Chamfort
I
De la bâtardise en littérature [I-VI].
En attendant les Bâtards célèbres, qu’un ancien journaliste, dit-on, va publier, il est un bâtard qu’on réédite avec beaucoup de soin, c’est Chamfort14, Chamfort, le plus spirituel et le plus malheureux peut-être de tous ces malheureux qui veulent porter aussi haut le vice de leur naissance que si c’était une vertu, et qui ne savent pas s’en faire une !
Chamfort fut en effet un bâtard, — et un bâtard modèle. Il fut la perfection du genre, et il est resté le type le plus éclatant et le plus complet de tous ces révoltés au ventre, comme l’aurait dit l’ancienne législation avec son énergie romaine, qui ne peuvent par donner à l’ordre moral et social d’avoir été violé par eux du fait même de leur naissance. De ces bâtards, de ces fils charmants de l’amour, comme disent les romanciers, Chamfort eut toutes les fortunes qui ne servent à rien, et la destinée, hélas ! presque toujours funeste. Dieu lui avait départi les plus beaux de ses dons : la force, la beauté, un esprit qui pouvait monter jusqu’au génie sans la fange qu’il se mit lui-même sur les ailes. Mais les bontés de Dieu furent inutiles, et Chamfort manqua tout, — la vie et la gloire.
II
Sa vie fut affreuse. Ses succès du monde, plus chers à sa vanité que ses succès littéraires, ne voilèrent de leur éclat ni pour les autres ni pour lui la plaie secrète, cette suppuration d’orgueil et d’envie qu’on sent en lui malgré les soins de sa double toilette, — malgré le musc et les opinions de son temps. Les anciens ont dit quelque part que le serpent meurt lorsqu’on lui crache sur la tête. Chamfort rêva toujours un peu sur la sienne ce crachat qui tue les serpents. La peur du mépris en fit un misanthrope. Commencée donc par le vice de son père, sa vie s’acheva par les siens, et le désespoir la termina. « Il avait découvert — dit Mirabeau avec cette cruelle ironie qu’ont parfois entre eux tous ces voluptueux sans pitié — une maladie pour laquelle les médecins lui devaient des remerciements, car on la croyait tout à fait perdue. »
Mais il avait sur le cœur une bien autre lèpre, et ce fût celle-là qui le poussa à cet horrible suicide de dix-huit coups de rasoir, dont sa main enragée se hacha le cou… Quant à sa gloire, elle est légère. Nous allons en montrer le poids en soulevant ce mince volume, qu’on pouvait réduire d’un bon tiers, et qui, littérairement, fut toute son œuvre. Nous qui croyons que la vie des hommes fait leur pensée et que les livres sont, pour qui sait les entendre, la confession forcée de toute conscience, nous voulons marquer aujourd’hui les influences de la naissance sur le talent réel d’un homme qui, même comme talent, a péri par son origine. Enfin nous voulons montrer, dans ce parangon des bâtards, que toutes les bâtardises sont solidaires et que, quand on n’a pas travaillé à être un ancêtre, on n’est jamais qu’un bâtard d’homme ou qu’un bâtard de talent !
III
Chamfort ne fut pas davantage. Pascal s’appelait avorton vis-à-vis de Dieu, et cette humilité grandit son génie. Mais Chamfort, volé de l’idée sociale à son berceau, Chamfort, dont l’orgueil ignorait qu’il était un avorton aux yeux des hommes, le fut aussi jusque dans son intelligence.
Avec des facultés très fortes, de l’acuité d’observation, de la profondeur dans l’accent, de l’emporter pièce dans l’empreinte, il voulut être un moraliste et n’y réussit pas, quoiqu’il ne se soit survécu à lui-même que sous ce nom, et quoique à cette heure il ne soit lu et compté que comme tel. Prétention et abus de langage ! Les hommes qui ne voient jamais le xviiie siècle qu’à travers un microscope peuvent trouver que Chamfort n’est pas par trop nain entre La Rochefoucauld et La Bruyère, et lui mettre son temps sous les pieds pour le hausser jusqu’à eux, en l’appelant le moraliste du xviiie siècle. Mais un tel piédestal ne le grandit pas, car le xviiie siècle, qui n’a point de morale, ne peut avoir de moraliste, et Chamfort, l’enfant naturel d’un siècle sans mœurs, ne fut jamais, ne nous y trompons pas ! que le naturaliste de la philosophie et de la nature.
IV
Ôtez-lui deux choses, eu effet, ôtez de ce petit volume de Maximes et de Pensées la feuille de vigne de Diderot, que Chamfort retourne et chiffonne sans cesse, et la haine sociale de Jean-Jacques, concentrée en poison, et voyez ce qui vous restera ! Allez ! ignominie oblige comme noblesse. L’homme a malgré lui des blasons. Nous sortons tous d’un passé qui parfume ou souille à jamais la coupe du sang de notre vie, si nous ne mettons pas notre vertu à l’épurer.
Par cela même qu’un homme est bâtard, comme l’était Chamfort, il est en lui des propensions épouvantables et singulières, et les moralistes, qui, en définitive, doivent juger les moralistes, car on ne peut être jugé que par ses pairs, ont-ils bien réfléchi à cela ? Ceux qui disent le plus haut, avec la soif de la justice ou la sympathie pour l’infortune, que les fautes sont personnelles, ont-ils jamais pénétré dans la conscience de l’homme que les sociétés ont nommé partout du nom expiatoire de bâtard ? Fait, comme tout homme qui vient en ce monde, de mémoire, d’intelligence et de volonté, le bâtard, si loin qu’il recule en lui, trouve dans sa mémoire l’événement qui lui a retranché toute légitimité naturelle et sociale ; car le séducteur dont il est sorti n’est pas père.
En séduisant, il a engagé solitairement sa conscience ; mais un tel engagement ne regarde ni l’univers ni Dieu ! Or, l’homme se souvient d’abord, dit Platon. L’esprit est une réminiscence. La honte de la mémoire vient demander à la pensée de l’effacer. Alors les théories fourmillent, l’esprit se fausse, et la Babel des Dix décrets s’élève tout à coup dans les Politiques universelles ! Mais ce n’est point tout. Qui sait exactement la distance entre la volonté et l’intelligence, entre la théorie et l’action ; avec quelle violence la volonté entre en exercice pour abolir un état de choses qui la révolte ; avec quelle fureur elle allume le foyer des sociétés secrètes, des commandites saint-simoniennes, de toutes les prétendances en haut et en bas ? C’est ainsi que dans les bâtards les trois facultés qui constituent l’homme sont viciées, en leur à priori originel, de cela seul qu’ils sont exclus du nom, de la famille et du patrimoine. C’est ainsi qu’elles deviennent les trois furies sous le fouet desquelles va tourner ce nouvel Oreste.
V
Vignette fatale dans la mémoire, coup de sifflet dans l’intelligence, corruption dans la volonté fourvoyée, le bâtard est la parabole de la chute, la contrefaçon du dogme qu’il repousse, et un argument vivant, dans sa propre existence, contre sa propre incrédulité ! Plus ce qu’il sait le déchire, et moins il veut y croire. Mais que peuvent ces réfutations ? Il souffre, le malheureux ! et il se raidit dans une attitude de stoïque ; mais le renard mangeait le Spartiate aux entrailles, pendant qu’il le cachait sous son manteau ! C’est héroïque et mystérieux, mais c’est insensé, et c’est de l’histoire ! Le bâtard reniera Dieu, son père suprême, parce qu’il a été renié par l’auteur de ses jours, son père inférieur et provisoire ; et le voilà avec deux bâtardises au lieu d’une ! Le voilà frappé d’une sottise incurable pour un malheur dont l’âme, quand il veut, peut guérir. Chamfort ne voulut pas, et ce fut sa sottise, comme vous allez voir !
VI
Cette sottise, au reste, fut celle de son siècle. C’est là toujours ce qu’il faut dire quand on parle de ce malheureux temps ! Chamfort, comme le xviiie siècle, qui se fit bâtard autant qu’un siècle peut se faire tel, en rompant avec les traditions de son histoire, n’a point, au fond, de notion première : la notion du bien et du mal. Il ne l’a pas, parce qu’il est impie, de l’impiété bête de cette époque dans laquelle lui, le misanthrope cependant, s’encanailla comme s’il avait aimé et estimé les hommes ! La Bible (voir la page 11 de ses Pensées) ne fut pour lui qu’une allégorie mesquine. Cette grande scène de la chute, dont notre vie est le miroir et que nous répétons dans chacun de nos actes, il n’y comprit rien, et il en rit de ce rire amer qui, pour être amer, n’en est pas moins vide. Il ne se douta pas, l’homme d’esprit, qu’il riait de lui-même ! Or, sans vue première sur l’humanité, toute supériorité qui veut juger les hommes périt étouffée dans un horizon sans lumière. C’est là que Chamfort a péri, suicidé deux fois, dans son corps et dans sa pensée.
Il a péri, et c’est dommage ! Il avait un redoutable esprit ; mais, génie noué par la bâtardise, il n’existe déjà plus, quoiqu’on le réimprime, que pour les esprits sans famille, comme l’était le sien, lesquels confondent le moraliste, cet éclaireur du cœur humain, avec l’aveugle d’orgueil et de ressentiment qui tire sur le cœur à balles forcées. C’est là que Chamfort a souvent visé sans toucher ; esprit forcené plutôt que juste.
Littérairement aussi on l’a trop vanté. Vaniteux comme un homme d’en bas, il était plus triste encore que spirituel. Et comment ne l’eût-il pas été ? Il était pauvre et il boudait la fortune ; toujours bâtard, il se renfrognait. Mais supposez-le duc, il était gai ; et Ninon l’a dit : La gaîté de l’esprit prouve sa force.
Mais il ne fut point duc, et tout son mal vient de là, même intellectuellement. Il ne fut jamais qu’un bâtard. Il ne l’oublia point (est-ce que cela s’oublie ?), même quand le monde, trop bon pour lui, l’oubliait. Reçu par les hautes classes de son temps, comme elles recevaient, ces folles, à la veille de périr, tous ces hommes qui allaient devenir leurs bourreaux, il dut porter jusque parmi elles ces rages de déclassé vexé qu’on retrouve encore dans son livre. Du reste, fait presque tout entier avec des mots improvisés sur place et des anecdotes, ce livre, qu’on appelle des Pensées comme on appelle son auteur un moraliste, — par antiphrase, — traduit assez mal le genre d’esprit qu’il eut, car de la conversation dont on se souvient est de la conversation morte, et l’encre avec laquelle on la rapporte est le deuil de cet esprit-là.
Ce petit livre, bilieux et amer, cuit et recuit au feu d’une haine cachée, sera longtemps comme le verre d’absinthe que les révolutionnaires aimeront à boire avant le dîner, pour se donner de l’appétit ! Il leur donne de l’appétit, en effet, contre les institutions sociales, ce livre de bâtard… et voilà le secret de son succès !
L’esprit n’est pas tout, même en France. Si Chamfort n’était qu’un homme d’esprit, les dilettanti qui le publient ne se mettraient probablement pas en frais d’une édition nouvelle ; mais il fut contre la société, dans l’ordre de la plume, un précurseur de Robespierre ; et voilà l’intérêt pour eux ! Quand les 1848 avortent, on peut, pour faire un succès à Chamfort, spéculer sur les cent mille bâtards à Paris, qui renverseraient fort bien, si on les laissait faire, la marmite française, comme les janissaires la renversaient à Constantinople. Ignominie oblige, comme noblesse ! et quelquefois elle oblige aux fausses sympathies, en vue des plus mauvaises passions !
VII
Réponse à trois cents bâtards de Paris [VII-XI].
Ils se sont levés comme un seul homme !
À propos de notre article sur la Bâtardise en littérature, beaucoup de bâtards nous ont écrit. Ils se savaient bâtards, et ils se sont crus littéraires !
Les uns l’ont fait avec colère, et c’est le plus grand nombre, — le trop grand nombre. Mais le nombre n’est pas un principe, et ne prouve pas plus que des zéros.
Les autres l’ont fait avec urbanité et convenance, sympathisant douloureusement, mais sympathisant avec nos idées, ne voulant pas — comme l’a dit un des esprits les plus éloquents de notre âge — être « les propagateurs du vice dont ils sont le produit »
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Ceux-ci pensent comme nous, disent-ils, ou à peu près. Ils voient dans leur naissance un malheur et non pas un titre, et ils le confessent avec une simplicité qui a sa noblesse et qui nous touche. Ils se promettent bien, eux ! de quitter la route qu’on a choisie pour les exposer à l’intérêt public. Leur affliction est la meilleure critique du passé dont ils sont sortis. Le conseil que nous avons donné à tout bâtard, qui, ne pouvant être un descendant, peut du moins devenir un ancêtre, — en fuyant les mœurs dont il est la première victime, — n’a point révolté leur intelligente fierté. Ils ont compris qu’on peut protester contre les résultats accoutumés d’un vice originel et même les effacer, mais à la condition d’avoir une certaine force d’âme et de la puiser aux grandes sources… Certes ! si toutes les lettres que nous avons reçues avaient été dans ce sentiment et ce style, elles auraient évidemment confirmé la justesse de nos réflexions sur ce mal indéniable de la bâtardise, et nous aurions été heureux de la voir ainsi confirmée !
VIII
Mais c’était impossible, Les idées sociales ont pendant longtemps été trop faussées pour que cette robuste adhésion à la vérité fût commune. Les romans de madame Sand, qui ont versé depuis vingt années tant de flots de mépris sur l’institution du mariage, les drames dans lesquels l’illégitimité de la naissance est une poésie de plus sur le front des héros, depuis l’Antony, de Dumas père, jusqu’au Fils naturel, de Dumas fils, ont troublé si bien les têtes qu’ils les ont tournées, et que l’orgueil individuel et solitaire n’a jamais plus été qu’à cette heure « le roi insensé qui s’aveugle avec son diadème sur les yeux »
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La plupart des lettres que nous avons reçues devaient donc surtout attester, dans cette dépravation de toute intelligence, cet orgueil qui se vante quand il n’y a pas de quoi, l’orgueil à l’envers de la fierté vraie ! La tendance à se diviniser — cette tendance d’aujourd’hui — devait éclater en ces lettres d’autant plus haut qu’on eût dû y parler plus bas. Et cela n’a pas manqué. On s’est drapé dans sa bâtardise, comme le philosophe antique dans les haillons de son manteau. Seulement, le philosophe exprimait par là son cynisme et ne soutenait pas que de telles loques fussent de la pourpre. Mais les Don César de Bazan de la bâtardise sont plus hardis. Le croira-t-on ? ils posent en porphyrogénètes !
Ils ont été vains quand il fallait être modestes. Il y en a qui se sont dit bons gentilshommes de par la faiblesse de leurs mères. Pires que les fils de Noé, qui ne découvrirent que la honte paternelle, ils ont parlé de ce qu’ils auraient dû voiler de silence par respect de fils, — si des bâtards peuvent être des fils ! Ils ont pris au pied de la lettre brute cette cordiale plaisanterie de l’Espagne, qui fait de tout illégitime un gentilhomme ; et par cela même ils ont prouvé qu’ils n’entendaient rien à cette grande parole qui n’a de sens qu’avec la foi chrétienne et que peuvent dire seuls les bâtards pieux et fidèles qui se réclament de la légitimité divine : « Je suis enfant de Dieu et de noble maison. » Ils se sont enfin haussés jusqu’aux plus insolentes apologies, et de ces apologies jusqu’aux blasphèmes, et de tels blasphèmes que nous ne voulons ni ne pouvons les répéter.
Et ceux-là aussi — comme les premiers, qui les ont acceptées, — ont confirmé nos idées sur la bâtardise, tout en voulant les réfuter.
Nous n’en avons point été surpris, du reste. Nous n’avons pas été étonnés de cette insurrection d’amours-propres. Nous aurions même pu la prévoir. Nous la savions presque obligée, presque forcée, cette effronterie de l’orgueil exaspéré qui proclame, en se rengorgeant, les lacunes de son état civil et qui se fait un blason avec un opprobre. N’avions-nous pas déjà signalé cette préoccupation fatale du bâtard révolté, qui fausse tout dans son âme comme dans sa vie ? Pouvions-nous donc nous étonner de la retrouver jusque dans les efforts furieux tentés un jour pour s’en défendre, tant il est vrai que, quoi qu’entreprenne le bâtard contre ce qu’il appelle le préjugé, il en sent toujours le contrecoup inévitable, et que l’excès de la jactance ne prouve que le mal dont il souffre ?
IX
« Il y a plus bête que les préjugés, — disait un homme d’esprit, — ce sont ceux-là qui les attaquent. »
Le mot n’est que gai, dans sa forme concise et légère, mais creusez-le, il deviendra sérieux. Sait-on bien, en effet, ce que c’est qu’un préjugé ? Préjugé veut dire : jugé d’avance. Et qui donc a le droit de juger les faits d’avance, si ce n’est Dieu ? Dieu, qui connaît les mystères des cœurs mieux que personne, a flétri nos tristes mœurs dans leurs tristes fruits, pour nous les interdire, au nom même de nos entrailles, en nous rendant responsables des calamités que nous amassons sur la tête de nos enfants. Or, de toutes les calamités, la plus déplorable et la plus grande n’est-elle pas de se couronner le front avec la honte de sa mère ? Dans l’atmosphère de pudeur créée autour de nous par la civilisation chrétienne, ce n’est plus insensé, cela ! c’est criminel et c’est honteux.
X
C’est criminel, en effet, gratuitement criminel, car il est toujours aisé de se tenir tranquille et de se taire, — de laisser passer, sans y répondre, une thèse vraie dans sa ferme généralité ; il est toujours aisé de vivre dans un sort honnête et obscur, ou même éclatant, si on a vraiment du mérite et si on est taillé pour la gloire, sans que l’impudence d’une révélation sinistre vienne tout à coup répandre une vile lumière autour de soi. Et qui forçait, — si ce n’est l’orgueil fourvoyé, l’orgueil de l’être faussé par la chute, — qui forçait ces trois cents Spartiates de la bâtardise à nous écrire si vaillamment qu’ils étaient bâtards ? Nous ne voulons point faire avec eux de Thermopyles. Forment-ils une Lacédémone ?… Sont-ils donc dans le monde un État dont chaque membre soit obligé de défendre l’honneur quand on le menace ? La bâtardise est-elle une patrie ? Et lorsque demain, rapprochement irrésistible, nous parlerons des maladies héréditaires qui transmettent à de malheureux fils la peine physiologique due à l’excès et à la faute des pères, tous les malades héréditaires se lèveront-ils contre nous ? Et de furie, comme les bâtards, glorifieront-ils leur maladie ? Diront-ils que leur plaie est une noble blessure et que leur mal vaut la santé ?…
Ah ! non ! nous ne leur demandions pas leur origine ! Nous ne voulions pas nous pencher, pour le plaisir d’y regarder, sur le gouffre des mauvaises mœurs dont ils sont sortis. Nous ne tenions pas à voir au fond de cet abîme les choses qu’ils savent aussi bien que nous, et que tout bâtard garde, hélas ! comme un affreux soupçon, sur son cœur ou dans sa pensée.
Le bâtard, en effet, doit se dire, malgré lui, que son père, qui n’en mérita pas le nom, et sa mère, qui déshonora ce titre sublime, ont eu, neuf mois durant, des tentations horribles, en maudissant à part eux, en leur pauvre enfant, le révélateur de leur faute. L’avortement, l’infanticide et l’abandon ont cent fois levé le poignard sur sa tête, cherché des oubliettes mystérieuses, consulté des scélérats et rêvé bien des espèces de crimes avant de le déposer dans son berceau et de l’y laisser, — pour la religion peut-être, qui l’y a trouvé et qui l’y a pris !
XI
Le christianisme voit la faute et en suit la trace dans l’instinct, dans l’âme, dans tout, dans le génie, mais jamais il ne vous la montre que pour vous dire de l’effacer. Le christianisme pourrait, par l’enseignement, si on voulait écouter sa voix, recommencer de faire aux bâtards le bien qu’il leur fit un jour quand, par les mains de saint Vincent de Paul, il les ramassa dans la fange où ils allaient mourir. Mais les enfants, dociles par faiblesse, ne résistaient pas aux mains lumineuses qui les prirent et les essuyèrent. Ils se laissaient prendre dans leur ordure, tandis que les hommes, plus grossiers et plus forts, luttent pour rester dans la leur !