XIV. Vaublanc.
Mémoires et Souvenirs
I
Dans cette poussière que font les événements qui passent et les choses qui tombent, il est de ces visages rayonnants qu’on voit distinctement toujours, — qui, à tout moment, percent la nuée ou sont plus hauts qu’elle. Ce sont les Premiers de l’Histoire, ce sont les génies, les grands hommes, les indiscutables grands hommes, ceux qui ont mis, sur les affaires de ce monde, une main dont l’empreinte est restée. Mais il y a aussi des visages, imposants encore, qui ne se voient bien qu’au bout d’un certain temps, lorsque la poussière des choses contemporaines est un peu tombée, et ceux-là on peut les appeler les Seconds de l’Histoire, les branches cadettes dans la dynastie des grands hommes. Ce ne sont plus les génies, eux ! mais ce sont les bons sens ; ce ne sont pas les grands, mais ce sont les forts, ce sont ceux-là qui se sont mêlés vaillamment à la circonstance, mais qui n’ont pas été portés par elle. Eh bien ! tel fut Vaublanc. Tel fut cet homme politique que l’on connaît peu, mais qu’il faut apprendre à connaître ; qui traversa, sans se démentir, la Révolution, l’Empire et la Restauration ; esprit lucide, conséquent et ferme, resté au second rang, mais fait pour le premier ! Il a beaucoup écrit, sans être un écrivain, sans avoir aucune des qualités éclatantes ou des prétentions plus ou moins justifiées de ceux dont la vocation est d’écrire. Il a probablement écrit parce que l’action pour laquelle il était fait ne lui fut pas toujours possible, du moins dans la mesure qu’il fallait à des facultés aussi fortes que les siennes. Il a écrit sur diverses matières d’économie et de commerce, et même il a laissé un poème épique, sur la chute de Constantin Paléologue, qui aura le tort de tous les poèmes épiques et français ; mais ce qu’il a fait de mieux, ou plutôt ce qu’il a fait seulement, c’est de l’histoire. Son livre sur la Rivalité de la France et de l’Angleterre, très peu connu du gros public, mais très estimé et très invoqué au Ministère des affaires étrangères, finira peut-être par être lu, comme ses Souvenirs et ses Mémoires, restés, jusqu’ici, dans une espèce d’oubli que l’on peut très bien expliquer. Pour être lus et recherchés, il faut en effet que les Mémoires d’un homme qui n’est, d’ailleurs, ni Chateaubriand, ni Talleyrand, ni La Fayette, passionnent les esprits auxquels ils s’adressent, rallument des haines et vengent des revers. Or Vaublanc est l’homme le plus calme. Il a l’indifférence du mépris. Comme un homme qui se promènerait dans une longue galerie, au tomber du jour, Vaublanc se promène pour lui-même dans le souvenir de toute sa vie, et il ne se retourne pas une seule fois pour voir si quelqu’un le suit et profite de la lumière de son flambeau.
C’est là l’originalité de Vaublanc. Il est calme, dépris, détaché. Il dit sa pensée sans espérance et sans désespoir, avec la netteté d’un homme qui ne l’écrit que parce qu’il veut la clarifier encore. Mais il n’a ni la colère, ni les dépits, ni les ressentiments des esprits absolus trompés, ni aucune des passions plus ou moins impuissantes, mais aussi plus ou moins éloquentes, des hommes de parti, vaincus par la sottise humaine ou la force des événements. Il n’a pas l’humeur mordante de Tacite, ou la rage froide, italienne, florentine, de Machiavel. Ce n’est pas un Misanthrope politique, trahi ou bafoué par la Célimène du pouvoir. Cette Célimène-là, au contraire, lui a toujours été très bonne. Dès sa jeunesse, il avait été une des têtes les plus comptées de ce parti royaliste qui périt, après avoir jeté son dernier cri de détresse inutile, en 89 ! Sous l’Empire, Napoléon, qui classait les espèces vivantes comme Cuvier classait les espèces mortes, le fit préfet du plus important de nos départements frontières, et sans les malheurs qui suivirent, l’aurait probablement élevé plus haut. Enfin, sous la Restauration, il ne fut pas mis à la ration ordinaire des ingratitudes : on le fit ministre de l’intérieur et ministre d’État. Il n’avait donc pas à se plaindre, si ce n’est pour le compte de ce qu’il croyait la vérité. Aussi dans ses Mémoires, s’est-il plaint pour elle : mais cet homme de forte expérience (comme il s’appelle tranquillement lui-même pour tout éloge) connaissait tellement les hommes que, même en les traitant d’imbéciles, il ne se fâche plus !
II
Ce sont ces Mémoires fort peu lus, fort curieux, mais auxquels on reviendra un de ces jours avec étonnement, dont on nous donne aujourd’hui une édition malheureusement réduite, car Vaublanc n’est pas un de ces hommes avec lesquels il faille abréger. Les spirituels ciseaux qui lui ont taillé sa bavette, nous les aimons. Ils rendent des services ; mais on ne taille pas dans un mâle esprit comme Vaublanc, qui parle toujours pour dire quelque chose, comme on taille dans les bavardages d’une commère de lettres comme Mme de Genlis. Publiés en 1838, les mémoires de Vaublanc, que l’auteur n’avait pas intitulés sans dessein Mémoires sur la Révolution de France et Recherches sur les causes qui ont amené la révolution de 1789 et celles qui Vont suivie, étaient, d’après leur titre et leur contenu, plus que des Mémoires personnels. Ils avaient l’ambition d’être des Mémoires politiques, des notes et aperçus d’histoire. De cinq volumes, réduits aujourd’hui en un seul, ils allécheront encore, tels qu’ils sont, les connaisseurs qui goûtent l’esprit qu’on a sur une cuillerée, mais ils ne donnent plus l’idée complète, l’idée exacte de ce que fut le comte de Vaublanc. Ils étiolent cet homme si solide, fait de cette pâte qui ne casse ni au fer, ni à l’eau, ni au feu et qui n’a pas cassé au milieu de tous les écroulements qu’il a vus et qui l’ont frappé de leurs débris. Vaublanc, sur lequel on s’est mépris parce qu’on a regardé son rang d’opinion et l’opinion de son rang plus que son opinion personnelle, ne fut point, comme on l’a dit, un royaliste quand même.
C’était plutôt un monarchiste quand même, ce qui est fort différent. Il appartenait à ce groupe autoritaire, plus haut que les partis, des Joseph de Maistre et des Bonald. Seulement il était l’homme d’action et de caractère de ce groupe dont ils étaient, eux ! les hommes de conception, les penseurs et les intuitifs.
Il était, en effet, tout un caractère et peut-être ne fût-il que cela, mais qui peut dire que ce ne soit pas assez pour l’honneur d’un homme, car le caractère suppose plus que la volonté solitaire ; il implique aussi et toujours le bon sens ! Le caractère n’est point fait d’une seule pièce. Pour qu’il soit dans la nature d’un homme, il faut combiner la réalité du point de vue que l’on embrasse et la force de volonté que l’on met à l’embrasser. Un homme qui n’aurait que de la force de volonté dans la proportion la plus vaste et pour la durée la plus longue, ne pourrait être appelé, sans vice de langage, un homme de caractère, fût-il la hardiesse, la persévérance et la fermeté au plus haut degré d’énergie, fût-il Charles le Téméraire de Bourgogne, fût-il Charles le Téméraire de Suède, fût-il, à lui seul, tous les Téméraires de l’Histoire, que l’Histoire n’a point appelés des hommes de caractère, mais à qui elle a su trouver d’autres noms ! Eh bien, c’est cette justesse d’esprit nécessaire à l’homme le plus fort pour qu’il ait réellement du caractère, qu’avait suprêmement le comte de Vaublanc. Il y avait harmonie profonde entre la trempe de sa pensée et la trempe de son courage. Dernièrement un journal, en rendant compte des Mémoires nouveaux qu’on publie, a raconté vingt traits de courage de Vaublanc qui ne voulait pas mourir, à une époque où l’héroïsme était de se laisser égorger comme des moutons et de se coucher sous la guillotine ; mais il a oublié le bon sens qui, chez Vaublanc, doublait le courage, et en l’oubliant il a, à son tour, mutilé l’homme de ces intéressants mémoires, mutilés !
Telle fut la supériorité du comte de Vaublanc. Ce fut un homme de caractère, ce qui, dans un temps comme le nôtre où l’on n’en a qu’à certains jours, est plus rare peut-être que le génie. Voyez, en effet, est-ce que, sans sortir de leur groupe, pour un comte de Vaublanc, nous n’avons pas eu un Joseph de Maistre et un Bonald ? De ces trois hommes, dont deux l’emportent incontestablement par le génie, le plus rare est celui qui en a le moins, mais dont la supériorité, d’un autre ordre, virile, positive et presque militaire, est certainement plus éloignée que le génie lui-même des niaiseries qui gouvernent ce temps, et tous les temps, hélas ! Je ne connais guère, parmi les modernes ayant l’esprit moderne, que Stendhal10 qui aurait compris et adoré, malgré la différence d’opinions et de cocardes, la supériorité si nette de Vaublanc. Il ne l’avait probablement pas lu, mais il l’avait deviné. C’était là le type de l’homme d’action qui avait toujours préoccupé comme un idéal et tyrannisé sa pensée.
Vaublanc, lorsque vous le lisez, vous rappelle involontairement le Julien Sorel de Rouge et Noir et le Fabrice de la Chartreuse de Parme, qui n’est, du reste, que le même homme, C’est le même genre de courage qui raisonne, s’analyse, calcule et se doit de jouer encore la partie, quand elle semble le plus perdue sans ressource. Il y a dans ce terrible livre de Rouge et Noir un moment qui revient sans cesse, à propos de tout, dans le récit de Vaublanc, quand il nous raconte les dangers de sa proscription, en 1793. C’est celui où Julien se dit en parlant de la femme qu’il aime et en mettant un pistolet chargé dans sa poche : « Je la presserai dans mes bras ce soir, ou je me brûlerai la cervelle. »
À chaque péril qui peut le démoraliser, à chaque fatigue qui tombe sur son âme, Vaublanc a mieux que le pistolet de Julien ; il a son mépris qu’il se parle et qu’il se tient toujours chargé sur le cœur. « Tu es un lâche si tu fais cela », dit-il, et il ne le fait pas, le noble homme ; et il continue de vivre dans des conditions d’existence intolérables, traqué, mourant de faim, persécuté de gîte en gîte, mais ne voulant pas émigrer et ne voulant pas que ses ennemis qui le poursuivent pour le jeter à l’échafaud, aient plus d’esprit que lui en le prenant !…
Et il ne fut pas pris ! Comme le Fabrice de la Chartreuse qui s’échappe de sa prison, il échappa à la vaste prison qui s’étendait alors sur toute la France. Cette partie de sa vie qui a l’intérêt des romans où l’on a le mieux peint la lutte de l’homme contre les choses, le danger, l’obstacle, l’ennemi, fait regretter amèrement qu’aux jours difficiles où les gouvernements qu’il servit curent besoin de fortes épaules, sur lesquelles ils pussent s’appuyer, on n’eut pas pensé à la sienne. En effet, il aurait été au pouvoir ce qu’il avait été pendant sa proscription, et il y eût certainement montré l’esprit de ressource et l’intrépidité froide et rusée qui forment le génie des hommes d’action en politique comme à la guerre.
C’est là ce qu’avait essentiellement Vaublanc. Il était de race militaire. Du moins il y a une jolie anecdote dans ses Mémoires où il raconte que son père, homme de cape et d’épée, comme tous les cadets des maisons nobles, avait déchiré les manchettes d’un de ses amis qui les lui avait prêtées (adorable pauvreté des officiers français, qui ont une paire de manchettes à plusieurs !) pour monter plus coquettement la garde à la porte du maréchal de Saxe. Eh bien ! Vaublanc avait, sans plus (mais c’est assez pour la meilleure des gloires que puissent avoir des hommes), toutes les qualités des races militaires. Dans l’histoire de son temps qu’il a écrite sous ce nom personnel de Mémoires, on ne voit briller, de son sobre éclat, que ce genre de bon sens sur place des hommes d’action, qui sont tous, avec l’uniforme ou sans l’uniforme, des soldats. Mais quand du fait présent, qu’il voit bien et en face duquel il dit toujours ce qu’il fallait faire, il veut remonter plus haut que ce fait même, son ferme regard s’obscurcit. Il veut être trop historien et il se trouble. C’est un praticien en politique qui ne marche plus sur son terrain et dont le pied dépaysé n’est plus aussi sûr. Ainsi, il y a au commencement de ses Mémoires un grand morceau sur le cardinal de Richelieu, dont l’administration lui semble la cause première de la Révolution française, et ce long morceau d’une plume de si grand sens, a tout le chimérique du parti pris et l’ambitieux du système ; mais il est dans la logique de l’esprit de Vaublanc qui, en sa qualité d’homme d’action exagère dans l’histoire l’action des hommes et ne voit qu’eux. Fusilier militaire qui tire toujours juste quand il tire, comme sur son front de bandière, à hauteur d’homme, mais qui manque son coup et ne touche pas, quand il vise plus haut.
III
Et c’est pour cela précisément qu’il aurait été un homme politique de premier ordre et d’une efficacité réelle, si les circonstances l’avaient mis à sa place, qui n’était pas, croyez-le bien ! d’être la cinquième roue d’un carrosse dans un ministère de la Restauration. Il n’avait pas l’étendue d’esprit et la puissance abstraite qu’il faut à un grand historien pour juger la Révolution française ; mais les hommes vraiment faits pour gouverner, pour mettre la main à cette pâte qu’on appelle le gouvernement, les ont-ils ? Il ne m’est pas prouvé que Pitt eût bien jugé les causes de la Révolution de 1688 ou de toute autre révolution d’Angleterre, et il fut un admirable ministre, dans le seul sens, qui est pratique, de ce mot. Vaublanc, qui n’exerça jamais d’action supérieure et unitaire sur les hommes et les choses de son temps ; Vaublanc qui, en 1830, étant à Saint-Cloud, en disponibilité, au service de cette Restauration qui était aveugle quand elle n’était pas ingrate, vit Charles X, parla à Charles X et n’entendit pas un mot de ce qui se brassait alors au conseil, Vaublanc n’est en définitive qu’un grand homme et qu’un grand ministre du cimetière de Gray, mais le critique — qui n’a pas le droit de rêver comme le poète, — ne l’invente ni ne le suppose ; il le trouve dans ce que Vaublanc a laissé.
IV
Ses Mémoires, en effet, le contiennent en puissance, ce ministre manqué, malgré son titre, qui a été grand dans la petite réaction, et qui dans la grande n’eût pas été petit, — cela est sûr ! S’il ne sait pas les causes éloignées de la révolution à laquelle il est mêlé et qu’il traverse, il en connaît merveilleusement les causes prochaines. Les causes de son temps, il les voit. De toutes les fautes des pouvoirs d’alors égarés, pas une ne lui échappe ; et même celles de son propre parti n’ont jamais eu de juge plus sévère et plus franc.
C’est le parti royaliste et ce sont les fautes de la Royauté qui ont fait sucer à Vaublanc ce mépris qui a fini par lui emplir les veines et y éteindre toute colère. Pour lui il n’est nullement douteux que la Révolution pouvait être évitée, si on avait eu des hommes
de caractère au gouvernement et non pas des philosophes, des badauds ou des niais qui se croyaient généreux ! Il le dit ou le fait entendre à vingt-cinq endroits de ses Mémoires. « Si au 10 août, nous dit-il, Bonaparte, le Bonaparte de vendémiaire, avait commandé aux Tuileries, la Révolution n’était plus »
, et il oublie complètement l’administration du cardinal de Richelieu.
Je crois, moi, pour mon compte, que la Révolution ne serait pas allée plus loin… ce jour-là, mais qu’elle aurait plus tard repris sa marche, parce qu’elle ne tenait pas uniquement aux fautes de ceux qui occupaient le pouvoir quand elle arriva. Elle arrivait de plus haut qu’eux. C’était une avalanche. Mais elle eût été certainement retardée et arrêtée par le bloc des caractères forts et des fières décisions. Or, c’est peut-être tout le devoir et toute la gloire possible des hommes politiques de retarder l’heure des crises, comme celle du médecin de reculer l’heure de la mort, comme celle du commandant de place assiégée (et tous les pouvoirs sont assiégés et il n’y a point de places imprenables !) de tenir le plus longtemps possible et de se faire tuer, si, en se faisant tuer, on gagne un jour de plus. Les Mémoires de Vaublanc posent une centième fois le problème qui agacera longtemps la sagacité de l’histoire.
La Révolution pouvait-elle être vaincue ? Vaublanc, ministre à la place de Turgot, l’aurait-il fait reculer ? Mirabeau, le Mirabeau des Mémoires de La Mark (l’autre, nous voudrions l’oublier), celui qui disait : J’emporte en mourant les lambeaux de la monarchie, les emportait-il en effet, et aurait-il, s’il eût vécu, tenu le sublime et imprudent marché, souscrit aux pieds de Marie-Antoinette ? Encore une fois, la question n’en est pas une pour moi, mais elle vaut la peine d’être posée et débattue encore. Les Mémoires de Vaublanc la posent bien. La solution vers laquelle ils inclinent manifestement n’est pas la plus vraie, mais c’est la plus saine, la plus utile, surtout à cette heure, où nous sommes trop disposés à accorder plus d’influence aux choses qu’aux hommes, aux circonstances qu’à la volonté, et où nous donnons notre démission d’êtres libres et agissants, en faveur de je ne sais quelle commode et lâche fatalité. Il importe à présent que les gouvernements ne s’abandonnent plus eux-mêmes, comme plusieurs d’entre eux ont fait, payant cette lâcheté de leur vie. Il importe qu’on ne croie qu’à la dernière extrémité à la puissance irrésistible des Révolutions, et tout livre qui, même aux dépens de la vérité abstraite et absolue, retrempera à cet égard les courages, mérite d’être lu. Dussent-ils s’exagérer un peu leur empire, il est bon à toute heure, mais surtout à cette heure, que les Gouvernements ne croient plus à cette idée funèbre qui les a trop souvent perdus — l’impossibilité.