Benjamin Constant
Lettres de Benjamin Constant à Madame Récamier.
I
Ces lettres, qui durent être publiées immédiatement après la mort de Madame Récamier et dont la publication fut si longtemps arrêtée, ont enfin paru. L’éditeur, c’est naturellement Madame Lenormant, l’auteur des Mémoires de Madame Récamier, qui n’a jamais eu de Mémoires, mais une nièce qui tira parti de ses petits papiers de famille et qui veut qu’on sache, la bonne nièce ! comment, dans le temps, on aimait sa tante. Si l’amour qu’elles inspirent est la gloire de la vie pour les femmes, on ne conçoit pas très bien le scrupule de convenance qui, pendant trente ans, a empêché la publication de ces lettres… Au point de vue de leur contenu et de la morale vulgaire, la seule que généralement on invoque, elles sont sans aucun inconvénient pour la mémoire de Madame Récamier, qui reste en ces lettres ce qu’elle fut toute sa vie, c’est-à-dire la plus pure et la plus vertueuse des mondaines de son siècle. Si quelqu’un eût pu s’opposer à la publication de ces Lettres, — qui ne sont pas une Correspondance puisque les réponses n’y sont pas, — c’eût été tout au plus quelque parent de Benjamin Constant, pour peu qu’il eût tenu au genre de renommée qu’a laissée derrière lui l’auteur d’Adolphe… L’idée, en effet, qu’on a de Benjamin Constant, comparé pour l’esprit par ses contemporains à rien moins que Voltaire, se trouve légèrement entamée par ces lettres, qui nous le montrent tout à coup sous l’aspect étonnant d’un sentimental aussi niais que le premier amoureux venu ! L’espèce de fatuité qu’on attribuait à l’auteur d’Adolphe, qui, disait-on, avait dans ce roman écrit sa propre histoire et peint la fatigue d’une liaison qui justifiait le mot fameux des Liaisons dangereuses : « on s’ennuie de tout, mon ange »
, ne tient plus devant le ton de ces lettres écrites par le plus maltraité des hommes qui aiment, — par le plus patito des patiti qui aient jamais existé ! Il y a un mot, très peu allemand, du reste, de Jean-Paul, que Benjamin Constant, qui savait l’allemand, aurait dû se rappeler et que voici dans sa magnifique brutalité : « Il faut se mettre à genoux devant les femmes, mais comme l’infanterie devant la cavalerie, — pour se relever et pour donner la mort ! »
Benjamin Constant s’est bien mis à genoux devant Madame Récamier, mais il ne s’en est relevé… que pour prendre la fuite, et elle a vécu tranquillement toute sa vie qui a été longue.
Si cela peut s’appeler de la vie !… Mais, entre nous, je crois bien que ce n’en était pas… Cette fameuse Madame Récamier, cette Juliette à dix mille Roméos, dont ils ont tous, en Europe, raffolé au temps de leur jeunesse, au fond, ne me fait pas l’effet ici d’être vivante. C’est une belle idole de salon qui n’est jamais descendue de son autel. Elle rappelle cette autre femme dont Alfred de Musset a dit :
Elle faisait semblant de vivre ;De ses mains est tombé le livreDans lequel elle n’a rien lu.
Seulement, il mit du temps à tomber de ses mains charmantes ! et parmi ceux qui l’adorèrent, personne ne lui apprit à lire dans ce livre-là. L’époque de Madame Récamier, cependant, ne se recommandait pas précisément par un bégueulisme supérieur… C’était la formidable époque où la cavalerie de Murat escaladait des forteresses, et c’est de ce temps-là que Madame Récamier fut chastement et presque hiératiquement la mystérieuse et impénétrable Isis sous ses sept bandelettes, et pas un, même de ceux qui dans ce temps-là revenaient d’Égypte, n’a pu se vanter de l’avoir désentortillée d’une seule !… Outrage si cruel au cœur et à la vanité des hommes, qu’ils sont allés jusqu’à des raisons scientifiques pour expliquer ce qui leur était si dur de ne pas comprendre. Aussi, en désespoir de cause, ils aimèrent mieux, sans aucune expérimentation possible, faire de cette céleste Récamier une espèce de monstre physiologique, que d’admettre le monstrueux prodige moral d’une vertu qui leur avait toujours résisté.
Ce fut, je crois, Philarète Chasles, qui, le premier, fut assez hardi pour, après la mort de l’énigmatique phénomène, écrire pour les yeux de tous ce qui n’avait jamais été dit tout bas qu’aux oreilles de quelques-uns. Mais la chose une fois écrite, et partie sur
ces ailes de papier
dont parle de Maistre et qui portent si loin les sottises, la chose écrite allait faire le tour du monde, comme le drapeau tricolore, et déjà elle l’a commencé… Madame Récamier a donc sa légende comme Jeanne d’Arc, mais Jeanne d’Arc a sauvé la France, et c’est là une gloire qui brûle la légende dans la clarté sublime de sa flamme. Tandis que Madame Récamier, qui a perdu tant de cœurs, restera éternellement dans l’ombre incertaine de la sienne et tourmentera l’admiration et la curiosité des hommes comme une serrure à secret qui n’a pas de clé.
II
Elle sera toujours un mystère historique. Pourquoi n’aima-t-elle pas, cette grande Aimée de tout son siècle ? Pourquoi cette enchanteresse, qui enchanta les cœurs en masse, ne fit-elle jamais le bonheur d’un seul ?… Après tout, ce n’était pas une sainte ! Dieu ne l’avait pas prise avarement pour lui et mise sous ce voile qui semble transparent et qui a l’épaisseur d’un bouclier… C’était simplement une mondaine, et les vertus, on le sait, des mondaines, ont la fragilité de leurs faibles cœurs. Ce n’était ni une femme d’esprit, ni une femme de caractère qui trouve en elle quelque chose de ferme à quoi s’appuyer. Elle ne s’appuyait sur la vie que comme une feuille de saule tombée s’appuie sur l’eau… Elle n’avait d’esprit que celui-là que Rivarol exigeait des femmes et des roses, mais c’était assez pour que Madame de Staël, son amie, aimât à le respirer et en embaumât son génie ! Elle avait cette insondable pureté du cœur qui est un glaçon de cristal auquel on se coupe et qui fait saigner les âmes tendres, et elle avait aussi, a-t-on dit, la grâce de la bonté, la plus divine de toutes les grâces, qui faisait pardonner le mal involontaire que faisait sa beauté autour d’elle ; car sa beauté avait un rayonnement meurtrier, et l’amour qu’elle inspirait était une contagion dont on pouvait ne pas guérir. Cette beauté, du reste, aucun portrait d’elle ne l’a révélée, et il y en a trois d’immortels… Ni celui de Gérard, ni celui de David, ni celui de Chateaubriand, autre genre de peintre ! Léonard de Vinci lui-même, le peintre de la terrible Joconde, une énigme humaine, comme Madame Récamier, eût brûlé ses pinceaux et sa palette de magicien sombre et de sorcier ensorcelé devant cette incompréhensible Récamier, qui n’avait pas, elle, à offrir à un peintre la physionomie inquiétante de la Joconde, de cette ogresse repue et tranquille qui sourit diaboliquement à qui la regarde et qui semble lui dire : « M’apportes-tu ton cœur à manger ?… » La beauté de Madame Récamier est insaisissable, et les récits qu’on en a faits à ceux qui ne l’ont pas vue sont comme les portraits qu’on en voit… C’est le camée des beautés du temps, commun à en devenir vulgaire : le camée de Pauline Borghèse, de Madame de Rovigo, de Madame de Custine, de Mademoiselle Georges, de Mademoiselle Mars. Mais c’est l’ineffable pour Chateaubriand comme c’est l’inexprimable pour David, et rien de la puissance de Madame Récamier ne s’atteste dans les images que nous avons d’elle et qui nous font dire : « Ce n’était donc que cela ! »
Mais ce qui l’attestera mieux que ces vains portraits, ce sont les lettres que voici.
III
Ces lettres inouïes d’ardeur et d’analyse, expriment, en effet, une passion à travers laquelle on voit mieux Madame Récamier que dans tout ce qu’on a jamais raconté d’elle. L’éloquence de Madame de Staël, qui a fait le cadeau de l’immortalité à son amie en en parlant dans quelques endroits de ses ouvrages, pâlit et disparaît dans le feu de ces lettres, ce feu qui a brûlé, dix-huit mois, l’âme sèche, car elle l’était de Benjamin Constant, comme une branche de sarment dont il ne resterait pas une brindille. En dix-huit mois, cette passion extraordinaire — elle l’était deux fois : d’abord parce qu’elle était une grande passion, — chose infiniment rare ! — et ensuite parce qu’elle avait atteint l’homme qui devait le plus y échapper, — s’éteignit tout à coup, un jour, comme la flamme d’un grand incendie qui ne peut plus rien dévorer et qui tombe sur des débris fumants et noirs… Après avoir aimé Madame Récamier comme il l’avait aimée, Benjamin Constant retourna à la vie ordinaire de ces passions qui ne sont plus la passion unique, la passion despotique et torturante qui donne bien l’idée de ce que les catholiques entendent par leur possession du démon… Benjamin revint à la vie de la pensée, à ses travaux, à ses ambitions, à ses passions même ; car il en eut pour d’autres que Madame Récamier. Il a fini par mourir joueur… Comme dans Richard III, Richard redevint lui-même… Il se reprit et il se retrouva comme il était avant la catastrophe de son amour. Il redevint le vaniteux et le dandy lassé qu’avait été Adolphe et qu’il fut toujours, même à ses dernières heures, quand il traînait à Frascati ses délabrements sur des béquilles, même dans le fauteuil où il s’assit avec tant de grâce intrépide pour tirer et recevoir le coup de pistolet de son dernier duel.
Car, tel il était, cet homme si bien de race française, quoique sa famille fût réfugiée depuis trois siècles en Suisse et que trois cents ans de protestantisme l’eussent défrancisée, mais qui reparaissait française dans son dernier descendant, dans la personne de ce brillant esprit, de ce sceptique élégant du xviiie siècle, qui a fait sur les Religions un livre bien français dans son insuffisance et dans sa légèreté religieuse !… Benjamin Constant, qui a traduit le Wallenstein, qui parlait allemand et qui s’est marié en allemand à une femme de grande maison allemande, Mademoiselle Charlotte de Hardenberg, Benjamin Constant, dont la nerveuse inconsistance toucha un jour à la trahison politique, fut, de nature et de mœurs, le plus agité et le plus étourdi des Français. Il était « tête », comme nous le sommes. Il avait dans l’esprit de la tournure philosophique, mais il n’avait que cela. Les partis ont exagéré sa valeur. Il n’avait d’allemand que ses cheveux, ces célèbres cheveux blonds, et jusque dans son sentiment pour les femmes il était un Français encore, bien plus près de la galanterie et du libertinage que de l’amour. Aussi, jamais on n’aurait pu penser et prévoir que cette blanche figure de Vestale qu’était Madame Récamier et qui passa un jour entre lui et Madame de Staël, pourrait allumer le feu de l’amour non partagé dans une âme sans enthousiasme, que l’Esprit et l’Épigramme gardaient comme deux dragons contre l’exaltation de l’âme, — et cela sans coquetterie, et en y jetant… rien du tout !
IV
Quand il la rencontra pour la première fois, c’était à Coppet, chez Madame de Staël, en 1807, où elle passa entre eux deux sans lui donner le coup de coude au cœur qui nous avertit que c’est là notre destin qui vient de passer ! Peut-être, dans ce moment-là, les yeux de Benjamin Constant étaient-ils trop attirés et trop dévorés par les deux yeux de soleil de Madame de Staël pour voir bien la suave Apparition blanche qui, sept ans plus tard, jour pour jour et heure pour heure, devait le torturer innocemment de la plus cruelle indifférence. On dit que ce mystérieux nombre sept est funeste d’influence dans nos destinées. Les superstitieux le redoutent. En 1814, Benjamin Constant, né en 1767, n’était plus un jeune homme. Il avait aimé, disait-on, Madame de Staël, et les imbéciles avaient cru la reconnaître dans l’Ellénore du roman d’Adolphe, que, certes ! elle n’était pas, et quoiqu’il fût impossible de s’y tromper. Ce fut la chose du monde la plus prosaïque et la plus raisonnable qui avait été l’occasion de cette rencontre. Caroline de Naples craignant de perdre le royaume de son mari et cherchant un publiciste imposant pour faire valoir ses droits devant les Souverains alliés, Madame Récamier avait nommé Benjamin Constant, et il était venu chez Madame Récamier pour cette grave affaire… Mais il y eut pour lui chose plus grave. Dès le premier jour, il en sortit foudroyé… D’un seul regard elle lui avait passé la chemise de Nessus !
Alors, il n’y eut plus de Benjamin Constant. Il n’y eut plus de dandy, plus d’esprit épigrammatique, plus d’ironique, plus d’Adolphe, s’il avait été jamais Adolphe ! Il y eut un homme à genoux et plus bas qu’à genoux, qui se mit à demander la charité de l’amour avec des implorations et des éloquences à fondre de pitié des pierres, mais qui ne touchèrent pas ce doux caillou lisse de l’âme de Madame Récamier. Il y eut un pleurard qui se noya dans les larmes, un criard qui répandit son cœur dans des cris aigus, mais plus d’homme, — le contraire d’un homme, qui peut se laisser arracher le cœur, mais jamais sa fierté ! Madame de Staël en fut épouvantée, et ce n’était pas jalouse. On ne trouve pas dans ces Lettres qu’elle ait été jalouse une seule fois, mais elle lui fit honte avec la mâle franchise d’une forte amie. Elle lui dit qu’il n’était plus Benjamin Constant, qu’il se dissolvait, qu’il tombait par morceaux, qu’il était changé à faire peur, qu’il perdait son talent, qu’il n’avait plus d’esprit, qu’il devenait bête et idiot, lui, le Voltaire du temps ! Mais le caractère de cet amour funeste était une immense platitude et une infatigable mendicité. Il quêtait bassement à la porte de cette jupe une miette de quelque chose, amour, amitié, pitié, n’importe quoi ! Et, dans la rage de l’amour exaspéré auquel cette Image accomplie de femme ne donnait rien, le mendiant ne devint pas voleur, quand l’honneur d’un pareil amour et d’un pareil désespoir était peut-être de le devenir !…
V
Et cela finit par être beau à force de bassesse et de douleur dans la bassesse ! Il est impossible de se tasser mieux, de s’aplatir plus complètement sous le pied qui vous écrase, — que dis-je, qui vous écrase ? qui vous marche dessus sans même vouloir vous écraser !… Il lui écrit un jour :
« Je vous remercie de votre lettre. Elle m’a fait du bien, comme le moindre témoignage de voire plus faible intérêt… J’espère aller demain vous voir, ou plutôt j’en suis sûr. Car fussé-je malade, j’irais tout de même… J’ai trop souffert hier de n’y avoir pas été. Je commence d’ailleurs à croire que mon indisposition ne sera pas violente. Je prends la fièvre, depuis trois jours, tard le soir, et elle me quitte le matin. Pardon de ce détail ennuyeux et inutile.
« Je suis bien malheureux si ma manière de vous interpréter ou de vous parler vous blesse… Je ne le conçois pas. Jamais homme ne fut plus résigné à n’obtenir que des preuves d’un intérêt d’amitié en échange du dévouement le plus absolu. Toutes mes paroles sont des ess ais pour obtenir un mot qui, certes ! n’aurait d’autre conséquence que de me soulager de l’affreuse douleur qui m’abîme… »
La voix est-elle assez brisée ? le cœur assez profondément meurtri ?…
« Quand, il y a quelques jours, — continue-t-il dans la même lettre, — je vous disais que j’avais espéré faire un peu de progrès dans votre affection par l’habitude, mais que je vous étais aussi étranger que le premier jour, comment cela, par exemple, pourrait-il vous blesser ? Comment ne voyez-vous pas que c’était l’humble supplique d’un malheureux qui se meurt et qui avait besoin d’un pauvre soulagement qu’il implorait ?… Vous avez gardé le plus froid silence. Je ne vous accuse pas, ce n’est pas votre nature. Il y a quelque chose d’inexplicable dans votre disposition pour moi. Vous n’êtes pas comme cela avec les autres… Quand M. Ballanche est blessé ou affligé par vous, vous avez besoin d’une explication ; pourquoi ne suis-je pas M. Ballanche pour vous ?… Avec moi, loin de vouloir une explication, vous laissez peser la douleur sur mon cœur jusqu’à ce qu’elle le brise… Vous en serez fâchée plus tard. Vous ne pouvez-vous faire illusion ! Votre influence sur mon sort n’est pas méconnaissable. Hélas ! je suis content de si peu ! Vous qui parlez de faire du bien, pourquoi ne m’en faites-vous pas ?… Croyez-vous qu’il n’y ait pas quelque mal à froisser une affection si vraie et si soumise et à laquelle vous rendez justice ? Vous apercevez dans les autres de la fatuité et des prétentions, mais en moi y a-t-il l’ombre d’amour-propre dans mon dévouement ?… Ne savez-vous pas vous-même — mettez la main sur votre conscience et répondez-vous ! — que je proclamerais aux yeux de toute la terre ce qu’il y a de plus humiliant pour la vanité en échange d’un seul regard d’affection ? Je vous jure que j’en suis affligé pour vous. Quand il sera trop tard, vous vous reprocherez peut-être, quelque soin que vous preniez d’étouffer votre vie sous de bonnes actions de détail, de n’avoir pas fait ce qu’il était si facile de faire pour sauver un ami tel que le ciel en donne rarement… Pourquoi avez-vous craint de m’attacher au bien que vous faites ? Je ne cherche pas à faire des scènes… Je souffre solitaire, ma porte fermée, et chaque minute est de l’accablement… »
Et à la fin de cette lettre que j’abrège : « Adieu, traitez-moi doucement, je ne vis que par vous, ne soyez pas fâchée ! Il n’y a point de murmure au fond de mon cœur, et si j’avais un moyen de vous causer un instant de plaisir, je serais consolé de toutes mes peines. »
Voilà le langage et l’accent de ces lettres… J’en pourrais citer de plus enflammées, je me bornerai à celle-là, qui nous donne un Benjamin Constant humble à force d’amour, et qui fait précisément de sa nature une autre nature, qui est l’envers même de la sienne. Les femmes valent-elles par l’âme, de la part d’une autre âme, cet effacement, cet anéantissement dans l’amour ? Toujours est-il que l’Ange funeste, comme il l’appelle, resta, sans en bouger jamais, dans la glaciale perfection de ses férocités éthérées. Elle tua le cœur qu’elle régala d’angoisses et d’agonies, elle le tua avec sérénité, sans se faire à elle-même le moindre reproche, vierge de tout, de remords comme de regret. Cela dura dix-huit mois et fit ces cent soixante et une lettres. L’homme résista, mais la force qui sert à aimer avec cette exclusion sublime, la force du cœur, en lui, n’existait plus…
VI
Ces cent soixante et une lettres, qui ne sont pas un livre, — qui ne sont pas de la littérature, — intéresseront au plus haut degré tous ceux qui, par compassion ou par mépris, prennent quelque souci de l’âme humaine… il y a là deux choses qui vont souffleter bien des esprits. Benjamin Constant, l’inconsistant et le vaniteux homme d’esprit à qui on ne croyait guères que de l’esprit, y gagne une âme, et l’exquise Juliette Récamier y perd quelque peu, si ce n’est tout, de la sienne, laquelle semblait divine et qui, véritablement, l’était trop pour nous… Benjamin Constant, qui a écrit ces lettres, y abdique comme écrivain dans les mains de l’homme, et l’homme y abdique à son tour dans les mains de l’amoureux. Mais, dans l’amoureux qui sait parler l’amour, il y a de plus le penseur qui sait analyser le sien. Nous n’avons pas ici que l’éloquence en flammes de l’amour, nous en avons l’analyse ensanglantée, faite par ce noble imbécile d’amoureux avec le perçant du génie, qui n’est pas, lui, aveuglé par tout ce sang et qui se discerne souffrir… Peu d’hommes maîtrisés par l’amour ont parlé avec une pureté plus ardente d’un sentiment qui entraîne dans toutes les sensations que ce Benjamin Constant, auquel il suffisait de la peau du bras de Madame Récamier quand elle ôtait son gant pour rouler dans tous les égarements et dans tous les délires ! Le caractère supérieur de ces Lettres, c’est justement leur brûlante pureté. Quant à Madame Récamier, qui ne répond pas à ces lettres, cette porteuse de roses qui en effeuillait une chaque soir avec la même indifférence qu’elle aurait effeuillé un cœur, elle peut garder son voile d’Isis qui, en la cachant, la protège. Énigme de corps ou énigme d’âme, quoi qu’elle soit dans l’un ou dans l’autre, laissons ce problème d’une femme qui n’aime point, et qui, par ce côté, ressemble au Démon : « le malheureux qui n’aime pas ! »
disait sainte Thérèse.