M. Athanase Renard.
Les Philosophes et la Philosophie
I
Un des bonheurs de la Critique, qui n’en a pas immensément, la pauvre chère fille ! c’est de découvrir, à travers le bruit que font les sots, à qui le monde appartient, quelque noble esprit ignoré, dédaigné, obscur, et de réclamer pour lui l’attention et le respect auxquels il a droit. Ce bonheur-là, je l’ai eu un jour, si on se le rappelle, quand je signalai l’un des premiers, si ce n’est le premier, le livre d’un inconnu (Revelière), intitulé magnifiquement : Les Ruines de la Monarchie française, sous lesquelles, par parenthèse, il pourrait bien rester enseveli… Eh bien, je vais avoir ce bonheur encore en parlant d’un autre livre, non moins substantiel, non moins fort d’observation et de raison que celui de Revelière, et aussi non moins ignoré… Ce livre s’appelle : Les Philosophes et la Philosophie, et il est d’un écrivain à peu près aussi inconnu que Revelière, c’est M. Athanase Renard.
Il y a, du reste, une autre ressemblance entre ces messieurs que d’être l’un et l’autre inconnus au monde littéraire, — où d’être connu n’est pas une si grande gloire !… Il y a une ressemblance meilleure, plus honorable et plus essentielle. C’est celle de l’esprit de leurs livres. L’un fait en histoire ce que l’autre fait en philosophie. Tous deux concentrent en un bloc puissant la réflexion qui a pris toute leur vie, et leur vie a été longue ! Mais où commence la différence entre ces deux inconnus faits pour ne pas l’être, le voici : L’auteur des Ruines de la Monarchie française est mort dédaigneux de la publication de son livre, qu’il savait, de conception et de sujet, impopulaire, l’ayant gardé fermé sous son coude après l’avoir écrit, et achevé ainsi de vivre, la tête qui l’avait pensé dans sa main, ne demandant rien à son siècle… L’auteur des Philosophes et la Philosophie n’a pas eu, lui, cette indifférence, qui est une impertinence sublime ! Il vit, je crois, quoique très avancé dans la vie, et s’il ne vit plus, il a cette supériorité de la vieillesse qui donne à l’expérience le calme et la certitude… et, avant de mourir, il a eu la jeune curiosité de savoir si ce siècle, justement méprisé par l’auteur des Ruines, comprendrait quelque chose à un ouvrage non moins impopulaire que le sien. Octogénaire imposant, qui a planté son livre, comme l’octogénaire de La Fontaine plantait son arbre, avec le désintéressement le plus complet de lui-même et la plus majestueuse sécurité.
Mais, si majestueuse qu’elle ait été, cette sécurité, elle pourrait bien être trompée, et même voilà précisément ce qui la rend si belle, c’est d’être trompée ! Qu’y a-t-il de plus beau, en effet, que d’écrire bravement ce qu’on croit être la vérité, et de l’écrire pour soi et pour elle, sans se préoccuper de ce que les autres en penseront ?… Les autres, ici, ce sont les philosophes, les philosophes auxquels s’adresse plus particulièrement le livre de M. Athanase Renard. Mais, qui sait ? ils seront peut-être moins passionnément cruels contre lui que ne le seront et ne doivent l’être les hommes à qui s’adresse plus spécialement aussi le livre superbe de Revelière… La raison de cela ne vient pas du livre. Elle vient de ce que les premiers sont des philosophes et les seconds des hommes politiques, et que la politique est maintenant la seule passion qui vive dans ce siècle tari, épuisé, mourant de faiblesse intellectuelle entre la négation et le doute, moins viril encore que la négation ! Ceux qui s’appellent actuellement les philosophes officiels, et qui font métier et marchandise de philosophie, n’ont plus rien de la flamme des fanatismes philosophiques d’autrefois. Ils ont la lâcheté de leur rationalisme. Ils ne croient même plus à la virtualité de leur enseignement. À parler rigoureusement, on peut dire, sans trembler, qu’il n’y a plus de Philosophie. Et, de fait, ôtez-lui la Métaphysique, — son trépied sacré ! — et la Philosophie s’écroule. Or, c’est là ce qu’on est en train, pour l’heure, d’ôter à la Philosophie. Les sciences positives qui usurpent son nom, le Naturalisme de Darwin, emportent, à dos d’âne (puisque nous sommes dans les bêtes !), la Métaphysique. Dans un pays et dans un temps où, depuis deux siècles, nul grand système n’a eu la force de se produire, et où ce qui reste de mouvement philosophique ne s’exprime plus que par de chétives monographies ou par des histoires de la Philosophie qui sont des signes de mort, car ces histoires sont les cimetières des philosophies et on n’enterre pas les vivants, les grandes polémiques ne peuvent plus exister. La noble passion intellectuelle, étouffée par la grossièreté de l’air ambiant que le Matérialisme épaissit encore, s’est évaporée comme un éther, tandis que l’ambition politique subsiste et flambe toujours, immortelle comme les convoitises et les bassesses dans le cœur de l’humanité !
II
C’est cet état de débilitation philosophique que le Dr Athanase Renard nous a mis à même de vérifier et de juger, dans l’histoire critique qu’il vient de faire de la Philosophie moderne. Il a intitulé son livre, avec une profondeur peut-être inconsciente, mais qui n’en est pas moins de la profondeur : Les Philosophes et la Philosophie, mettant avec raison les hommes avant la chose, la Philosophie n’étant jamais un Absolu, quoiqu’elle prétende en être un, et n’ayant de valeur, comme tous les empirismes, que par les hommes qui la cultivent ou qui la professent. Elle est, en effet, un empirisme comme la Médecine, la Philosophie, et M. Athanase Renard, qui signe : le docteur Athanase Renard, est un médecin qui a mêlé la Philosophie à l’observation physiologique… non pour tuer l’une par l’autre, comme tant de physiologistes, mais pour sauver l’une de l’autre, qui, en ce moment, veut la tuer. Dès qu’il a pu penser par lui-même en dehors de ses maîtres, la vie intellectuelle du Dr Athanase Renard a été de la plus profonde unité. À partir de sa thèse « inaugurale », pour parler comme lui, il a toujours poussé dans le même sens ses observations et ses idées. Quoique médecin, c’est un spiritualiste, chose rare ! et d’un Spiritualisme assez vigoureux pour monter jusqu’au Christianisme, qui est la conséquence dernière de tout Spiritualisme puissant. Il est chrétien comme l’était Récamier, mais avec des aptitudes philosophiques d’une spécialité supérieure. Dans le livre qui touche à tant de choses et qu’il a publié, il montre des facultés de discussion tout à la fois brillantes et allègres. Il a de la sève et de la verve, une rondeur et une bonne humeur charmantes dans la gravité. Il n’est point pédant comme les philosophes qu’il combat, et dont quelquefois il se moque avec une bonhomie meurtrière… Du fond de sa province, où il est peut-être resté toute sa vie, — comme Rocaché, le grand médecin des Landes, cet immense praticien, plus haut que la fortune et que la gloire, inconnu à Paris, mais regardé comme un dieu de Bordeaux à Barcelone, où il régna cinquante ans sur la santé et sur la maladie, — le Dr Athanase Renard, dont j’ignore la valeur comme médecin, apparaît dans son livre comme un robuste penseur solitaire, et ce qui étonne davantage, comme un homme de la compétence la plus éclairée sur toutes les questions d’enseignement, de méthodes et de classifications de ce temps, et comme s’il avait vécu dans le milieu philosophique où ces questions s’agitent le plus… Par ce côté, il ressemble encore à Saint-Bonnet, le grand esprit métaphysique dont le rayonnement finira un jour par tout percer, et qui aussi vivait au loin de ce que les flatteurs ou les fats de Paris appellent insolemment la Ville-lumière. Il a certainement moins de hauteur, moins d’éclat, — disons le mot ! moins de génie que Saint-Bonnet, auquel on ne peut, en ce moment, comparer personne, — mais, comme lui, il s’efforce, dans la mesure d’un talent inférieur et différent, de ramener la Philosophie égarée à la Métaphysique chrétienne.
Et, de fait, il n’y a plus à faire que cela pour le salut et l’honneur de la pensée humaine ! L’auteur des Philosophes, qui a mesuré le danger qu’elle court et l’abaissement dans lequel elle est tombée et où elle tombe chaque jour davantage, a donné dans son histoire critique la preuve de cette dégradation de la pensée par le Matérialisme, qui est à la fin de tout dans l’ordre philosophique : Finis Poloniæ ! Le Dr Athanase Renard n’est point un théologien comme Saint-Bonnet, dont la philosophie s’appuie sur une théodicée, et à qui les imbéciles de ce temps athée sont bien capables de reprocher sa théologie ! Il a, lui, la science moderne, la science dont le moindre grimaud est fier, la science qui fait tous les genres de cuisine, à cette heure, dans l’affreux baquet des sorcières de Macbeth, qui est l’état intellectuel de ce temps ! Il est physiologiste. C’est un avantage. Physiologiste donc avant tout et d’étude première, ce qui l’a d’abord frappé,
c’est le vice de l’École de Médecine d’où il est sorti, et qui n’a cessé, depuis le commencement de ce siècle, de vouloir justifier scientifiquement la misérable idéologie de l’Encyclopédie, qui, sans cette École, n’eût pas eu de portée ; car, ainsi que l’a dit le Dr Athanase Renard dans un éclair : « Le Matérialisme n’est pas français. »
Il vient de Bacon et de Locke. La philosophie du xviiie
siècle, qui passe pour si spirituelle, n’a pas eu l’esprit de l’inventer ! Le Dr Athanase Renard, qui s’est retourné de si bonne heure contre l’Enseignement médical, et qui a fini par lui vomir à la figure le lait empoisonné dont il l’avait nourri, ne s’est pas enfermé dans le cercle étroit de cet enseignement. Il a porté plus loin ses sagaces regards. Il a embrassé le Matérialisme contemporain tout entier, — le Matérialisme de la minute présente, — dans toute l’étendue de son progrès et sur tous les sommets où il est monté et où il s’est établi, couvrant tout, comme l’eau d’un déluge… Le Dr Athanase Renard compte, un par un, ses envahissements victorieux ; car il est victorieux sur toute la ligne ! Le Rationalisme, cette petite digue, bâtie par le castor Cousin et les autres castors à sa suite, a été promptement renversé et submergé, et le Panthéisme, qui n’était, d’ailleurs, que du Matérialisme encore, mais poétiquement déguisé, a fondu dans ce Matérialisme envahisseur et dissolvant, et a disparu sous le mépris même des Allemands !!! Rien qui ait résisté ! Rien qui compte aujourd’hui ! Tout a
péri des philosophies qui se croyaient formidables ! Le bon sens de Reid est allé rejoindre le scepticisme de Jouffroy. Elles ont été vaincues, ces misérables philosophies, par le Matérialisme, qui a voulu faire aussi des systèmes et qui n’en avait pas besoin, tant il a pénétré dans le fin fond corrompu de la pensée et de la vie modernes ! Il n’avait besoin ni de Cabanis, ni de Broussais, ni de Gall, ni d’Auguste Comte, ni de Littré, qui ont obéi comme des buffles à la lance stupide qui les pousse, c’est-à-dire à la tendance impérieuse et fatale du Matérialisme sans idées, plus puissant, à lui seul, que toutes les idées dont ils ont voulu le fortifier !
Ces idées, le Dr Athanase Renard, qui les a discutées dans la partie critique de son livre, en a montré le creux et fait voler au loin la poussière. Il a tout pris, pour le déshonorer, dans la filiation des idées et dans la généalogie individuelle de ce Matérialisme qui doit enterrer toutes les philosophies dans quelque chose qui ne sera plus une philosophie… L’inanité ou l’ineptie des systèmes que le Matérialisme essaie encore d’organiser, fait éclater de plus en plus cette vérité : c’est que si le Matérialisme dissout les philosophies, il dissout aussi la cervelle des philosophes. Charlemagne disait : « Que de fer ! » et moi, je dis : « Que de bouillies ! » Il faut bien le reconnaître, malgré la tradition badaude des Écoles, malgré les phrases des pédants, dupes de celles qu’ils écrivent, malgré la popularité facile des idées abjectes, qui réussissent toujours, au fond, ce sont de pauvres hommes intellectuels dans l’ordre philosophique que Bacon, — grand de loin, petit quand on s’approche, — Locke, Condillac, Destutt de Tracy, Laromiguière, Cabanis lui-même et Broussais, — tombé de son propre matérialisme à lui dans le matérialisme fantoche de Gall et de ses bosses ! — et Gall l’Allemand, — ce titre suffit pour expliquer la fausseté et le ridicule de son système, que le docteur Renard, en deux ou trois coups de plume, a désarticulé, — et Auguste Comte, et Littré, — la côte d’Adam d’Auguste Comte ! — qui, tous deux, ont ramassé les morceaux de ce système de Gall et qui s’en sont fait des couchettes. Réellement, dans cette phalange d’esprits — peu macédonienne — je ne vois pas une seule tête philosophique de valeur transcendante et qu’on puisse objecter à leurs doctrines, pour ne pas trop les mépriser…
III
Remercions le Matérialisme. Il a fait des hommes qui nous laissent la liberté du mépris… Le Dr Athanase Renard nous a donné de ces hommes-là une biographie intellectuelle qui les tue. Mais n’allez pas croire, d’après ce que je vous dis là de ces biographies, que
le Dr Athanase Renard ne soit qu’un critique en philosophie ! Il est mieux et bien plus que cela. C’est un homme de réflexion et d’initiative, mais d’initiative inspirée par la réflexion, par l’expérience et par l’histoire. Aux systèmes des philosophes dont il écrit la triste chronique, il oppose le sien, qui n’est pas un système, mais une vue générale et planant sur l’esprit humain… Le Dr Athanase Renard n’a point le bon sens étranglé de Reid, l’Écossais, étroit en philosophie comme en religion (le presbytérianisme), mais il a le bon sens dilaté d’un Gaulois, agrandi par l’idée catholique… La race vit et pense dans le Dr Athanase Renard, et c’est pour cela que je l’aime et que je l’estimé, moi qui crois à la race, et qu’en toute chose nous ne valons pas nos pères !… Le Dr Athanase Renard a sa définition de la Philosophie. Elle n’est pour lui que la « révélation des lois de notre entendement, c’est-à-dire des vérités de sens moral et de sens commun, et dont le principe est dans nous tous tant que nous sommes »
. Tel son principe. Tel son point de départ et son point d’arrivée. Tel son alpha et son ômega, qui sont la même lettre en philosophie. Je ne sache rien de moins philosophique dans le sens que les philosophes donnent à ce mot, et c’est bien quelque chose, mais cela est-il philosophique dans le sens de vérité que nous donnons à ce mot, nous qui nous vantons de n’être pas des philosophes ?
Il est vrai que, lui, ne s’en vante pas, le Dr Renard !
Il se vanterait presque du contraire, s’il n’était pas le plus aimable et le plus humble des esprits puissants, qui savent être humbles parce qu’ils sont chrétiens. Il est chrétien, mais il est philosophe, mais il croit à la philosophie comme je suis athée à elle, moi qui suis athée à elle comme les athées le sont à Dieu ! Pour cette raison, l’idée du « sens moral et commun révélé par les lois de notre entendement » que je trouve sous sa plume, je la connais, et puisqu’il s’agit de la vérité, je ne suis pas honteux de dire qu’elle m’épouvante. Un jour, elle a passé, cette terrible idée, dans l’esprit d’un homme de génie, et Dieu sait le trouble qu’elle y jeta ! C’était Lamennais, chrétien encore, mais qui allait tomber dans l’abîme de cette démocratie qui l’a dévoré. Il y tomba sous la pression de cette idée du sens commun prise comme criterium de toute vérité, et que tous les esprits faussés par une révolte quelconque de l’esprit ou du cœur peuvent invoquer. Luther ne l’avait-il pas invoquée, pour son compte, avec son principe de l’examen individuel ? Et cela ne fit pas se cabrer et se rejeter en arrière le génie si longtemps chrétien de Lamennais ! Avec cet arc trop courbé d’une définition, qui se casse toujours là où on la ploie avec le plus de force pour en faire le cercle qui doit tout renfermer, le Dr Athanase Renard, le physiologiste, a été la victime d’une psychologie qui l’a trahi, et c’est la psychologie de Descartes. Qu’il le sache ou bien qu’il l’ignore, le Dr Athanase Renard
traîne des restes de cartésianisme dans sa pensée. Il est cartésien comme tous les philosophes qu’il admire, et qui, au xviie
siècle, l’étaient tous, plus ou moins. Pour qui croit comme lui aux nationalités philosophiques, le spiritualisme cartésien est la vraie philosophie de tradition française. Seulement, qu’il prenne garde ! Descartes, pour lequel il a peut-être trop d’entrailles, a tellement muré l’homme dans son moi, avec son principe psychologique (je pense, donc je suis !), qu’il ne lui est plus possible d’en sortir jamais, — soit pour aller aux hommes, soit pour aller à Dieu (le chemin manque), — et qu’il n’est plus capable d’inventer un criterium absolu et universel, comme doit être tout criterium de vérité. Puisque le Dr Athanase Renard est chrétien, il ne doit y avoir pour lui que l’Église et son impératif catégorique, comme dit Kant, avec sa précision barbare ; et si c’est l’Église, ce n’est plus « le sens moral et commun dont le principe est dans nous tous tant que nous sommes »
. Le mot de « révélation des lois de l’entendement »
que le Dr Renard emploie, ne peut s’entendre que d’une révélation individuelle, qu’on est libre d’admettre ou de rejeter. Assurément, il ne s’agit point ici du christianisme du Dr Athanase Renard, qui soumet respectueusement son livre à l’examen et à la décision de l’Église, mais il s’agit de la rigueur d’une définition nécessaire, si elle n’est pas impossible… Et puisque le Dr Athanase Renard s’est donné le noble but de ramener la Philosophie à la Métaphysique
chrétienne, il ne doit la ramener que par des moyens métaphysiquement chrétiens. Or, le sens commun n’en est pas un. Il a été longtemps chrétien en France, je le sais, mais il ne l’est plus, et le moyen à employer doit être d’autant plus métaphysiquement chrétien, qu’il ne l’est plus !
IV
Mais si la psychologie de Descartes a fait fléchir la rigueur d’une définition qui devait être rigoureuse sous la plume d’un aussi fort chrétien que l’auteur des Philosophes et la Philosophie, n’oublions pas que partout ailleurs, dans son livre, il reste l’homme irréprochable de ce Spiritualisme qui meurt actuellement sous l’étreinte du plus brutal Matérialisme, et que le Christianisme peut, seul, ressusciter, en l’en arrachant ! N’oublions pas que l’ouvrage du Dr Athanase Renard est un livre de discussion et d’analyse plus qu’un livre de théorie, et que l’histoire et la description de l’esprit humain y tiennent plus de place encore que la philosophie. Une des plus belles parties du livre en question est l’histoire de ce sens commun et moral que l’auteur appelle :
« la philosophie de tout le monde »
, mais qui n’est la philosophie de tout le monde que quand nulle autre philosophie ne l’a dépravé. Or, c’est là, aujourd’hui, la question ! Les Philosophies matérialistes surgissent de toutes parts. Quoique sans génie, sans talent, sans esprit, sans homme d’intelligence première, elles s’emparent de l’esprit moderne avec un effroyable ascendant, et elles rencontrent précisément dans le « sens commun » d’un temps matérialisé de mœurs par une corruption de deux siècles, le plus redoutable auxiliaire. Le livre du Dr Athanase Renard a été pensé pendant des années, et finalement écrit contre cela. L’auteur, qui ne se contente pas de massacrer les systèmes et les hommes du Matérialisme, boucherie méritée ! passe en revue toutes les philosophies depuis Descartes, qu’il n’adore tant que parce qu’il a opposé, malgré son doute scientifique, le Spiritualisme au Matérialisme de son époque. L’auteur des Philosophes et la Philosophie reprend la même thèse avec d’autres adversaires et un matérialisme autrement grossier, autrement impudent, autrement haineux que le petit matérialisme de Gassendi, — le têtard du monstre actuel ! Il faut lire toutes les discussions du livre du Dr Athanase Renard, pour avoir une idée de sa supériorité. Supériorité inutile, probablement, — comme je l’ai dit au commencement de ce chapitre, — mélancolique supériorité, inutile pour lui et pour nous !… Pour nous, qui nous enfonçons dans cette vase du Matérialisme
chaque jour davantage, et qui demain y aurons disparu ! Pour lui, assez fier ou assez sage pour dédaigner probablement cette écuelle de la Gloire que les Vanités qui viennent y laper ont salie, mais qui aurait aimé peut-être à voir boire aux contemporains de son heure dernière le verre de vérité qu’il leur verse, et qu’ils ne boiront pas !