(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Henri Rochefort » pp. 269-279
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Henri Rochefort » pp. 269-279

Henri Rochefort

Les Français de la décadence.

I

Henri Rochefort est un des plus beaux fils de cette Chronique que j’accusais récemment d’être un genre mortel à la littérature et au talent, et qui, comme la Révolution française, comparée par Vergniaud à Saturne, doit dévorer tous ses enfants… La Chronique ne coupera point la tête aux siens, comme la Révolution française, mais elle leur videra le cerveau.

Eh bien, je regretterais beaucoup, j’ose le dire, celui d’Henri Rochefort, si, dans un temps donné, la Chronique, cette Jourdan vide-tête, allait nous en priver ! Je regretterais beaucoup de voir tant d’excellente substance cérébrale employée, tout entière, à faire les bulles de savon du jour le jour, si recherchées des amateurs, quoique chez Rochefort, par exception, les bulles de savon soient moins bulles que balles, — et balles visées juste et mises très bien en pleine tête (s’ils en ont) des petits ridicules contemporains. Les bulles de ce singulier faiseur n’ont rien d’aérien, d’onduleux, de coloré, d’arc-en-cielesque et de fragile. Comme les balles, elles sont dures, rapides, cassant tout très net sur leur passage, et le chalumeau d’où elles sortent ressemble beaucoup au tube de fer d’un pistolet… Henri Rochefort a, dans l’esprit, les qualités de son nom, qui exprime deux fois la force. Mais il n’est pas de force qui ne puisse s’énerver, et Dalila, de sa main flatteuse, rasa Samson, comme l’eût fait le plus malin et le plus habile Figaro. C’est cette force que je voudrais sauver… Il y a du Chamfort dans Rochefort. Rochefort est un Chamfort jeune, qui n’a pas encore l’âge d’être un misanthrope amer, empoisonné, brisé et bronzé, et blessé, et jetant son sang à poignées à la tête d’une société haïe ; mais qui le deviendra, pour peu qu’il vive. Lisez son livre, et voyez si déjà, dans ce jeune homme d’hier, il n’y a pas assez de pénétration, assez de profondeur prématurée, assez de mépris admirablement exprimé, pour arriver très vite à cet état de l’âme dont les hommes ont fait une fatalité, — la misanthropie. Et tant mieux, du reste, puisque son talent y gagnera ! Oh ! le talent ! Je ne sais qu’une définition du talent qui me satisfasse : C’est un tas de coups reçus dans le cœur !

II

Excepté ce livre : Les Français de la décadence 26, j’ignore à peu près tout de Rochefort, et ce livre est fait avec les chroniques du Figaro, qui, du matin au soir, l’ont classé. Avant cela, il avait essayé, je crois, du Charivari et du théâtre. Il avait ainsi tâté l’eau de la publicité. Il avait essayé du rire, du rire à large fente, et il s’en est fait un comme à la scène on se fait une tête ; car naturellement, si j’en crois le livre que j’ai sous les yeux, il n’est pas un esprit gai ; il n’a pas la promptitude, et la sveltesse, et le pétillement et la couleur rose qui font ce qu’on appelle la gaîté, du moins comme on l’entend en France, le seul pays où on la comprenne. Rochefort a d’autres dons que je lui reconnais. Il n’a pas celui-là. Il peut être comique : il l’est parfois ; mais gai, jamais, — car je demande en grâce à ceux qui me lisent de ne pas confondre le comique avec la gaîté. Le comique, c’est la gaîté réfléchie. Il y a un comique la mine grave, les sourcils froncés, et peut-être est-ce le meilleur de tous. Molière, le sérieux, le pensif et mélancolique Molière, n’est point gai, en ses sublimes comédies, et il n’est pas moins le plus grand comique qui soit dans les littératures du monde connu. Pascal, bien autrement triste que Molière, Pascal, le janséniste rechigné, l’inquiet, l’épouvanté, le hagard Pascal, qui certainement n’a pas ri une seule fois dans sa vie tourmentée, a donné, en ses Provinciales, un exemple d’impayable comique que Molière aurait pu admirer… Les esprits les plus gais qu’on ait vus, au contraire, ont parfois manqué de comique. Je ne veux point parler de notre grand Rabelais, qu’il ne faut mettre à côté de personne, tant il est au-dessus de tous ! et qui a le comique et la gaîté en des proportions égales et immenses. Mais Regnard, que nous crûmes longtemps un second Molière, parce que nous prenions son rire pour le nôtre, Regnard est bien moins comique qu’il n’est gai. Voltaire, qui riait de tout, et de quel rire ! n’a pas pu faire une comédie, même de second ordre. Et Beaumarchais, avec les deux chefs-d’œuvre de légèreté dont il orna le théâtre, et le troisième (ses Mémoires), dont il orna la littérature, eut tout son génie en gaîté, dans la plus vraie et la plus vive acception du mot, — et ni la satire politique qu’il aiguisait, de toutes les satires la plus cruelle, ni le craquement d’un monde qui s’en venait bas et dont il précipita, lui aussi ! la chute, ni ce monde tombé à la fin, ni un monde nouveau qui s’est élevé, ni le temps qui fait guenille de tout et qui a passé sur ses œuvres légères, rien n’a eu pouvoir de flétrissure sur cette gaîté inaltérablement charmante ! Rabelais, Regnard, Voltaire, Beaumarchais, ce n’est pas de cette lignée d’esprits que descend l’auteur des Français de la décadence ; mais s’il n’est pas leur descendant, s’il est apparenté à d’autres, il est cependant trop du même pays pour ne pas savoir quelle force la plaisanterie donne à la pensée et quelle fortune c’est pour un homme que de la manier avec supériorité. Et voilà pourquoi, dans son livre, il s’est forgé une plaisanterie qu’un esprit gai, quoique de moindre valeur que le sien peut-être par l’observation et même par la force comique, aurait trouvée, pour ainsi dire, à fleur de peau des choses, — sans tant la chercher !

Or, cette plaisanterie, qui n’est pas le fond du livre d’Henri Rochefort, mais sa forme, je me permettrai de la décrire et de l’examiner ; car la forme d’un livre quelconque, fût-ce L’Esprit des Lois ou le Traité du Prince, est plus importante que le fond, malgré tous les pédants qui le nient ou qui pourraient le nier. Le Traité du Prince et L’Esprit des Lois, dépassés, jugés, presque méprisés, dans leur fond, à cette heure, grâce à notre éducation et à notre expérience politiques, sont encore vivants par leur forme, qui, si elle n’est pas immortelle, mettra du moins plus de temps à mourir… Et s’il en est ainsi pour les œuvres de Machiavel et de Montesquieu, qui eurent leur jour de nouveauté et de profondeur dans la pensée, à plus forte raison pour un livre inférieur à ceux-là, pour un recueil, écrit au jour le jour, d’observations piquantes, — je le veux bien ! — mais éphémères, sur les grimaces les plus extérieures d’une société qui s’en sera allée où s’en vont les vieilles lunes et toutes les grimaces, pas plus tard que demain matin.

III

En effet, ces observations, qu’Henri Rochefort, victime des exigences de la Chronique, nous donne trop en petits paquets, que seraient-elles, je vous le demande, sans la plaisanterie qui les accompagne, et sans son sel ranimant et conservateur ?… Eh bien, cette plaisanterie, qui est, en fin de compte, tout le livre, cette plaisanterie qui pourrait être originale et appartenir au tour d’esprit de l’écrivain, cette plaisanterie qui n’est pas française, puisqu’elle n’est pas gaie, il me semble que j’en connais l’accent, et qu’ailleurs je l’ai entendue !… Tenez ! vous rappelez-vous ce clown anglais qui jouait la pantomime au Cirque, il y a seulement quelques années ?… Il était supérieur, ce clown… Le revoyez-vous par le souvenir, avec sa face immobile et pâle, — sa face de craie, glacée et figée, — son geste précis et coupant, — tout à la fois bouffon et sinistre ?… Il a longtemps représenté pour moi la plaisanterie anglaise dans son idéal le plus profond et le mieux réalisé, et voilà que le livre de Rochefort me le rappelle ! C’est que la plaisanterie de Rochefort est anglaise… Pourquoi, d’ailleurs, ne le serait-elle pas ? Je ne crois pas à la théorie rabougrissante de Taine sur les milieux et sur les climatures. Le prince de Ligne, le plus Français des hommes par le génie, était Belge ; pourquoi la plaisanterie d’Henri Rochefort, qui est parfaitement Français, ne serait-elle pas anglaise ? Or, elle l’est… Quant à moi, je lui reconnais toutes les qualités de la plaisanterie anglaise la plus formidable, — et la sécheresse aristocratique (mon Dieu, oui ! aristocratique, monsieur de Rochefort, qui, m’a-t-on dit, êtes un démocrate !), et la crudité brusque, et l’atrocité dans l’ironie, et la morsure que l’on refait dans la morsure ; et, par-dessus tout, la chose la plus profondément et la plus essentiellement anglaise : je veux dire l’exagération qui va jusqu’à l’impossible et l’extravagant, dans la pensée, avec le froid qui contracte, le froid le plus glacé, dans l’expression.

Mais, ici, pour être compris, un exemple de cela est nécessaire. Il y a un passage dans son livre où l’auteur des Français de la décadence se moque, comme il sait se moquer (à tort ou à raison, ce n’est pas la question), des percements de rue qui ont lieu à Paris en ce moment ; et, pour exprimer les ironiques inquiétudes que lui causent tous ces percements de rues nouvelles (pages 290 et suivantes), non seulement il parle avec effroi d’une rue qui traverserait les tableaux du Titien et de Raphaël : Les Noces de Cana et La Belle Jardinière, lesquels sont actuellement au Louvre, mais encore d’une « autre rue, qui traverserait à son tour, d’outre en outre, les deux pots de réséda posés sur sa fenêtre, et qui continuerait jusqu’à son lit de plumes, en passant sur sa table de nuit ». Et ce n’est pas là tout encore que ces prodigieuses hyperboles ! Rochefort ajoute qu’il « va céder sa femme à l’État, parce qu’elle peut être coupée en deux par une rue nouvelle ». Ce genre de raillerie qui touche au froid par son énormité même, ces hoax à la Swift, débités avec l’impassibilité et le sérieux d’un Anglais convaincu, et qu’écrit Rochefort dans une phrase qui ressemble à un visage où pas un muscle ne bouge, donnent toute la manière habituelle au spirituel écrivain ; mais, anglaise. Je l’ai vue aussi ailleurs qu’en Angleterre. Je l’ai vue étaler son énormité dans les pages joyeuses du Tintamarre, où Rochefort, je le dis au hasard, mais je ne le dis pas pour ravaler son talent, certes ! pourrait bien avoir collaboré. Le Tintamarre est un journal plein de hardiesse et d’originalité, qui porte, et qui ne cache pas, car il le montre assez ! beaucoup de bon sens, du meilleur bon sens français, sous son chapeau de fou à sonnettes. Mais chez les moqueurs du Tintamarre, il y a la gaîté et le comique rabelaisiens, appliqués au xixe  siècle. Au Tintamarre, ce sont les Bacchanales de l’esprit français, dans sa verve la plus échevelée. Il y a là quelque chose d’enivré, de chaud et d’aimablement fou dans la forme, qui n’est pas en Rochefort, au talent, pour moi, trop frappé de glace. Le vin de champagne est meilleur quand il est glacé, mais il ne faut pas que les glaçons tombent du goulot de la bouteille. Il aurait perdu son parfum…

IV

Telle est la plaisanterie de Rochefort… On conviendra que si elle manque de chaleur et trop souvent de variété, elle ne manque point de puissance. Qui sait ? elle en a peut-être d’autant plus qu’elle tranche davantage sur notre plaisanterie française, et qu’en France on aime l’accent, le ton, l’air étranger… Acéré d’ailleurs, et acéré avant tout, aiguisé sur les quatre côtés de sa lame, dès les premiers mots qu’écrivit le talent vibrant de Rochefort, quand il débuta dans la Chronique, on reconnut le petit sifflement de l’acier ou de la cravache dans la main qui les prend et qui sait s’en servir. On sentit que ce chroniqueur qui débarquait dans le commérage n’était pas une commère, mais un compère, qui pourrait bien faire de la Chronique une polémique, et pratiquer une bonne trouée dans les choses du temps. Aussi Rochefort, ignoré de la veille, n’attendit pas son succès en piétinant, comme tant d’autres, avec des pieds ardents, et il l’eut tout de suite, comme s’il ne le méritait pas ! La trouée qu’on espérait dans les choses du temps, il la fit bravement, et nous espérons encore qu’il l’agrandira. Je sais bien que l’Histoire des Français de la décadence est un titre plus grand que le livre qui ose le porter, mais, en somme, il y a dans ce livre un aigu de regard et un nerveux de poignet que rien n’a faussé ni fait faiblir. Il y a, sous la pantomime, fort bien exécutée, de ces coups de cravache impitoyablement et froidement appliqués à toutes les vanités et les avidités ambiantes, par ce jeune chroniqueur qui ne se contente pas de raconter, mais qui châtie ; un faire de moraliste eu germe, de moraliste pour plus tard… Car le moraliste n’existe pas seulement en vertu de l’indignation d’un noble esprit ou d’un cœur haut. Il faut autre chose que cela dans un pauvre temps comme le nôtre, qui n’a plus ni la religion des principes ni les principes de la religion. Henri Rochefort, si supérieur par les instincts qu’il puisse être aux autres jeunes gens de sa génération, n’a pas encore, je le crains bien, sa valise de moraliste complètement faite pour les expéditions morales. Son outillage est imparfait…

Y ajoutera-t-il ? L’Histoire des Français de la décadence deviendra-t-elle l’égale de son titre ?… Le Tallemant des Réaux de la Chronique, qui a su ajouter le fouet à sa lorgnette, deviendra-t-il le moraliste que je voudrais ? La Chronique le permettra-t-elle ? La Chronique, cette Armide du Journalisme pour les jeunes esprits qu’elle amollit, retiendra-t-elle et dépensera-t-elle à son service stérile de poste aux lettres cette force vive que je vois en Rochefort ? Pulvérisera-t-elle cet esprit ? Le réduira-t-elle en atomes, dispersés en cancans, autour d’elle, chaque matin ? Armide ! Qu’est-ce donc que j’écris là ! Je suis bien bon de l’appeler Armide, cette méchante fée de la Chronique, qui prend les plus belles facultés et qui les broie dans son petit moulin à phrases et à paroles, lequel tourne, tourne sans jamais s’arrêter ! Ah ! la Chronique ! l’esprit de Voltaire lui-même, l’homme pourtant le mieux organisé pour elle, avec son activité aux cent plumes, ne pourrait pas y résister.