M. Jules Sandeau10
I
M. Jules Sandeau vient d’entrer à l’Académie. Était-il déjà académicien quand il a publié cette Maison de Penarvan qui lui a valu, il y a quelques jours, de la part de la Critique, un premier discours de réception ?… Excellent exercice, du reste, pour apprendre à entendre le second sans se décontenancer ! M. Jules Sandeau est un romancier d’un talent, d’une fécondité et même d’une moralité relatives ; mais, en France, il est plus utile, au point de vue des facilités et des aises de la gloire (quand la gloire ne doit être que ce viager charmant qui s’éteint avec nous, mais sur lequel on a vécu), de posséder des facultés mitoyennes que des facultés d’extrémité et d’intensité qui dérangent le train des cerveaux et font battre trop vivement les cœurs.
Balzac, dont le nom surgit fatalement quand on parle des romanciers du xixe siècle, — mesure terrible qui montre combien ils sont petits en comparaison de cette grandeur, — ne fut point de cette Académie, dont la porte, à peine poussée par M. Sandeau, qui n’a jamais rien poussé bien fort devant lui, a tourné moelleusement sur ses gonds sans les faire crier, ni personne. M. Jules Sandeau est un esprit doux, et il vient de prouver une fois de plus que c’est aux doux qu’appartient l’empire de la terre. Quand la terre, en effet, a été un peu culbutée, quand les vrais inventeurs, les énergiques du moins, ont remué le sol autour de nous et nous ont causé la fatigue de la nouveauté et de la variété des points de vue, alors les esprits comme M. Jules Sandeau apparaissent, et ils sont les bienvenus !
Ils nous détendent et nous défatiguent… en ne nous fatiguant pas. Ils sont le verre d’eau à la fleur d’orange qu’on boit, le soir, après les karricks indiens et le porto gingembre d’un dîner vif. Ce n’est qu’un verre d’eau, mais qui a des qualités d’eau et qui vient à temps. Grande affaire ! Quand la lumière, mal distribuée, mal ménagée, mal tamisée, a été, tout le jour, âpre et dévorante, les esprits comme M. Jules Sandeau nous donnent la sensation des lunettes bleues et empêchent l’ophthalmie. C’est un garde-vue. Ils sont sains… Ils nous apportent beaucoup de rafraîchissement, peu de lumière, et la paix ; — et, pour la peine qu’ils n’ont pas eue en nous donnant tout cela, tout leur est de velours, même les gonds de la porte des Académies. Quand la société (j’entends la société qui lit) a soixante-dix ans, comme l’a dit Stendhal , et n’a plus d’énergie, elle est bien reconnaissante, allez, de voir qu’on en a plus qu’elle !
II
C’est cette reconnaissance que je constate seulement ici, qui n’a pas manqué à M. Jules Sandeau et qu’il a méritée. Il a toujours dosé homœopathiquement les émotions qu’il nous a données, et cela sans calcul, sans parti pris d’art, mais naturellement, M. Sandeau étant, de talent et pour les quantités, spontanément homœopathe. Son talent est réel, assurément, mais dans des proportions étroites. Ce talent a toujours ce degré de tempéré et de tempérance qui l’empêche d’être un danger pour personne, et surtout pour celui qui l’a, car le talent est dangereux, et l’on en devrait dégoûter les enfants, si l’éducation était mieux faite. La moralité de M. Jules Sandeau, dont on parle beaucoup, et à laquelle les œuvres immorales des romanciers contemporains ont fait un repoussoir superbe, sa moralité n’a pas plus de caractère et de vigueur que son talent. C’est la moralité d’un sceptique bien élevé, qui prend les idées reçues et les sentiments naturels, et qui s’en sert dans l’intérêt de ses petites combinaisons romanesques. Mais, franchement, ce n’est rien de plus. M. Sandeau appartient à cette moralité bourgeoise qui n’a pas de croyance solide et profonde, mais qui ne veut pas qu’on lui vole ses chemises ou qu’on les lui chiffonne, et qui, comme Voltaire, trouve que, si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer… pour les domestiques. Ainsi, par ce côté-là comme par l’autre, c’est la paix que M. Jules Sandeau veut et répand, la paix des esprits et des âmes. Du roman, c’est la Vierge sage. Il ne les bouleverse point, il ne les secoue pas, il n’a pas l’intérêt haletant et le pathétique, mais il attendrit dans ses bons moments. Il ne coûte qu’une larme, et pour le gros des yeux, c’est assez.
Tel est M. Sandeau l’académicien, — qui l’était de ton, d’honnêteté, de modération, avant d’être de l’Académie. On l’a loué, et je le loue aussi, d’avoir passé sa vie dans la noble préoccupation du travail, dans le chaste recueillement de l’étude, et de n’avoir jamais demandé qu’à la littérature cette tasse de lait qui manque à tant de soifs, et qui, pour lui, Dieu merci ! s’est changée en jatte abondante. Eh ! que lui fallait-il davantage ? Il n’était pas né véritablement passionné ; du moins, la passion, qu’on ne tue point, quoique nous le disions, stupides vantards ! et qui nous tue plutôt, et qu’on traîne à la tombe, la passion, qui n’eut dans ses écrits qu’une seule page, qui s’appelle Mariana, n’eut peut-être aussi qu’une page dans sa vie.
Rassis promptement, comme toutes les âmes tièdes, d’une grande émotion de jeunesse, il se voua discrètement à des études qu’il avait d’abord partagées, — on sait avec qui, — et il les continua seul. Ce fut son mérite, et cela devint intellectuellement son honneur, de montrer, par une suite d’ouvrages, qu’après la rupture d’une collaboration éclatante, il n’était pas, du coup, entièrement brisé, — qu’il était par lui-même, — qu’il existait, — qu’il avait enfin une individualité littéraire, et que, pour la délicatesse des sentiments et l’adoucissement des touches amollies, la plus femme des deux n’était pas la femme. En effet, on eût dit qu’ils avaient fait un mystérieux échange, et qu’elle lui avait laissé la grâce pour le dédommager de lui avoir emporté son nom !
Eh bien ! c’est cette délicatesse, qu’il a eue autrefois, et que nous nous attendions à toujours retrouver chez M. Sandeau, que nous avons vainement cherchée dans le nouveau roman qu’il publie. La Maison de Penarvan n’est pas seulement un livre manqué sur un sujet qui pouvait devenir charmant, s’il eût été touché par une main habile ; mais, le croira-t-on ? c’est un livre où nous trouvons justement le défaut le plus opposé à la qualité le plus ordinaire à M. Sandeau. Qu’il me permette de le lui dire, il y a je ne sais quelle épaisseur et quelle grossièreté dans ce roman qui, de conception et d’idée première, devait s’élever en plein idéal.
Quel est le fond de ce livre, en effet ? Quels sentiments y sont montrés dans leurs développements, leurs expansions et leurs luttes ? Les plus nobles de tous les sentiments qui aient jamais agité le cœur des hommes. C’est la fierté des grandes races tombées et qui meurent comme le Gladiateur antique, sur la poussière de tout, mais dans la splendeur de l’attitude ; c’est le dévouement à la famille féodale dans un cœur simple et religieux demeuré fidèle ; c’est l’amour de l’épouse qui résiste à la puissance maternelle en lui demandant pardon de lui résister ; et, par-dessus toutes ces noblesses, qui s’opposent les unes aux autres et par leur collision produisent le mal de la vie, l’innocence de l’enfance, et son charme, venant à bout du stoïcisme le plus altier.
Certes, tout cela est assez haut, assez pur, assez lumineux, assez beau pour que l’imagination en tire des effets d’une beauté touchante ou grandiose. Pourquoi donc ne les trouvons-nous pas, ces effets, dans le livre de M. Sandeau ? Ah ! je vais lui dire un mot bien grave : c’est que son livre est sans bonne foi. Il n’a ni la bonne foi de l’admiration, ni la bonne foi de la haine, ni la bonne foi du mépris. L’ironie est un mauvais génie, même quand elle est puissante ; mais l’ironie de M. Sandeau est quelque chose d’excessivement mince et de peu en rapport avec les types dont il veut faire la caricature. Il y a un caricaturiste qui nous étreint le cœur et qui nous plante aux lèvres un rire plus triste que les larmes : c’est ce grand profanateur de Cervantès. Seulement, il ne rit pas, lui, et, quoiqu’il soit difficile de l’aimer, on sent avec respect qu’il est un maître, tandis que M. Jules Sandeau ricane comme un petit journal, au nez même des personnages qu’il met en scène, et, par là, tue l’émotion avant qu’elle soit née, en la tarissant dans sa source. La moitié du roman de M. Sandeau est dans un ton et l’autre moitié dans le ton contraire, non pas parce que le conteur cache un projet déterminé dans l’emploi de cette double manière, mais parce qu’il ne gouverne pas sa pensée. Il est le Pantin de son propre récit, et ce sont les faits qui le mènent, à tel point que la Critique, qui sait observer et conclure, se demande si les faits du roman sont des inventions sorties de sa tête ou qu’on y a fait entrer en les lui racontant.
III
Et qu’importe, du reste, que La Maison de Penarvan soit un roman ou une histoire ; qu’elle soit quelque touchante anecdote racontée à son auteur au coin du feu ou dans un coin de voiture ; que ce soit un livre déjà connu, déjà écrit et qu’on a repris en sous-œuvre pour y ajouter ! Toute l’originalité humaine n’est peut-être qu’une manière supérieure de nous répéter les uns les autres. Il importait peu à Shakespeare que son Roméo et Juliette fût dans une maigre nouvelle du Bandello. « Les lettres de l’alphabet m’appartiennent »
, disait ce joyeux bandit de Casanova quand on lui demandait pourquoi il s’était donné un faux nom. Toutes les données dramatiques, tous les types humains (et le cercle en est vite parcouru ; ce n’est pas l’esprit de l’homme qui est infini, mais son cœur !), toutes les données et tous les types sont un alphabet dont nous pouvons renverser et combiner différemment les lettres ; mais il faut le pouvoir ! Ce n’est pas, assurément, la première fois qu’un romancier a peint l’orgueil nobiliaire, ce magnifique sentiment social, périssant invaincu sous sa couronne fermée, dans l’inflexible pureté de son blason, et qu’on a essayé de nous montrer, comme M. Sandeau dans sa Renée de Penarvan, les dernières palpitations, dans un grand caractère, de toute une race qui ne s’abaisse ni devant les hommes ni devant le temps.
Ce genre d’âme n’est pas une découverte, mais il fallait le faire revivre, et, à propos d’un type de cette hauteur, ne pas coudre le vaudeville à l’épopée ! Dans le roman de M. Sandeau, c’est le vaudeville qui l’a emporté. Partout Renée est ridicule et pédante. Sèche d’ailleurs, creuse comme une écorce de sureau vidée par le couteau d’un enfant, cette femme, qui devrait, pour être grande, avoir un cœur qu’elle tiendrait sous elle et qu’elle sacrifierait à la gloire et à la pensée des aïeux, n’est que la dernière venue de tous les livres modernes, qui nous ont donné mieux que ce carton-pâte, depuis Flora Mac Ivor, cousant le suaire de son frère, dans Walter Scott, jusqu’à la Mathilde de la Môle, du roman de Beyle, et la Laurence de Cinq-Cygne, de Balzac. Dans Balzac, dans Beyle, dans Walter Scott, cette femme, qui passe à travers trois puissants cerveaux différents, est une triple création renouvelée à chaque fois. Mais chez M. Sandeau, ce débris de toutes les palettes n’est plus que le fantôme grimaçant et exsangue des fortes vivantes que nous avons admirées et que nous ne pouvons plus oublier. Il en est de même des autres personnages de La Maison de Penarvan. L’abbé Pyrmil n’est qu’un décalque de l’admirable Dominus Sampson de Guy-Mannering. Mais où Walter Scott est sublime de réalité, de nuances charmantes, de comique et de pathétique à la fois, M. Sandeau niaise en peignant un niais qu’il insulte par la manière dont il le présente, et sans intention de l’insulter. C’est surtout dans ce personnage de l’abbé Pyrmil que la maladresse et la grossièreté dont nous avons parlé plus haut sont évidentes. Singuliers contrastes de l’esprit et de la destinée ! Walter Scott, le greffier aux mains gourdes de la vieille Enfumée d’Edimbourg, apporte dans la conception de son Dominus l’éther rectifié du génie, et celui-là qui écrivit d’une plume si légère Rose et Blanche, avec une conception semblable, a la pesanteur d’un pataud !
Précisons le sujet du livre. Renée de Penarvan est la dernière de l’antique maison des Penarvan, écroulée sur les champs de bataille de la Vendée, dans l’héroïque personne de son père et de ses quatre fils, massacrés. La guerre finie, elle, qui l’a faite aussi et qui a été épargnée par ses folles de balles, comme disait Souvarow, revient dans son château, désert et ruiné, où elle retrouve les débris en miettes de son mobilier d’opulence, grâce à l’abbé Pyrmil, qui les a sauvés en les cachant, et qui les rapporte comme il rapporterait les vases saints au tabernacle. Elle vit seule avec cet abbé, — qui devrait être d’une beauté morale bien supérieure à Dominus Sampson, puisqu’il est catholique, et qui non-seulement a du Sampson gâté, mais aussi du Caleb, car les teintes de M. Sandeau sont des couleurs déteintes et mêlées. — Or, elle apprend, par l’une des circonstances du roman, qu’un cousin-germain de son nom, dont le père avait, comme on dit, embrassé les principes de 89, vit non loin d’elle, sur une petite terre qu’il cultive, et qu’il est sur le point d’épouser la fille d’un meunier. Cette mésalliance fait sur la fière Renée l’effet de l’écarlate sur le taureau, et, pour l’empêcher à tout prix, elle part, Don Quichotte en robe bouffante, avec son Pyrmil, Sancho émacié, en soutane. Elle va sonner la honte à son cousin, chef de la maison désormais, lequel tombe naturellement amoureux de sa cousine, et, après plusieurs virements et revirements de la vanité à l’amour, finit par l’épouser un matin. Renée n’aime point son mari Paul. Elle n’aime que ses portraits de famille. Paul, le gros garçon, n’est pas un héros. Il est fait pour très-bien empoter et dépoter des résédas à sa femme, si sa femme aimait les résédas !
Or, c’est au moment où il va se livrer en paix à cette occupation salubre et charmante, que la guerre finie se rallume en Bretagne et que Renée y pousse son faible époux. Pour être un imbécile, il n’en est pas moins brave, et il s’y fait très-correctement tuer. Il meurt des suites de ses blessures, et ses derniers regards, ses dernières caresses sont pour la fille que Dieu lui donne et que Renée prend en antipathie, parce que cette fille n’est pas un garçon. C’est ici, à proprement parler, que commence le roman de M. Sandeau. Le reste n’est que préparatifs et accessoires. Le vis-à-vis de la mère qui n’aime pas sa fille et de la fille qui ne se sent pas aimée par sa mère, voilà tout l’intérêt du livre, et la nuée sombre d’où doit sortir la foudre qui frappera cette mère aux mamelles de bronze, l’altière marquise de Penarvan. Qui doute que cette enfant, qui a toujours froid, parce que sa mère ne l’aime pas, ne se prenne bientôt de passion pour un homme ayant toutes les qualités, excepté de n’être pas gentilhomme, comme le gendre de M. Jourdain, et qu’elle ne l’épouse hardiment le jour de sa majorité ?… La marquise prend le deuil ce jour-là, et se prépare à mourir dans l’isolement farouche où elle va traîner sa vieillesse. Trois ans se passent. La fille, heureuse par toutes les fortunes du mariage, sent son bonheur perdu, parce qu’elle ne voit plus sa mère et qu’elle a le remords de lui avoir désobéi. Elle a un enfant, une petite fille, qui s’appelle Renée, comme sa grand’mère. Par le conseil de l’abbé Pyrmil, elle lâche l’enfant, sans la prévenir, à la Grande Solitaire, toujours assise sur son trône de chêne, dans la salle des ancêtres, comme une reine trahie et abandonnée. La scène est simple, courte et belle, quoiqu’il y ait six mots affectés qui jurent dans cette simplicité. L’enfant, durement chassée par l’implacable, va disparaître… Elle est presque à la porte, quand le cœur fond à Renée de Penarvan, qui se jette à l’enfant comme une lionne : et le charme de l’orgueil est rompu !…
On le voit, par cette analyse très-rapide, cette chaîne d’événements est presque vulgaire, et l’on peut dire que tout en est arrangé comme au théâtre, dans l’intérêt du dénoûment ; mais voici ce que la critique, pour être juste, est tenue d’ajouter : Tout cela n’est point taillé en grande et vraie nature, en plein drap de nature humaine. Tout cela manque d’ampleur, de mouvement, de fortes et abondantes entrailles. Tout cela est combiné pour faire plus tard une comédie, qui aura beaucoup de succès, comme Mademoiselle de la Seiglière, et qui sera jouée un jour au Théâtre-Français. Mais, dans le roman je vois trop mademoiselle Plessy dans le rôle de la marquise de Penarvan ; j’entends trop la voix de Samson dans la voix de l’abbé Pyrmil, caricature longue, dont l’habile acteur fera une caricature courte. Enfin, c’est Scribe en pierre d’attente que ce roman, qui sera du Scribe tout à fait, quand on aura nettoyé le dialogue des descriptions de M. Sandeau. Ces descriptions, d’ailleurs, sont les lieux communs de tous les descriptifs de l’heure actuelle. Dans la maison de Penarvan on n’est pas plus en Bretagne qu’ailleurs. M. Sandeau n’a plus la faculté des paysages. L’aurait-il renvoyée à celle qui lui a emporté son nom ?… Mais il semble qu’il l’avait davantage autrefois.
Certes, quel que soit le succès du nouveau roman de l’auteur de Mariana et de Mademoiselle de la Seiglière, on ne trouve vraiment dans son œuvre, quand on l’examine sans parti pris, rien qui lui mérite plus d’estime qu’on n’en a jamais eu pour lui. J’y vois d’anciennes qualités qui baissent, et je n’en vois point qui remplacent celles qui s’en vont. Il y a d’agréables talents qui ne durent pas plus que la jeunesse, et qui périssent là où d’autres seraient devenus mûrs. Alfred de Musset, qui était un poëte de flamme vraie et ardente, a péri sous cette ligne équinoxiale de la maturité. Il ne l’a point passée. M. Sandeau, qui a été en prose un Alfred de Musset, bourgeois et rangé, la passera-t-il, et deviendra-t-il un vieux conteur dont la vieillesse est un avantage, une gloire et un charme de plus pour le conteur ?… Je n’ose me répondre, avec cette Maison de Penarvan sous les yeux. Le style a, dans ce roman, comme la maison dont il y est question, des abaissements et des dégradations. Ce n’est plus ce style voué au blanc, comme disait si spirituellement M. Léon Gozlan un jour. Le blanc n’en est plus blanc. Il tourne au gris-poussière, et encore la poussière qui est naïvement de la poussière, comme de l’eau est de l’eau : je ne
la méprise pas, mais je hais la poussière des affectations. Il y en a de plus d’une espèce dans ce livre, où l’on cherche vainement la simplicité, la grandeur, l’émotion, et une beauté sombre. « Je me dépouille pour mettre un peu d’ouate dans votre nid »
, dit Paul de Penarvan à la femme qui se soucie le moins de ouate et de nid. A la page 81, il y a un meunier qui compare sa fille, non-seulement « à une rose , mais à une hermine. »
Les meuniers de mon pays, à moi, jouent du violon, mais ne sont pas si poëtes ! Il est vrai qu’en Bretagne l’hermine est presque de la couleur locale, et que sans celle-là nous n’en aurions d’aucune espèce dans le livre de M. Sandeau.
Donc, pour nous résumer, œuvre médiocre, vulgairement écrite, nulle de couleur et de caractère, nulle de conviction quelconque, convenable en décence, mais sceptique, avec deux ou trois situations, que l’auteur a trouvé le moyen de gâter encore, voilà l’œuvre à propos de laquelle on a dit que M. Jules Sandeau était plus moral que Balzac et plus vrai comme artiste. M. Jules Sandeau a trop de mérite et de connaissance de lui-même pour vouloir de cet éloge-là… On a ajouté, en comparant ses personnages à ceux de La Comédie humaine, que les personnages de Balzac marchaient la tête en bas, comme si on les voyait dans un plafond de glace. La tête qui a dit cela est certainement spirituelle, mais c’était elle qui était en bas… laissons-la dans cette position, et laissons Balzac en paix dans sa gloire bien gagnée ; ne lui comparons jamais personne. Il sera toujours Balzac, c’est-à-dire le Napoléon du roman au xixe siècle, tandis que M. Jules Sandeau, avec ses qualités les meilleures, ne sera jamais que la femme littéraire de monsieur George Sand.