Alfred de Musset50
I
On lit cette biographie, dit-on. On se précipite à la lire. Par Dieu ! je le crois bien ! C’est la vie d’Alfred de Musset ! On va au livre qui porte un pareil titre, et comment ne pas y aller ? On y va avec la fureur de la curiosité enthousiaste… Mais comment en revient-on ? Voilà la question. Est-on satisfait ? Est-on heureux ? La curiosité qui brûlait — qui avait soif — est-elle étanchée ?… Cette lecture est-elle un succès ?… Le nom, ce nom fascinateur d’Alfred de Musset, de ce poète qui fut toutes nos âmes et toutes nos jeunesses, devait nécessairement nous attirer vers le livre qui promettait sa vie et par quelque main qu’il fût écrit.
Pensez donc ! La vie d’Alfred de Musset ! Et pour garantie de sa vérité, de la sincérité de son renseignement, de son intimité dévoilée, le nom de Paul de Musset, comme une signature, mis par-dessus le nom d’Alfred de Musset ! Deux Musset à la clé ! Quelle chance ! Les éditeurs, qui ont l’instinct de la bêtise avec laquelle on gagne de l’argent, croyaient — et ne se trompaient pas ! — qu’ils allaient faire un fameux coup de bourse en mettant sur leur couverture : Biographie de Alfred de Musset, par M. Paul de Musset 51. Bonne sonnerie ! Délicieux accord ! Il y avait presque du sentiment là-dedans, comme dans la Romance à Madame… Ils étaient trois, les éditeurs, comme les trois Grâces, mais moins unis. Car chacun d’eux faisait son édition, à part, des Œuvres complètes, mais ils n’avaient pas, chacun, leur Vie, et la même devait servir à tous les trois. Et pourquoi donc pas ?… Paul de Musset, qui n’a pas trois têtes dans son bonnet, n’aurait pas été plus frère dans trois vies que dans une, et c’est seulement son titre de frère que voulaient, pour la satisfaction de leur curiosité et leur boutique, le public et les éditeurs.
Oui ! la fraternité appliquée à la littérature. C’est joli ! Quand la famille s’écroule, c’est une manière touchante de lui faire ses adieux ! Ce n’est pas, du reste, une invention tout à fait nouvelle. Nous avons déjà pratiqué cela. Nous avons déjà joué du frère et de la sœur, — du tambourin et de la flûte, — en des histoires entreprises dans l’intérêt des éditeurs charmants sous lesquels nous avons le bonheur de vivre. Nous connaissions, par expérience, la supériorité de ces historiens donnés par la nature. Dernièrement, madame de Surville, la sœur de Balzac, a dit son petit mot de sœur, escompté par les éditeurs de son frère, à la tête de la vraie vie de Balzac, racontée par lui-même (et qui suffisait), dans sa sublime Correspondance. Elle a dit son mot. A quoi a-t-il servi, en dehors de la vente peut-être ? Que nous a-t-elle appris, sinon qu’elle était la sœur de Balzac ?… Paul de Musset ne nous apprend pas qu’il est le frère d’Alfred, puisque nous le savions, et, d’ailleurs, cela n’importe pas ! Frère et sœur… Mais il n’est pas même besoin d’être frère et sœur pour qu’un éditeur vienne vous demander la vie d’un homme célèbre et pour trouver très bien à la placer ! Les neveux et les cousins sont aussi très propres à cette besogne. Ils sont fort bien venus aussi après les frères et les sœurs. Aux yeux des éditeurs, ils seraient encore, eux ! des aptitudes et des puissances, fussent-ils bêtes, d’ailleurs, comme des choux. On peut même arriver aux derniers degrés du cousinage. Il n’y a pas longtemps, nous avons eu une vie d’André Chénier par un monsieur de Chénier, heureux de l’être (je le conçois !), et qui semblait se réveiller, en bâillant, du sommeil d’Épiménide, pour écrire cette vie en retard. Elle n’avait, cette vie, irréprochablement insignifiante, d’autre mérite que d’être faite par un parent, ce qui n’est pas là un mérite littéraire, mais un bien plus important, allez ! pour les éditeurs, qui exploitent les parentés et se moquent de la littérature ! Chose comique, n’est-ce pas ? dans un temps comme le nôtre, si fièrement hostile à toute espèce de dynasties, que la vie à écrire d’un homme de génie ou de talent appartienne spécialement à ses hoirs mâles ou femelles et soit un droit de succession !!
II
Et encore si toute cette parentaille, qui écrivaille, devait en savoir plus long que tout le monde sur celui dont elle écrit la vie, et qu’en raison de la parenté même elle eût dans les mains des faits, des renseignements et des détails qui éclaireraient son histoire et lui donneraient un intérêt de profondeur et de nouveauté… Mais le plus souvent il n’en est rien, et même, le plus souvent, c’est le contraire qui est le vrai ! C’est précisément parce qu’on est parent qu’on est empêché ou maladroit à dire ce qu’il faudrait intégralement articuler, et que ce lien de la parenté vous garrotte !… Dans une vie comme celle d’Alfred de Musset, par exemple, lequel fut un grand poète, à ses risques et périls, c’est-à-dire un terrible passionné, ayant eu ses jours de faute et d’éclat scandaleux, croyez-vous qu’il soit possible à un frère qui raconte la vie de son frère de tout bravement raconter ?… Croyez-vous qu’il n’y a pas, dans cette orageuse vie de poète, dont pourtant nous avons bien, nous autres, le droit de connaître les dessous, vingt endroits où pour un frère il sera de devoir, ou du moins de délicatesse, de se taire, au lieu de parler ?…
Et voilà justement ce qui est arrivé. Certes ! Paul de Musset n’est pas seulement un frère à la manière de tous les frères. Il n’a pas que cette qualité, — la friandise actuelle des éditeurs ! Il n’est pas non plus un frère comme le cynique Piron appelait le sien. C’est un homme d’esprit, au contraire, qui compte par lui-même, qui est classé dans les lettres, — qui n’a jamais entièrement disparu dans la nuée d’or du génie de son frère, et qu’on y voit toujours comme une ombre touchante et fidèle… Il a eu longtemps l’imagination agile et légère, le caprice aimable et la fantaisie sans emportement. Talent de teintes spirituelles, tempérament calme, cœur sensible, rempli jusqu’aux bords de son frère, il n’est pas simplement Musset par le nom : il l’est encore par la goutte détiédie du sang d’Alfred qui passe dans son cœur, — pour le faire, il est vrai, moins battre, et qui teint son esprit, quoique ce ne soit pas de la même couleur éclatante. Paul de Musset est à son frère ce que le rose est à la pourpre, et, malheureusement, c’est cette nuance trop tendre qu’il exhale dans sa biographie. Eh bien, par le genre de ses qualités même, Paul de Musset ne pouvait pas écrire la vie d’Alfred, et il ne l’a pas écrite non plus ! Il a fait, sur cette vie, un travail délicat et habile dans sa délicatesse ; mais il n’a pas enfoncé sa plume jusqu’où il fallait la plonger… En appuyant trop sur ce naphte, il avait peur sans doute de ce qu’il pourrait en faire jaillir ! Cette biographie timide, réservée, discrète, cette gouache, — car c’est une gouache où les ombres sont faites avec du blanc, — a des combinaisons de transparences, mais ces transparences sont des voiles encore. C’est la vie et l’homme atténués, effacés, dans une molle lumière. On s’imagine parfois qu’en atténuant on idéalise. C’est une erreur. On ne fait qu’atténuer. L’aigle de l’Idéal enfonce très bien, sans trembler, ses griffes d’or dans la réalité, et n’en ouvre pas moins ses ailes. Il fallait nous donner la réalité de cette fougueuse et douloureuse vie de poète. Il fallait nous peindre, avec le noir de ses meurtrissures, la tête radieuse si prématurément meurtrie, au lieu de ce gracieux profil fuyant, qui fuit trop…
Ce n’est là ni l’Alfred de Musset de nos curiosités, ni celui de nos rêves, ni même celui de nos souvenirs. Je conçois que vous, vous son frère, vous ne l’ayez pas donné… Mais pourquoi une biographie ? Pourquoi pas tout simplement une préface, dans laquelle vous auriez caractérisé, vanté, exalté son génie, et personne n’aurait réclamé contre vous ! A vos éloges, à votre enthousiasme, à vos admirations, personne de nous n’aurait dit : « Non ! » Mais les éditeurs ! les éditeurs ! Ce n’était pas leur compte, à eux ! Les éditeurs n’ont pas été créés et mis au monde pour faire les affaires du génie. Eux, les éditeurs, voulaient positivement une biographie. Ils voulaient une « biographie », en toutes lettres, d’Alfred de Musset, par Paul de Musset. Musset sur Musset, comme fleurs sur fleurs pour Ophélie. Ah ! ils savaient bien ce qu’ils voulaient quand ils tortillonnaient autour du frère, quand ils lui recommençaient l’éternelle scène du Diable et de la tentation sur la montagne ! Et que si la vie ne devait pas se trouver dans cette Vie qu’on demandait au frère, qui hésitait peut-être, que s’il n’y avait, à la place, que l’extinction prudente d’un sujet dont on craignait les flammes, que la lumière ménagée, tamisée et promenée avec précaution sur les passions et les fautes de ce délicieux et coupable génie qui s’appelait Alfred de Musset, les éditeurs s’en souciaient bien ! Ce qui leur importait, c’était cette haute piperie d’une biographie d’Alfred de Musset par son frère, pompeusement annoncée… Et encore une fois, peu leur chaillait qu’il n’y eût ici ni la conscience, ni la sévérité, ni le renseignement profond de l’histoire ! Le livre, sur le titre seul, était levé, comme ils disent galamment, les éditeurs, dans leur langage si drôlement aérien, et comme s’ils parlaient, ma foi ! d’un simple volatile.
Promettre est un et tenir est un autre ! écrivait La Fontaine à un ministre de son temps, qui ne sourcillait pas du reproche. Les éditeurs non plus. Ah ! ils sont maintenant vraiment dignes d’être ministres, les éditeurs !
III
Ainsi, déception. Et soyez sûrs qu’elle est générale. Soyez sûrs qu’elle est universelle… On prend cette biographie. On la prend comme une coupe. On la lit. On la boit. Et on se dit : N’est-ce que cela ? Qu’est-ce que j’ai appris ?… Mais j’en savais plus que cela sur Alfred de Musset, sans avoir recours à son frère ! Mais il m’est revenu sur Alfred de Musset plus que cela… seulement par les airs !! Les bruits qui ont circulé, de son vivant, sur ce jeune génie qui s’est déchiré à tous les plaisirs d’une jeunesse folle, comme les dentelles que les femmes accrochent et déchirent, en valsant, ces bruits ont charrié jusqu’à moi plus de choses que ce pâle récit qui n’ajoute rien à sa renommée. Excepté l’adorable pièce de vers qui fait suite à la pièce, déjà connue, à Ninon, et qui est adressée à la même Ninon :
Avec tout votre esprit, la belle indifférente,Avec tous vos grands airs de rigueur nonchalante, etc. ;
excepté une phrase superbe du Poète déchu (un roman détruit), — mais Alfred de Musset n’est pas à cela près d’une belle phrase ! — il n’y a dans cette biographie rien de plus que de ce qu’on sait et ce qu’on ignore. Nous ne sortons pas du clair-obscur. Les plus suaves tendresses d’Alfred de Musset, de ce poète de l’Amour et de la Douleur, sont ici, comme dans ses Œuvres, sous le rayon, qui n’éclaire pas, de ces trois opaques et impatientantes étoiles de l’anonyme, que j’espérais voir enfin scintiller ! Ici, non plus, nulle passion de ce passionné n’est touchée, racontée, creusée au vif, comme si les sentiments du génie n’intéressaient pas tous les cœurs saisis par ce génie ! comme si les passions qui ont tué celui-ci, avant l’heure, ne devaient pas avoir leur histoire, — tragédie du cœur du plus terrible exemple et de la plus profonde moralité ! Alfred de Musset, cet amoureux immortel de femmes mortes maintenant, heureux par toutes, malheureux par une seule, a fini par mourir de celle-là… mais il a vécu par les autres, et vous n’empêcherez jamais l’imagination humaine, éprise de ses poètes, de s’intéresser à toutes celles qui ont doublé, par le bonheur qu’elles lui ont donné, les facultés du poète qu’elle a peut-être aimé le plus, et d’en désirer obstinément l’histoire. Demain, la Postérité s’en va naître, la Postérité qui n’entendra rien aux considérations et aux discrétions d’un monde éphémère, la Postérité qui sait que tout grand poète ressort de l’histoire, et, par conséquent, doit apparaître dans l’histoire avec le cortège de toute sa vie. Nous connaissons les femmes qu’aima lord Byron. Les femmes qu’aima Musset, ce Byron de France, nous resteront-elles inconnues ?… Vous n’avez pas percé leur mystère, et peut-être ne le pouviez-vous pas… Cependant vous écriviez la Vie d’Alfred de Musset, et ces femmes ont fait sa Vie, comme elles ont fait son bonheur, sa fierté, et, qui sait ? son génie. Mais je voudrais une excuse ! Vous n’êtes que le frère d’Alfred de Musset. Or, la vie du génie, et Alfred en était un, avec ses égarements et ses fautes, il n’y a probablement que le génie lui-même qui puisse nous la raconter !
IV
Hélas ! il ne l’a que chantée. Byron aussi avait chanté la sienne. Mais, à côté du chaut inspiré, il avait mis sa prose inspirée, — à côté de sa poésie, son histoire… Dans ses Memoranda, dans sa Correspondance, partout où s’est abattu le bec d’aigle de sa terrible plume, Byron s’est raconté, analysé, perscruté, dans sa vie autant que dans son âme. Après avoir fait résonner les fibres saignantes de son cœur, il nous les a dénudées pour nous montrer avec quoi est faite la voix du poète… Historiquement, lord Byron n’a rien laissé à écrire sur son compte à ceux qui viendront après lui. Galt, dans son Histoire, ne nous a pas donné un détail que nous ne tenions de lord Byron lui-même, et s’il y a des vides dans ses Mémoires qui embrassent la haute société de l’Angleterre contemporaine du poète, c’est le lâche Moore, épouvanté par les noms propres, c’est le lâche Moore qui les a faits ! Alfred de Musset, bien moins orgueilleux que Byron, bien plus rêveur et bien plus tendre, exhale son histoire avec ses soupirs, et quand il a chanté, toute son histoire est finie ! Pour personne il n’y en a plus !
Elle n’est donc que dans ses chants, et pas ailleurs. Eu dehors de ses chants et des sentiments qui les inspirèrent, la vie d’Alfred de Musset fut élégante et vulgaire, car l’élégance du monde, et même du plus raffiné, peut être quelquefois vulgaire. Mais ce qui ne l’est point, ce fut son génie, son génie tout en âme, le plus puissamment humain et le plus puissamment moderne, — le plus nous tous, enfin, qui ait assurément jamais existé !… Né dans les premières années du siècle, quand le canon de Wagram fêtait le baptême de ceux-là qui pouvaient avoir l’espérance de mourir un jour en héros, et qui, l’Empire tombé, ne surent que faire de la vie, Alfred de Musset se jeta aux coupes et aux femmes de l’orgie comme il se serait jeté sur une épée si on lui en eût offert une, et il a peint cette situation dans les premières pages qui ouvrent les Confessions d’un enfant du siècle, avec une mélancolie si guerrière ! Comme tous les jeunes gens qui vécurent sous Louis-Philippe, ce triste Napoléon de la paix à tout prix, en se dévorant d’activité étouffée, Musset, qui n’avait ni les millions ni la pairie de lord Byron, devint homme du monde du temps, avec l’âme la moins faite pour le monde. Comme les Élégants d’alors, il salit beaucoup de gants, blancs et jaunes ; mais, moins superficiel que les autres, il livra le meilleur de sa jeunesse en proie aux plaisirs enivrants et aux cruautés de l’amour… L’extraordinaire poésie qui était en lui s’était éveillée dès l’enfance. A l’âge où Byron écrivait ses Heures de Loisir, si justement sifflées par la Revue d’Edimbourg, Alfred de Musset débutait par les Contes d’Espagne et d’Italie, d’une couleur inconnue et immortelle, qui étonna le Romantisme, lequel pourtant ne s’étonnait de rien ! Ce fut pour avoir écrit un peu plus tard Namouna, Rolla et Mardoche, qu’on l’accusa d’imiter Byron, les veines de ces trois marbres ressemblant aux veines de ces trois autres : Manfred, Beppo, Don Juan… Seulement, pourquoi n’aurait-il pas byronisé de nature aussi bien que d’imitation ?… Pourquoi n’aurait-il pas été un frère jumeau de Byron, à distance ?… Fatalement, l’atmosphère du temps saturée de poésie byronienne dut pénétrer jusqu’au fond de cette jeune poitrine. Mais quoi qu’il en ait été, du reste, ce qui est certain c’est que plus il chanta, plus Alfred de Musset perdit l’accent byronien, et plus il fut lui-même, dans une genuiness incomparable.
Jamais, en effet, l’amer, le sauvage, le strident Byron n’eut, même dans ses œuvres qui voulaient être tendres (comme, par exemple, Parisina et La Fiancée d’Abydos), la tendresse, la pureté, la mélancolie au divin sourire d’Alfred de Musset. Jamais Byron n’eut de ces touches mouillées, de ces rosées d’éther… Byron rugit toujours un peu quand il roucoule ; il veloute ses rugissements, mais c’est toujours le lion amoureux… Le caractère du génie de Byron, c’est la fierté, — une fierté incoercible. Le caractère du génie de Musset, c’est, au contraire, la tendresse, — la tendresse jusqu’au fond de la passion la plus ardente et plus forte qu’elle ; car elle la fond toujours, cette passion, dans une dernière larme52… Et il l’avait tellement, cette tendresse, qu’il en oublia le plus souvent, dans les bras de celles qui l’aimèrent (et même pour cela il n’était pas toujours besoin de leurs bras !), cette vie de monde que le monde lui avait faite, à ce dandy qui ne l’était que par les habits de Staub et les gants de Geslin, mais qui, sous ses caparaçons de mondain, garda toujours sa tendresse dans son incorruptible sensitivité… Hermine de pensée et de cœur jusqu’à sa dernière heure, qui mourut de ses taches encore plus que de ses blessures, pour qu’il fût bien et dûment puni d’avoir, étant hermine, cru qu’on peut se guérir de ses blessures en se roulant dans le ruisseau de feu du vice, comme le bison dans son bourbier !
V
C’est cette vie-là qu’il n’a pas écrite, — qu’il n’a pas voulu, qu’il n’a pas pensé à écrire, — et pour laquelle, n’étant plus, on a pris son frère. Ah ! les frères ne suffisent pas toujours. Est-ce que je suffirais, moi ! à écrire la vie du mien ?… C’est cette vie-là d’Alfred de Musset qui nous manque, et puisqu’il ne l’a pas écrite, puisqu’il ne s’est pas appesanti sur elle, qui nous manquera probablement toujours… S’il l’avait écrite, on l’aurait jugé ; et on ne peut que le deviner, ce tendre cœur qui vivait de son cœur quand on le croyait un mondain frivole, et qui mourut de son cœur quand on le croyait un mondain vicié. Ah ! la Madeleine et la femme adultère pardonnée ne sont pas pour rien dans nos Évangiles, et la religieuse qui assista Alfred de Musset à la mort n’est pas pour rien dans son histoire. L’histoire de cette vie, à laquelle le monde n’assistait pas, n’eut réellement pour théâtre que les six pouces de sa poitrine, et d’autres grands événements que ceux-là qui ne sont vus par personne, pas même par les yeux les plus chers et les plus près de nous ! Paul de Musset sent peut-être autant que moi en ce moment l’insuffisance de son volume et le néant d’une entreprise faite à l’instigation des trois éditeurs de son frère, — de ces trois Rois Mages d’éditeurs qui ont suivi la même étoile, et qui ont voulu la faire luire également sur leurs trois éditions !
Rubrique d’éditeur éventée ! J’ai tenu à signaler ce léger détail de nos mœurs littéraires plus encore qu’à parler au long de la littérature d’Alfred de Musset, qui d’ailleurs n’a pas besoin de moi. Mirabeau disait : « Tout homme de courage est homme public le jour des fléaux. »
Franchement, je ne me crois pas tant de courage que ça… Mais l’éditeur est le fléau, toujours subsistant…