(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Avellaneda »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Avellaneda »

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D’ordinaire, les traducteurs sont les très humbles et très petits serviteurs des grands génies ou des grands talents qu’ils traduisent ; ils sont les clairs de lune d’un astre étranger. Parfois même la lune est échancrée ; c’est un croissant à son décours et souvent encore dans le brouillard. Le génie bouffe de l’Italie a fait un quolibet sur les traducteurs : traduttore traditore, et le quolibet est européen. On y pense toujours quand on lit une œuvre traduite. Métier de dupe, affreux casse-tête, partie d’échecs jouée entre deux langues et entre deux esprits, toute traduction est une œuvre ingrate, difficile, à peu près impossible.

Pour ne citer qu’un seul exemple, traduire Milton fit blanchir les dernières papillotes de Chateaubriand.

Eh bien, voici un traducteur qui a réussi dans son œuvre et qui n’est pas le moins du monde, en matière de talent, le serviteur de l’homme qu’il a traduit, quoiqu’il lui ait rendu un fier service en le traduisant.

Le traducteur est M. Germond de Lavigne ; l’auteur traduit est Fernandès Avellaneda, le continuateur du Don Quichotte de Michel Cervantes, un de ces continuateurs qui peuvent être des réputations en Espagne, mais qu’en France, avant M. Germond de Lavigne, on ne connaissait presque pas.

Si le grand estropié qui fut Cervantes resta malheureux jusqu’à sa dernière heure, broyé par la Misère, cette divine marâtre qui pétrit si bien le génie et l’imbibe de ses meilleurs parfums, au moins son œuvre eut-elle, après sa mort, le bonheur qu’il ne connut pas, lui, pendant sa vie. Dès l’apparition du Don Quichotte, en 1605, sous Philippe III, l’Espagne fut atteinte au milieu du cœur par le chef-d’œuvre, et toutes les fibres de cette nation spirituelle et passionnée tressaillirent. Mais le revers de la médaille de tout succès pour le génie, c’est l’imitation qu’il fait naître, et on n’attendit pas même la mort de Cervantes pour l’imiter. Soit cette admiration naïve comme en ont souvent les esprits qui vivent sur les idées d’un grand homme, car la moyenne de l’humanité n’est guère plus qu’une plèbe servile de rabâcheurs, soit la spéculation qui déchiquète à son profit toute célébrité nouvelle, les imitateurs de Cervantes se levèrent de toutes parts au premier coup de cloche de sa gloire. Il n’avait publié que les cinq premiers livres de son Don Quichotte ; presque immédiatement les suites pullulèrent. Le livre d’Avellaneda est une de ces suites et de ces imitations.

Ainsi, Don Quichotte n’appartenait déjà plus au génie d’un homme. Il appartenait à l’Espagne. Ce peuple de mendiants se le partageait ! Don Quichotte entrait dans la littérature nationale d’Espagne comme le Cid des Romanceros. Bientôt, pour la gloire du vieux Cervantes, comme pour le gouvernement de Louis XIV, il n’y eut plus de Pyrénées. L’Europe lut le roman espagnol et fut ravie. Mais pour que rien ne manquât à la renommée de ce pauvre et charmant grand homme, à qui tout avait manqué pendant qu’il vivait, il lui naquit plus tard cette chose rare, ce hasard inouï, cette nonpareille des Florides en littérature, un traducteur, et un traducteur dans cette langue française, la langue polyglotte, qui universalise la pensée d’un homme en l’exprimant. Filleau de Saint-Martin traduisit Cervantes comme La Fontaine aurait pu le traduire. Homme de génie par l’expression autant que Cervantes lui-même, Filleau de Saint-Martin a, pour se consoler de son obscurité, la goutte d’ambre que Nodier a versée sur son nom. Charles Nodier, ce peseur d’or fin et cette mine d’or fin aussi, Charles Nodier a délivré à Filleau de Saint-Martin un certificat de génie que l’avenir trouvera très bon avec une pareille signature.

Or, pour ceux que la destinée des livres fait rêver, il est curieux de voir la bienfaisance aveugle du hasard s’étendre de l’œuvre originale à l’œuvre imitée, et le pastiche trouver son traducteur de grand talent, comme le chef-d’œuvre avait trouvé le sien. — Incontestablement, M. Germond de Lavigne est un traducteur de haute distinction et de merveilleuse aptitude ; mais cependant, nous devons l’avouer, il y a pour nous, entre lui et Filleau de Saint-Martin, à peu près la même différence qu’entre l’immortel auteur du Don Quichotte et Avellaneda, son continuateur.

Nous disons « pour nous », car M. de Lavigne est tellement épris de l’œuvre qu’il a traduite, qu’elle lui paraît certainement de niveau avec le livre de Cervantes. M. Germond de Lavigne ne juge point son auteur. Il l’aime. Si on jugeait, on n’aimerait peut-être plus !… Chose habituelle, du reste. La plupart des traducteurs sont les Pygmalions des statues dont ils prennent l’empreinte. Ce sera une question longtemps encore de savoir si une traduction est possible quand l’homme qui la fait est de taille, d’aplomb et de sang-froid à juger de haut et l’œuvre et l’auteur qu’il reproduit et qu’il interprète. Pour bien traduire comme pour bien aimer, il faut la préoccupation, l’enthousiasme, la foi dans la valeur de ce qu’on traduit et de ce qu’on aime, et M. de Lavigne a tout cela.

La traduction est trop réussie pour que, malgré ses qualités de critique pénétrantes et raffinées, il ne nous ait pas surfait de beaucoup les mérites d’Avellaneda. Comme les amoureux qui croient tenir des divinités dans leurs bras, il a cru tenir un homme de génie sous les caresses de sa plume. Il n’y avait qu’un homme médiocre. Mais, comme les plus gracieux convolvulus peuvent jeter leurs clochettes d’argent et d’azur sur les toits de chaume ou d’argile, comme les chèvrefeuilles peuvent tordre leurs couleuvres de fleurs autour d’un tronc mort et rabougri, M. de Lavigne, avec beaucoup de goût et d’adresse, a caché les indigences de son auteur sous les élégances d’une traduction faite avec un soin plus que pieux… On le concevrait le lendemain de la tentative d’Avellaneda, quand, dans l’air qu’avaient traversé les types de Cervantes, brûlaient encore les flammes de son inspiration. Oui ! à ce moment, on concevrait qu’on passât une tunique de soie au cadavre qui n’eût pas froidi et qu’on piquât des roses sur le drap funèbre d’un cercueil. Mais quand le cadavre a été dissous par le temps, par l’oubli, par le mépris mérité des hommes, il faut laisser toute cette poussière qu’aucun baume ne saurait conserver.

Seulement, puisqu’on y touche, on peut la peser, comme dirait Juvénal. Le livre oublié d’Avellaneda remis en lumière par un homme qui porte à la main un flambeau, la grande affaire pour la Critique est dans l’appréciation du livre qu’il éclaire, quel que soit cet Avellaneda qui l’a signé ; car avant de discuter le livre, on en a discuté l’auteur. Un des critiques de France, qui remue le plus de faits et d’idées, Philarète Chasles, avait déjà voulu percer l’obscurité qui couvre ce personnage littéraire, réel ou fictif, d’Avellaneda, et il a entassé une science énorme sur la pointe d’aiguille d’une sagacité par trop fine peut-être… Selon nous, c’était une peine de trop. Si Junius, ce masque de fer épistolaire de la littérature anglaise, cet impatientant inconnu, qui avait pour devise les mots latins : Nominis umbra, n’était pas un magnifique écrivain politique ; si, par le talent à la changeante physionomie, il n’avait pas désespéré l’hypothèse, et fait dire tour à tour : « Serait-ce Burke ? serait-ce Tooke ? serait-ce sir Philip Francis ? serait-ce Pitt lui-même ? » s’il n’avait été enfin qu’un faiseur de pamphlets vulgaires, est-ce que le mystère qui l’enveloppe eût tourmenté longtemps l’imagination excitée qui a besoin de mettre une suscription à ses hommages ? Non ! c’est le talent de ses lettres que nous lisons qui a éternisé l’énigme et rendu, pour la deviner, la postérité infatigable. Mais Avellaneda, le continuateur de Cervantes, qu’il ait été un laïque ou un prêtre, un spéculateur qui veut gagner sa poignée de ducats ou un envieux qui ait tenté de voler sa gloire à un homme qui n’avait que de la gloire à voler, qu’importe à la postérité, qui ne juge les hommes que sur leurs œuvres et qui ne s’intéresse qu’à un seul genre d’incognito, — celui des rois ou des empereurs de la pensée !

Qu’on le sache bien ! ce n’est pas une admiration sans réserve, comme le Don Quichotte en a inspiré à beaucoup d’esprits (car le génie, comme Dieu, fanatise), qui nous fait repousser le livre d’Avellaneda comme indigne de toute comparaison avec l’épopée romanesque de Cervantes. L’œuvre de ce dernier ne nous a jamais dominé au point que nous ne puissions sans effort rester impartial avec elle.

A nos yeux, l’inspiration en fut toujours presque coupable. N’est-ce pas la moquerie du passé ? l’insulte à la tradition ? l’attaque ingrate aux mœurs les plus belles qui aient jamais existé parmi les hommes et dont une civilisation soit sortie ? N’est-ce pas enfin le premier coup de sifflet qui ait retenti distinctement contre l’enthousiasme de la guerre, la charité chrétienne et armée de la chevalerie, le dévouement, le culte de la femme, la poésie de toutes les exaltations, la défense de toutes les faiblesses, le premier coup de sifflet auquel Voltaire, dans Candide, allait, un siècle plus tard, répondre par un autre tellement aigu qu’il ne peut plus être surpassé ?…

Pour nous, le Don Quichotte de Cervantes est une œuvre de vieillard, qui a pris en dérision les préoccupations de sa jeunesse et qui sent le prosaïsme du siècle monter autour de lui comme une glaise froide qui commence à prendre sa poitrine et qui va bientôt l’étouffer. Mais, tel qu’il est, ce livre produit par le désenchantement et par l’ironie, il a de ces beautés qui entraînent et maîtrisent toutes les puissances de l’artiste. Si le rire y est, le rire au bruit duquel tombent les anges, les âmes et les empires, il y a aussi une mélancolie plus puissante encore que ce rire charmant et pernicieux.

De tous les grands humouristes de la littérature européenne, Cervantes est celui qui a le plus de larmes dans la coupe de son sourire. Ricaneur éveillé par la vieillesse, à qui les oreilles d’âne d’une raison trop positive poussent sur un front ingénu et ouvert comme celui d’Homère, c’est par la tristesse, la douce, la patiente, la sublime tristesse, que, poète et chrétien dépaysé, il se retrouve dans l’infini, du fond des réalités de la vie ! Il y a je ne sais quoi du Job de la Bible sous l’armet du chevalier de la Triste Figure. Ah ! triste figure, en effet, mais pour tous ceux qui ont gardé un peu d’idéal dans leur pensée, n’écrase-t-elle pas de sa hauteur et de son originalité la face vulgaire de Sancho, l’un des fils de cette mère Gigogne qu’on appelle la Sagesse du Monde, dont tous les enfants se ressemblent, qu’ils se nomment Sancho ou Panurge, Falstaff, Chrysale, Figaro, Pangloss, et même Méphistophélès ? Et voyez ! cette admirable figure de Don Quichotte, d’où sort tant de mélancolie qui se répand dans tout le livre et pénètre jusqu’aux endroits où il semble être le plus gai, cette figure et ce sentiment, supérieurs dans l’œuvre de Cervantes à tous les personnages qui y vivent et à tous les sentiments qui s’y expriment, voilà précisément ce qui manque à l’œuvre de son continuateur.

Il a tout pris, le malheureux ! Il a pris comme on prend au coin d’un bois ou dans une sierra, quand on est armé d’une escopette. Il a pris le cadre ; il a pris les aventures ; il a pris les personnages : Sancho, le barbier, le curé, Dulcinée du Toboso. Il les a pris tous ; mais il n’a pas pris Don Quichotte, tant il l’a contrefait, gâté, mal compris, celui-là ! En 1614, le vieux Cervantes se plaignait du plagiat de son continuateur, mais il était vengé. Pour les connaisseurs, il était impossible de confondre la copie de l’imitation avec l’invention originale. Déjà le Sancho est épaissi dans l’ouvrage d’Avellaneda ; cette malice narquoise qui pétille autour de la bouche lippue et gourmande du jovial écuyer, ce rayon de finesse et de sensibilité que Cervantes a mis dans son admirable paysan et qui en fait un homme et non une brute, non une outre vivante, un ventre de cruche comme dans Avellaneda, tout cela n’est plus. Mais c’est surtout le Don Quichotte qui est manqué, déplorablement, honteusement, mais justement manqué ; car où en serions-nous, bon Dieu ! si les types créés par le génie pouvaient s’animer et se mouvoir sous la main du premier venu qui les aurait dérobés, comme un sac de marionnettes ?…

Chez Avellaneda, Don Quichotte est un fou et rien de plus. C’est un fou sans placidité, sans excuse majeure et touchante de sa folie, sans les longues et sereines intermittences de raison, d’esprit, de goût, de politesse et de grandes manières qui rendent le héros de Cervantes le plus aimable et le plus respectable des gentilshommes. Dans le roman d’Avellaneda, le pauvre Don Quichotte n’a pas seulement, comme dans le roman de Cervantes, un côté du cerveau touché par le doigt mystérieux d’une bienveillante Fantaisie qui ne fait éclore le rêve que là où le doigt a touché ; non ! c’est un fou complet dont l’intelligence tout entière est dévorée par l’idée fixe et dont la maladie s’écoule en bavardages insensés et perpétuels. C’est enfin un de ces infirmes qui n’intéressent que la Science ou que la Pitié, et qui meurt là où il aurait dû vivre, — dans un hôpital d’aliénés.

Entre lui et Sancho, il n’y a plus d’âme commune, — il n’y a plus ce lien sympathique, qui donnait, dans Cervantes, un charme si attendrissant à l’entrain pittoresque de leur Odyssée ! Otez l’histoire exquise des Amants fortunés, un petit chef-d’œuvre tombé du ciel bleu des Légendes dans le livre d’Avellaneda, et demandez-vous donc où la grâce des récits du vieux Cervantes s’en est allée ?… Et ce n’est pas tout. Si on peut reprocher au grand romancier de l’Espagne d’avoir oublié bien souvent qu’il y avait deux chevaleries, — la Chevalerie féerique et la chevalerie religieuse, toutes deux admirablement unies dans l’Arioste et dans le Tasse, et qu’il a séparées, lui, ne voulant pas, sans doute, trop parler de cette chevalerie religieuse qui aurait arrêté la raillerie sur ses pieuses lèvres d’Espagnol, — que dira-t-on d’Avellaneda, dans lequel on n’en surprend pas même la trace ? Continuateur singulier, qui a plutôt rompu et défiguré l’œuvre du Maître, et qui trouvera, pour son audace, dans l’ironie cruelle de ce nom de continuateur, une suffisante punition !

Et, nous le répétons, avec tout son talent, tout son effort, toutes ses ressources, M. Germond de Lavigne ne pourra rien contre le sort qui attend le livre dont il est le scoliaste volontaire et passionné. M. de Lavigne aura prouvé une fois de plus la justesse du mot de Montesquieu, qui disait que les gens d’esprit faisaient les livres qu’ils lisaient. Celui-ci était enseveli dans la poudre des bibliothèques et dans l’indifférence des hommes. Un traducteur comme Dieu ne devrait en envoyer qu’aux grands inventeurs et aux grands écrivains tire le livre de son obscurité. Rappelant l’illusion de ce Don Quichotte avec lequel sa pensée est si familière, il transforme cette grossière continuation d’une œuvre supérieure en une espèce de Dulcinée du Toboso littéraire. Il lui rêve toutes les perfections. Il invente à Cervantes un rival. Il prend à ce vieux aigle la moitié de son aire. Thaumaturge, nous le voulons bien ! qui fera lire un livre qu’on ne lisait plus, de par la puissance ou le charme de sa traduction…

Mais là s’arrêtera le miracle, et M. Germond de Lavigne n’aura ressuscité ce livre, qu’il croit immortel, que pour que la postérité qui l’avait condamné ratifie sa sentence et l’exécute… une seconde fois.