(1865) La crise philosophique. MM. Taine, Renan, Littré, Vacherot
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(1865) La crise philosophique. MM. Taine, Renan, Littré, Vacherot

La crise philosophique et les idées spiritualistes

Les idées spiritualistes, représentées par une école puissante et à peu près sans rivale dans la première moitié de ce siècle, ont traversé pendant cette période deux phases bien distinctes. La première a été une phase d’invention, d’investigation et de promesses. L’école nouvelle, victorieuse (elle le croyait du moins) de la philosophie du xviiie  siècle, aspire évidemment à donner elle-même une philosophie originale, à faire des découvertes dans le domaine de la conscience et de la pensée. Elle se croit en possession d’une nouvelle méthode, elle essaye d’organiser la science philosophique, elle propose une théorie nouvelle de la raison, elle porte dans la théorie de la volonté et de la causalité des vues neuves et profondes, elle introduit ou plutôt elle réintègre, à la suite de Leibniz, l’idée de force en métaphysique. Tout n’est pas nouveau dans son entreprise, mais tout y est renouvelé, rajeuni, réveillé. Elle n’est pas toujours d’accord avec elle-même : tantôt, sous le prestige de l’Allemagne, elle se laisse entraîner jusqu’aux confins d’un nuageux idéalisme, et tantôt, retenue par l’esprit écossais, elle semble sur le point de s’arrêter à un assez maigre scepticisme. Malgré ces défaillances et ces dissidences passagères, elle n’en obéit pas moins en général à un esprit commun ; elle a un dogme fondamental sur lequel elle n’a jamais varié, et qui est la vraie conquête scientifique de cette école : c’est que la psychologie est distincte de la physiologie, et qu’elle est la base de toutes les sciences philosophiques.

Bientôt cependant, il faut le reconnaître, l’esprit de recherche et de libre investigation, le goût des découvertes philosophiques, cédèrent la place à un autre goût, à une autre ardeur, à une autre ambition, et, comme il est difficile de faire deux choses à la fois, on abandonna, au moins provisoirement, l’entreprise ébauchée d’une philosophie nouvelle, et l’on poursuivit un autre objet, l’histoire et la critique des systèmes de philosophie. Les grandes écoles furent d’abord mises en lumière. L’antiquité fut fouillée avec un sens critique, une connaissance des textes, un génie d’interprétation que la France n’avait pas l’habitude de porter dans ces sortes de recherches. De grandes traductions et de savants commentaires rendirent accessibles à toutes les intelligences cultivées les maîtres les plus illustres et les plus profonds de la philosophie. Platon, Aristote, Plotin, Abélard, Spinoza, Kant, furent l’objet des plus beaux travaux. On a beaucoup critiqué cette prédominance de l’esprit historique, et l’on a dit que l’école spiritualiste, en se consumant à découvrir ce que l’on avait pensé avant elle, oubliait un peu de penser pour son propre compte. Cette accusation n’est pas absolument sans vérité ; mais le bon sens répond avec autorité qu’en se consacrant à cette œuvre plus modeste que brillante, on aura peut-être mieux servi la science qu’en bâtissant de fragiles hypothèses ; qu’il est de toute nécessité pour une science de connaître sa propre histoire, que cela est nécessaire surtout en philosophie, où chaque système, en détrônant les systèmes précédents, confond dans une même ruine et le vrai et le faux ; que, s’il est bon de découvrir des vérités nouvelles, il ne faut pas cependant perdre les vérités déjà découvertes ; que l’histoire de la philosophie, en rendant très-difficile la construction d’un nouveau système, met par là un frein à la témérité de l’esprit métaphysique ; qu’enfin les systèmes philosophiques ne sont pas de pures fantaisies, qu’ils ont leurs raisons d’être dans l’esprit humain, leur filiation naturelle, leurs conflits nécessaires, soumis à des lois, et que l’étude et la découverte de ces lois sont de la plus haute importance pour l’histoire de l’humanité et de la civilisation. En voilà sans doute assez pour justifier l’histoire de la philosophie, et d’aussi sérieux résultats méritent bien que l’on ait consacré une trentaine d’années à les obtenir.

Mais comme les meilleures choses ont leurs inconvénients, l’étude trop exclusive de l’histoire de la philosophie n’a pas laissé que de produire quelques regrettables résultats. Il est certain que la nouvelle école à son origine avait beaucoup promis : elle semblait aspirer à une régénération complète de la philosophie, à une vaste synthèse où tous les besoins de l’humanité trouveraient leur satisfaction ; elle n’avait pas toujours repoussé certaines hypothèses engageantes et hardies, agréables à la liberté de l’esprit. Lorsqu’on la vit peu à peu se refroidir, s’assagir, invoquer de plus en plus le sens commun, partout fixer des limites plutôt qu’ouvrir des issues, et enfin, reléguant au second plan la philosophie dogmatique, se livrer aux recherches de la critique et de l’érudition, les impatients passèrent peu à peu de l’admiration à l’estime, de l’estime à la révolte. Ils voulaient savoir le fond des choses, étudier les questions en elles-mêmes, et on ne leur parlait plus que de Platon et d’Aristote, de Leibniz et de Spinoza, de Reid et de Kant. Ils ne voyaient pas que c’était là aussi une matière de toucher le fond des choses, une préparation prudente et salutaire à des entreprises plus difficiles ; cette méthode détournée ne leur semblait donner qu’une satisfaction incomplète à la curiosité philosophique. En outre de nouvelles générations survenaient, moins disposées que les précédentes à l’enthousiasme et à l’admiration, n’ayant vu d’ailleurs l’école spiritualiste qu’au gouvernement et non dans l’opposition. Un esprit nouveau s’éveillait, l’esprit des sciences positives, qui se répandait avec une puissance incalculable. En même temps un souffle venait de l’Allemagne, qui, d’accord avec le génie du moment, entraînait les âmes avides vers les tentations décevantes du panthéisme. En un mot, il est inutile de le cacher, l’école spiritualiste a subi depuis dix ou quinze ans un échec des plus graves. Elle n’est plus la maîtresse de l’opinion : de toutes parts des objections, des critiques, des imputations justes ou injustes, mais très-accréditées, s’élèvent contre elle ; elle subit enfin une crise redoutable. Après tout, s’il ne s’agissait que d’une école, on pourrait s’en consoler : nulle école n’est éternelle ni absolument nécessaire, mais il y a ici plus qu’une école, il y a une idée, idée spiritualiste. C’est cette idée dont les destinées sont aujourd’hui menacées par le flot le plus formidable qu’elle ait essuyé depuis l’Encyclopédie, et qui emporterait avec elle, selon nous, si elle devait succomber, la liberté et la dignité de l’esprit humain.

Dans une crise aussi sérieuse, le spiritualisme ne s’est pas abandonné lui-même, et il est entré dans une phase nouvelle, que j’appellerai la phase de la polémique. Sans doute, la polémique n’est pas absente des deux phases précédentes, surtout de la première ; mais elle n’en est pas le caractère dominant, et elle y est d’ailleurs plutôt agressive que défensive : c’est le contraire aujourd’hui. Le spiritualisme n’est pas en voie de faire des conquêtes, mais il défend ses positions avec vigueur, et par une polémique vigilante, éclairée et perçante, il jette le trouble dans les ouvrages assez fragiles jusqu’ici de ses adversaires. Il porte à son tour la guerre en pays ennemi, et fait aux théories adverses les plus sérieuses blessures. Le moment approche où ces théories auront perdu l’un de leurs principaux charmes, la nouveauté. Quelques symptômes de lassitude se font déjà sentir. L’heure est opportune pour exposer nos raisons et renvoyer nos contradictions à nos contradicteurs.

Parmi les disciples de la jeune école spiritualiste, celui qui s’est le plus vivement peut-être engagé dans cette polémique où M. Émile Saisset, dans son Essai sur la philosophie religieuse, et M. Jules Simon, dans son livre sur la Religion naturelle, avaient montré la voie est M. Caro, déjà connu par un curieux écrit sur Saint-Martin, et par des Études morales sur le temps présent où se révélait un talent de polémiste des plus distingués. La polémique semble jusqu’ici la vraie vocation de M. Caro : c’est le talent qu’il déploie surtout dans son dernier livre l’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques, ouvrage qui a obtenu dans le monde philosophique un succès brillant et mérité1. On doit le louer d’avoir choisi un tel terrain pour se mesurer avec ses adversaires, car c’est l’idée de Dieu qui est le point culminant de toute philosophie ; c’est celle-là surtout qui occupe la première place dans les débats philosophiques de notre temps. Les uns la nient, les autres l’altèrent, ou la décomposent et n’en gardent que ce qui leur plaît ; d’autres encore l’éludent et lui interdisent l’entrée de la science. Enfin l’idée de Dieu est partout, même quand elle est absente, car la taire est aussi une manière respectueuse mais redoutable de la nier. Dans la lutte engagée contre ces divers contradicteurs, les armes de M. Caro sont courtoises, fines, souples, élégantes ; et, quoiqu’elles courent çà et là un peu trop rapidement, elles savent cependant aux bons endroits toucher juste et pénétrer. Sa dialectique ne laisse échapper aucune faute de ses adversaires, elle découvre les feintes et profite du moindre faux pas. On suit avec curiosité et sympathie un combat mené avant tant d’adresse et de bonne grâce. A la vérité l’ouvrage est en général plus critique que démonstratif. Cependant une solide philosophie court à travers ces pages si vivantes, et l’auteur se déploie librement dans les questions les plus délicates et les plus élevées. Enfin une conclusion ferme et lumineuse résume avec largeur, en les dégageant de tout malentendu, les idées fondamentales du spiritualisme philosophique.

Dans ce livre que je goûte fort et que je trouve en certaines parties excellent, il y a cependant, à mon gré, quelque chose de trop : ce sont plusieurs pages, bien pensées d’ailleurs et écrites avec modération, sur le dernier livre de M. Renan. Ce n’est pas que j’interdise à la philosophie de dire son opinion sur la question que M. Renan a si vaillamment portée au tribunal de l’opinion publique ; mais il ne faut pas mêler les problèmes d’ordre différent. L’existence de Dieu est une question, la divinité de Jésus en est une autre. Celle-ci appartient à la science religieuse, celle-là à la philosophie. La philosophie et la théologie ne doivent pas cesser d’être distinctes, même n’admît-on pas de théologie révélée, à plus forte raison si l’on en admet une. La question que la philosophie pose et veut résoudre est celle-ci : peut-on, par la science et la raison, découvrir l’existence et la nature de Dieu ? Ne la compliquons pas, elle est déjà assez difficile. La philosophie spiritualiste, dans cette question, travaille pour son propre compte, et non dans un autre intérêt. Il ne faudrait pas laisser croire qu’elle ne fût qu’une avant-garde destinée à recevoir les premiers coups et engagée au service d’une autre puissance. Au reste, dans les débats compliqués et ardents qui s’agitent autour de nous, chacun prend la situation que lui indique sa conscience. Pour nous, nous séparons la philosophie de toute cause théologique, quelle qu’elle soit : nous tenions à faire cette remarque ; autrement on pourrait se tromper gravement sur le sens des critiques que nous croyons devoir adresser aux écoles nouvelles.

Ici, et dans l’ordre de la pure philosophie, nous sommes avec M. Caro dans la lutte qu’il engage contre ces écoles. Peut-être, en nous plaçant au point de vue de la critique, qui n’est pas toujours celui de la polémique, accorderions-nous davantage à la philosophie nouvelle ; peut-être serions-nous disposé à reconnaître qu’elle n’a pas eu tort sur tous les points, et qu’elle répond en partie à quelques besoins du temps, qui demandent satisfaction ; mais M. Caro est lui-même un esprit trop libéral et trop éclairé pour tout refuser à ses adversaires. Il a un sentiment très-vif et très-juste de la situation actuelle des questions, et l’on sent qu’il n’est pas disposé à se laisser renfermer à tout jamais dans un cercle infranchissable d’opinions convenues. Nul d’ailleurs parmi les spiritualistes ne comprend mieux les nouvelles idées, car rien ne familiarise avec la tactique et le jeu de ses adversaires comme d’être toujours en leur présence et de lier souvent partie avec eux. Ainsi nous avons bien tous un vague sentiment qu’il s’élève aujourd’hui une philosophie nouvelle, assez semblable à celle du xviiie  siècle ; mais la nuance précise et fine qui caractérise cette philosophie et les nuances qui en distinguent les différentes branches échappent à beaucoup d’esprits peu familiers avec ces questions. M. Caro démêle toutes ces nuances avec souplesse et dextérité dans un livre qui nous donne en raccourci l’histoire philosophique de ces dix dernières années. C’est pour nous une occasion heureuse et naturelle d’exposer nous-même, à un point de vue assez peu éloigné de celui de M. Caro, les principaux débats de la philosophie contemporaine en France.

I. La philosophie de M. Taine

Il n’y a pas de commencement absolu dans les choses humaines, et il serait difficile de déterminer d’une manière rigoureuse à quel moment par exemple est né le nouveau mouvement d’opinion qui appelle à tant de titres l’attention de la critique philosophique. Cependant, pour fixer les idées, et sans attacher à une date plus d’importance qu’elle n’en mérite, on peut dire que la crise où nous sommes est devenue publique, intéressante pour tous, et a saisi l’opinion à peu près avec les premiers ouvrages de deux brillants esprits, M. Renan et M. Taine. C’est surtout le second qui, par son livre des Philosophes français au dix-neuvième siècle, a porté devant le public le procès actuel. Ce livre spirituel et moqueur, où quelques bonnes objections se mêlent à trop de personnalités et trop à une philosophie peu nouvelle, manque souvent de la sévère impartialité du critique et du juge. Cependant il eut un assez grand succès : d’une part, il satisfaisait certaines rancunes qu’une puissance trop prolongée finit toujours par provoquer contre soi ; en second lieu, il levait le drapeau contre une école que les uns jugeaient rétrograde, et que les autres commençaient à trouver un peu immobile.

Si, dans le livre des Philosophes français, on écarte tous les accessoires, par exemple la peinture des personnages, les appréciations littéraires (souvent excellentes), les plaisanteries d’un goût équivoque, les descriptions pittoresques, toutes choses qui rendent l’ouvrage piquant et intéressant, mais qui ne touchent pas au fond des questions, on peut ramener toute la polémique de l’auteur à quatre objections principales, une par philosophe : vous avez ainsi les objections Royer-Collard, Maine de Biran, Cousin — et enfin l’objection Jouffroy. A ces quatre objections ajoutez-en une cinquième, plus générale, qui est dirigée contre l’école tout entière, et voilà toute la partie critique de la philosophie de M. Taine. Mais il ne se contente pas de critiquer, il corrige, et à la place des idées qu’il croit détruire, il propose les siennes propres. Comme l’une de ses principales objections est que l’école qu’il combat n’a rien inventé, il se doit à lui-même d’inventer quelque chose. Il s’y met de très-bonne foi, et il donne même à M. Jouffroy une leçon d’invention. Or si nous recueillons, soit dans ses Philosophes français soit dans ses autres écrits, les idées, nouvelles selon lui, qu’il a présentées, nous croyons qu’on peut à peu près les réduire à six. En psychologie, il a inventé : 1° que la perception extérieure est une hallucination vraie ; 2° que l’entendement se compose de deux opérations, l’addition et la soustraction, et que c’est par la soustraction que nous concevons les vérités nécessaires. En métaphysique, il a inventé : 1° que la cause n’est autre chose que la loi ; 2° que les éléments primordiaux des choses sont au nombre de trois, à savoir, la quantité abstraite, la quantité concrète et la quantité supprimée. En morale, il a inventé que le bien d’un être est la somme des faits principaux qui le constituent. Enfin, en littérature, il a inventé le système si connu de la faculté maîtresse. Telles sont des six inventions de M. Taine, lesquelles, jointes à ses cinq objections, composent jusqu’ici son budget philosophique.

L’objection générale dirigée contre toute l’école spiritualiste est que cette école n’a jamais eu en vue la vérité elle-même, mais qu’elle a toujours dirigé ses recherches dans un intérêt moral préconçu. Elle a soutenu les idées absolues du vrai, du beau et du bien parce que c’est moral, l’existence de Dieu parce que c’est moral, la volonté libre parce que c’est le fondement de la morale. Elle a combattu le panthéisme comme contraire à la morale, le scepticisme parce qu’il est immoral de ne rien croire. Elle a pour fondateur Royer-Collard, chrétien et royaliste, qui croyait combattre la révolution et sauver la morale en combattant le sensualisme du dernier siècle. Maine de Biran a fini par le mysticisme, ce qui prouve à quel point la morale le préoccupait. Jouffroy n’a jamais eu d’inquiétude que pour le problème de la destinée humaine, qui est la plus haute des questions morales. Enfin M. Cousin ne cesse de réfuter les doctrines par leurs conséquences morales, argument contraire, suivant M. Taine, à tout esprit scientifique, car on doit considérer les choses en elles-mêmes, sans se préoccuper des conséquences, qui seront ce qu’elles pourront être. D’après cette manière de voir, la philosophie n’est plus une recherche, c’est une cause ; elle n’est plus une science, c’est une foi.

Qu’il y ait une certaine part de vérité dans cette critique, je n’en disconviens pas ; mais combien aussi d’exagération et de prévention, on le verra aisément. Quoi de plus étrange, par exemple, que de nous représenter Royer-Collard combattant la révolution française sur le terrain de la perception extérieure, et, pour sauver la société, rétablissant la réalité des corps ? C’était là, il faut l’avouer, un chemin singulièrement détourné pour arriver au but. Le scepticisme à l’égard du monde matériel n’a rien à voir avec la politique ni avec l’ordre de la société. Hume, le plus grand sceptique, était conservateur, et, dit-on, jacobite. Berkeley l’idéaliste était évêque. L’oratorien Malebranche, qu’on n’a jamais appelé un révolutionnaire, pensait assez mal à l’égard de la matière. Enfin je n’ai jamais entendu dire que les révolutionnaires de 93 aient mis en doute l’existence des corps. Si Royer-Collard a cru devoir réfuter la doctrine de Condillac et de Hume, c’est qu’elle lui paraissait fausse ; je n’en vois pas d’autre raison. De même combien ne faut-il pas être prévenu pour voir dans Maine de Biran un homme préoccupé de morale et rétablissant l’idée de la force libre dans un intérêt pratique ? Rien n’est plus contraire au génie de Biran, le spéculatif par excellence. On voit que M. Taine est embarrassé d’expliquer comment il se fait que M. de Biran, qui avait eu le bonheur de naître sensualiste, ne s’en est pas tout simplement tenu là ; il paraît donc que le sensualisme ne suffit pas à tout le monde. Il est devenu mystique, dites-vous. Je le veux bien ; mais le mysticisme n’est-il pas précisément la foi des spéculatifs ? Est-ce dans un intérêt pratique que l’on devient mystique ? Enfin ce n’est là qu’un accident individuel, qui ne touche pas à l’école entière, car en général elle ne pèche pas par le mysticisme. Jouffroy est celui de tous qui s’est le plus occupé de morale ; mais quoi ! n’y aura-t-il plus de moraliste désormais, et la science morale disparaîtra-t-elle de la philosophie ? ou bien le vrai moraliste doit-il absolument être de l’avis de Bentham ou d’Helvétius ? Comment peut-on accuser de sacrifier la science à la pratique l’homme qui a osé prononcer cette parole hardie, qu’un fanatisme absurde a si étrangement calomniée : « Le problème de l’âme, dans l’état actuel de la science, est un problème prématuré ! » Enfin M. Cousin, dans sa critique de Locke, dans sa critique de Kant, dans les arguments de Platon, dans ses fragments, a prouvé que l’intérêt scientifique l’a préoccupé au moins autant que l’intérêt pratique. Ne peut-on pas dire d’ailleurs à M. Taine : « Si vous faites à ces philosophes un procès de tendance, de quel droit leur interdiriez-vous de vous en faire un également ? Vous dites que, s’ils soutiennent telle philosophie, c’est dans l’intérêt de la morale : qui les empêchera de vous dire que c’est par haine pour la morale que vous soutenez vous-même telle philosophie ? Les théologiens, vous le savez, ne se font pas faute de cet argument ; pour moi, je le déclare détestable, et j’aurais honte de m’en servir. Je suppose que la seule règle de vos raisonnements, c’est le désir de voir clair dans vos idées : veuillez donc supposer la même chose de ceux qui ne pensent pas comme vous. »

J’ajouterai une observation qui mériterait de longs développements. M. Taine me paraît trancher ici avec beaucoup de légèreté une question des plus délicates et des plus élevées : la philosophie n’est-elle qu’une science comme une autre, une recherche, une analyse, une critique ? A d’autres points de vue, n’est-elle pas aussi une doctrine, une croyance, une foi ? Est-il possible d’assimiler entièrement la philosophie et la chimie ? n’y a-t-il pas pour le philosophe quelque chose de plus ? Sans prétendre, comme l’ont cru les saint-simoniens, que la philosophie puisse devenir une religion publique et organisée, est-il possible qu’elle ne passe point chez les philosophes sérieux à l’état de croyance et de règle ? Ce phénomène ne s’est-il pas produit dans toutes les grandes écoles de philosophie, chez celles-là mêmes où il paraîtrait le moins naturel ? La doctrine épicurienne chez Lucrèce ne ressemble-t-elle pas à une sorte de religion ? Ne dirait-on pas aussi justement la foi stoïcienne que la foi chrétienne ? Le platonisme n’est-il pas devenu une foi chez les alexandrins ? Chez les cartésiens, cette transformation n’a pas eu lieu, parce qu’à côté de la recherche philosophique se trouvait chez eux la foi chrétienne. Cependant on remarque dans l’école de Spinoza quelque chose de semblable. Le panthéisme allemand a été à coup sûr une foi pour Goethe, pour Novalis, pour Schleiermacher. Kant, après avoir tout détruit par la critique, avait rétabli tout un système de croyance sur l’idée du devoir, et ce grand spéculatif résumait toute la philosophie dans ces mots : que sais-je ? que dois-je ? que puis-je espérer ? Or toutes ces questions ont rapport à la destinée humaine. Les athées et les sceptiques du xviiie  siècle avaient une foi : ils croyaient aux destinées de l’humanité et de la civilisation. Il suit de ces faits que la philosophie n’est pas seulement une science et une recherche, mais qu’elle est une doctrine et une foi. Nos pensées ne servent pas seulement à nous éclairer, mais encore à nous guider. On dit que c’est abaisser la spéculation que d’en faire un guide pour la vie ; mais on ne voit pas que c’est relever la vie que de la faire gouverner par la pensée. Si la pensée ne descend pas dans la vie, celle-ci n’aura donc pour guides que l’instinct, la routine ou la foi. A la vérité, la foi philosophique pas plus que la foi religieuse, ne doit devenir un obstacle à la libre recherche ; mais la libre recherche ne doit pas imposer à l’homme une absolue indifférence sur ce qui l’intéresse le plus au monde, et l’empêcher de tourner en croyances les vérités sur lesquelles la science n’apporte qu’une lumière incomplète. Ce n’est que dans l’absolu que la science et la foi pourraient se confondre ; jusque-là, on ne doit pas trancher le conflit en sacrifiant l’une ou l’autre. Nous ne pouvons d’ailleurs tout dire sur cette question, l’une des plus grandes du siècle, et sur laquelle M. Taine paraît glisser avec une juvénilité bien superficielle. Il faut passer à quelques objections plus particulières, car leur donner à toutes le développement qu’elles mériteraient, ce serait faire un traité complet de philosophie. On est donc obligé de se borner à l’essentiel.

M. Taine combat la théorie de la perception extérieure dans Royer-Collard, la théorie de la raison dans M. Cousin, la théorie de la volonté libre dans Maine de Biran, la théorie de l’ordre moral dans Jouffroy. Je ne lui en veux point d’avoir critiqué ces diverses théories, qui peuvent laisser à désirer ; je lui en veux de la manière dont il les critique. Je concevrais aisément une critique qui, accordant ce qu’il y a de vrai dans ces théories, essayerait d’aller plus loin, de voir plus clair, de préciser davantage, en un mot une critique qui aurait pour but de marcher en avant et non de rétrograder. M. Taine a employé une méthode plus facile et plus expéditive, mais aussi tout à fait stérile. Se fiant sur l’ignorance du public, il a repris simplement toutes les thèses de l’école condillacienne, telles qu’on les exposait il y a quarante ans ; il a supposé que les doctrines qu’on leur a substituées sont absolument fausses, qu’elles sont vides de sens et qu’il n’en doit rien rester dans la science. Alors voici mon doute, et où je cesse de comprendre. Si les doctrines spiritualistes sont si fausses, et les doctrines condillaciennes si vraies, pourquoi donc celles-ci ont-elles succombé ? Pourquoi s’en est-on lassé pour se jeter dans le vide des idées platoniciennes ? Comme a-t-on renoncé à ce qui était si clair, si évident, si démontré ? Vous expliquez cela par la réaction monarchique et religieuse de la restauration ; mais avec ces procédés d’interprétation ne pourra-t-on pas expliquer le succès actuel de vos idées par une recrudescence du mouvement athée et révolutionnaire ? Vous nous renvoyez à la réaction, on vous renverra à la démagogie ; nous voilà bien avancés ! Allez au fond des choses et reconnaissez que si les idées de Condillac ont succombé, c’est qu’elles étaient insuffisantes. Nous vous accorderons, si vous voulez, que les nôtres le sont également, car qui prétend posséder la science absolue ? Mais, au nom du ciel, ne nous ramenez pas en arrière sous prétexte de progrès ; que la philosophie ne donne pas ce triste spectacle de revenir sans cesse sur ses pas et de ne se mouvoir qu’en cercle !

Voyez par exemple : vous critiquez la théorie de la perception extérieure des Écossais, et il y aurait en effet bien des choses à dire à ce sujet ; mais tout ce que vous imaginez, c’est de reprendre la théorie des idées-images, théorie aussi vaine qu’inutile. Et quel est votre argument ? C’est que dans la mémoire et l’imagination les idées sont de véritables images des objets absents ; vous en concluez qu’elles sont également des images, quand les objets sont présents. Qui ne voit le vice d’un semblable raisonnement ? De ce que, dans l’absence d’un objet, l’idée que j’en ai est une véritable image de cet objet, comment conclurais-je que cette idée est encore une image quand l’objet est présent ? Qu’ai-je besoin d’image devant l’objet même ? Sans doute, dans la perception, il y a une représentation de l’objet (et qui l’a jamais nié ?) ; tout ce qu’ont voulu dire les Écossais, c’est qu’entre la perception et l’objet, il n’y a rien, que la perception est l’acte dans lequel le sujet et l’objet s’unissent sans intermédiaire, et cela est d’une absolue vérité.

Cette théorie des idées-images que M. Taine ressuscite si mal à propos l’entraîne à la plus étrange définition de la perception extérieure. « La perception extérieure, dit M. Taine, est une hallucination vraie » ; mais comme l’hallucination est par définition une représentation fausse, comment pourrait-elle être vraie sans cesser par cela même d’être une hallucination ? Voulez-vous dire simplement que le même objet, non réel dans l’hallucination, est réel dans la perception ? C’est ce qui est trop évident. Voulez-vous dire que de part et d’autre il n’y a dans l’esprit qu’une conception, que le seul objet de la pensée est toujours une idée dans l’un et dans l’autre cas ? Alors comment savez-vous que dans un cas l’idée correspond à quelque chose de réel, et dans l’autre, non ? La perception sera donc non pas une hallucination vraie, mais purement et simplement une hallucination, dont on ne saura jamais si elle est vraie ou si elle est fausse. Rien de plus contraire d’ailleurs à la vraie psychologie que d’expliquer la perception par l’hallucination, car celle-ci n’est qu’un phénomène dérivé de celle-là. J’ai des perceptions avant d’avoir des hallucinations, et sans perception point d’hallucinations possibles, car les aveugles-nés, que je sache, n’ont point d’hallucinations de la vue. Les visions du sommeil, si semblables aux hallucinations, sont toutes empruntées aux perceptions de la veille ; M. Maury en a donné des preuves nombreuses dans son curieux ouvrage sur le sommeil. Ainsi la perception est un phénomène primitif, l’hallucination un phénomène dérivé. Expliquer le premier par le second est une faute de méthode qui trahit l’irréflexion, l’empressement d’affirmer, la séduction exercée sur notre esprit par une formule plus ou moins heureuse dont nous nous croyons les inventeurs.

Sur la plupart des autres points où M. Taine combat les doctrines spiritualistes, on peut faire les mêmes remarques. Partout il substitue purement et simplement la doctrine condillacienne et sensualiste à la doctrine qu’il repousse. Celle-ci soutient-elle qu’il y a des idées qui ne viennent pas des sens, ni directement ni indirectement : M. Taine se contente de dire avec Condillac et Locke que ces prétendues idées innées se tirent des idées sensibles par le moyen de l’analyse et de l’abstraction. L’école spiritualiste soutient-elle qu’il y a des causes et des substances : M. Taine reprend la vieille thèse de Condillac et de Hume, il affirme qu’une substance est une collection de phénomènes, et qu’une cause est une relation de phénomènes. L’école de Maine de Biran assure-t-elle qu’il y a dans l’homme autre chose que la sensation, à savoir une volonté, une puissance d’effort et d’action qui fait jaillir les phénomènes de son sein, et qui est ainsi le principe de la responsabilité et de l’imputabilité morale, M. Taine enseigne avec Hume que la volonté n’est elle-même qu’un phénomène et non une puissance, un effet et non une cause. Jouffroy enfin essaye-t-il de prouver que la distinction du bien et du mal suppose un certain ordre absolu, c’est-à-dire une coordination des fins à laquelle toute créature rationnelle et libre est tenue de coopérer : M. Taine, reprenant la vieille thèse des écoles empiriques (seulement en l’exposant d’une manière beaucoup plus vague), nous dit que le bien d’un être est la somme des faits principaux qui constituent sa nature, et il explique par là, si l’on veut, comment chaque être recherche son propre bien ; mais il échoue entièrement lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi il est tenu de faire le bien d’autrui. En un mot, dans toutes ces thèses, M. Taine ne montre aucune invention ni aucune originalité, il reprend toutes les questions exactement dans les mêmes termes où on les posait il y a cinquante ans, sans se soucier le moins du monde des raisons, après tout assez sérieuses, il me semble, pour lesquelles on avait abandonné toutes ces solutions.

Sans vouloir résumer toutes ces discussions, qui ne sont rien moins que la métaphysique tout entière, signalons seulement le point capital. M. Taine, avec tout le chœur des philosophes empiriques et sceptiques, ne veut admettre ni cause ni substance. Un groupe de phénomènes, voilà la substance ; une relation de phénomènes ou une loi, voilà la cause. Et réduisant, comme Descartes, tous les objets à deux classes, il ne voit dans la nature que « des groupes de mouvements et des groupes de pensées ». Mais au risque de me faire ici l’écho du docteur Reid, de même que M. Taine se fait l’écho de Condillac, j’avoue que je ne puis comprendre ce que c’est qu’un groupe de mouvements. J’adjure, non pas M. Taine, qui a là-dessus pris son parti, mais ceux qui veulent bien me lire, de se demander s’ils peuvent concevoir un mouvement sans quelque chose qui se meut. Que l’on ne dise pas : Ce qui se meut, ce sont des couleurs, des sons, des odeurs, c’est-à-dire un groupe de phénomènes, car tous ces phénomènes ont été par hypothèse réduits au mouvement seul. Or, quand je conçois un mouvement, je conçois une chose, quelle qu’elle soit, qui se meut. Cette chose n’est pas « un petit être spirituel », caché sous les phénomènes, comme sous des vêtements ; c’est l’être même, spirituel ou non, dont les phénomènes sont les apparitions, les manifestations. De même que je ne comprends pas un mouvement sans quelque chose qui se meut, je ne conçois pas davantage une pensée sans quelqu’un qui pense, et ce quelqu’un n’est pas un groupe de pensées, car chacune de ces pensées, inexplicable sans un sujet, ne devient pas plus claire par son rapport avec d’autres pensées aussi inexplicables qu’elle-même. Cette condition fondamentale du quelque chose ou du quelqu’un sans lequel je ne puis concevoir soit un mouvement, soit une pensée, est ce que j’appelle la substance. C’est de la même façon que mon esprit se refuse à confondre la cause et la loi. Une loi n’est qu’une relation de phénomènes. Cette loi ne peut pas faire que les phénomènes soient, elle est seulement le mode suivant lequel ils sont ; mais qu’un phénomène commence à être, c’est-à-dire sorte du néant, c’est ce qui ne m’est pas suffisamment expliqué par la loi qui le régit, c’est-à-dire par la relation constante qui l’unit à tel autre phénomène antécédent. Comme l’a dit ingénieusement le docteur Reid (qui n’est pas un philosophe aussi naïf que le prétend M. Taine), le jour et la nuit se succèdent constamment, et par conséquent suivant une loi de périodicité incontestable. Cependant jamais personne n’a pensé que la nuit fût la cause du jour, ni le jour de la nuit. Supprimer toute idée de puissance et d’activité, c’est multiplier indéfiniment les miracles. L’apparition de chaque phénomène est un miracle ; c’est une succession indéfinie de générations spontanées. Dire que chaque phénomène s’explique par le précédent, c’est confondre la raison suffisante avec la causalité. Enfin, sans quelque puissance active, rien ne serait, car selon le mot de la scolastique, le néant ne peut rien produire ; mais, arrivée à ces dernières idées, qui sont le fond de toute raison humaine, et qui ne peuvent se ramener à d’autres, la métaphysique est désarmée, car il suffit que quelqu’un vienne dire : Je n’ai pas besoin de telles idées, pour qu’il soit impossible de lui prouver qu’il en a besoin. De telles idées ne peuvent se prouver, puisqu’elles sont premières. Notre seule ressource est d’en appeler à une raison désintéressée, non à celle qui fait les systèmes, mais à celle qui les juge, et, en dernière analyse, à ce que Descartes appelle le bon sens, « c’est-à-dire à cette puissance de discerner le vrai d’avec le faux, qui est, dit-il, naturellement égale chez tous les hommes ».

Quant à la théorie de la raison, ou des idées à priori empruntées à Kant par l’école française, et que M. Taine combat avec une grande subtilité, je ferai d’abord observer qu’il exagère et dénature cette théorie, en la confondant avec la vision en Dieu de Malebranche. Ces deux théories ne sont pas solidaires l’une de l’autre.

Je puis très-bien admettre des idées universelles et nécessaires sans les voir en Dieu. Kant les a admises, il est vrai, comme de simples lois de l’entendement ; mais enfin il les a reconnues et démontrées sans y voir des idées divines. Je puis aller plus loin que Kant et croire que de telles idées correspondent à certains objets en dehors de moi, sans savoir si elles me viennent de Dieu, et surtout sans prétendre qu’elles soient Dieu lui-même. La seule question pour la psychologie est de savoir s’il y a de telles idées en nous : la métaphysique pourra aller plus loin et nous apprendra, si elle le peut, d’où elles nous viennent.

La théorie de la raison consiste à dire qu’il y a dans l’esprit certaines notions universelles et nécessaires ; que toute expérience ne donnant jamais que des faits particuliers et contingents, il faut expliquer par une autre faculté que l’expérience ces notions universelles et nécessaires. Or, ici, la question n’est pas tant de savoir s’il y a des facultés différentes, que s’il y a des idées différentes entre elles et irréductibles. Tout revient à décider si l’infini est une modification du fini, le nécessaire du contingent, l’universel du particulier. C’est l’opposition en apparence irréductible de ces termes qui a conduit les philosophes à supposer deux facultés différentes. Admettez d’ailleurs que ces termes soient perçus ou connus de la manière qui vous conviendra, peu importe : car, après tout, c’est toujours le même entendement qui perçoit toutes choses. Mais le nécessaire est-il la même chose que le contingent, et l’infini que le fini : voilà la vraie question. Or, cette question ainsi posée me paraît à peine effleurée par M. Taine.

A-t-il le moins du monde affaibli et effacé cette distinction si lumineuse et si manifeste des vérités contingentes et des vérités nécessaires. « Il pleut » : voilà, par exemple, une vérité contingente ; il pourrait ne pas pleuvoir ; je ne sais pas pourquoi il pleut : le fait seul m’est donné dans l’expérience ; je ne puis affirmer que ce fait. A la vérité, si je suis fataliste, je puis bien dire que tout accident est nécessaire, et qu’il est impossible qu’il n’arrive pas ; mais c’est à la condition que j’aie obtenu déjà par quelque autre moyen l’idée du nécessaire. Or, cette idée n’est pas contenue dans le fait particulier qui est devant mes yeux. Au contraire, une proposition de géométrie est absolument nécessaire, en tant que le contraire implique contradiction ; et si je suppose le monde gouverné par des lois fatales et irrésistibles, c’est que je cherche à l’expliquer par analogie avec la géométrie. Il y a donc du nécessaire et du contingent ; que l’on explique ensuite comme on voudra l’acquisition de l’idée nécessaire : le principal est de savoir si nous l’avons, et non pas comment nous l’avons. Appelez cette opération, si vous le voulez, abstraction : M. Cousin lui-même l’a appelée abstraction immédiate. Ce qui est évident, c’est que l’idée d’un phénomène particulier est essentiellement différente d’une idée nécessaire et absolue dont le contraire est impossible.

Allons un peu plus loin, et voyons de quelle manière M. Taine explique l’origine des idées nécessaires et universelles. Il y a, suivant lui, dans l’esprit humain, deux procédés essentiels, l’abstraction et la soustraction ; l’un qui ajoute, l’autre qui supprime. On n’expliquera pas, dit-il, le nécessaire et l’infini par l’addition : car on a beau multiplier le fini, on n’aura jamais que du fini ; multiplier du contingent, on n’aura que du contingent ; mais ce qu’on n’obtient pas par l’addition, on l’obtient par la soustraction. Retranchez dans le fini et le contingent les éléments particuliers, il reste l’infini et le nécessaire. Voyons l’application de cette méthode à l’idée d’espace infini. Prenez, par exemple, une certaine étendue particulière ; elle est finie ; mais retranchez-en tout ce qui la détermine et la caractérise, il restera une étendue quelconque, qui sera semblable à toute autre étendue quelconque ; or, dans cette étendue quelconque toutes parties sont absolument semblables entre elles. Prenons donc une de ses parties : arrivé à sa limite, vous apercevez une autre partie qui la continue. Mais la limite de cette autre partie est d’après ce qu’on vient de dire, absolument semblable à celle de la première ; vous devez donc concevoir une troisième partie qui continue la seconde et la prolonge au-delà de l’espace que vous avez considéré d’abord… Vous avez ainsi la loi suivante : « toute étendue limitée peut être continuée par une seconde étendue limitée. » La même analyse s’appliquant à la seconde étendue comme à la première, il s’ensuit que toute étendue peut être continuée par une autre étendue : ce qui est la notion de l’espace infini.

Dans cette analyse, qui est certainement ce que M. Taine a écrit de plus ingénieux et de plus spécieux en philosophie, je trouve les vices de raisonnement suivants : de ce que, prenant une partie j’aperçois qu’elle est continuée par une autre, je dois conclure, dites-vous, que toute partie (étant semblable à la première par hypothèse) peut aussi être continuée. Mais ne voyez-vous pas que vous opérez ici précisément ce qui est en question, à savoir le passage du contingent au nécessaire, du fait à la loi ? C’est un fait d’expérience que telle partie d’étendue est continuée par une autre : c’est une loi rationnelle et logique qu’une partie quelconque d’étendue ne peut pas ne pas être continuée par une autre. Si je n’ai que des faits, je ne puis pas affirmer qu’il ne viendra pas un moment (au-delà des limites de toute expérience) où votre loi sera contredite, de même que je ne puis pas affirmer que la loi de Newton s’applique nécessairement au-delà du monde solaire. Voilà un exemple frappant de la différence de ces deux lois. Si l’une et l’autre sont obtenues par l’analyse des faits, pourquoi l’une souffre-t-elle la possibilité d’une exception, et d’une limite, tandis que l’autre est absolue ? Dire que je dois affirmer de toute partie d’étendue ce que j’ai affirmé de la première, c’est avancer ce qui est en question. Car de la première, je dis qu’elle est continuée parce que je le vois ; mais de toute autre je l’affirme parce que je le conçois nécessairement.

Une autre faute de raisonnement c’est de dire que toutes les parties d’un espace fini sont semblables entre elles. Car cela n’est vrai que d’un espace infini. Dans un espace fini, les parties limitantes ne sont pas semblables aux parties internes. Celles-ci sont liées aux autres d’une manière continue ; les premières sont, par hypothèse, séparées des parties voisines, puisque vous les avez circonscrites dans le tout qui les entoure. En outre, ces parties limitantes ont une figure différente des parties internes ; dans un triangle, les parties d’espace contenues entre les angles sont des angles, les parties internes n’ont pas de figure. On ne peut donc conclure logiquement des parties internes aux parties limitantes. Les premières sont nécessairement continuées par cela seul qu’elles sont internes et forment ensemble un tout continu qui est la figure considérée. Mais il ne s’ensuit pas que les parties limitantes forment nécessairement un tout continu avec celles qui les avoisinent ; puisque, par hypothèse, elles en sont séparées. Nous ne pouvons affirmer cette continuité indéfinie, que par l’expérience, ou par la raison pure ; mais par l’expérience, je ne puis aller que jusqu’à une certaine limite, M. Taine le reconnaît. Reste que ce soit la raison. Quant à l’analyse et à l’abstraction, elles sont absolument impuissantes.

En ne voyant dans M. Taine qu’un disciple attardé de Condillac, lui avons-nous rendu suffisamment justice ? On le considère plus généralement comme un interprète des idées allemandes et de ce que l’on appelle les idées panthéistes : il passe et se donne volontiers lui-même pour un disciple d’Hegel et de Spinoza : il semble avoir l’ambition de réconcilier Hegel avec Condillac ou Mill2, et la philosophie idéaliste du xixe  siècle avec la philosophie empirique et sensualiste du siècle dernier. C’est là une entreprise des plus difficiles. Le principe fondamental de la philosophie de Hegel (et en cela elle est toute platonicienne), c’est que le général existe avant le particulier, qu’il en est le fondement et pour ainsi dire la substance. La science n’est que la déduction à priori de tout ce qui est contenu dans l’idée de l’être. La seule méthode scientifique est la méthode spéculative, celle qui se place d’emblée dans l’absolu, et qui, partant d’une première intuition, descend, par une série d’antinomies et de synthèses, du général au particulier, de l’abstrait au concret, d’après des lois nécessaires. Dans cette philosophie, la science expérimentale ne doit être que la servante de la science spéculative, la nature doit se soumettre aux arrêts de la dialectique ; l’idée est le principe universel dont les choses ne sont que les manifestations. La philosophie qui ne voit rien au-delà des faits, est donc radicalement contraire à la philosophie hégélienne. Or qu’est-ce que le condillacisme, même après les corrections de M. Mill ? C’est précisément la philosophie empirique dans ce qu’elle a de plus exclusif et de plus étroit, car la seule chose réelle et certaine pour le condillacien, c’est la sensation au moment où elle est sentie. C’est de ce principe si fragile, si fugitif, si mobile, qu’il faut faire sortir toutes les lois du monde visible et du monde invisible, les substances, les causes, les droits et les devoirs, et enfin le principe suprême, l’être absolu. Condillac et son école expliquent ce passage, si difficile à franchir, par l’abstraction et la généralisation : c’est au moyen de l’analyse et de la comparaison des faits que nous passons du concret à l’abstrait et du particulier au général ; mais on a démontré surabondamment qu’une telle méthode ne peut conduire à aucune vérité absolue. Dans ce système, il n’y a que des vérités générales, d’une vraisemblance proportionnée au nombre des faits observés. Je ne juge pas cette philosophie, qui a été souvent discutée ; je me contente de dire qu’elle est radicalement le contraire de la philosophie hégélienne. Dans celle-ci, le général est immédiatement donné à l’esprit par l’intuition, et les déterminations ultérieures sont découvertes à priori par la raison. Dans celle-là, le général n’est que la somme des faits particuliers, et l’abstrait qu’une partie ou un point de vue de ces mêmes faits.

Maintenant, l’idée précise de ces deux philosophies étant bien fixée, comment M. Taine s’y prend-il pour réconcilier l’une avec l’autre ? C’est ce qu’il nous est jusqu’ici impossible de deviner. Que dit en effet M. Taine ? Qu’il n’y a rien de réel que le phénomène, que le commencement de toute science est la sensation. Fort bien : mais avec qui sommes-nous ici ? Avec Spinoza et Hegel, ou bien avec Condillac, de Tracy, Cabanis, tous les maîtres de l’école idéologique, y compris Mill que M. Taine a si bien analysé ? Avec ceux-ci certainement ; les premiers sans doute viendront plus tard. Il est vrai que M. Taine reproche à Mill et à l’école condillacienne de ne pas avoir aperçu le rôle et l’importance de l’abstraction. J’avoue que je suis étonné d’un tel reproche : aucune école, plus que l’école empirique, n’a fait la part de l’abstraction dans l’analyse de la connaissance. Toutes les notions qui pour Kant et Hegel, sont des notions absolues, sont pour Condillac et son école des notions abstraites. En outre, l’idée que M. Taine se fait de la définition est exactement celle de l’école empirique : c’est l’opération par laquelle l’esprit ramène une série de faits à un fait premier, dont les autres ne sont que la transformation et le développement. Laromiguière ne parle pas autrement. Je ne vois donc jusqu’ici dans M. Taine qu’un disciple de Condillac et de Laromiguière, non de Hegel, quoi qu’il puisse prétendre.

Il est vrai que M. Taine nous dit qu’une, fois en possession de ces idées abstraites, on est en quelque sorte dans un monde idéal, adéquat au monde sensible, mais qui en est la simplification et la réduction, et que l’on peut alors traiter avec les idées au lieu de traiter avec les choses. C’est ici sans doute, dans cette opération ultérieure et toute logique, que M. Taine compte placer plus tard ce qu’il empruntera à l’école hégélienne ; mais il ne nous a donné encore que l’esquisse la plus vague de cette sorte de métaphysique, et, autant que je puis la comprendre, je ne vois là jusqu’à présent qu’une doctrine toute condillacienne et non hégélienne. Suivant Condillac, l’esprit, une fois en possession des idées abstraites et les ayant représentées par des signes, peut opérer sur ces signes comme sur les choses mêmes, sans avoir besoin de recourir de nouveau à l’observation : il peut combiner ces signes, les transformer, les décomposer, exactement comme on fait en algèbre : le raisonnement n’est plus qu’un calcul. Or cette opération tout abstraite qui va de signe en signe en toute sécurité, parce qu’elle sait que le signe pourra toujours se transformer en chose quand nous le voudrons, cette opération me paraît être celle que M. Taine nous décrit comme devant être la métaphysique tout entière. N’est-ce pas là, sans aucun mélange, sans aucune addition, la métaphysique de Condillac ?

Si de la métaphysique de M. Taine nous passons à sa philosophie littéraire, il est impossible de ne pas voir à quel point cette philosophie est, comme on disait autrefois, sensualiste, et combien peu hégélienne. A la vérité, M. Taine avait d’abord proposé un critérium littéraire qu’il mettait à l’abri du nom de Spinoza : c’était ce qu’il appelait la faculté maîtresse. Il y avait, suivant lui, dans chaque écrivain une faculté dominante, qui par toute sorte de transformations expliquait l’homme tout entier, sa personne, son talent et ses œuvres. Un tel système ne pouvait toutefois tenir longtemps devant l’application. Il n’y a pas assez de facultés dans l’esprit humain, même en descendant jusqu’aux plus secondaires, pour expliquer cette innombrable variété de talents qui illustrent l’histoire des littératures. Déjà même quelques-unes faisaient double emploi, et M. Taine avait été obligé de recourir à la même, à la faculté oratoire, pour expliquer deux personnages qui ne se ressemblent guère, Tite-Live et M. Cousin. Dans d’autres cas, l’explication était tellement générale qu’elle équivalait à une défaite. Dire que la faculté maîtresse de Shakespeare est l’imagination, ce n’est pas être très loin de ne rien dire. La stérilité d’un tel principe étant ainsi devenue évidente, M. Taine a dû l’abandonner et aller aux vraies conséquences de la méthode empirique. Au lieu d’expliquer un homme par une seule faculté, c’est-à-dire par une abstraction, il va droit aux faits. Ces faits, ce sont d’abord les conditions extérieures dans lesquelles l’homme est né, le milieu, le temps, le climat, l’éducation, etc. ; ce sont ensuite le tempérament, l’organisation, les accidents de la vie, les passions, les mœurs. Tous ces faits étant décrits et rassemblés, il faut le dire, avec une vigueur de pinceau peu commune, et systématisés avec une extrême habileté, le talent d’un écrivain en est la résultante. Dans la théorie de la faculté maîtresse, l’intérieur de l’homme était encore ce qui dominait ; mais M. Taine a été de plus en plus entraîné par l’impulsion naturelle de ses principes à remplacer l’intérieur par l’extérieur, à expliquer l’homme par les choses, et à ne plus voir dans une âme humaine, dans le génie, dans la vertu elle-même, qu’une sorte de combinaison de phénomènes dans des proportions qu’on ne peut qu’approximativement déterminer. Or cette théorie est en contradiction avec la théorie des grands hommes, telle que la donne l’école hégélienne. Suivant les hégéliens, un grand homme est une incarnation de l’idée éternelle, c’est par la participation avec l’absolu et avec le divin qu’un homme est grand. Les circonstances extérieures ne sont pas les causes déterminantes du génie ; bien loin de là, elles ne sont elles-mêmes en grande partie que les dernières conséquences des idées antérieurement découvertes et défendues par quelques esprits supérieurs. Chaque grand homme représente un nouveau développement de l’idée, il est donc nécessairement en lutte avec son temps : le milieu lui fait obstacle, il faut qu’il le brise, pour créer lui-même un nouveau milieu qui sera un obstacle à un génie futur. Dans cette théorie, le génie devance les faits ; il n’en est pas l’expression, il en est la cause. L’idée qui est en lui est le seul principe véritablement actif de l’histoire. C’est donc dans l’idée des grands hommes et surtout des grands philosophes qu’il faut étudier l’histoire. Dans M. Taine, la théorie du génie est toute différente. Le génie n’est qu’un effet, il est le résultat et la combinaison de tous les phénomènes coexistant à un moment donné. Ce par quoi l’homme de génie surpasse les autres hommes et ce qu’il ajoute aux idées anciennes ne s’explique pas aisément dans cette hypothèse ; mais ce qui est certain, c’est qu’ici les idées, loin de devancer les faits, ne font que les suivre et les résumer ; loin d’expliquer l’histoire par les idées, il faut expliquer les idées par l’histoire. Dans le système de Hegel, l’extérieur n’est que le symbole de l’intérieur, le réel de l’idéal. Dans le système de M. Taine, tout est au rebours, le dedans vient du dehors, l’idéal n’est que le revers du réel ; enfin, comme disait Cabanis, le moral n’est que le physique retourné. Je ne juge point ces idées ; je les constate, afin de bien démêler le genre d’esprit philosophique qui paraît vouloir reprendre faveur parmi nous. Or cet esprit n’a emprunté à l’idéalisme allemand que son vernis et quelques formules : en réalité, c’est l’esprit sensualiste dans toute sa rigueur, dans toute sa sécheresse, dans toute sa brutalité.

Si j’ai insisté sur cette comparaison entre la philosophie de M. Taine et celle de Hegel, c’est que, à mon avis, l’hégélianisme, quelque juste objection qu’il puisse provoquer, appartient encore à la grande famille des systèmes métaphysiques. Il enseigne la raison supérieure aux sens, l’intelligible au sensible, l’idéal au réel, les principes aux faits. L’hégélianisme ne se rattache sans doute ni à Descartes ni à Leibniz ; mais il se lie à Spinoza, à Plotin, et par Plotin à Platon. Si la philosophie spiritualiste a pour elle la grande tradition religieuse de la Bible et de l’Évangile, l’hégélianisme et le panthéisme se lient à la religion de Brahma et à celle de Bouddha, qui ne sont pas non plus sans gloire et sans grandeur. Tandis que la philosophie française luttait, au nom des idées spiritualistes, contre l’idéologie sensualiste du dernier siècle, Fichte, Schelling et Hegel soutenaient les mêmes luttes en Allemagne. Il y a dans la philosophie allemande une hauteur et une grandeur qui manquent entièrement à la philosophie de Condillac et de Cabanis. Or, si nous comprenons quelque chose au système de M. Taine, il nous semble que, dans ses écrits, la première de ces deux philosophies ne sert que de manteau et de voile à la seconde. Pour résumer en deux mots toutes les différences précédentes, on peut dire que dans Hegel l’idée est la souveraine maîtresse ; le fait est un esclave et ne doit qu’obéir ; pour M. Taine, au contraire, le fait est souverain ; l’idée n’en est que l’expression et le résumé. Or c’est là la négation même de toute métaphysique, et je crois pouvoir ajouter de toute morale.

II. La philosophie de M. Renan

Je ne retrouve pas davantage l’esprit véritable de l’hégélianisme dans la nuance d’opinion plus fine et plus distinguée que représente aujourd’hui avec un si grand éclat de talent M. Renan. Suivant cette manière de voir (si je la comprends bien, car elle est très-subtile et très-difficile à saisir), il n’y a pas de vérité absolue, ou, s’il y en a une, elle est inaccessible à l’homme ; ce qui existe, ce sont des états successifs d’opinion, et ces états d’opinion sont eux-mêmes les effets de l’état perpétuellement changeant de l’humanité. L’humanité ne reste jamais deux instants de suite la même, elle est essentiellement mobile, et cette mobilité infinie d’états, déterminant une semblable mobilité de sensations, de sentiments, d’impulsions do toute nature, donne naissance aux croyances, aux doctrines, aux systèmes qui changent indéfiniment aussi, comme la substance dont ils sont les accidents. Ces différences n’ont pas seulement lieu dans le temps, mais dans l’espace ; elles existent principalement de race à race, de peuple à peuple, et même, je le suppose, d’individu à individu. Les opinions et les systèmes ne se mesurent donc pas sur la nature des choses : il n’y a pas de nature des choses, ou, si elle existe, elle est inaccessible ; mais ils se mesurent et se déterminent par l’état subjectif des individus, des siècles et des peuples. De là cette conséquence, que toute vérité est relative, c’est-à-dire qu’elle n’exprime que l’état d’esprit de celui qui l’énonce, et cette autre conséquence, que ce n’est pas la vérité en elle-même qui est intéressante, mais la recherche de la vérité, c’est-à-dire le déploiement des forces de l’âme. La nature est soumise à la même mobilité que l’humanité ; elle change toujours, quoique plus lentement, et si nous pouvions remonter assez haut et assez loin, elle aurait son histoire comme l’humanité elle-même. Les phénomènes naturels se modifient sans cesse autour de nous, et le tableau qui nous environne ne reste jamais un instant immobile. Cependant ces phénomènes sont soumis à des lois, et ces lois semblent éternelles et immuables ; au moins rien n’indique qu’elles aient commencé ou qu’elles en aient remplacé d’autres. Il y a donc des lois immuables dans le monde physique, pourquoi n’y en aurait-il pas dans le monde moral ? Mais alors tout n’est donc pas soumis à l’universel devenir ! Il y a des points fixes, et l’objet de la science est de les déterminer. Ce sont là les côtés obscurs de cette philosophie du relatif. En ai-je d’ailleurs bien compris, en ai-je fidèlement reproduit les principaux traits ? C’est ce que je n’oserais affirmer. Pour exprimer une telle doctrine, il faut une langue souple et mobile, fine et flottante, quelque peu nuageuse. Cette langue, tout le monde ne peut la parler. Exprimées en langage exact, de telles idées paraissent changer de physionomie et n’être plus elles-mêmes ; la précision est contraire à leur nature : la mobilité universelle ne saurait s’exprimer sans contradiction par des signes déterminés.

Il est assez curieux de comparer l’une à l’autre, pour les mieux comprendre par le contraste, la philosophie de M. Taine et celle de M. Renan : la première, que j’appellerais volontiers la philosophie du fait, et la seconde, la philosophie du phénomène. Quelle différence établissez-vous, me dira-t-on, entre un phénomène et un fait ? Voici comme je l’entends. Un fait est en quelque sorte un phénomène arrêté, précis, déterminé, ayant des contours que l’on peut saisir et dessiner : il implique une sorte de fixité et de stabilité relatives. Le phénomène, c’est le fait en mouvement, c’est le passage d’un fait à un autre, c’est le fait qui se transforme d’instant en instant. — En partant de cette définition, je dis que M. Taine s’intéresse particulièrement aux faits, et M. Renan aux phénomènes. Le premier aime les descriptions accentuées, burinées, individuelles ; il aime qu’un fait soit distinct d’un autre fait ; il tranche les différences, les rend saillantes, les met en relief, comme un physiologiste qui fait gonfler un vaisseau invisible pour le rendre visible. Dételles précisions semblent à M. Renan contraires à la nature des choses ; pour lui, tout ce qui est précis est faux, tout ce qui est gros est grossier, toute définition est une convention. Il n’y a pas de fait précis et déterminé, il n’y a que des nuances, c’est-à-dire des passages insensibles d’un phénomène à un autre ; mais comme ces passages sont insaisissables quand il s’agit de phénomènes particuliers, on ne peut les surprendre que sur une assez vaste échelle : il faudra donc étudier les phénomènes généraux, les ensembles, les masses. De là le goût de M. Renan pour les généralités, quoique sa métaphysique soit toute phénoménale. M. Taine s’intéresse surtout aux individus. Il les dessine, il les grave, il les calque, il aime le trait cru et tranché, il aime enfin les monographies. M. Renan s’intéresse aux siècles, aux races, aux groupes généraux ; il en esquisse avec grâce et mollesse les nuageux et changeants contours. Il s’arrête difficilement et rarement à la description d’un fait particulier ; il préfère les oscillations, les vicissitudes, les révolutions flottantes des choses humaines. M. Taine aime les époques accusées, claires à l’imagination, les époques modernes et civilisées, la société de France et d’Angleterre du xviie ou du xviiie  siècle ; M. Renan aime les sociétés primitives, les sources obscures et souterraines de la civilisation ; il se transporte volontiers en pensée sur ces hauts plateaux de l’Asie d’où l’on dit qu’est sortie la civilisation européenne, vers ces races primitives dont on ne connaît l’histoire que par les langues qu’elles ont parlées. Il aime l’embryogénie de la race humaine ; M. Taine en aime la physiologie et surtout la pathologie. Par toutes ces raisons aussi, M. Renan est bien moins éloigné que M. Taine d’admettre des causes immatérielles et métaphysiques, quoique son système, pris à la lettre, n’y conduise en aucune façon ; mais il ne veut pas que rien soit pris à la lettre, et la fluctuation incessante et volontaire de sa pensée le ramène par un chemin singulier à une sorte de spiritualisme très-subtilisé. Comme il a horreur d’un fait trop déterminé, tout ce qui tend à circonscrire les choses d’une manière trop rigoureuse lui paraît faux. A ce titre le matérialisme doit lui être une doctrine fausse ; la prétendue clarté de ce système est précisément ce qui lui en répugne, il n’y a de vrai que l’incertain et l’obscur. Par là M. Renan est conduit à reconnaître l’existence d’un je ne sais quoi dans la nature et dans l’homme. Ce je ne sais quoi, appelons-le âme, Dieu, ordre moral, et voilà un nouveau spiritualisme qui ne se distinguera de l’ancien que par une nuance, qui peut devenir elle-même aussi petite qu’on le voudra. Au contraire, pour M. Taine, il n’y a pas de je ne sais quoi ; il n’y a que deux facultés, la sensation et l’abstraction ; tout ce qui n’est pas phénomène perçu par les sens ou notion abstraite exprimée par des mots, n’est rien. Quelquefois son imagination s’enflamme quand il pense à la totalité des phénomènes, et il parle de la nature avec l’enthousiasme de Lucrèce. Ne nous y trompons pas, la nature n’est ici qu’un mot qui représente la somme des phénomènes perçus ou imaginés.

La philosophie que je viens de décrire est-elle plus hégélienne que la précédente ? Je ne le pense pas. M. Renan a quelque part interprété la doctrine de Hegel dans le sens de ses propres idées ; il a vu dans la théorie du process, c’est-à-dire du développement, sa propre théorie de l’universel devenir, et il explique le principe de l’identité des contradictoires par l’idée de la relativité indéfinie de la connaissance. M. Scherer, dans un remarquable travail sur Hegel3, l’interprète à peu près de la même manière, et transforme volontiers l’école hégélienne en école historique. Il me semble que le véritable hégélianisme disparaît peu à peu dans ces diverses traductions. Sans doute, la pensée de ce grand métaphysicien se prête à des interprétations bien diverses ; mais il n’y en a pas, je crois, de plus infidèle que celle qui transforme en philosophie du relatif une doctrine dont toute la prétention, je dirais presque la folie, est d’être précisément la vérité absolue, la science absolue. En effet, aucune philosophie dans aucun temps n’a poussé aussi loin l’assimilation de la raison humaine et de la raison divine ; aucune n’a tenté un effort plus hardi et plus violent pour déduire le monde entier de certaines idées à priori ; aucune n’a plus audacieusement affirmé qu’elle était parvenue à découvrir et à expliquer l’essence des choses. C’est ce système, si dogmatique et tout rationnel, qui se transformerait, suivant M. Renan et M. Scherer, en une sorte de scepticisme empirique, acceptant comme loi suprême l’évolution des phénomènes, soit dans la nature, soit dans l’humanité. Rien ne prouve mieux l’opposition de ces deux points de vue que la polémique soulevée en Allemagne entre l’école hégélienne et l’école historique sur les principes et les fondements du droit. Pour celle-ci, le droit n’est que le résultat de la transformation successive des choses, il est le résumé d’un état donné de civilisation ; pour celle-là, le droit est une idée à priori qui se tire de l’essence même de l’humanité et doit l’imposer aux faits, au lieu d’en être l’expression et le résultat. Voilà, dans un cas particulier, l’opposition du relatif et de l’absolu, de l’historique et du rationnel. M. Renan ne dissimule point ses sympathies pour l’école historique, et en toutes choses il préfère le point de vue historique au point de vue rationnel : c’est précisément l’opposé de l’idéalisme hégélien.

A la vérité, ce qui pourrait favoriser la confusion que je combats, c’est la loi de développement et de progrès que Hegel suppose être la loi éternelle des choses ; mais cette loi ne change pas la nature de l’objet. Supposez que les vérités géométriques, au lieu d’être conçues comme éternellement coexistantes, se réalisent successivement dans le temps, en sortant les unes des autres ; elles ne cesseraient pas pour cela d’être des vérités absolues. La génération logique des idées (qu’elle se fasse ou non dans le temps) est essentiellement différente de la transformation mobile des phénomènes. Il en est de même de la loi des antinomies ou des contradictoires. Dans l’école du relatif, les antinomies ne sont que les points de vue qu’oppose un même objet à un sujet diversement disposé, ou qu’un objet changeant et aperçu de différents côtés présente à un même sujet. L’antinomie hégélienne, au contraire, n’est nullement l’apparence des choses, elle en est l’essence même ; l’antinomie ou la contradiction est le chemin nécessaire par lequel elles parviennent à l’harmonie et à l’unité. Par exemple, il est de l’essence de l’état de passer par l’anarchie et le despotisme (deux opposés identiques) pour arriver à la liberté. Ainsi la métaphysique de Hegel ne cesse jamais un instant d’être la métaphysique de l’absolu. Quelle fiction de lui imposer la doctrine contraire, à savoir que l’homme ne connaît rien d’absolu, qu’il est un relatif dans le relatif, un phénomène toujours en mouvement dans le monde éternellement changeant des phénomènes !

Je viens de caractériser l’esprit général des doctrines de M. Renan. Quant à son système philosophique (si l’on peut appeler système une esquisse où l’imagination a plus de part qu’une sévère raison), il l’a résumé d’une manière brillante et originale dans sa lettre à M. Berthelot4. Dans cette lettre, M. Renan se représente la formation de l’univers à peu près comme Laplace et Herschel se représentaient la formation du monde solaire. Une première nébuleuse, par une condensation progressive, passe de l’état mécanique à l’état chimique, de l’état chimique à l’état planétaire ; elle se brise en centres divergents dont chacun devient une planète ; l’une de ces planètes est la terre. La terre passe à son tour par des degrés divers de condensation. À l’un de ces degrés, elle est susceptible d’entretenir la vie : à un degré supérieur, elle donne naissance à l’humanité. L’humanité, à son tour, va toujours en se développant comme la nébuleuse primitive. A un premier degré, elle est inconsciente et forme un tout quasi indivis ; à un degré supérieur, elle se partage en consciences distinctes, en individus, à peu près comme la nébuleuse primitive s’est brisée en noyaux divergents. Ainsi la condensation progressive d’une matière subtile infinie, tel est le principe général de cette cosmogonie ; mais si cette condensation n’avait pas de contre-poids, le progrès de l’univers consisterait dans la réduction du tout en un point unique. C’est ce qui n’a pas lieu. La condensation amène en quelque sorte à sa suite la raréfaction, et par conséquent des brisures dans le tout primitif, chacune des parties restant néanmoins soumise à la loi de la condensation et de la concentration. Or le plus haut degré de la concentration connu, c’est la conscience. On peut faire trois questions à cette cosmogonie qui rappelle beaucoup la physique stoïcienne. — Qu’est-ce que l’âme ? Qu’est-ce que Dieu ? Quel est le principe du mouvement, de l’ordre et de l’harmonie dans l’univers ?

On ne nous dit pas, à la vérité, ce que c’est que l’âme ; mais on nous apprend que la conscience, ce révélateur de l’âme, est une résultante ; on peut en conclure que l’âme elle-même est une résultante. Si l’on prenait l’expression de résultante à la rigueur, cette définition de la conscience n’aurait pas de sens, car, en mécanique, la résultante est une ligne idéale, que l’esprit conçoit comme une moyenne entre deux directions données ; mais cette ligne idéale n’existe pas. A ce titre, on ne conçoit pas que la conscience soit une résultante : car elle est certainement un fait et par conséquent une réalité. Ce que l’on veut dire, c’est que la conscience n’est que le résultat de la combinaison et de la rencontre des forces cérébrales. L’âme n’est donc qu’un résultat, une fonction de la matière, infiniment supérieure cependant à la matière, comme l’harmonie de la lyre, suivant l’admirable comparaison de Platon, est supérieure à la lyre elle-même, quoiqu’elle ne soit rien sans elle. Quelles seront maintenant les destinées de cette âme ? En tant qu’elle est liée à la matière, elle s’évanouit et se dissipe avec la matière même : elle perd donc la conscience, qui n’est que la résultante des actions du cerveau ; mais l’âme n’est pas tout entière dans la conscience, elle est quelque autre chose de plus. Quel est ce quelque chose ? C’est ce qu’on ne nous dit point. Ce quelque chose subsiste et survit néanmoins. Bien plus il survit en Dieu. Qu’est-ce donc que Dieu ?

Le mot Dieu peut avoir deux sens, un sens relatif et un sens absolu. Au premier sens, Dieu est dans l’univers, il est en tout, et il est de plus en plus dans ce qui est plus parfait. Il est donc dans la vie plus que dans la matière inerte, dans la pensée plus que dans la vie, dans la conscience des grands hommes plus que dans celle du vulgaire. A ce point de vue, Dieu se développe sans cesse ; il n’est pas, il devient, il se fait. Le plus haut degré de divinité que nous connaissions est la conscience humaine ; mais on peut concevoir un plus haut degré de divinité possible, ce serait une concentration de toutes les consciences de l’univers dans une conscience unique, dans une conscience absolue. De là ce singulier rêve, que l’on a admiré dans la Vie de Jésus, d’une résurrection possible de toutes les consciences dans une conscience finale, terminaison étrange de cette cosmogonie arbitraire, dénouement fantastique de cette merveilleuse féerie que l’univers joue devant nous, et dont nous sommes nous-mêmes les spectateurs et les acteurs.

Dans un autre sens, Dieu n’est plus ce progrès de la nature toujours en mouvement. Il est l’infini, il est l’idéal, il est l’absolu. Il est l’ordre où la métaphysique, les mathématique, la logique, sont vraies. On peut donc dire de lui avec Bossuet, Malebranche, tous les platoniciens et tous les chrétiens, qu’il est le lien et la substance des vérités éternelles. Admirable définition de Dieu, si elle se rapportait à quelque chose d’existant ! Or, suivant M. Renan, Dieu, entendu dans ce second sens, n’existe pas, il est en dehors de la réalité ; il n’est qu’une catégorie de la pensée. En effet, il est le lien des sciences absolues ; mais les sciences absolues n’ont pas le réel pour objet. Il est l’absolu lui-même ; mais rien d’absolu ne peut exister. Nous apercevons maintenant, nous comprenons dans quel sens l’âme est immortelle. Survivre en Dieu, c’est survivre dans l’idéal et dans l’absolu, c’est survivre dans ce qui n’existe pas. Quelquefois M. Renan veut donner un peu plus de fond à cette immortalité illusoire, et il nous fait espérer de survivre dans le souvenir de nos amis (souvenir aussi fragile que nous-mêmes) ou bien dans nos pensées, ce qui réserve l’immortalité à un bien petit nombre d’hommes, car combien d’entre nous peuvent se flatter que leurs pensées méritent de leur survivre ?

Mais si Dieu n’est qu’un idéal sans aucune réalité, comment expliquer l’ordre et l’harmonie de l’univers ? On mêle ici d’une manière assez confuse le hasard et l’instinct, d’une part la théorie épicurienne des combinaisons fortuites, de l’autre la théorie stoïcienne d’une vitalité intérieure de la nature. Deux choses deviennent nécessaires pour expliquer le monde, le temps et la tendance au progrès. « Une sorte de ressort interne poussant tout à la vie, voilà l’hypothèse nécessaire… Il y a une conscience obscure de l’univers qui tend à se faire, un secret ressort poussant le possible à exister. » Ainsi l’âme de l’univers est une sorte d’instinct, c’est ce je ne sais quoi de divin qui se manifeste « dans l’instinct des animaux, dans les tendances innées de l’homme, dans les dictées de la conscience, dans cette harmonie suprême qui fait que le monde est plein de nombre, de poids et de mesure. » La nature est une sorte d’artiste qui agit par inspiration et sans aucune science. Les stoïciens l’avaient déjà dit en appelant le principe de l’univers « un feu artiste », belle formule qui résume merveilleusement la doctrine de M. Renan, et même son talent avec ses trois caractères les plus saillants, l’art, la flamme et la mobilité.

De même que la philosophie de M. Taine peut se résumer dans l’idée d’une chaîne inflexible qui, par des liens de fer, attache et resserre tous les phénomènes de l’univers, la philosophie de M. Renan se réduit à l’idée de la mobilité universelle et du perpétuel devenir.

Mécanisme et fatalité, voilà le système de M. Taine ; transformation et mouvement, voilà celui de M. Renan. Ces deux idées vont se perdre l’une et l’autre dans l’idée commune d’un absolu phénoménisme. Pour tous deux, la nature n’est qu’un grand phénomène qui se transforme sans cesse ; l’humanité, un des moments, un des accidents de cette transformation ; l’individu, un des accidents de cet accident. Quant à l’âme, il est trop évident qu’elle s’évanouit et tombe en poussière ; elle n’est plus comme ils le disent, que la résultante, c’est-à-dire le produit complexe d’un nombre incalculable de phénomènes antérieurs. Pour être juste, il faut reconnaître que de temps à autre ils semblent laisser errer quelque autre chose au-delà, au-dessus, au-dessous ou au dedans de cette série flottante : c’est ce que M. Taine appelle « la loi », et M. Renan « l’infini » ou « l’idéal » ; mais ces agents transcendants jouent un rôle si vague et si obscur dans leurs doctrines, qu’il est difficile de bien saisir la part qui leur est faite, et qu’il est permis d’y voir des concessions à l’opinion et à l’habitude plutôt que de vrais principes sciemment et scientifiquement reconnus. Avouons cependant qu’il y a là pour eux une issue pour s’élever plus tard, s’ils le veulent, à une philosophie plus haute que celle qu’ils nous ont proposée jusqu’ici : je le désire sans trop l’espérer, car plus ils vont, plus ils me paraissent pencher du côté fatal que j’ai signalé.

Entre les innombrables questions que les idées que je viens d’exposer pourraient provoquer, je me contenterai d’en choisir une. Dans cette chaîne infinie de phénomènes dont on ne comprend ni le pourquoi ni le comment, d’où vient qu’il se produit à un moment donné un certain mécanisme de phénomènes, un certain système qui semble se détacher du tout par la conscience, et s’opposer au reste comme une force capable d’action et de réaction ? Comment ce mécanisme si compliqué, à savoir l’homme, qui n’est qu’un effet ou un ensemble d’effets, arrive-t-il à se faire à lui-même l’illusion qu’il est une cause, au point même de n’avoir d’autre idée de cause que celle qu’il puise dans la conscience de sa propre action ? Comment peut-il même avoir l’idée de l’action ? Un phénomène n’agit pas, il est agi, comme disait énergiquement Malebranche. Un phénomène est le produit d’une action ; ce n’est pas l’action elle-même. Si l’homme n’était qu’un phénomène ou un ensemble de phénomènes, il n’aurait jamais l’idée de l’action ; mais par cela même il n’aurait aucune idée, car penser, c’est agir.

Je comprends que l’on dise que l’homme est lié au tout, et Spinoza n’a pas tort d’écrire que nous ne sommes pas « un empire dans un empire ». Toutefois, sans être un empire indépendant et souverain dans l’empire universel de la nature, l’homme peut y être citoyen, ce qui n’est pas possible, si l’homme n’est pas quelque chose par lui-même, s’il n’a aucune personnalité, et s’il doit tout au dehors, si en un mot l’homme n’est qu’un produit : car alors il n’a rien d’intérieur, ni de spontané, rien qui puisse être principe de liberté ou objet de droit. Que sera-ce si cette rencontre ou combinaison de phénomènes que vous appelez un homme n’est que le résultat de l’activité aveugle et inconsciente de la nature ? Mais je laisse de côté ce qu’il y a d’inexplicable dans l’idée de forces aveugles produisant cette œuvre si merveilleusement ordonnée ; je me contente de répéter que l’homme ainsi formé par rencontre et combinaison n’a point de centre. Or dans un tel être je ne comprendrai jamais la conscience de soi-même.

L’intériorité à soi-même (s’il est permis de définir ainsi la conscience) est un fait si extraordinaire, si original, si inattendu dans cette série graduée qu’on appelle la nature, il tranche tellement sur le reste, qu’il faut un étrange parti-pris philosophique pour avancer avec le dogmatisme de nos critiques que la conscience est un produit, C’est précisément ce qu’il faut démontrer. Il ne suffit pas de développer avec éclat et imagination l’idée d’une évolution de la nature : tout le monde sait qu’il y a une évolution, ou du moins une échelle dans la nature. Aristote et Leibnitz l’ont dit avant Hegel. La question est de savoir si dans ce développement il n’y a point des hiatus, des solutions de continuité, si la nature, en se développant, suit une ligne continue, ou si à certains degrés elle ne franchit pas certains intervalles pour entrer dans un ordre supérieur. A priori, il n’est nullement nécessaire que le progrès se fasse par des transformations insensibles. La puissance créatrice ou productrice (quelle qu’elle soit) peut tout aussi bien se manifester par la diversité des forces et des agents que par l’unité de force et d’agent. C’est donc à vous de démontrer qu’il n’y a point d’hiatus et que l’évolution est continue. Or il y a deux passages infranchissables jusqu’ici à toute science, à toute analyse, à toute expérience, c’est le passage de la matière brute à la matière vivante et de la matière vivante à la pensée. Ces deux abîmes, nos nouveaux critiques ne les ont pas plus franchis qu’aucun de ceux qui l’ont tenté avant eux ; tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de les éluder et de laisser croire, en les taisant, qu’ils n’existent pas.

Toutes ces conceptions ont leur origine dans l’application désordonnée d’un principe cher à Leibnitz, et l’un des plus beaux de la métaphysique, le principe de continuité ; mais ce principe, si on sait bien l’entendre, n’est que le principe de la gradation et du progrès. Il signifie seulement que la nature agit par degrés, qu’elle ne s’élève à une forme qu’après avoir épuisé toute la série possible des formes inférieures, que chaque degré de l’être contient quelque chose du précédent et quelque chose du suivant. Que d’ailleurs ces degrés successifs soient distincts les uns des autres, et même qu’il puisse y avoir des intervalles plus grands à certains degrés de l’échelle, c’est ce qui n’a rien de contraire au principe de continuité, car si l’on voulait pousser ce principe jusqu’au bout, il nous entraînerait non-seulement à l’identité, mais à l’immobilité universelle. Il ne suffirait pas de dire qu’un phénomène est lié à un autre, qu’il lui est semblable, qu’il en résulte et en prépare d’autres semblables à lui ; il faudrait aller jusqu’à dire que c’est le même, rigoureusement le même, ce qui rend impossible toute diversité. Si vous dites que c’est le même phénomène, mais avec quelque chose de plus, je demande d’où vient ce surplus. Entre ce surplus, ce novum quid, et le phénomène antérieur, n’y a-t-il pas un hiatus, un saltus, quoi qu’on fasse ? Non, direz-vous, on y arrive par des nuances insensibles. Peu importe : que ce soient des nuances, des quarts de nuances, des millièmes de nuances, ce sont là des diminutifs impuissants ; partout où il y a diversité, il y a solution de continuité. Entre deux nuances, je puis toujours supposer une nuance intermédiaire, et d’autres à l’infini après celle-là. La nature ne passerait donc jamais d’une nuance à l’autre. Si elle veut se diversifier, il faut qu’elle fasse un saut, si petit qu’il soit. Dès lors, pourquoi n’admettrait-on pas tout aussi bien des intervalles d’essence que des intervalles de degré ? Et pour en revenir au point en question, pourquoi la conscience serait-elle simplement la continuation d’un état antérieur et non pas l’apparition d’une force nouvelle, qui est précisément ce que les hommes appellent l’âme ? Pourquoi dans cette force nouvelle, la plus haute que nous manifeste la nature, n’y aurait-il pas un mode d’activité entièrement nouveau, à savoir la liberté ? Et pourquoi ne supposerions-nous pas d’autres forces et d’autres formes d’activité supérieures à celles-là, et enfin une force absolue, jouissant du plus haut degré et de la plus haute forme possible de l’activité et de l’être, et distincte de toutes les forces secondaires et subordonnées, aussi bien qu’elles sont distinctes les unes des autres ? Je sais qu’après avoir établi la distinction, il faudrait, s’il était possible, expliquer l’union ; mais on n’explique pas en supprimant, on ne résout pas un problème en le mutilant. Réduire toutes les forces de la pâture à une seule et tout expliquer par les transformations insensibles d’une même substance, c’est revenir à Thalès et à la philosophie juvénile des premiers temps de la Grèce, c’est ne tenir compte d’aucun des progrès que la pensée a su accomplir depuis cette période brillante et féconde, mais pleine d’inexpérience.

Il est pourtant un phénomène où il semble que la diversité puisse se concilier avec la continuité, c’est le mouvement : car l’objet en mouvement ne cesse pas de se mouvoir, qu’il se meuve en ligne droite, en cercle, ou en spirale, qu’il se meuve lentement ou rapidement. Aussi cherche-t-on aujourd’hui à tout expliquer par le mouvement, et les progrès de la physique sont, il faut le dire, entièrement dans cette voie. Cependant, à supposer que le mouvement lui-même ne donnât pas lieu à de nouveaux problèmes, à supposer, si l’on veut, qu’il explique toute la nature physique, y compris même la végétation et la vie animale, je dis qu’il y aura toujours un point où il vous faudra reconnaître un hiatus, un saltus, un intervalle : c’est là que commencent la conscience et la pensée. Qu’un mouvement donne naissance à une pensée, bien plus qu’un mouvement soit une pensée, c’est ce qui est absolument incompréhensible. On aura beau dire que c’est la même chose avec la différence du dedans et du dehors, que la pensée, c’est le mouvement vu en dedans, et le mouvement, la pensée exprimée au dehors : ce sont là de pures métaphores qui ne signifient rien pour l’esprit. Quoi que prétende Spinoza, le cercle et l’idée du cercle sont deux choses très-différentes : la pensée n’est pas au mouvement ce que le concave est au convexe.

On fait à la vérité à la philosophie spiritualiste une objection très-sérieuse, et dont je reconnais la gravité. Cette philosophie, dit-on, ne repose que sur notre ignorance. Partout où les causes nous échappent, elle arrive pour introduire autant d’entités diverses qu’il y a d’inconnues. Ne trouvant pas de passage expérimental de la matière brute à la vie, la voilà qui invente un être qu’elle appelle force vitale ; ne pouvant expliquer la pensée, elle invente une force spirituelle qu’elle appelle âme ; ne pouvant expliquer toutes les causes de nos actions, elle suppose le libre arbitre ; ne saisissant pas le lien intérieur par lequel tous les phénomènes de la nature se rattachent nécessairement les uns aux autres, et à une force unique, elle détache cette force par abstraction, de la nature elle-même, et elle l’appelle Dieu. Ainsi chacune des affirmations spiritualistes n’est qu’un aveu d’ignorance. Les spiritualistes ne voient pas qu’ils prennent les énoncés du problème pour des solutions. Sans doute il y a des inconnues dans la nature ; mais ces inconnues ne cesseront pas d’être des inconnues, lorsque vous les aurez appelées force vitale, âme, libre arbitre, cause première. Ce ne sont là que des noms qui laissent les phénomènes aussi inexpliqués qu’auparavant.

Je fais observer que cette objection n’est très-forte que si l’on commence par supposer à priori que tous les phénomènes de la nature sont produits par une force unique et s’expliquent nécessairement les uns par les autres ; mais veuillez, je vous prie, supposer un instant, ce qui n’a sans doute rien d’absurde ni de contradictoire, qu’il y a dans la nature des forces distinctes, d’ordre différent et inégal : quel autre moyen avons-nous d’en constater l’existence que d’observer la différence des phénomènes qui les manifestent, et là où ces phénomènes paraîtront irréductibles, d’affirmer la séparation irréductible des causes ? La réduction de toutes les lois de la nature à une loi unique, de tous les agents à un agent unique, est déclarée par Auguste Comte lui-même une hypothèse chimérique et antiscientifique. Pourquoi prendrions-nous comme accordée une hypothèse aussi arbitraire, et parce que sur deux ou trois points on a trouvé moyen de réduire et de simplifier les causes, pourquoi affirmerions-nous d’une manière absolue qu’il en est ainsi à tous les degrés de l’échelle de la nature ? Soit, dira-t-on ; mais reconnaissez alors que vos séparations, vos distinctions sont purement provisoires, qu’elles ne présentent que des hypothèses proportionnées au nombre des faits observés, et soyez tout prêts, devant telle ou telle expérience contradictoire, à renoncer à vos hypothèses. Sans aucun doute, répondrai-je, nous y sommes prêts. Par exemple, le jour où la science trouvera moyen de démontrer la génération spontanée, nous nous inclinerons devant cette démonstration, et nous renoncerons à l’hypothèse d’une force vitale5. Mais, quant à la force pensante, quelle est, je vous prie l’expérience démonstrative qui pourrait nous réduire au silence ? Je n’en vois qu’une seule, ce serait la production artificielle d’un homme sentant et pensant ; l’homunculus de Faust, telle serait l’ultima ratio de cette philosophie unitaire que l’on nous oppose. Or est-il un esprit philosophique qui, par précaution scientifique, s’imposera de renoncer à toute affirmation jusqu’à que ce qu’une telle expérience ait été faite ? J’ajoute si le spiritualisme a raison, il lui est précisément impossible de se démontrer lui-même par l’expérimentation. Il faut donc qu’il se contente des indications qui sont à sa portée. Les seules sont les données de la conscience. Or nous ne pouvons que répéter ce que nous avons dit plus haut, c’est que l’analyse de la conscience nous donne toujours une unité de sujet et ne se laissera jamais réduire à l’idée d’une combinaison quelconque.

Quant à la nature de la cause première, s’il y a une philosophie qui mérite l’accusation de réaliser des abstractions et d’invoquer des qualités occultes, c’est celle qui attribue à la nature un instinct, qui lui prête des facultés poétiques, qui demande comme un postulat nécessaire « la tendance au progrès », c’est la philosophie de M. Renan, ou bien encore, c’est la philosophie qui se représente la cause première comme « un axiome », comme « une formule créatrice », qui, à l’origine des choses, place ce qu’elle appelle « les premiers abstraits », et ramène ces premiers abstraits à trois : « la quantité concrète, la quantité supprimée », c’est-à-dire la philosophie de M. Taine. Ces deux philosophies prennent des abstractions pour des réalités, des causes nominales pour des causes réelles. Qu’est-ce, je vous prie, que l’instinct de la nature ? Nous expliquons-nous mieux l’ordre et l’harmonie de l’univers quand nous les avons rapportés à une tendance obscure, aveugle, inconsciente ? N’est-ce pas expliquer le fait par le fait ? N’est-ce pas tomber précisément sous l’objection que nous exposions tout à l’heure contre nous-mêmes, se figurer qu’on a expliqué un fait parce qu’on a donné un nom (l’instinct, la tendance, le stimulus) à la cause inconnue que l’on cherche ? Quant aux premiers abstraits, à la formule créatrice, à la quantité première (abstraite, concrète ou supprimée)6, quel esprit philosophique pourra se trouver satisfait par une pareille logomachie scolastique ? M. Taine, qui a essayé de réhabiliter l’école empirique et sensualiste (ce qui, dans une certaine mesure, pouvait avoir quelque utilité), devrait bien se souvenir de la règle fondamentale de cette école ; ne pas réaliser d’abstractions. Si l’école de Locke, de Condillac, de Destutt de Tracy, de Mill, a un mérite, c’est l’horreur des abstractions réalisées. Or que diraient ces philosophes d’une formule qui crée, d’une loi qui est une cause, enfin de cette pneumatologie abstraite qui ne supprime la cause, la substance, l’âme et Dieu que pour y substituer des formes creuses, des cadres vides, plus vides que les nombres de Pythagore et que les idées de Platon ?

Pour me résumer sur la philosophie de ces deux penseurs (plus voisine chez M. Renan du spiritualisme, mais trop vague encore et trop indécise), je dirai qu’elle a été jusqu’ici plus critique que dogmatique, et lorsqu’elle s’est faite dogmatique, plus affirmative que démonstrative, ce qui en rend la discussion assez difficile. D’ailleurs, pour que l’appréciation fût entièrement équitable, il ne faudrait pas rester sur le terrain de la philosophie abstraite. C’est dans la philosophie appliquée que l’un et l’autre écrivains ont déployé tout leur talent, l’un dans la critique littéraire, dont il essaie de faire une science, l’autre dans l’histoire religieuse. Pour mesurer la force de leur esprit et même la valeur exacte de leurs doctrines, il faudrait entrer avec eux dans leurs études spéciales, les voir aux prises avec les faits, les idées, les mœurs, les œuvres d’esprit, le langage, les croyances : c’est par là qu’ils intéressent et qu’ils remuent. Je suis loin de désapprouver cette méthode, qui consiste à mêler la philosophie à toutes choses, et à la vivifier elle-même par le contact de la réalité et de la vie. J’accorde qu’il y a une philosophie qui sort de toutes les sciences particulières, et avec laquelle la philosophie abstraite et spéculative doit compter. Qu’est-ce que la morale sans l’histoire, la logique sans l’étude des langues ou des méthodes scientifiques, la psychologie sans l’ethnologie, la métaphysique sans la physique ? Des sciences abstraites qui courent toujours le risque de se perdre dans une vaine et vide scolastique. Il faut donc louer sans réserve la nouvelle disposition qui se manifeste aujourd’hui de toutes parts, et au succès de laquelle M. Renan et M. Taine auront contribué par leur talent. Néanmoins je ferai remarquer que cette disposition elle-même a de graves inconvénients. En mêlant ainsi la philosophie à toutes choses, en évitant de la prendre en elle-même comme un objet d’étude, et un objet très-difficile et très-complexe, on arrive à effacer et à confondre la plupart des questions ; on énonce des principes sans preuves ; on ne discute plus, on affirme ; et ces affirmations rapides, qui dévorent les difficultés et les objections, passent malheureusement auprès des lecteurs superficiels pour des vérités acquises et démontrées. Il y a aujourd’hui dans le monde un souffle antispiritualiste. En enflant ses voiles avec ce souffle, en naviguant de ce côté, on est naturellement porté ; l’opinion ne vous demande pas de bien raisonner, ni même de raisonner, mais de parler comme il lui plaît. Je ne veux pas dire que les nouveaux philosophes ne soient que des échos ; non, car eux-mêmes entraînent la foule autant qu’ils la suivent. Je veux faire entendre seulement que, tout en parlant sans cesse de la science pure et abstraite, ils n’ont été guère jusqu’ici que des chefs d’opinion. Ils nous reprochent de défendre une cause, et eux-mêmes ils en ont une. Toute la différence, c’est que ce flot d’opinion, mobile et changeant, pour qui les combats philosophiques sont encore des combats politiques, ce flot, dis-je, qui porte et entraîne les hommes, est avec eux aujourd’hui, comme il était il y a quarante ans avec ceux qu’ils combattent. Or il est plus facile de descendre le courant que de le remonter.

Loi mystérieuse de la pensée humaine ! il semble qu’il soit dans la destinée de la philosophie d’osciller sans cesse du dehors au dedans, du dedans au dehors, du moi au non-moi, et réciproquement. L’homme, quoi qu’il fasse, se cherche toujours lui-même et ne s’intéresse qu’à lui-même ; mais tantôt il se cherche en lui-même, et tantôt dans ce qui n’est pas lui. On peut lui appliquer cette pensée de Montesquieu : « Quand j’ai vécu dans le monde, j’ai cru que je ne pouvais supporter la solitude ; quand j’ai vécu dans la retraite, je n’ai plus pensé au monde. » Or dans le moment actuel, l’âme humaine est occupée en dehors de soi ; elle se cherche partout où elle n’est pas, dans le monde extérieur, dans l’animalité, dans son propre corps. Elle a des scrupules en quelque sorte, elle est sur elle-même d’une modestie incroyable : elle craint de s’être trop élevée en se séparant du monde extérieur, en se distinguant du corps, en croyant à une destinée divine et immortelle, en invoquant une loi morale absolue, en affirmant des droits abstraits. Toutes ces grandes croyances sont bien près de lui paraître des superstitions, des illusions, des mirages de l’imagination. Elle les écarte comme des importunités, et recherche avec une curiosité maladive par quels liens elle touche à la matière, comment les maladies du cerveau sont les maladies de la pensée, ce qu’elle a de commun avec l’animalité, comment dans la nature les degrés supérieurs naissent des inférieurs. Dans la littérature, dans la politique, dans l’histoire, elle cherche partout ce qui déniaise et ce qui détrompe, le petit à côté du grand et expliquant le grand, le physique expliquant le moral, l’accident plus fort que la loi, et enfin les lois fatales du climat, de la race, de l’organisation, supérieures à ces lois idéales que les philosophes s’obstinent à exposer dans ces sciences vides et creuses que l’on appelle la morale et le droit naturel. Tel est le mouvement qui entraîne l’opinion au temps où nous sommes, et il n’y a pas de quoi être très-fier.

Mais si la loi que nous avons mentionnée plus haut est vraie (et l’histoire de la philosophie démontre qu’elle est indubitable), si l’homme va sans cesse de lui-même aux choses pour revenir ensuite des choses à lui-même, ne craignez rien, dirai-je aux spiritualistes inquiets qui se voient dépassés, débordés et transportés sans l’avoir voulu, du parti du mouvement au parti de la résistance ; ne craignez rien : dans vingt ans, dans trente, dans cinquante ans, qui sait ? demain peut-être, il se fera un mouvement en sens contraire ; il naîtra un penseur audacieux qui découvrira l’âme, et rappellera à l’homme étonné et ravi la dignité, la beauté, l’originalité de sa nature et de son rôle dans la création ; il lui apprendra ce qu’il aura oublié, à regarder au-dessus de lui et non au-dessous. Cette révolution n’a jamais manqué, et elle ne manquera pas plus dans l’avenir que dans le passé. Cent fois les hommes ont essayé de croire que Platon était un rêveur et que ses idées étaient des chimères, et cent fois les idées de Platon sont revenues illuminer l’âme humaine, et lui rendre l’esprit et la sérénité. Aujourd’hui même encore, malgré l’entraînement des études positives et de la méthode critique et empirique, on n’a pas dépouillé entièrement toute croyance platonicienne, et cet appel, si vague qu’il soit, à l’idéal, que nous trouvons à toutes les pages de M. Renan, est encore un vestige de platonisme. Un autre penseur, plus métaphysicien que M. Renan, et dont nous allons parler, a essayé également de démontrer scientifiquement et la nécessité d’un idéal pour l’esprit, et sa non-existence dans l’ordre de la réalité. Je ne méconnais ni ne dédaigne ces derniers liens qui rattachent encore la philosophie nouvelle au platonisme et au spiritualisme ; mais cette doctrine d’un idéal non réel ne me paraît pas un moyen terme satisfaisant, c’est trop ou trop peu : trop pour les esprits positifs, qui n’admettent que les faits, trop peu pour les vrais idéalistes, qui veulent un monde intelligible et divin, type vivant et existant du monde sensible. Quoi qu’il en soit, ce dernier culte de l’idéal, si insuffisant qu’il soit, nous est encore une garantie et un gage que les idées spiritualistes ne périront pas.

III. La philosophie de M. Littré

Deux courants principaux ont contribué à former la philosophie nouvelle : d’une part, les sciences exactes et positives ; de l’autre, la philosophie allemande. Ces deux courants se sont trouvés d’accord pour combattre la philosophie régnante, qui, prise à la fois entre empirisme et l’idéalisme, combattue par l’expérience et par la raison pure, a beaucoup de peine à faire prévaloir et même à faire bien comprendre le point de vue qui lui est propre, — le point de vue psychologique. Cependant, s’il y a une sorte d’accord entre l’empirisme et l’idéalisme dans la critique et dans le combat, il est facile de prévoir que les deux genres d’esprit qui se sont en quelque sorte coalisés dans cette lutte sont trop incompatibles au fond pour s’entendre longtemps. Déjà l’on voit deux philosophies de caractère très-différent se dessiner l’une en face de l’autre et renouveler, comme on l’a vu à toutes les époques, l’éternelle opposition de l’empirisme et de l’idéalisme : d’une part, une philosophie circonspecte à l’excès, ennemie de toute spéculation métaphysique, n’admettant que les faits constatés, avec leurs rapports, c’est-à-dire leurs lois ; de l’autre, une philosophie idéaliste, ne pouvant consentir à trouver dans les phénomènes les derniers éléments de l’être et de la vie, pénétrant au-delà pour y découvrir la cause, la substance, l’infini, — l’une tout imprégnée de l’esprit des sciences positives, n’admettant que ce qui est démontré et vérifié, l’autre inspirée des hardiesses de l’esprit allemand, mais tempérée par les lumières et la mesure de l’esprit français, — l’une enfin à la recherche du positif, l’autre à la poursuite de l’idéal. Telles sont les deux philosophies opposées (malgré certains traits communs) que représentent aujourd’hui parmi nous deux esprits éminents, recommandables entre tous par la science, par la sincérité, par le sérieux, par l’absence de tout charlatanisme, M. Littré et M. Vacherot. Parlons d’abord de M. Littré.

Il est juste de reconnaître que la philosophie positive s’est beaucoup améliorée dans ces derniers temps : elle s’est affranchie des utopies ridicules qui la déconsidéraient aux yeux des bons esprits ; elle a rejeté, d’une part, sa religion humanitaire, de l’autre sa politique dictatoriale, legs du saint-simonisme dont elle n’avait que faire, et elle s’est réduite à sa véritable idée, la généralisation des données scientifiques fournies par les sciences positives. Sur ce terrain solide, elle appelle et exigerait une sérieuse discussion ; quelques mots pourront suffire à l’objet de cette étude.

Lorsque l’on considère la science contemporaine du dehors et sans être initié à son esprit et à ses tendances, lorsque l’on parcourt les feuilles scientifiques, les comptes rendus des académies, et ces comptes rendus moins sévères que le goût publie recherche aujourd’hui, et qui partagent avec le roman et le théâtre l’honneur du feuilleton ; lorsque d’un autre côté on lit ou du moins l’on consulte les innombrables ouvrages où la science essaie de se rendre populaire et d’expliquer à tous les merveilleuses inventions qu’elle a suscitées, et que tout le monde connaît, lorsqu’enfin l’on voit se produire à la fois tant de faits minutieux et tant de découvertes utiles, on est tenté de croire que les deux caractères les plus saillants des sciences à notre époque sont l’esprit pratique, le goût des applications utiles, dédaigneux de toute tendance spéculative un peu élevée. Tel est, je le répète, le spectacle que semblent présenter les sciences ; mais ce n’est là que l’apparence des choses. Il est bien vrai que l’esprit de spéculation est très-rare parmi les savants, qu’ils s’en défient au-delà de toute mesure, que peut-être un peu plus de hardiesse en ce sens serait utile à la science elle-même. Ce qu’on ne saurait contester. ; c’est que, malgré la répugnance des savants pour les idées générales, malgré les progrès constants de l’analyse et les abus de la division du travail, la force des choses toute seule a poussé la science dans une voie de généralisation et de synthèse vraiment remarquable. Quelques hautes idées se sont dégagées de ce chaos de faits particuliers ou d’applications commodes, et à un moment donné les sciences ont pu croire qu’il était temps d’opposer philosophie à philosophie, et de remplacer les interprétations métaphysiques et psychologiques, dont on était las, par des interprétations cosmologiques, dont on avait perdu l’habitude et le goût. Tel est le fait considérable auquel nous assistons, et dont il faut que les philosophes comprennent le sens, s’ils ne veulent pas être envahis par ce flot inattendu.

A la vérité, il y a aujourd’hui, il faut le dire, de la part des sciences (au moins dans l’école positive), une prétention exorbitante, contre laquelle les philosophes ne sauraient trop se défendre, et qui n’encourage guère aux concessions : c’est celle de prendre la place de la philosophie, d’être la philosophie elle-même. C’est ce qui arrive d’ordinaire aux puissances qui ont été trop longtemps méconnues. Lorsque leur jour vient, ce n’est plus l’influence qu’elles demandent, c’est l’empire ; ce n’est plus le partage du pouvoir, c’est la tyrannie. C’est là qu’en sont arrivés, je ne dis pas tous les savants, grâce au ciel, mais un certain nombre d’entre eux, qui, rangés sous la bannière de M. Auguste Comte, affirment que la philosophie n’est et ne doit plus être que la méthode scientifique. Il est cependant facile de voir, en lisant ces écrivains, même les plus sages, qu’ils n’ont que les idées les plus confuses et les plus imparfaites sur la science qu’ils prétendent abolir et remplacer. Rien de plus facile que d’éliminer une science, lorsqu’on supprime purement et simplement les problèmes qu’elle soulève, que l’on tient pour non avenus tous les faits qu’elle a établis et les vérités qu’elle a démontrées. Or il serait aisé de faire voir, si l’on voulait consentir à examiner les choses de près, que ce sont là les défauts habituels de l’école positiviste, qui pourrait rendre les plus grands services en se contentant d’être une philosophie des sciences, au lieu de vouloir, comme elle le prétend hautement, être la philosophie tout entière.

Mais les excès commis par quelques savants ne détruisent pas ce qu’il peut y avoir de fondé dans les réclamations des sciences contre la philosophie. — Eh quoi ! lui disent-elles, vous voulez être la science des premiers principes et des premières causes et donner la raison de toutes choses, et vous supprimez purement et simplement la nature tout entière ! Vous faites la science de l’homme, et vous supprimez le corps humain, comme si l’homme n’était qu’un esprit pur, ou s’il était dans le corps, selon l’expression d’Aristote, comme un pilote dans son navire ! Non-seulement ces abstractions ne sont pas conformes à la nature des choses, mais elles sont contraires à la tradition philosophique et même à la tradition du spiritualisme. Ni Platon, ni Aristote, ni Descartes, ni Leibniz, n’ont ainsi séparé la philosophie des sciences, ni l’étude de l’homme de l’étude du corps. Bossuet lui-même (que l’on n’accusera pas de témérité), Bossuet n’a pas établi un tel abîme entre le corps et l’âme, lui qui a dit que l’homme était un tout naturel, lui qui a fait une si large part, dans son traité de la Connaissance de soi-même, à la physiologie de son temps, physiologie erronée sans doute, mais qui enfin maintenait la part nécessaire du physique dans l’être humain. La philosophie allemande a également uni la science de la nature à la métaphysique. Enfin l’école écossaise elle-même, qui a commencé cette séparation, n’a cependant jamais fait entièrement abstraction des sciences physiques et mathématiques. Telles sont les objections qui nous sont adressées, non-seulement par les savants et par certaines écoles matérialistes, un peu suspectes en cette affaire, mais de tous côtés, même par les théologiens, car nous voyons le père Gratry reprocher à la philosophie spiritualiste d’être une philosophie séparée, c’est-à-dire de s’isoler elle-même, sans communiquer avec les autres sciences.

J’avoue qu’il me paraît bien difficile de ne pas donner raison, dans une certaine mesure, à d’aussi graves objections. Sans vouloir revenir sur les circonstances qui ont amené la séparation dont on se plaint, sans rappeler qu’il a pu être, qu’il est encore nécessaire de circonscrire les problèmes pour les mieux étudier, il est plus court de reconnaître que le spiritualisme doit s’efforcer aujourd’hui de faire droit à quelques-unes de ces justes réclamations. Il faut qu’il essaie de suivre les savants sur leur propre terrain, qu’il fasse l’épreuve de ses doctrines en les confrontant avec les faits physiques et physiologiques. Si le spiritualisme est vrai, il n’a rien à craindre de cette contre-épreuve, car la vérité ne peut se démentir elle-même ; mais si, dédaigneuse à l’excès de ce qui se passe autour d’elle, la philosophie spiritualiste ne s’apercevait pas de l’empire chaque jour plus étendu que conquièrent les sciences positives dans notre société, et des habitudes d’esprit qu’elles amènent avec elles, il serait à craindre que, même en possédant la vérité, elle ne se vit abandonnée, la plupart trouvant inutile de raisonner pour établir des vérités que le sens commun, le cœur et la foi démontrent suffisamment à leurs yeux, et les autres lui contestant le caractère de science, et opposant à son immobilité les progrès croissants de la physique, des mathématiques et de la chimie. Le moment serait donc venu, à notre avis, de faire un pas de ce côté. Il y va non-seulement des intérêts de la philosophie, mais des intérêts moraux et religieux de l’humanité, car il en est de l’esprit scientifique comme de la révolution, on ne le refoulera pas. Il faut s’accommoder avec lui ou périr par lui.

Rien de plus conforme d’ailleurs aux plus anciennes traditions de la philosophie. La nature a toujours été l’un des livres que le philosophe a consultés. Jamais aucune grande philosophie ne s’est élevée jusqu’ici sans faire une part considérable à la nature en même temps qu’à l’homme. Socrate a eu beau vouloir circonscrire la science dans le « connais-toi toi-même », Platon et Aristote eurent l’un et l’autre leur philosophie de la nature. Descartes au xvie  siècle a été aussi puissant par sa physique que par sa métaphysique. Leibniz et Spinoza ont eu leur philosophie de la nature ; Kant lui-même a eu la sienne, Schelling et Hegel à plus forte raison. Seules, l’école de Locke, l’école écossaise et l’école spiritualiste contemporaine7 sont restées à l’écart de ce grand domaine. Il y avait donc là une place à prendre dans le domaine de la spéculation. Que l’école positive ait essayé de prendre cette place, c’était son droit, et c’est encore aujourd’hui sa principale force.

En dehors des raisons générales et historiques que nous venons d’indiquer, il y a encore des raisons précises, et toutes philosophiques, qui recommandent de reprendre les problèmes métaphysiques par une autre méthode que celle qu’on a suivie généralement. De quoi s’agit-il en effet ? De la distinction de l’âme et du corps, de Dieu et de la nature. Or, si d’un côté les psychologues sont arrivés à éclaircir, à préciser jusqu’à un certain point la notion de l’esprit, ils n’ont que les données les plus générales et les plus vagues sur la nature du corps : ils empruntent leurs idées sur les corps, soit au sens commun, soit à la tradition philosophique ; quelquefois, tant la nécessité est urgente, ils font usage de quelques indications scientifiques, mais sans les contrôler avec soin, comme il conviendrait pour en bien mesurer la valeur. En un mot, des deux termes que le problème oppose, le premier seulement leur présente une idée scientifique, et l’autre ne leur laisse qu’une idée vague et obscure. De là une part d’incertain et d’inconnu dans leurs raisonnements, car, ne sachant pas exactement ce que c’est que le corps, ils ne peuvent le séparer nettement et distinctement de l’esprit, comme on fait quand on compare deux idées parfaitement distinctes. Quant aux savants, ils se trompent en sens inverse : leur idée du corps, plus ou moins précise, a une valeur scientifique (et encore aurait-elle besoin d’être élucidée et généralisée par la philosophie) : mais leur idée de l’esprit est vague, confuse : c’est une notion incomplète. Comme ils n’ont pas travaillé par les méthodes qui conviennent à éclaircir cette idée, ils la croient absolument obscure et la dédaignent. Autant nous les fatiguons par nos vagues notions sur les corps, autant ils nous impatientent par leurs préjugés et leurs lieux communs sur la nature de l’esprit. De là une nécessité manifeste d’unir les deux méthodes pour arriver à une distinction aussi précise que possible des deux substances.

Il en est à peu près de même de la distinction de la nature et de Dieu. Les philosophes n’ont pas une idée scientifique de la nature, et les savants n’ont pas une idée scientifique de Dieu. Les uns lorsqu’ils parlent de la nature, les autres lorsqu’ils parlent de Dieu, en parlent comme le vulgaire. Pour le philosophe, la nature n’est la plupart du temps qu’un bel objet, un objet d’admiration, non de connaissance ; et quant aux savants, ils sont toujours disposés à croire que le Dieu des philosophes est un Dieu de bonne femme, ou un mot vague n’exprimant que le vide même de toute pensée. De là une philosophie où l’on cherche en vain les données positives, de là aussi une physique où manque une certaine élévation, car la physique elle-même gagnerait sans doute à ne pas trop mépriser les recherches de la philosophie première. M. Biot se plaint lui-même dans ses Mélanges que les physiciens de nos jours aient trop abandonné les questions de physique générale et philosophique auxquelles se plaisaient les contemporains de Descartes, de Huygens et de Newton. M. Arago, dans son Éloge de Carnot, regrette aussi que les mathématiciens aient un peu trop négligé la métaphysique de la géométrie. Ces aveux sont d’autant plus intéressants que ni M. Biot ni M. Arago ne peuvent passer pour suspects de préventions trop favorables à la métaphysique, et qu’ils étaient plutôt eux-mêmes des exemples du défaut dont ils se plaignaient.

Voici donc l’idée que je me ferais volontiers d’une philosophie non pas nouvelle, mais renouvelée, qui, sans rien sacrifier des résultats acquis, marcherait toutefois en avant et chercherait des voies inexplorées. Elle se fonderait sur des connaissances positives (physiques, chimiques, physiologiques) aussi bien que sur des connaissances morales et psychologiques. Elle chercherait à tirer des sciences extérieures une idée philosophique et raisonnée des corps et une idée de la nature. Elle demanderait ce que c’est qu’un corps, soit à la physique, soit à la chimie, soit à la physiologie. La première lui donnerait les propriétés générales de la matière, la seconde les éléments qui la composent, la troisième les conditions particulières de la matière organisée. Puis elle demanderait à toutes les sciences réunies, y compris les mathématiques, une idée savante et profonde de la nature. D’un autre côté, persistent dans la voie ouverte par Descartes, elle continuerait à chercher dans la conscience la vraie notion de l’esprit ; elle insisterait sur la liberté, l’individualité, la personnalité morale, — en un mot sur tous ces attributs humains que les partisans du monde objectif essayent de ramener à un mécanisme brutal. Elle s’appliquerait à fonder sur ces données non moins certaines que les données des sciences positives, le devoir, le droit, la liberté civile et politique. Enfin elle recueillerait encore dans la raison humaine l’idée de l’infini et de l’absolu, qu’on ne trouvera jamais dans le monde extérieur. Puis, combinant les données du dehors et celles du dedans, partant à la fois de la conception de la nature et de la conception de l’esprit, elle s’élèverait à un Dieu qui serait à la fois le Dieu de la nature et le Dieu de l’esprit, mais non pas indifféremment l’un et l’autre, car ce que les Allemands appellent le sujet-objet, — l’indifférence absolue, — ce n’est autre chose que la nature même à son moindre degré : c’est le sommeil de la nature. Non, le Dieu ainsi obtenu par une double induction serait, si vous voulez, au-dessus de l’esprit, mais non pas au-dessous.

Ainsi, en même temps que la philosophie, empruntant le secours des sciences positives, essaierait de s’élever à une notion philosophique de la matière, elle n’abandonnerait pas pour cela son objet propre, qui est l’esprit, et elle persisterait à suivre la voie ouverte par Descartes, par Locke, par Kant, et qui consiste à chercher dans l’analyse de l’âme humaine, de ses idées fondamentales, de ses opérations, en un mot dans la critique de l’entendement humain et dans l’observation intérieure, le fondement de toute métaphysique. Si elle abandonnait ce terrain, la philosophie sacrifierait son domaine propre, et ne serait plus que la servante des sciences objectives. La science du moi, qu’on peut trouver quelquefois, non sans raison, trop abstraite et trop concentrée en elle-même, n’en est pas moins la base nécessaire, et la seule vraiment scientifique, d’une philosophie indépendante.

Mais s’il est facile de proposer un programme philosophique, rien de plus difficile que de le réaliser. Ainsi, après avoir dit ce que l’on pourrait rêver pour la philosophie future (et c’est déjà beaucoup que de pouvoir pressentir une voie de progrès qui ne serait pas le renoncement absolu à ce qui est acquis, ce qui est trop facile et à la portée de tout le monde) ; après avoir, dis-je, tracé le plan de cette utopie philosophique, il faut se hâter de prévoir toutes les difficultés qu’il rencontrerait dans l’application, toutes les précautions qu’il exigerait pour ne pas échouer misérablement dans un vulgaire matérialisme.

En effet, quelque avantage que présente en théorie l’union de la métaphysique et des sciences, il est bien rare que dans la pratique elle donne les résultats qu’on en attend. On oppose sans cesse aux philosophes contemporains Descartes et Leibniz ; mais, sans parler du rare et exceptionnel génie de ces grands hommes, qu’on n’a pas le droit d’exiger de tous ceux qui se livrent à une science, on oublie que le domaine des sciences physiques et celui des sciences morales était bien autrement restreint de leur temps que du nôtre. Après tout, Descartes et Leibniz n’ont cultivé profondément que les mathématiques. Dans les sciences philosophiques, ils se sont occupés presque exclusivement de métaphysique : morale, droit naturel, sciences politiques, économiques, philosophie des beaux-arts, toutes ces parties de la philosophie, créées ou étendues par le xviiie  siècle, ne les ont que médiocrement attirés. Leur entreprise, recommencée aujourd’hui, offre donc d’immenses difficultés qu’ils n’ont pas connues au même degré. Or voici ce qui arrive souvent chez les esprits ambitieux qui essaient cette union si désirable de la philosophie et des sciences.

Si ce sont des philosophes possédant bien leur science et leurs méthodes, c’est alors par les connaissances scientifiques qu’ils laissent à désirer. Ces connaissances, rapidement acquises la plupart du temps pour le besoin de leurs idées, sont vagues, superficielles, inexactes : par cette fausse science, ils indisposent les savants véritables et déconsidèrent la philosophie auprès d’eux. Si au contraire ils sont vraiment versés dans les sciences et en parlent avec exactitude et précision, ce sont alors les connaissances philosophiques qui leur font défaut. Ils croient introduire une plus grande précision en philosophie en appliquant à des choses d’ordre si différent les formules qui leur sont familières : une étude peu attentive leur fait croire à d’apparentes analogies. L’un applique à la société humaine la loi de l’attraction universelle, l’autre propose de mesurer le témoignage des hommes par le calcul des probabilités ; un autre enfin, voudra démontrer l’immortalité de l’âme par la mécanique. Quand les formules scientifiques sont absolument inapplicables, ces esprits, si exacts dans leur domaine propre, deviennent confus, obscurs, inexacts dans les questions philosophiques proprement dites, et pour introduire dans la philosophie un genre de précision qui ne lui convient pas, ils négligent celui qu’elle peut admettre ; ils oublient ou ils ignorent des distinctions importantes parfaitement établies, des analyses de faits déjà poussées très-loin, des arguments très-solides. Je ne conclus point de ces observations qu’il faille décourager ceux qui voudraient essayer de telles entreprises ; mais il est bon qu’ils en aient devant les yeux les écueils et les difficultés.

Pour revenir à l’école positive, cette école, en niant toute espèce de métaphysique, s’est condamnée à n’être pas même une philosophie de la nature, car que serait une philosophie de la nature sans métaphysique ? Elle n’est donc guère qu’une philosophie des sciences, et même, à ce dernier point de vue, je doute qu’elle satisfasse les vrais savants ; mais enfin laissons-lui ce domaine que personne ne se dispose à conquérir8, et renfermons nos critiques dans le domaine de la philosophie proprement dite.

Il est deux points sur lesquels le positivisme me paraît franchir les bornes de la sagesse scientifique : c’est d’abord par sa complaisance (involontaire, j’y consens, mais évidente) pour le matérialisme, en second lieu par sa négation absolue de toute métaphysique. Sur le premier point, M. Littré vient de s’expliquer encore une fois dans la préface de sa nouvelle édition d’Auguste Comte, où il nous fait l’honneur de citer nos études sur le matérialisme contemporain et d’y répondre en quelques pages. On ne s’étonnera pas qu’ayant rencontré un contradicteur aussi éminent, nous tenions compte de toutes ses paroles : aussi bien sommes-nous ici dans le cœur de notre sujet. M. Littré nous dit que l’on se tromperait gravement en se persuadant que les critiques dirigées contre le matérialisme tombent sur la philosophie positive, et il prend de là occasion pour séparer de nouveau ces deux idées, et montrer que le positivisme, désintéressé entre toutes les écoles spéculatives, n’est pas moins indifférent au matérialisme qu’au spiritualisme. Nous sommes très-heureux pour notre part de cette protestation, et nous n’éprouvons nul besoin de ranger malgré lui M. Littré parmi les matérialistes et les athées ; mais est-il vrai que l’école positive a toujours été aussi sage ? S’est-elle toujours tenue à égale distance des deux hypothèses ? Et n’a-t-elle pas penché d’un certain côté plus que ne le permettait l’impartialité métaphysique qu’elle affecte en ces matières ? C’est ce dont il est permis de douter.

Je demande à l’école positiviste une définition de l’âme. Si cette école est fidèle à ses principes, si elle veut se dégager de toute hypothèse, elle dira : âme est un mot qui désigne la cause inconnue et hypothétique des phénomènes de pensée, de sentiment et de volonté. Voilà quelle devrait être la définition positiviste de l’âme, si le positivisme est distinct du matérialisme. Ce n’est pas celle que nous donnent MM. Littré et Robin dans leur édition du Dictionnaire de Nysten. Ils nous disent que l’âme est un mot qui signifie, « considéré anatomiquement, l’ensemble des fonctions du cerveau et de la moelle épinière, et, considéré physiologiquement, l’ensemble des fonctions de la sensibilité encéphalique. » Que M. Littré veuille bien nous dire en quoi une telle définition diffère de celle que pourrait proposer le matérialisme le plus déclaré.

Je ne m’arrêterai pas à prouver combien une telle définition est fausse, même au point de vue scientifique. Dire que l’âme est anatomiquement une fonction ou un ensemble de fonctions est une faute que l’on ne pardonnerait guère à un philosophe, si celui-ci avait eu le malheur de la commettre, car tout le monde sait que l’anatomie ne s’occupe que de la structure des organes et non de leurs fonctions. Je ne demanderai pas non plus comment il se fait que le domaine anatomique de l’âme soit plus étendu que son domaine physiologique, l’un comprenant tout le système nerveux, et l’autre réduit à l’encéphale. Toutefois ces erreurs et ces bizarreries ne sont rien auprès de la contradiction radicale qui existe entre une telle définition et la prétendue méthode de l’école positive. Si vous ne savez rien de l’essence des choses, pourquoi déclarez-vous que l’âme est une fonction du système nerveux ? Qui vous l’a dit ? De quel droit invoquez-vous une telle hypothèse, qui, après tout, est une hypothèse métaphysique, car personne n’a jamais vu de ses yeux un cerveau penser ? Si au contraire vous êtes assuré que le cerveau pense, pourquoi affecter ce prétendu désintéressement entre le matérialisme et le spiritualisme ? Pourquoi ne pas dire tout simplement que ce sont les matérialistes qui ont raison ? Pourquoi écarter d’abord par une fin de non-recevoir toutes les solutions pour choisir ensuite celle qui vous convient ? Pourquoi se couvrir d’un apparent scepticisme, qui peut séduire les esprits exigeants, pour leur imposer ensuite, comme une conséquence nécessaire, la confusion de l’âme et du système nerveux ? Il est facile de montrer que les positivistes tombent dans la même inconséquence à l’égard de Dieu, car tantôt ils se contentent de dire que l’homme ne peut rien savoir des causes premières et des causes finales, tantôt ils nient toute cause première (en dehors du monde) et toute cause finale. — Tantôt il semble que, pour eux, Dieu soit un inconnu qui échappe à toute définition et à toute détermination scientifique (ce qui n’en exclut pas la possibilité) ; tantôt ils déclarent expressément qu’il n’y a rien en dehors de la nature et de ses lois. En un mot, il serait possible au positivisme, s’il eût étudié un peu plus la philosophie, de prendre une assez belle place parmi les écoles que le scepticisme de Kant a enfantées ; mais trop souvent il retombe, comme malgré lui, dans l’ornière banale du matérialisme athée du xviiie  siècle.

Sans aller chercher bien loin, j’en trouverai la preuve dans la nouvelle préface de M. Littré. Il consacre quelques pages de cette préface à l’une des questions qui lui tiennent le plus à cœur, ainsi qu’à nous, la question des causes finales. Il nous fait d’abord une grave concession, car il reconnaît que dans certains cas, par exemple dans la structure de l’œil, la finalité est à peu près évidente. Il pourrait signaler d’autres faits non moins frappants : les sexes notamment, dans lesquels il faut plus que de l’aveuglement pour nier le dessein et le but ; mais cette concession faite, M. Littré croit triompher en nous opposant tous les faits contraires, tous ceux où la nature organisée ne sait pas atteindre son but, ou même se trompe et travaille contre elle-même.

De ces deux ordres de faits, en supposant qu’ils fussent égaux en nombre et en autorité (ce qui n’est pas à beaucoup près), que devrait conclure le vrai positiviste, celui qui serait vraiment dégagé de toute prévention métaphysique, celui qui n’aurait pas déjà un parti pris dans son cœur ? Il conclurait, à notre avis, en ces termes : « Puisque la nature nous présente deux séries de faits, les uns favorables, les autres contraires aux causes finales, abstenons-nous déjuger. Peut-être y a-t-il de semblables causes, peut-être n’y en a-t-il pas. Tout au plus pourra-t-on dire que, s’il y a une cause prévoyante qui poursuit des fins, cette cause n’a pas su et n’a pas pu toujours trouver les meilleurs moyens d’arriver à ses fins. » Telle serait la seule conclusion légitime de l’expérience (j’entends au point de vue positiviste). Est-ce bien là celle de M. Littré ? Nullement. Au lieu de rester dans le doute, il affirme, et qu’affirme-t-il ? C’est que la propriété de s’accommoder à des fins, de s’ajuster, comme il dit, est une des propriétés de la matière organisée. Il est de l’essence de cette matière de s’approprier à des fins, comme il est de son essence de se contracter ou de s’étendre, de se mouvoir ou de sentir. Ainsi au lieu d’écarter toute recherche sur la cause première de la finalité dans les êtres organisés (ce qu’exigerait la méthode positive), M. Littré enseigne que cette cause première, c’est la matière organisée elle-même (ce qui est le lieu commun des écoles matérialistes). La contradiction est éclatante ; ici, comme pour l’âme, l’école positive se réfute elle-même, et l’on peut lui dire : Ou bien vous connaissez la cause première de la pensée, de la volonté, de finalité, renoncez donc à votre inutile positivisme, ou bien vous persistez à affirmer qu’on ne sait rien des causes premières, et dès lors renoncez à votre matérialisme ; ne dites plus que l’âme est une fonction du système nerveux, que la finalité est une propriété de la matière organisée. Choisissez entre Épicure et Kant, entre le dogmatisme athée et le scepticisme transcendant.

On s’étonne d’ailleurs de voir un esprit aussi familier que celui de M. Littré avec la méthode scientifique se payer aussi facilement de mots que dans cette phrase où il nous dit que la matière organisée s’ajuste à ses fins, parce que c’est une de ses propriétés. Qui ne reconnaîtrait là une de ces qualités occultes dont vivait la scolastique, et que la science moderne tend partout à éliminer ? Que M. Littré veuille bien y penser, et il avouera qu’il n’existe pas une sorte d’entité, appelée matière organisée, qui serait douée, on ne sait pourquoi ni comment, de la propriété d’atteindre à des fins : ce qui existe en réalité, c’est un ensemble de solides, de liquides, de tissus, de canaux, de parties dures, de parties molles, en un mot un ensemble incalculable de causes secondes et d’agents aveugles qui tous se réunissent dans une action commune, qui est la vie. Ce qu’il faut expliquer, c’est comment tant de causes diverses s’entendent pour arriver à produire cette action commune ; c’est cette coïncidence de tant d’éléments divergents dans un effet unique. Dire que cette rencontre, cette coïncidence est une chose toute simple et s’explique par une vertu accommodatrice dans la matière (car n’est-ce pas là ce que M. Littré appelle la propriété de s’ajuster à des fins ?), c’est ressusciter les vertus dormitives et autres de la scolastique. Dans un autre écrit9, M. Littré a pourtant combattu avec une éloquente vivacité la vertu médicatrice de l’école hippocratique. En quoi est-il plus absurde d’admettre dans la matière organisée la propriété de se guérir soi-même que la propriété de s’ajuster à des fins ?

Nous croyons donc que le positivisme se débat entre deux courants contraires. L’esprit élevé et scientifique de M. Littré sait très-bien que le matérialisme n’est pas démontré, et il voudrait se tenir à égale distance de cette doctrine et de la doctrine opposée ; mais d’un autre côté les habitudes de l’éducation, l’entraînement fatal du savant, qui n’a pas trouvé de contre-poids dans l’étude des sciences psychologiques et morales, plus que tout cela peut-être, la pression de certains disciples plus ardents que ces tempéraments ne satisfont point, telles sont les causes de ce conflit interne dont le positivisme doit se dégager, s’il veut compter parmi les sérieuses écoles philosophiques de notre temps.

Le second point sur lequel cette école me paraît manquer d’esprit philosophique est sa négation absolue et exclusive de toute métaphysique. Je n’entrerai point ici dans la question tout abstraite (et qui serait déjà un problème métaphysique) de savoir s’il y a des idées absolues dans l’esprit humain, et si à ces idées correspond en dehors de nous quelque chose d’absolu ; mais, prenant la question du dehors, je dis que retrancher de l’esprit humain la recherche des causes premières et des causes finales est une tentative si violente, si contraire aux lois de notre entendement, si démentie par l’histoire, que je ne puis concevoir que les positivistes aient l’espoir d’y réussir. Assurément leur critique de la métaphysique est bien faible et bien superficielle en comparaison de celle de Kant. Celui-ci critiquait ce qu’il connaissait profondément, et les positivistes combattent ce qu’ils ne connaissent pas du tout. Eh bien ! Kant avait à peine dit son dernier mot que Fichte, pour expliquer ce mot, rentrait dans la métaphysique, et l’on a vu cet étrange phénomène, le scepticisme le plus hardi engendrant par la force même de la logique l’ontologie dogmatique la plus audacieuse que la philosophie ait connue. Après un tel exemple, qui pourrait croire en avoir fini avec la métaphysique ? Qui se flatterait d’avoir, suivant l’énergique expression d’Hamilton, « exorcisé à jamais le fantôme de l’absolu » ?

Comme les hommes sont surtout sensibles aux raisons qui se présentent sous la forme d’aphorismes ou d’axiomes, on a résumé toutes les critiques contre la métaphysique par cette formule, qui pour beaucoup d’esprits est péremptoire : « la métaphysique n’est pas une science » ; mais il me semble qu’il faut y regarder de plus près, et ne pas condamner sur l’étiquette une étude qui a pendant si longtemps occupé les plus grands esprits. Tout dépend de la définition du mot science. Si l’on prend pour type absolu les sciences rigoureusement démonstratives, par exemple les mathématiques, ou, dans l’ordre expérimental, l’astronomie, certaines parties de la physique et de la chimie, j’accorde que la métaphysique n’est pas une science ; mais n’est-ce pas là une définition arbitraire de mots ? Ce ne sera pas seulement la métaphysique que l’on condamnera au nom d’une définition étroite, ce sera toute science morale en général, car ces sortes de sciences échapperont toujours aux procédés rigoureux des sciences exactes. L’histoire, par exemple, peut-elle être une science au même titre que l’astronomie et la chimie ? Non, sans doute, car il lui manquera toujours deux grands procédés de vérification, l’expérience et le calcul. Dira-t-on que sur certains faits l’accord des témoignages est un argument qui équivaut pour l’exactitude à l’observation immédiate ? J’y consens ; mais un tel accord n’a jamais lieu que pour les grands faits. Quant aux faits délicats (qui sont souvent les plus intéressants), il faudra toujours laisser une assez grande latitude à l’interprétation de l’historien, c’est-à-dire à un procédé moins rigoureux. Il est enfin une partie de l’histoire qui échappera toujours aux procédés de la méthode positive : c’est la pensée, c’est l’âme, c’est la morale. Retrancherez-vous tous ces éléments comme trop poétiques ? Interdirez-vous à Montesquieu ses considérations, à Tacite ses jugements ? Réduirez-vous l’histoire au positif, c’est-à-dire à l’écorce ? Renoncerez-vous au fruit, c’est-à-dire à la pensée, dont l’histoire n’est que la manifestation ? Si vous faites cela, vous mutilez l’esprit humain ; si vous ne l’osez faire, reconnaissez qu’il y a des sciences de diverse nature et de divers degrés. Pourquoi la métaphysique ne serait-elle pas une de ces sciences ?

Que si vous dites que le rapprochement est inexact, parce que l’histoire après tout ne s’occupe que de faits, et que c’est encore là le domaine du relatif, tandis que la métaphysique prétend connaître l’inaccessible, c’est à-dire l’absolu, je réponds que vous posez ce qui est en question, à savoir que l’homme ne possède aucune notion absolue et ne doit s’occuper que du relatif, proposition qui ne pourrait être démontrée que par la science même que vous excluez. D’ailleurs il faut distinguer l’invisible de l’absolu, et quand même on accorderait que l’homme ne peut atteindre aux derniers éléments des choses, il ne s’ensuivrait pas qu’il fût forcé de s’en tenir aux phénomènes, car au-delà de ces phénomènes il peut y avoir des causes et des substances, qui, sans être elles-mêmes des principes premiers, seraient encore des principes relativement à nous. Et enfin, lors même qu’on n’accorderait aucune réalité objective à ces notions de cause, de substance, de temps, d’espace, d’infini, qui nous enveloppent et s’imposent impérieusement à toutes nos pensées, il y aurait toujours à analyser et à critiquer ces idées, à montrer le lien qui les unit, à en faire un système, et la métaphysique subsisterait encore à titre d’idéologie.

Mais enfin accordons (en prenant ce terme de science dans son sens le plus étroit) que la métaphysique n’est pas une science : je ne vois pas encore ce que l’on en conclura. Conclura-t-on qu’il faut supprimer la métaphysique ? Alors faut-il donc supprimer tout ce qui n’est pas la science ? C’est ce que je vous prierai de me démontrer. Eh quoi ! en dehors de la science armée de tous ses procédés, il n’y a plus rien pour l’homme que de se livrer à ses instincts, à ses sens, à ses appétits, à ses imaginations ! Nous prétendons qu’il y a quelque autre chose, c’est la pensée. Et oserez-vous soutenir que tout ce qui n’est pas scientifique (toujours dans le sens étroit que vous entendez) n’est pas la pensée ? Entre la vie purement scientifique et la vie animale, il y a un milieu qui est la vie propre de l’homme, et qui le caractérise entre toutes les espèces de la nature, c’est la vie pensante et réfléchie. Or quiconque pense et réfléchit est un philosophe, et quiconque pense et réfléchit sur les origines des choses est un métaphysicien. Supposez que ces pensées et ces réflexions, au lieu d’être accidentelles, passagères, mêlées aux actions de la vie, deviennent l’objet continu et profondément médité d’un esprit supérieur, vous voyez alors la philosophie et la métaphysique s’élever au-dessus de la raison vulgaire et prendre le titre de sciences. Nous prétendons qu’elles en ont le droit : vous le contestez, soit ; mais c’est là un vain débat. L’important est de savoir si elles devront cesser d’être, parce que, dans vos orgueilleuses et étroites définitions de la science, vous leur aurez interdit ce nom. S’il en est ainsi, interdisez donc à tout homme de penser, hors à ceux qui manient l’algèbre et les cornues ; établissez une nouvelle inquisition, et déclarez qu’en dehors des laboratoires et des amphithéâtres d’anatomie la pensée est défendue. Si vous reculez (ce qui n’est pas douteux) devant une extrémité aussi absurde, laissez la pensée s’exercer sur tout ce qui l’attire et la sollicite ; acceptez comme un des plus nobles fruits de l’esprit humain cette pensée, sous sa forme la plus abstraite. Libre à vous de lui donner le nom qui vous plaira.

C’est une chose incroyable que les hommes ne puissent jamais se contenter d’une idée juste, et qu’ils n’en aient pas plutôt une de ce genre qu’ils éprouvent le besoin d’en faire une idée fausse. Par exemple, il n’y a pas sans doute grande nouveauté à faire remarquer que la philosophie est divisée en écoles et en systèmes, tandis que dans les sciences proprement dites on voit chaque jour augmenter le nombre des vérités incontestées sur lesquelles tout le monde est d’accord ; il n’y a pas là, je le répète, une grande découverte, et cependant c’est là un fait si remarquable, si important, si fâcheux, que si l’école positive s’était contentée d’y insister, et de tirer de là une ligne de démarcation entre la philosophie et les autres sciences, on eût bien été obligé de reconnaître qu’elle avait raison. Si ensuite elle eût cherché l’explication de ce fait, si elle en eût donné de bonnes raisons, si elle avait proposé quelques moyens pour en atténuer les conséquences, elle aurait rendu service à la philosophie. Au contraire, entraînée par une aversion préconçue, elle s’est contentée de nier, d’exclure ; au lieu de nous éclairer et de nous aider, elle nous excommunie : solution négative et stérile, qui se contredit elle-même, car l’école positive est après tout une de ces écoles qui partagent la philosophie. Si elle critique, elle est critiquée ; elle a des partisans et des adversaires ; elle n’est pas seulement juge du combat, elle est au nombre des combattants. Elle-même a déjà ses sectes et ses écoles.

Si M. Littré voulait aller jusqu’au bout de sa pensée, il s’apercevrait que ses principes vont jusqu’à détruire non-seulement la métaphysique, mais toute philosophie, y compris la sienne. Si en effet l’esprit humain ne doit rien admettre que les faits constatés et les lois démontrées, il n’y a rien, absolument rien, en dehors des sciences positives elles-mêmes, qui sont précisément l’assemblage de ces faits et de ces lois. Il y aura donc une physique, une chimie, une zoologie, mais point de philosophie. Réunissez en un certain nombre de traités toutes les vérités constatées dans chacune de ces sciences, vous avez la science en général, qui ne sera que la collection des sciences particulières. Est-ce ainsi que vous l’entendez ? Non sans doute ; vous voulez, vous croyez avoir une philosophie. Or cette philosophie, si elle est quelque chose, contient nécessairement des idées qui dépassent le domaine de la démonstration positive, des généralisations plus ou moins sujettes à conjectures ou à contestation, en un mot des théories, et même une théorie générale embrassant toutes les théories. Encore une fois, si elle ne contient rien de semblable, elle n’est rien. Or les savants, dans chaque ordre de sciences, distinguent les théories des vérités constatées et démontrées. Les théories ne leur sont que des moyens et des échafaudages qu’ils abandonnent à la liberté des interprétations. Que diront-ils donc d’une théorie générale qui embrasserait toutes ces théories conjecturales ? Pour eux, tout cela c’est de la métaphysique. Que M. Littré veuille bien interroger la plupart des savants, et il verra que sa propre philosophie leur est une chose aussi conjecturale et aussi arbitraire que le sont à ses yeux les théories des métaphysiciens. Si positif qu’on soit, on passera toujours pour un métaphysicien, c’est-à-dire pour un chimérique, à l’égard de quelques-uns. En un mot, la philosophie positive se décompose en deux éléments hétérogènes : des considérations philosophiques qui ne sont point positives, et des notions positives qui ne sont point philosophiques.

La philosophie positive obéit, comme toute philosophie, à cette tendance qui nous fait chercher en toute chose le général, et qui, de généralités en généralités, nous conduit à la plus haute généralité possible. Or d’où peut nous venir ce besoin d’une généralité toujours de plus en plus grande, s’il n’y a pas dans l’esprit humain une idée qui dépasse tous les phénomènes possibles ? Ce penchant vers la généralité n’aurait-il pas sa source dans une idée d’absolu, inconsciente d’elle-même ? Et lorsque M. Littré rejette l’hypothèse d’un absolu transcendant et nous représente la nature comme un tout complet se suffisant à soi-même, que fait-il donc autre chose que de transporter l’idée d’absolu de Dieu à la nature, et comment une telle vue pourrait-elle se disculper d’être une vue métaphysique ?

Le positivisme a donc une métaphysique, mais inconsciente. Voici comment on peut s’expliquer l’origine d’une telle philosophie. Il est des esprits qui ont été élevés et nourris dans les sciences exactes et positives, et qui cependant éprouvent une sorte d’instinct philosophique. Ils ne peuvent satisfaire cet instinct qu’avec les éléments qu’ils ont à leur portée. Ignorants des sciences psychologiques, n’ayant étudié que par le dehors la métaphysique, ils combattront donc la métaphysique ou la psychologie. Ils croiront avoir fondé une science positive, tandis qu’ils n’ont fait qu’une métaphysique incomplète et mutilée. Ils s’attribuent l’autorité et l’infaillibilité qui appartiennent aux sciences proprement dites, aux sciences d’expérience et de calcul ; mais cette autorité leur manque, car leurs idées, si défectueuses qu’elles soient, sont de la même famille que celles qu’ils attaquent. De là la faiblesse de leur situation, de là la dispersion inévitable de leurs idées, dont les unes retourneront aux sciences positives, d’où elles sont issues, et les autres iront retrouver la science philosophique, à laquelle elles appartiennent.

Les positivistes ont raison quand ils combattent une métaphysique qui construit la nature à priori, ou qui, dans la formation de ses synthèses, néglige entièrement la nature ; mais ils ont tort lorsqu’ils contestent à la métaphysique le droit de chercher dans l’analyse de l’esprit humain et dans la critique de l’entendement un fondement à la science du monde intellectuel et du monde moral. Ici ce n’est plus leur science qui proteste, c’est leur ignorance ; ce n’est plus une juste réclamation, c’est un orgueilleux empiétement ; ce n’est plus liberté et progrès, c’est tyrannie et préjugé. Il y a des esprits qui n’ont pas le goût de la métaphysique ; qu’ils s’en abstiennent, rien de mieux : ils seront plus utiles en faisant autre chose ; mais que, mesurant les destinées de l’esprit humain d’après leurs goûts et leurs inclinations, ils veuillent supprimer toute recherche dont ils ne sont point eux-mêmes curieux, c’est là une vue si aveugle et si étroite, qu’on ne peut trop en admirer la naïveté et l’impuissance.

IV. La philosophie de M. Vacherot

De tous les esprits indépendants qui, depuis une dizaine d’années, ont cherché leur voie en dehors des sentiers tracés, le plus distingué et le plus fort ne doit pas être le plus populaire. Plus la science est élevée et sérieuse, moins elle est accessible à la foule ; mais si le mérite philosophique consiste dans la recherche sévère, abstraite, entièrement désintéressée des principes et des causes, si le philosophe doit étudier les questions en elles-mêmes et ne s’élever à la solution que par un lent et laborieux enfantement, si, évitant de parler aux passions, ne cherchant pas le succès, ne songeant ni à plaire ni à déplaire, il n’a d’autre ambition que de se satisfaire soi-même (au risque de ne pas satisfaire tout le monde), si ce sont là les rares qualités du métaphysicien, on ne saurait contester ce titre à un philosophe dont nous ne partageons pas toutes les doctrines, mais qui mérite plus qu’aucun autre le respect et l’examen, M. Vacherot.

M. Vacherot est avant tout un métaphysicien, et c’est par là qu’il se distingue de tous les esprits critiques et sceptiques auxquels on est tenté d’associer son nom. Parmi ceux-ci, les uns nient entièrement la métaphysique, les autres s’en font une de fantaisie, qu’ils mêlent en passant à toute autre chose. Pour lui, il vit, il respire, il plane avec une joie sereine et candide, avec une liberté et une souplesse singulières, au sein des idées métaphysiques. Ce sont pour lui, comme dirait Malebranche, des viandes solides ou savoureuses, aux prix desquelles les viandes réelles ne sont que de pures apparences. Il peut dire encore, comme Jouffroy lorsqu’on le forçait de quitter ses contemplations intérieures pour les nécessités quotidiennes de la vie, « qu’il abandonne le monde des réalités pour entrer dans celui des ombres et des fantômes ». Ce goût des idées pures donne à son livre De la Métaphysique et de la Science, ouvrage plein de talent, quoique sans art, une sérénité, une placidité touchante malgré l’aridité de certaines conclusions. Le style est ample, libre, pur, noble, et en quelque sorte idéal. Enfin, en lisant ce remarquable ouvrage, on sent qu’on n’est plus dans le domaine de la fantaisie, mais dans celui de la science. Ce n’est plus une agression volontaire, préméditée, insidieuse, ayant pour objet l’établissement d’une puissance nouvelle sur les ruines d’une puissance passée : c’est une recherche pure et sincère, commandée par la conscience et dictée par l’entendement. C’est un plaisir de discuter avec de tels esprits, car on sent qu’ils ne veulent pas nous tromper. Entre eux et nous, il n’y a qu’un seul juge : ce n’est pas l’opinion, ce n’est pas la foule, ce n’est pas tel ou tel parti, c’est la raison même, le verbe éternel, qui illumine tout homme venant en ce monde.

D’ailleurs il serait tout à fait inexact de voir dans M. Vacherot un adversaire partial et passionné du spiritualisme ; il en est plutôt, sur certains points importants, un auxiliaire indépendant. Ayant vécu pendant longtemps dans le sein de l’école spiritualiste, il a conservé quelques-uns de ses principes les plus essentiels. Il en admet d’abord le principe fondamental, à savoir que la psychologie est le fondement de la métaphysique, et qu’il faut s’élever de l’une à l’autre. N’est-ce pas là ce qu’enseignent M. Maine de Biran, M. Royer-Collard, M. Cousin, M. Jouffroy ? N’est-ce pas par ce principe que cette école se distingue et se caractérise entre toutes les écoles du siècle ? M. Vacherot est aussi opposé que possible à tous ceux qui veulent faire dériver l’âme des forces inférieures de la nature et composer le plus parfait avec le moins parfait, ce dont, pour le dire en passant, il devrait se souvenir un peu plus lui-même dans sa théodicée. Comme nous, il admet que l’âme n’est pas une résultante ou un composé, mais une force individuelle ayant conscience d’elle-même, que cette conscience n’atteint pas seulement les phénomènes, mais l’être et ses puissances essentielles, l’activité, l’individualité, la liberté. Sur cette psychologie toute spiritualiste, il fonde une morale toute stoïcienne, il admet avec Kant et Jouffroy une loi morale, absolue et universelle, qui s’impose à toute conscience avec une irrésistible autorité. Il croit à la responsabilité morale, à la justice distincte de l’intérêt, au droit et au devoir fondés sur des rapports absolus. Ainsi, sur la plupart des grandes questions de la psychologie et de la morale, M. Vacherot soutient les doctrines spiritualistes, à sa manière à la vérité, mais sans qu’aucun grand principe soit mis en péril. En est-il de même en théodicée ? Il faut reconnaître que non ; c’est sur ce terrain, c’est sur la définition de Dieu que M. Vacherot se sépare de ses anciens amis, et remplace la théodicée de Leibniz par celle de Hegel, ou le spiritualisme français par l’idéalisme allemand. Quel est le point précis sur lequel porte la dissidence ? C’est ce que nous essayerons d’expliquer.

Il est un point de doctrine qui, dans l’école cartésienne et dans l’école spiritualiste contemporaine, n’a jamais été mis en discussion : c’est qu’en Dieu l’infini et le parfait sont une seule et même chose. Démontrer l’existence de l’être infini, c’est démontrer l’existence de l’être parfait. L’être et le bien s’identifient par définition même. Cette doctrine est celle de tous les cartésiens, de Descartes d’abord, de Spinoza, de Malebranche, de Fénelon ; elle n’a jamais soulevé l’ombre d’un doute dans le monde cartésien. Elle a été également adoptée dans l’école spiritualiste contemporaine. Dans cette école, c’est un principe hors de toute contestation, qu’il y a dans l’âme humaine une foi naturelle et irrésistible à l’infini et au parfait. Il y a un élan naturel qui, des choses relatives et contingentes, nous porte à l’affirmation d’un être absolu, nécessaire et parfait. Partout où quelque degré de réalité se présente à nous dans la nature, nous transportons par la pensée cette réalité dans l’absolu, et Dieu est ainsi le lien de toutes les idées et de toutes les essences ; il contient éminemment et sous la raison de l’infini tout ce que l’âme et la nature possèdent de perfections incomplètes. C’est ce que l’on appelle l’intuition pure, l’intuition immédiate du divin.

Or toute la métaphysique de M. Vacherot a pour objet de séparer les deux idées que l’école cartésienne et le spiritualisme contemporain unissaient d’une manière si étroite, l’infini et le parfait. Ces deux idées sont profondément distinctes et appartiennent à deux ordres différents. La première est en effet le produit immédiat de la raison pure : nous ne pouvons penser le fini sans penser l’infini, le contingent sans le nécessaire, le relatif sans l’absolu ; mais nous pouvons percevoir l’imparfait sans affirmer nécessairement l’être parfait. Ici nous n’avons plus affaire qu’à un type, à un idéal, dont notre pensée sans doute a besoin comme d’une règle, mais dont nous ne devons pas affirmer la réalité.

Si l’on se demande sur quoi M. Vacherot se fonde pour séparer deux ordres de notions jusqu’ici inséparables, — l’être, l’infini, le nécessaire d’une part, de l’autre le parfait et le bien, — on le comprendra, je crois, pour peu qu’on réfléchisse qu’il nous est impossible de ne pas concevoir et affirmer un premier principe existant par soi-même, mais que rien ne nous assure à priori que cet être soit parfait. L’humanité a toujours affirmé un principe des choses, et par là même quelque chose de nécessaire et d’infini ; mais elle n’a pas toujours affirmé que ce principe des choses fût bon et parfait. La perfection à l’origine des choses a besoin d’être démontrée ; la nécessité et l’infini n’en ont pas besoin. Puisque quelque chose existe, il faut bien que quelque chose ait existé de toute éternité et par conséquent d’une manière nécessaire : le contraire est absurde et impossible : mais il n’y a rien d’absurde à admettre, au moins avant démonstration, que l’idéal absolu n’existe pas réellement en dehors de notre pensée.

La dialectique de Platon, qui ramenait chaque classe d’êtres à un type absolu, et qui admettait l’homme en soi, l’animal en soi, le feu en soi, modèles éternels et parfaits des réalités imparfaites, a été convaincue par Aristote de prendre des abstractions pour des réalités. Qui a jamais compris l’existence d’un animal en général qui ne serait pas un certain animal en particulier ? Et s’il est un tel animal, comment pourrait-il être parfait ? Tout individu peut toujours être supposé plus parfait qu’il n’est, Les types et les idées de Platon sont donc de pures illusions, si toutefois on veut les réaliser quelque part en dehors de la pensée : ils ne sont vrais que comme lois de la pensée et de l’esprit. Eh bien, ce qui est vrai de chacun de ces types en particulier, de chacune de ces idées, doit l’être également du type des types, de l’idée des idées, en un mot du dernier type et de la dernière idée, terme de la méthode dialectique. De même que l’archétype de l’homme n’est qu’une abstraction, de même l’archétype de l’être n’est qu’une abstraction. Si l’on entend par là l’être en général, il ne peut pas exister plus que l’homme en général, l’animal en général. S’agit-il au contraire d’un individu, ce n’est plus alors l’être infini et absolu : c’est un certain être, c’est-à-dire quelque chose de limité et par conséquent d’imparfait. Le parfait absolu implique donc contradiction. Ainsi il est évident que pour M. Vacherot l’être parfait ne peut exister que dans la pensée, et non dans la réalité. La réalité est indigne de lui. Tout ce qui est réel est imparfait. L’existence elle-même à rencontre de ce que disaient les cartésiens, est une imperfection. Tandis que ceux-ci raisonnaient ainsi : « si Dieu est parlait, il doit nécessairement exister », M. Vacherot dirait volontiers au contraire : « Si Dieu est parfait, il est impossible qu’il existe, car aussitôt qu’il existerait, il deviendrait imparfait. » C’est en quelque sorte par respect pour la nature divine que M. Vacherot lui interdit l’existence. Aussi refuse-t-il de donner au monde le nom de Dieu, car c’est profaner Dieu que de le confondre avec le monde. Le monde est rempli de mal, d’erreur, de désordre, d’imperfection : comment serait-il un Dieu ? C’est en se plaçant à ce point de vue que M. Vacherot s’écrie avec une énergie passablement hyperbolique que le panthéisme est « un crime10. »

Mais, lui dira-t-on, vous n’évitez le panthéisme que pour tomber dans l’athéisme11, puisque vous refusez d’une part de reconnaître que le monde est Dieu, et que de l’autre vous n’admettez rien de réel en dehors du monde ! — M. Vacherot proteste énergiquement contre une semblable accusation. Il a autant d’aversion pour l’athéisme que pour le panthéisme, tout en affirmant que Dieu n’est qu’un idéal, qui n’existe que dans la pensée. Seraient-ce seulement sa conscience et son cœur qui se soulèvent en cette occasion ? serait-ce un reste de piété naturelle qui, dans le vide fait par la réflexion, s’attache à une ombre conservée par l’imagination ? Est-ce un défaut d’audace et de conséquence qui recule devant le mot, tout en admettant la chose ? On peut le croire ; il y a cependant quelque chose de plus.

Je suppose que vous ayez à juger le stoïcisme. Cette doctrine admet un certain type, un certain modèle que la vertu a pour but de réaliser. Ce modèle est ce que les stoïciens appelaient « le sage. » Jamais un tel sage n’a existé, jamais il n’existera ; néanmoins il peut être conçu par la pensée, et cette conception est la loi de la conduite humaine. Or je conçois très bien que l’on critique une telle doctrine, qu’on lui reproche d’avoir pour type de vertu une vaine abstraction, de se nourrir de chimères. Je conçois que l’on dise : Il faut à la vertu un type vivant et réel, Jésus-Christ suivant les chrétiens, Dieu suivant les platoniciens ; mais ira-t-on pour cela jusqu’à confondre le stoïcisme avec l’épicurisme, et, parce qu’il poursuit une vaine perfection, l’assimiler à ceux qui nient toute perfection ? En un mot, le stoïcien, si creuse que puisse être sa vertu, ne saurait être rabaissé au niveau de ce troupeau vulgaire qui n’a d’autre ciel que les sens, et d’autre mesure du bien et du beau que la jouissance et le désir.

Ce qui est vrai en morale me paraît également vrai en théodicée ; et si je raisonne d’une manière analogue, je ne craindrai pas de dire à M. Vacherot : « Votre idéal divin est un rêve ; c’est un fantôme qui n’a pas de corps, c’est une abstraction dont rien ne me garantit la solidité. » Je ne lui dirai pas cependant : « Vous êtes un athée », non-seulement par politesse, mais encore par équité. On prétend que l’idéal ne suffit pas à distinguer une doctrine d’une autre, car quel philosophe n’admet pas un certain idéal ? Je réponds : « Où. est l’idéal d’Épicure (je ne parle pas de Lucrèce, qui est un poëte) ? Où est l’idéal de Lucien, de Lamettrie, de d’Holbach, de Naigeon, c’est-à-dire des vrais athée ? » M. Vacherot, quoi qu’il fasse, sera toujours un platonicien. Sans doute, son platonisme a passé par la critique de Kant, et en traversant ce crible redoutable, il est devenu l’ombre de lui-même. Je le regrette ; mais partout où je reconnais les vestiges du divin Platon, je reconnais aussi une âme poétique, religieuse, amie du beau éternel, d’une race profondément différente de la race des athées.

M. Vacherot consent si peu à être confondu avec les athées, qu’il conserve la théodicée au rang des sciences philosophiques, et la place même en première ligne. Il la distingue de la métaphysique. La métaphysique a pour objet l’être infini, et la théodicée l’être parfait. La métaphysique a un objet réel, la théorie un objet idéal. La métaphysique a pour objet la cause efficiente, et la théodicée la cause finale. On demandera comment on peut faire la science d’un objet qui n’existe pas. M. Vacherot répond en demandant à son tour si l’objet de la géométrie existe réellement, s’il y a quelque part dans l’univers de pures surfaces, de pures lignes, de purs points, s’il y a des cercles parfaits, des triangles inscrits ou circonscrits, si ce ne sont pas là de purs idéaux. Et cependant quelle science plus solide et plus certaine que la géométrie ? On peut donc faire la science d’un objet qui n’existe pas, et cette science, loin d’être inférieure aux autres, leur sert au contraire de règle et de loi. De même ne puis-je pas concevoir par abstraction un être dégagé des conditions imparfaites qui accompagnent partout l’existence, à savoir, l’espace, le temps, la division, le mal et l’erreur ? Je conçois ainsi un pur idéal, dont je détermine les attributs, l’immensité, l’éternité, la simplicité, l’immutabilité ; je le conçois comme idéal de l’esprit plus encore que de la nature, comme le type de la vérité, de la sainteté, de la justice et de la beauté. La science que je construis ainsi, tout idéale qu’elle est, n’en est pas moins vraie : elle sert de critérium et de phare à toutes les sciences psychologiques et morales, comme la géométrie à toutes les sciences physiques.

Telle est la doctrine de M. Vacherot, et quoique je ne puisse y souscrire, elle ne me paraît ni sans originalité ni sans beauté. Sans doute, quel triste ciel que ce ciel qui ne vit qu’en nous, qui naît et qui meurt avec nous, et dont le seul lieu est la pensée ! Mais enfin cette doctrine prouve qu’il faut un ciel, en quelque endroit qu’on le place, et il y a une sorte de sévère grandeur, renouvelée du stoïcisme, dans ce culte du dieu intérieur, c’est-à-dire de la pensée. C’est évidemment la pensée qui s’adore elle-même sous les noms et sous la figure de l’idéal, car l’idéal est l’œuvre de la pensée, ou plutôt il en est l’essence et la loi suprême. Ô religion ! tu te venges de tous ceux qui t’attaquent en t’imposant à eux sous la forme qui leur plaît le plus. Si étroit que soit l’espace où ils se retirent, tu t’y fais un autel, et tu métamorphoses les armes mêmes employées contre toi. L’athée licencieux et sensuel du xviiie  siècle divinise la nature et croit au surnaturel dans Mesmer et Cagliostro. L’idéaliste austère, réfugié dans l’enceinte de sa pensée, divinise cette pensée même, et croit que ce dieu est trop grand pour qu’aucune puissance, même la puissance absolue, atteigne jamais à cette grandeur !

Avant de discuter plus à fond cette doctrine, reconnaissons le service qu’elle rend à la science philosophique en provoquant l’attention des métaphysiciens sur la distinction de deux idées essentielles trop facilement confondues : l’idée d’infini et l’idée de parfait12. Nous admettons cette distinction, et les subtiles et profondes analyses de M. Vacherot ne sont pas perdues pour nous ; mais M. Vacherot n’exagère-t-il pas la portée de cette distinction en affirmant que l’une de ces idées a un objet réel, et que l’autre n’en a pas, en faisant de celle-ci une simple conception, et de celle-là une intuition nécessaire ? Le scepticisme de Kant avait enveloppé ces deux idées dans une même ruine ; M. Vacherot fait une part dans ce scepticisme : il y consent pour l’idée du parfait, il s’en sépare pour l’idée de l’infini. Cette séparation est-elle légitime ? Nous ne le pensons pas. Nous accordons à M. Vacherot que l’existence du parfait n’est pas, comme l’existence de l’infini, une vérité évidente par elle-même ; mais nous pensons que l’analyse et le raisonnement y conduisent nécessairement.

Il faudrait faire ici, d’ailleurs, une distinction importante : il faut distinguer, ce nous semble, l’idée d’un être parfait tel qu’il est en soi et l’idée des diverses perfections que nous lui supposons pour le rendre accessible à notre raison et à notre cœur. Il y a là deux degrés d’affirmation qu’il ne faut pas confondre. Je dis d’abord que Dieu est un être parfait, quelles que soient d’ailleurs ses perfections ; et je dis ensuite qu’il possède telle ou telle perfection. Or je suppose que, vu la faiblesse de l’esprit humain, je me trompe en attribuant à Dieu telle ou telle perfection ; je suppose qu’entre les diverses perfections que j’imagine, il y en ait d’incompréhensibles ou de contradictoires ; je suppose enfin que, pour rendre Dieu plus accessible et plus aimable, je le rapproche trop de ma propre image : s’ensuivrait-il que la notion d’un être parfait devrait succomber avec celle de tel ou tel attribut scolastique ? Je distingue l’essence de Dieu et les attributs de Dieu. L’essence de Dieu est la perfection : ses attributs sont ses diverses perfections, que je me représente comme je puis. On aurait beau établir que je me trompe sur les attributs (en supposant en Dieu de fausses perfections), il ne faudrait pas en conclure que je me trompe sur son essence, à savoir sur la réalité de son absolue perfection. Par exemple, suivant M. Vacherot, un Dieu en dehors de l’espace et du temps est absolument incompréhensible et implique contradiction ; mais je ne sais pas si Dieu est en dehors de l’espace et du temps. Je dis d’abord que Dieu est l’être par fait : voilà le point hors de doute. Je cherche ensuite si, étant parfait, il est en dehors du temps et de l’espace. Lors même que je me tromperais sur le second point, s’ensuivrait-il que je me suis trompé sur le premier ? J’en dirais autant de tous les attributs de Dieu. Quand même il n’y en aurait pas un seul qui me lut connu tel qu’il est en lui-même, je pourrais toujours affirmer qu’il y a un être absolument parfait, sauf à m’en rapporter à la foi ou à la vie future pour connaître d’une manière précise et sûre ses perfections.

Nous sommes loin de vouloir soutenir la doctrine alexandrine d’un Dieu sans attributs, et nous croyons qu’il est tel attribut de Dieu, par exemple la pensée, que l’on ne peut guère nier sans le nier lui-même ; mais enfin reconnaissons qu’il peut très-bien se faire que Dieu ait des attributs qui surpassent nos pensées, ou que, pour le mieux comprendre, nous lui en prêtions d’autres qu’il n’ait pas. Autre chose est un Dieu indéterminé, tel que le Dieu des panthéistes, autre chose un Dieu ineffable, inexprimable, dont j’affirmerais la perfection sans connaître précisément ni pouvoir mesurer les perfections. La doctrine du Dieu caché (Deus absconditus) est une doctrine qui se concilie avec le plus pur spiritualisme. Un déisme d’école qui trouve tout clair dans la nature divine et se contente de transporter en Dieu la psychologie humaine ne peut être considéré par les métaphysiciens que comme une entrée dans la théodicée, mais non pas comme la théodicée elle-même. La théologie chrétienne est plus profonde et plus vraie en admettant des mystères dans la nature divine. Les grands théologiens, en interprétant à la lueur de la conscience humaine le mystère de la Trinité, et en consentant à dire que la triplicité des facultés en est une image, ne font que se proportionner à la faiblesse de notre esprit ; mais quand ils disent que Dieu est puissance, entendement et amour, ils parlent la langue des hommes, ils ne parlent pas de Dieu tel qu’il est en soi. En soi, Dieu est bien autre chose : il est le Père, le Fils et le Saint Esprit. Si cette grande formule n’avait d’autre sens que celui du déisme psychologique, que servirait-il d’en faire un mystère ? Si la théologie a ses mystères, pourquoi la philosophie n’aurait-elle pas les siens ? Pourquoi n’admettrait-on pas que l’essence de Dieu nous est cachée, quoiqu’on puisse s’en rapprocher par de prudentes et circonspectes inductions ? Fénelon a exprimé cette doctrine dans l’une des phrases les plus belles et les plus profondes du Traité de l’existence de Dieu. « Je me représente, dit-il, cet être unique par diverses faces, c’est-à-dire suivant les différents rapports qu’il a à ses ouvrages : c’est ce qu’on nomme perfections ou attributs. Je donne à la même chose divers noms suivant ses rapports extérieurs ; mais je ne prétends point, par ces divers noms, exprimer des choses réellement diverses. »

En se plaçant à ce point de vue, on échappe d’abord à la plupart des difficultés et obscurités que l’on rencontre en théodicée, car il me semble que dans ces sortes de problèmes mieux vaut se taire que de donner des explications insuffisantes qui ne font que stimuler et provoquer l’incrédulité. Bien plus, certaines paroles qui, à un autre point de vue, peuvent paraître ou trop dures, ou trop superficielles, prennent un sens singulièrement grand et profond qui plaît à l’esprit. Par exemple, qui ne serait d’abord révolté et scandalisé en lisant ces dures paroles de saint Paul : « Le vase a-t-il droit de dire au potier : Pourquoi m’as-tu fait ? » Mais à la réflexion ces paroles nous semblent profondément sages, car s’il y a une perfection primitive et absolue à l’origine de toutes choses, qu’ai-je besoin de savoir pourquoi tel ou tel accident qui nous paraît pénible a lieu, et ne dois-je pas supposer que tout a sa raison, et une raison adorable, lors même que je ne saurais la trouver ? D’un autre côté, lorsque Bossuet, voulant concilier la prescience divine et la liberté humaine, reconnaît que cela lui est impossible, mais ajoute que l’on doit néanmoins conserver les deux vérités, puisqu’elles sont démontrées, en un mot qu’il faut tenir ferme les deux bouts de la chaîne, quoique les anneaux intermédiaires nous échappent, ces paroles nous ont paru souvent plus prudentes que profondes, plus pratiques que philosophiques, plus dignes d’un théologien que d’un métaphysicien. Cependant un degré de réflexion de plus nous y fait découvrir au contraire une grande profondeur, car de quel droit après tout exigerions-nous que toutes nos idées se concilient entre elles, et pourquoi devrions-nous absolument connaître tous les anneaux par lesquels l’infini s’unit au fini, le parfait à l’imparfait ? Nous connaissons le fini et l’imparfait par l’expérience que nous avons de nous-même, et du monde qui nous entoure ; nous connaissons l’infini et le parfait, parce que c’est la loi suprême de toute pensée. Quant aux rapports qui lient ces deux termes de la connaissance, résignons-nous à beaucoup ignorer.

Je néglige donc les divers attributs que nous pouvons concevoir dans la Divinité ; je prends la pure notion d’un être parfait, et je demande à M. Vacherot en quoi elle est incompatible avec l’existence. C’est ici qu’il ne me persuade point. Il suppose partout, comme un postulat évident par soi-même, que le parfait ne peut exister par cette raison que l’idéal ne peut pas être réel ; mais la question est précisément de savoir si le parfait est un idéal et un pur concept. On a pu contester aux cartésiens que l’existence fût une perfection ; il serait étrange pourtant qu’elle fût une imperfection. Être vaut mieux après tout que ne pas être. Je vois bien, à la vérité, que le seul réel que je connaisse, le réel qui tombe sous mes sens, qui est en contact avec ma propre existence imparfaite, est lui-même imparfait ; mais pourquoi en conclure que toute réalité, c’est-à-dire toute existence est nécessairement imparfaite ? C’est ce qu’on ne voit pas. Sans doute, si je prends chacune des choses finies qui m’entourent, et que je les conçoive comme parfaites, il y aura là une sorte de contradiction. Un homme parfait, un état parfait, sont de pures abstractions ; mais cela est tout simple, c’est que ces choses, par cela seul qu’elles sont finies, ne comportent qu’une perfection relative et limitée, une perfection qui n’en est pas une, et laisse toujours quelque chose en dehors de soi. En un mot, il est évident de soi-même que je ne puis concevoir la perfection dans les choses imparfaits ; c’est pourquoi les idéaux de Platon (ainsi entendus) sont de pures abstractions ; mais comment conclurait-on de là qu’en dehors de ces choses imparfaites une perfection absolue ne saurait exister ?

Bossuet a dit ces paroles profondes : « Pourquoi l’imparfait serait-il, et le parfait ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu’il est parfait ? Et la perfection est-elle un obstacle à l’être ? Au contraire, la perfection est la raison d’être. » M. Vacherot cite ces paroles, il déclare qu’elles sont très-éloquentes, mais qu’il ne peut y souscrire. Je le regrette. Rien, je l’avoue, ne me paraît plus beau et plus profond que cette pensée : « la perfection est la raison d’être. » Aristote, qu’on n’accusera pas d’être un théologien rétrograde, disait de même que « le parfait ne peut naître de l’imparfait », car d’où viendrait ce surplus qui s’ajoute à l’imparfait pour le perfectionner ? Oui, la perfection est la raison d’être ; si je suppose en effet un être qui n’ait aucune espèce de perfection, c’est-à-dire aucune qualité précise et déterminée, qui ne soit ni ceci ni cela, qui n’ait enfin aucun attribut, je ne puis lui supposer aucune raison d’existence, et, étant un néant d’essence, il est en même temps un néant d’être. Il faut donc attribuer quelque degré de détermination au principe premier ; mais pourquoi tel degré plutôt que tel autre ? Si vous lui supposez quelque puissance, pourquoi ne serait-ce pas la toute-puissance, — quelque raison, la toute raison ; — quelque être, l’absolu de l’être ? Le premier, quoi qu’il soit, ne peut être, comme on dit en mathématiques, qu’un maximum ou un minimum. Il ne peut être un minimum, car il serait alors un pur zéro13; il serait le rien, le vide absolu. Admettez-vous cela ? Non, sans doute, car de ce vide, de ce zéro, comment quelque chose pourrait-il sortir ? Il sera donc un maximum, c’est-à-dire qu’il possédera l’être dans sa plénitude absolue, C’est ce que nous appelons sa perfection.

Mais ce qu’il y a surtout de profond dans la pensée de Bossuet, c’est cette parole : « la perfection est-elle un obstacle à l’être ? » Leibnitz, qui s’était posé précisément cette question, n’avait pas hésité à répondre que l’idée de parfait n’implique pas contradiction, en d’autres termes que le parfait est possible, qu’il n’est point un obstacle à l’être. Et on ne voit pas en effet ce qu’il pourrait y avoir de contradictoire dans la notion d’un être parfait. C’est ici qu’il importe de distinguer profondément l’essence et les attributs. Pour démontrer que l’être parfait est une notion contradictoire, on met en opposition les attributs de Dieu les uns avec les autres, ou bien tel attribut avec lui-même, ou enfin avec la perfection divine ; mais, en supposant qu’il y ait de telles contradictions dans les attributs que nous supposons, il s’ensuivrait peut-être que nous connaissons mal ces attributs, que nous nous en faisons une fausse idée, ou qu’il nous en échappe quelques-uns qui concilieraient la prétendue contradiction : il ne s’ensuit pas que le parfait lui-même soit contradictoire, car en quoi la notion d’un être renfermant tout ce qu’il y a d’effectif et de parfait dans les êtres particuliers, et cela sous la raison de l’infini, en quoi, dis-je, une telle notion implique-t-elle contradiction ?

Il ne faut pas confondre la question de la nature de Dieu avec celle des rapports de Dieu et du monde. Le passage de Dieu au monde, ou, si l’on veut de l’infini au fini, est un passage difficile et obscur dans toutes les écoles. M. Vacherot est très dur pour la doctrine de la création (qui, bien entendu, n’est pas une explication, mais un aveu d’ignorance) : il lui reproche d’être un mystère, et il dit que, si l’on admet un mystère en philosophie, il ne voit pas pourquoi l’on n’admettrait pas tous les mystères de la religion chrétienne. C’est là, il nous semble, une assez faible raison, car, outre qu’elle ne vaudrait que contre ceux qui nient les mystères chrétiens, elle ne vaut pas même contre eux. Si l’on admet en effet un mystère (c’est-à-dire une limite à la raison sur un point donné), ce n’est pas un motif pour en admettre deux, trois, qui n’auraient aucune liaison avec celui-là. En outre admettre un mystère philosophique, si l’on y est contraint par le raisonnement, n’engage point du tout à admettre des mystères théologiques, lesquels sont fondés sur la révélation : ce sont là deux ordres de mystères profondément différents. Il y a plus : M. Vacherot, si sévère contre ceux qui admettent le mystère de la création, n’hésite pas lui-même lorsqu’il s’agit d’expliquer la coexistence des individus dans la substance universelle, à déclarer que c’est « un mystère incompréhensible. » Il a soin d’ajouter que c’est le seul, mais qu’importe ? Le nombre ne fait rien à l’affaire. Il nous suffit de voir que pour M. Vacherot le passage de l’infini au fini, de l’universel au particulier, enfin de Dieu au monde, est un mystère, tout comme pour nous. Son système ne lui donne donc aucun avantage sur ce point ; mais de quelque manière que l’on se représente ce passage, ce que nous ne pouvons concevoir, c’est que le principe qui est par soi-même, qui possède l’existence absolue, ne soit pas absolu dans tout ce qu’il est, c’est-à-dire ne possède pas soi-même toutes les perfections dont il est la source.

Admettons un instant la non-existence de cet être parfait, je demande avec Descartes comment nous en avons l’idée. Comment une créature imparfaite pourra-t-elle s’élever à un tel idéal, qui dépasse, dit-on, toute réalité possible ? Sans doute, si l’idée du parfait n’est qu’une représentation confuse de l’imagination et du désir, rien de plus facile à expliquer ; mais quelle en est alors la valeur et l’autorité ? Comment pourrait-elle conserver le rôle qu’elle joue dans la philosophie de M. Vacherot, le rôle de loi suprême et de modèle absolu ? Il faut alors renoncer à tout espoir et à toute pensée de se distinguer des écoles empiriques, car le réel, sévèrement étudié, sera toujours une règle d’action bien plus sûre que le vague objet d’une imagination exaltée ; mais ce n’est pas là l’idéal tel que l’entend M. Vacherot. Pour lui, l’idéal est l’objet d’une conception vraiment rationnelle. C’est une idée absolue, dégagée de l’expérience par la vertu de la raison pure. D’où nous vient pourtant une telle idée ? où en avons-nous pris les éléments ? Cette idée, qui n’a pas d’objet et qui n’en aura jamais, est une vraie création de notre esprit. Dans la théodicée vulgaire, c’est Dieu qui crée l’homme ; dans votre théodicée, c’est l’homme qui crée Dieu : cette seconde création est-elle plus intelligible que la première ?

On me dit que je ne puis concevoir un être parfait, car, par cela seul que je fixe un degré de perfection, j’en puis concevoir un plus grand, et un plus grand encore, et ainsi de suite à l’infini, sans que je puisse comprendre que cet infini de perfection puisse être jamais réalisé. Je réponds : Pouvez-vous comprendre qu’un infini de temps soit réalisé ? Et cependant il faut bien admettre que quelque chose a existé de toute éternité. Quel philosophe oserait dire qu’il y a eu un commencement absolu, avant lequel rien n’était, absolument rien ? Qu’est-ce cela, sinon un infini de durée, un absolu de durée ? Il faut bien admettre aussi, quelque nom qu’on lui donne, qu’il y a quelque être qui existe par soi-même et sans cause, c’est-à-dire un absolu d’existence. Il faut admettre que ce quelque chose, soit qu’on le confonde avec le monde, soit qu’on l’en sépare, qu’on lui prête une étendue réelle ou une étendue d’action et de puissance, est immense et sans limites dans l’espace. Voilà un absolu d’espace. Dès lors, pourquoi ne pas admettre, quand même on ne le comprendrait pas davantage, que cet infini d’existence, d’espace et de durée est infini dans tous les sens et absolu dans tout ce qu’il est, dans tous ses attributs et dans toutes ses qualités ? Or c’est là ce que j’appelle la perfection, c’est-à-dire la plénitude d’existence, l’entier épanouissement de la puissance et de l’être. Quoique je ne comprenne pas comment l’infini de qualité peut être réalisé, je n’y vois cependant pas de contradiction, car l’infini d’espace et de temps (soit qu’on l’entende comme une présence réelle dans l’espace et dans le temps, ou comme une présence transcendante et éminente), ce double infini n’est pas moins incompréhensible que l’infini de qualité, et pourtant M. Vacherot n’hésite pas à l’admettre, obéissant en cela même à une nécessité logique invincible. Enfin, pour employer la langue scolastique, si l’infini extensif peut être réalisé, pourquoi l’infini intensif ne le serait-il pas ?

Nous touchons ici au plus profond des abîmes que cache la recherche des mystères divins. La raison nous dit que Dieu est infini dans l’espace et dans la durée, infini dans le sens du nombre ; mais il est aussi infini dans le sens de l’être, de la puissance, de la perfection. Il est à la fois un infini de quantité et un infini de qualité : c’est là ce que les scolastiques appellent l’infini d’extension et l’infini d’intensité. Je ne me charge pas de concilier ces deux infinis, car je répète que je ne crois pas ma pensée adéquate à l’essence des choses, mais pourquoi exclure arbitrairement l’un de ces infinis au profit de l’autre ? Pourquoi l’infini d’étendue et de durée ne serait-il pas en même temps un infini de sainteté, de vérité et de beauté ? M. Vacherot, dans sa préface, nous accorde que le Dieu de l’esprit et de la conscience est supérieur au Dieu de la nature ; mais il demande si l’on ne peut pas concevoir un Dieu supérieur au Dieu de l’esprit. Oui, sans doute, lui répondrai-je : j’accorde qu’en Dieu les perfections de la nature, sous une forme éminente et absolue, se concilient avec les perfections de l’esprit dans une essence incompréhensible. J’accorderai même aux Allemands, mais dans un autre sens qu’eux, que Dieu est l’identité du sujet et de l’objet, de l’être et de la pensée ; mais c’est à la condition que le sujet et l’objet, l’être et la pensée soient conçus en Dieu, dans leur type absolu et éminent, et non pas comme les vagues puissances d’une substance d’où tout sort indifféremment.

Voici enfin une dernière difficulté14. Les anciennes écoles athées se contentaient d’admettre un principe quelconque qui, grâce à un temps infini et à des combinaisons infinies, amenait à un moment donné le monde tel qu’il est. L’idéalisme hégélien, dont M. Vacherot est le vrai représentant parmi nous, se crée de bien plus grandes difficultés en admettant que le monde se développe, non au hasard, mais suivant une loi interne et par un progrès latent qui le conduit par degrés continus du moins parfait au plus parfait. Dans le monde tel que le comprennent Épicure et Spinoza, il n’y a point de but ; tout se déduit et se développe suivant une loi nécessaire : c’est le monde de la fatalité et de la résignation passive. Nul espoir, nul avenir, nul idéal. Il n’en est pas de même dans la doctrine de Hegel ni dans celle de M. Vacherot : la nature, suivant eux, poursuit un but ; ce but, c’est le perfectionnement continu, c’est le développement de son essence dans un progrès constant. Sans doute une telle doctrine est plus élevée, plus religieuse, plus haute que le mécanisme épicurien, que le fatalisme géométrique de Spinoza. Dans cette théologie, la nature aspire au parfait. Ce parfait, dont elle est elle-même le germe, est son Dieu ; la nature aspire à la pensée, et cette pensée, qui s’exprime en elle sans qu’elle le sache, est son âme. J’ai dit déjà combien il serait injuste de confondre une telle doctrine avec l’athéisme et le matérialisme ; mais enfin allons au fond des choses, et demandons comment il se fait que la nature marche vers un but qu’elle ignore, et qu’elle soit guidée en quelque sorte par un flambeau qui n’existe pas.

Que l’homme agisse en vue de l’idéal (cet idéal ne fût-il qu’un rêve), je le comprends encore, car enfin l’homme conçoit cet idéal, et je sais qu’une pensée peut déterminer une action ; mais que cette notion, qui n’est qu’un produit de l’esprit humain, puisse être un stimulant, une raison d’agir pour une nature aveugle, et cela avant même que l’esprit humain ait apparu dans le monde, c’est là un ensemble d’impossibilités que l’on peut bien admettre, quand on a un système et qu’on y tient, mais qu’un esprit froid et désintéressé ne peut accepter. Tiraillé entre le fatalisme épicurien ou spinoziste et l’optimisme platonicien ou leibnitzien, la doctrine de la finalité instinctive ne peut se suffire à elle-même. Il faut qu’elle tombe dans l’un ou s’élève à l’autre.

Le spectacle de la nature nous offre trois classes d’êtres, ou, si l’on veut, trois degrés d’êtres profondément différents : au premier degré, la matière brute, obéissant à des lois mécaniques, à des combinaisons fatales et mathématiques, se développant en apparence sans raison et sans but ; au second degré, la vie, dont le caractère le plus saisissant est une combinaison de moyens appropriés à une fin, qui manifeste par conséquent l’idée de but et l’idée de choix ; seulement ce choix, dans les êtres vivants, paraît être l’objet d’un instinct aveugle, d’une activité qui s’ignore. Au troisième degré sont les êtres intelligents qui poursuivent le but avec réflexion et volonté. A ces trois classes d’êtres correspondent trois théologies distinctes, et le principe des choses a été conçu par analogie avec les trois ordres de causes que nous connaissons : la nécessité aveugle, l’instinct, la volonté intelligente et libre. Les athées conçoivent la cause suprême comme une force aveugle, les panthéistes comme une vie instinctive et inconsciente, les théistes comme une pensée et une volonté. Ceux-ci font Dieu à l’image de l’homme, les panthéistes à l’image de la plante, les athées à l’image de la pierre. Qui a raison de ces trois théologies ?

Disons toute la vérité : Dieu n’est ni un homme, ni une plante, ni une pierre. Il est l’infini et le parfait indivisiblement unis. De tous les symboles par lesquels on peut essayer de le représenter, l’âme humaine est certainement celui qui s’éloigne le moins de ce divin modèle ; mais elle n’en est qu’une ombre, et ce n’est que par des à peu près que nous pouvons conclure de nous à lui. Cependant, pour éviter un Dieu fait à l’image de l’homme, ne tombons pas plus bas, et ne cherchons pas à le concevoir comme semblable à une plante qui se développe ou à une pierre qui tombe ; et surtout, pour éviter toutes ces idolâtries, n’allons pas nous réfugier dans un vain idéalisme, ne laisser à Dieu d’autre ciel que notre pensée et notre cœur, car quel miracle qu’une créature si misérable que nous sommes soit le seul endroit que Dieu puisse habiter ! Quel miracle que l’être absolu et subsistant par soi-même soit incapable d’atteindre à la perfection, et qu’un des phénomènes passagers dans lequel cet absolu se manifeste soit capable de se créer à soi-même l’idée de la perfection ! Il ne faut pas que, par lassitude des théories qui ont longtemps régné, on s’impose à soi-même et l’on propose aux autres de plus obscurs mystères qu’aucun de ceux qu’ait jamais proposés aucune religion.

De si profonds problèmes ne se résolvent pas en quelques pages. Contentons-nous d’avoir résumé quelques-unes des idées nouvelles les plus importantes et d’en avoir en même temps signalé les lacunes. Une controverse plus approfondie nous entraînerait trop loin ; mais nous ne pouvons abandonner cette étude sans conclure et présenter en terminant quelques idées sur l’avenir et les destinées de la philosophie spiritualiste.

Ici nous ne pouvons que nous associer aux conclusions franches et libérales de M. Caro : « L’expérience cruelle que la philosophie spiritualiste a faite depuis quelques années, et qui se continue encore à l’heure qu’il est, doit l’avertir de se tenir à l’avenir sur ses gardes, de ne plus s’endormir, comme elle l’a fait, dans la sécurité trompeuse d’une sorte de scolastique renaissante, pendant qu’autour d’elle tout se renouvelait, critique historique, critique religieuse, sciences physiques et naturelles. Reconnaissons de bonne foi ce qui nous manquait. On appelait paix des esprits leur indifférence et leur langueur. On estimait trop aisée la solution des grandes questions ; on acceptait sans les contrôler sérieusement des démonstrations vraiment insuffisantes. Enfin on s’isolait de plus en plus du mouvement des sciences physiques, naturelles, historiques, qui touchent par tant de côtés à la science philosophique. »

Rien de plus sensé que ces critiques et ces conseils. Avertie et sollicitée par le mouvement de discussion que l’on vient de décrire, la philosophie spiritualiste peut et doit aujourd’hui se remettre courageusement à l’étude des problèmes et reprendre l’œuvre de construction dogmatique qu’elle avait interrompue soit pour l’histoire, soit pour la polémique, soit pour les applications morales. Ces trois parties considérables de la science ne sont pas la science elle-même. Tous les principes ayant été ébranlés, il faut reprendre l’étude des principes. Psychologie, logique, métaphysique, morale, tout doit être soumis à une sévère révision. Il faut éviter en outre une erreur trop fréquente : c’est de vouloir tout embrasser à la fois et d’avoir toujours entre les mains une synthèse universelle. Les savants, dans les autres ordres de connaissances, ne commettent pas une pareille faute. Ils étudient chaque question séparément et l’une après l’autre. La synthèse se fait d’elle-même, et si elle ne se fait pas, on attend patiemment qu’elle soit mûre. Pourquoi ne pas procéder ainsi en philosophie ? Pourquoi ne pas se partager les problèmes ? Pourquoi vouloir, sur toutes choses et à propos de tout, dire le dernier mot ? Sachons nous contenter de progrès lents et successifs. Une question spéciale bien étudiée doit avoir plus de prix pour nous que de vagues et vastes généralités, où il est bien difficile d’éviter le lieu-commun. Je dirai aussi qu’il ne faut pas trop se préoccuper des opinions du jour, et consumer sa force dans des débats qui au fond sont assez stériles.

Il était bon que le livre de M. Caro fût fait ; mais, maintenant qu’il est fait, j’aimerais assez qu’on s’occupât d’autre chose que de critiquer les opinions d’autrui. Si nous présentons nous-mêmes de fortes pensées, on nous tiendra volontiers quittes des critiques de nos adversaires. Si nos pensées sont faibles, il ne nous servira de rien d’avoir fait contre tel et tel de bons arguments. Les lecteurs s’amuseront du combat, mais ne feront pas pour cela un pas vers nos idées. Enfin le public doit lui-même ne pas toujours être devant nos yeux. C’est pour avoir trop voulu plaire au monde que la philosophie spiritualiste s’est affaiblie. Ceux qui nous l’ont reproché le plus amèrement ne voient pas qu’ils tombent dans la même faute à leur tour ; ils s’y affaibliront également. Il faut éviter sans doute le jargon et le pédantisme ; mais la sévérité de la vraie science ne comporte que rarement les beautés et les agréments de l’éloquence.

Enfin la philosophie ne doit pas oublier qu’elle est une science, et que le rôle, que le devoir même de la science est le progrès. C’est par là que la philosophie se distingue de la religion. Celle-ci (du moins telle qu’on la conçoit dans les pays catholiques) est nécessairement immobile. Son rôle se réduit à se défendre contre les attaques sans avoir jamais rien de nouveau à découvrir. Il ne peut en être ainsi de la philosophie : elle ne parle pas au nom d’une vérité absolue une fois trouvée ; elle cherche, elle tâtonne, elle propose, elle n’impose rien : elle doit donc se développer progressivement, et, comme toutes les sciences, ajouter sans cesse de nouvelles lumières à celles qu’elle possède déjà : elle se perd en s’immobilisant. L’ardeur du combat peut à la vérité lui donner momentanément une apparence de vie ; mais cette excitation venue du dehors s’épuiserait bien vite et épuiserait la science elle-même, si celle-ci ne se renouvelait par une source intérieure et par sa propre activité. Ce n’est rien proposer de téméraire que de convier l’école spiritualiste à s’imiter elle-même, à se rappeler ses commencements obscurs et glorieux, où, dans le silence de l’École normale, elle étudiait avec passion les lois de la perception extérieure, les origines de nos idées, l’autorité de la connaissance humaine, les fondements de la psychologie. Je ne dis pas qu’il faille toujours en rester aux questions préliminaires et éviter les dernières conclusions : ce serait là une autre faute en sens inverse ; mais il ne faut pas que les conclusions, devenues des dogmes, rendent indifférents à l’analyse et à la discussion des principes. Je ne voudrais pas dire qu’il faut renoncer à toute polémique, encore bien moins aux recherches si avancées et si fructueuses de l’histoire de la philosophie, ou aux applications morales et sociales ; mais la discussion, la critique historique, les applications à la vie doivent être subordonnées à la théorie. Cette règle est l’âme de la philosophie. Une philosophie s’abandonne elle-même lorsqu’elle oublie ou néglige les recherches théoriques ; elle ne doit s’en prendre qu’à soi, si elle se voit supplanter par d’autres écoles plus entreprenantes. Ce sont là des vérités qu’il faut se dire à soi-même, si on ne veut pas se les faire dire par d’autres d’une manière plus désagréable qu’on ne le désirerait.