviction et affirmation sans réserve, mais seulement probabilité, et le degré de cette probabilité sera la résultante des expériences pour et des expériences contre, comme le mouvement d’un mobile est la diagonale du parallélogramme des forces favorables et contraires. La tendance à projeter dans l’avenir les similitudes observées dans le passé naît donc bien, comme nous l’avons dit, de l’absence de toute dissimilitude à nous connue dans les cas à venir ; elle n’est qu’une continuation et un prolongement naturel des ressemblances observées. Cette continuation est elle-même une persistance dans le mouvement commencé, dans l’action commencée. Le principe de ce qu’on nomme improprement, l’inertie de la matière et qui n’est, à vrai dire, que la continuation de son activité ou de son mouvement, est donc analogue au principe dynamique du raisonnement.

Le mouvement de transport à l’avenir produit une force de tension mentale qui, psychologiquement, se nomme habitude et attente ; cette force est proportionnelle au nombre des expériences, semblables ; mais elle existe dès la première expérience, puisque, dès ce moment, il y a impulsion et mouvement dans une certaine direction. Je n’ai pas besoin de me brûler deux fois à la flamme pour tendre à concevoir la brûlure après la flamme ; mais, si j’éprouve souvent la même mésaventure, la tendance ne sera que plus forte et les mouvements appétitifs, puis réflexes, plus fixés dans l’organisme.

Quand l’induction est réfléchie, elle se rend compte à elle-même de son processus et résout la nécessité mécanique en une nécessité logique. Quels sont donc les principes logiques que la réflexion découvre sous l’induction même la plus machinale ? Le premier, c’est que tout a une raison, un principe, une condition antécédente qui l’explique : le second, c’est qu’il n’y a point de changements dans tes conséquents s’il n’y en a point dans tes antécédents. En d’autres termes, tout changement a une cause empirique et les mêmes causes produisent les mêmes effets. Tout est apparemment le même autour de moi et en moi : c’est la même flamme près de laquelle je suis, la même main que j’en approche ; si je n’éprouvais pas la même sensation de chaleur, il y aurait changement sans raison.

Toutefois, il y a quelque chose de changé : le temps.

La question revient donc à savoir si le temps, à lui seul, exerce une influence. Or, reniant qui s’est brûlé une première fois n’a aucune raison pour supposer une telle influence, et d’ailleurs il ne conçoit pas même le temps. Cette notion n’est qu’une organisation ultérieure de ses expériences. Supposons qu’il se brûle deux ou trois fois. Dès lors, la différence de temps, s’il arrive à la concevoir, n’a pas eu d’influence : il y a une raison positive pour admettre qu’elle n’en aura pas dans l’avenir et il n’y a aucune raison pour admettre le contraire. Donc l’hypothèse se changera en assertion, en induction proprement dite.

Tels sont les deux stades de toute induction : 1° conception d’une similitude dans l’avenir malgré la différence de temps, ou hypothèse ; 2° vérification de la non-influence du temps et de la similitude, puis affirmation générale.

Le principe de l’induction, que les mêmes données ont les mêmes conséquences, est une application du principe de raison suffisante et du principe de contradiction. On peut en effet lui donner cette forme abstraite : Si on a pour principe A = B et B = C, on a toujours pour conséquence : A = C, et jamais : A n’égale point C. Ce qui revient à dire que de rapports semblables on ne peut déduire des rapports différents, ou, plus généralement encore, que du semblable on ne peut déduire le différent, de l’identique le non identique, parce qu’il y aurait contradiction. Donc, c’est le principe d’identité et de contradiction, joint à celui de raison suffisante, qui est le dernier nerf de l’induction. Induire c’est : 1° supposer un principe dont le phénomène est la conséquence (loi de raison suffisante) ; 2° affirmer que ce principe aura toujours la même conséquence, la contradiction étant inconcevable pour notre pensée (loi d’identité). Il n’y a plus qu’à savoir si on ne s’est point trompé de principe, en prenant par exemple le feu pour principe de la brûlure : c’est une simple affaire de vérification et d’expérimentation ; mais présomptivement, nous sommes certains que le principe (bien ou mal connu) aura toujours la même conséquence. L’enfant, avons-nous dit, voit une raison pour être brûlé une seconde fois : à savoir l’identité apparente de la seconde flamme avec la première ; il ne voit pas de raison (y en eût-il d’ailleurs) pour n’être point brûlé ; donc, à moins d’être inconséquent, il doit admettre jusqu’à nouvel ordre que les mêmes principes ne se contrediront pas par des conséquences différentes. Il ne fait que maintenir l’identité logique de sa pensée avec elle-même et supposer spontanément la même loi d’identité dans les choses, conséquemment le caractère logique et rationnel de toutes choses (tout a une raison). Sans doute l’enfant et l’animal ne dégagent pas ces lois abstraites ; ils n’en obéissent pas moins à ces lois ; et si l’animal avait à sa disposition, comme l’enfant, l’instrument du langage, il pourrait abstraire et généraliser la loi de raison suffisante et d’identité sous laquelle il agit.

L’identité logique de la pensée a pour contre-partie l’identité ou persistance de la force ; la raison suffisante répond à la continuation du mouvement commencé. On peut donc dire que les principes du mécanisme et de la illogique, du raisonnement et du mouvement se confondent. Toute induction est une motion consciente de ses lois ; toute motion est une induction inconsciente, et comme la motion a pour fond l’appétition, c’est en réalité aussi l’appétition qui fait le fond du raisonnement, même du plus abstrait. Le processus algébrique lui-même est une transformation subtile du processus appétitif.

Le système logique de l’induction peut donc se résumer ainsi :

Premier terme de l’induction : Faits positifs. Tous les hommes connus sont morts ;

Deuxième terme : Absence de faits négatifs. Nul homme qui ne soit mort.

Troisième terme : Induction. Les hommes, toutes choses égales d’ailleurs, continueront de mourir :

Ce système logique est analogue au système mécanique suivant qui se réalise dans le cerveau :

Premier terme : Forces se dirigeant en un sens ;

Deuxième terme : Absence de forces capables de détourner vers un autre sens ;

Troisième terme : Mouvement du cerveau continué dans de même sens.

Quant au processus psychique, il est le suivant :

Premier terme : Appétition faisant effort en un certain sens ;

Deuxième terme : Absence de forces capables d’empêcher l’acte de l’appétition.

Troisième terme : Action en ce sens.

Mouvement, induction et volonté sont donc au fond des manifestations d’un même principe109.

Puisque l’induction n’est qu’une identité d’effets affirmée en vertu de l’identité des causes, toute la difficulté pratique de l’induction réside dans la détermination des causes véritables, des vrais antécédents d’un phénomène ; cette détermination a lieu par l’expérimentation. J’approche mon doigt de la flamme, je suis brûlé ; je l’écarte, je ne suis plus brûlé ; je l’approche plus ou moins de la flamme et je suis brûlé plus ou moins fort ; par cette triple méthode d’expérimentation, je vois que la flamme est l’antécédent immédiat, suffisant et invariable de la brûlure, ou du moins de ses conditions organiques ; suffisant, puisque dès qu’il est posé, la brûlure suit, invariable puisque les mêmes raisons ont les mêmes conséquences. Cette raison immédiate, suffisante et invariable, cette raison déterminante est ce qu’on nomme la cause empirique d’un phénomène. La notion de cause ainsi entendue, ou, ce qui revient au même, le déterminisme des antécédents et des conséquents, est le nerf de toute induction.

C’est pour dégager les causes véritables et vraiment déterminantes d’un phénomène qu’on répète et qu’on varie les expériences. Alors en effet on distingue les coïncidences fortuites et passagères des coïncidences invariables. Un effet peut être produit par la rencontre passagère de séries de causes indépendantes ; par exemple, si je prends un train de chemin de fer et que ce train déraille, les causes qui m’ont amené à le prendre et les causes du déraillement sont deux séries indépendantes, AB, CD, qui ne coïncident qu’au point O. Il serait absurde de dire que c’est ma présence dans le train qui l’a fait dérailler. Qu’on nomme hasard cette rencontre de séries indépendantes, cela ne veut pas dire que l’événement fortuit soit sans causes et sans nécessité, mais qu’il est dû à une combinaison particulière et passagère de causes ou de nécessités. Si au contraire un train déraillait toutes les fois qu’un certain mécanicien le dirige, sans exception, on serait fondé à considérer cette coïncidence comme n’étant probablement pas fortuite. De même, si je jette des dés et qu’ils retombent une ou deux fois de suite sur le même nombre, ce peut être un effet du hasard ; mais s’ils retombent toujours sur le même nombre, on dira qu’ils sont pipés. Plus un rapport est à la fois simple et constant, plus il est voisin d’une loi de la nature. Par une série quelconque de points, A, B, C, D…, je puis toujours faire passer une ligne, mais, si cette ligne est très irrégulière, j’en conclurai que la disposition des points est fortuite ; si elle est très régulière et forme un cercle, j’en conclurai qu’elle résulte d’une loi constante et d’une cause toujours la même110.

Au reste, répétons qu’une seule expérience peut suffire pour déterminer l’antécédent véritable d’un phénomène, si l’on est certain que cet antécédent est la seule condition nouvelle qui ait été introduite dans l’ensemble des conditions préexistantes. Dans une solution d’iodure de potassium je verse du bi-chlorure de mercure et j’obtiens immédiatement un précipité ; je suis certain que la seule chose nouvelle introduite dans la solution a été le sel de mercure ; donc c’est ce sel qui a produit immédiatement la série de phénomènes aboutissant au précipité. Dès lors, si je recommence l’expérience dans les mêmes conditions, je suis sûr du même résultat.

II

L’analogie est une induction d’un genre à un autre, tandis que l’induction proprement dite reste dans les limites d’un seul et même genre. En d’autres termes, l’analogie consiste à conclure de ressemblances nombreuses ou importantes entre deux objets de genre différent d’autres ressemblances liées aux premières. L’analogie n’a que le caractère d’une hypothèse plus ou moins vraisemblable ; elle est plus incertaine et plus conditionnelle que l’induction exacte. Comme tout autre raisonnement, elle peut prendre la forme d’une proportion ; l’étincelle électrique et ses propriétés sont à l’électricité artificielle ce que la foudre et ses propriétés sont à x (l’électricité naturelle). Le principe de l’analogie se ramène à ceux de la raison suffisante et de l’identité, ou du déterminisme universel. En effet, il consiste en ce que les choses analogues ont des raisons analogues, ce qui revient à dire que les choses identiques seulement par quelques rapports ont des raisons identiques seulement par quelques rapports. Deux objets étant donnés, si nous reconnaissons entre eux une certaine ressemblance, nous sommes autorisés à conclure qu’ils sont en partie déterminés par des raisons semblables. De même, si nous reconnaissons dans ces objets des différences, nous sommes aussi autorisés à conclure qu’ils sont produits en partie par des raisons différentes. D’où il suit que si, dans un objet, les ressemblances prédominent, c’est que les raisons des ressemblances l’emportent sur les raisons des différences. Tels sont les principes à l’aide desquels on justifie l’analogie.

III

La déduction peut, elle aussi, prendre la forme d’une proportion : les attributs de l’homme sont à l’attribut de mortalité ce que les attributs de Pierre sont à la mort de Pierre. — Ce qui revient à dire qu’il y a identité partielle entre les deux propositions : tous les hommes sont mortels et Pierre est mortel. Pour montrer cette identité, on intercale la proposition intermédiaire : Pierre est homme. La déduction opère a priori, antérieurement à l’expérience, une fois qu’elle est en possession de son principe, lequel d’ailleurs est dérivé de l’expérience. Sa vertu réside dans sa forme, qui est absolument nécessaire, étant réductible à la formule suprême de la nécessité : ce qui est est.

Les sciences inductives tendent à se convertir en sciences déductives. Ce que cherche la science, en effet, c’est la causalité, mais la causalité est un enchaînement nécessaire des phénomènes, et pour que cet enchaînement soit nécessaire, il faut qu’il se ramène à une série de prémisses et de conséquences, à une série de déductions.

Nous n’avons actuellement dans la science que des nécessités provisoires et empiriques, non absolues et logiques, mais nous réduisons peu à peu les premières aux secondes. Par exemple, comme le remarquent Stuart Mill et Wundt, entre les variations de la longueur du fil d’un pendule et la durée de l’oscillation, il n’était pas possible d’établir une liaison absolument nécessaire tant qu’on ne connaissait cette liaison que par induction, sans pouvoir la déduire d’autre lois physiques plus générales. On savait que ces deux phénomènes s’accompagnent toujours dans l’expérience, et que les variations du premier sont concomitantes avec les variations du second. On avait donc une loi, on avait même une loi nécessaire au sens empirique du mot ; mais on n’avait pas une loi logiquement nécessaire et on ne connaissait pas la vraie raison logique du phénomène. Mais la physique moderne a déduit les lois du pendule des lois de la chute des corps. Si les lois de la chute des corps sont vraies, il devient logiquement nécessaire, en vertu du principe de contradiction, que les phénomènes du pendule se produisent. Les variations correspondantes de la longueur du fil et de la durée de l’oscillation deviennent une conclusion dont la nécessité, par rapport à ses prémisses (lois de la chute des corps), est tout aussi absolue que celle de la conclusion. A = C, étant données les deux prémisses A = B et B — C. Les lois de la chute des corps une fois admises, il suffit de suspendre un corps pesant à un fil de longueur donnée, pour déterminer avant toute expérience, avec une certitude logique, la durée de l’oscillation. Les lois de la chute des corps, à leur tour, se déduisent de la gravitation universelle, et celle-ci se rattache probablement aux lois mécaniques du choc. Nous faisons ainsi toujours dériver nos nécessites d’une source plus haute, mais sans pouvoir atteindre les principes absolument premiers des choses.

Nous sommes obligés de poser par induction des faits de plus en plus généraux, pour pouvoir ensuite en déduire logiquement tous les autres comme conséquences.

Outre le progrès perpétuel par lequel le raisonnement scientifique tend à prendre une forme de plus en plus déductive, il faut signaler encore le progrès parallèle par lequel le raisonnement, qui s’applique d’abord simplement à des qualités, tend à s’appliquer de plus en plus à des quantités.

Le raisonnement qualitatif porte sur des qualités ou attributs (homme, mortel, etc.), entre lesquels il établit des rapports de simple coexistence ou de succession ; le raisonnement quantitatif, au contraire, roule sur des quantités, entre lesquelles il établit des rapports d’égalité ou d’inégalité. Par exemple, je puis démontrer que les angles d’un triangle égalent deux droits, que si 2x + 4 = 10, x = 3. Cette sorte de raisonnement, ne portant que sur des rapports parfaitement définis, ceux de quantité, et procédant par égalités absolues, est susceptible d’une rigueur parfaite. Le raisonnement qualitatif, portant sur des choses moins exactement définies et procédant par simples similitudes ou par égalités approximatives, offre beaucoup moins de rigueur. Aussi l’humanité s’élève-t-elle peu à peu, dans la science, du raisonnement qualitatif au raisonnement quantitatif. Une science est d’autant plus avancée qu’elle a elle-même une forme plus quantitative et plus mathématique. Nous revenons ainsi à concevoir « la mathématique universelle » comme le but poursuivi par le raisonnement et par la science. En même temps cette mathématique universelle serait une mécanique universelle, où conséquemment les lois des idées se confondraient avec les lois des forces, mais elle n’exprimerait que les rapports nécessaires des choses sans en saisir le fond intuitif et vivant.

V
Action constructive de l’imagination

L’analyse que nous avons faite des opérations intellectuelles nous montre que penser, c’est avoir conscience de percevoir ou imaginer, c’est avoir conscience de ses représentations et de leurs liaisons. Il en résulte que l’imagination se confond avec l’activité même de l’esprit, en tant que cette activité s’applique toujours à des objets, et à des objets représentables.

Comme l’a remarqué Aristote, nous ne pouvons penser sans images, sans représentations. Tantôt nous nous représentons un objet extérieur et la sensation qu’il nous cause, — par exemple la campagne et tout ce qu’on y voit, — tantôt nous nous représentons tels états de conscience, sentiments, plaisirs, douleurs, passions, volitions, et alors nous avons encore dans l’esprit des images d’objets auxquels ces sentiments ou volitions s’appliquent, des intuitions du sens intime, comme dit Kant, c’est-à-dire des représentations de choses éprouvées, de choses d’expérience. Tantôt enfin nous pensons soit des choses abstraites et générales, soit des choses en apparence toutes spirituelles ou intellectuelles ; mais, même alors, nous avons tout au moins dans l’esprit les images qu’on appelle mots ou signes. Comme toute pensée s’exerce sur des représentations plus ou moins concrètes, on ne peut penser à la pensée même sans penser à la représentation, à un objet quelconque. Reste, il est vrai, le côté purement subjectif du phénomène, qui consiste à avoir conscience ; c’est ce côté qui ne se représente pas. La conscience, en soi et dans ce qu’elle a de constitutif, comme réaction interne et subjective, nous est trop immédiate, est trop nous-même pour pouvoir être représentée. Seulement il n’y a point de conscience distincte sans la perception de quelque différence ou de quelque ressemblance, conséquemment sans une représentation quelconque. Supprimez de la conscience toutes les représentations, tous les sentiments, tout le concret, que restera-t-il ? L’existence d’une « pensée pure », sans représentation, qui serait la « pensée de la pensée » ou le « sujet pur », est une hypothèse métaphysique et non un fait d’expérience psychologique. En fait il n’y a ni sujet sans objet, ni objet sans sujet : la pensée complète est à la fois conscience immédiate et représentation, en d’autres termes, conscience et imagination.

L’imagination reproductrice ne se distingue pas de la mémoire ; elle reproduit l’image des objets en l’absence des objets mêmes. Son utilité consiste à remplacer les objets par des images qui les représentent dans leurs traits principaux et qui en sont pour notre esprit, selon l’expression de Taine, les substituts. Ce ne sont pas simplement des reflets, mais des abréviations qui conservent une force efficace et s’accompagnent de mouvements commencés. Les images ne sont point aussi complexes que les objets mêmes, elles ne sont point fixes et absolument indépendantes de nous comme les objets extérieurs : elles sont donc des objets intérieurs plus commodes, plus maniables et plus mobiles. Avec les pieds, nous ne pouvons que marcher, avec l’imagination nous volons : l’imagination dispose de l’espace. Elle est aussi le grand moyen d’adaptation au temps. Comment pourrions-nous prévoir l’avenir si nous étions obligés d’avoir toujours les objets présents devant nos sens ? L’imagination rend l’induction et la prévision possibles. En un mot, elle met à notre disposition une sorte d’univers intérieur, de monde abrégé sur lequel nous réagissons par des mouvements cérébraux, au lieu de réagir par des mouvements musculaires de translation effective.

Mais l’imagination ne reste pas purement reproductive ; elle devient constructive. Elle refait un autre monde dans la pensée et, par là, nous permet d’abord de comprendre, puis de modifier à notre usage les forces du monde réel.

Au lieu d’associer arbitrairement ses représentations, comme dans le rêve et la rêverie, l’imagination peut s’efforcer de reproduire les associations réelles des choses, les lois et les phénomènes réels de l’univers. Elle est alors la science en action, où la force des idées devient manifeste. Dans la géométrie, l’imagination combine et invente les figures, objets des définitions et des théorèmes. Pour cela, des mouvements cérébraux sont nécessaires qui réalisent le cercle, le triangle dans le cerveau même. De plus, l’imagination sert à la solution des problèmes en inventant les constructions capables de les résoudre. Si Pythagore n’avait pas imaginé sa construction à la fois simple et féconde, le problème du carré de l’hypothénuse n’aurait pu être résolu : l’idée est donc déjà, par elle-même, une solution. De même, le physicien ne peut interpréter la nature que s’il a assez d’imagination pour construire des expériences ou des hypothèses. Le cerveau du savant, habitué à refléter la nature, devient vraiment un petit monde, un microcosme, où les forces des idées tendent à s’associer et à se combiner de la même manière que les forces des objets dans le Cosmos. Le psychologue, lui aussi, a besoin d’imagination pour se représenter les combinaisons d’états intérieurs, sentiments, passions, émotions, pensées, désirs, volitions, etc. Ce qu’on nomme l’observation interne ou la réflexion n’est le plus souvent que l’imagination se représentant et analysant des états de conscience possibles. Le psychologue est une sorte de romancier construisant un roman selon les vraies lois des phénomènes mentaux. Quant aux métaphysiciens, poètes à leur manière, ils ont besoin d’une imagination encore plus puissante pour reconstruire le monde entier par la pensée.

L’imagination, au lieu de se représenter directement un objet, peut se le représenter indirectement au moyen d’un objet plus ou moins analogue. Si j’imagine une femme à queue de poisson, comme la sirène, l’imagination est purement constructive ; si je me sers de cette représentation pour exprimer le caractère à la fois séduisant et bas de la volupté, l’imagination devient expressive. L’expression a divers degrés, selon que l’analogie est plus ou moins grande entre l’objet représenté et la représentation qui en est le substitut. La figure ou image proprement dite, par exemple la figure d’un triangle, est une représentation très analogue à l’objet représenté, qui est le triangle en général ; pourtant ce n’est toujours là qu’un substitut, car le triangle en général, auquel s’applique la démonstration géométrique, n’est ni scalène, ni équilatéral, ni isocèle, et l’image a nécessairement l’une ou l’autre de ces formes. De plus, les lignes de l’image ne sont pas vraiment droites, elles ne sont pas des longueurs sans largeur et sans profondeur, etc. Quand la représentation est moins semblable encore à l’objet et ne fait que figurer non une analogie de formes, mais une analogie de lois, de règles, de rapports, elle constitue le symbole proprement dit. Par exemple, dit Kant, une machine mue par un homme est le symbole d’un état despotique : quoiqu’il n’y ait aucune ressemblance de forme entre les deux objets, il y a une analogie de lois et de procédés. Les métaphores, les comparaisons, les hypotyposes sont des symboles, parce qu’elles transportent les lois du monde physique au monde moral. Enfin, quand il n’y pas de rapport réel, mais seulement un rapport plus ou moins conventionnel entre la représentation et son objet, par exemple entre un arbre et le mot arbre, cette représentation est un simple signe. Tels sont les signes conventionnels de l’algèbre. C’est à l’imagination qu’est due la production des langues, qui étaient à l’origine beaucoup plus figurées et expressives, et qui sont devenues ensuite plus symboliques, puis plus purement significatives.

La loi toute pratique de l’économie de la force, qui est la loi même de la volonté poursuivant le plus grand résultat avec le moindre effort, est aussi, et par cela même, la loi de l’intelligence, de toutes les opérations intellectuelles et de l’imagination où elles se résument. Son effet, nous l’avons vu, est la substitution graduelle des idées aux choses mêmes, parce que les idées sont ordinairement plus maniables, plus aisées à combiner que les choses. En outre, plus les idées deviennent abstraites et générales, plus elles rendent possible, par opposition à la pensée intuitive, la pensée symbolique, qui s’exerce avec agilité sur des substituts commodes, au lieu de se traîner sur les objets mêmes. Les idées sont donc, en définitive, de la force emmagasinée qui se dépense avec la plus grande économie possible.

Les applications principales du symbolisme sont celles qui ont pour but de représenter un idéal sous des formes sensibles. L’idéal étant la perfection à laquelle tend naturellement un objet, tandis que la pure fiction est en contradiction avec les lois et tendances de la nature, on peut dire que le véritable idéal est l’idée-force par excellence : il enveloppe en soi l’indestructible désir du mieux. L’imagination peut représenter l’idéal par des formes, par des sentiments, par des actions : de là naissent l’art, la religion, la morale même, car c’est un art en action que la moralité : les génies créateurs et inventeurs dans la morale sont ceux qui ont pu trouver et représenter dans leurs actions les formes les plus hautes de la bonté, du courage, de la force d’âme, de l’empire sur les passions, de la sagesse.

A vrai dire, toutes nos représentations des choses, tous nos sentiments, toutes nos actions, toute notre philosophie et notre science même sont à quelque degré symboliques, car nous ne connaissons rien d’une manière absolue et complète ; nous connaissons seulement, et en partie, les rapports des choses entre elles ou avec nous : nos conceptions sont donc, comme Leibniz l’a bien vu, des symboles dans lesquels la partie est substituée au tout, la forme au fond, les rapports plus ou moins extrinsèques à l’être intime, le relatif à l’absolu, le phénomène à la réalité. Mais cette infériorité de la représentation par rapport au réel crée aussi une supériorité : elle rend possible le monde des idées, qui n’est pas une pure copie du monde réel, mais un prolongement de la réalité dans la pensée, et où la réalité même prend une direction nouvelle : le monde des idées est ainsi, sous tous les rapports, un monde de forces.