(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VI. De la littérature latine sous le règne d’Auguste » pp. 164-175
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VI. De la littérature latine sous le règne d’Auguste » pp. 164-175

Chapitre VI.
De la littérature latine sous le règne d’Auguste

L’on regarde ordinairement Cicéron et Virgile comme appartenant tous les deux au même siècle appelé le siècle d’or de la littérature latine. Cependant les écrivains dont le génie s’était formé au milieu des luttes sanglantes de la liberté, devaient avoir un autre caractère que les écrivains dont les talents s’étaient perfectionnés sous les dernières années du paisible despotisme d’Auguste. Ces temps sont si rapprochés, qu’on pourrait en confondre les dates ; mais l’esprit général de la littérature latine, avant et depuis la perte de la liberté, offre à l’observation des différences remarquables.

Les habitudes républicaines se prolongèrent encore, pendant quelques années du règne d’Auguste ; plusieurs historiens en conservent les traces. Mais tout, dans les poètes, rappelle l’influence des cours : la plupart d’entre eux désirant de plaire à Auguste, vivant auprès de lui, donnèrent à la littérature le caractère qu’elle doit prendre sous l’empire d’un monarque qui veut captiver l’opinion, sans rien céder de la puissance qu’il possède. Ce seul point d’analogie établit quelques rapports entre la littérature latine et la littérature française, dans le siècle de Louis XIV, quoique d’ailleurs ces deux époques ne se ressemblent nullement.

La philosophie, à Rome, précéda la poésie ; c’est l’ordre habituel renversé, et c’est peut-être la principale cause de la perfection des poètes latins.

Avant le règne d’Auguste, l’émulation n’avait point été portée vers la poésie. Les jouissances du pouvoir et des intérêts politiques remportent presque toujours sur les succès purement littéraires ; et quand la forme du gouvernement appelle les talents supérieurs à l’exercice des emplois publics, c’est vers l’éloquence, l’histoire et la philosophie, c’est vers la partie de la littérature qui tient le plus immédiatement à la connaissance des hommes et des événements, que se dirigent les travaux. Sous l’empire d’un seul, au contraire, les beaux-arts sont l’unique moyen de gloire qui reste aux esprits distingués ; et quand la tyrannie est douce, les poètes ont souvent le tort d’illustrer son règne par leurs chefs-d’œuvre.

Cependant Virgile, Horace, Ovide, malgré les flatteries qu’ils ont prodiguées à Auguste, se sont montrés beaucoup plus philosophes, beaucoup plus penseurs dans leurs écrits, qu’aucun des poètes grecs. Ils doivent en partie cet avantage à la raison profonde des écrivains qui les ont précédés. Toutes les littératures ont leur époque de poésie. De certaines beautés d’images et d’harmonie sont transportées successivement dans la plupart des langues nouvelles et perfectionnées ; mais quand le talent poétique d’une nation se développe comme à Rome, au milieu d’un siècle éclairé, il s’enrichit des lumières de ce siècle. L’imagination, sous quelques rapports, n’a qu’un temps dans chaque pays ; elle précède ordinairement les idées philosophiques ; mais lorsqu’elle les trouve déjà connues et développées, elle fournit sa course avec bien plus d’éclat.

Les poètes, sous le règne d’Auguste, adoptaient presque tous dans leurs écrits le système épicurien ; il est d’abord très favorable à la poésie, et de plus, il semble qu’il donne quelque noblesse à l’insouciance, quelque philosophie à la volupté, quelque dignité même à l’esclavage. Ce système est immoral, mais il n’est pas servile ; il abandonne la liberté, comme tous les biens qui peuvent exiger un effort ; mais il ne fait pas du despotisme un principe, et de l’obéissance un fanatisme, comme le voulaient les adulateurs de Louis XIV. Cette brièveté de la vie, dont Horace mêle sans cesse le souvenir à ses peintures les plus riantes, cette pensée de la mort, qu’il ramène continuellement à travers toutes les prospérités, rétablissent une sorte d’égalité philosophique, à côté même de la flatterie. Ce n’est pas avec une vertueuse sensibilité que ces poètes nous peignent la passagère destinée de l’homme ; si leur âme se montrait capable d’émotions profondes, on leur demanderait de combattre la tyrannie, au lieu de chanter l’usurpateur. Mais on se les représente voyant passer la vie, comme ils regardent couler le ruisseau qui rafraîchit leur climat brûlant, et l’on finit presque par leur pardonner d’oublier la morale et la liberté, comme ils laissent échapper le temps et l’existence.

Malgré cette mollesse de caractère, qui se fait remarquer sous le règne d’Auguste dans la plupart des poètes, on trouve en eux un grand nombre de beautés réfléchies. Ils ont emprunté des Grecs beaucoup d’inventions poétiques, que les modernes ont imitées à leur tour, et qui semblent devoir être à jamais les éléments de l’art. Mais ce qu’il y a de tendre et de philosophique dans les poètes latins, eux seuls en ont la gloire.

L’amour de la campagne, qui a inspiré tant de beaux vers, prend chez les Romains un autre caractère que chez les Grecs. Ces deux peuples se plaisent également dans les images qui conviennent aux mêmes climats. Ils invoquent, ils rappellent avec délices la fraîcheur de la nature, pour échapper à leur soleil dévorant ; mais les Romains demandent de plus à la campagne un abri contre la tyrannie, c’était pour se reposer des sentiments pénibles, c’était pour oublier un joug avilissant, qu’ils se retiraient loin des cités habitées. Des réflexions morales se mêlent à leur poésie descriptive ; on croit apercevoir des regrets et des souvenirs dans tout ce que les poètes écrivaient alors ; et c’est sans doute par cette raison qu’ils réveillent plus que les Grecs une impression sensible dans notre âme. Les Grecs vivaient dans l’avenir, et les Romains aimaient déjà, comme nous, à porter leurs regards sur le passé.

Aussi longtemps que dura la république, il y eut de la délicatesse dans les affections des Romains pour les femmes. Elles n’avaient point encore l’existence indépendante que leur assurent les lois modernes : mais reléguées avec les dieux pénates, elles inspiraient, comme ces divinités domestiques, quelques sentiments religieux. Les écrivains qui ont existé pendant la république, ne s’étant jamais permis d’exprimer les affections qu’ils éprouvaient, c’est dans le court passage des mœurs les plus sévères à la plus effroyable corruption, que les poètes latins ont montré une sensibilité plus touchante que celle qu’on peut trouver dans aucun ouvrage grec. On se rappelait encore, sous le règne d’Auguste, l’austérité républicaine, et la peinture de l’amour empruntait quelques charmes des souvenirs de la vertu29.

Des vers de Tibulle à Délie, le quatrième chant de l’Énéide, Ceyx et Alcione, Philémon et Baucis, peignent les sentiments de l’âme avec cette langue des Latins dont le caractère est si imposant. Quelle impression ne produit-elle pas, cette langue créée pour la force et la raison, alors qu’on la consacre à l’expression de la tendresse ! C’est une puissance majestueuse qui vous émeut d’autant plus en s’abandonnant aux mouvements de la nature, que vous êtes plus accoutumés à la respecter. Cependant le langage vrai d’une sensibilité profonde et passionnée est extrêmement rare, même chez les Romains du siècle d’Auguste. Le système d’Épicure, le dogme du fatalisme, les mœurs de l’antiquité avant l’établissement de la religion chrétienne, dénaturent presque entièrement ce qui tient aux affections du cœur.

Ovide introduisit, par plusieurs de ses écrits, une sorte de recherche, d’affectation et d’antithèse dans la langue de l’amour, qui en éloignait tout à-fait la vérité. Il rappelle, à cet égard, le mauvais goût du siècle de Louis XIV. La manie d’exercer son esprit à froid sur les sentiments du cœur, doit produire partout des résultats à peu près semblables, malgré la différence des temps. Mais cette affectation est le défaut de l’esprit d’Ovide ; il ne rappelle en rien le caractère général de l’antiquité.

Ce qui manque aux anciens dans la peinture de l’amour, est précisément ce qui leur manque en idées morales et philosophiques. Lorsque je parlerai de la littérature des modernes, et en particulier de celle du dix-huitième siècle, où l’amour a été peint dans Tancrède, La Nouvelle Héloïse, Werther et les poètes anglais, etc., je montrerai comment le talent exprime avec d’autant plus de force et de chaleur les affections sensibles, que la réflexion et la philosophie ont élevé plus haut la pensée.

On a fait trop souvent la comparaison du siècle de Louis XIV avec celui d’Auguste, pour qu’il soit possible de la recommencer ici ; mais je développerai seulement une observation importante pour le système de perfectibilité que je soutiens. Descartes, Bayle, Pascal, Molière, La Bruyère, Bossuet, les philosophes anglais qui appartiennent aussi à la même époque de l’histoire des lettres, ne permettent d’établir aucune parité entre le siècle de Louis XIV et celui d’Auguste, pour les progrès de l’esprit humain. Néanmoins on se demande pourquoi les anciens, et surtout les Romains, ont possédé des historiens tellement parfaits, qu’ils n’ont été jamais égalés par les modernes, et en particulier pourquoi les Français n’ont aucun ouvrage complet à présenter en ce genre.

J’analyserai, dans le chapitre sur le siècle de Louis XIV, les causes de la médiocrité des Français, comme historiens. Mais je dois présenter ici quelques réflexions sur les causes de la supériorité des anciens dans le genre de l’histoire, et je crois que ces réflexions prouveront que cette supériorité n’est point en contradiction avec les progrès successifs de la pensée.

Il existe des histoires appelées avec raison histoires philosophiques ; il en existe d’autres dont le mérite consiste dans la vérité des tableaux, la chaleur des récits et la beauté du langage ; c’est dans ce dernier genre que les historiens grecs et latins se sont illustrés.

On a besoin d’une plus profonde connaissance de l’homme pour être un grand moraliste que pour devenir un bon historien. Tacite est le seul écrivain de l’antiquité qui ait réuni ces deux qualités à un degré presque égal. Les souffrances et les craintes attachées à la servitude avaient hâté sa réflexion, et son expérience était plus âgée que le monde. Tite-Live, Salluste, des historiens d’un ordre inférieur, Florus, Cornelius Nepos, etc., nous charment par la grandeur et la simplicité des récits, par l’éloquence des harangues qu’ils prêtent à leurs grands hommes, par l’intérêt dramatique qu’ils savent donner à leurs tableaux. Mais ces historiens ne peignent, pour ainsi dire, que l’extérieur de la vie. C’est l’homme tel qu’on le voit, tel qu’il se montre ; ce sont les fortes couleurs, les beaux contrastes du vice et de la vertu ; mais on ne trouve dans l’histoire ancienne, ni l’analyse philosophique des impressions morales, ni l’observation approfondie des caractères, ni les symptômes inaperçus des affections de l’âme. La vue intellectuelle de Montaigne va bien plus loin que celle d’aucun écrivain de l’antiquité. On ne désire point, il est vrai, ce genre de supériorité dans l’histoire ; il faut que la nature humaine y soit représentée seulement dans son ensemble, il faut que les héros y restent grands, qu’ils paraissent tels à travers les siècles. Les moralistes découvrent des faiblesses, qui sont les ressemblances cachées de tous les hommes entre eux : l’historien doit prononcer fortement leurs différences. Les anciens, qui se complaisaient dans l’admiration, qui ne cherchaient point à diminuer l’odieux du vice, ni le mérite de la vertu, avaient une qualité presque aussi nécessaire à l’intérêt de la vérité qu’à celui de la fiction ; ils étaient fidèles à l’enthousiasme comme au mépris, et souvent même les caractères étaient plus soutenus dans leurs tableaux historiques que dans leurs ouvrages d’imagination.

Peut-on oublier d’ailleurs quel avantage prodigieux les historiens anciens ont sur les historiens modernes par la nature même des faits qu’ils racontent ? Le gouvernement républicain donne aux hommes, comme aux événements, un grand caractère ; et des siècles de monarchie despotique ou de guerres féodales, n’inspirent pas autant d’intérêt que l’histoire d’une ville libre. Suétone qui a fait l’histoire du règne des empereurs, Ammien Marcellin, Velleius Paterculus, dans la dernière partie de son histoire, ne peuvent être comparés en rien à aucun de ceux qui ont écrit les siècles de la république ; et si Tacite a su les surpasser tous, c’est parce que l’indignation républicaine vivait dans son âme, et que ne regardant pas le gouvernement des empereurs comme légal, n’ayant besoin de l’autorisation d’aucun pouvoir pour publier ses livres, son esprit n’était point soumis aux préjugés naturels ou commandés qui ont asservi tous les historiens modernes jusqu’à ce siècle.

C’est à ces diverses considérations qu’il faut attribuer la supériorité des anciens dans le genre de l’histoire : cette supériorité tient principalement à cet art de peindre et de raconter qui suppose le mouvement, l’intérêt, l’imagination, mais non la connaissance intime des secrets du cœur humain, ou des causes philosophiques des événements30. Comment les anciens auraient-ils pu la posséder, en effet, à l’égal de ceux que des siècles et des générations multipliés ont instruits par de nouveaux exemples, et qui peuvent contempler dans la longue histoire du passé, tant de crimes, tant de revers, tant de souffrances de plus !