(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVII. De l’éloquence au temps de Dioclétien. Des orateurs des Gaules. Panégyriques en l’honneur de Maximien et de Constance Chlore. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVII. De l’éloquence au temps de Dioclétien. Des orateurs des Gaules. Panégyriques en l’honneur de Maximien et de Constance Chlore. »

Chapitre XVII.
De l’éloquence au temps de Dioclétien. Des orateurs des Gaules. Panégyriques en l’honneur de Maximien et de Constance Chlore.

Il s’en fallut bien que les successeurs d’Alexandre Sévère pensassent comme lui. Au temps de Dioclétien, surtout, il se fit une révolution. La pompe de l’Asie effaça pour jamais les anciennes traces des mœurs romaines. Un édit ordonna d’adorer le prince. On multiplia tout ce qui en impose au peuple, et trop d’empereurs se crurent dispensés d’avoir une grandeur réelle. Alors la fureur des panégyriques redoubla, et ils devinrent une étiquette du trône. La poésie, l’éloquence et les arts parurent un peu se ranimer ; mais le gouvernement avait corrompu le génie ; et il y a encore plus loin, pour les lettres, du siècle de Constantin à celui de Trajan, que de celui de Trajan à celui d’Auguste. L’un avait trouvé le point juste où la grandeur se mêle avec le goût ; le second eut les excès de la force, le troisième n’eut que les excès de la faiblesse.

Mais ce qui caractérise surtout les orateurs de ce temps, c’est la flatterie la plus basse ; c’est ce qui acheva de dénaturer les arts et d’anéantir le goût. Cette révolution s’était faite lentement et par degrés dans l’espace de trois siècles, et il était impossible qu’elle n’arrivât point. Je ne parle pas de vingt autres causes qui la préparèrent ; mais je remarque que dès le premier siècle, la grandeur de l’empire, une puissance qui n’était limitée par rien, des fantaisies qui n’avaient de bornes que la puissance, des trésors qu’on ne pouvait parvenir à épuiser, même en abusant de tout, firent naître dans les princes je ne sais quel désir de l’extraordinaire qui fut une maladie de l’esprit autant que de l’âme, et qui voulait franchir en tout les bornes de la nature ; de là cette foule de figures colossales consacrées aux empereurs, la manie de Caligula de faire enlever de toutes les statues des dieux leur tête, pour y placer la sienne ; le palais d’or de Néron, où il avait englouti un quart de Rome, une partie des richesses du monde, et des campagnes, des forêts et des lacs ; la statue d’Adrien élevée sur un char attelé de quatre chevaux, et qui faite pour être placée au sommet d’un édifice, était d’une grandeur que nous avons peine à concevoir ; sa maison de campagne, dont les ruines seules aujourd’hui occupent dans leur circonférence plus de dix milles d’Italie, et où il avait fait imiter les situations, les bâtiments et les lieux les plus célèbres de l’univers ; enfin le palais de Dioclétien à Spalatro en Illyrie, édifice immense partagé par quatre rues, et dont chaque côté avait sept cents pieds de long. Il semble que ces hommes eussent voulu s’agrandir eux-mêmes, en proportion de l’univers auquel ils commandaient49 ; mais malgré leurs efforts, condamnés à n’être que des hommes, ils agrandissaient leurs images, et tout ce qui semblait faire partie d’eux-mêmes. C’est à la même idée que tenait l’apothéose de leurs prédécesseurs ; la fantaisie de se faire adorer de leur vivant ; les temples qu’on leur élevait dans toutes les parties de l’empire ; la multitude énorme de statues d’or et d’argent, de colonnes et d’arcs de triomphe ; le caractère sacré imprimé à leurs images et jusqu’à leurs monnaies ; le titre de seigneur et de maître que Tibère même avait rejeté avec horreur, et qui fut commun sous Domitien ; la formule des officiers de l’empereur, qui écrivaient, voici ce qu’ordonne notre Seigneur et notre Dieu 50 ; et quand les princes, par les longs séjours et les guerres qui les retenaient en Orient, furent accoutumés à l’esprit de ces climats ; la servitude des mœurs, l’habitude de se prosterner, consacrée par l’usage et ordonnée par la loi.

Ainsi, dans la représentation des sentiments, des hommes et des choses, tout, sous les empereurs, fut porté à l’extrême. Il est facile d’examiner l’effet que cet esprit général dut, au bout de trois siècles, produire sur la poésie, l’éloquence et le goût. Il fallait sans cesse forcer l’expression, pour que le langage ne fût point au-dessous des autres arts. Dès qu’il s’agissait du prince, le peintre, le sculpteur, l’architecte, faisaient un dieu : l’orateur ou le poète qui n’eût fait qu’un homme, eût paru faible ou coupable.

Il est à remarquer que dans ces temps-là, on ne trouve plus de traces de l’éloquence latine, que dans les Gaules. C’étaient des Celtes qui étaient les successeurs d’Hortensius et de Cicéron. Ce peuple, si longtemps libre dans ses forêts, et qui souvent même avait fait trembler Rome, apprivoisé enfin par un long esclavage, et poli par les vices même de ses vainqueurs, s’était livré aux arts, comme au seul charme et au dédommagement de la servitude. À Autun, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, on cultivait l’éloquence ; souvent même les Romains les plus distingués envoyaient leurs enfants dans ces villes pour s’y instruire. Il semble en effet que, depuis Marc-Aurèle, les arts et les lettres pouvaient difficilement habiter dans Rome. Ce ne fut, pendant près de cent ans, que conspirations, assassinats, tyrannie et révolte. Les provinces étaient plus loin de ces orages. On y apprenait plutôt qu’on ne sentait, les révolutions du trône. On y avait moins à craindre, moins à espérer ; et les esprits n’étaient pas sans cesse occupés, comme à Rome, par cette espèce de férocité inquiète, que donne l’habitude des dangers et le spectacle des crimes. Les Gaules étaient d’ailleurs remplies d’une foule de Romains. Leur commerce y porta cette culture, et ce goût qui naît d’abord dans les capitales, parce que le goût n’est que le résultat d’une multitude d’idées comparées, et d’une foule d’idées qu’on ne peut avoir que dans l’oisiveté, l’opulence et le luxe. Ajoutez la douceur du climat, et tous les monuments élevés dans ce pays par la grandeur romaine. Tout cela réuni, disposa peu à peu les esprits à cette fermentation utile, d’où naît l’amour des lettres et des arts. Mais, comme en même temps il y a dans chaque siècle un caractère qui s’imprime à tout, la servitude de l’Asie s’étendit dans les Gaules, et l’éloquence corrompue et faible n’y fut, comme ailleurs, que le talent malheureux ou d’exagérer quelques vertus, ou de déguiser des crimes. Un défaut naturel dans de pareils ouvrages, était le vide des idées ; on employait de grands mots pour dire de petites choses. Ce n’était plus d’ailleurs la langue de Cicéron et d’Auguste ; elle était altérée. Gaulois, Germains, Espagnols, Sarmates, tous se précipitaient dans la patrie commune. L’univers se mêlait. Ces idiomes barbares corrompaient nécessairement la langue romaine. Formée par des conquérants, elle n’avait jamais été une langue de philosophes ; mais alors elle n’était plus même une langue d’orateurs.

Il y en eut pourtant, dans ce siècle, trois de célèbres ; ce furent Eumène, Nazaire et Mamertin, tous trois panégyristes de princes, et tous trois comblés de bienfaits par les empereurs : car, si la vérité a souvent nui à ceux qui ont eu le courage de la dire, il faut convenir que la flatterie et le mensonge ont presque toujours été utiles à ceux qui ont voulu échanger leur honneur contre la fortune.

Mamertin prononça deux panégyriques devant Maximien. Pour bien juger et des discours et de l’orateur, il est bon de se rappeler que Maximien, d’abord paysan, ensuite simple soldat, quand il fut prince voulut avoir un nom, et prit celui d’Hercule. En conséquence, on ne manqua pas de le faire descendre, en droite ligne, de cet Hercule qui, du temps d’Évandre, était venu ou n’était pas venu en Italie. Son seul mérite était d’aimer la guerre, et d’y réussir. D’ailleurs, dur et impitoyable, avide d’or et de sang, en même temps féroce et faible, c’était un lion à la chaîne, que gouvernait Dioclétien, et qu’il avait approché du trône, pour le lancer de là sur les ennemis de l’empire. Obligé malgré lui d’abdiquer après un règne de vingt ans, n’ayant point assez de force pour supporter le repos, dans son activité inquiète, sans cesse occupé de conjurations et de crimes, il reprit trois fois la pourpre, qui lui fut arrachée trois fois. Il conspira contre Maxence son fils, contre Constantin son gendre, et finit par vouloir rendre sa fille complice de l’assassinat de son époux. N’ayant pu réussir, il se donna la mort ; et le petit-fils d’Hercule se pendit à Marseille. Voilà pourtant l’homme sur lequel nous avons trois pompeux panégyriques. Voilà celui qu’on appelle empereur très sacré, à qui on parle de sa divinité, du culte qui lui est dû, du palais auguste et vénérable qui lui sert de temple.

Il faut convenir que le premier de ces éloges, prononcés à Trèves, est, d’un bout à l’autre, un chef-d’œuvre d’impertinence et de flatterie.

Le second est plus raisonnable ; il y a moins de mensonges exagérés, moins de ces bassesses qui révoltent. Les louanges sont plus fondées sur les faits. Il y a même en général de l’éloquence, du style, de l’harmonie, mais nulle philosophie et très peu de goût.

Le troisième, dont on ne connaît pas l’auteur, est curieux, surtout par la manière dont on y traite l’abdication de ce prince, et son retour à l’empire. Il semble que l’univers allait s’écrouler, si Maximien cessait d’être empereur. « Il nous est permis, dit l’orateur, de nous plaindre des dieux, lorsqu’ils négligent l’univers. C’est dans ces moments-là que les grêles ravagent les moissons, que la terre s’entrouvre, que les villes sont englouties ; fléaux qui désolent le monde, non par la volonté des dieux, mais parce qu’alors leurs regards ne tombent point sur la terre : voilà, grand empereur, ce qui nous est arrivé, lorsque vous avez cessé de veiller sur le monde et sur nous. » Ensuite on prouve à Maximien que, malgré son grand âge, il ne pouvait sans injustice quitter le fardeau de l’empire ; « mais les dieux l’ont permis, lui dit l’orateur, parce que la fortune, qui n’osait rien changer tant que vous étiez sur le trône, désirait pourtant mettre un peu de variété dans le cours de l’univers ». Ensuite on représente Rome désespérée d’avoir perdu un si grand prince ; Rome suppliante et à genoux, lui tendant les mains, lui adressant un discours pathétique et touchant, pour le conjurer de vouloir bien encore régner sur elle. On le loue de sa piété céleste, et de ce qu’il a bien voulu se rendre aux instances de la patrie ; « Empereur éternel, tu n’as pu résister aux larmes de cette mère auguste. » Après cela on le compare au soleil, qui, en remontant sur son char, et de ses propres mains le guidant dans les cieux, a réparé les désordres du monde, embrasé par l’ignorance de Phaëton. On s’étonne qu’après avoir goûté la douceur et les charmes du repos, il veuille bien se donner encore la peine de commander ; et l’on finit par prier sa divinité de vouloir bien, du faîte où elle est placée, veiller sur l’univers, et de sa tête céleste faire quelques signes, pour marquer aux choses humaines le cours de leur destinée.

Il est difficile, je crois, de porter plus loin la démence de l’adulation. Comment un prince n’était-il pas révolté de ces lâches mensonges ? Comment n’imposait-il pas silence au vil orateur ? Mais il y a apparence que, dans ces malheureux, le besoin d’être flattés, était pour le moins égal à celui qu’on avait de les flatter. Il y a, pour ainsi dire, des besoins d’orgueil, comme il y en a de bassesse. Une âme profondément corrompue par le pouvoir, n’a plus de mesure juste, ni pour elle-même, ni pour les autres, et le genre humain tout entier se recule à une distance immense d’elle. Il y a bien, dans une des presqu’îles de l’Inde, un chef de quelques bourgades, qui, assis tranquillement sur sa natte qu’il appelle son trône, dit froidement aux Européens qui le visitent : « Pourquoi ne viens-tu pas voir plus souvent le roi du ciel ? » et ce roi du ciel, c’est lui.

En suivant l’ordre des temps, nous trouvons un panégyrique prononcé par Eumène pour l’établissement des écoles publiques d’Autun. Eumène, quoiqu’il fût orateur, vivait à la cour, et il exerçait une charge considérable dans le palais. Il fut choisi pour ranimer dans Autun, qui était sa patrie, le goût de l’éloquence et des arts. Les deux empereurs51 lui écrivirent à ce sujet la lettre la plus honorable. C’est un monument flatteur du respect de la puissance pour les talents. Le discours d’Eumène roule tout entier sur les bienfaits accordés à sa patrie et aux lettres. On respire au moins quand, parmi tant de sujets d’éloges, ou ridicules ou atroces, on en trouve un de raisonnable : mais le sujet du discours est ce qu’il y a de mieux dans le discours même. Il est adressé à un gouverneur de province, que l’orateur ne manque pas d’appeler vir perfectissime, c’est-à-dire, homme très parfait ; ce titre d’honneur était apparemment une leçon adroite, donnée, sous le voile du respect, à un homme puissant.

Quelque temps après, Eumène prononça un autre panégyrique sur les victoires de Constance-Chlore en Hollande, et principalement sur sa conquête en Angleterre. Nous y apprenons que ce prince, en abordant, pour se réduire à la nécessité de vaincre, fit mettre le feu à sa flotte, comme avait fait un roi de Syracuse, en portant la guerre à Carthage ; comme fit depuis Cortès, en abordant au Mexique. L’histoire ramène souvent les mêmes actions et la même audace dans des hommes et des siècles différents. L’orateur s’étend beaucoup sur des lieux communs de carnage. Il eût mieux fait, je crois, de célébrer les vertus de Constance-Chlore, car il en avait. Il eût mieux valu dire que sa valeur n’était rien à son humanité ; qu’empereur il fut modeste et doux ; que maître absolu, il donna, par ses vertus, des bornes à un pouvoir qui n’en avait pas ; qu’il n’eut point de trésor, parce qu’il voulait que chacun de ses sujets en eût un ; que les jours de fêtes, il empruntait la vaisselle d’or et d’argent de ses amis, parce qu’il n’en avait point lui-même ; qu’il fut humain en religion comme en politique ; et que, pendant tout le temps qu’il régna, tandis que les autres empereurs, persécuteurs des chrétiens, lui donnaient l’exemple d’une superstition inquiète et féroce, il ne fit jamais, dans ses États, ni dresser un échafaud, ni allumer un bûcher. C’eût été là sans doute l’objet d’un panégyrique plus éloquent, et surtout plus utile. Mais il y a des temps où l’on dirait que les grandes vérités morales sont obscurcies. Le genre humain semble en avoir perdu la trace, et il faut des révolutions et des siècles pour l’y ramener.