Essai
sur les règnes
de Claude et de Néron.
Livre premier.
I.
Lucius Annæus Sénèque naquit à Cordoue, ville célèbre de l’Espagne ultérieure, agrandie, sinon fondée par le préteur Marcellus, l’an de Rome 585 ; colonie patricienne qui donna des citoyens, des sénateurs, des magistrats à la république, privilége dont les provinces de l’Empire jouissaient encore sous le règne d’Auguste.
Le surnom d’Annœa signifie ou la vieille famille, ou la famille des vieillards, des bonnes gens, dont la rencontre était d’un heureux augure.
On appelait hybrides12 les enfants d’un père étranger ou d’une mère étrangère : c’étaient des espèces de citoyens bâtards, dont le vice de la naissance se réparait par le mérite, les services, les alliances, la faveur ou la loi. La famille Annœa fut-elle espagnole ou hybride ? on l’ignore.
Le père, ou même l’aïeul de Sénèque, fut de l’ordre des chevaliers. La première illustration de ce nom ne remonte pas au-delà, et les Sénèques étaient du nombre de ceux qu’on appelait hommes nouveaux.
Le père se distingua par ses qualités personnelles et par ses ouvrages. Il avait recueilli les harangues grecques et latines de plus de cent orateurs fameux sous le règne d’Auguste, et ajouté à la fin de chacune un jugement sévère. Cent orateurs fameux sous le seul règne d’Auguste ! Quelle épidémie ! Depuis la renaissance des lettres jusqu’à nos jours, l’Europe entière n’en fournirait pas autant. Des dix livres de Controverses que Sénèque le père écrivit, il ne nous en est parvenu qu’environ la moitié, avec quelques fragments des cinq derniers. Sa mémoire était prodigieuse : il pouvait répéter jusqu’à deux mille mots, dans le même ordre13 qu’il les avait entendus.
Soit que la plaisanterie des républicains en général ait quelque chose de dur, soit que Sénèque le père fût d’une humeur caustique, un jour14 il entre dans l’école du professeur en éloquence Cestius, au moment où il se disposait à réfuter la Milonienne. Cestius, après avoir jeté sur lui-même un regard de complaisance, selon son usage, dit : « Si j’étais gladiateur, je serais Fuscius ; pantomime, Batyle ; cheval, Mélission… — Et comme tu es un fat, ajouta Sénèque, tu es un grand fat. » On éclate de rire. On cherche des yeux l’écervelé qui a tenu ce propos. Les élèves s’assemblent autour de Sénèque, et le supplient de ne pas tourmenter leur maître. Sénèque y consent, à condition que Cestius déclarera juridiquement qu’il est moins éloquent que Cicéron ; aveu qu’on n’en put obtenir.
Le discours de Cestius est à regretter. Ce serait une chose instructive et curieuse que la réfutation de Cicéron par un orateur de ce temps.
Rien de plus sensé que la réflexion de Sénèque le père sur la dignité de l’art oratoire, dont le chevalier romain Blandus donna le premier des leçons, fonction qui jusqu’alors n’avait été exercée que par des affranchis : « Je ne conçois pas, dit-il, comment il est honteux d’enseigner ce qu’il est honnête d’apprendre. » (SENEC. Controvers. lib. II, præfat.)
On le citait parmi les bons déclamateurs. Les noms de déclamateurs et de sophistes n’avaient point alors l’acception défavorable qu’on y attacha depuis et que nous y joignons.
La déclamation était une espèce d’apprentissage de l’éloquence appliquée à des sujets anciens ou fictifs ; une gymnastique, où l’athlète essayait des forces qu’il devait employer dans la suite aux choses publiques ; une introduction à l’art oratoire, comme les héroïdes en étaient une à l’art dramatique.
Dans la suite, ce fut la ressource d’un goût national qui, au défaut d’objets importants, s’exerçait sur des frivolités ; un besoin de pérorer, qu’on satisfaisait sans se compromettre ; le premier pas vers la corruption de l’éloquence, qui commençait à perdre de sa simplicité, de sa grandeur, et à prendre le ton emphatique de l’école et du théâtre.
Nous donnons aujourd’hui le nom de déclamateurs à la sorte d’énergumènes contre laquelle Pétrone se déchaîne avec tant de véhémence à l’entrée de son roman satirique ; « ces gens, dit-il, qui crient sur la place : Citoyens, c’est à votre service que j’ai perdu cet œil, je vous demande un conducteur qui me ramène dans ma maison ; car ces jarrets, dont les muscles sont coupés, refusent le soutien au reste de mon corps. » (PÉTRONE, Satir., init.)
II.
Helvia ou Helbia, mère de Sénèque, était Espagnole d’origine.
L’aïeul de Sénèque avait eu deux femmes. (SÉNÈQUE, Consolation à Helvia, cha. XVII, note première.) Helvia était du premier lit, sa sœur du second ; leur père était vivant▶ et résidait en Espagne : elles avaient été élevées dans une maison austère, où les mœurs anciennes s’étaient conservées. (Id. ibid., chap. XVI.)
Helvia était instruite (Id. ibid.) ; son père lui avait donné une assez forte teinture des beaux-arts. La mère de Cicéron était de la même famille, et Helvia portait un nom deux fois illustré : l’une par la naissance du premier des orateurs, l’autre par la naissance du premier des philosophes romains.
La sœur d’Helvia jouit de la réputation la plus intacte (Id. ibid., chap. XVII), et obtint le plus grand respect pendant un séjour de seize ans en Egypte, chez un peuple léger et frivole15. Elle perdit en mer son époux, oncle de Sénèque. Au milieu de la tempête, dans l’horreur d’un naufrage prochain, sur un vaisseau sans agrès, la crainte de la mort ne la sépara point du cadavre, qu’elle emporta à travers les flots, moins occupée de son salut que de ce précieux dépôt. Sénèque parle de ce fait comme un témoin oculaire. (Id. ibid., chap. XVII.)
III.
Marcus Annæus, époux d’Helvia, vint à Rome sous le règne d’Auguste, quinze ou seize ans avant la mort de ce prince. Peu de temps après, Helvia s’y rendit avec sa sœur et ses trois enfants, Marcus Novatus, l’aîné, qui prit dans la suite le nom de Junius Gallion, dont il fut adopté ; Lucius Annæus, le second, dont nous écrivons la vie ; et Lucius Annæus Méla, le plus jeune. Ils furent mariés tous trois. Junius Gallion eut une fille appelée Novatilla : Sénèque en parle dans sa Consolation à Helvia comme d’un enfant aimable.
C’est au tribunal de Gallion, proconsul en Achaïe, que S. Paul (voyez les Actes des Apôtres, chap. CVIII, v 12 et suiv.) fut traîné par des Juifs fanatiques. « Si cet homme, leur dit-il, était coupable d’une injustice ou d’un crime, j’appuierais votre poursuite de toute mon autorité ; mais puisqu’il ne s’agit que du texte de votre loi, d’une dispute de mots, décidez-la vousmêmes : ces matières ne sont pas de ma compétence, et je ne m’en mêle pas. »
Ce discours est un modèle à proposer aux magistrats en pareille circonstance16. Jusque-là Gallion a parlé et s’est conduit en homme sage ; mais lorsqu’il voit les Grecs Gentils, qui haïssaient les Juifs, se jeter sur Sosthènes, grand prêtre de la synagogue, et le maltraiter sans respect pour son autorité, il oublie sa fonction ; il devait ajouter,’ ce me semble : « Disputez tant qu’il vous plaira, mais point de coups ; le premier qui frappera, je le fais saisir et mettre au cachot. »
IV.
Lucius Annæus Sénèque était d’un tempérament délicat, et sa mère ne le conserva que par des soins assidus : il fut toute sa vie incommodé de fluxions, et tourmenté, dans sa vieillesse, d’asthme, d’étouffements ou de palpitations ; car l’expression suspirium, dont il se sert (Lettres LIV et LXXVIII) au défaut d’un mot grec17, convient également à ces trois maladies. « Le suspirium, dit-il, est court ; l’accès n’en dure guère plus d’une heure, mais il ressemble à l’ouragan : de toutes les indispositions que j’ai souffertes, c’est la plus fâcheuse. »
Il était maigre et décharné : cette légère disgrâce de la nature lui sauva la vie dans un âge plus avancé ; et je ne doute point qu’il n’ait fait allusion à cette circonstance, lorsqu’il a dit (Lettre LXXVIII) que « la maladie avait quelquefois prolongé la vie à des hommes qui ont été redevables de leur salut aux signes de mort qui paraissaient en eux. »
V.
Caligula, ennemi de la vertu et jaloux des talents, avait surtout de la prétention à l’éloquence : il fut tenté de faire mourir Sénèque (DION, Hist. Rom., lib. LIX) au sortir d’une plaidoirie où celui-ci avait été fort applaudi. Caligula eût épargné un crime à Néron, sans une courtisane à laquelle il confia son projet atroce : « Ne voyez-vous pas, lui dit cette femme (DION, ubi supr., cap. XIX, sub fine), que cet avocat tombe de consomption ? Eh ! pourquoi ôter la vie à un moribond… ? » Dans le nombre de ces créatures qui naissent pour le malheur des peuples, pour la honte des règnes, et qui ont conseillé le forfait tant de fois, en voilà donc une qui le prévient.
Monstre aussi inconséquent qu’insensé, tu affectes le mépris pour les ouvrages18 de Sénèque, tu les appelles des amas de gravier sans ciment, arenam sine calce ; et tu veux le faire mourir !
Peu s’en fallut que le Zoïle couronné, condamnant à l’oubli les noms d’Homère19, de Virgile et de Tite-Live, ne fît enlever des bibliothèques les ouvrages et les statues des deux derniers.
Ce prince, d’un goût si délicat, faisait transporter de la Grèce en Italie les plus parfaites statues des dieux, auxquelles on coupait la tête pour y substituer la sienne.
Une excessive frugalité et des études continues achevèrent de détruire la santé de Sénèque.
Annæus Méla fut père du poëte Lucain, de cet enfant, neveu du philosophe Sénèque, qui devait un jour, dit Tacite, soutenir si dignement la splendeur du nom. Ô Tacite ! ô censeur si rigoureux des talents et des actions, est-ce ainsi que vous avez dû parler de la Pharsale, après avoir lu l’Enéide 20 ? Vous traitez avec le dernier mépris les conspirateurs de Pison, et vous faites grâce à un délateur de sa mère ! Si vous donnez le nom de monstre à Néron, devenu parricide par la crainte de perdre l’Empire, quel nom donnerez-vous à Lucain, qui devient également parricide21 par l’espoir de sauver sa vie ? Je ne méprise pas Lucain comme poëte, mais je le déteste comme homme, et je persiste à croire qu’il a fait aux siens plus de honte par son crime que d’honneur par ses vers. Qui de nous voudrait avoir été ou son père ou son fils ?
VII.
Je ne sais si les égards des cadets pour les aînés étaient d’usage dans toutes les familles, ou particuliers à celle des Sénèque ; mais on remarque dans le philosophe un grand respect pour son frère Gallion, qu’il appelle son maître ; titre accordé soit à la reconnaissance des soins qu’il avait eus de sa première éducation, soit à la simple natu-majorité, si souvent représentative de l’autorité paternelle22.
Tacite (Annal, lib. XVI, cap. XVII) ne nous donne ni une opinion très-avantageuse, ni une idée très-défavorable de Méla. Il s’abstint des honneurs par l’ambition des richesses. Il resta chevalier romain, se promit plus de crédit de l’administration des biens du prince que de l’exercice de la magistrature, et préféra la fonction d’intendant du palais, ou de publicain, au titre de consulaire. Trop d’ardeur à recueillir la fortune de son fils Lucain, après sa mort, souleva contre lui Fabius Romanus, intime ami du poëte. Romanus contrefait des lettres, sur lesquelles le père et le fils sont soupçonnés d’être les complices de Pison. Ces lettres s’ont présentées à Méla par ordre de Néron, avide de sa dépouille. Méla, à qui l’expérience de ces temps avait appris quel était le but de cette affaire, et quelle en serait la fin, la termina par le moyen le plus court et le plus usité : ce fut de se faire couper les veines. Il mourut de la même mort que son frère, avec autant de courage, mais avec moins de gloire ; laissant par son testament de grandes sommes à Tigellin et à Capiton, son gendre, afin d’assurer le reste de ses richesses à ses héritiers légitimes. (TACIT. Annal., lib. XVI, cap. XVII.) Si la liaison du poëte Lucain avec un scélérat tel que Romanus vous surprend ; si vous ne pouvez supposer que Lucain, qu’un homme d’une aussi grande pénétration, se soit aussi grossièrement trompé dans le choix d’un ami, ni que la conformité de caractères les ait attachés l’un à l’autre, interrogez les mânes d’Acilia23 .
VIII.
Annæus Méla aurait été aussi un homme distingué, s’il était permis d’en croire un père qui parle à son fils, et dont les éloges ne sont parfois que des conseils adroitement déguisés. Sénèque le père écrit à son fils Méla (Préface du second livre des Controverses de Sénèque le père) : « Vous avez la plus grande aversion pour les fonctions civiles, et pour la bassesse des démarches sans lesquelles on n’y parvient pas. Votre passion est de n’en avoir aucune, pour vous livrer sans réserve à l’étude de l’éloquence, de cet art qui facilite l’accès à tous les autres, et qui instruit ceux mêmes qu’il ne s’attache pas. N’imaginez pas que j’use de finesses à dessein d’irriter votre goût pour un travail qui vous réussit : satisfait du rang de votre père, mettez à l’abri du sort la meilleure partie de vous-même. Vous avez plus d’élévation dans l’esprit que vos frères ; à un talent supérieur pour les bonnes connaissances, vous réunissez une belle âme : vous
pourriez être corrompu par l’excellence même de votre génie. Vos frères se sont livrés à des soins ambitieux, en se destinant au barreau ; ils ont poursuivi des honneurs dont il faut redouter jusqu’aux avantages qu’on s’en promet. Il fut un temps où je me sentais un attrait violent vers la même carrière ; j’en étais le panégyriste, j’en connaissais les dangers, et cependant j’exhortais vos frères à la suivre, mais avec honneur : ils naviguent, et je vous retiens dans le port… » Malgré le jugement de Tacite, la candeur de ce discours laisse peu de doute sur la sincérité du père et sur les grandes qualités du fils.
IX.
Sénèque arrive à Rome sous Auguste ; il était dans l’âge d’adolescence, au temps où les rites judaïques et égyptiens furent proscrits24, la cinquième année du règne de Tibère. Il avait observé cette flamme, ou comète (Quæstion. natural. lib. I, cap. I), dont l’apparition précéda la mort d’Auguste. Ainsi il entendit parler la langue latine dans sa plus grande pureté ; ce n’est point un auteur de la basse latinité : il écrivit avant les deux Pline, Martial, Stace, Silius Italicus, Lucain, Juvénal, Quintilien, Suétone et Tacite. La latinité n’a commencé à s’altérer que cent ans après lui25.
X.
Sénèque le père eut de la réputation, et acquit de la fortune ; il vit les dernières années du règne de Tibère. Il avait servi de maître en éloquence à son fils ; c’est du moins l’opinion26 de Juste Lipse. Cet art était alors sur son déclin : et comment ce grand art, qui demande une âme libre, un esprit élevé, se soutiendrait-il chez une nation qui demande l’esclavage ? La tyrannie imprime un caractère de bassesse à toutes sortes de productions ; la langue même n’est pas à couvert de son influence : en effet, est-il indifférent pour un enfant d’entendre autour de son berceau le murmure pusillanime de la servitude, ou les accents nobles et fiers de la liberté ? Voici les progrès nécessaires de la dégradation : au ton de la franchise qui compromettrait, succède le ton de la finesse qui s’enveloppe, et celui-ci fait place à la flatterie qui encense, à la duplicité qui ment avec impudence, à la rusticité révoltée qui insulte sans ménagement, ou à l’obscurité circonspecte qui voile l’indignation. L’art oratoire ne pourrait même durer chez des peuples libres, s’il ne s’occupait d’affaires importantes, et ne conduisait l’homme d’une naissance obscure aux premières fonctions de l’Etat. Ne cherchez la véritable éloquence que sous les gouvernements où elle produit de grands effets et obtient de grandes récompenses27.
XL
Sénèque, qui avait fait ses premières études sous les dernières années d’Auguste, et plaidé ses premières causes sous les premières années de Tibère et de Caligula, quitte le barreau, et se livre à la philosophie avec une ardeur que la prudence de son père ne peut arrêter. Je dis la prudence ; car un père tendre qui craint pour son enfant, le détournera toujours d’une science qui apprend à connaître la vérité et qui encourage à la dire, sous des prêtres qui vendent le mensonge, des magistrats qui le protégent, et des souverains qui détestent la philosophie, parce qu’ils n’ont que des choses fâcheuses à entendre du défenseur des droits de l’humanité : dans un temps où l’on ne saurait prononcer le nom d’un vice sans être soupçonné de s’adresser au ministre ou à son maître28 ; le nom d’une vertu, sans paraître rabaisser son siècle par l’éloge des mœurs anciennes, et passer pour satirique ou frondeur ; rappeler un forfait éloigné, sans montrer du doigt quelque personnage ◀vivant▶ ; une action héroïque, sans donner une leçon ou faire un reproche. A des époques plus voisines de nos temps, vous n’eussiez pas dit qu’il n’avait manqué à tel grand qu’un Tibère pour être un Séjan ; à telle femme, qu’un Néron pour être une Poppée, sans donner lieu aux applications les plus odieuses : que faire donc alors ? S’abstenir de penser ? Non, mais de parler et d’écrire.
XII.
Le père de Sénèque fit d’inutiles efforts pour arracher son fils à la philosophie : Sénèque se lia avec les personnages de son temps les plus renommés par l’étendue de leurs connaissances et l’austérité de leurs mœurs, le stoïcien Attale29, le pythagorisant Socion, l’éclectique Fabianus Papirius, et Démétrius30 le cynique.
Quand il entendait parler Attale contre les vices et les erreurs du genre humain, il le regardait comme un être d’un ordre supérieur. « Attale, ajoute Sénèque (Lettre XVIII) se disait roi, et je le trouvais plus qu’un roi, puisqu’il faisait comparaître les rois au tribunal de sa censure. En l’écoutant, j’avais pitié du genre humain. »
Le pythagorisant Socion le détermina à s’abstenir de la chaudes animaux, régime qui convenait à sa santé ; mais à l’expulsion des cultes étrangers, dont les prosélytes étaient désignés par l’abstinence de certaines viandes, son père, qui haïssait encore moins la philosophie qu’il ne craignait une délation, le ramena à la vie commune, et lui persuada facilement de faire meilleure chère. (Lettre CVIII.)
Il dit de Fabianus Papirius : « Ce ne sont pas des phrases qui sortent de sa bouche, ce sont des mœurs. » (Lettre c.)
De Démétrius : « La nature semble ne l’avoir fait que pour prouver que ce grand homme était incorruptible, et notre siècle incorrigible ; héros dont la sagesse est accomplie, quoiqu’il n’en convienne pas ; dont la constance est inébranlable dans ses projets ; et dont l’éloquence, sans apprêt, sans recherche d’expressions, répond à la raideur de ses préceptes, et marche fièrement vers son but, n’ayant pour guide qu’une impétuosité naturelle. Je ne doute point que la Providence ne lui ait donné à la fois ces vertus et cette éloquence, afin que notre siècle trouvât en lui un censeur et un modèle. » (De Benefic, lib. VII, cap. VIII.)
Voici comme il en parle dans un autre endroit : « Je ne m’arrête qu’avec les gens de bien, de quelque pays, de quelques siècles qu’ils soient ; j’en digère mieux mes pensées. Le vertueux Démétrius est sans cesse avec moi ; je le mène partout. Je quitte ces hommes vêtus de pourpre, pour m’entretenir avec un homme à demi nu : je l’admire ; et comment ne l’admirerais-je pas ? je vois qu’il ne lui manque rien. » (Lettre LXII.)
C’est à ce Démétrius que Caligula, qui désirait se l’attacher, fit offrir deux cents talents ; c’est ce personnage qui répondit au négociateur : « Deux cents talents ! la somme est forte ; mais allez dire à votre maître que, pour me tenter, ce ne serait pas trop de sa couronne » (De Benefic, lib. VII, cap. XI) : propos qu’on traiterait d’insolence, s’il échappait à la fierté d’un philosophe de nos jours.
Démétrius disait à un affranchi enorgueilli de sa fortune : « Je serai aussi riche que toi, lorsque je m’ennuierai d’être homme de bien. » (Apud SENEC, Natural. Quæst. lib. IV, præf.)
C’est le même dont Vespasien punit les propos par l’exil, châtiment qui ne le rendit pas plus réservé. L’empereur, instruit de ses récentes invectives, n’y répondit que par un mot qu’un grand prince de nos jours a ingénieusement parodié31 : « Tu mets tout en œuvre pour que je te fasse mourir ; moi, je ne tue point un chien qui m’aboie32. »
Sénèque ne se laisse point ici transporter de reconnaissance ou d’enthousiasme : il était vieux, et le rival de ses maîtres, lorsqu’il s’en expliquait avec un homme instruit, Lucilius, qui les avait personnellement connus ; et si les éloges de Sénèque n’eussent pas été vrais, le courtisan n’aurait pas manqué d’en plaisanter.
Mais pourquoi ne voit-on plus leurs pareils ? Est-ce que la nature a cessé d’en produire ? Non : j’en pourrais citer qui, pauvres et obscurs, ont cultivé avec succès les sciences et les arts ; ils étaient affamés et presque nus, sans se plaindre, sans discontinuer leurs travaux. Si leurs semblables sont rares, c’est qu’il est plus difficile encore de résister à l’éducation domestique et à l’influence des mœurs générales qu’à la misère : ce sont deux moules qui altèrent la force originelle du caractère. Qui est-ce qui oserait aujourd’hui braver le ridicule et le mépris ? Diogène, parmi nous, habiterait sous un toit, mais non dans un tonneau ; il ne ferait dans aucune contrée de l’Europe le rôle qu’il fit dans Athènes. L’âme indépendante et ferme qu’il avait reçue, peut-être l’eût-il conservée ; mais il n’aurait point dit à un de nos petits souverains, comme à Alexandre le Grand : Retire-toi de mon soleil.
Ce n’est pas sans dessein que j’ai peint ces philosophes. A présent, me sera-t-il permis de citer le vieux proverbe : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ? Que penserait-on d’un ministre qui aurait rassemblé et gardé toute sa vie autour de sa personne des hommes de cette trempe, un Attale, un Socion, un Fabianus Papirius, un Démétrius ? Les philosophes les plus savants, les plus rigides et les plus considérés de son temps, voilà les amis constants de Sénèque. Fut-ce l’intérêt, la vanité, ou la conformité de principes, de caractère et de mœurs qui forma et cimenta cette inaltérable intimité ? L’intérêt ? Mais si l’on en croit les calomniateurs de Sénèque, celui-ci ne sut pas donner ; et si l’on s’en rapporte à l’histoire, les autres ne surent ni demander ni recevoir. La vanité ? Leur liaison commença dans un temps où Sénèque n’était qu’un citoyen obscur ; et l’on imagine qu’elle aurait duré, malgré l’avarice, la bassesse et l’hypocrisie de celui-ci ! que le philosophe qui rejeta avec tant de mépris les avances de son souverain, aurait gardé quelque ménagement pour un faux disciple ! Cela ne se peut. Il faut ou que ces illustres personnages justifient Sénèque, ou que le vicieux Sénèque les accuse. Si Sénèque leur en imposa, détracteurs, ils furent moins pénétrants que vous. S’ils l’avaient démasqué, une seule fois dans leur vie, et sans aucun motif, ils se montrèrent bien indulgents ou bien vils. Mais je vous le demande à vous-mêmes, cette indulgence, cet avilissement, peut-on les supposer dans des âmes austères et grandes, dont l’inflexibilité, la hauteur, la fierté, amenèrent si souvent l’exil et la mort ?
XIII.
Sénèque faisait grand cas des stoïciens rigoristes ; mais il était stoïcien mitigé, et peut-être même éclectique33, raisonnant avec Socrate, doutant avec Carnéade, luttant contre la nature avec Zenon, et cherchant à s’y conformer avec Épicure, ou à s’élever au-dessus d’elle avec Diogène. Des principes de la secte il n’embrasse que ceux qui détachent de la vie, de la fortune34, de la gloire, de tous ces biens au milieu desquels on peut être malheureux, qui inspirent le mépris de la mort, et qui donnent à l’homme et la résignation qui accepte l’adversite, et la force qui la supporte : doctrine qui convient et qu’on suit d’instinct sous les règnes des tyrans, comme le soldat prend son bouclier au moment de l’action ; mais doctrine qu’on se garde bien d’embrasser et de professer à la cour voluptueuse d’un prince dissolu. La philosophie du courtisan, ainsi que la religion du prêtre ambitieux, est celle du maître. Porter les livrées du Zénonisme à côté d’un Néron, c’est prendre l’habit de Quesnel sous le ministère d’un Fleury ou d’un Maurepas35. On n’est pas maladroit à ce point.
Ce que des sollicitations appuyées par l’autorité paternelle purent obtenir de Sénèque, ce fut de se présenter au barreau. (Lettre XLIX.)
Lorsque le philosophe désespère de faire le bien, il se renferme, et s’éloigne des affaires publiques ; il renonce à la fonction inutile et périlleuse ou de défendre les intérêts de ses concitoyens, ou de discuter leurs prétentions réciproques, pour s’occuper, dans le silence et l’obscurité de la retraite, des dissensions intestines de sa raison avec ses penchants ; il s’exhorte à la vertu, et apprend à se raidir contre le torrent des mauvaises mœurs qui entraîne autour de lui la masse générale de la nation.
Mais des hommes vertueux, reconnaissant la dépravation de notre âge, fuient le commerce de la multitude et le tourbillon des sociétés avec autant de soin qu’ils en apporteraient à se mettre à couvert d’une tempête ; et la solitude est un port où ils se retirent. Ces sages auront beau se cacher loin de la foule des pervers, ils seront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet honorable exil, où ils vivent au sein de la paix, ils verront sans envie l’admiration du vulgaire prodiguée à des fourbes qui le séduisent, et les récompenses des grands versées sur des bouffons qui les flattent ou qui les amusent…36 (Gal. de Præcog., cap. I.)
XIV.
Sur ce que le père de Sénèque avait obtenu de la coudescendance de son fils, il pressentit ce qu’il en pourrait encore obtenir, et il réussit à lui persuader de quitter le barreau, de déparer par le laticlave la robe modeste du philosophe qu’il avait reprise, et de se montrer entre les candidats ou prétendants aux dignités de l’État. On ne s’étonnera pas de l’indolence de Sénèque, engagé malgré lui dans cette carrière ; mais il avait une belle-mère ambitieuse, active, qui se chargea de toutes les démarches qui répugnaient au stoïcien37 ; une tante qui avait accompagné Helvia, sa sœur, à Rome ; qui avait apporté dans cette ville le jeune Sénèque entre ses bras ; dont les soins maternels l’avaient garanti d’une maladie dangereuse, et qui réunit son crédit à celui d’Helvia. Celle-là n’avait jamais eu la hardiesse d’approcher des grands, et de solliciter les gens en place ; elle surmonta sa timidité naturelle en faveur de son neveu : sa modestie vraiment agreste, si on l’eût comparée à l’effronterie des femmes de son temps, son goût pour le repos, ses mœurs paisibles, sa vie retirée, ne l’empêchèrent pas de se mêler dans la foule tumultueuse des clients. Peut-être la tante n’eût-elle pas réussi sans le mérite personnel de son neveu ; mais une réflexion qui n’en est pas moins juste, c’est qu’une des caractéristiques des siècles de corruption est que la vertu et les talents isolés ne conduisent à rien, et que les femmes honnêtes ou déshonnêtes mènent à tout, celles-ci par le vice, celles-là par l’espoir qu’on a de les corrompre et de les avilir ; c’est toujours le vice qui sollicite et qui obtient, ou le vice présent, ou le vice attendu.
XV.
Après avoir quitté la philosophie pour le barreau, et le barreau pour les affaires, Sénèque quitta les affaires et la questure 2 pour revenir à la philosophie, dont il donna des leçons publiques, servant la patrie plus utilement dans son école que dans la magistrature ; car que pouvait-il faire de mieux sous des souverains tels qu’un Caligula, un Claude, un Néron, que d’inspirer à ses concitoyens le mépris de la richesse, des dignités et de tous les dangereux avantages qui les exposaient à perdre la vie ?
On fixe la date de sa préture, à son retour d’entre les rochers de la mer de Corse38, où il fut relégué, les uns disent comme confident, les autres comme complice des infidélités de Julie, fille de Germanicus et sœur de Caïus, accusée d’adultère par Messaline.
- — Par Messaline ?
- — Oui, par Messaline.
- — Celle qui s’enveloppait la tête d’un voile à la chute du jour ?
- — Elle-même.
- — Qui, femme de l’empereur, eut l’incroyable audace d’épouser publiquement Silius, son amant ? celle dont Juvénal a dit :
Ostenditque tuum, generose Britannice, ventrem ;
JUVÉNAL, Satir, VI, vers 124.
vers sublime qui inspire plus d’horreur qu’une page d’éloquence, et même de grande éloquence ?
- — Elle-même, vous dis-je. Mais, pour éclaircir ce fait, il est à propos de jeter un coup d’œil sur le règne de .Claude et le caractère de cet empereur.
XVI.
De longues et fréquentes maladies affligèrent les premières années de sa vie. On le mit sous la conduite d’un muletier, qui ne changea pas de fonctions auprès de son élève (SUETON. in Claud., cap. II), qu’il traitait comme une bête de somme. Livie, son aïeule, ne lui parlait qu’avec dédain ; sa mère Antonia39 disait d’un sot par excellence : Il est plus bête que mon fils Claude (SUETON. in Claud., cap. III) ; et Livilla, sa sœur, ne cessait de plaindre le peuple romain, à qui le sort destinait un pareil maître. On affaiblit sa tête, on avilit son âme, on lui inspira la crainte et la méfiance : rebuté de sa famille, et repoussé des hommes de son rang, il se livra à la canaille et aux vices de la canaille. Appelé par Caïus à la cour, il en est le jouet (Id. ibid., cap. vu) : à table, il s’endort après le repas ; on lui met ses brodequins aux mains ; on lui lance des noyaux d’olives et de dattes en présence de ses parents qui n’en sont point offensés : peu s’en fallut qu’on ne vît Caïus monté sur un cheval consulaire, lorsqu’il décerna le consulat à son oncle. Claude avait été bafoué jusqu’à l’âge de cinquante ans. On le tira par force (Id. ibid., cap. x. DION, in Claudio, lib. LX, cap. I) de dessous une tapisserie où il s’était caché pendant qu’on assassinait son neveu. Il est enlevé au milieu du tumulte des factions ; il est transporté dans le camp malgré lui : on le conduisait au trône impérial, et il croyait aller au supplice. Qui se le persuaderait ? Caïus, après sa mort, trouva des vengeurs40. Valérius Asiaticus dit : « Je voudrais l’avoir tué » ; et ce mot, prononcé fièrement, en impose. Cependant le soldat veut un maître, pour n’en avoir qu’un ; le sénat veut la liberté, pour être le maître : Cassius Chéréa crie (JOSEPH. Antiq. Judaic. lib. XIX, cap. IV, § 4) que ce n’était pas la peine de se délivrer d’un frénétique pour servir sous un imbécile ; et il ordonne au centurion Lupus de mettre à mort Cœsonia, femme de Caïus. Ses courtisans l’avaient abandonnée ; elle était assise à terre (Id. ibid., lib. XIX, cap. n, § 4, et SUETON. in Caligul., cap. LIX, in fine), à côté du cadavre de son mari, tenant dans ses bras sa fille, encore enfant, et déplorant leur commune destinée. Au silence et à l’air féroce du centurion, elle comprit qu’elle touchait à sa dernière heure ; elle dit : « L’empereur vivrait encore, s’il m’avait écoutée », et tendit la gorge au centurion, qui brisa la tête de l’enfant contre la muraille, après avoir égorgé la mère. Cet acte de cruauté et quelques autres révoltent le peuple ; il se sépare des sénateurs ; la division se met entre ceux-ci ; le camp persiste dans son choix, et Claude allait être proclamé, lorsque les députés du sénat le conjurent de ne pas s’emparer par la force d’une autorité qui lui serait conférée d’un unanime et libre consentement (Id. ibid., lib. XIX, cap. IV, § 2). « Ce que vous me demandez, leur répondit-il, ne dépend pas de moi. On pouvait redouter la puissance impériale entre les mains d’un prince qui n’écoutait que ses caprices : assurez le sénat qu’on n’a rien de semblable à craindre. »
XVII.
Ce qui se passe entre l’assassinat de Caïus et l’élection de Claude, est une image fidèle de la perplexité des esclaves, lorsqu’ils se sont affranchis par la révolte. Délivrés du malheur présent, ils ne savent comment assurer leur bonheur à venir. Le cadavre sanglant de prince assassiné se présente à leur imagination : ils doutent s’ils n’ont pas commis un forfait, ils se troublent, ils s’effrayent ; leurs têtes sont étonnées. Sans vues, sans principes, sans plans, s’ils s’occupent de quelque chose, c’est d’échapper aux vengeurs du tyran qui n’est plus, et non de lui donner un digne successeur ; d’où il arrive que la mort d’un despote se réduit à conduire au trône un autre despote.
XVIII.
Claude proclamé, et tranquillement assis sur le trône (SUÉTONE in Claudio, cap. XI ; Confier quæ DION, lib. LX, cap. III), annonce le pardon des injures qu’on lui a faites, et pardonne. Il brûle les deux registres de Caïus (SUÉTONE, in Caligul., cap. XLIX ; Confier quæ DION, lib. LIX, cap. XXVI, et lib. LX, cap. IV), l’un intitulé le poignard, l’autre l’épée. Il fait enlever de nuit (DION, in Claudio, lib. IX, cap. IV) les statues de cet empereur, et ne souffre pas que sa mémoire soit flétrie41. Il revoit les différents jugements rendus sous le dernier règne ; il en confirme quelques-uns, il en annule d’autres. Il défend de léguer ses biens à César42, et de poursuivre qui que ce soit (DION, in Claud., lib. LX, cap. III), sous le prétexte de lèse-majesté. Il publie deux édits tels qu’on aurait pu les attendre du plus sage des princes : l’un assurait aux enfants la succession de leurs pères ; l’autre annonçait au peuple la sécurité du souverain. Il rappelle d’exil les deux sœurs de Caïus (DION, in Claud., lib. LX, cap. IV) ; Antiochus (Id. ibid., cap. VIII) est remis en possession de la Commagène ; Mithridate, libérien, délivré de ses fers ; un autre Mithridate, déclaré prince du Bosphore Cimmérien ; Agrippa, roi de Judée, décoré des ornements consulaires ; Hérode, son frère, de ceux de la préture ; des sommes immenses envahies, retournent aux légitimes et premiers possesseurs ; d’autres léguées, aux véritables héritiers ; pour comble de tant de bienfaits, le poids accablant de l’impôt général43 est allégé. Les meilleures opérations se font quelquefois sous les plus mauvais règnes, et réciproquement.
On creuse un port à l’embouchure du Tibre (Id. ibid., cap. XI) ; on tente le dessèchement du lac Fucin44 ; les limites de l’Empire sont étendues.
A la seconde époque de son règne, où l’on voit, par une foule d’actions atroces, combien l’autorité souveraine est ombrageuse ; la pusillanimité, cruelle ; et l’imbécillité, crédule ; toute vertu n’est pas encore éteinte dans son cœur. Il déclare libre l’esclave que son maître abandonnera dans la maladie (DION, ubi suprà, cap. XXIX) ; et coupable d’homicide, le maître qui tuerait son esclave malade45. Incertain sur la manière de modérer la sévérité de la procédure ancienne dans l’exclusion des sénateurs mal famés : « Que chacun, dit-il, s’examine ; qu’on demande la permission de sortir du sénat, nous l’accorderons ; et confondant sur une même liste et ceux qui se retireront librement, et ceux que nous chasserions, la modestie des uns affaiblira l’ignominie des autres. » C’est ainsi qu’il sait concilier la clémence avec la justice, ou peut-être les enfreindre l’une et l’autre : si la retraite des innocents excusait les coupables, celle des coupables accusait-les innocents. Son discours à Méherdate, quittant Rome pour se rendre chez les Parthes, qui lui avaient déféré la couronne, est celui d’un père à son fils : « Ayez de la bonté, ayez de la justice ; vous en serez d’autant plus révéré des barbares, que le règne de ces vertus leur est moins connu… » (Apud TACIT. Annal., lib. XII, cap. XI.) Il réprime la licence du peuple au théâtre, et défend aux usuriers de prêter aux enfants de famille.
D’après les actions et les discours qui précèdent, que fautil penser de Claude, dont le nom est si décrié ? Que faut-il penser de tant de souverains qui n’ont ni rien fait ni rien dit d’aussi sage ?
XIX.
Malheureux dans le choix de ses femmes (SUETON. in Claud., cap. XXVI), il est forcé, par raison d’État, de renoncer à Emilia Lépida, petite-fille d’Auguste. Le jour fixé pour la célébration des noces, une maladie lui enlève Livia Camilla, descendante du dictateur de ce nom. Il répudie Plautia Urgulanilla, surprise entre les bras d’un affranchi ; il chasse du palais Pétina, de mœurs irréprochables, mais d’une humeur et d’un orgueil que Claude même ne put supporter. A celle-ci succéda Messaline, fameuse par ses débauches ; et à Messaline, Agrippine, non moins fameuse par son ambition.
Bientôt on ne retrouve ni l’homme équitable ni le prince clément : Claude, subjugué par Messaline46, entouré de l’eunuque Posidès, des affranchis Félix, Harpocras, Caliste, Pallas et Narcisse, qui abusent de ses terreurs, de son penchant à la crapule, et de sa passion pour les femmes ; l’administration a passé de ses mains au pouvoir d’une troupe de scélérats aux ordres des deux derniers.
On vend publiquement (DION, in Claud., lib. LX, cap. XVII) les magistratures, les sacerdoces, le droit de bourgeoisie, la justice, l’injustice ; les favoris ligués exercent un monopole général. Claude se plaint de l’indigence de son trésor (SUETON. in Claud., cap. XXVIII) ; on lui répond « qu’il serait assez riche, s’il plaisait à ses affranchis de l’admettre en tiers. »
On dispose, à son insu, des dignités, des commandements, des grâces et des châtiments ; on révoque ses dons et ses ordres, on ne tient aucun compte de ses jugements ; on supprime les brevets qu’il a signés, on en suppose d’autres. C’est la débauche de Messaline, l’avidité ou les ombrages des affranchis, qui désignent les citoyens à la mort : la débauche de Messaline, les femmes dont elle est jalouse, les hommes qui se refusent à ses plaisirs ; l’avidité des affranchis, ceux qui sont opulents ; leurs ombrages, ceux qui ont du crédit.
Claude n’est rien sur le trône, rien dans son palais ; il le sait, il l’avoue. Il eût dit de deux édifices publics dont on lui aurait présenté les modèles : « Voilà le plus beau, mais ce n’est pas celui qu’ils choisiront… » Il eût dit d’un de ses ministres : « Il faudra bien qu’il succombe : il n’y a que moi qui le soutienne… » Faible, mais sensé, s’il eût opiné dans son conseil, il eût dit : « Mon avis est le meilleur ; ils ne l’ont pas suivi, je crois qu’ils s’en repentiront… » Il disait au sénat : « Cette femme que je produis en témoignage a été l’affranchie et la femme de chambre de ma mère ; elle m’a toujours regardé comme son maître. Il y a dans ma maison des gens qui n’en usent pas aussi bien. »
La faiblesse qui ne sait ni empêcher le mal, ni ordonner le bien, multiplie la tyrannie47.
XX.
Claude était comme abruti. Il signe le contrat de mariage de Silius avec sa femme, il déshérite son propre fils par une adoption ; quelquefois il oublie qui il est (TACIT. Annal, lib. XI, cap. XXXI), où il est, en quel lieu, en quel moment, à qui il parle ; il invite à souper des citoyens qu’il a fait mourir la veille ; à table, il demande à un des convives pourquoi sa femme ne l’a pas accompagné, et cette femme n’était plus ; après la mort de Messaline, il se plaint de ce que l’impératrice tarde si longtemps à paraître48.
Un plaideur le tire à l’écart, et lui dit qu’il a rêvé, la nuit dernière, qu’on assassinait l’empereur en sa présence ; l’instant d’après, le fourbe, apercevant son adversaire, s’écrie : « Voilà l’homme de mon rêve… » et sur-le-champ on traîne le malheureux au supplice (SUETON. in Claud., cap. XXXVII). Ce ridicule stratagème est employé par Messaline et Narcisse contre Appius Silanus (Id. ibid. ; Confier quæ DION, in Claud., lib. LX, cap. XIV). Appius en perd la vie, et l’affranchi est remercié de veiller sur les jours de César, même en dormant.
La vie privée de Claude montre ce que le mépris des parents, secondé d’une mauvaise éducation, peut sur l’esprit et le caractère d’un enfant valétudinaire.
Les premières années de son règne, marquées par l’amour de la justice et du travail, la clémence, la libéralité et d’autres qualités rares, l’auraient mis au nombre des hommes excellents et des bons souverains, si la méfiance, la faiblesse, la crainte ne l’avaient pas livré à des infâmes. Les dernières nous apprennent jusqu’où une prostituée et deux esclaves peuvent disposer d’un monarque, le dépraver et l’avilir49.
XXI.
Tel était l’état des choses à la cour de Claude, lorsque Julie, sœur de Caïus, y reparut. Cette femme avait de l’esprit, de la beauté, et ne devait son crédit ni à Messaline, ni aux affranchis, dont il fallait être ou les instruments ou les victimes. L’éclat avec lequel Sénèque s’était montré au barreau, l’avait conduit à l’intimité des personnes du plus haut rang, et surtout du malheureux Britannicus ; il ne pouvait être que haï de ceux dont ses principes et ses mœurs faisaient la satire. Combien de mots qui n’étaient dans sa bouche que des maximes générales, et qu’il était facile à la méchanceté des courtisans d’envenimer par des applications particulières ! Le philosophe aura dit, je le suppose, que la débauche avilit, et que, dans les femmes surtout, elle altère tous les sentiments honnêtes : croit-on que, sans être persuadé qu’il désignât la femme de l’empereur, on ne l’en ait pas accusé auprès d’elle, et traité ses discours de pédanterie insolente ? D’ailleurs Messaline, jalouse de l’ascendant de la nièce sur l’esprit de l’oncle, redoutait le génie pénétrant de Sénèque, qui pouvait éclairer Claude sur les désordres de sa maison et les vexations des affranchis. La perte de Sénèque et de Julie fut donc résolue. Messaline dit à Caliste, à Pallas, à Narcisse : « Cette femme ne se conduit que par les avis d’un homme attaché, de tous les temps, à Germanicus, son père : qui sait ce que ce Sénèque peut conseiller, et ce que cette Julie peut oser ? Si l’on n’écrase d’aussi dangereux personnages, on risque d’en être écrasé… » Le résultat de ces inquiétudes fut de donner un motif criminel aux fréquentes visites que Sénèque rendait à Julie. En conséquence, on présente à Claude une plainte juridique : Julie est accusée d’adultère50 ; on nomme Sénèque. Claude, à qui sa nièce était mieux connue, rejette l’accusation ; et Messaline n’en est que plus irritée, ses complices n’en sont que plus effrayés. Quel parti prendront-ils ? celui qu’ils étaient dans l’usage de prendre, et dont nous les verrons bientôt user les uns contre les autres pour s’exterminer réciproquement. A l’insu de l’empereur, de l’autorité privée de Messaline et des affranchis, Julie est enlevée, envoyée en exil, et mise à mort. On insiste sur l’éloignement de Sénèque, et Claude le signe.
XXII.
Sénèque ne fut, comme on voit, ni l’amant de Julie, ni le confident de ses intrigues. Il était âgé d’environ quarante ans, sage, prudent et valétudinaire ; il était marié, il avait des enfants, il aimait sa femme, il en était aimé ; il jouissait de l’estime et du respect de sa famille, de ses amis et de ses concitoyens ; sentiment qu’on n’accorde pas aussi unanimement à un hypocrite de vertu. Julie était à la fleur de l’âge, dans une cour voluptueuse, entourée de jeunes ambitieux qui se seraient empressés à lui plaire, s’ils avaient pu se flatter d’y réussir. Julie périt, et son prétendu complice n’est qu’exilé.
L’exil de Sénèque est l’ouvrage d’une infâme, d’un stupide, et de trois scélérats, dont le témoignage fut appuyé, si l’on veut, de la plaisanterie des courtisans, des bruits vagues de la ville, et des clameurs d’un Suilius, que je ne tarderai pas à démasquer. Mais que peuvent de pareilles autorités contre le caractère de l’homme ?
Sénèque n’est point coupable ; non, il ne l’est point. Mais il me plaît de négliger le témoignage de l’histoire, et d’en croire à l’imputation de la dernière des prostituées, à la crédulité du dernier des imbéciles, et aux calomnies impudentes d’un Suilius, le plus méprisable des hommes de ce temps. Je veux que Julie ait confié ses amours à Sénèque ; ou que Sénèque au milieu des élégants de la cour, se soit proposé de captiver le cœur de Julie, et qu’il y ait réussi : qu’en conclurai-je ? Que le philosophe a eu son moment de vanité, son jour de faiblesse. Exigerai-je de l’homme, même du sage, qu’il ne bronche pas une fois dans le chemin de la vertu ? Si Sénèque avait à me répondre, ne pourrait-il pas me dire, comme Diogène à celui qui lui reprochait d’avoir rogné les espèces : « Il est vrai : ce que tu es à présent, je le fus autrefois ; mais tu ne deviendras jamais ce que je suis… » (DIOGÈNE LÆRCE, dans la Vie de Diogène le Cynique, lib. VI, segm. LVI.) Sénèque, aussi sincère et plus modeste, nous fait l’aveu ingénu qu’il a connu trop tard la route du vrai bonheur (Epître VIII) et que, las de s’égarer, il la montre aux autres. Hâtons-nous de profiter de ses leçons ; et si nous connaissons par expérience ce qu’il en coûte pour vaincre ses passions et résister à l’attrait des circonstances, soyons indulgents, et n’imitons pas les hommes corrompus qui, pour se trouver des semblables, sont de plus cruels accusateurs que les gens de bien.
On avait tout à craindre du ressentiment de Julie, tant qu’elle vivrait. Sénèque était un personnage également innocent, et moins redoutable ; il suffisait de le réduire au silence, et d’empêcher qu’il n’employât son éloquence à venger l’honneur de Julie.
XXIII.
Tandis que Claude s’occupe de la réforme des mœurs publiques, la dissolution se promène dans son palais, le masque levé. Vinicius (DION, in Claud., lib. LX, cap. XXVII) est empoisonné, et son crime est d’avoir dédaigné les faveurs de Messaline. Avant Vinicius, Appius Silanus avait eu le même sort (Id. ibid., cap. XIV) et pour la même cause. Un fameux pantomime, appelé Mnester, devient en même temps la passion de Messaline et de Poppée. Soit crainte ou politique, Mnester préfère Poppée à l’impératrice ; Poppée est aussitôt accusée d’adultère avec Valérius. Et qui fut l’accusateur de Valérius et de Poppée ? qui fut l’agent de Messaline ? Le détracteur de Sénèque, Suilius.
Claude donne Mnester pour esclave à sa femme, et Messaline s’empare des superbes jardins de Valérius.
Suilius suit le cours de ses délations (TACIT. Annal, lib. XI, cap. IV) ; il attaque et perd deux chevaliers illustres, surnommés Pétra, soupçonnés par Messaline d’avoir favorisé l’intrigue de Poppée et de Mnester.
Les succès de Suilius font éclore une multitude d’imitateurs de sa scélératesse et de son audace (Id. ibid., cap. V).
Samius se tue en présence même de Suilius, qui avait reçu quarante mille écus de notre monnaie de ce client qu’il trahissait (Id. ibid., cap. V et VI).
XXIV.
Les défenseurs de la loi Cincia (Id. ibid., cap. V et VI) rappellent, à l’occasion de ce forfait, l’exemple des anciens orateurs, aux yeux desquels le seul digne prix de l’éloquence fut l’immortalité de leur nom51. « Penser autrement, c’était réduire la reine des beaux-arts à un vil esclavage. L’intégrité de l’orateur chancelle à l’aspect d’un grand intérêt. La défense gratuite diminuera le nombre des procès. De nos jours, si l’on fomente les haines, si l’on pousse aux délations, si on suppose des injures, ou si on les aggrave, c’est qu’il en est de la frénésie des plaideurs comme des maladies épidémiques : celles-ci enrichissent les médecins, celle-là fait la fortune de l’avocat. Par quels moyens les Asinius et les Messala parmi les anciens, les Aruntius et les Eserninus, nos contemporains, sont-ils parvenus au faîte des honneurs ? C’est autant par leur noble désintéressement que par leur sublime talent. »
Leurs adversaires répondaient : « Quel est l’homme assez présomptueux pour se promettre l’immortalité ? Par de longues études nous préparons à la faiblesse un appui contre la force : on ne s’élève point à cette importante fonction sans endommager sa fortune, on ne l’exerce point sans nuire à ses intérêts ; tandis qu’on s’occupe des affaires d’autrui, on néglige les siennes. Le militaire a sa paye, l’agriculteur ses récoltes : il n’est point de travail sans un salaire. Un généreux dédain pouvait convenir aux Asinius et aux Messala, comblés de richesses par leurs généraux Auguste et Antoine ; aux Eserninus et aux Aruntius, héritiers de familles opulentes ; mais les Clodius et les Curion ne reçurent-ils pas des sommes considérables de leurs clients ? Qui sommes-nous ? Des sénateurs indigents que la suspension des armes réduit aux seules ressources de la paix. Comment le plébéien soutiendra-t-il la dignité de sa robe ? Que deviendront les études, si l’on se condamne à la pauvreté en les cultivant ? »
Moins les raisons contraires à la loi étaient honnêtes52, plus Claude les jugea dictées par la nécessité ; et il permit aux avocats de prendre jusqu’à dix mille sesterces.
De peur que le prêtre n’avilisse la dignité de son état par la pauvreté, on en exige un patrimoine : ne serait-il pas également important d’exiger de l’avocat une fortune honnête, de peur qu’il ne soit tenté de sacrifier à ses besoins la vérité dont il est l’organe, et l’innocence dont il est le défenseur ?
XXV.
Messaline est entraînée à une dernière infamie par l’attrait de son énormité. C’est un excès d’impudence et de folie, dit Tacite, qui passerait pour une fable, s’il n’en existait encore des témoins53.
Messaline épouse publiquement son amant Silius.
Le consul désigné54, et la femme du prince, au centre d’une ville où tout se fait et se dit, se rendent, au jour marqué, à l’heure indiquée, au lieu convenu ; des témoins signent leur contrat : Messaline entend et répète solennellement les prières des auspices ; elle sacrifie dans les temples ; on célèbre un festin de noces ; elle occupe sa place parmi les convives, elle se prête aux caresses de son nouvel époux ; ils passent la nuit ensemble, livrés à toute la licence du lit conjugal. La maison du prince en frémit d’horreur ; les affranchis concertent comment, sans se compromettre, ils instruiront l’empereur de sa honte. Deux courtisanes, séduites par de l’argent et des promesses, se chargent de la délation. A cette nouvelle, ce n’est pas d’indignation, de fureur, c’est de terreur que Claude est saisi ; il s’écrie55 : Suisje encore empereur ? Silius l’est-il ? Dans le parti opposé, l’ivresse a fait place à l’effroi : au moment où l’on apprend que Claude est instruit, et qu’il accourt pour se venger, Messaline se réfugie dans les jardins de Lucullus, Silius au forum ; le reste se disperse. Des centurions les saisissent ou dans leur fuite, ou dans leurs asiles, et les chargent de chaînes. Messaline est résolue d’aller à son époux (TACIT. Annal, cap. XXXII). Britannicus et Octavie se jetteront au cou de leur père ; Vibidia, la plus ancienne des vestales, implorera la clémence du souverain pontife ; elle se précipitera aux pieds de César, et tiendra ses genoux embrassés. « Telle est la solitude de la disgrâce (Id. ibid.), que Messaline n’a pour tout cortége que ces trois personnes. Elle traverse à pied la ville entière : de lassitude, elle se jette dans un de ces tombereaux qui transportent les immondices des jardins. » Quelle destinée ! et qu’elle est juste ! Elle entre dans la voie d’Ostie ; elle ne rencontre la pitié nulle part : la turpitude de sa vie et le souvenir de ses forfaits l’ont éloignée56.
Cependant la terreur de Claude durait ; il ne voit à ses côtés que des assassins ; tantôt il se déchaîne contre sa femme, tantôt il s’attendrit sur ses enfants ; dans ses agitations, les uns gardent le silence ; d’autres, affectant une indignation perfide, s’écrient : Quel crime ! Quel forfait ! Déjà Messaline est à la portée de la vue (TACIT. Annal, lib. XI, cap. XXXIV) ; on entend : « C’est la mère d’Octavie, c’est la mère de Britannicus. Écoutez la mère d’Octavie et de Britannicus… » Mais on occupait les oreilles de Claude du récit du mariage ; ses yeux, d’un long mémoire de débauche : il était à l’entrée de la ville ; ses enfants allaient se présenter à lui : on les écarte ; Vibidia est renvoyée à ses fonctions. On détourne Claude, on le conduit dans la maison de Silius (Id. ibid., cap. XXXV). On lui montre, sous le vestibule, une statue élevée au père de Silius, contre les défenses du sénat ; dans les appartements, les meubles précieux des Néron, des Drusus, la récompense honteuse de son déshonneur. De là on le fait passer au camp : Narcisse harangue le soldat ; il s’élève des cris : on demande les noms des coupables ; ils sont nommés, et leur sang coule. Rentré dans le palais, l’empereur y trouve une table somptueusement servie ; il mange, il boit, il s’enivre (Id. ibid., lib. XI, cap. XXXVII) ; dans la chaleur du vin57, il dit : « Demain, qu’on fasse paraître la malheureuse, et qu’elle se défende… » Sa colère s’affaiblissait ; il n’y avait pas un moment à perdre, la nuit s’approchait : si Messaline est introduite, la chambre, le lit nuptial peuvent amener un retour de tendresse. Narcisse prend son parti, sort brusquement, et ordonne au tribun et aux centurions, au nom de César, qu’on fasse mourir Messaline. Ils vont ; et pour s’assurer de l’exécution, ils sont précédés de l’affranchi Evodus.
Evodus trouve (Id. ibid.) l’impératrice étendue par terre dans les jardins de Lucullus, où elle était retournée. A côté d’elle était assise Lépida, sa mère58, Lépida, qui s’était séparée de Messaline dans la prospérité, et qui s’en est rapprochée dans le malheur. « Qu’attendez-vous (Id. ibid.) ? lui disait-elle ; qu’un bourreau porte la main sur vous ? Vous êtes à la fin de la vie ; il ne s’agit plus que de mourir sans honte. » Mais il ne restait rien d’honnête59 dans une âme souillée, aucune force dans une âme flétrie par la volupté. La mère et la fille s’abandonnaient à la douleur, lorsque les portes s’ouvrent avec violence. Le tribun, debout devant Messaline, garde le silence ; l’affranchi l’accable d’invectives grossières. C’est alors qu’elle sent l’horreur de sa situation ; sa main tremblante saisit un poignard, qu’elle approche tantôt de sa gorge, tantôt de sa poitrine, sans se frapper. Le tribun la perce d’un seul coup, et laisse le cadavre à sa mère.
Ainsi périt cette femme qui avait tant de fois appris à Narcisse à se passer des ordres de son maître.
Claude était encore à table (TACIT. Annal, lib. XI, cap. XXXVIII), lorsqu’on lui annonça que Messaline était morte, on ne lui dit pas si c’était de sa propre main ou de la main d’un autre, et il ne s’en informa pas ; on lui verse à boire, et il continue son repas comme de coutume. Les jours suivants, on ne lui remarque pas le moindre signe de haine, de satisfaction, de tristesse ou de colère ; la joie des accusateurs de sa femme, les larmes de ses enfants ne réveillent en lui aucun sentiment naturel. Les statues de Messaline enlevées, son nom effacé de tous les endroits publics et particuliers par ordre du sénat, accélèrent l’oubli de cette femme. Les honneurs de la questure sont déférés à Narcisse, et la vengeance la plus juste devient la source des plus grands maux.
XXVI.
Outre les vices de l’administration de Claude, livré à ses femmes et à ses affranchis, il en est d’autres qu’il faut imputer à son mauvais jugement.
La gratification accordée au soldat après son avénement au trône, devint une nécessité pour ses successeurs60.
Le titre de citoyen romain s’avilit par la multitude de ceux à qui on le conféra. De deux choses l’une : ou laisser partout ce beau nom à la place des dieux qu’on enlevait, et le rendre aussi étendu que l’Empire ; ou le renfermer dans ses anciennes limites, la mer et les Alpes.
Auguste, sollicité par Tibère et par Livie, refusa le droit de bourgeoisie à leurs protégés, et dit à l’impératrice, dont le client fut exempté du tribut, « qu’il valait mieux nuire au fisc qu’à la dignité du nom romain. »
Une faute aussi grave que les précédentes, ce fut d’ouvrir les portes du sénat à des affranchis, à leurs descendants, et à des étrangers : il importait bien davantage que ce corps fût honoré que d’être nombreux.
XXVII.
Claude ne pouvait rester sans épouse, et il ne pouvait en prendre une sans en être gouverné. De là de vives disputes sur le choix entre les affranchis ; entre les prétendantes, une égale chaleur à faire valoir leurs avantages.
Les intrigues de Pallas, les caresses d’Agrippine, des assiduités que la parenté autorisait, obtiennent à la nièce de l’empereur (TACIT. Annal, lib. XII, cap. II) la préférence sur ses rivales. Elle n’a pas encore le titre d’impératrice, mais elle en exerce l’autorité. Elle roule dans sa tête le projet de marier à son fils, Octavie, la fille de Claude. Mais Octavie est fiancée à Silanus : qu’importe ? le censeur Vitellius accusera Silanus61 d’inceste avec Junia Calvina, sa sœur. Des licences que le seul mariage autorise62 et le bruit qui s’en répand accélèrent l’union de Claude avec sa nièce. Mais cette union est contrariée par l’usage et les mœurs, qui la déclarent incestueuse : qu’importe ? Vitellius lèvera cet obstacle, et le sénat opinera à recourir à la contrainte, si l’empereur a des scrupules.
Toutes ces choses s’exécutent : Octavie est mariée à Domitius Néron, Calvina est exilée63 et Silanus se tue. Lollia, à qui on ne pouvait reprocher qu’un crime, mais un crime qui ne se pardonne pas, celui d’avoir disputé (Id. ibid., cap. XXII) à Agrippine la main de Claude, est accusée d’interroger, sur le mariage de l’empereur, des magiciens, des Chaldéens, les prêtres d’Apollon à Colophone. La protection de Claude lui devient inutile ;’ elle est exilée et dépouillée d’une immense fortune. Calpurnia (Id. ibid.), dont César a loué la beauté sans dessein, subit le même sort. Calpurnia n’est qu’exilée ; Lollia est forcée de se tuer, et dans cet intervalle le mariage de Claude et d’Agrippine s’est consommé.
XXVIII.
Rome alors change de face (Id., ibid., cap. XII) : l’empire est asservi à une femme qui n’en laisse pas flotter les rênes au gré de sa passion ; elle sait les tenir avec le bras vigoureux d’un homme : sévère en public ; hautaine dans son palais ; chaste, à moins que son ambition n’en ordonne autrement ; dévorée de la soif de l’or, et l’accumulant par toutes sortes de voies, sous prétexte des besoins futurs de l’État, mais en effet pour s’attacher ses créatures, en fournissant à leur insatiable avidité.
Alors l’adoption de Domitius Néron, sollicitée par Agrippine et pressée par son amant Pallas (Id. ibid., cap. XXV), est proposée au sénat et confirmée d’un concert unanime de ces vils magistrats, dont Juvénal (Salir, IV, vers. 37 et seq.), non moins satirique, mais plus plaisant et plus gai qu’à son ordinaire, rassemble les successeurs autour d’un énorme turbot, délibérant gravement sur les moyens de l’apprêter sans le dépecer. On ôte à Britannicus jusqu’à ses esclaves (DION, in Claud., lib. LX, cap. XXXII). Ceux d’entre les centurions (TACIT. Annal. lib. XII, cap. XLI) et les tribuns que la pitié intéresse à ce jeune prince spolié de ses droits à l’empire, sont écartés ou par l’exil, ou avancés à des postes plus honorables : on exclut ceux de ses affranchis qu’on ne peut corrompre. Britannicus et Néron se sont rencontrés et salués, l’un du nom de Britannicus, l’autre du nom de Domitius. Agrippine crie (Id. ibid.) « que l’adoption est comptée pour rien, que l’on annule dans le palais ce que l’empereur et le sénat ont statué, que, si les auteurs de ces pernicieux conseils ne sont pas châtiés, leur méchanceté renversera l’État. » Claude, en condamnant à la mort les plus sages instituteurs de son fils, le livre aux créatures d’une belle-mère.
Cependant Agrippine (Id., loc. cit., cap. XLII) n’ose pas tout ce qu’elle ambitionne. Lusius Géta et Rufius Crispinus, attachés par reconnaissance aux enfants de Messaline, sont dépouillés du commandement de la garde prétorienne, et ce poste est conféré à Afranius Rurrhus, connu par ses talents militaires64.
On ne reproche point à Sénèque l’adoption de Domitius Néron ; Burrhus n’est pas tout à fait absous de cette injustice.
XXIX.
Agrippine, jalouse de s’annoncer autrement que par des forfaits, sollicite le rappel de Sénèque65 et obtient la fin de son exil avec la préture. Son dessein était de plaire au peuple, qui avait une haute opinion de la sagesse et des talents de ce philosophe ; de mettre Domitius, dès son enfance, sous un aussi grand maître, et de s’étayer de ses conseils pour s’assurer l’administration des affaires. Maîtresse de tout sous le règne présent, elle s’occupait de loin à rester maîtresse de tout sous le règne suivant ; elle s’était promis du ressentiment de Sénèque contre Claude66, et de la reconnaissance du service qu’elle venait de lui rendre, qu’il ferait cause commune avec elle contre son époux et qu’il apprendrait à son élève à ramper.
Les grands, une fois corrompus, ne cloutent de rien : devenus étrangers à la dignité d’une âme élevée, ils en attendent ce qu’ils ne balanceraient pas d’accorder ; et lorsque nous ne nous avilissons pas à leur gré, ils osent nous accuser d’ingratitude. Celui qui, dans une cour dissolue, accepte ou sollicite des grâces, ignore le prix qu’on y mettra quelque jour. Ce jour-là, il se trouvera entre le sacrifice de son devoir, de son honneur et l’oubli du bienfait ; entre le mépris de lui-même et la haine de son protecteur. L’expérience ne prouve que trop qu’il n’est ni aussi commun ni aussi facile qu’on l’imaginerait de se tirer avec noblesse et fermeté de cette dangereuse alternative. Un ministre honnête ne gratifiera point un méchant : mais un méchant n’hésitera pas à recevoir les grâces d’un ministre, quel qu’il soit ; il n’a rien à risquer, il est prêt à tout.
XXX.
Sénèque avait été relégué dans la Corse. Son exil durait depuis environ huit ans : comment le supporta-t-il ? Avec courage67. Heureux par la culture des lettres et les méditations de la philosophie, dans une position qui aurait peut-être fait votre désespoir et le mien ; sur un rocher qui, considéré, dit-il (Consolation à Helvia, chap. vi), par les productions, est stérile ; par les habitants, barbare ; par l’aspect du local, sauvage ; par la nature du climat, malsain. C’est de là qu’il écrit à sa mère (Id. ibid., cap. xvii et cap. iv) : « Je suis content, comme si tout était bien ; et, dans le vrai, tout n’est-il pas bien, si l’homme se voit avec complaisance et si la tranquillité habite le fond de son cœur ? J’ai la passion de connaître, et j’observe la nature : pour me délasser d’occupations sérieuses, je passe à des études légères. »
Il ajoute une observation singulière ; c’est que, malgré l’horreur du lieu (Id. ibid., chap. vi), on y trouve plus d’étrangers que de naturels. C’est un phénomène commun aux grandes villes, où l’on vient de toutes parts chercher la fortune, et aux lieux déserts, où l’on est sûr de trouver le repos et la liberté. L’homme n’est sédentaire que dans les campagnes, où il est attaché à la glèbe ; encore ne faut-il pas qu’il soit écrasé par les impôts et que, de tout le blé qu’il a fait croître, il ne lui en reste pas une gerbe pour se nourrir.
XXXI.
Mais comment concilier le discours de Sénèque dans sa Consolation à Helvia, sa mère, avec le ton pusillanime et rampant de sa Consolation à Polybe ? Je vais supposer ici, avec le savant et judicieux éditeur de la traduction de Sénèque68, que cet ouvrage est du philosophe, en attendant que je puisse exposer les raisons très-fortes que j’ai de croire le contraire69.
Rien de plus naturel et de plus facile à comprendre, et pour celui qui a éprouvé la longue infortune, et pour celui qui a un peu étudié le cœur humain. L’île et les rochers battus de la mer de Corse ne pouvaient être qu’un séjour ingrat pour le philosophe arraché subitement d’entre les bras de sa mère, au moment où, après une longue séparation, ils jouissaient du plaisir d’être réunis ; enlevé à sa patrie, à ses parents, à ses amis ; valétudinaire, loin des occupations utiles et des distractions agréables de la ville ; réduit à chercher en lui-même des ressources contre tant de privations affligeantes, comme on prétend que l’ours s’alimente durant les hivers rigoureux. Eh bien, Sénèque, brisé par une vie triste et pénible qui durait au moins depuis trois ans, désolé de la mort de sa femme et d’un de ses enfants, aura atténué sa misère pour tempérer la douleur de sa mère, et l’aura exagérée pour exciter la commisération de l’empereur. Qu’aura-t-il fait autre chose que ce que la nature inspire au malheureux ? Écoutez-le, et vous reconnaîtrez que la plainte surfait toujours un peu son affliction.
« Mais vous défendez Sénèque comme un homme ordinaire. »
- — C’est que le plus grand homme n’est pas toujours admirable, et que Turenne est encore un héros après avoir révélé le secret de l’État à sa maîtresse70. Il n’y a guère que l’enthousiasme ou la dureté des organes qui garantissent d’une espèce d’hypocrisie commune à ceux qui souffrent. Nous sortons d’une table somptueuse, nous respirons le parfum des fleurs, nous goûtons la fraîcheur de l’ombre dans des jardins délicieux, ou, si la saison l’exige, nous sommes renfermés entre des paravents dans des appartements bien chauds ; nous digérons, nonchalamment étendus sur des coussins renflés par le duvet, lorsque nous jugeons le philosophe Sénèque : nous ne sommes pas en Corse, nous n’y sommes pas depuis trois ans, nous n’y sommes pas seuls. Censeurs, ne vous montrez pas si sévères ; car je ne vous en croirai pas meilleurs.
XXXII.
Mais le règne de Claude s’échappe : la scène va changer et nous montrer le philosophe Sénèque à côté du plus méchant des princes, dans la cruelle alternative d’encourir le soupçon de pusillanimité, d’avarice, d’ambition, de vanité, s’il reste à la cour ; ou le reproche d’avoir manqué à son élève, à son prince, à sa patrie, à son devoir, et sacrifié inutilement sa vie, s’il s’éloigne. Quelque parti qu’il prenne, il sera blâmé.
Pallas venait de proposer une loi contre les femmes qui s’abandonneraient à des esclaves (TACIT. Annal, lib. XII, cap. LUI), Pallas l’affranchi ! Pallas, l’amant d’Agrippine ! L’empereur et le sénat ferment les yeux sur cet excès d’impudence ; la loi passe ; on décerne à Pallas les ornements de la préture avec une gratification de quinze millions de sesterces. Claude dit que « Pallas, satisfait de l’honneur, persiste dans son ancienne pauvreté » ; et un sénatus-consulte, gravé sur l’airain, affiche publiquement l’éloge d’une modération digne des premiers siècles de Rome, dans un affranchi riche de plus de trois cents millions de sesterces.
Néron plaide pour les habitants. d’Ilion (TACIT., loc. cit., cap. LVIII et XLI) ; il prend la robe virile avant l’âge : on propose de lui décerner le consulat à vingt ans ; en attendant, il sera consul désigné, il exercera l’autorité proconsulaire hors de la ville, on le nommera prince de la jeunesse.
Les jeux de la jeunesse, ou troyens, remontaient aux temps les plus reculés, à la descente d’Énée en Italie. C’étaient des combats et des courses à cheval où les enfants des grandes et des basses conditions, partagés en troupes opposées, se disputaient la victoire. Ascagne, fils d’Énée, les introduisit dans Albe, d’où ils passèrent à Rome, et s’y perpétuèrent jusque sous les empereurs. On les célébrait dans le cirque ; et celui qui présidait à cet exercice militaire s’appelait prince de la jeunesse, titre qu’on n’accordait qu’au successeur de César.
C’est ainsi qu’Agrippine suivait ses projets ; c’est ainsi qu’elle conduisait, pas à pas son fils à l’autorité souveraine.
XXXIII.
Claude donne des marques assez claires de repentir sur son mariage avec Agrippine, et sur l’adoption de Néron (SUETON. in Claudio, cap. XLIII). Il dicte un testament ; il fait signer ce testament par tous les magistrats : il lui échappe, dans l’ivresse (TACIT. Annal, lib. XII, cap. LXIV-LXV), qu’il est de sa destinée de souffrir les désordres de ses épouses et de les punir ensuite. Sur ce propos, Agrippine conçoit la nécessité d’agir sans délai ; mais, par un ressentiment de femme, elle oublie, un moment son péril pour s’occuper de la perte de Domitia Lépida.
Domitia était petite-nièce d’Auguste et sœur de Domitius. Il y avait entre elle et Agrippine peu d’inégalité d’âge, de beauté et de richesses : ; elles étaient toutes deux sans pudeur, toutes deux violentes, et se le disputaient autant par les vices que par les avantages de la fortune et de la naissance. C’était à qui, de la tante ou de la nièce, dominerait Néron. Agrippine opposait les menaces aux caresses et aux présents de Lépida. Lépida est accusée de sortilége et de troubles excités en Calabre par ses esclaves ; condamnée et mise à mort, malgré les remontrances et la protection de Narcisse, qui commençait à démêler les desseins ambitieux d’Agrippine, et qui voyait un péril égal à servir sous Néron et sous Britannicus.
Claude est empoisonné avec des champignons par la fameuse Locuste, longtemps un des instruments nécessaires de l’État71. La force du tempérament de Claude l’emporta sur son art. Agrippine s’adresse au médecin Xénophon, homme supérieur, qui n’aurait pas été, je crois, fort émerveillé de la distinction subtile d’un fameux archiatre de nos jours entre l’assassinat positif et l’assassinat négatif, mais qui ne connaissait pas mieux que le facultatiste le péril auquel on s’expose en commençant un forfait et la récompense qu’on s’assure en le consommant. Xénophon, sous prétexte de faciliter le vomissement, se sert d’une plume enduite d’un poison plus violent, et Claude expire. Sa mort est celée jusqu’à ce que tout soit disposé pour la tranquille et sûre proclamation de Néron (TACIT., loc. cit., cap. lxviii).
Le Sénat s’assemble (Id. ibid., cap. LXVIII-LXIX) ; les consuls et les prêtres font des vœux pour la santé d’un prince déjà. mort. Agrippine semble succomber à la douleur ; elle serre Britannicus dans ses bras ; elle retient par de pareils artifices Antonia et Octavie : toutes les portes sont gardées ; de temps en temps elle fait répandre que l’empereur est mieux. C’est ainsi qu’elle amusait l’espoir du soldat et laissait arriver le moment prédit par les Chaldéens, lorsque, le troisième jour des ides d’octobre, avant midi, les portes du palais s’ouvrent et laissent voir au peuple son maître.
XXXIV.
Claude meurt âgé de soixante-quatre ans72. Il n’était ni sans études ni sans lettres ; il sut écrire et parler la langue grecque ; il était orateur et historien élégant dans la sienne. Il se montra d’abord juste, modeste, sage, et fut aimé : alternativement pénétrant et stupide, patient et emporté, circonspect et extravagant, je le trouve plus faible que méchant. Il voulut persuader qu’il avait contrefait la démence (SUET. in Claud., cap. xxxviii) pour échapper à Caïus : on n’en crut rien. Il donna lieu au proverbe que, pour être heureux, il fallait être né sot ou roi73. Pour être très-heureux, que fallait-il naître ? Son règne fut ce qu’il devait être : le résultat d’une organisation viciée, d’une mauvaise éducation, de la méfiance, de la pusillanimité, de la faiblesse, d’un goût effréné pour les femmes, de la crapule, de quelques vertus et de plusieurs vices contradictoires. Sans la fermeté, les autres qualités du prince sont inutiles ; sans la dignité, il descend de son rang et se mêle dans la foule, audessus de laquelle sa tête majestueuse doit toujours paraître élevée. Il en est des rois comme des femmes, pour lesquelles la familiarité a toujours quelque fâcheuse conséquence.
La scène va changer encore. Après la mort d’un souverain, les yeux inquiets des ministres, des courtisans, des grands, des politiques, de la nation, se fixent sur son successeur. On pèse ses premières démarches ; on prête l’oreille, et l’on interprète ses propos les plus indifférents ; on étudie ses penchants, on épie ses goûts, on cherche à démêler son caractère, on attend que le masque se lève. Que le courtisan de la veille est vieux le lendemain ! Combien d’hommes importants tombent tout à coup dans le néant ! Ceux qui approchent le nouveau maître se composent un visage équivoque, qui n’est ni celui de la joie ou de l’ingratitude, ni celui de la tristesse ou de l’indécence. On disait à l’un d’entre eux : « On ne vous a point vu à la cour depuis la mort du roi… » Il répondit : « C’est que je n’ai point encore trouvé ma physionomie d’événement… « Quelque imperceptibles que soient les changements dans l’administration, un tact fin les saisit, et le jour qui suit l’inauguration est un jour de pronostics.
XXXV.
Néron s’acquitte d’abord du rôle d’affligé. L’oraison funèbre était un hommage d’étiquette chez les Romains, ainsi que de nos jours ; il prononça celle de Claude (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. iii) et s’étendit sur l’ancienneté de son origine, les consulats et les triomphes de ses aïeux, son goût pour les lettres et les bonnes études, la prospérité constante de l’Empire sous son règne. Jusque-là l’attention, la satisfaction même de l’auditoire se soutint74 ; mais lorsqu’il en vint au bon jugement et à la profonde politique du prince, personne ne put s’empêcher de rire ; cependant le discours était de Sénèque, qui y avait mis beaucoup d’art. On avait apparemment oublié les premières années de Claude, et l’on ne se souvenait que des dernières. Mais ce grand art dont Tacite fait l’éloge au moment même où il nous apprend que l’orateur fut sifflé, quel était-il donc ? Incessamment j’en dirai ma pensée.
Que ma conjecture soit fausse ou vraie, quelle tâche que le panégyrique d’un prince vicieux ; d’avoir à prononcer le mensonge dans la tribune de la vérité ; à louer la continence des mœurs privées devant une famille, devant un peuple que les débauches ont scandalisé ; la bravoure, devant des soldats témoins de la lâcheté ; la douceur de l’administration devant des sujets qui ont vécu sous la terreur de la tyrannie, et qui gémissent encore sous le poids des vexations ! Je vois dans cette conjoncture deux sortes de lâches, et l’orateur impudent qui préconise, et le peuple qui écoute avec patience : si le peuple avait un peu d’âme, il mettrait en pièces et l’orateur et le mausolée. Voilà la leçon, la grande leçon qui instruirait le successeur. Quelle différence de ces usages et de celui de ces sages Égyptiens, qui exposaient sur la terre le cadavre nu du prince décédé et qui lui faisaient son procès75 ! A qui appartient-il, si ce n’est au ministre des dieux, de sévir, après la mort, contre la perversité de celui que sa puissance a garanti des lois pendant sa vie et de crier, comme on l’entendit autour du corps de Commode : Aux crocs ! qu’on le déchire, qu’on le traîne ! Aux gémonies, aux gémonies 76 !
La première oraison funèbre qu’on entendit à Rome fut prononcée par le consul Publius Valérius Publicola : ce fut celle de Junius Brutus, son collègue, l’année qui suivit l’extinction de la royauté ; et c’est aux acclamations du peuple, dans cette circonstance, qu’il faut rapporter l’usage qui s’introduisit de consacrer la mémoire d’un grand homme, après son décès, par l’éloge qu’en ferait un grand homme. Qu’on me dise si ces deux conditions se sont trouvées souvent réunies. Qu’on me dise si des honneurs également rendus aux vices par un vicieux sont bien flatteurs pour la vertu, bien édifiants pour l’auditeur, bien instructifs pour le prince régnant.
La vertu obtint sans doute le premier éloge funèbre, comme le premier monument ; mais ces hommages, devenus si communs, auraient été bien rares, si l’esprit de leur institution dans Rome s’était conservé. Quoi donc ! n’aurait-il pas mieux valu que l’oraison funèbre n’eût jamais été faite que d’avoir été si souvent avilie ? Et je demanderai si un bon souverain qui placerait entre ses dernières volontés la défense de prononcer son panégyrique après sa mort donnerait une bien grande preuve de sa modestie ?
Si j’avais un reproche à faire à Sénèque, ce ne serait pas d’avoir écrit l’Apocoloquintose, ou la métamorphose de Claude en citrouille ; mais d’en avoir composé l’oraison funèbre.
XXXVI.
Cependant on sait que le philosophe s’était proposé d’attacher son élève à ses devoirs, sinon par goût, du moins par pudeur, en mettant dans sa bouche des discours remplis de sagesse, qu’il rougirait peut-être un jour de démentir. Quoi de plus conséquent à ce projet que d’exposer le César Claude à la risée publique ? Pouvait-il dire à Néron d’une manière plus énergique : « Prince, entendez-vous ? si vous gouvernez mal, c’est ainsi que vous serez traité lorsqu’on ne vous craindra plus… » Et l’historien ne nous suggère-t-il pas ce soupçon, lorsqu’il nous apprend que Sénèque avait mis beaucoup d’art dans son discours ? Ne serait-ce pas de cet art secret dont il le loue ?
« Vous êtes bien ingénieux, me dira-t-on, lorsqu’il s’agit de justifier Sénèque… » Je le suis bien moins que ses détracteurs pour le noircir.
J’ai ma façon de lire l’histoire. M’offre-t-elle le récit de quelque fait qui déshonore l’humanité ? Je l’examine avec la sévérité la plus rigoureuse ; tout ce que je puis avoir de sagacité, je l’emploie à découvrir quelques contradictions qui me le rendent suspect. Il n’en est pas ainsi lorsqu’une action est belle, noble, grande. Je ne m’avise jamais de disputer contre le plaisir que je ressens à partager le nom d’homme avec celui qui l’a faite. Je dirai plus ; il est selon mon cœur, et peut-être est-il encore selon la justice, de hasarder une opinion qui tende à blanchir un personnage illustre, contre des autorités qui contredisent la teneur de sa vie, de sa doctrine, et l’estime générale dont il a joui. Je me fais honneur d’un pyrrhonisme qu’il est facile d’attaquer, mais qu’il ne serait pas trop honnête de blâmer.
XXXVII.
Néron fut le seul des empereurs qui eut besoin de l’éloquence d’autrui (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. iii). César se plaça sur la ligne des plus grands orateurs : Auguste eut le discours prompt et facile qui convient à un souverain. Personne ne connut comme Tibère la valeur des expressions ; clair, lorsqu’il n’était pas obscur à dessein. La tête troublée de Caligula laissa de l’énergie à son éloquence : Claude s’exprimait avec élégance, quand il s’était préparé.
XXXVIII.
Après les honneurs rendus à la cendre de Claude77, Néron fait son entrée au sénat. Il ne manque ni de conseil ni d’exemple pour bien gouverner ; il n’apporte au trône ni haine ni ressentiment. Il n’a d’autre plan à suivre dans l’administration que celui d’Auguste, il n’en connaît pas un meilleur : les abus récents dont on murmure seront réformés. Il n’attirera point à lui seul la décision des affaires ; le sort des accusateurs et des accusés, balancé clandestinement dans l’intérieur du palais, ne dépendra plus des intérêts d’un petit nombre de gens en faveur. Rien à sa cour ne se fera par argent ou par intrigue ; il ne confondra point les revenus de l’État avec les siens. Que le sénat rentre dès ce moment dans ses anciens droits ; que les peuples de l’Italie et de ses provinces aient à se pourvoir aux tribunaux des consuls, et que les audiences du sénat soient sollicitées par ses magistrats. Il se renfermera dans le devoir de sa place, le soin des armées : le sénat sera maître de faire les règlements qu’il jugera de quelque utilité ; les avocats ne recevront à l’avenir ni argent ni présent, et les questeurs désignés ne se ruineront plus en spectacles de gladiateurs.
Souverains qui montez sur le trône, je vous invite à lire et à méditer ce discours.
Agrippine prétend que cette dernière dispense renverse les ordonnances de Claude (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. v) ; l’avis des Pères l’emporte sur le sien. Cependant elle jouissait d’une autorité illimitée ; son fils avait donné pour mot du guet, La meilleure des mères (Id. ibid., cap. ii et v, et SUETON. in Nerone, cap. ix) : les sénateurs s’assemblaient dans le palais, et Agrippine, à la faveur d’une porte dérobée, couverte d’un voile, entendait leurs délibérations sans être vue (Id. ibid., cap. v).
Si, comme on n’en saurait douter, Sénèque composa le discours que l’empereur prononça à son avénement au trône (DION l’assure, in Nerone, lib. LXI, cap. iii), certes il montra bien qu’il était vraiment homme d’État, et qu’il n’ignorait pas en quoi consiste la grandeur d’un prince, la splendeur d’un règne, et la félicité d’un peuple.
Il fit ordonner par le sénat (Id. ibid., cap. v) que ce discours serait gravé sur des tables d’airain, et lu publiquement tous les ans au mois de janvier. Ces tables étaient des chaînes de même métal78, dont il se hâtait de charger le tigre encore innocent et jeune79.
XXXIX.
On a beaucoup loué le regret que Néron témoigna de savoir écrire, à la première sentence capitale qu’il eut à signer80. Je trouve dans ce trait de l’hypocrisie ; j’admire davantage Néron, lorsque, partageant le consulat avec C. Antistius, et les magistrats prêtant le serment d’obéissance aux ordonnances des empereurs, il en dispensa son collègue81.
XL.
Il faut distinguer trois époques dans la durée de l’institution de Sénèque, ainsi que dans l’âme de son élève. Le maître en conçoit les plus hautes espérances ; il voit ses mœurs se corrompre, et il s’en afflige : lorsque ses vices, sa cruauté, sa dépravation, ses fureurs se sont développés, il veut se retirer.
Trajan82 disait que peu de princes pouvaient se flatter d’avoir égalé Néron pendant les cinq dernières années de son règne ; et rien n’est plus vrai. Mais comment ce prince put-il renoncer à un bonheur aussi grand, après en avoir joui si longtemps ? Que des fainéants, des imbéciles, des souverains à qui leurs sujets ont été aussi étrangers qu’eux à leurs sujets ; à qui on s’est bien gardé de donner des instituteurs tels qu’un Sénèque et un Rurrhus ; qu’on a tenus, depuis le berceau jusqu’au moment où ils arrivent au trône, dans une ignorance totale de leurs devoirs, aient continué de régner comme ils ont commencé, je n’en serai point surpris. Mais que ceux qui ont vu les transports d’un peuple immense dont ils étaient adorés, qui en ont entendu les acclamations autour de leur char, que des bénédictions continues ont accompagnés depuis le seuil de leur palais à leur sortie, jusqu’au seuil de leur palais à leur rentrée, deviennent méchants, se fassent haïr, et bravent l’imprécation ; je ne le conçois pas : à moins que ce ne soit dans un âge avancé, lorsque l’âme d’un prince s’est affaiblie ; lorsqu’après une longue prospérité, de longues disgrâces l’ont humilié ; lorsqu’il est accablé sous le malheur ; lorsqu’incapable de tenir les rênes de l’empire, il est forcé de les confier à des fous, à des ignorants, à des fanatiques, qui abusent des préjugés de son enfance, de sa caducité, de ses terreurs, pour flétrir la gloire de son aurore : il y en a des exemples, et cela se conçoit. Hélas ! ces malheureux souverains mourraient de douleur, sans les momeries dont on use pour leur en imposer par le fantôme de leur grandeur passée.
XLI.
Claude était né bon ; des courtisans pervers le rendirent méchant : Néron, né méchant, ne put jamais devenir bon sous les meilleurs instituteurs. La vie de Claude est parsemée d’actions louables : il vient un moment où celle de Néron cesse d’en offrir.
Le choix de l’instituteur d’un prince devrait être le privilége de la nation entière qu’il gouvernera.
Plautus Latéranus (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xi), accusé d’adultère avec Messaline, sera chassé du sénat ; Néron plaidera sa cause et le rétablira dans sa dignité. Sénèque, par la harangue qu’il composera dans cette circonstance et plusieurs autres, justifiera bien les sages institutions qu’il donne à son prince, en même temps qu’il montrera sa supériorité dans l’art oratoire ; mais il manquera son but. C’est en vain qu’il se propose de lier son élève83, pour l’avenir, à l’exercice de la clémence et à la pratique des vertus : cette ruse innocente, capable de donner à un jeune souverain, et à ses propres yeux et aux yeux de la nation, un caractère qu’il n’oserait démentir tant qu’il lui resterait quelque pudeur, ne prévaudra pas sur une nature aussi perverse que celle de Néron.
XLII.
Le meurtre de Junius Silanus, commis par les intrigues d’Agrippine, à l’insu de son fils, est le premier des forfaits du nouveau règne (Id. ibid., cap. i, init.). Le peuple désignait au trône Silanus : on avait fait mourir son frère, on craignait un vengeur : c’était trop de l’un de ces deux crimes.
Narcisse est jeté dans un cachot (Id. ibid., cap. i) : ce scélérat que les lois devaient revendiquer, excédé de la rigueur de sa prison, se donne la mort. Néron désira de sauver un affranchi84 dont l’avarice et la prodigalité s’accordaient si bien avec ses vices encore cachés, et ne put y réussir.
Les meurtres allaient se multiplier (Id. ibid., cap. ii), sans la résistance de Rurrhus et de Sénèque. Ces deux instituteurs du jeune prince réunissaient pour le bien85, chose rare, un crédit qu’ils partageaient également à différents titres. Burrhus était préfet ou gouverneur de Rome, emploi important qui le rendait maître de toute l’Italie : Sénèque était chargé des affaires du cabinet ; il était l’orateur du prince ; il dressait les édits, minutait les lettres circulaires, nommait aux gouvernements des provinces, et veillait au maintien du bon ordre dans le palais86. Voici les portraits que Tacite nous en a laissés87. L’un, c’est Rurrhus, de mœurs austères, formait Néron à l’art militaire : l’autre, Sénèque, tempérant d’affabilité la sagesse, lui enseignait l’éloquence. Tous les deux agissaient de concert pour diriger plus facilement vers des plaisirs licites la jeunesse fougueuse de leur élève, s’il arrivait que la vertu fût pour lui sans attrait. Ils n’avaient alors à lutter l’un et l’autre que contre la fière Agrippine88, tourmentée de tous les délires d’un pouvoir illégitime, et soutenue par Pallas, l’auteur du mariage incestueux et de la funeste adoption qui avait perdu Claude. Mais Néron n’était pas d’un caractère à fléchir sous des esclaves, et il commençait à se dégoûter de la triste arrogance d’un affranchi qui se méconnaissait.
XLIII.
Il y eut un moment où, à travers les propos de la ville, on remarqua la confiance que l’on avait dans ces deux personnages.
Il se répand un bruit tumultueux que les Parthes renouvellent leurs entreprises sur l’Arménie, et que Rhadamiste, qu’ils ont chassé, las d’une souveraineté si souvent acquise et perdue, renonce à la guerre ; et l’on disait, dans une capitale où l’on se plaît à discourir (TACIT., loc. cit. ; Annal, lib. XII, cap. vi) : « Comment un prince à peine sorti de sa dix-septième année pourrat-il soutenir un tel fardeau ?… Quel espoir pour l’État, qu’un adolescent en tutelle sous une femme !… Ses instituteurs dirigeront-ils les batailles, les siéges, et les autres opérations de la guerre ?… Cependant ce serait pis encore, si ces soins étaient tombés sur un imbécile affaibli par les années, et subjugué par des esclaves… Mais une expérience qui s’étend à beaucoup d’objets, a déjà distingué Sénèque et Rurrhus 89. »
Il se présenta une autre circonstance où le philosophe, par sa présence d’esprit, tira de perplexité et l’empereur et les assistants, dans une occasion où la dignité de César et l’honneur de la république paraissaient compromis. Les ambassadeurs d’Arménie haranguaient Néron : Agrippine s’avance, disposée à monter sur le tribunal, et à présider à ses côtés. On reste immobile et muet ; on ne sait quel parti prendre90. Alors Sénèque s’approche de l’oreille du prince, et lui dit : « Allez au-devant de votre mère. » Mais une femme d’esprit ne se trompe point à cette marque de respect ; une femme hautaine en est blessée, une femme vindicative s’en souvient.
Cette cérémonie m’en rappelle une autre : c’est l’audience publique que Néron accorde à Tiridate. Ce prince met un genou en terre, et dit à César : « Seigneur, un descendant d’Arsacès, le frère des rois Vologèse et Pacorus, se déclare votre esclave. Je viens vous rendre, comme à mon Dieu, les mêmes hommages. qu’au Soleil. Mon rang sera celui que vous me marquerez : car vous me tenez lieu de la fortune et du destin. »
Il n’y a que la bassesse de ce discours qui puisse excuser l’insolence de la réponse de Néron :
« Je vous félicite d’être venu jouir de ma présence. Ce trône que votre père n’a pu vous laisser, sur lequel les efforts de vos frères ne vous ont pas soutenu, je vous le donne. Je vous fais roi d’Arménie, afin que vous sachiez, eux et vous, que je puis, quand il me plaît, ôter et accorder des couronnes. »
Dans quelle abjection ces orgueilleux Romains avaient plongé l’univers ! Que serions-nous, si cette tyrannique puissance avait duré ? Barbares, accourez et rompez les fers des nations futures.
Un des hommes les plus sages que Rome ait produits disait : « Si les rois sont des bêtes féroces qui dévorent les peuples, quelle bête est-ce donc que le peuple romain qui dévore les rois ? »
XLIV.
Sénèque parvint au consulat sous Néron, s’il faut s’en rapporter à un sénatus-consulte daté des calendes de septembre, sous le consulat d’Ànnæus Sénèque et de Trébellius Maximus. On prétend qu’ils ne furent l’un et l’autre que subrogés aux consuls ordinaires : mais qu’importe ce fait à la gloire de Sénèque, plus honoré dans la mémoire des hommes par une page choisie de ses ouvrages, que par l’exercice des premières dignités de l’Empire, surtout sous un Tibère, un Caligula, un Claude, un Néron ; dans un temps et dans une cour où les grandes places confondant les honnêtes gens avec les fripons, les noms les plus distingués avec la vile populace, les ineptes et les gens instruits, il y avait moins de courage à les dédaigner qu’à les accepter ; et où ce que l’on pouvait s’en promettre de plus avantageux dépendait de quelque circonstance qui vous en délivrât par un exil honorable ou par une mort glorieuse ?
Que Sénèque ait ou n’ait pas obtenu le consulat, il est constant qu’au retour de son exil, il parut avec l’éclat de la haute faveur, et bientôt après avec celui de la grande opulence.
XLV.
« Mais que faisaient à la cour d’un Claude, dans le palais d’un Néron, un Rurrhus, un Sénèque ? étaient-ils à leur place ? »
Hélas ! non : mais c’était au temps et à l’expérience à leur apprendre que l’élève qu’on leur avait confié n’était pas digne de leurs soins ; que l’empereur qu’ils approchaient ne méritait ni leur attachement, ni leurs leçons, ni leurs services, ni leurs conseils.
« Mais pourquoi s’enfoncer dans l’antre de la bête ? »
J’observerai d’abord que Néron régna douze ans, et qu’il fut pendant les cinq premières années un excellent empereur. Ensuite je demanderai si le philosophe n’avait pas bien mérité du peuple romain, en lui épargnant cinq années de calamité, et si un prodige aussi étonnant ne suffisait pas pour soutenir son espoir et prolonger sa patience. Puis j’inviterai le petit nombre de lecteurs qui se piquent d’impartialité, de peser mûrement la réponse qui me reste à faire à ce reproche et à quelques autres tant de fois répétés.
XLVI.
Sénèque fut appelé à la cour de Néron sur l’éclat de ses talents et de ses vertus, par une femme ambitieuse qui avait à se réconcilier avec la nation, et à qui toute la rigidité des principes du philosophe était mal connue, ou qui s’était promis de la briser. Lorsqu’il cessa d’être l’instituteur du souverain, il en devint le ministre. Ce sont deux rôles qu’il est important de distinguer. Il ne se hâta point de désespérer d’un jeune prince qu’il avait placé et qu’il se promettait de ramener au rang des grands souverains. Qui est-ce qui ignore que le véritable attachement a sa source dans les soins qu’on a pris, et dans les services qu’on a rendus91 ? Qui est-ce qui ne connaît pas la longue persévérance avec laquelle un père attend le retour d’un enfant égaré ? Le cœur d’un instituteur vertueux pour son élève est le même que celui d’un père pour son enfant ; et si l’élève est empereur, s’il tient en. ses mains le bonheur et le malheur de l’univers, un crime, j’ose en faire la question, le plus grand des crimes, amené par un fatal enchaînement de circonstances où il faut qu’une mère périsse par son fils, ou le fils par sa mère, suffirat-il pour affranchir l’instituteur de ses fonctions, le ministre de ses devoirs ? Je vois l’homme honnête et sensible se désoler, s’éloigner, tourner ses regards en arrière, s’arrêter, revenir sur ses pas, et craindre de se retirer trop tôt. L’homme pénétrant sent l’importunité de sa présence et de ses conseils : l’homme ferme garde son poste, voit approcher sa perte, et la brave ; il n’a recouvré sa liberté qu’au moment d’une disgrâce évidente, la veille de sa mort. C’est ce que fit Sénèque. Mettez-vous à la place du philosophe, de l’instituteur et du ministre, et tâchez de vous conduire mieux que lui.
« Comme il est aisé à ceux qui sont au rivage d’où ils contemplent oisivement quelque maître pilote combattant la fureur des vents et des flots, de dire : Cet homme-là devrait gouverner sa barque d’autre façon ; tandis que, s’ils avaient en main le timon, ils se trouveraient sans comparaison plus empêchés, ou même feraient un triste naufrage : ainsi arrive-t-il que plusieurs pensent que Sénèque n’a philosophé que par livres. Pour moi, je l’estime autant et plus philosophe d’effet que de nom… » Et ce n’est pas Montaigne qui s’exprime ainsi, comme on pourrait en avoir le soupçon.
« La retraite ou la vérité pouvait certes lui coûter la vie ; mais à quoi sert donc la philosophie, si ce n’est dans les moments périlleux ? »
Elle sert à se soustraire au péril, selon que le bien général, le bien particulier, et même quelquefois son propre bien l’exigeront ; et c’est là ce qui distingue le sage de l’insensé.
« La philosophie consiste-t-elle à prêcher aux autres l’inflexibilité de la vertu, le mépris de la vie, et à s’en dispenser soi-même ? »
Le philosophe qui donne le précepte sans l’exemple, ne remplit que la moitié de sa tâche. Sénèque écrivit, vécut et mourut comme un sage. Ce n’est pas le sentiment de Suilius et de ses disciples, mais c’est celui de Tacite.
« Il ne faut pas prêcher aux autres ce qu’on est incapable de faire. »
J’ai dit assez d’absurdités en ma vie pour m’y connaître, et j’aurais bien perdu le seul fruit que j’en pouvais tirer, si cette maxime ne m’en paraissait pas une bien conditionnée. Il faut prêcher aux autres tout ce qui est bon et louable, qu’on en soit incapable ou capable.
Ne nous prêche-t-on pas d’être grands penseurs, grands écrivains, hommes excellents ? Et nos prédicateurs ont-ils ces qualités ? Si par hasard ils né les avaient pas, faudrait-il pour cela leur attacher des cadenas aux lèvres ? On instruit par le précepte, on instruit par l’exemple ; chacune de ces leçons a son avantage. Heureux celui qui peut nous les présenter toutes deux, et qui, doué du talent d’Horace, ajoute avec sa modestie : « Si je ne suis pas l’instrument qui coupe, je serai du moins la pierre qui l’aiguise ! » (De Arte pœtica, v. 348.)
L’homme sensé aurait dit à Sénèque : « Quand tu désespérerais de corriger Néron, vis et reste pour le bonheur des contrées dont il t’a confié l’administration. Plus un prince est inappliqué, ignorant, dissolu, faible ou féroce, plus le sage en place est un homme précieux. Parce que tu risques de n’être qu’un moniteur incommode, faut-il que tu cesses d’être un ministre utile ? »
J’ai dit et je continuerai de dire aux hommes publics, lorsqu’ils seront excédés de dégoûts : « Il ne faut pas s’en aller ; il faut être chassé. »
On ne pouvait abandonner trop tôt Néron à sa perversité, sans commettre une faute grave : il n’y en avait aucune à l’abandonner trop tard, à ne lui dire qu’à la dernière extrémité : « Je me lasse de faire des efforts superflus. Sois méchant, puisque tu veux l’être ; je ne m’y opposerai pas davantage. » Oui, si Sénèque eût attendu la mort à côté de son élève, près de son souverain ; si son sang eût arrosé les pieds de Tigellin et de Poppée, je ne l’en admirerais que davantage. L’homme de bien n’est jamais parfaitement inutile ; il meurt toujours trop tôt.
« Mais les amis de Sénèque lui auraient-ils conseillé de rester, au hasard de périr ? »
Je ne doute nullement qu’ils n’eussent été et que Sénèque ne les crût assez généreux pour lui donner ce conseil. Que s’ensuit-il ? précisément le contraire de ce qu’on en infère : qu’ils n’en étaient que plus dignes qu’il se conservât pour eux.
« Sénèque, tu n’obtiendras rien de Néron, ni pour les autres ni pour toi. »
Pour faire le bien, un ministre des provinces a mille occasions par jour où le consentement de César lui est inutile ; tout autant pour prévenir ou réparer le mal : c’est la prérogative inséparable de son poste. Les amis, les parents, les bons citoyens qui avaient été attachés au philosophe, ne furent persécutés qu’après sa mort.
On s’écriera : « Combien Sénèque est heureux ! ses yeux n’ont pas vu ce forfait. »
Et pourquoi ne se serait-on pas écrié : « Quel malheur que Sénèque ne soit plus ! Hélas ! peut-être que ce forfait n’eût pas été commis. »
« S’il se commet un forfait, on dira : Sénèque ne l’a-t-il point approuvé ? »
Sénèque ! un homme célèbre par ses talents, ses mœurs, sa famille, ses dignités, ses liaisons ! D’ailleurs, que lui auraient importé les propos du vulgaire ? c’était à sa conscience à le conseiller, à l’accuser ou à l’absoudre.
« Mais il ne fut jamais permis de mépriser une accusation ignominieuse. »
Il y eut autrefois à Tarente un petit génie, une espèce de philosophe, appelé Pythagore ; à Utique, un certain Caton ; dans l’Église, je ne sais quel apôtre, nommé Paul, qui prononcent exactement le contraire.
Mettons-nous un moment à la place de Novius Priscus, de Pauline, de Méla, de Gallion, d’un parent, d’un ami, d’un client, de quelques-uns de ceux que le ministre exposait par sa mort ou par sa retraite, et demandons-nous s’il nous arriverait d’appeler du nom de bassesse la ferme résolution de garder son poste, et de songer à notre salut. Quelle que soit notre réponse, voici la pensée de Sénèque, à qui je ne prête point ici des sentiments qu’il n’eut pas ; il dit : « Je crois avoir plus fait pour mes amis d’allonger ma vie, que si je fusse mort pour eux.
« Je n’ai pas considéré combien résolument je pouvais mourir, mais combien irrésolument ils le pouvaient souffrir.
« Je me suis contraint à vivre, et c’est quelquefois magnanimité que de vivre. »
Tel est le langage de sa philosophie et de son cœur ; telle fut la règle de sa conduite.
Lorsqu’à travers le prestige de quelques signes de vertu, Sénèque et Burrhus eurent démêlé dans Néron un germe de cruauté et d’autres vices prêts à éclore, ils s’occupèrent, sinon à l’étouffer, du moins à en retarder le développement.
« Mais cette funeste découverte ; ils ne tardèrent pas à la faire. On lit dans le vieux scoliaste de Juvénal92, que Sénèque disait en confidence à ses amis que le lion reviendrait promptement à sa férocité naturelle, s’il lui arrivait une fois de tremper sa langue dans le sang. Ils se déterminèrent donc à élever, à rester à côté d’une bête féroce. »
Que prouve évidemment ce passage ? C’est qu’au moment du pronostic la langue du tigre n’était pas encore ensanglantée. Serait-ce donc un reproche à faire à Sénèque et à Burrhus, que de l’avoir enchaînée pendant cinq ans ? Interrogeons le philosophe avant que de le juger : « Sénèque, qu’as-tu fait de Néron ?
- — J’en ai fait tout ce qu’il était possible d’en faire. J’ai emmuselé l’animal féroce ; sans moi, il. eût dévoré cinq ans plus tôt. »
Mais qui est-ce qui sera assez hardi pour marquer aux instituteurs d’un souverain, au ministre d’un grand empire, à un Sénèque, à un Burrhus, le moment où il leur convient de quitter leur poste ; au sage, le moment où il lui convient de mourir93 ?
Pélopidas disait à ses amis, à ses soldats désolés autour de son lit funéraire : « La vraie gloire ne consiste ni à mourir, ni à vivre ; mais à bien faire l’un et l’autre. »
« Mais puisque Sénèque reste à la cour après les beaux jours de Néron, donc il a eu quelque complaisance pour le vice et pour le crime ? »
Puisque Burrhus reste à la cour après les beaux jours de Néron, donc il a eu quelque complaisance pour le vice et pour le crime. Puisque Thraséas a pris et gardé la robe sénatoriale pendant le long avilissement de la magistrature, donc il en a partagé la bassesse et les vices. Fénelon, Montausier, Bossuet ont fait un long séjour dans une cour voluptueuse et dissolue : donc ils ont approuvé les mauvaises mœurs, donc ils ont eu quelque complaisance pour la dépravation. Avec cette logique, combien on outragerait d’hommes vertueux et d’honnêtes femmes qui habitaient la cour sous le règne suivant !
Après avoir lu ce qui précède, un citoyen aussi justement révéré par ses talents qui l’ont conduit aux grandes places, que par les vertus qui l’y désignaient94, me disait : « Avec tout cela, ne vous promettez pas de justifier Sénèque aux yeux de tout le monde… » Je suis bien loin de cette prétention, lui répondisje. Lorsque j’exhumais le philosophe, j’entendais les cris que j’allais exciter. C’est dans une cinquantaine d’années, c’est lorsque je ne serai plus, qu’on rendra justice à Sénèque, si mon apologie me survit.
Sénèque et Burrhus sont deux soldats en sentinelle qui doivent garder leur poste jusqu’à ce que la mort vienne les en relever ; ce qu’ils firent. Et ce qui me confond, c’est la légèreté avec laquelle des hommes frivoles prescrivent des règles de conduite à des personnages d’une prudence consommée, et placés dans la plus orageuse des cours ; et cela, sans en connaître les intrigues secrètes, les brigues, les mouvements, les caractères, les vues, les intérêts, les craintes, les espérances, les projets qui changent avec les circonstances, les circonstances qui changent d’un jour à l’autre ; sans que leurs fausses conjectures sur ce qui se passe à deux lieues des bords de la Seine leur inspire la moindre incertitude sur ce qui s’est passé il y a deux mille ans sur les rives du Tibre. Ils parlent, non comme s’ils étaient sous le vestibule de la maison dorée, mais dans le boudoir de Poppée. Qu’ils parlent donc, puisqu’ils trouvent des auditeurs assez patients pour les écouter, et un apologiste assez imbécile pour leur répondre95.
XLVII.
Dans l’impossibilité d’inspirer au prince dissolu l’austérité de mœurs qu’ils professaient, ses instituteurs essayèrent96 de substituer à la fureur des voluptés illicites et grossières le goût des plaisirs délicats et permis. Mais quels pouvaient être le fruit de leur exemple et l’effet de leurs discours sur un prince mal né, et d’ailleurs environné d’esclaves corrompus et de femmes perdues, qui en applaudissant à ses penchants, lui peignaient Sénèque et Burrhus comme deux pédagogues importuns ; l’un, plus fait pour pérorer dans l’ombre d’une école, que pour être admis à l’intimité d’un empereur ; l’autre, plus propre à commander dans un camp à la soldatesque, qu’à représenter dans un palais ?
Pline l’Ancien dit qu’il eût été moins affligeant de voir Néron consulter les esprits infernaux que les favorites. Ce qu’il y a d’hommes pervers dans une cour se pressent autour d’elles, fléchissent le genou devant elles ; et elles avilissent tout ce qui les approche. Elles sont protectrices-nées des scélérats, persécutrices infatigables des honnêtes gens. Assises sur le trône à côté du maître, il y a deux autorités : elles ont leur parti, leur, conseil, leurs audiences ; l’empire du souverain, est moins tyrannique, moins capricieux que le leur. Elles plient à leur gré la volonté de leur amant, elles déposent les ministres, elles donnent des généraux aux armées, elles en tracent la marche sur une carte avec des mouches, et vingt mille hommes sont égorgés.
Dans un État purement monarchique, tel que la France, une maîtresse avare ou dissipatrice ruine le peuple. Dans une monarchie limitée, où l’autorité du peuple tempère celle du roi, une maîtresse avare ou dissipatrice qui le ruine, le rend esclave de ses sujets.
Soit par curiosité, par esprit d’intrigue, par intérêt ou par vanité, en tout temps, mais surtout dans les circonstances orageuses, les femmes cherchent à captiver les chefs de parti. Le cardinal de Retz n’était pas beau ; cependant il n’y eut presque pas une femme qui ne cherchât à lui plaire, et la reine même disait de lui qu’on n’était jamais laid quand on avait les dents belles.
XLVIII.
Octavie, avec toutes ses qualités estimables, les conseils de Sénèque et de Burrhus, et l’appui d’Agrippine, ne put ou fixer l’inconstance ou vaincre la répugnance et échapper au dégoût de Néron. Il accorde sa confiance à deux jeunes infâmes d’une rare beauté (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xii), Othon et Sénécion, liés entre eux d’une amitié suspecte. Il se prend de fantaisie pour une affranchie nommée Acte. Agrippine. est instruite de cette intrigue : elle éclate, elle crie qu’une vile créature est devenue son égale ; une esclave sa belle-fille. Par ses fureurs déplacées, elle aliène l’esprit de son fils ; et Sénèque, à qui le prince semble se livrer dans cette conjoncture, jouit d’une confiance et d’une autorité qu’il partageait avec elle. Sa position n’en devint que plus difficile : ramener l’empereur à Octavie, la tentative était honnête, mais inutile : approuver sa passion pour Acté, cela ne convenait ni à son caractère ni à ses fonctions ; cependant l’instituteur, plus prudent que la mère, la regarda comme un frein qui modérerait, du moins pour un temps, la fougueuse intempérance du jeune homme et sauverait du trouble et de l’ignominie les plus illustres familles97.
Mais il fallait dérober, soit à Agrippine, soit a, Octavie, soit au peuple, cette basse inclination ; en conséquence, Annæus Sérénus (Id. ibid., cap. xiii) se prêta à un rôle singulier : ce fut de feindre du goût pour Acté, et de prendre sur lui la profusion du souverain.
« Sérénus, ami de Sénèque ! »
Oui, ami de Sénèque. Qu’en concluez-vous ? Que Sénèque eut des liaisons d’amitié avec un homme de cour. J’en conviens. Mais le philosophe approuvera-t-il la condescendance du courtisan ? Tacite l’en accuse-t-il ? Non.
« Sérénus, intime ami de Sénèque ! »
Oui, intime ami de Sénèque. Ce serait user d’une dialectique assez commode pour nous impliquer dans toutes les fausses démarches de nos amis, et pour déshonorer les hommes les uns par les autres, que d’accuser Sénèque par Sérénus.
« Et comment supposer que Sénèque n’ait pas approuvé la passion du prince ? »
Et pourquoi joindre deux rôles qui peuvent être séparés ? Dans cette circonstance chacun fit le sien : le courtisan en trompant l’œil jaloux d’Agrippine, et l’œil curieux du peuple romain ; le philosophe, en prévenant un inceste par l’entremise de la favorite.
Il y a des circonstances où la conduite du courtisan et du philosophe peut être la même : alors, le courtisan est sage, et le philosophe est prudent ; le motif seul distingue leurs procédés. Quel qu’il soit, le courtisan ne devient pas philosophe, non plus que le philosophe ne devient courtisan. Mais voyons s’il serait si difficile de justifier Sérénus.
XLIX.
Est-ce par nos mœurs ou par celles du temps qu’il convient d’apprécier les actions ? N’y a-t-il aucune différence entre la vertu d’un siècle et celle d’un autre, entre la vertu de la cour et celle d’un cloître ?
La philosophie se ressent plus ou moins des circonstances. Le duel, qui n’est qu’un atroce assassinat, a-t-il, aux yeux de nos moralistes les plus sévères, cet abominable caractère dans une contrée où, pour un geste, pour un mot, des idées bizarres d’honneur commandent, sous peine d’ignominie, d’égorger ou d’être égorgé ?
Un homme instruit et véridique racontait qu’un pieux fondateur d’ordre, un saint personnage que l’Église a canonisé, consulté par son frère, homme d’épée, sur la conduite qu’il avait à tenir avec un ennemi violent qui l’avait gravement insulté, ne lui dit point : « Tu ne tueras pas ; si l’on t’a frappé sur une joue, tends l’autre » ; mais qu’il se mit à genoux, et que, levant les mains au ciel, il adressa cette prière à Dieu : « Dieu miséricordieux, je te rends grâce de m’avoir conduit dans cet asile où je n’ai point d’injure à craindre ni à venger ; sans cela, l’insolent qui m’aurait outragé serait déjà mort. »
Lecteur, je vous entends, vous condamnez le moine à prendre l’habit du militaire, et le militaire à prendre l’habit du moine ; mais blâmez-vous celui-ci ?
Et comment la philosophie ne fléchirait-elle pas un peu, lorsque la religion et la loi se relâchent de leur raideur ? La discipline ecclésiastique n’arrête plus la femme adultère, la tête échevelée, la face collée contre terre, à la porte du temple, et le ministre de la justice ose prendre sur lui de tempérer la sévérité de la loi contre les duellistes.
Si l’esprit de galanterie devient national, et si la légèreté forme le caractère d’un peuple, la constance de certains engagements également proscrits par la morale austère, la loi civile et la loi religieuse, les rend respectables, et le délit est affaibli par l’influence des mœurs générales.
Mes raisonnements et la conduite de Sérénus déplairont sans doute à des personnages sévères, ou qui, affectant la sévérité, pèsent les actions dans la balance du cloître, qui confondent le vice avec le crime, et qui s’imaginent que des instituteurs gouvernent un élève empereur, comme un gardien de capucins dispose d’un frère lai.
Dans un temps où le souverain pouvait, sans scandale, renfermer dans un sérail sept cents concubines, je doute que nous eussions eu les idées que nous avons de l’adultère et de la fornication.
Vous n’êtes pas un prêtre chrétien, mais un brahmine, et je vous dis : « Vous croyez peut-être que vous rougiriez’ de vous promener dans les rues avec une clochette pendue où vous savez, que vous repousseriez la femme dévote qui s’agenouillerait pour la baiser ; et que si vous étiez invité par quelque jeune et pieuse Indienne à lui faire l’honneur d’entrer dans sa maison, vous balanceriez à laisser vos sandales à la porte. Erreur, monsieur l’abbé98 ; vous les laisseriez tout comme un autre, et là, vous édifieriez à la mode du pays, comme vous édifiez ici à la mode du vôtre. »
Ce n’est plus en France, c’est à Cochin que je vous place, et je vous dis : « Dans ce pays, les prêtres ont persuadé au peuple et au souverain qu’une de leurs prérogatives est de faire goûter aux jeunes mariées les premiers plaisirs douloureux de l’hymen, et vous vous persuadez peut-être que vous vous refuseriez à cette œuvre pie. Erreur, monsieur l’abbé ; à Cochin, comme à Paris, vous auriez toute la ferveur de votre état. »
Dans Athènes, je ne me serais pas fait eumolpide, parce que je ne me suis jamais senti un attrait bien puissant pour le service des autels ; mais j’aurais pris la robe d’Aristote, celle de Platon, ou endossé le froc de Diogène.
Il faut convenir qu’à côté d’un Tibère, un plaisant personnage à supposer, c’est un casuiste de Sorbonne.
J’ignore votre âge ; je n’ai aucune répugnance à vous accorder des mœurs pures. Mais si vous étiez jeune et un peu libertin, et qu’un de nos graves citoyens vous surprît à la chute du jour, la tête enveloppée dans votre manteau, entrant dans un lieu suspect, ou en sortant, vous adresserait-il le divin propos de Caton : « C’est bien fait, mon enfant, persistez dans la sagesse, Macte virtute esto ? Au lieu de vous précipiter sur la femme d’autrui, c’est là qu’il faut aller éteindre la chaleur qui vous tourmente… »
A Rome, aujourd’hui, du moins je m’en suis laissé faire le conte, une jeune fille va à l’église, se confesse, entend la messe, communie, et, au sortir de la sainte table, sa mère l’accompagne dans l’atelier d’un artiste de vingt-deux ans, à qui elle sert de modèle. Toute nue ! Oui, monsieur l’abbé, toute nue.
« Sénèque et Burrhus ne sont-ils pas plutôt deux honnêtes gens que deux vertueux philosophes, lorsqu’ils se prêtent au vice, et qu’ils le condamnent, sans oser l’empêcher ? »
Ils ne se prêtent point au vice ; Sénèque ne donna point à Néron la courtisane Acté, mais il opposa la jalousie de cette femme à la passion d’un fils pour sa mère : c’est un fait qu’il n’est permis ni d’ignorer ni de travestir. Et quand il en serait autrement, quel mal y aurait-il à prévenir un forfait par de l’indulgence pour une faiblesse ? Si Sénèque et Burrhus n’empêchèrent point Néron de répudier Octavie,. c’est qu’ils n’en eurent point le pouvoir : on n’ordonne pas la sagesse à son souverain comme à son enfant.
Il me semble voir un de nos pudiques censeurs arracher la jeune esclave du lit de son maître ; il me semble entendre la mère de celui-ci lui applaudir, l’encourager et lui dire : « Fort bien, chassez cette petite courtisane, et envoyez-moi mon fils, que j’aime tendrement, comme vous savez, afin que je le console et lui pardonne un goût qui me choquait, et qui croisait mes desseins honnêtes. »
L.
Mais je suppose que, par le plus absurde usage de son éloquence, Sénèque eût fait renvoyer la courtisane et jeté le fils entre les bras de sa mère : alors que n’eût-on pas dit ? et je demande quel est l’homme d’une assez étonnante pénétration pour soupçonner qu’en prévenant un inceste, il accélérerait un parricide ? S’il fallait que Néron couchât avec sa mère, ou qu’il la tuât, je demande de ces deux crimes quel est celui qu’il fallait préférer ? Mais, censeurs, ne vous tourmentez pas autour de ce cas de conscience : ce sont les imprudences d’Agrippine, ce fut son ambition, et non le dégoût de Néron qui la perdirent.
Le fruit de l’innocent artifice de Sénèque est évident, et j’ignore encore, je l’avoue, quel eût été celui d’une conduite opposée, si ce n’est peut-être qu’après avoir couché avec la femme impudique, Néron eût ensuite assassiné la mère ambitieuse : celui qui promena ses regards lascifs sur le cadavre d’Agrippine était capable de ces deux crimes.
Dans cette circonstance, s’il y avait eu quelques reproches à faire à Sénèque et à Burrhus, la furibonde Agrippine les leur aurait-elle épargnés ?
Mais d’où naissent toutes ces puériles difficultés ? De ce que le censeur ne croit pas facilement aux vertus philosophiques. C’est la méfiance intéressée d’un augure. Un autre dira : Ni moi, trop aisément aux vertus sacerdotales ; et ce sera la méfiance d’un philosophe. Pour moi, qui n’ai l’honneur d’être ni philosophe ni augure, je crois facilement aux vertus, et il me faut des preuves bien nettes pour me faire croire aux crimes. Que le censeur soit bon ou méchant, je gagerais bien qu’il s’accommodera de ce tour d’esprit : il convient et à l’homme vertueux qui cherche son semblable, et à l’hypocrite qui cherche une dupe.
L’effronterie, ajoutera-t-il peut-être, est l’apanage d’une certaine profession, et Sénèque était philosophe.
Et Démocrite, et Société, et Platon, et Cicéron, et MarcAurèle l’étaient aussi, et, d’après la réflexion du critique, il est à présumer qu’il ne l’est pas.
Celui qui dîne et soupe du mensonge n’aime pas celui qui prêche la vérité.
Il graverait volontiers sur la tombe de Sénèque les lignes énergiques avec lesquelles l’historien Tacite peint un stoïcien hypocrite. « Il affectait la gravité de la secte stoïcienne, il avait le manteau et la physionomie d’une école honnête ; mais il était perfide, mais il était fourbe, mais cet extérieur imposant masquait l’avarice et la débauche. »
Et voilà l’homme qu’on va reconnaître pour le héros de Tacite ! A-t-on jamais dit plus expressément que cet historien était ou un imposteur ou un sot ? Voilà le personnage que Tertullien et d’anciens Pères de l’Église ont rangé dans la classe des chrétiens de préférence à celle des philosophes, traité d’hypocrite, d’âme insidieuse, de vil usurier et de voluptueux libertin ; et cela avec une intrépidité plus injurieuse encore pour Tertullien et d’anciens docteurs que pour Sénèque et Tacite. Cela serait propre à faire penser que les gens de cette robe détestent plus cordialement encore ceux qu’ils comptent au nombre de leurs ennemis, qu’ils ne s’estiment et se respectent entre eux, et qu’ils tiennent moins à l’honneur de leurs chefs qu’au déshonneur d’un philosophe. Il avait raison, l’honnête incrédule, qui répondait à son prélat, qui lui disait : « Je donnerais bien vingt mille écus pour vous voir au pied de nos autels… » — « Monseigneur en donnerait bien quarante mille pour me savoir en mauvais lieu. »
Si le vice se couvrit quelquefois dans Rome de l’habit du philosophe, il y fut souvent enveloppé du vêtement sacerdotal. En France, ce ne fut ni dans la magistrature, ni dans l’art militaire, ni dans les académies, ni parmi le peuple, que Molière alla chercher le modèle de l’hypocrite. De son temps, le janséniste reconnaissait le jésuite dans Tartufe, et le jésuite y reconnaissait le janséniste ; mais, en le montrant sur la scène le cou oblique, les yeux radoucis, le chapeau rabattu, avec le petit collet et le manteau, le poëte ne laissa point de doute sur l’état du personnage.
Si l’épitaphe que le critique destine à Sénèque ne lui convenait pas, nous lui trouverions encore une place. L’hypocrisie est de toutes les conditions ; mais où ce vice doit-il être le plus commun, si ce n’est dans celle où les mauvaises mœurs seraient le plus scandaleuses ? Si l’on demandait quel était l’uniforme de celui qui disait de l’hypocrisie que c’était un vice dont il ne serait pas difficile de faire l’apologie, s’y tromperait-on ? Quelles étaient les fonctions de ceux que le Christ appelait des sépulcres blanchis ? En nommerait-on d’autres que certains docteurs de la loi ?
Semblable aux séminaires des augures, entre toutes les écoles des philosophes, celle de Zénon devait être la mieux pourvue d’hypocrites ; et semblable encore à nos séminaires, c’est de là que devaient sortir les hommes de la vertu la plus haute et de la méchanceté la plus raffinée.
L’hypocrisie est l’attribut distinctif de la classe, sans être le vice commun de tous les individus qui la composent. Socrate était philosophe, Charles Borromée était prêtre ; et Socrate ne fut point un effronté, ni Charles Borromée un hypocrite.
Mais voulez-vous exposer Socrate à des invectives atroces, à des imputations mille fois réfutées, ressusciter des Anites et des Mélites ? écrivez l’apologie de Socrate. Ceci n’est point une conjecture, c’est un fait. Un pieux et savant ecclésiastique prussien publia, il y a quelques années, la vie de ce philosophe : aussitôt des cris s’élevèrent ; l’on persuada aux peuples que leur pasteur était païen, et le pauvre curé n’eut plus un enfant à baptiser.
Que conclure de tout ce qui précède ? Qu’il fallait exister à Rome, vivre à la cour de Néron, connaître et partager les préjugés populaires, être mêlé dans les intrigues du palais, pour juger sainement une action de l’espèce dont il s’agit. Un philosophe païen n’a pu voir la conduite de Sérénus de l’œil d’un prêtre chrétien.
« Mais je n’existais pas à Rome, et je n’habitai jamais le palais des empereurs. »
Il est vrai ; mais je ne suis point accusateur, je suis apologiste.
« Accusateur ou apologiste, suis-je dispensé d’être juste ? »
Non, mais tout étant égal d’ailleurs, voit-on les mêmes
inconvénients à défendre un accusé qu’à condamner un innocent ?
Cette circonstance de la vie de Sénèque n’est pas la seule où je me sois aperçu que, quelque parti que le philosophe, l’instituteur et le ministre eût pris, il n’aurait pas échappé à la censure de la malignité. Pour moi, qui ne m’estime ni plus vertueux, ni mieux instruit, ni plus circonspect que Sénèque et Burrhus, je présume qu’ils ont fait l’un et l’autre ce qu’il y avait de mieux à faire, et je laisse aux détracteurs le courage et le soin de leur donner des leçons de prudence.
« Mais sous prétexte de sauver l’honneur des familles, ils se déshonorèrent eux-mêmes. »
Lisez Tacite, et vous serez convaincu que ce ne fut point un prétexte, mais une terreur que l’avenir ne justifia que trop. Lisez Tacite, et vous verrez une femme honnête mise à mort pour n’avoir pas voulu accepter la main et partager le lit de Néron.
« Sénèque est le héros de Tacite. »
Voilà un singulier reproche. Oui, le héros de Tacite, son contemporain ; de Tacite, le plus sévère des juges.
Il faut être l’ami d’un Tacite ; c’est par un Tacite qu’il faut être loué. Il ne faut point être loué par les calomniateurs des grands hommes, et il est au moins indifférent d’en être blâmé. Dans la suite, il ne dépendit pas de cette fière Agrippine, mieux conseillée, de descendre à des complaisances, de recevoir Acté, et de rendre son palais l’asile obscur des vices de son fils.
LI.
Parmi les vêtements les plus somptueux des mères et des femmes des empereurs, parmi leurs plus riches ornements, Néron (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xiii-xiv) ordonne le choix d’une parure qu’on présentera de sa part à Agrippine. Le présent est reçu de mauvaise grâce par cette femme, que la possession du sceptre n’aurait pas dédommagée de l’ambition de gouverner. On impute aux mauvais conseils de Pallas le peu de succès de la parure, et Néron dit de cet affranchi disgracié : Pallas vient d’abdiquer. (Id. ibid. : Non absurde dixisse : Ire Pallantem, ut ejuraret.)
Pallas était l’amant et le confident d’Agrippine99. Alors cette femme ne se connaît plus ; elle se répand en invectives, en menaces, qui retentissent jusqu’aux oreilles du prince : « Britannicus100 est en âge de régner : c’est le vrai sang de Claude, c’est l’héritier légitime du trône, occupé par un intrus à la faveur d’une adoption, qui n’y est assis que pour outrager sa mère. Je veux, ajoute-t-elle, qu’on divulgue tous les désastres d’une maison infortunée, et mon mariage incestueux, et mes empoisonnements. Grâce à la justice des immortels et à ma prudence, il me reste une ressource : le fils de Claude est ◀vivant▶ ; je le montrerai à l’armée. On entendra d’un côté la fille de Germanicus ; de l’autre, l’estropié Burrhus, l’exilé Sénèque ; celui-là avec son bras mutilé, celui-ci avec son ton de rhéteur, ambitionnant le gouvernement de l’univers… » En parlant ainsi, elle menace du geste, elle accumule imprécation sur imprécation, elle atteste Claude entre les dieux, elle évoque les mânes infernaux de Silanus, elle tire des ténèbres tant de forfaits inutilement commis, elle en appelle la vengeance.
A ce discours, le trouble s’empare de Néron. Britannicus touchait à sa quatorzième année : le nommer le véritable successeur de Claude, c’était le proscrire ; et bientôt il est empoisonné à table (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xvi), au milieu des jeunes convives de son âge, qui se dispersent d’effroi, sous les yeux étonnés d’Agrippine et d’Octavie, sous les yeux immobiles des courtisans, qui les tiennent attachés sur Néron101.
Sous Claude, les délateurs ont un salaire fixé par la loi Papia.
Lorsqu’on a fait une condition publique et avouée de la délation, où est le maître en sûreté contre son esclave, le grand en sûreté contre son souverain ? Il y a des fonctions infâmes, malheureusement nécessaires au bon ordre de la société : elles doivent entrer dans le plan de la police, mais non dans celui de la législation ; et la police bien entendue ne remplira pas les maisons et les rues de scélérats pour garantir les citoyens de quelques-uns.
Sous Néron, une empoisonneuse, Locuste, est protégée, récompensée, tient école et fait des élèves dans son art (SUETON. in Nerone, cap. XXXIII).
LII.
Mais comment les détracteurs de Sénèque l’impliqueront-ils dans cet horrible événement ? Diront-ils qu’il le conseilla ? non.. Qu’il l’approuva ? non ; mais qu’il composa avec une froideur stoïque l’édit hypocrite qui excusait la précipitation des obsèques du prince : comme si cet édit n’était pas plutôt de la fonction du ministre au département de la ville, que du ministre au département des provinces ; comme s’il s’agissait d’une pièce d’éloquence, et comme, si Néron, que nous entendrons bientôt répondre à Sénèque avec tant de finesse, n’en savait pas assez pour dicter lui-même quelques lignes aussi simples. Mais qu’on lise Tacite (Annal., lib. XIII, cap. xvii), et qu’on juge.
Pour excuser la précipitation des funérailles de Britannicus, l’empereur déclara par un édit que, « suivant le règlement de nos ancêtres, il faut soustraire les morts du premier âge aux regards du peuple, au lieu d’attirer une foule de spectateurs par une pompe et des éloges funèbres ; que, pour lui, privé du secours de son frère, il n’avait d’espérance que dans la république, et que le sénat et le peuple romain devaient redoubler d’attention en faveur d’un prince resté seul d’une maison destinée à gouverner l’univers. »
Une chose qui me surprend toujours également, c’est l’infatigable et cruel acharnement à tourmenter Tacite pour trouver des torts à Sénèque.
LIII.
La mort de Britannicus annonce à Agrippine ce qu’on peut attenter sur elle.
Dans cette déplorable conjoncture, des personnages qui affectaient une probité scrupuleuse (Id. ibid., cap. xviii), partageant entre eux des palais, des maisons de campagne, ne manquèrent, pas de censeurs. Peut-être Burrhus et Sénèque furent-ils du nombre des gratifiés ; et je m’étonne que les ennemis du philosophe, parmi tant de reproches, aient omis celui-ci. Mais l’historien l’avait prévenu, en nous dévoilant la politique de Néron, qui détournait de sa personne les regards publics, en attachant les yeux de l’envie sur ceux qu’il lui exposait décorés des dépouilles odieuses dont il les forçait de se couvrir102.
« Mais Sénèque faisait peut-être allusion à cette triste circonstance, lorsqu’il disait : Il ne m’est pas toujours permis de refuser ; quelquefois je serai forcé de recevoir un bienfait : un tyran cruel, ombrageux, prompt à s’irriter, regarderait mon refus comme une injure. — Non, Sénèque, non ; le philosophe a dû refuser les dons du tyran. Plus les dons sont illégitimes, plus le refus doit être opiniâtre : il n’y a point de force majeure contre la probité103. »
LIV.
Agrippine demeure inflexible104 ; elle serre Octavie dans ses bras, tient des assemblées secrètes avec ses confidents, entasse des sommes sur les sommes que son avarice avait accumulées, accueille les tribuns et les centurions, vante les vertus des nobles, les désigne par leurs noms, et semble former un parti et chercher un chef. Néron en est instruit ; il casse la garde militaire attachée, suivant l’usage, à la femme de l’empereur, et la garde de Germanie qu’il y avait ajoutée par honneur pour sa mère ; il l’éloigne, pour la séparer des courtisans ; il la relègue dans un palais précédemment occupé par Antonia ; il ne la visite qu’entouré de centurions, l’embrasse froidement, et la quitte.
Quels étaient donc les projets d’Agrippine ? Ne voulait-elle qu’intimider son fils ? Mais alors pourquoi tenir ces démarches secrètes, et se conduire précisément comme si elle se fût proposé de lui ôter le trône et la vie ?
LV.
Après la disgrâce de l’impératrice105, sa demeure est déserte ; elle n’est visitée que de quelques femmes amenées par la pitié, par la curiosité, par le plaisir cruel de jouir de son humiliation, par la haine : Julia Silana est du nombre de ces dernières (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xix).
C’était une femme célèbre par sa beauté, sa naissance et ses galanteries ; elle avait autrefois vécu dans l’intimité avec Agrippine ; mais elle s’en était séparée, emportant avec elle un ressentiment profond d’une injure toujours grave entre les femmes106.
Silana aurait peut-être pardonné à Agrippine la rupture de son mariage avec Sextius Africanus, mais non d’avoir réussi dans ce projet, en répétant sans cesse au jeune homme qu’elle n’était plus qu’une vieille débauchée.
Elle suscite contre Agrippine (Id. ibid., cap. xix-xx) deux délateurs ; à des accusations surannées on en ajoute une nouvelle : le projet d’une révolution en faveur de Rubellius Plautus, issu d’Auguste. Cette imposture est mystérieusement confiée à un affranchi de Domitia, tante de l’empereur, et l’ennemie d’Agrippine ; un autre affranchi court pendant la nuit au palais, qui lui était ouvert en qualité de bouffon107, et y porte l’alarme. Le tyran, dont l’inquiétude est irritée par la chaleur du vin, crie : « Qu’elle périsse, et que son Burrhus soit dépouillé surle-champ du commandement de la garde prétorienne. » Burrhus devait ce poste à Agrippine : moins sa reconnaissance était douteuse, plus sa personne était suspecte. Sénèque ne balance pas à prendre la défense de son collègue, et lui sauve l’affront de cette disgrâce108.
Telle est la condition malheureuse des tyrans : ils ne peuvent se confier ni dans les gens de bien, qu’ils éloignent, ni dans les méchants, qui leur restent.
LVI.
Néron tremblant, et pressé de se délivrer de sa mère (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xx), ne fait grâce à Burrhus, et ne consent au délai de sa vengeance, qu’à la condition qu’on en fera justice sur-le-champ, si le crime est constaté ; ils iront au point du jour l’instruire, et l’interroger ; ils auront des affranchis pour témoins. Qu’elle se justifie, ou qu’elle meure.
On ne peut non plus louer ou blâmer ces deux personnages dans cette circonstance où ils obéissent aux ordres du souverain, qu’on ne pourrait louer ou blâmer aujourd’hui des commissaires du roi dans une affaire de haute trahison. Sénèque et Burrhus auraient mis la tête d’Agrippine en péril, s’ils s’étaient récusés. Il serait horrible, de dire de Sénèque que s’il n’est pas le bourreau de sa souveraine, il en veut être le jugé ; il serait d’une injustice criante de ne pas adresser la même insulte à Burrhus : cependant on a fait l’un et l’autre.
S’il y a de quoi s’étonner, ce n’est pas qu’ils aient accepté la commission que César leur a donnée, c’est qu’entre tant de scélérats qui l’environnaient, qui connaissaient les désirs de son âme sanguinaire, et qui n’auraient pas mieux demandé que de le servir à son gré, il ait choisi deux personnages intègres que le souvenir de bienfaits reçus ne pouvait manquer d’incliner à l’indulgence.
Le refus, en pareil cas, ne peut naître que de la certitude du crime d’un ami qu’on répugnerait à condamner, ou de la crainte politique de nuire à son propre avancement, à sa propre fortune, si l’on osait prendre sa défense.
Sénèque et Burrhus paraissent devant Agrippine. Cette femme conservant toute sa fierté répond (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. xxi) : « Je ne m’étonne pas que la tendresse maternelle soit inconnue à une Silana qui n’a jamais eu d’enfant ; une mère ne change pas de fils comme une vile créature sans mœurs change d’amants ; qu’un Iturius, un Calvisius ne voient à la dissipation de leur fortune que la ressource de se vendre à une femme décrépite, il ne s’ensuit pas qu’on puisse me noircir, ni moi, ni mon fils, de l’exécrable projet d’un parricide. Si Domitia ne me le disputait que de tendresse pour Néron, je l’en remercierais ; mais c’est un plan de tragédie qu’elle concerte avec son amant Atimétus et son histrion Paris. Tandis que, par ma politique, Néron est adopté, revêtu de l’autorité consulaire, désigné consul, conduit au trône, que faisait cette femme à Baïes ? des viviers pour l’amusement de mon fils. Qu’on me convainque d’avoir suscité les cohortes de la ville, ébranlé la fidélité des provinces, corrompu des esclaves, proposé le meurtre à des affranchis ; quoi donc, pourrais-je vivre, et Britannicus régner ? Que Plautus, que tout autre devienne le maître, manquerai-je d’ennemis qui m’accusent, non de paroles échappées, dans la colère d’une mère, au délire de sa tendresse, mais de crimes dont on n’obtient le pardon que d’un fils ? »
Ce discours émeut tous les assistants (Id. ibid.) : on s’occupe à la calmer ; elle demande à voir son fils, elle le voit. Il n’est question, dans cette entrevue, ni de son innocence, qu’une apologie indécente pouvait rendre suspecte, ni de ses bienfaits, dont elle ne pouvait parler sans paraître les reprocher : les délateurs sont châtiés, ses amis sont récompensés.
LVII.
Burrhus et Pallas sont accusés de conspiration. Burrhus conspirer avec l’affranchi Pallas ! Ils sont absous (TACIT. Annal. lib. XIII, cap. XXIII). On fut moins satisfait de l’innocence de Pallas, que blessé de son orgueil : on lui objecte le témoignage de ses affranchis, ses complices ; il répond (Id. ibid.) : « Je ne fais jamais entendre mes volontés, chez moi, que de l’œil et du geste ; s’il faut que je m’explique, je ne converse pas avec mes gens, j’écris. »
LVIII.
Néron erre la nuit dans les rues de la ville, court les lieux de débauche, force les magasins des marchands, frappe, insulte, est insulté, frappé. L’exemple du souverain accroît la licence : des inconnus s’attroupent, et mettent Rome au pillage. Néron est vigoureusement repoussé par un jeune sénateur, assez étourdi pour reconnaître son souverain, et assez lâche pour se tuer ensuite109. Il était nuit, il n’y avait point de témoin ; la belle occasion perdue !
LIX.
Voici le moment de faire connaître le seul détracteur de Sénèque, l’homme dont ses ennemis, tant anciens que modernes, n’ont été que les échos.
Un délateur vénal et formidable, un scélérat justement exécré de la multitude des citoyens, un prévaricateur, un concussionnaire, qui ne pardonnait pas à Sénèque le châtiment de ses extorsions : Suilius110, autrefois questeur de Germanicus, chassé de l’Italie par le sénat, et relégué dans une île par l’ordre de Tibère, punition qui parut sévère dans le moment, mais qu’on regarda comme un trait de sagesse de l’empereur, après le rappel du coupable ; un homme que le siècle suivant vit également vénal, plus puissant, et jouissant de l’amitié du prince dont il fit, sans revers, un long et jamais un bon usage.
Suilius avait été humilié, mais ne l’avait pas été au gré de ses ennemis111. Pour achever de l’écraser, on renouvela le sénatus-consulte et la loi Cincia contre la rapacité des avocats. Il se présenta devant les juges, là, se livrant à une audace naturelle, que le grand âge affranchissait de toute retenue, il se déchaîna contre Sénèque (TACIT. Ann. lib. XIII, cap. xlii) : « Il hait, disait-il, les amis de Claude, sous lequel il a souffert un exil bien mérité ; auteur d’écrits frivoles qu’il fait admirer à de jeunes ignorants, il est jaloux de quiconque emploie une véritable et saine éloquence à la défense des citoyens. Suilius a été questeur de Germanicus ; Sénèque, corrupteur de la maison de ce prince. Recevoir de la gratitude d’un client la récompense d’un service honorable, serait-ce donc un plus grand crime que de séduire les filles de nos empereurs ? Par quelle espèce de philosophie, suivant quelles maximes des sages, a-t-il amassé trois cents millions de sesterces en quatre ans ? A Rome, il enveloppe dans ses filets et les testaments et les biens de ceux qui n’ont pas d’héritiers ; ses usures exorbitantes épuisent l’Italie et ses provinces. Suilius jouit d’un bien modique, acquis par son travail ; il bravera l’accusateur, le péril, tout, plutôt que d’aller flétrir une gloire ancienne et légitime aux pieds de ce parvenu. »
Quel est celui qui parle ainsi ? Qui le croirait ? Un impudent enrichi par la délation112, le plus infâme des métiers ; l’auteur de la mort violente d’une foule de citoyens de l’un et de l’autre sexe ; un scélérat dont les crimes appelaient la hache, ou qu’ils envoyaient au roc Tarpéien, et que les lois trop indulgentes reléguèrent aux îles Baléares.
Outre ses prévarications au barreau, il était encore accusé de concussion et de péculat dans son gouvernement d’Asie. Ces délits exigeant de longues informations, et dans des contrées éloignées, on revint sur des forfaits dont les témoins étaient présents113.
C’est ce même Suilius que Messaline, sous le règne de Claude, déchaîna contre Valérius114 et Poppée.
C’est le discours qui précède que les Dion Cassius, les Xiphilins, et la nuée des détracteurs de Sénèque, depuis son siècle jusqu’au nôtre, ont successivement paraphrasé115. Il faut, ce me semble, être tourmenté d’une cruelle répugnance à croire aux gens de bien, pour s’en rapporter aux imputations d’un Suilius, d’un délateur par état, d’un furieux, souillé, accusé, et puni de mille forfaits.
LX.
Mais instruisons en règle le procès de Suilius.
Suilius est accusé de concussion et de péculat pendant son gouvernement en Asie. Que répond-il ? Rien.
Par ses délations, Suilius a réduit Pomponius à s’engager dans une émeute civile ; Julie, fille de Drusus, et Poppéa Sabina à se tuer : il a fait périr Valérius Asiaticus, Lusius Saturninus, Cornélius Lupus, et une multitude de chevaliers romains ; on lui impute toutes les atrocités du règne de Claude. Que répond-il ? Il répond qu’il n’a fait qu’obéir aux volontés de l’empereur.
Néron lui coupe la parole, et lui réplique que Claude ne fit jamais accuser personne.
Suilius se rejette sur les ordres de Messaline, et on lui demande pourquoi sa voix seule a-t-elle été employée à servir les fureurs d’une femme impudique, et s’il n’est pas juste que le ministre de sa cruauté soit puni des crimes dont il a reçu le salaire ?
D’un côté, un Suilius, un délateur par état, un furieux souillé, accusé, puni de mille crimes ; un malfaiteur dont le témoignage n’aurait pas été admis au tribunal des lois ! De l’autre côté, un Sénèque ! Quoi ! les actions, le caractère, la teneur de la vie d’un scélérat laisseraient son accusation dans toute sa force ? Quoi ! les actions, le caractère, la teneur de la vie d’un homme de bien, malheureusement accusé, ne formeraient aucune présomption en faveur de son innocence ? La méchanceté notoire et la probité reconnue pèseraient également dans les balances de la justice et dans les nôtres ? Cela ne sera point, cela ne se peut, cela n’est point, en notre pouvoir ; il faut qu’une légitime et nécessaire prépondérance devienne la première récompense de la vertu, et le premier châtiment du vice.
« Mais Suilius articulant en présence du prince, du sénat et du peuple, des faits calomnieux, n’eût-il pas été le plus fou des hommes ? »
Et pourquoi ne l’eût-il pas été ? C’était un des plus méchants. Personne ne doutait de l’innocence des liaisons du philosophe avec Julie ; cependant, lorsque ce Suilius le traduisait comme corrupteur de la famille impériale, le peuple, le sénat, le prince entendirent une fausse accusation qui diffamait au moins également et César et le philosophe. La faute de Sénèque aurait été avérée, que l’accusateur n’en aurait pas été moins impudent ; et l’on sera surpris que celui qui osa le plus ait osé le moins116 !
LXI.
C’est ici que j’ai dit dans la première édition de cet Essai117 : « Si, par une bizarrerie qui n’est pas sans exemple, il paraissait jamais un ouvrage où d’honnêtes gens fussent impitoyablement déchirés par un artificieux scélérat, qui, pour donner quelque vraisemblance à ses injustes et cruelles imputations, se peindrait lui-même de couleurs odieuses ; anticipez sur le moment, et demandez-vous à vous-mêmes si un impudent, un Cardan, qui s’avouerait coupable de mille méchancetés, serait un garant bien cligne de foi ; ce que la calomnie aurait dû lui coûter, et ce qu’un forfait de plus ou de moins ajouterait à la turpitude secrète d’une vie cachée pendant plus de cinquante ans sous le masque le plus épais de l’hypocrisie ? Jetez loin de vous son infâme libelle, et craignez que, séduits par une éloquence perfide, et entraînés par les exclamations aussi puériles qu’insensées de ses enthousiastes, vous ne finissiez par devenir ses complices. Détestez l’ingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs ; détestez l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens amis ; détestez le lâche qui laisse sur sa tombe la révélation des secrets qui lui ont été confiés, ou qu’il a surpris de son ◀vivant▶. Pour moi, je jure que mes yeux ne seraient jamais souillés de la lecture de son écrit ; je proteste que je préférerais ses invectives à ses éloges118. Mais ce monstre a-t-il jamais existé ? Je ne le pense pas. »
Ce paragraphe de mon ouvrage a fait un grand bruit ; et j’espère qu’on me pardonnera de quitter un moment mon sujet pour me livrer à une justification qu’on se croit en droit de me demander.
« On a dit que ma sortie s’adressait à Jean-Jacques Rousseau. »
Ce Jean-Jacques, a-t-il fait un ouvrage tel que celui que je désigne ? A-t-il calomnié ses anciens amis ? A-t-il décelé l’ingratitude la plus noire envers ses bienfaiteurs ? A-t-il déposé sur sa tombe la révélation de secrets confiés ou surpris ? Cette lâche et cruelle indiscrétion peut-elle semer le trouble dans des familles unies, et allumer de longues haines entre des gens qui s’aiment ? Je dirai, j’écrirai sur son monument : Ce Jean-Jacques que vous voyez fut un pervers. Censeurs, j’en appelle à vous-mêmes, interrogez ceux qui vous entourent ; bons ou méchants, je n’en récuse aucun.
Jean-Jacques n’a-t-il rien fait de pareil ? Ce n’est plus de lui que j’ai parlé.
Existe-t-il, a-t-il jamais existé un méchant assez artificieux pour donner de la consistance aux horreurs qu’il débite d’autrui par les horreurs qu’il confesse de lui-même ? J’ai protesté que je n’en croyais rien. Censeurs, à qui donc en voulez-vous ? S’il y a quelqu’un à blâmer, c’est vous ; j’ai ébauché une tête hideuse, et vous avez écrit le nom du modèle au-dessous.
Ceux d’entre les gens du monde qui jugent sans partialité, ont dit : Les mémoires secrets dont il est question n’existentils pas ? La querelle est finie. Existent-ils ? Il faut convenir qu’il est fou, qu’il est atroce d’immoler, en mourant, ses amis, ses ennemis pour servir de cortége à son ombre : de sacrifier la reconnaissance, la discrétion, la fidélité, la décence, la tranquillité domestique à la rage orgueilleuse de faire parler de soi dans l’avenir ; en un mot, de vouloir entraîner tout son siècle dans son tombeau, pour grossir sa poussière.
Ils ont ajouté : Ce morceau de l’auteur sur Jean-Jacques, si c’est à lui qu’il s’adresse, est violent. Mais que penser d’un homme qui laisse, après sa mort, des Mémoires où certainement plusieurs personnes sont maltraitées, et qui y joint la précaution odieuse de n’en permettre la publicité que quand il n’y sera plus ; lui, pour être attaqué ; celui qu’il attaque, pour se défendre ? Que Jean-Jacques dédaigne tant qu’il lui plaira le jugement de la postérité, mais qu’il ne suppose pas ce mépris dans les autres. On veut laisser une mémoire honorée ; on le veut pour les siens, pour ses amis, et même peut-être pour les indifférents. Jean-Jacques écrit bien ; mais, par son caractère ombrageux, il était sujet à voir mal : témoin sa haine contre M. D’Alembert, contre Voltaire, et ses procédés avec milord Maréchal, M. Dusaulx, et une infinité d’autres, entre lesquels on pourrait citer l’auteur de l’Essai sur la vie et sur les écrits de Sénèque. C’est ainsi qu’il a perdu vingt respectables amis. Trop d’honnêtes gens auraient tort, s’il avait eu raison..-. Nous désirerions qu’on fixât notre opinion sur un homme que ses plus ardents défenseurs n’absoudraient de méchanceté qu’en l’accusant de folie… Que les Confessions de Jean-Jacques paraissent ou ne paraissent pas, l’auteur n’en aura pas moins employé un temps considérable de sa vie à composer de sang-froid un ouvrage diffamatoire que l’honnêteté d’un dépositaire ou la honte tardive de l’auteur aura lacéré ; il n’en aura pas moins appelé la malédiction du ciel sur le téméraire qui oserait le supprimer. Nous louerons son repentir, mais sa faute n’en sera que plus évidente, et n’en déposera qu’avec plus de force contre le caractère moral du libelliste… Si l’on eût imprimé dans les papiers publics : Jean-Jacques, en mourant, a reconnu l’injustice cruelle qu’il avait commise envers un ami qui lui écrivait : « Et vous croyez en Dieu, et vous porterez ce crime à son tribunal !… » si l’on eût publié qu’en présence d’un nombre de témoins, il avait mis en cendres ses indignes Confessions, ses ennemis se seraient tus, les admirateurs de son talent l’auraient placé parmi les premiers écrivains de la nation, et les fanatiques de ses vertus rangé même sur la ligne des saints, sans que personne eût réclamé, si ce n’est peut-être des envieux de toute vertu par état, et les détracteurs de tout mérite par métier… Si l’auteur de l’Essai sur la vie et les écrits de Sénèque a peu ménagé Jean-Jacques, s’il y a de la véhémence dans son apostrophe, du moins on n’y remarquera pas une présomption plus révoltante que la sévérité, plus insultante que l’injure.
Non, censeurs, non ; ce n’est point la crainte d’être maltraité dans l’écrit posthume de Jean-Jacques qui m’a fait parler. Je vous suis mal connu. Je savais par un des hommes les plus véridiques, M. Dusaulx, de l’Académie des inscriptions, et par d’autres personnes à qui Rousseau n’avait pas dédaigné de lire ses Confessions, que j’étais malheureusement épargné entre un grand nombre de personnes qu’il y déchirait. Cette fois je n’étais que le vengeur d’autrui.
Pour m’assurer de la sublime vertu de Jean-Jacques, on me renvoie à ses écrits ; c’est me renvoyer aux sermons d’un prédicateur, pour m’assurer de ses mœurs et de sa croyance. Cependant j’y consens, mais à la condition que, pour s’assurer de la vertu de Sénèque, les censeurs me permettront de renvoyer tout autre que le fanatique de Jean-Jacques aux écrits de Sénèque et aux Annales de Tacite. Je ne suis pas trop exigeant, ce me semble.
Nous avons chacun notre saint. Jean-Jacques est celui du censeur, Sénèque est le mien ; avec cette différence entre nos saints, que celui du censeur s’est plus d’une fois prosterné secrètement aux pieds du mien ; avec cette différence entre le censeur et moi, que le censeur n’a pas vécu à côté de saint Sénèque, et qu’après avoir fréquenté dix-sept ans dans la cellule de saint Jean-Jacques, à égalité de sens, je dois le connaître un peu mieux que lui. Nous sommes peut-être deux fanatiques ; mais le plus ridicule, si je ne me trompe, est celui qui se moque de son semblable.
LXII.
Qu’un homme119 qui n’aurait vécu avec Jean-Jacques qu’un instant, se rendît le garant public, soit du blâme, soit de l’éloge que le disert atrabilaire aurait distribué sur une classe de citoyens que cet homme n’aurait guère fréquentée davantage ; si ce procédé n’était pas une noirceur, ce serait du moins une légèreté de cervelle, une intempérance de langue difficile à pardonner.
LXIII.
Qu’un autre120, dominé par son enthousiasme, rende un pompeux hommage à la cendre d’un mort, sans s’apercevoir que son oraison funèbre devient la satire de ses propres amis ◀vivants▶, de citoyens qu’il estime tous, et parmi lesquels il en est quelques-uns qu’il honore ; sa faute serait grave, sans doute ; mais la noblesse du sentiment qui l’animait sollicitera de l’indulgence, et on lui en accordera.
LXIV.
« Il est lâche d’attaquer Rousseau, parce qu’il est mort. » Sur quoi on demandera si Sénèque est moins mort que
Rousseau, et s’il est plus facile au premier de répondre. « On a fait une lâche injure aux mânes de Rousseau. » On n’a point fait insulte aux mânes de Rousseau, on n’a pu
souffrir que ses mânes insultassent aux ◀vivants▶. Je ne me reprocherai jamais d’avoir prévenu les effets d’une grande calomnie, au moment où la rumeur générale en annonçait le prochain éclat.
« Jean-Jacques fut le plus éloquent de nos écrivains. »
Je préférerais un petit volume qui contiendrait l’Éloge de Descartes, celui de Marc-Aurèle 121, et quelques pages à choix de l’Histoire naturelle, à tous les ouvrages de Rousseau. S’il fut éloquent, il faut avouer que personne ne fit un plus mauvais usage de l’éloquence.
« Il en fut le plus vertueux. »
Il y en a très-peu d’entre eux que je ne crusse insulter en pensant ainsi.
LXV.
J’en demande pardon à mon premier éditeur, je fais trèsgrand cas des ouvrages du citoyen de Genève. Il m’objectera ici ce qu’il m’a dit plusieurs fois : qu’il n’y a peut-être pas une idée principale, folle ou sage, qui lui appartienne, que la préférence de l’état sauvage sur l’état civilisé, n’est qu’une vieille querelle réchauffée ; qu’on avait fait cent fois avant lui l’apologie de l’ignorance contre les progrès des sciences et des arts ; qu’on retrouve partout la base et les détails de son Contrat social ; qu’un homme d’un peu de goût ne s’avisera jamais de comparer son Hèloïse avec les romans de Richardson, qu’il a pris pour modèle ; que son Devin du village n’est aujourd’hui que de la très-petite musique ; que, si l’on avait un enfant à élever, on laisserait les idées fausses ou exagérées d’Emile, pour se conformer aux sages préceptes de Locke ; que l’on ne clouta jamais que les langes où nous emprisonnons les nouveau-nés, ne les fissent pâtir, et ne les déformassent ; qu’on lit dans la plupart des moralistes et des médecins122, que les mères exposaient leur santé et manquaient à leur devoir en refusant à leurs enfants la nourriture qui gonflait leurs mamelles, et que c’est autant la fréquence des accidents que l’éloquence de Rousseau qui les a persuadées. Que ces observations soient fausses ou vraies, Jean-Jacques aura toujours entre les littérateurs le mérite des grands coloristes en peinture, dont les productions ne sont pas moins recherchées des amateurs, malgré les incorrections du dessin et les négligences du costume.
Jean-Jacques eût été chef de secte il y a deux cents ans ; en tout temps, démagogue dans sa patrie. Le séjour et la solitude des forêts l’ont perdu : on ne s’améliore pas dans les bois avec le caractère qu’il y portait, et le motif qui l’y conduisait. Ce qui lui est arrivé, je l’avais prédit.
LXVI.
Mais par quel prodige celui qui a écrit la Profession de foi du vicaire savoyard ; qui a tourné le dieu du pays en dérision, en le peignant comme un agréable qui aimait le bon vin ; qui ne haïssait pas les courtisanes et qui fréquentait volontiers chez les fermiers généraux ; celui qui traitait les mystères de la religion de logogriphes absurdes et puérils, et ses miracles de contes de Peau d’Ane, a-t-il, après sa mort, tant de zélés partisans dans les classes de citoyens le plus opposées d’intérêt, de sentiments et de caractère ?
La réponse est facile : c’est qu’il s’était fait anti-philosophe ; c’est qu’entre ses fanatiques, ceux qui traîneraient au bûcher l’indiscret qui aurait proféré la moitié de ses blasphèmes, haïssent plus leurs ennemis qu’ils n’aiment leur Dieu ; c’est qu’entre ses fanatiques, ceux qui n’accordent aux opinions religieuses ni grande certitude, ni grande importance, haïssent encore moins les prêtres que les philosophes ; c’est que nombre de vieilles dévotes ont été, comme de raison, de l’avis de leurs directeurs ; c’est que nombre de jeunes femmes ont été séduites par la chaleur de ses peintures voluptueuses ; c’est qu’entre les gens du monde la plupart ont oublié son traité de l’Inégalité des conditions, ou le lui ont pardonné en faveur de son aversion pour des moralistes sévères qu’ils redoutent, pour d’insolents et tristes penseurs qui osent préférer les talents et la vertu à l’opulence et aux dignités ; c’est qu’entre les hommes de lettres, quelques-uns par esprit de religion politique, d’autres par adulation, ont dû faire cause commune avec des protecteurs puissants dont ils attendent des grâces, et que ceux à qui le caractère et la morale pratique de Jean-Jacques étaient le mieux connus, n’en prisaient pas moins son talent, et se confondaient avec ses admirateurs.
« Mais, après avoir vécu vingt années avec des philosophes, comment Jean-Jacques devint-il anti-philosophe ? »
Précisément comme il se fit catholique parmi les protestants, protestant parmi les catholiques, et qu’au milieu des catholiques et des protestants il professa le déisme ou le socinianisme.
Comme il écrivait dans la même semaine deux lettres à Genève, par l’une desquelles il exhortait ses concitoyens à la paix, et par l’autre, il soufflait dans leurs esprits la vengeance et la révolte.
Comme il plaida la cause des Iroquois à Paris, et comme il eût plaidé la nôtre dans les forêts du Canada.
Comme il écrivit contre les spectacles, après avoir fait des comédies.
Comme il prétendit que nous n’avions point, que nous n’aurions jamais de musique, lorsque nous croyions en avoir une, et que nous en avions une, lorsqu’il était presque décidé que nous n’en aurions jamais.
Comme il se déchaîna contre les lettres, qu’il avait cultivées toute sa vie.
Comme il calomnia l’homme qu’il estimait le plus, après avoir avoué son innocence, et comme il le rechercha après l’avoir calomnié.
Comme, en prêchant contre la licence des mœurs, il composa un roman licencieux.
Comme, après avoir mis les jésuites à la tête des moines les plus dangereux, il fut sur le point de prendre leur défense, lorsque l’autorité civile les eut bannis du royaume, et l’autorité ecclésiastique retranchés du corps religieux.
Il me protestait un jour qu’il était chrétien. « Je le croirais volontiers, lui répondis-je ; vous êtes chrétien comme JésusChrist était juif.
- — Que peu s’en fallait qu’il ne crût à la résurrection.
- — Vous y croyez comme Pilate, lorsqu’il demandait si JésusChrist était mort. »
Lorsque le programme de l’Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu’il prendrait. « Le parti que vous prendrez, lui dis-je, c’est celui que personne ne prendra. — Vous avez raison », me repliqua-t-il.
Ce qu’il a écrit à M. de Malesherbes, il me l’a dit vingt fois : « Je me sens le cœur ingrat ; je hais les bienfaiteurs, parce que le bienfait exige de la reconnaissance, que la reconnaissance est un devoir ; et que le devoir m’est insupportable. »
« Mais pourquoi cette habitude de dix-sept ans, dans la cellule d’un moine qu’on méprise ? »
Demandez à un amant trompé la raison de son opiniâtre attachement pour une infidèle, et vous apprendrez le motif de l’opiniâtre attachement d’un homme de lettres pour un homme de lettres d’un talent distingué.
Demandez à un bienfaiteur la raison de son attachement ou de ses regrets sur un ingrat, et vous apprendrez qu’entre tous les liens qui serrent les hommes, un des plus difficiles à rompre est celui du bienfait dont l’amour-propre est flatté.
« Mais est-il bien d’attendre la mort de l’ingrat, du méchant, pour s’expliquer sur sa méchanceté ? »
Sans doute, lorsque sa méchanceté lui survit, et que, morto il serpente, non è morto il veleno. Sans doute, lorsque la plainte eût entraîné, de son ◀vivant▶, des éclaircissements nuisibles à la réputation et au repos d’un nombre de gens de bien.
« Et qui est-ce qui nous garantira ce que vous avancez, à présent que le vrai contradicteur ne subsiste plus ? »
Vingt, trente témoins honnêtes et non récusables, dont les voix se sont élevées au moment où elles ont pu se faire entendre sans fâcheuses conséquences ; au moment où il fallait s’opposer à la méchanceté la plus raffinée, si l’on ne voulait pas en partager la noirceur.
LXVII.
Rousseau n’est plus. Quoiqu’il eût accepté de la plupart d’entre nous, pendant de longues années, tous les secours de la bienfaisance et tous les services de l’amitié, et qu’après avoir reconnu et confessé mon innocence, il m’ait perfidement et lâchement insulté, je ne l’ai ni persécuté ni haï. J’estimais l’écrivain, mais je n’estimais pas l’homme ; et le mépris est un sentiment froid qui ne pousse à aucun procédé violent. Tout mon ressentiment s’est réduit à repousser les avances réitérées qu’il a faites pour se rapprocher de moi : la confiance n’y était plus.
Je n’en veux point à sa mémoire : mais si Jean-Jacques fut un homme de bien, on en pourrait conclure, et les méchants en ont conclu, qu’il avait été longtemps entouré de pervers. Luimême, en plusieurs endroits de ses ouvrages, a suggéré cette conséquence à la malice de son lecteur ; et plus il est devenu célèbre par son talent et l’austérité prétendue de ses mœurs, plus il me semblait important de rompre le silence.
Ce n’est point une satire que j’écris, c’est mon apologie, c’est celle d’un assez grand nombre de citoyens qui me sont chers ; c’est un devoir sacré que je remplis. Si je ne m’en suis pas acquitté plus tôt, si je n’entre pas ici dans un détail de faits sans réplique, plusieurs d’entre ses défenseurs connaissent mes raisons, les approuvent, et je les nommerais sans balancer, s’il leur était permis de s’expliquer avec franchise, sans tomber dans une criminelle indiscrétion. Mais Rousseau lui-même, dans un ouvrage posthume où il vient de se déclarer fou, orgueilleux, hypocrite et menteur, a levé un coin du voile : le temps achèvera, et justice sera faite du mort, lorsqu’on le pourra sans affliger les ◀vivants▶. Pour moi, j’ai dit tout ce que je pouvais dire sans m’exposer à des reproches, et je n’y reviendrai plus. Je rentre dans Rome, et je reprends le journal de mes lectures 123.
LXVIII.
La paix règne entre l’empereur et sa mère, jusqu’au moment de l’intrigue de Néron avec Poppée. « De tous les avantages qu’une femme peut avoir124, il ne manquait à celle-ci que la vertu125. Sa mère, la plus belle des Romaines de son temps, lui avait transmis ses attraits avec sa noblesse. Sa fortune était assortie à sa naissance, sa conversation aimable et polie, son esprit agréable et même juste ; elle cachait sous un front modeste le goût effréné du plaisir. Elle se montrait rarement en public, mais toujours le visage à demi voilé, et laissant un aiguillon à la curiosité du désir. Sans aucune distinction des personnes, le seul intérêt disposait de ses faveurs. » Je n’aurais point parlé de cette femme, née pour le malheur de son siècle, la seule maîtresse aimée de Néron, et la plus redoutable ennemie d’Agrippine, sans les excès auxquels se porta celle-ci pour soutenir son crédit et ruiner celui de sa rivale, et sans le rôle difficile de Sénèque dans ces conjonctures critiques.
Je ne me persuaderai jamais que ni Burrhus126 ni Sénèque aient approuvé le renvoi d’Octavie ; mais un soupçon dont j’aurai peine à me détendre, c’est qu’ils n’aient ressenti une satisfaction secrète à trouver dans la faveur de Poppée un contre-poids127 à l’autorité d’Agrippine. Avec tout le mépris possible pour le vice, l’indignation la plus vraie contre le crime, on ne s’en dissimule pas les avantages passagers.
« Poppée était mariée à un chevalier romain, Rufus Crispinus. Othon, las de ne la posséder que par un commerce de galanterie, l’enleva à Crispinus et devint son époux. Soit imprudence, soit ambition, il vante à Néron les grâces et l’esprit de sa femme (TACIT. Annal, lib. XIII, cap. XLVI). S’il eût eu le projet de l’en rendre amoureux, il ne s’y serait pas pris autrement. L’empereur est introduit auprès de Poppée : elle feint d’être éprise des charmes du prince128 ; elle n’y saurait résister. Lorsqu’elle s’en est assuré la conquête, elle devient capricieuse ; elle met en jeu toutes les ruses, toute la coquetterie d’une courtisane consommée. Après une ou deux nuits129, si Néron veut la retenir, elle se répand en éloges de son mari, elle tient à son état. C’est Othon qui sait allier l’élévation des sentiments à la magnificence ; c’est dans Othon qu’on est frappé de la dignité d’un souverain : Néron, passionné pour une esclave, a contracté, dans la familiarité d’une Acte, un petit esprit, les sentiments vils et intéressés d’une créature de cet état. »
Son projet était d’amener le divorce d’Octavie et d’épouser Néron : mais quel espoir de succès du ◀vivant▶ d’Agrippine ? Elle s’occupe à lui rendre sa mère odieuse et suspecte ; elle joint la raillerie aux accusations (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. i). « Vous êtes un empereur, vous ? vous n’êtes qu’un enfant qu’on mène à la lisière… Si Agrippine ne veut pour belle-fille qu’une ennemie de son fils, qu’on rende Poppée à son époux ; qu’on les exile tous deux : il me sera moins fâcheux d’apprendre au bout de l’univers la honte dont on couvre le souverain que d’en être témoin130. » Ce discours artificieux est suivi de larmes plus artificieuses encore.
LXIX.
Les extorsions et l’avidité des publicains excitent des cris (Id. ibid., lib. XIII, cap. L et LI) ; Néron est tenté de supprimer tout impôt. A Rome, cette seule action eût balancé bien des crimes aux yeux de ses sujets, aux yeux même de la postérité ; les énormes revenus des provinces, sagement économisés, auraient satisfait aux dépenses publiques.
Mais au moment où il se propose de soulager le peuple écrasé, il fait déclarer, par une loi, qu’il suffira d’être accusé dans ses paroles ou dans ses actions pour subir la poursuite du crime de lèse-majesté (SUETON. in Neron., cap. xxxii) ; et la vie des personnes n’est plus en sûreté, et il n’y a plus de fortune qu’on ne puisse envahir.
On a dit qu’il n’y avait point de grand génie sans une nuance de folie131 : cela me paraît du moins aussi vrai de toute grande scélératesse ; et, sans quelques exemples subsistants du contraire, j’en dirais autant de la puissance illimitée.
S’il n’est point de gouvernement où des circonstances urgentes n’exigent l’infraction des lois naturelles, la violation des droits de l’homme et l’oubli des prérogatives des sujets, il n’y en a point où certaines conjonctures n’autorisent la résistance de ceux-ci ; d’où naît l’extrême difficulté de définir et de circonscrire avec exactitude le crime de haute trahison. Qui est-ce qui se rendit coupable du crime de lèse-majesté ? fut-ce les Romains ou Néron ?
A chaque ligne de ses sages instructions aux députés pour la confection des lois, l’habile et grande souveraine du Nord dit, du crime de lèse-majesté, qu’elle n’y croit pas. Il faut montrer de la sécurité quand on en jouit ; il en faudrait montrer bien davantage, si l’on n’en jouissait pas. C’est la conscience du despote qui lui inspire, c’est sa terreur qui lui dicte ces édits qui n’apprennent à la nation qu’une chose : c’est que son oppresseur connaît le sort qu’il mérite, et qu’il a peur. Si le prince est bon, ces édits sont inutiles ; s’il est méchant, ils sont dangereux : la vraie cuirasse du tyran, c’est l’audace.
LXX.
On lit dans Suétone (In Néron., cap. xxviii. Confer quæ TACIT. Annal., lib. XIV, cap. ii) que Néron conçut de la passion pour sa mère, et qu’il n’allait point en litière avec elle sans que ses désirs incestueux ne laissassent des traces indiscrètes sur ses vêtements : Quoties lectica cum mater veheretur, libidinatum inceste, ac maculis vestis proditum affirmant. On y lit encore qu’il admit entre ses courtisanes une femme dont tout le mérite était de ressembler à l’impératrice. Si ces faits sont avérés, la démarche d’Agrippine se conçoit.
Cette femme, en qui d’ailleurs l’ambition et l’habitude du crime132 avaient étouffé ce reste de pudeur, le dernier sacrifice des femmes perdues, et presque toujours la consommation de leur perversité, projette de captiver le cœur de son fils (voyez TACIT., ibid.) : elle se pare, elle sort la nuit de son palais ; elle se montre au milieu de la joie tumultueuse d’un festin et de l’ivresse du prince et de ses convives. Elle se jette entre les bras de Néron : des baisers lascifs, on passe à d’autres caresses, les préludes du crime133. Sénèque est informé de cette scène scandaleuse : aux artifices d’une femme il oppose la jalousie et les frayeurs d’une autre. Acté, à sa première entrevue avec l’empereur, lui dira : « Y pensez-vous, votre mère y pense-t-elle ? Savez-vous, seigneur, qu’elle fait trophée de sa passion ? Prenez-y garde, vous allez passer pour un incestueux ; et il est à craindre, et Agrippine ne l’ignore pas, que les armées refusent d’obéir à un sacrilége abhorré des dieux. »
LXXI.
Ce discours, suggéré par Sénèque et appuyé de ses remontrances, eut son effet. De ce jour, Néron évita toute entrevue secrète avec sa mère (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. iii) ; et, ce que Sénèque n’avait pas prévu134, de ce jour le projet de s’en délivrer fut arrêté dans son esprit. Il ne fut plus question que de savoir si ce serait par le poison, par le fer ou d’une autre manière. Le poison était incertain, le fer évident. L’affranchi Anicet, préfet de la flotte de Misène, haïssant Agrippine qui le détestait, propose la construction d’un vaisseau où le plafond de la chambre de l’impératrice, surchargé de plomb, tomberait sur sa tête, en même temps que la cale s’ouvrirait sous ses pieds. L’expédient fut approuvé. La circonstance était favorable : la cour devait passer à Baïes les cinq jours consacrés à Cérès. Pour y attirer Agrippine, Néron lui écrit les lettres les plus tendres et les plus séduisantes ; il dit, avec une franchise qui en impose même aux courtisans, « que les pères et mères ont des droits ; que les enfants doivent supporter leurs vivacités135, et qu’il faut en étouffer le ressentiment. » Ces discours sont rendus à Agrippine : elle oublie et les affaires désagréables que son fils lui a suscitées depuis son exil de la cour et les insultes des passants de terre et de mer aux environs de sa retraite ; elle vient (Id. ibid.). Néron s’avance au-devant d’elle sur le rivage, à la descente d’Antium ; il lui présente la main, il l’embrasse et la conduit à Baules, maison de campagne baignée par les eaux qui forment un coude entre le promontoire de Misène et le lac de Baïes. Mais le projet du vaisseau avait transpiré, et Agrippine se fait porter en litière de Baules jusqu’à Baïes, où elle soupe. A table, Néron se place au-dessous d’elle, l’entretient tantôt avec familiarité, tantôt avec dignité, joint aux. caresses des confidences importantes, prolonge le repas, l’accompagne jusqu’au fatal bâtiment qui doit la recevoir, lui baise les yeux, et semble ne s’en séparer qu’à regret136 ; soit, dit Tacite, pour que rien ne manquât à sa dissimulation ; soit que les derniers regards de sa mère sur lui, ses derniers regards sur sa mère suspendissent sa férocité. Ce dernier sentiment fait trop d’honneur à Néron et n’en fait pas assez à la pénétration de Tacite.
Agrippine rassurée (et comment ne l’eût-elle pas été ?) entre dans le vaisseau, suivie de deux seules personnes de sa cour : Crépéréius Gallus et Acéronia, une de ses femmes. La mer était calme et la nuit brillante, comme si les dieux voulaient rendre le forfait évident137. Crépéréius était debout à côté du gouvernail ; Acéronia, penchée au pied du lit d’Agrippine, s’attendrissait en entretenant sa maîtresse du repentir de Néron et la félicitait sur son retour en faveur, lorsque le plafond de la chambre où Agrippine était couchée tombe et écrase Crépéréius. Agrippine fut garantie par le dais solide de son lit : le mécanisme inférieur manque son effet. Le vaisseau ne s’entr’ouvre pas ; on travaille à le submerger ; mais la maladresse, le trouble et la mésintelligence laissent à Agrippine et à Acéronia le temps de se jeter à la mer. Soit d’imprudence, selon Tacite138, soit de générosité, la suivante crie du milieu des flots : « Sauvez-moi, je suis la mère de l’empereur » ; et à l’instant elle est assommée sous des coups de rames et de crocs. Agrippine, plus circonspecte, ne reçoit qu’une légère blessure à l’épaule : tandis qu’elle nage, des barques vont à sa rencontre, la reçoivent et la déposent à sa maison de campagne par la voie du lac Lucrin (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. v).
Là, elle réfléchit. L’horrible projet de son fils est manifeste : elle dissimule, elle fait instruire Néron de son péril et de son salut ; elle le doit, sans doute, à la bonté des dieux et à la fortune du prince ; qu’il se tranquillisât et qu’il ne vînt point, son état actuel demandait du repos (Id. ibid., cap. vi).
LXXII.
A cette nouvelle inattendue, la terreur s’empare de Néron (Id. ibid., cap. vii, sub init.) : il voit Agrippine, transportée de fureur, ameuter les esclaves, animer le peuple, soulever les troupes, faire retentir de ses cris le sénat, les places publiques, raconter son naufrage, montrer sa blessure et révéler les meurtres de ses amis. Si elle paraît en sa présence, que lui répondra-t-il ?
Il fait appeler Sénèque et Burrhus139. Étaient-ils, n’étaient-ils pas instruits du projet de la nuit précédente ? Après cet attentat, jugeront-ils l’affaire tellement engagée, qu’il fallait que Néron pérît, si l’on ne prévenait Agrippine ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le monstre s’expliqua nettement avec ses instituteurs. L’horreur les saisit. « Parlez, leur dit Néron, et songez que vous répondrez de l’événement sur vos têtes. » Sénèque regarde Burrhus. et lui demande s’il faut ordonner aux soldats d’égorger la mère de l’empereur. Burrhus répond que les prétoriens, dévoués à la famille des Césars, et à qui la mémoire de Germanicus est présente, ne porteront jamais des mains meurtrières sur sa fille ; puis, s’adressant à Néron, il ajoute : « Je commande à de braves soldats ; si vous avez besoin d’assassins, cherchez-les ailleurs : et que votre Anicet n’achève-t-il ce qu’il vous a promis140 ? » Anicet y consent, et Néron dit avec indignation : « Je règne d’aujourd’hui, et c’est à un affranchi que je le dois141. »
Et c’est à un affranchi que je le dois. Je m’arrête sur ces mots : ils ont plus de force que tout ce que je pourrais ajouter pour la justification de Sénèque et de Burrhus, et je sens qu’il faut abandonner ceux qu’ils ne convaincront pas de leur innocence, à l’invincible et barbare opiniâtreté avec laquelle ils cherchent des crimes.
LXXIII.
Le seul parti qui restait à prendre dans ces horribles circonstances, c’est, dit un homme de grand sens, celui qu’on prit plus tard, de délivrer le monde d’un monstre ; mais, ajoute-t-il, les seuls hommes de la terre à qui il n’était pas permis de tuer Néron, c’étaient Sénèque et Burrhus.
En effet, ébauchons la rumeur populaire sur cet assassinat, s’il avait eu lieu.
« Ils l’ont tué, comme leur propre sécurité et nos maux leur en donnaient le conseil. — De qui parlez-vous ?
- — Je parle de Sénèque, de Burrhus et de Néron.
- — Quoi ! Néron n’est plus ! Est-il bien vrai ?
- — Il n’est plus ; grâces en soient rendues aux dieux, et aux deux hommes courageux qui nous en ont délivrés.
- — Mais ses instituteurs, ses ministres !
- — Oui, mais de vertueux personnages qu’il osait consulter sur un parricide. Ils ont bien fait, vous dis-je.
- — Leur élève !
- — Un fils dénaturé.
- — Leur souverain !
- — Une bête féroce.
- — Pour qui sauver ? une Agrippine !
- — Une femme qui saura régner, une mère à qui il devait le trône qu’il occupait.
- — Un trône usurpé sur l’héritier légitime par une longue suite de forfaits !
- — Et pour récompense de ces forfaits dont il avait recueilli le fruit, l’exil dans un vieux château, où des centurions s’avançaient pour la poignarder.
- — Mais un fils menacé par sa mère, ne doit-il pas savoir mourir ?
- — Une mère, dites-vous ? dites un assassin qui avait déjà rompu le lien qui pouvait arrêter la main vengeresse d’un fils. La conservation personnelle n’est-elle pas la première des lois dans l’ordre de la nature ? Ce cri cesse-t-il de retentir un moment au fond du cœur de tout être ◀vivant▶ ? Quand une mère nous donne le jour, n’en recevons-nous pas et l’amour de la vie, et l’horreur de notre destruction ? Existe-t-il, a-t-il jamais existé sur le trône un prince qui eût balancé dans cette conjoncture ?
- — Vous ne me persuadez pas.
- — Tant pis pour vous, si le bien général vous touche si peu. » Un souverain placé sur le trône ou par des conjurés, ou par
des rebelles, se trouve sans cesse entre l’injustice, s’il leur accorde tout, et l’ingratitude, s’il leur refuse quelque chose. Fatigué de cette longue et pénible contrainte, il ne s’en affranchit communément que par la disgrâce, l’exil, ou même la mort de ceux qui semblent ne l’avoir servi qu’à la condition de le subjuguer, et dont le mécontentement et la puissance le menaceraient du sort fatal de son prédécesseur. Alors il encourt et le blâme général de la nation, qui ignore quel est le prix de la sécurité pour un prince, combien il est jaloux de son autorité ; et les reproches de l’historien, qui n’est souvent qu’un écho lointain de la rumeur populaire.
Il y aurait trois grands plaidoyers à faire ; l’un pour Sénèque et Burrhus, un second pour Néron, un troisième pour Agrippine. Hommes sensés, imaginez tout ce qu’il vous serait possible d’alléguer pour et contre les accusés, et dites-moi quelle serait votre pensée. Vous presserez-vous d’absoudre, ou de condamner, ou de gémir sur la destinée des gens de bien jetés entre des scélérats puissants ?
Si Sénèque et Burrhus avaient tué Néron, est-on bien certain qu’une Agrippine, une mère politique n’aurait pas envoyé au supplice deux hommes qui auraient eu la témérité de la venger sans son aveu ?
LXXIV.
« Mais les choses en étaient-elles venues au point qu’il fallait que le fils pérît par sa mère, ou la mère par son fils ? C’est une chose invraisemblable. »
Pour vous, censeurs, mais non pour Tacite. Si nous nous permettons d’ajouter ou de retrancher au récit de l’historien, il n’y a plus rien de vrai ni de faux.
Le discours de Burrhus semble prouver que l’attentat du vaisseau lui était connu : le savait-il avant, ou l’apprit-il après l’exécution ? L’étonnement, qui ôte à Sénèque sa promptitude à parler, prouve son ignorance.
Quoi qu’il en soit, il ne faut accuser ni Burrhus ni Sénèque d’une faible résistance, surtout lorsqu’on avouera que la brusque réponse de Burrhus amena sa fin tragique.
On jugera mal la position et la conduite des honnêtes gens que leur mauvais destin avait approchés de Néron, si l’on oublie à quel prince ils avaient affaire ; qu’on ne s’explique pas avec son prince comme avec son ami, ni avec un Néron comme avec un autre prince.
Burrhus et Sénèque en dirent assez pour marquer leur profonde horreur, exciter la fureur, les menaces, les reproches de Néron, et exposer leur vie.
Il y a des circonstances, telles que celles-ci, où le discours perdra toute sa force, si l’on ne se peint pas le ton, le regard, le maintien de celui qui parle : il faut voir la consternation sur le visage de Sénèque, l’indignation sur celui de Burrhus.
Il est un silence qui peut déconcerter le plus déterminé scélérat, surtout lorsqu’il est soutenu du regard imposant d’un père, d’un ami, d’un instituteur, d’un ministre, d’un personnage de grande autorité, à l’aspect duquel le cœur a pris l’habitude de tressaillir. Mais ce symptôme, muet de la plus forte indignation aura-t-il quelque effet ? On l’ignore, on n’y pense pas. Ce n’est point pour disculper ces deux vertueux personnages que Tacite a dit que leurs remontrances auraient été inutiles : il me fait entendre qu’elles furent aussi énergiques qu’elles pouvaient l’être, et que, plus fortement prononcées, elles auraient occasionné trois meurtres au lieu d’un.
« Mais il est triste de voir Sénèque à côté de Néron, après le meurtre d’Agrippine. »
Mais Burrhus, qu’on n’a jamais accusé, ne se retira pas.
« Il est triste de l’y voir occupé à apaiser les remords d’un parricide. »
C’est ce que fit Burrhus, et ce que Sénèque ne fit point.
« Peut-être n’était-il pas sûr de sortir du palais. »
Mais il était utile d’y rester pour l’Empire, pour la famille de Sénèque, pour ses amis, pour nombre de bons citoyens. Quoi donc ! après l’assassinat d’Agrippine, n’y avait-il plus de bien à faire pour un homme éclairé, ferme, juste, chargé d’un détail immense d’affaires, et capable, par son autorité, ses lumières, son courage, sa bienfaisance, de porter des secours, d’accorder des grâces, de réparer des malheurs, d’arrêter ou de prévenir des vexations, d’empêcher des déprédations, d’éloigner les ineptes, d’élever aux places les hommes distingués par leurs connaissances et leurs vertus ? L’enceinte du palais ne circonscrivait pas le district du philosophe ; ce n’est point un précepteur qui a pris son élève au sortir des mains des femmes, et qu’on garde par reconnaissance : c’est un instituteur qui est devenu ministre.
Sénèque se dit à lui-même : La Providence m’a placé dans ce poste ; je le garderai malgré la haine de Poppée, les intrigues des affranchis, l’importunité de ma présence pour César. S’ils ont à m’égorger, c’est dans le palais qu’ils m’égorgeront.
LXXV.
Burrhus meurt ; la vertu est privée d’un de ses chefs. Néron se livre aux partisans du vice ; et les secours, dit l’historien, diminuent à mesure que les maux s’accroissent. J’invite le lecteur à méditer ces lignes, et à nous apprendre, si, consulté par le philosophe incertain s’il s’éloignera ou s’il restera, il ne lui dira pas : « Vous éloigner après la mort de votre collègue ! c’est donc afin que la vertu demeure sans protecteur, et que la scélératesse s’exerce sans obstacle. ? »
« Mais Sénèque fit-il quelque bien, empêcha-t-il quelque mal ? »
Fit-il quelque bien ? On lui attribuait tout le bien qui se faisait dans l’Empire, et c’est ainsi qu’on irritait la jalousie de César : mais n’eût-il que sauvé l’honneur à une seule honnête femme ; conservé un fils à son père, mie fille à sa mère, la vie ou la fortune à un bon citoyen ; tranquillisé les provinces ; protégé un innocent ; montré un front sévère aux scélérats dont l’empereur était entouré ; croisé les vues sanguinaires d’une favorite, d’un esclave ; hâté la disgrâce d’un affranchi ; secondé les efforts de Burrhus, et prévenu les reproches qu’on n’aurait pas manqué de lui adresser s’il s’en était séparé, et d’adresser à Burrhus s’il eût abandonné son collègue dans une conjoncture pareille (reproches que nous avons entendus de nos jours142 ; tant cette énorme bête qu’on appelle le peuple, s’est toujours ressemblé), Sénèque et Burrhus auraient été blâmables et blâmés d’avoir quitté la cour ou renoncé à la vie. Je ne doute point qu’ils n’aient longtemps persévéré dans leurs fonctions, l’un par égard pour l’autre, et que Burrhus n’ait souvent arrêté Sénèque, et Sénèque arrêté Burrhus.
Quelque parti que prenne Sénèque, le même grief se présente. Reste-t-il ? c’est par la crainte de mourir : s’éloigne-t-il ? c’est encore par la crainte de mourir.
« D’accord : ils auraient occasionné deux meurtres, et n’auraient pas empêché le premier ; mais la vertu songe au devoir, et oublie la vie. »
La vertu songe à la vie, lorsque le devoir l’ordonne.
Oui, je conviens que Sénèque et Burrhus se sont trouvés plusieurs fois entre une mort prochaine et une obéissance déshonorante.
« Quoi ! l’obéissance est déshonorante ; et vous consentez qu’on obéisse ? »
Assurément, le déshonneur est dans l’opinion des hommes, l’innocence est en nous. Ferai-je le mal qu’on approuvera, ou le bien qui sera désapprouvé ? Sera-ce la voix du peuple ou celle de ma conscience que j’écouterai ? Sages Catons, conseillez-moi.
Les hommes ordinaires peuvent s’en imposer sur le motif qui les détermine ? Mais Sénèque fut-il un homme ordinaire ?
Craignit-il de perdre la vie ? Le stoïcien en faisait si peu de cas ! La richesse ? Ce n’était guère à ses yeux que la vaine décoration de sa dignité. En s’éloignant, en se cachant dans la retraite, il était possible que le tyran cruel l’oubliât ; en restant à la cour, où sa présence gênait, où l’on était blessé de ses discours, où il laissait échapper le plus souverain mépris pour les courtisanes, le péril était imminent.
« Mais l’instituteur ne devait-il pas la vérité à son élève ? » Sénèque n’était plus un instituteur ; son élève était un empereur. Il y a peut-être encore des princes dissolus et méchants : je voudrais bien savoir quel est celui d’entre les ministres du Très-Haut qui oserait leur porter des remontrances qu’ils n’auraient point appelées ; comment ce zèle déplacé, cette indiscrète audace seraient reçus du souverain, et jugés par les peuples ? Comment ces respectables et sages personnages se conduisentils dans ces conjonctures ? Malgré l’imposante autorité de leur caractère, ils prient, ils gémissent et se taisent. Exigera-t-on plus du philosophe païen que du prélat chrétien ? Et osera-t-il impunément ce qu’on blâmerait dans un pasteur avec une ouaille de son troupeau ?
LXXVI.
Sénèque et Burrhus ont parlé, ont parlé fortement, et il leur en a coûté la vie ; mais je supposerai qu’il se sont tus. Entre le conseil, l’approbation et le silence, n’est-il point de distinction à faire ? Quand je me tairais sur l’art indigne de noircir, de calomnier, de diffamer les grands hommes par des cloutes ingénieux, des soupçons mal fondés, un bizarre commentaire des historiens ; le conseillerai-je, l’approuverai-je, en serai-je moins profondément affligé ? Dieu me garde d’avoir à mes côtés d’aussi dangereux interprètes de nos sentiments secrets !
« Comparons Sénèque à Papinien, chargé par l’empereur Sévère de l’éducation de ses deux fils. L’un de ses élèves, Caracalla, a poignardé son frère sur le sein même de leur mère Julie. Ce monstre, déjà revêtu de tout le pouvoir d’un empereur, presse Papinien de persuader au peuple que Géta, son frère, était coupable, et avait mérité la mort. Papinien lui répond : Accuser une victime innocente, c’est ajouter un second fratricide au premier. Caracalla, indigné de cette résistance, fait environner Papinien de soldats qui tiennent la hache levée sur sa tête, et lui dit : « Si tu ne veux pas accuser mon frère, du moins justifie-moi, et trouve quelque excuse à mon action.
PAPINIEN.
Et tu crois qu’il m’est aussi facile de pallier un forfait qu’à toi de le commettre ?
CARACALLA.
Meurs donc.
PAPINIEN.
Me voilà prêt ; frappe, soldat… »
La tête de Papinien tombe ; et le censeur ajoute : « Voilà le courage de la vertu, et Sénèque n’en a que l’amour ; il ressemble dans ce moment au commun des hommes. »
Censeurs, ajustez cette scène au théâtre, et soyez sûrs d’un grand effet ; mais si vous eussiez lu les observations de mon éditeur sur cet événement, vous vous fussiez bien gardés d’en faire une page historique, et nous n’eussions point entendu Papinien parler très-éloquemment quelques années après sa mort. Mais quand on conviendrait de la vérité de l’entretien de Caracalla avec Papinien, il resterait toujours à examiner si la résolution de celui-ci convenait également à Burrhus, ministre de la ville et du palais, et à Sénèque, ministre des provinces.
« Veut-on que Sénèque ait composé l’apologie du meurtre d’Agrippine ? S’il l’a écrite le poignard sur la gorge ou le bâillon sur les lèvres, on pourra, dit-on, l’excuser, mais non lui pardonner : car la vertu qui brave la mort n’est peut-être pas un devoir de l’homme. »
Et comment décorerait-on de ce nom sacré, dont la véritable notion est fondée sur l’utilité publique, un indiscret enthousiasme qui n’entraînerait qu’une longue suite de forfaits ?
« Y avait-il à craindre que le peuple romain ne se révoltât et ne renversât du trône l’assassin de sa mère ? Et quand cette révolution serait arrivée, aurait-ce donc été un si grand malheur ? »
Très-grand, si la révolution ne pouvait guère s’exécuter qu’en faisant couler des flots de sang. Le plus détestable des tyrans a toujours un puissant parti ; et certes, ce n’était pas sans raison que Pison balança si longtemps, qu’il prit tant de précautions funestes, et qu’il s’assura d’un si grand nombre de conjurés, lui qui avait tous les jours sa victime sous ses mains, lui qui fut tenté plusieurs fois de l’immoler en plein théâtre.
« Si cet événement pouvait renverser l’État, n’était-il pas plus certain que Néron le renverserait ? »
Je ne le pense pas. Le sénat avili restait sans autorité, les troupes prétoriennes sans discipline, le peuple sans énergie. La concurrence de deux prétendants au trône impérial pouvait, ainsi que l’expérience le confirma dans la suite, allumer une guerre civile. Peu s’en fallut que les magistrats ne fussent tous massacrés par les cohortes, et les cohortes par le peuple, après le meurtre de Caligula. Il importait beaucoup que le prince qui tenait le sceptre, le gardât, surtout dans l’incertitude où l’on était de le déposer en de moins mauvaises mains, et avec l’espoir, fondé sur cinq années de prospérité, que la lassitude du crime et le dégoût de la débauche amèneraient des jours plus heureux.
A la vérité, rien ne prouve mieux la haine générale qu’on portait à Néron, que les cris de joie qui s’élevèrent au moment de sa chute ; mais ce concert des volontés se serait évanoui plus promptement qu’il ne s’était formé, si le plus méchant des princes n’avait pas été en même temps le plus lâche des hommes. Il ne s’agissait dans ce moment que de faire tomber une ou deux têtes, pour voir ce troupeau d’esclaves rebelles se disperser, les magistrats se prosterner, les prêtres faire fumer l’encens et couler le sang dans les temples, et le reste renfermé et tremblant dans ses maisons.
Sénèque et Burrhus étaient deux hommes que les bienfaits d’Agrippine rendaient suspects à un tyran ombrageux, et que leurs vertus rendaient odieux à un prince dissolu.
Lorsqu’on ajoute : Et que ne persuadaient-ils à Néron d’exiler ou de renfermer Agrippine 143 ? on perd de vue le caractère violent du fils, l’ambition et la puissance de la mère, la haine que tous les citoyens portaient à l’un, le vif intérêt qu’ils avaient pris au péril de l’autre, et la politique de princes moins féroces qui ont sacrifié leur propre sang à leur sécurité dans des circonstances moins critiques. Lisez ce qui suit, et accusez encore Sénèque et Burrhus, si vous l’osez.
Les yeux du tigre étincelaient de fureur, lorsque Agérinus se présente de la part d’Agrippine. Anicet jette furtivement un poignard à ses pieds, crie que c’est un assassin dépêché par Agrippine, et le fait charger de chaînes (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. vu).
LXXVII.
Cependant (Id. ibid., cap. VIII, toto cap.) le bruit du péril d’Agrippine s’était répandu ; on l’attribuait au hasard : le peuple accourt en tumulte sur le rivage. Ici l’on monte sur les jetées, là sur les barques ; les uns s’avancent dans les flots, autant que la profondeur des eaux le permet ; les autres ont les bras étendus vers la mer ; la côte retentit de plaintes, de vœux, de questions diverses, de réponses vagues ; elle brille de flambeaux sur toute sa longueur. On apprend que l’impératrice est sauvée, et l’on se disposait à l’aller féliciter, lorsqu’à la vue d’un bataillon armé et menaçant, la foule se disperse. Anicet investit la maison, les portes en sont brisées ; on se saisit des esclaves qui se présentent, on pénètre à l’appartement de l’impératrice : il y avait peu de monde, la terreur de l’irruption en avait écarté le concours ; il était éclairé d’une faible lumière. Agrippine n’avait à ses côtés qu’une de ses femmes : personne ne se présentant de la part de son fils, pas même Agérinus, son effroi s’accroît de moment en moment. Le rivage avait changé de face, il était désert ; des cris subits s’y faisaient entendre par intervalle, tout annonçait le malheur extrême. La suivante d’Agrippine s’éloignant : Et toi, tu m’abandonnes aussi ! lui dit sa maîtresse144. A l’instant elle aperçoit Anicet, accompagné du triérarque Herculéus et du centurion de flotte Oloaritus. « Si vous me visitez de la part de Néron, leur dit-elle, allez lui apprendre que je suis guérie ; si vous venez m’assassiner, je ne croirai point que mon fils ait ordonné un parricide. »
Elle était dans son lit : les meurtriers l’environnent, le triérarque lui décharge un coup de bâton sur la tête. Agrippine, le milieu du corps avancé vers le centurion, qui tirait son glaive, lui dit : Frappe mon ventre… ; et elle expire percée de plusieurs coups145. On dit que des Chaldéens, qu’elle avait consultés sur son fils, lui avaient prédit qu’il régnerait et qu’il tuerait sa mère. Qu’il me tue, avait-elle répondu, pourvu qu’il règne 146.
Croirait-on qu’il y eût une circonstance capable d’ajouter à l’horreur de ce forfait ? Qui l’aurait imaginée, si l’histoire ne nous l’avait transmise ? C’est que, sa mère assassinée, Néron court147 assouvir son impure curiosité sur son cadavre ; il le contemple, il y porte les mains, il en loue certaines parties, il en blâme d’autres, et demande à boire.
LXXVIII.
Cependant ce crime plonge le scélérat et superstitieux Néron dans un silence stupide ; la terreur le saisit, sa conscience se révolte : tandis qu’il fait courir le bruit que sa mère, convaincue d’un attentat sur sa personne sacrée, s’est défaite ellemême, il voit son image, il en est poursuivi (SUETON. in Neron., cap. xxxiv, et TACIT. Annal., lib. XIV, cap. x), il voit les Euménides avec leurs serpents et leurs torches ; il essaye en vain de fléchir ses mânes par un sacrifice magique. Son supplice durait, encore lors de son voyage en Grèce ; il n’ose se présenter à l’initiation des mystères d’Éleusine, effrayé et retenu par la voix du crieur, qui ordonnait aux impies et aux scélérats de s’éloigner.
Dans les premiers jours, il s’agite (TACIT., ibid.), il se lève la nuit, il croit que le jour amènera son châtiment et la fin de sa vie. Les centurions et les tribuns sont les premiers dont la basse flatterie le rassure. Invités par Burrhus, ils lui prennent la main et le félicitent. Invités par Burrhus !… Ses amis vont aux temples rendre grâce aux dieux. Pendant toute sa vie, autant de forfaits, autant de sacrifices : les maisons regorgeaient du sang des hommes ; le sang des animaux ruisselait aux autels des dieux. Les villes de la Campanie lui marquent leur allégresse par des députations et par des sacrifices : cependant il jouait l’affliction ; il regrettait le péril dont il était délivré ; il pleurait.
LXXIX.
Le sénat et les grands de Rome avaient donné l’exemple aux peuples de la Campanie (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xii). On immolait de tout côté des victimes : on ordonnait des jeux annuels aux fêtes de Cérès, jours où la prétendue conspiration d’Agrippine avait été découverte ; on décernait une statue d’or à Minerve dans le palais, en face de celle du parricide. Le jour de la naissance d’Agrippine était écrit dans les fastes entre les jours funestes.
Mais les lieux ne changent pas148 comme les visages. Le crime était fixé devant les yeux du parricide par le redoutable aspect de la mer et des collines. Il se retire à Naples, d’où il écrit au sénat (Apud TACIT., liv. XIV, cap. x) :
« Que l’assassin Agérinus, affranchi d’Agrippine, et son confident le plus intime, a été surpris avec un poignard.
« Qu’Agrippine est morte par la même fureur qui lui avait inspiré le crime.
« Qu’elle prétendait s’associer à l’Empire, exiger le serment des prétoriens, et soumettre le sénat et le peuple aux ordres d’une femme.
« Que, son projet manqué, de ressentiment contre les soldats, les sénateurs et le peuple, elle s’est opposée à toutes gratifications, et qu’elle a suscité des délateurs contre les personnes les plus distinguées.
« Avec quelle difficulté ne l’a-t-on pas empêchée de forcer les portes du sénat, et de dicter ses volontés aux nations étrangères ?
« Agrippine a causé tous les désordres du règne de Claude.
« Sa mort est un coup de la fortune de Rome ; son naufrage le prouve. »
Cette lettre, devenue publique, détourne les yeux de dessus le cruel Néron ; et l’on ne s’entretient plus que de l’indiscrétion de Sénèque, qui l’avait dictée149.
« La lettre adressée au sénat, une indiscrétion ! »
C’est l’expression de Tacite. Il n’est question dans l’historien que d’un bruit populaire qu’il n’approuve ni ne désapprouve, et par lequel Sénèque est taxé d’une faute qu’il n’a pas même commise : car il n’y a nulle indiscrétion dans la lettre de Sénèque, et la rumeur ne l’accuse ni de crime, ni de lâcheté, ni de bassesse. Pourquoi faut-il que nous nous montrions pires que la canaille, dont le caractère est de tout envenimer ?
Il me semble, pour moi, qu’on ne mit ni à la conduite de Sénèque, ni à la mort d’Agrippine, l’importance que nous y mettons, et je n’en suis pas surpris.
Avancez ou reculez la date d’un événement qui causa l’allégresse publique, et vous produirez la consternation. Voulezvous entendre les gémissements de la France ? Abrégez de quatre à cinq lustres le règne de Louis XIV. Que ne m’est-il permis de montrer, par des exemples moins éloignés, combien les esprits sont diversement affectés selon les moments ! Néron meurt exécré ; quelques années plus tôt, Néron mourait regretté.
Agrippine était odieuse aux Romains, mais la présence du péril suspendit la haine. Sénèque ne colora point un forfait, il le nia. Il est à présumer que le peuple n’avait point lu l’écrit dont il parlait ; et lorsque nous affectons tant de sévérité, nous allons au-delà du récit de l’histoire et du jugement des contemporains. Les détracteurs du philosophe lui reprochent, sur le témoignage de Dion Cassius (Voyez DION, in Néron, lib. LXI, cap. xii), d’avoir conseillé à Néron l’assassinat de sa mère, calomnie aussi invraisemblable qu’atroce, et d’ailleurs réfutée par le silence de Tacite, historien d’un tout autre poids que Dion, mieux instruit que lui sur les faits, et assez voisin des temps où ils sont arrivés pour avoir pu les savoir de ceux mêmes qui en avaient été les témoins. Il est également faux que Sénèque consentit au meurtre d’Agrippine : la question qu’il se hâte de faire à Burrhus150 eût inspiré de l’horreur à tout autre qu’un Néron151. A l’égard de cette lettre que le parricide écrivit à ce méprisable sénat qu’on amusait par des momeries, auxquelles il répondait par d’autres momeries, je pense que ce ne fut point à ce corps sans autorité, sans âme, sans pudeur, sans dignité, qui avait déjà présenté au meurtrier sa félicitation et aux Immortels ses actions de grâces ; mais que ce fut aux citoyens, parmi lesquels il y avait encore quelques braves gens à redouter, que cet écrit, dont le peuple connut l’existence et non le contenu, fut réellement adressé. Après un exécrable forfait auquel il n’y avait plus de remède, que restaitil à faire, sinon d’en prévenir, s’il était possible, d’autres que des troubles et des conspirations auraient amenés ? Sénèque a-t-il accusé Agrippine d’une seule action dont elle ne fût capable ? Après l’attentat du vaisseau, que ne devait-on pas craindre du ressentiment de cette femme ? Cette question n’est pas de moi, elle est de Tacite152.
LXXX.
Au reste, les accusations précédentes sont si graves, que je me propose d’y revenir. En attendant, je vais rapporter un passage de Montaigne153 qui se présente sous ma plume, et que j’aime mieux déplacé qu’omis : ce que l’auteur des Essais dit de Dion est indistinctement applicable à tous les censeurs de Sénèque. « le ne crois aulcunement le tesmoignage de Dion : car, oultre qu’il est inconstant, qui, aprez avoir appellé Seneque tressage tantost, et tantost ennemy mortel des vices de Neron, le faict ailleurs avaricieux, usurier, ambitieux, lasche, voluptueux et contrefaisant le philosophe à faulses enseignes, sa vertu paroist si vifve et vigoreuse en ses escripts, et la deffense y est si claire à aulcune de ces imputations, comme de sa richesse et despense excessifve, que ie n’en croirois aulcun tesmoignage, au contraire ; et dadvantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains, que les grecs et estrangiers : or, Tacitus et les aultres parlent tres honnorablement et de sa vie et de sa mort, et nous le peignent en toutes choses personnage tres excellent et tres vertueux ; et ie ne veulx alleguer aultre reproche contre le iugement de Dion, que cettuy cy, qui est inévitable ; c’est qu’il a le sentiment si malade aux affaires romaines, qu’il ose soubtenir la cause de Iulius Cæsar contre Pompeius, et d’Antonius contre Cicero. »
LXXXI.
Cependant Néron s’inquiète (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xiii) sur l’accueil qui l’attend dans Rome, à son retour de la Campanie. Restera-t-il au peuple quelque affection pour lui ? retrouvera-t-il quelque soumission dans le sénat ? Les scélérats qui l’environnaient, et jamais il n’y en eut tant à la cour, lui répondaient : « Le nom d’Agrippine est détesté ; sa mort fait qu’on redouble de zèle pour vous : venez, reconnaissez par vousmême combien vous êtes adoré. » Ils demandent à précéder sa marche, et en effet les hommages du peuple vont surpasser leurs promesses. Les sénateurs sont vêtus de soie, ils fendent les flots de la multitude qui les arrête sur leur passage ; des femmes, des enfants sont distribués par groupes, selon leur sexe : on a élevé des gradins en amphithéâtre, comme, on en trouve aux spectacles et dans les fêtes triomphales, et ces gradins sont couverts de citoyens et de citoyennes. Telle fut l’entrée de Néron, couvert et fumant du sang de sa mère (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xiii).
Connaissez à présent, souverains, la valeur de ces acclamations qui vous suivent dans vos capitales, de ce concours d’hommes qui entourent vos superbes équipages : il n’y a que votre conscience qui puisse vous garantir la sincérité de ces démonstrations. Ce qu’on fait aujourd’hui pour vous, on le fit autrefois pour un parricide : songez combien il faut que vous soyez méprisés ou haïs, lorsque vos sujets sont rares et gardent le silence sur votre passage. Et vous, censeurs, appréciez l’indignation des Romains sur le meurtre d’Agrippine.
LXXXII.
Néron était tourmenté (Id. ibid., cap. xiv) depuis longtemps de la fantaisie de conduire un char et de jouer de la guitare, deux exercices peu séants à la majesté de César. Sénèque et Burrhus154 jugèrent à propos de se prêter à l’un de ces goûts, de peur d’avoir à condescendre à tous les deux. On fit donc construire dans la vallée du Vatican une enceinte où Néron pût se satisfaire sans se donner en spectacle (Id. ibid.).
Dans la suite, se flattant de le corriger par la honte155, ils brisèrent la clôture et montrèrent au peuple son empereur cocher. Ce moyen produisit l’effet contraire à celui qu’ils en attendaient : les applaudissements d’une capitale où il ne restait pas un sentiment d’honneur, une idée de la dignité, irritèrent et accrurent le mal. Lorsqu’un peuple n’est pas un frondeur dangereux, il est le plus séducteur des courtisans. Quoi ! sage Sénèque, prudent Burrhus, vous vous étiez promis qu’on sifflerait sur son char le parricide devant lequel on venait de se prosterner ; qu’une chose tout au plus indécente ou ridicule inspirerait du mépris à ceux que le plus exécrable des forfaits n’avait pas pénétrés d’horreur ?
Il ne tarde pas à instituer les jeux de la jeunesse (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xv), à monter sur la scène, à chante), à jouer de la guitare en public. Il appelle le musicien Terpnus (SUETON. in Neron., cap. xx, xxi, xxiii et xxiv), il l’entend, il prend ses leçons, il s’assujettit à tous les préceptes de l’art, il se range parmi les concurrents aux prix ; il se conforme aux lois prescrites aux musiciens de profession, de ne se point asseoir malgré la lassitude, de n’essuyer la sueur du visage qu’avec un pan de sa robe, de ne point cracher, de ne se point moucher en présence du peuple. Il capte la bienveillance des auditeurs, il fléchit le genou devant eux, il joint les mains, et demande de l’indulgence. Il est jaloux de la prééminence, au point de faire traîner dans les égouts les statues érigées aux grands maîtres qui l’avaient précédé. Il corrompt par des largesses, il entraîne par son exemple les descendants des familles les plus illustres (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xv) : ni l’âge, ni la dignité, ni la naissance, ni le sexe, ne dispensent d’apprendre et d’exercer l’art des histrions.
Il est entouré de poëtes : il jette des hémistiches ; ils s’écrient : Beau ! merveilleux ! sublime ! et se fatiguent ( Id. ibid., cap. xvi) à enchâsser les mots de l’empereur dans des vers dénués de naturel, vides d’enthousiasme et bigarrés de différents styles.
La bassesse gagne jusqu’aux philosophes : des hommes à longue barbe, d’une morale austère, d’un triste maintien, se montrent, sans pudeur, au milieu des fêtes licencieuses de la cour. Néron leur accorde quelques instants après ses repas : comme ils étaient d’opinions diverses, il s’amuse à les mettre aux prises. Ils disputent tandis qu’il digère ( Id. ibid).
J’ose penser que Tibère par sa politique, Caligula par ses extravagances, Claude par son imbécillité, et Néron par sa cruauté, ont été moins funestes à la république en versant à grands flots le sang des plus illustres familles, qu’en souillant celui qu’ils épargnaient. Néron, par ses meurtres, ravit sans doute de grands hommes à l’État ; mais, par la corruption, il le peupla d’hommes sans caractère : ses prédécesseurs avaient commencé la ruine des mœurs, il la combla, Si l’on convient de la vérité de cette réflexion, combien de princes, moins féroces, ont été d’ailleurs aussi coupables, aussi méprisables que lui ! Le massacre des particuliers pouvait se réparer avec le temps : le mal fait à la nation entière dura malgré les exemples, l’administration, les préceptes et les édits des Titus, des Trajan, des Marc-Aurèle et des Julien.
Les proscriptions de Sylla, celles d’Auguste font frémir les âmes sensibles. Ceux qui pensent voient des suites tout autrement fâcheuses à la douce tyrannie de ce dernier. Un prêtre catholique156, aussi pieux qu’instruit, a dit à cette occasion « que les gens de lettres avaient mis leurs bienfaiteurs au rang des grands hommes, longtemps avant que l’Église plaçât les siens au rang des saints ; et que l’une de ces apothéoses n’était pas moins vile que l’autre157. »
LXXXIII.
Dion ( In Nerone, lib. LXI, cap. xx) compte Sénèque et Burrhus parmi les spectateurs, et impute à Sénèque un rôle indigne, je ne dis pas d’un philosophe, mais de tout honnête homme à sa place. « Ils étaient là, dit-il, comme deux maîtres, suggérant je ne sais quoi à leur élève ; et lorsqu’il avait joué et chanté, ils frappaient des mains, agitant leurs vêtements, et entraînant la multitude par leur exemple158. »
Ce qui est surtout remarquable dans cette dernière calomnie de Dion, c’est l’impudence et la maladresse avec lesquelles cet homme pervers, aveuglé par la haine qu’il portait à tous les gens de bien, avance un fait démenti même par les infâmes courtisans du plus infâme des princes, qui, pour perdre Sénèque, l’accusaient du rôle opposé. « Il se moque de vous, disaient-ils à Néron ; il parodie vos vers et votre chant159. » Et à qui parlaient-ils ainsi ? à un homme cruel, jaloux de son talent. Lorsque cet historien cherche à diffamer Sénèque, il est un complice de ces courtisans, mais plus cruel qu’eux : ils n’en voulaient qu’à sa vie, Dion en veut à sa mémoire.
Tacite ne nomme que Burrhus (Annal, lib. XIV, cap. xv). Le philosophe ne descendit point de la dignité de son caractère et de ses fonctions, quoiqu’il ne se dissimulât point le péril auquel son austérité l’exposait. Si Burrhus en pliant, et Sénèque en se raidissant, ne réussirent point, c’est qu’il est une perversité naturelle plus forte que toutes les leçons de la sagesse. L’instituteur peut s’éloigner, lorsque son élève se cache de lui ; le ministre est perdu, si son maître rougit ou pâlit à son aspect, s’il en est évité, si l’on craint de l’entendre : bientôt il se trouve des âmes basses qui lui persuadent de s’en délivrer par l’exil ; des âmes sanguinaires, par la mort. Le prince, quand il n’est pas une bête féroce, prend le premier parti ; un Néron trouve le second plus court.
Le militaire n’eut pas l’inflexibilité du philosophe : au théâtre, où le maître du monde, histrion et joueur de flûte de profession, se prosternait devant les juges160, Burrhus joignit son suffrage aux leurs, affligé, mais applaudissant ; mœrens, ac laudans. (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. xv.)
Malheureuse condition des gens de bien qui vivent à côté d’un prince vicieux ! Combien de fois ils sont obligés de faire violence à leur caractère ! Cependant il y a cette différence entre le courtisan et le philosophe, que l’un épie l’occasion de flatter, et que l’autre la fuit ; que l’un souffre de sa dissimulation, en rougit, se la reproche, et que l’autre s’en applaudit.
Les vices des rois encouragent les vicieux, et rendent pusillanimes les gens de bien qui les approchent. Ceux-ci craignent d’offenser ; ceux-là redoublent de turpitude pour plaire. La conduite des uns fait l’apologie, celle des autres la satire des mœurs du souverain. Telle est à ses yeux l’importance du service de son adulateur, l’importunité des discours, du silence même de l’homme vrai, que le premier arrive à un pouvoir quelquefois illimité ; et le second, toujours à une disgrâce plus ou moins prompte. Ce n’est pas sous un Tibère, sous un Néron seulement ; c’est de tous les temps, et dans toutes les cours, qu’il y a plus de faveur à se promettre du métier de proxénète que des fonctions de grand ministre, et que l’on peut sans conséquence déshonorer une nation par la perte d’une bataille, mais non adresser un mot ou un geste de mépris à une favorite.
On demandera peut-être pourquoi il n’y a guère qu’une opinion sur le caractère et la conduite de Burrhus, et qu’on est partagé de jugement sur Sénèque. C’est qu’on exige moins apparemment d’un militaire que d’un sage ; c’est que le philosophe ne s’occupe point à dénigrer l’homme vertueux de la cour, et que l’homme de cour s’amuse souvent à dénigrer le philosophe.
LXXXIV.
Burrhus meurt (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. II-LII), sans qu’on pût assurer si ce fut de poison, de maladie, ou de l’un et de l’autre. Le souvenir de ses éminentes qualités le fit longtemps regretter.
Le crédit de Sénèque tombe à la mort de Burrhus161. Il arriva au philosophe, après la mort du militaire, ce qui serait arrivé au militaire après la mort du philosophe. Il perdit son autorité, et l’empereur se tourna vers les partisans du vice.
Tigellin étudie les défiances de son maître, et règle ses accusations sur ses découvertes. « Plautus, dit-il à Néron, est opulent, actif, et du nombre de ceux qui réunissent à l’affectation des mœurs antiques l’arrogance des stoïciens, gens intrigants et brouillons162. » Et voilà comment un courtisan artificieux prépare de loin la perte d’un philosophe.
Mais veut-on un exemple terrible de la scélératesse d’un autre courtisan ? Sous le règne de Claude, Messaline, jalouse de Poppée, à qui le pantomime Mnester, l’objet de la passion de ces deux femmes, avait donné la préférence, et pressée de s’emparer des superbes jardins de Valérius, médite sa perte et celle de sa rivale. Poppée est accusée d’adultère avec Valérius, et la puissance de celui-ci rendue suspecte à l’empereur. Valérius se présente devant Claude et se défend ; Claude incline à l’absoudre. Messaline en pâlit, elle pleure ; et, sous prétexte d’aller baigner ses yeux, elle sort et recommande à Vitellius de ne pas lâcher sa proie. Vitellius se jette aux pieds de Claude, se désole, rappelle à l’empereur son ancienne intimité avec Valérius, leur éducation commune à la cour d’Antonia sa mère, les services de l’accusé, ses exploits récents, et conclut… Je m’arrête d’horreur : qui ne croirait que Vitellius profite de l’absence de Messaline pour sauver la vie à un homme de bien sans se compromettre ?… Vitellius conclut à ce que la clémence de l’empereur laisse à Valérius le choix du genre de mort qui lui conviendra ; grâce qui fut accordée163.
LXXXV.
Il est difficile de décider si Néron fut plus cruel qu’impudique, ou plus impudique que cruel. Il épouse l’eunuque Sporus (SUETON. in Neron., cap. xxviii-xxix), et il est épousé par l’affranchi Doryphore. Après un de ces festins monstrueux où l’on voyait réunies et confondues la profusion, la crapule, la joie tumultueuse (TACIT. Annal, lib. XV, cap. xxxvii), il se couvre la tête d’un voile nuptial ; les aruspices sont appelés ; la dot est stipulée, le lit préparé ; les torches de l’hymen sont allumées : il se marie à Pithagoras, un des infâmes acteurs de la fête, et se soumet, à la clarté des lumières, à ce que la nuit couvre de ses ombres dans l’union légitime des deux sexes164.
Sa cruauté se délasse dans la débauche. Agrippine n’est plus : pourquoi différerait-il de répudier Octavie ? Qu’importent ses vertus165, si le nom de son père et la valeur du peuple la rendent suspecte ? Octavie est accusée d’adultère (Id. ibid., lib. XIV, cap. LX-LXI), et exilée. Le respect et la pitié élèvent leurs voix. Néron s’effraye : Octavie est rappelée166 ; les statues de Poppée sont renversées : le peuple attroupé porte sur ses épaules les images d’Octavie ; elles sont couronnées de fleurs et placées dans les temples. On court au palais ; la foule remplit les appartements de l’empereur, elle crie qu’il se montre ; mais des soldats la menacent du glaive, et la dispersent à coups de fouet. Et c’est ainsi que le zèle indiscret du peuple a, dans tous les temps, desservi le mérite et perdu l’innocence.
Cependant Poppée est aux genoux de Néron (TACIT. Annal. lib. XIV, cap. LXI.) : « Votre main, lui dit-elle, m’est plus chère que la vie ; mais je ne la dispute point. Rendez-la à Octavie. Songez seulement au danger que vous courez vous-même, si l’on peut attenter impunément à ma personne. Les clients et les esclaves d’Octavie ont osé pendant la paix ce qu’on redouterait à peine de la guerre ; ils se sont armés : cette fois, il ne leur a manqué qu’un chef ; ils le trouveront dans une seconde émeute. Que fait cette femme dans la Campanie ? Pourquoi celle qui peut, absente, disposer du peuple à son gré, ne marcherait-elle pas à Rome ? Quel mal ai-je fait ? Suis-je donc si coupable d’avoir donné naissance à un héritier légitime des Césars ? Le fils d’un joueur de flûte égyptien leur paraît-il plus digne de la puissance impériale ? Subissez le joug d’Octavie, si votre sécurité l’exige ; mais que ce soit de gré, et non de force. Quand on ne sait pas s’affranchir et se venger, il faut du moins sauver la bienséance. »
D’après ce discours artificieux, l’accusation d’adultère est reprise (Id. ibid., lib. XIV, cap. LXII, LXIII et LXIV). Le scélérat par caractère et par habitude, Anicet167, s’avoue lui-même coupable du crime ; on y joint celui de la révolte. On déclare par un édit que celle qu’on avait répudiée pour cause de stérilité s’est livrée au préfet de la flotte, et fait avorter ; et, sur-ler-champ, on la relègue dans l’île de Pandataria, abandonnée, à l’âge de vingt ans, à des soldats et à des centurions ; et quelques jours après son exil, elle est condamnée à mourir. Les veines lui sont ouvertes ; elle expire étouffée par la vapeur d’un bain trop chaud ; sa tête est séparée de son corps et présentée à sa rivale.
La débauche et l’artifice sont les moindres défauts de Poppée. La douceur de ses charmes masquait une âme atroce ; c’était une Furie sous le visage des Grâces.
LXXXVI.
Sénèque est accusé, dans ces circonstances, de tremper dans une conspiration qui n’existait pas encore, et à laquelle peutêtre l’accusation donna lieu. Romanus le déféra clandestinement comme complice de Pison. Sénèque se justifie et fait retomber avec force l’accusation sur l’accusateur (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LXV).
Thraséas, qui s’était prêté aux premières adulations du sénat ( Id. ibid., cap. xii, et lib. XVI, cap. xxi), se retire de ses assemblées après le meurtre d’Agrippine. Au milieu de tant d’honnêtes gens disgraciés et mis à mort, il eût été honteux pour un Thraséas de rester en faveur et d’échapper à la cruauté du tyran. Dans l’intervalle de sa disgrâce et de sa mort, Néron se vante168, en présence de Sénèque, de s’être réconcilié avec Thraséas ; Le philosophe ne balança pas à l’en féliciter, quoiqu’il vît dans les propos de Néron la proscription de Thraséas décidée, et que, par sa franchise, il risquât de signer la sienne. Y a-t-il beaucoup de courtisans à qui la perfidie de leur maître fût aussi bien connue, et qui eussent osé lui parler comme Sénèque à Néron ? Dans cette circonstance légère, je le vois se présenter au percusseur, et il ne me montre pas moins de courage que lorsqu’il verse son sang dans un bain. Au dernier moment, il accepte la mort qui vient à lui avec le centurion ; ici, il s’avance fièrement au-devant d’elle.
Sénèque eut toutes les sortes de courage : celui des principes, celui du caractère et celui du devoir.
Les réflexions suivantes me répugnent ; plusieurs fois j’ai pris la plume pour les effacer ; mais elles font sortir d’une manière si forte la partialité des détracteurs de Sénèque, et elles attaquent si faiblement le grand caractère de Thraséas, que je les ai laissées. On se plaît à opposer le rôle du militaire à celui du philosophe, et l’on oublie que le premier entendit des reproches sur le vif intérêt qu’il prenait à la police du théâtre de Syracuse, tandis que les objets d’une tout autre conséquence, la guerre, la paix, les lois, les impôts et les mœurs sollicitaient inutilement son attention. Il répondit « qu’en s’occupant de petites choses, il montrait assez, pour l’honneur du sénat, qu’on n’aurait pas négligé les grandes, s’il eût été permis de s’en mêler. » Je demande si cette réponse frivole est bien cligne d’un magistrat que les prérogatives de son ordre autorisaient à parler, à ouvrir un avis et à requérir qu’on en délibérât. Thraséas reste inutile dans un sénat déshonoré, et personne ne l’en blâme ! Sénèque garde une place dangereuse et pénible, où il peut encore servir le prince et la patrie, et on ne lui pardonne pas ! Quels censeurs de nos actions ! quels juges !
LXXXVII.
Sénèque vivait encore à la cour de Néron lors d’un désastre que les uns attribuent au hasard (TACIT. Annal, lib. XV, cap. xxxviii), d’autres à la méchanceté de ce prince ; mais, certes, le plus étendu et le plus terrible que la violence des flammes eût causé dans Rome. Ce fut à la partie du cirque adossée d’un côté au mont Palatin, de l’autre au mont Célius, que l’incendie se déclara. Le feu prend en un même instant à des magasins de marchandises combustibles et les embrase tous à la fois : rapide à sa naissance, le vent ajoute à son activité, et le défaut de maisons revêtues de gros murs, ou de temples munis de remparts, favorise ses progrès ; il ravage les espaces de niveau, il monte, il redescend avec plus de force. Sa vitesse rend les secours impraticables dans une ville telle que l’ancienne Rome, coupée de rues tortueuses, étroites, et d’une énorme longueur. Le gémissement des femmes effrayées, la lenteur des vieillards, la faiblesse des enfants, un concours tumultueux d’hommes qui pensent à leur salut, qui s’occupent de celui des autres, qui entraînent ou qui attendent les impotents, qui se hâtent, qui s’arrêtent, embarrassent tout. Tandis qu’on regarde derrière soi, on est enveloppé par devant ou par les côtés : échappé à l’embrasement du quartier prochain, on tombe inopinément dans l’embrasement d’un quartier éloigné ; incertain sur ce qu’il faut faire, sur ce qu’il faut éviter, ou l’on s’écrase dans les rues, ou l’on se couche dans les champs, ou l’on se réfugie dans les tombeaux : libres de pourvoir à leur sûreté, plusieurs se précipitent dans les flammes manquant de vivres, et désespérés de la perte de ceux qui leur étaient chers. On n’ose garantir sa propre maison : ce sont de toutes parts des gens qui menacent, si l’on essaye d’arrêter le feu ; d’autres qui lancent, à la vue du peuple, des torches enflammées, et qui crient qu’ils y sont autorisés, soit en conséquence d’ordres réels, soit à dessein d’étendre le pillage.
Il serait difficile de dénombrer les maisons, les palais et les temples détruits (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XII), les anciens monuments de la religion, tels que le temple consacré par Servilius Tullius, le grand autel et la Basilique dédiés par l’Arcadien Évandre à Hercule présent, la chapelle que Romulus voua à Jupiter Stateur, le palais de Numa, le temple de Vesta. Les pénates du peuple romain, les dépouilles de tant de peuples vaincus, les chefs-d’œuvre des arts de la Grèce, les exemplaires authentiques des premières productions du génie, tout périt ; et au milieu de la splendeur de Rome nouvelle, les vieillards déploraient la perte irréparable d’une infinité de choses précieuses.
L’incendie dura six jours et sept nuits. Néron, spectateur du haut de la tour de Mécène, en habit de théâtre, chante l’embrasement de Troie. Il défend de fouiller les décombres : on en tire à son profit les restes de la fortune des incendiés ; et, pour la réparation du désastre, il exige des contributions qui ruinent la ville et les provinces169. Il dit : « Faisons en sorte que tout m’appartienne170. » L’indiscrétion d’un souverain laisse quelquefois échapper la secrète pensée des autres : ils se taisent, mais leurs vexations parlent.
LXXXVIII.
Sénèque, enfin, révolté de tant de crimes et de sacriléges, demanda sa retraite171.
Il avait des envieux ; il eut des calomniateurs : et quel est l’homme d’une médiocrité assez rassurante, pour jouir sans trouble de l’intimité du prince ?
On intenta contre lui différentes accusations. L’accroissement d’une fortune immense, et déjà portée au-delà de ce qui convient à un homme privé, l’occupait sans cesse ; il captait la faveur des citoyens ; peu s’en fallait qu’il ne l’emportât sur le prince par les délices de ses jardins et la magnificence de ses campagnes : il n’accordait qu’à lui seul le talent de l’éloquence ; depuis que Néron avait pris du goût pour la poésie, il s’exerçait plus souvent dans ce genre de littérature ; son mépris pour les amusements de l’empereur ne se contraignait pas même en public ; il rabaissait la force de César à maîtriser un cheval, et se moquait de sa voix, lorsqu’il chantait. Jusques à quand le croira-t-on l’auteur de tout ce qui se fait de bien dans l’Etat ? César n’est plus un enfant, César est à la fleur de l’âge ; il est temps que César se débarrasse de ses maîtres : pour s’instruire, César n’at-il pas d’assez grands exemples dans ses ancêtres ? (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LII.)
LXXXIX.
Ces imputations n’étaient point ignorées de Sénèque172 ; il en était informé par ceux en qui il restait quelque intérêt pour la vertu. L’empereur l’éloignant de son intimité avec un dédain qui s’accroissait de jour en jour, il demanda une audience qui lui fut accordée, et dans laquelle il tint le discours qui suit :
« Seigneur, il y a quatorze ans qu’on m’approcha de votre personne, et que l’espoir de l’Empire me fut confié ; il y en a huit que vous régnez. Dans cet intervalle vous m’avez comblé de tant d’honneurs et de richesses, qu’il ne manque à ma félicité que d’en modérer l’excès. Les grands exemples dont je me servirai ne seront pas de mon rang, mais du vôtre. Votre aïeul, Auguste, permit à Agrippa de se retirer à. Mytilène ; à Mécène, de jouir, dans la ville même, de l’oisiveté d’un asile éloigné. L’un l’avait suivi dans les camps, l’autre avait exercé sous ses ordres plusieurs fonctions pénibles : tous deux avaient été magnifiquement récompensés, mais pour des services importants. Des leçons données, pour ainsi dire, dans l’ombre, mais illustrées par l’honneur d’avoir concouru aux premiers soins de votre jeunesse, n’étaient que trop bien acquittées : et cependant, seigneur, vous avez rassemblé sur moi une faveur sans bornes, une richesse immense ; c’est à tel point, que je me dis souvent à moi-même : Né dans la province, et dans l’ordre des chevaliers, on te compte parmi les grands de la ville ! Homme nouveau, tu brilles entre les nobles, parmi les citoyens décorés d’une longue illustration ! Cette âme à qui la modicité suffisait, qu’est-elle devenue ? Celui qui plante de si beaux jardins, qui se promène dans ces maisons de campagne, qui possède tant de terres, qui jouit d’un énorme revenu, c’est Sénèque !
« Mon unique défense, c’est qu’il ne m’a pas été permis de m’opposer à votre libéralité : mais nous avons comblé la mesure ; vous, en m’accordant tout ce que le prince peut accorder à son ami ; moi, en recevant tout ce qu’un ami peut accepter de son prince. L’excès irrite l’envie : à la hauteur qui vous place audessus d’elle et de toutes les choses de la terre, vous lui échappez ; mais elle pèse sur moi, et j’ai besoin d’un appui. A la guerre, en voyage, si j’étais excédé de fatigue, je solliciterais du secours : c’est ainsi que j’en use dans le chemin de la vie. Je suis vieux, incapable des moindres soins, et dans l’impossibilité de porter plus loin le fardeau de mon opulence, je demande qu’on m’en soulage. Ordonnez, seigneur, à vos intendants de prendre l’administration de mes biens, et de les réunir aux vôtres. Je ne me précipite, point dans l’indigence ; et dépouillé de ces choses dont l’éclat m’éblouit, la portion de temps qui m’était ravie par le soin de ces campagnes et de ces jardins, retournera à la culture de mon esprit. Vous êtes dans la vigueur de l’âge ; une assez longue expérience vous a rendu familier l’art de gouverner : souffrez que vos amis se reposent dans l’âge avancé ; il vous sera même glorieux d’avoir élevé à la grandeur celui qui pouvait supporter la médiocrité. » (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LIII-LIV.) Voici la réponse de Néron, telle à peu près qu’il la fit : « Si je réplique sur-le-champ à ce discours prémédité, c’est une des premières obligations que je vous ai ; vous m’avez appris à résoudre facilement et les difficultés prévues et les inopinées. Agrippa et Mécène obtinrent de mon ancêtre le repos après les travaux ; mais Auguste était dans un âge où son autorité suppléait à la variété de leurs instructions, et il ne dépouilla ni l’un ni l’autre de ce qu’ils tenaient de sa munificence. Ils en avaient bien mérité par leurs services à la guerre, et dans les périls où il avait passé sa jeunesse ; et je crois qu’en pareille circonstance, ni votre bras ni vos armes ne m’auraient manqué. Vous avez soutenu mon enfance, prêté à ma jeunesse votre raison, vos conseils et vos préceptes : c’est tout ce que ma position exigeait, et la mémoire de ces services me restera tant que je vivrai. Ces jardins, ces campagnes que vous tenez de moi, sont choses casuelles ; et quel que soit le prix qu’on y mette, des hommes dont le mérite n’était pas à comparer au vôtre, auront été mieux gratifiés. Je rougirais de nommer les affranchis plus riches que vous : c’est à ma honte, si celui qui occupe la première place dans mon cœur, n’est pas le plus opulent des Romains.
« Vous avez une santé ferme : votre âge, propre à l’administration des affaires, est encore celui des jouissances ; et je ne fais que commencer à régner. Vous croiriez-vous donc plus élevé par moi, que Vitellius, trois fois consul, ne l’a été par Claude ? Et ma libéralité ne peut-elle accumuler sur vous ce que Volusius sut amasser par de longues épargnes173 ? S’il vous paraît que, dans les sentiers glissants, je cède à la pente de la jeunesse, que ne m’arrêtez-vous ? Cette vigueur d’une âme exercée, que ne la déployez-vous tout entière à mon secours ? Ce ne sera point de votre modération, si vous me restituez mes dons, ni de votre repos, si vous quittez votre prince ; c’est de mon avarice, c’est de l’effroi de ma cruauté que le peuple s’entretiendra. L’éloge de votre, modestie dût-il particulièrement l’occuper, serait-il séant à l’homme sage de s’illustrer en avilissant un ami ? » (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. LV-LVI.)
La dignité, l’esprit, le sentiment même, et l’air de vérité qui règnent dans ce discours, font frissonner. J’ai de la peine à croire que Néron se soit aussi franchement avoué avare et cruel, à moins qu’il ne convînt adroitement d’un vice qu’on ne lui connaissait pas, pour pallier celui qu’on lui reprochait, la cruauté.
Ensuite ce prince, disposé par caractère174 et exercé par habitude à voiler sa haine sous de fausses caresses, approche sa joue de la joue de Sénèque, et l’embrasse.
XC.
Le discours affectueux de Néron n’en imposa point à Sénèque. Sûr de sa disgrâce, il persista à demander sa retraite, l’obtint avec peine, et changea tout à coup son genre de vie (Id. ibid., cap. LVI). Il se dépouilla des prérogatives d’un pouvoir qui s’éclipsait. Ce concours de visitants politiques et curieux, qui venaient officieusement épier sa conduite, surprendre ses discours, et qui continuaient à l’obséder, parce qu’ils n’étaient pas encore assurés de sa perte, fut éloigné : sa porte fut fermée ; il ne souffrit plus ce cortége de clients qui l’environnaient au sortir de sa maison. On le voyait peu dans la ville ; sa mauvaise santé et son goût pour l’étude lui servirent de prétextes auprès du souverain, qui se félicitait, et qui peut-être lui aurait fait un crime de son absence. Sa mort suivit de près cette réforme. La disgrâce confirmée trouva le philosophe détaché de toutes ces importantes frivolités dont la privation rend aux hommes ordinaires le moment du repos et de la liberté si fâcheux, et la vie privée si ennuyeuse. La pureté de sa conscience et le souvenir de ses actions adoucissaient l’amertume des journées qu’il passait dans l’attente de la proscription.
On se proposa d’abord de s’en défaire par la voie secrète du poison (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XLV). Néron aurait préféré sans doute la ressource d’imputer à Sénèque même sa propre mort, de l’accuser de faiblesse, ou même de rejeter cette grande perte sur la nécessité du châtiment : mais, soit que Cléonicus, un des affranchis de Sénèque, qu’on avait corrompu, ressentît à l’aspect de son maître une horreur qu’un parricide ne devait pas éprouver au souvenir de son instituteur, soit que le philosophe eût soupçonné l’attentat, il ne fut pas exécuté.
Depuis ce moment, il ne se nourrissait plus que de fruits sauvages, et ne se désaltérait que de l’eau courante des ruisseaux175.
Quel spectacle pour l’imagination, que le possesseur d’une richesse immense, tourmenté par la soif, par la faim, et par la terreur, pire que le besoin ; errant dans ses magnifiques jardins, et réduit à la condition indigente des animaux ! Dis-nous toimême, grand philosophe, homme véridique, quelles furent alors ta consolation et ta force ? La vertu, la vertu, qui te restait, et dont le tyran ne pouvait te dépouiller ; le tyran, qui t’aurait peut-être laissé la vie, s’il eût été en son pouvoir de t’ôter la vertu.
XCI.
Tandis que Néron suit le cours de ses forfaits ; qu’il fait mourir sa tante (SUETON. in Neron., cap. xxxiv), et s’empare de ses biens ; que, pour épouser Statilia, il ordonne le meurtre de son mari ; celui d’Antonie (Id. ibid., cap. xxxv), fille de Claude, qui refuse de prendre dans son lit la place de Poppée ; que tous ses amis ou parents subissent le même sort, entre autres le jeune Aulus Plautius, qu’il viole avant de l’envoyer au supplice ; qu’on noie Rufinus Crispinus, fils d’Othon et de Poppée, pour s’être amusé à jouer à l’empereur ; Tuscus, son frère de lait, pour s’être lavé, pendant son gouvernement en Egypte, dans des bains préparés pour le souverain ; de riches affranchis qui avaient travaillé, sous Claude, à son adoption ; le vieux Pallas176, qui lui faisait attendre trop longtemps sa dépouille ; et que, d’après la réponse d’un astrologue (SUETON. in Nerone, cap. xxxvi), consulté sur l’apparition d’une comète, que ces sortes de présages ne se détournent que par des meurtres expiatoires, la proscription de ce qui reste de plus illustre dans Rome est décidée ; il se forme deux conjurations : l’une de Pison, à Rome ; l’autre de Vinicius, à Bénévent.
XCII.
Des sénateurs (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XLVIII), des chevaliers, des hommes de toutes les conditions, des femmes même entrent à l’envi dans celle de Pison ; les uns par ambition, les autres par amour du bien public, Lucain par un petit ressentiment de poëte177.
Elle échoua par l’indiscrétion d’Épicharis et les lâches conseils de la femme d’un affranchi ( Id. ibid., cap. LI, LIV et LV).
A l’instant les conjurés sont saisis et confrontés ( Id. ibid., cap. LVI). Chose incroyable ! ils meurent presque tous avec courage après s’être entr’accusés lâchement ; un instant sépare deux rôles aussi opposés. S’ils méprisaient la vie, que ne mouraient-ils en silence ? S’ils craignaient la mort, pourquoi mouraient-ils sans se plaindre ?
Néron, pour conserver l’Empire, a fait massacrer sa mère : l’action de Lucain est plus révoltante ; pour conserver sa vie, il dénonce Acilia, sa mère ( Id., ibid.). Ô Lucain ! tu l’emporterais sur Homère, que ton ouvrage serait à jamais fermé pour moi. Je te hais, je te méprise ; je ne te lirai plus.
Subrius répond à Néron, qui lui demande comment il a pu trahir son serment ( Id. ibid., cap. LXVII) : « Je te haïssais.
Nul soldat ne te fut plus fidèle, tant que tu méritas d’être aimé ; j’ai commencé à te détester lorsque tu es devenu assassin, empoisonneur, parricide, et cocher, et comédien, et incendiaire. »
Et toi, Sulpicius, pourquoi as-tu conjuré ? (TACIT. Annal. lib. XV, cap. LXVIII.) « Pourquoi ? c’est que ta mort était l’unique remède à tes vices. »
Comme on creusait la fosse de Subrius, et qu’on ne la creusait ni assez longue ni assez large, il dit ironiquement : « Ils n’en savent pas même assez pour cela178 ! »
Il dit au tribun Niger, qui lui recommande de présenter sa tête avec courage : Puisses-tu en montrer autant à la frapper 179 !
Il semble que la cruauté du maître avait accru celle des bourreaux. Niger, qui n’avait pu décapiter Subrius en deux coups, disait gaiement à l’empereur qu’il l’avait tué une fois et demie180.
Rome alors était pleine d’astrologues et de diseurs de bonne aventure. Les arts mensongers sur l’avenir, qui se lient également bien avec l’athéisme et la superstition, sont également interrogés et par le bonheur qu’on attend, et par le malheur qu’on éprouve. Le rôle des fourbes qui les professent est de rendre suspects ceux qu’on veut perdre, de divulguer des secrets qu’on veut trahir sans se compromettre ; de faire échouer des projets, d’en suggérer ; de prévenir, de pressentir le peuple ; d’inspirer, de calmer des terreurs : plus le peuple est malheureux, le tyran ombrageux et les grands inquiets, plus on craint l’avenir, plus l’on supporte impatiemment le présent, moins on a d’énergie en soi ; plus on a recours aux dieux, plus les arts divinatoires sont en crédit. On est pieux et crédule dans les alarmes, on a des pressentiments ; et il est quelquefois difficile de discerner le pressentiment de l’instinct de la raison, du tact des vraisemblances. Alors l’homme ferme s’exhorte et se résout ; la femme et l’homme faible courent au devin. Il était dangereux de s’adresser à ces imposteurs, qui d’ailleurs vendaient leurs mensonges fort cher : il en coûta à la fille de Soranus son collier, ses présents de noce et la vie à son père ( TACIT. Annal, lib. XVI, cap. xxx).
XCIII.
Au meurtre de Plautius Latéranus, désigné consul, succéda le meurtre le plus agréable à Néron, celui de Sénèque181 ; non qu’il eût acquis quelque preuve qui l’impliquât manifestement dans la conjuration de Pison ; mais il fallait exécuter par le fer ce qu’on avait inutilement tenté par le poison. Jusqu’à ce moment, le seul Natalis avait déposé que, pendant la maladie de Sénèque, on l’avait dépêché auprès de lui pour se plaindre de ce que son accès était interdit à Pison et lui représenter qu’il serait mieux de cultiver leur amitié par des entrevues familières : à quoi Sénèque avait répondu que des visites réciproques et de fréquents entretiens ne convenaient ni à l’un ni à l’autre ; qu’au reste, son salut était attaché à celui de Pison.
Natalis, qui connaissait la haine secrète de l’empereur contre Sénèque182, se promettait de se sauver en le perdant.
Granius Silvanus, tribun de cohorte, eut ordre de présenter à Sénèque cette délation (TACIT. Annal, lib. XV, cap. LX) et de savoir de lui s’il y reconnaissait le discours de Natalis et sa réponse. Soit de hasard, soit à dessein, ce jour Sénèque avait quitté la Campanie et s’était arrêté, avec sa femme, dans une métairie, à quatre milles de Rome.
Le tribun est arrivé. Il est nuit : il a entouré la maison de soldats ; il a communiqué ses ordres au philosophe, qui prenait un repas avec sa femme Pauline.
Sénèque répondit que Natalis était venu chez lui ; qu’il s’était plaint, au nom de Pison, que sa maison lui fût fermée, et qu’il s’était excusé par sa mauvaise santé et son goût pour le repos ; du reste, qu’il n’avait aucun motif de préférer le salut d’un homme privé à sa propre sûreté, que son caractère ne l’inclinait point à la dissimulation, et que personne ne le savait mieux que Néron, qui avait plus souvent éprouvé sa franchise que sa complaisance183.
XCIV.
Cependant le tribunal sanguinaire du prince, les conseillers intimes de ses fureurs, Poppée et Tigellin, sont rassemblés184 : le tribun fait son rapport. Néron demande si Sénèque se dispose à mourir. Le tribun répond185 qu’il ne lui a remarqué aucun signe d’effroi, rien de triste sur le visage, rien d’altéré dans les paroles. Aussitôt il lui fut enjoint de retourner et d’annoncer à Sénèque sa proscription.
Pourquoi le tyran aurait-il été si satisfait et si pressé de plonger ses mains dans le sang de son instituteur et de son ministre, si celui-ci avait été le complaisant de ses vices et l’approbateur de ses forfaits ? Jamais Néron n’avait ordonné des meurtres avec plus de joie : Lœtissima cœdes.
Fabius Rusticus dit que le tribun prit un autre chemin, s’arrêta chez le préfet Fénius, lui confia l’ordre de César et lui demanda s’il obéirait, et que Fénius lui conseilla de n’y pas manquer. Telle était alors la bassesse de tous. Il n’y avait pas jusqu’à ce Silvanus, conspirateur lui-même, qui ne secondât des forfaits dont il avait juré la vengeance. Cependant le tribun épargne à Sénèque l’horreur de le voir et de l’entendre, en introduisant un des centurions, qui déclare au philosophe que son dernier instant est venu.
Celui-ci, sans s’émouvoir, demande les tablettes de son testament. Sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis et leur dit que, « puisqu’il ne lui était pas permis de reconnaître leurs bons offices, il lui restait cependant un legs, et de tous ceux qu’il avait à leur faire, le plus précieux186, l’image de sa vie, dont ils ne conserveraient pas le souvenir sans être applaudis de leur amour pour les connaissances honnêtes et de leur constance en amitié. » En même temps, il arrête leur larmes ou par des discours simples, ou d’une manière plus énergique, et les ramène à la fermeté en leur demandant : « Et ces préceptes de la sagesse, où sont-ils ? et ces méditations assidues sur les périls imminents de la vie, à quoi donc servent-elles ? A qui la férocité de Néron n’est-elle pas connue ? Après le meurtre de sa mère187 et de son frère, il ne lui restait plus qu’à tremper ses mains dans le sang d’un homme qui s’était occupé à lui former le cœur et l’esprit. »
Le silence de Sénèque sur Burrhus, dans ce moment, m’inclinerait à croire que celui-ci ne mourut point d’une mort violente, ou que du moins Sénèque l’ignorait, ou ne le pensait pas. Rien n’était plus naturel, dans cette circonstance, que de s’associer celui avec qui l’on avait partagé les mêmes fonctions, s’il en avait reçu la même récompense.
Après ces discours et quelques autres qui semblaient s’adresser à tous, il embrasse sa femme ; et, attendri188 malgré la résistance actuelle de sa fermeté, il la prie, il la supplie de modérer son affliction, de ne la point éterniser et de permettre à des diversions honnêtes189 et à la contemplation d’une vie consacrée à la vertu d’adoucir les regrets de la perte de son époux. Pauline proteste que la sentence de mort leur est commune et appelle la main du percusseur. Sénèque ne s’oppose point à une aussi noble résolution, autant par tendresse pour une femme uniquement chérie que par crainte des injures auxquelles elle resterait exposée. « Je vous avais indiqué, lui dit-il190, les consolations de la vie ; vous préférez une mort glorieuse, et je ne vous en envierai point l’exemple. Dans une séparation qui exige autant de force, que notre constance soit égale et votre fin plus glorieuse… » Et à l’instant, et d’un même coup, le fer leur ouvre les veines des bras. Sénèque étant avancé en âge, exténué par l’excès de la diète, et son sang s’échappant lentement, il se coupe les veines des jambes et des cuisses. Mais de peur que la vue des cruelles angoisses qui l’excédaient ne brisât l’âme de son épouse et que le spectacle du tourment de cette femme ne lui arrachât un mouvement d’impatience, il lui persuada de se retirer dans un autre appartement. Alors il appelle des secrétaires ; et, inspiré par son éloquence jusqu’au dernier moment, il dicte plusieurs choses qu’on a publiées dans ses propres termes, et auxquelles je m’abstiens de toucher, dit Tacite191.
La mort naturelle par l’hémorrhagie des veines est rare ; elle est lente ; elles s’affaissent à mesure qu’elles se vident et l’effusion du sang est suspendue. Pourquoi les tyrans n’ordonnaient-ils pas la blessure au cœur ou là section des artères, dont on périt si rapidement ? Pourquoi les victimes n’en faisaient-elles pas le choix ? Pourquoi ne s’enfonçaient-elles pas ou ne se faisaient-elles pas enfoncer le poignard au-dessus de la clavicule gauche, comme elles l’avaient vu cent fois pratiquer aux gladiateurs ? L’homme craint-il de mourir trop vite et metil tant de prix à un instant de plus ?
Le récit qui précède est traduit des Annales de Tacite. Interprète fidèle de cet auteur sublime et profond, nous n’aurions pu sans témérité, j’ai presque dit sans sacrilége, y ajouter ou en retrancher un seul mot. Si nous lui avons ôté quelque chose, c’est son laconisme et son énergie ; et l’on imagine bien que c’est malgré nous192.
Le meurtre de Sénèque suivit de près la conspiration de Pison. Les complices de celui-ci étaient des hommes distingués dans tous les états de la république, et ils ne jettent les yeux ni sur Thraséas, ni sur Burrhus ; ils ne pardonnent pas à leur chef de s’être montré quelquefois sur la scène avec l’empereur, et aucun d’eux ne reproche à Sénèque ni ses vices particuliers, ni son avarice, ni son ambition, ni sa bassesse, ni l’édit après la mort de Britannicus, ni la lettre au sénat après la mort d’Agrippine, ni son commerce avec Julie, ni ses complaisances pour la lubricité du tyran : tous le regardent comme un homme qui s’est élevé au faîte de la vertu, et dont la célébrité n’est souillée d’aucune tache.
Des écrivains sans pudeur et sans talent manqueront à des personnages qui ont honoré leur siècle et dont nous respectons la mémoire ; ils feront pis ; ils insulteront la nation, ils en insulteront les hommes célèbres : leurs invectives, je ne dis pas tolérées, mais autorisées, s’adresseront à ceux qui en occupent les premières places ; et cependant il faudra s’imposer une modération qu’on aurait de la peine à garder dans sa propre cause ! Hélas ! oui.
Le nombre de ceux que le public méprise assez pour leur accorder le franc-parler, est très petit, et j’entends murmurer autour de moi que ce serait se manquer à soi-même que de se mettre à leur unisson.
XCV.
Sénèque, né peu de temps avant la mort d’Auguste, la huitième année de l’ère chrétienne, mourut la huitième année du règne de Néron, vers l’an 61 de J.-C. Ainsi, après avoir consumé un temps considérable et pris des soins infinis pour faire de son élève un grand empereur, il n’attendit son retour à la vertu que trois ou quatre ans.
Il avait eu deux femmes. La première s’appelait Helvia, et voici comment il en parle193 : « Le soir, lorsque ma lampe est éteinte et que l’heure m’a séparé de ce censeur de mes pensées, de ce témoin de mes actions, de cet appui de ma conduite, j’y supplée par un examen scrupuleux. Je me rappelle ce que j’ai dit, ce que j’ai fait. Je ne me dissimule rien, je ne me passe rien.
Eh ! pourquoi craindrais-je de me voir tel que je suis, lorsque je puis m’adresser à moi-même ce que j’aurais entendu de sa bouche ? Sénèque, tu as mal dit ; Sénèque, tu as mal fait : n’y retourne plus, et je te pardonne. »
La seconde, celle qui vient d’assister à la mort de Sénèque, et de mêler son sang à celui de son époux, s’appelait Pauline ; elle était jeune et belle et Sénèque âgé. On ne pardonne rien aux hommes d’un certain ordre ; on pèse leurs plus indifférentes actions dans une balance rigoureuse. Et cette balance, qui la tient ? On le sait. Tout s’acquitte dans ce monde-ci, et la naissance, et les richesses, et les honneurs, et les talents : la possession même de la vertu n’est pas gratuite, et tant mieux.
On fit un crime au vieux philosophe d’avoir pris une jeune femme. Et qu’importe, si cette jeune femme est honnête ? si le vieux philosophe en était tendrement aimé ? Vous qui entr’ouvrîtes les rideaux du lit nuptial pour repaître vos yeux et vous amuser d’une scène indécente ou ridicule, jugez à présent s’il entra dans la sainte union de Sénèque et de Pauline, aucune de ces vues si déshonnêtes et si communes, qui compensent, aux yeux des parents et des époux intéressés, l’extrême disparité d’âge ; mais dont la nature trompée se venge par la perte des mœurs, l’incertitude des naissances, et le trouble domestique.
XCVI.
Néron n’avait aucun motif particulier de haïr Pauline ; il lui conserva la vie, par la crainte que sa mort ne rendît sa cruauté plus odieuse. Les soldats, ses affranchis, ses esclaves fermèrent ses blessures et arrêtèrent son sang. Il est incertain si elle y consentit194 : mais comme le vulgaire est prompt à voir en tout le mauvais côté, on ne manqua pas de répandre que, tant qu’elle avait redouté l’implacable Néron, elle avait ambitionné de finir avec son époux ; mais qu’aussitôt qu’elle s’était flattée d’un meilleur sort, elle avait cédé à la douceur, d’exister. Elle en jouit peu d’années, gardant à Sénèque un souvenir digne d’éloge, et montrant, par la pâleur de son visage et la maigreur de ses membres, combien le principe de la vie s’était affaibli en elle.
XCVII.
Cependant Sénèque, dont la mort était retardée par la lenteur de l’effusion, pria Statius Annæus, qui lui était connu depuis longtemps pour un habile médecin et pour un ami sûr, de lui administrer le poison que les Athéniens préparaient à ceux que les lois condamnaient publiquement à la mort. On le lui présenta : il le but, mais sans effet ; ses membres étaient froids, et son corps fermé à l’activité du venin. Enfin, il entre dans un bain chaud ; il prend un peu d’eau qu’il répand sur ses esclaves les plus proches de lui, ajoutant : A Jupiter libérateur. Au sortir de ce bain, dont la vapeur l’avait suffoqué, il est porté sur un bûcher195 sans appareil, ainsi qu’il l’avait recommandé dans un testament où il avait pourvu à ses funérailles, et qu’il avait écrit dans les jours de sa grande puissance et de son extrême richesse. ;
Il n’est pas difficile de discerner le motif de l’historien lorsqu’il insiste sur la modestie des dispositions dernières d’un homme aussi riche que Sénèque. Ces marbres qui ne couvrent que de la poussière, attestent la vénération des peuples, le respect des parents, la reconnaissance des amis, ou ne sont que des monuments durables de la vanité des ◀vivants▶ et des morts.
XCVIII.
La richesse de Sénèque, prodigieuse pour un simple particulier, était exorbitante pour un philosophe ; elle se montait environ à quarante millions de notre monnaie196 : il n’alla point à elle, il la reçut quand elle vint à lui.
La succession que son père lui laissa était considérable.
Dans la Consolation qu’il écrivit, de la Corse, à Helvia, sa mère, il lui dit197 : « Ayant des parents, vous avez avantagé vos fils déjà riches, jamais vous n’usâtes de notre crédit ; il ne vous est revenu de nos honneurs que de la joie à recueillir, et des dépenses à faire. Lorsque la mort de notre père vous rendit la dépositaire de notre fortune, vous en prîtes les mêmes soins que de la vôtre, et vous ne négligeâtes aucun moyen de l’augmenter. » Elle s’était encore accrue par des placements avantageux ; les largesses de son élève y mirent le comble. On l’a déjà entendu sur les inconvénients de ces dons : « Seigneur, a-t-il dit à Néron, je vous rends grâces de vos bontés ; mais je ne saurais vous dissimuler les propos affligeants qu’elles vont exciter. On dira : le voilà donc ce stoïcien si frugal, ce modeste philosophe, à qui peu de chose suffit. Voyez et ses jardins et ses terres, et ses campagnes à Nomentanum, à Albina, à Baïes, et les énormes capitaux qu’il a placés, et ses tables198 de cèdre à pieds d’ivoire ; il n’en a guère moins de cinquante199, et la plus simple payerait une grosse métairie : qu’on m’assure la centième partie de son revenu, et demain je laisse croître ma barbe, et j’endosse la robe de Zénon. Seigneur, reprenez vos bienfaits, ces bruits cesseront, et je serai mieux connu. »
XCIX.
Dion200 accuse Sénèque d’avoir prêté à usure ; il attribue la guerre britannique à la dureté avec laquelle il exigea, dit-il, des Bretons201 le remboursement de ses capitaux en entier, sans être divisés en plusieurs payements.
Qui est ce Dion ? ce Dion que Crevier appelle le calomniateur éternel de tous les Romains vertueux 202 ; qui a osé, sans s’appuyer d’aucune autorité, accuser Cicéron d’un commerce incestueux avec sa fille Tullia, et qui s’est déchaîné contre Cassius, Brutus, les hommes les plus renommés par leurs vertus, sans qu’on puisse trouver à cette étrange fureur d’autres raisons, dit JusteLipse203, qu’une incurable perversité de jugement et de mœurs ? Ce Dion était de Nicée en Bithynie : il s’occupa toute sa vie à décrier le mérite qui l’offusquait ; il s’attacha particulièrement à Sénèque, distinction flatteuse. Ses mensonges maladroits, à force d’être exagérés, manquèrent leur effet, même sur la crédulité. Il fut gouverneur de province, et deux fois consul ; récompense du vil métier d’intrigant, de courtisan et de flatteur qu’il exerça sous trois règnes.
Et voilà le témoignage qu’on allègue contre Sénèque, l’homme qu’on oppose à Tacite, qui le précéda de plus d’un siècle204, au censeur des hommes le plus sévère, qui fut le contemporain et l’admirateur de notre philosophe !
C.
Mais ce n’est pas à Dion que nous avons à répondre, c’est au crédule abréviateur de Dion, à Xiphilin, espèce de fou, homme méchant, esprit bizarre : car ce sont deux observations très-judicieuses ; l’une, de La Mothe-le-Vayer205, « qu’il est incroyable que Dion, après avoir loué si hautement la sagesse de Sénèque dans son cinquante-neuvième livre, se soit contredit si grossièrement, en le diffamant, comme il fait, selon le texte de Xiphilin ; l’autre, de Juste Lipse206, « qu’il faut qu’un tel faiseur d’épitome ait pris les accusations de Suilius, ou de quelque autre aussi méchant, pour les vrais sentiments de Dion. »
On lit dans Dion207 : « Lucius Annæus Sénèque surpassa en sagesse tous les Romains de son temps, et beaucoup d’autres personnages renommés. Ce ne fut ni par quelque faute qu’il eût commise, ou dont il fût soupçonné, qu’il courut le danger de la proscription. »
Quoi qu’il en soit, les détracteurs de Sénèque ont-ils recherché les moyens par lesquels sa fortune s’était accumulée ? Nullement. Se sont-ils informés de l’usage qu’il en a fait ? Diton que son coffre-fort ait été fermé à ses parents, à ses amis indigents ? On mentirait. Lui reproche-t-on quelques-uns de ces vices qui naissent de la sordide ou folle opulence, l’avarice ou la dissipation, la dureté, le déréglement des mœurs, l’insolence, l’amour désordonné du faste, le goût des plaisirs sensuels, cette magnificence extérieure qui humilie les grands, qui confond les différents états de la société, qui élève le millionnaire au niveau des hommes décorés des premières places, et qui insulte à la misère publique ? On mentirait encore. Mettra-t-on sur la même ligne un Sénèque, l’instituteur du prince, son ami, l’âme de ses conseils, avec un Pallas, un Narcisse, un Tigellin, les ministres de sa débauche et de ses cruautés ? On ne peut, sans conséquence, ni s’approcher ni s’éloigner du tyran toujours ombrageux. S’il est fâcheux d’accepter ses dons, il n’est pas moins dangereux de les rejeter208. Je voudrais bien qu’on nous apprît ce que les censeurs de Sénèque auraient fait à sa place. J’oserais assurer que le mépris du philosophe pour sa propre richesse était plus vrai que celui d’un Suilius, d’un Dion, d’un Xiphilin, et de tous leurs échos, tant anciens que modernes.
CI.
« Sénèque, prédicateur de la pauvreté, jouissait de quarante millions : on le sait, vous en convenez, et l’on ignore les bonnes actions qu’il a faites, les malheureux qu’il a soulagés. »
Si l’exécrable Suilius mit le comble à son infamie par les imputations qu’il hasarda contre Sénèque ; si Dion Cassius se déshonora de son temps et chez la postérité en appuyant les calomnies d’un Suilius ; si le moine Xiphilin ne fut pas soupçonné, sans motif et sans blâme, d’infidélité dans son épitome de Dion Cassius, je demande ce qu’il faudrait penser d’un moderne qui se tourmenterait, après deux mille ans écoulés, pour trouver à Sénèque des torts que le plus méchant de ses contemporains, un audacieux scélérat qui avait eu le bonheur d’échapper au dernier supplice, n’aurait pas eu l’impudence de lui reprocher ?
On n’en est pas aux premières notions de la justice, si l’on ignore que des conjectures suffisent pour absoudre, et qu’il faut des faits positifs pour inculper. Censeurs, quelle différence entre votre rôle et le mien ! Je cherche un innocent, et vous, semblables à d’atroces criminalistes qui s’éloignent du tribunal, chagrins de n’avoir pas un accusé à envoyer au gibet, vous vous fatiguez à chercher un coupable, et vous souffrez de ne l’avoir pas trouvé.
Suilius fit un crime à Sénèque de l’immensité de sa fortune ; un disciple moderne de Suilius ne balance pas d’en flétrir l’emploi. Qu’en peut-on conclure ? Que, si ce moderne avait possédé la richesse du philosophe, personne n’aurait ignoré l’excellent usage qu’il en aurait fait sans doute, et que peut-être il aurait oublié que les largesses de la main droite doivent être secrètes pour la main gauche.
C’est une étrange logique que de ranger au nombre des vicieux les hommes rares qui ont envié à l’admiration de leurs concitoyens les grandes actions qu’ils ont faites. Quant à moi, ce sont mes héros. J’aime à me persuader qu’une multitude de bonnes œuvres sont cachées sous la tombe, et j’accorderai sans répugnance à nos aristarques des motifs personnels pour être d’un avis contraire. L’homme vertueux et le méchant peuvent également chercher les ténèbres.
« On a le droit d’être sévère sur les mœurs de celui qui donne des leçons de sagesse. »
Mais ce droit-là, qui est-ce qui l’a ? encore si c’était un Thraséas chez les anciens, un Montausier chez les modernes, qui jugeassent le philosophe, à la rigueur on prendrait patience.
Mais joignons-nous pour un moment aux ennemis du philosophe opulent, et interrogeons-le sur l’usage de sa richesse… Sénèque, que fais-tu de tant d’argent ? — « Ce que j’en fais, on le sait. Je préviens l’un, je m’acquitte avec un autre ; je secours celui-ci, j’ai pitié de celui-là ; je pourvois au besoin d’un troisième. Quelquefois je force à recevoir ; je ne place jamais mieux mon argent que quand je le donne. »
Voilà le témoignage que Sénèque était forcé par ses détracteurs de se rendre à lui-même, et cela à la face de Rome, où personne ne le contredit, pas même Suilius.
Ce qui me confond, c’est qu’au milieu de ces déclamations violentes contre Sénèque, qui accepta les bienfaits de Néron malgré lui, je ne trouve pas un mot contre les hommes de la république les plus distingués par leur naissance et leurs dignités, qui les sollicitèrent. D’où naît cette partialité ? Je le sais : c’est qu’ils n’étaient que des grands, et que Sénèque était un sage.
Quoi donc ! ce titre impose-t-il une force, une élévation d’âme, dont toutes les autres conditions sont dispensées ? Ce qu’on interdit au philosophe, le noble le fera sans s’avilir ! Si telle est l’opinion des grands et du peuple, on ne saurait penser ni plus dignement de la philosophie, ni plus bassement de toutes les autres sortes d’illustration.
CII.
J’insiste. Quelle si grande importance cette énorme fortune, qui n’excédait toutefois ni le rang d’un ministre, ni la fatigue de ses fonctions, ni le mérite de ses services, ni celle de plusieurs affranchis ; cette richesse si reprochée, peut-être plus encore enviée, pouvait-elle avoir aux yeux d’un homme né de parents sages et modestes, innocent et frugal comme eux, dont la vertu ne souffrit pas la moindre atteinte de l’air empesté de la cour la plus dissolue, et qui osait adresser des vérités dures à un prince dont le sourcil froncé et l’œil serein n’étaient que deux arrêts de mort différents ?
Eh bien ! l’opulence de Sénèque était donc bien connue, et les bonnes actions qu’il a faites, et les malheureux qu’il a secourus, bien ignorés ? Oui, de ceux qui parlent de ses ouvrages sans les avoir lus, et qui jugent de sa vie sans en être instruits ; de ceux qui exigeront peut-être plus de croyance pour leurs propos que pour les discours publics qu’il s’adresse à luimême, qu’il adresse à sa mère, à sa femme, à ses frères, à ses connaissances, à tous ses concitoyens, à son souverain, sur l’usage de sa richesse.
Un auteur qui ne ménage pas Sénèque, dit de son opulence : « Une partie était employée en magnifiques jardins, maisons de plaisance, terres, possessions loin et près de Rome ; davantage, un palais à la ville, plein de toutes sortes de meubles précieux.
Mais pour tout cela, Sénèque ne s’enorgueillit aucunement ; ains redoutait la fortune et se souvenait de son ancienne condition. »
« Sénèque a très-habilement disserté sur les bienfaits : s’il s’était signalé par sa bienfaisance, comment, dans les places qu’il occupait, ne l’aurait-on pas su ? »
Voilà le raisonnement des censeurs ; voici le mien, que je crois un peu plus solide. Au milieu des envieux de sa richesse, des détracteurs de sa vie, d’hommes jaloux de ses talents et de ses dignités ; coupable d’inhumanité, de dureté, d’avarice, comment, dans les places qu’il occupait, ces vices ne lui auraientils pas été reprochés par Tacite, par quelques-uns de ses contemporains véridiques ?
Il y a des vertus dont on ne loue pas les particuliers ; ce sont celles qui, communes à la pluralité des citoyens, forment les mœurs nationales ; qualités du siècle, et non de l’homme. Telle était la fidélité à son serment, avant et même après les guerres puniques. S’il faut admirer Régulus, c’est lorsqu’il s’oppose à l’échange des captifs, et non lorsqu’il retourne à Carthage, où le tonneau hérissé de pointes l’attendait. Telle était encore la bienfaisance chez les anciens Romains, dont l’esprit s’était conservé dans la famille des Sénèque. Mais les censeurs ne sont pas gens à se contenter de présomptions lorsqu’il s’agit de croire le bien. Puisqu’il leur faut absolument des garants de la munificence de Sénèque, je vais leur en citer un : c’est le plus véhément des poètes satiriques, c’est Juvénal, qui vivait à Rome au commencement du règne de Néron, sous le ministère de Sénèque, et qui disait, plus de trente ans après la mort du philosophe, à l’avare et crapuleux Virron : « On ne vous demande pas de ces présents tels qu’un Sénèque en envoyait à de simples connaissances, à des amis malaisés ; on n’exige de vous ni les largesses de Cotta, ni celles du bon Pison. Nous ne sommes plus au temps où les titres et les faisceaux illustraient moins que la libéralité : je n’ai garde de vous proposer ces modèles. »
Nemo petit, modicis quæ mittebantur amicisA Seneca ; quas Piso bonus, quæ Cotta solebatLargiri : namque et titulis, et fascibus olimMajor habebatur donandi gloria…
Censeurs, êtes-vous satisfaits ? C’est ainsi que Juvénal écrivait de cet homme, dont la richesse fut bien connue et la bienfaisance ignorée.
Ces vers ne sont pas les seuls où le poëte fasse l’éloge de Sénèque ; ailleurs, il s’écrie : « Qui est-ce qui balancera de préférer le philosophe expirant dans un bain, à l’empereur qui lui fait couper les veines ?… »
« En résignant ses biens, Sénèque insinue à Néron qu’il serait de sa gloire de les lui conserver. »
J’ai lu et relu le discours du philosophe à César, et je confesse mon peu de sagacité ; je n’y ai rien remarqué, mais rien de cet artifice. On aurait bien dû nous éclairer sur ce point et ne pas s’en tenir à une assertion.
« Malgré le Traité des Bienfaits, ouvrage délicat et senti, on ne voit pas que Sénèque en soit devenu plus libéral. »
Si l’on ne voit pas que Sénèque en soit devenu plus libéral, c’est la faute des censeurs et non celle du philosophe, à qui ses concitoyens demandent et qui leur rend compte de l’emploi de son opulence.
Mais si le silence d’un peuple pendant la vie de l’homme, et celui des historiens après sa mort, nous autorisaient à le blâmer, nous blâmerions souvent les hommes les plus vertueux. Combien d’illustres personnages dont la bravoure n’a pas été préconisée ? donc ils étaient des lâches ; l’humanité ? donc ils étaient des âmes impitoyables ; la sensibilité ? donc ils avaient des cœurs de bronze ; la générosité ? donc ils furent avares ; la force d’âme ? donc ils furent pusillanimes.
Les regards du peuple et les récits de l’histoire ne s’arrêtent que sur les fonctions principales ; c’est le général que l’on considère dans César, le républicain dans Caton d’Utique, l’austérité des mœurs dans Caton le Censeur. Quant aux vertus domestiques, elles font l’entretien secret des parents, des amis, des commensaux, des autres familiers de la maison qui en jouissent. On ne sait si la libéralité fut une des vertus de Burrhus et de Thraséas, et il est à présumer que Sénèque n’eût point écrit sa propre satire dans un ouvrage délicat et senti, s’il eût manqué de bienfaisance et de sensibilité.
S’il m’était permis de citer mes contemporains sans les offenser peut-être par une association de noms incompatibles, je demanderais aux critiques s’ils connaissent, de l’un de ces personnages, d’autre qualité que son éloquence et son mépris pouries grandes places, lorsqu’il s’est bien assuré de l’impossibilité de servir utilement la patrie ; de son collègue, que l’universalité de ses lumières et la sagesse de ses vues sur l’administration de la chose publique, l’amour le plus inébranlable de la félicité nationale, avec une force peu commune et constamment dirigée contre les obstacles qui s’y opposaient ; du dernier de ses successeurs, que son désintéressement, l’ambition de la vraie gloire, et le sacrifice de son repos à des fonctions pénibles, à des haines et à des calomnies qui vont se multipliant chaquejour ? Voilà sans doute les qualités dont on parle aujourd’hui et dont l’avenir s’entretiendra ; mais n’ont-ils donc que celles-là209 ?
L’homme de génie est connu de la postérité, l’homme en est ignoré. Que sait-on d’Homère, d’Archimède, de Démosthène, d’Euripide, de Sophocle ? Que sait-on de Descartes ? Qu’il fut un géomètre, un grand penseur persécuté par des fanatiques. De Newton ? Qu’il fit trois découvertes,, dont une seule l’aurait immortalisé. La vie de son célèbre antagoniste n’est guère moins obscure.
Les personnages de quelque importance à la cour, au sénat, à l’armée, sous les règnes de Claude et de Néron, ont tous été bien connus ; Sénèque seul en aura imposé à ses contemporains, et c’était aux censeurs de notre temps qu’il était réservé de lui arracher le masque ! Ils en savent là-dessus plus que Tacite, qu’ils accuseront de partialité, au hasard de calomnier deux grands hommes à la fois : cependant que devient la certitude de l’histoire, si l’on peut contester le témoignage de Tacite ?
Nous devons à Plutarque et à quelques autres biographes anciens, et nos neveux devront à Moréri, à Bayle, à Chaufepié, à Marchand, à Fontenelle, à D’Alembert, à Condorcet, à notre Académie française, la connaissance utile des vertus sociales ou des défauts domestiques qui rendirent agréables ou fâcheux le commerce des hommes célèbres dont ils admireront les ouvrages210.
La manie d’imputer des vices sur le silence des contemporains ne peut naître, selon moi, que d’une perversité originelle de caractère, ou d’une jalousie inhérente à l’état que l’on professe.
CIII.
Las du spectacle de la débauche et du crime, Sénèque veut s’éloigner : Néron le retient ; et voici ce que Sénèque lui fait entendre, s’il ne le lui dit pas expressément : « Je sais que ma présence et mes reproches vous importunent ; mais c’est votre faute, et non la mienne. N’attendez de moi que la vérité : je vous respecte, mais je la respecte plus que vous211 ; et je me consolerais plus facilement de vous avoir déplu que de l’avoir offensée. » Certes, ce n’est pas là le discours d’un homme attaché à la faveur, aux honneurs, aux richesses, à la vie. J’en atteste les gens de cour.
Dans la conduite, les discours et les écrits de Sénèque, on voit un homme, un philosophe qui, affermi sur le témoignage de sa conscience, marche, avec une fierté dédaigneuse, au milieu des bruits calomnieux de quelques citoyens qui attaquent sa vertu et ses talents, par une basse jalousie qui souffre de la richesse qu’il possède, des honneurs dont il est décoré, et de la considération générale dont il jouit : et en quel temps cela ne s’est-il pas fait ?
Qu’on rapproche le discours précédent de celui qu’il tient au tribun Silvanus quelques instants avant que de mourir, et l’on admirera, dans une fermeté aussi soutenue, l’homme dont Pline le Naturaliste a dit212 qu’il avait bien connu le néant et la futilité des grandeurs humaines, le sage à qui elles n’en avaient point imposé ; le philosophe qui avait passé les jours et les nuits à converser avec lui-même, et à se convaincre de la vanité de ces richesses, dont on aime à se persuader que la possession l’avait enivré.
Pour rentrer dans le palais de Néron, plus puissant que jamais, il ne lui en aurait coûté qu’un mot flatteur ; mais il mourra plutôt que de le dire.
« Tous ces beaux axiomes de morale que Sénèque a dictés, ajoutent quelques-uns de ses détracteurs, c’est une sottise de croire qu’il les ait pratiqués. C’était un homme comme nous ; peut-être un peu moins subjugué par les opinions vulgaires. »
C’est-à-dire, cet héroïsme philosophique est au-dessus de moi ; donc il est au-dessus d’un autre : donc il n’y a point de pareils héros. Voilà une singulière logique.
CIV.
Je sais qu’il ne faut pas conclure la pureté des mœurs de la sagesse des discours, et qu’il peut arriver qu’un pervers, écrive et parle aussi disertement de la vertu qu’un homme vertueux : mais ce pervers n’est pas un Sénèque, n’a pas consumé sa vie à méditer les devoirs du sage, et à donner des leçons de stoïcisme à ses amis, à sa mère, à ses tantes, à ses frères, à presque tous les ordres de citoyens, et ne s’est pas laissé couper les veines plutôt que de se démentir. La vie publique de Sénèque n’était ignorée de personne : et comment aurait-il fait pour dérober à ses entours la connaissance de sa vie privée ? Vicieux, de quel front aurait-il prêché la vertu à son élève ? La moindre contradiction entre ses mœurs et ses préceptes ne l’aurait-elle pas exposé à la risée des courtisans ? Il faut avouer ou que Sénèque a été un des hommes les plus vertueux, ou de tous les prédicateurs le plus impudent. Un vicieux qui poursuit le vice avec la constance et l’âcreté de Sénèque ! Un philosophe qui passe ses journées à écrire, et qui n’écrit pas une ligne qui ne soit une satire sanglante de lui-même ! Un méchant dont la fonction habituelle est de faire des gens de bien ! Cela se conçoit-il ? Cette hypocrisie est le rôle exclusif, le privilége d’un certain état ; mais Sénèque n’était point augure ; ce qu’on a dit d’Épicure, on peut le dire de lui : que celui qu’il ne corrigeait pas, était un déterminé scélérat à renvoyer aux tribunaux des enfers.
CV.
Jeune seigneur, toi qui ne pris aucun des vices de la cour, où ton rang et ta naissance t’appelaient ; toi qui es fait pour croire aux vertus, parce que ton âme en est remplie ; tu ne permettras pas que ce frontispice où l’on a vu le masque séduisant de la vertu sur le visage du vice, reparaisse à la tête de l’ouvrage ingénieux et profond de ton aïeul : tu briseras ce buste injurieux au-dessous duquel on lit Sénèque ; et tu ne souffriras pas qu’il insulte à jamais au plus digne des mortels213.
J’avoue qu’il était difficile que le grand détracteur des vertus humaines fît un meilleur choix. Si Sénèque fut un hypocrite, le sage n’est qu’une chimère.
Mais la vertu est donc une chose bien affligeante, une chose bien précieuse, même aux yeux des méchants, à en juger par leur acharnement à nous en dépouiller ? Encore leur pardonnerait-on leur indigence, s’ils s’enrichissaient en travaillant à nous appauvrir, si la malignité était le seul vice dont ils fussent souillés. Mais quels furent, et quels seront dans tous les temps les calomniateurs de Sénèque ? Des courtisans perfides, des adulateurs par état, la race la plus abjecte ; des Tibère, des Caligula, les oppresseurs des hommes dont ils devaient être les pères, avec le nombreux cortége des menteurs subalternes qui servent leurs haines, et qui encensent leurs folies214.
Il y aura dans tous les temps des scélérats mercenaires, à qui il ne manquera que le talent et la circonstance pour être des Anyte et des Tigellin. Que l’hypocrisie ou la perversité de l’homme en place leur fasse signe, ils accourront, ils diront : « Seigneur, parle ; quel est l’homme de bien qu’il te faut immoler ? nous voilà prêts. » Ils se sont dit : Que nous importe le déshonneur, pourvu qu’on nous protége, et qu’on nous gratifie ?
CVI.
Après la découverte de la conjuration de Pison, Néron est un tigre devenu fou. Si le tyran ne meurt pas sous le coup, sa puissance et sa férocité s’en accroissent avec son effroi. Des enfants des conjurés, les uns sont chassés de Rome, exterminés par la faim ou par le poison ; d’autres massacrés dans un repas avec leurs instituteurs et leurs esclaves (SUETON. in Neron., cap. xxxvi).
Quelle suite d’assassinats215 ! Salvidiénus a loué à des étrangers les magasins dépendants de sa maison (SUETON. in Neron., cap. xxxvii), proche de la place publique ; il mourra. Cassius Longinus a placé l’image de Cassius parmi celles de ses ancêtres ; il mourra. Silanus affecte la dignité impériale ; il mourra. Pétus Thraséas a le front sévère d’un censeur ; il mourra. Fier d’avoir tant osé impunément, Néron se vante qu’avant lui aucun souverain n’a su ce qu’on peut sur le trône. Il projette l’extinction de l’ordre sénatorial, qui n’est pas encore assez vil à son gré.
On prononce devant lui le proverbe grec, Que tout périsse après ma mort (SUETON. in Neron., cap. xxxviii) ; ’ÈpO Savovroç yaîa (JU^OTÎTCO TCupt : il reprend, è ;;.ou Çûvro ; de mon ◀vivant▶. Rien de plus touchant que la mort de Vétus, de Sentia, sa belle-mère, et de Pollutia, sa fille (TACIT. Annal, lib. XVI, cap. x et xi). Pollutia venait de recevoir dans le pan de sa robe la tête sanglante de son époux. Vétus abandonne tout à ses esclaves, excepté trois lits funéraires, sur lesquels ces trois victimes se font couper les veines avec le même fer, dans le même appartement, n’ayant de vêtements que ce qu’en exige la pudeur. On les plonge dans le bain, où ils expirent ; le père, les yeux attachés sur sa fille ; l’aïeule, sur sa petite-fille ; celle-ci, sur les deux autres ; tous trois invoquant en même temps les dieux, tous trois les conjurant de hâter leur mort, et de leur épargner la douleur de survivre à ce qu’ils ont de plus cher. La nature suivit l’ordre de l’âge ; Sentia mourut la première, et Pollutia la dernière.
Novius Priscus est exilé à titre d’ami de Sénèque (TACIT. Annal, lib. XV, cap. LXXI).
Junius Gallion, frère de Sénèque, effrayé, demande grâce ( Id. ibid., cap. LXXIII-LXXIV).
Annæus Méla, frère de Sénèque et de Gallion, se fait ouvrir les veines.
Et tandis que le sang des bons citoyens coule, on continue de remercier les dieux.
CVII.
Cependant il se répandait que Subrius Flavius, de concert avec les centurions, avait arrêté, dans une assemblée, non si secrète que Sénèque n’en eût eu connaissance, qu’on assassinerait Pison après que celui-ci aurait assassiné Néron, et que l’Empire serait conféré au philosophe216, homme d’une réputation sans tache, et éminemment doué de toutes les vertus. On faisait dire à Flavius : « Chasser un joueur de harpe pour prendre un chanteur, l’État en sera-t-il moins déshonoré ? » (TACIT. Annal. lib. XV, cap. LXV.)
Quel mortel eût plus dignement occupé le trône ? et quel bonheur pour les Romains !
Il est rare que l’oppression, quand elle est extrême, n’inspire pas aux peuples quelque résolution salutaire ; mais, selon les circonstances, c’est ou une véritable crise qui termine le mal, ou le sanglot d’un agonisant, un dernier mouvement convulsif qui tombe rapidement et sans effet. Le nerf nécessaire à l’exécution est coupé, et l’on continue de souffrir et de se plaindre, si la tyrannie le permet : car elle va quelquefois jusqu’à exiger un front serein de l’esclave qui porte le désespoir au fond de son cœur. Un soupir, une larme indiscrète serait punie de mort : tel fut sous Tibère le sort d’une mère accusée d’avoir pleuré son fils217.
Mais quand les Romains, d’un concert unanime, et rassemblés en corps, seraient venus présenter la couronne impériale à Sénèque, l’aurait-il acceptée ? Le médecin s’éloigne, lorsque le malade est désespéré. Il est un temps où il ne faut ni commander ni obéir : que faire donc ? Fuir.
« Dion n’est point contraire à Tacite dans les détails de la conjuration de Pison. »
Donc Sénèque aspirait à l’Empire. Ce Sénèque à qui l’on reproche trop d’esprit, et dont Messaline redoutait la pénétration, tient la conduite d’un imbécile : on le voit sans cesse occupé de dérober au sénat, au peuple, à la nation, les ridicules et les forfaits du souverain qu’il se propose de détrôner. Ou l’imputation des censeurs, ou la marche des factieux est à faire pitié.
CVIII.
Cependant il fallait justifier et la disgrâce et la mort d’un personnage connu et révéré dans toute l’étendue de l’Empire. On pense bien que les courtisans ne manquèrent pas à leur devoir. Que ne dirent-ils pas ? Que le public ne crut-il pas ? Ennemi des hommes de génie, et des hommes vertueux qui le blessent encore davantage, il ne discuta point les imputations faites à Sénèque : est-ce que le peuple discute ? Il crut le mal, comme il le croirait aujourd’hui ; il est méchant, mais il est encore plus sot.
Cette crédulité populaire, je la conçois : mais d’où naît, dans les hommes instruits, une indigne et vile petitesse d’esprit qui existait avant Sénèque, et qui s’est perpétuée de son temps jusqu’au nôtre ? D’où nous vient, à nous, qui n’avons aucun intérêt à démêler avec les grands hommes de l’antiquité, l’étrange manie de décrier leurs vertus ? Eh quoi ! la justice, la bienfaisance, l’humanité, la patience, la modération, l’héroïsme patriotique ne sont-ils pas dignes de notre admiration et de nos éloges, en quelque lieu que se montrent ou que se soient montrées ces grandes qualités, à Constantinople, à Pékin, à Londres, dans Athènes l’ancienne, ou dans Rome la moderne ? Qu’avonsnous de mieux à souhaiter que de les retrouver ? Quoi de plus conséquent à notre sécurité et à notre bonheur, que de les encourager ? Et me blâmera-t-on si je m’indigne ou si je m’afflige, lorsque je vois un homme de bien218 faire cause commune avec un pervers, tel que Suilius ou un Dion Cassius ; un homme de jugement, préférer le témoignage du moine Xiphilin à celui de Tacite ; un homme distingué par ses vertus, ses connaissances et ses travaux, appuyer de son suffrage de vils délateurs ; oublier qu’il ne faut calomnier ni les ◀vivants▶ ni les morts, et que, si l’injure faite aux ◀vivants▶ est plus nuisible, celle qu’on fait aux morts est plus lâche ; parler de la vie publique et privée d’un philosophe décédé il y a près de deux mille ans, et dans une contrée éloignée, avec une légèreté qu’on ne se permettrait pas s’il était question d’un citoyen qui vivait hier, et dont la demeure n’était séparée de la nôtre que de la largeur d’une rue ou de l’épaisseur d’un mur mitoyen ; attester, avec une assurance qui étonne, des faits contredits par les historiens contemporains les plus graves et les plus sévères, et décider d’un ton magistral, que Sénèque ne sut pas mieux soutenir sa gloire que celle de son disciple Néron ? Où ? quand ? à quelle occasion ?… Soutenir la gloire d’un Néron !… Qu’il fut avare. Quelle preuve a-t-il donnée de ce vice, et quelle preuve en apporte-t-on ? Ce censeur en sait-il plus que Juvénal ?… Que Tacite s’est vainement efforcé de le justifier. Tacite le justifie, mais sans effort : il raconte des faits dont il était sans doute un peu mieux instruit que nous ; et il les raconte avec simplicité, comme il convenait à un grand historien tel que lui, et avec la circonspection qu’il devait à un personnage tel que Sénèque… Qu’il préconisa le meurtre d’Agrippine. On a vu, dans quelques-uns des paragraphes précédents, le peu de fondement de cette calomnie ; il est donc inutile d’insister davantage sur ce sujet. J’ajouterai seulement ici que Sénèque ne préconisa point le meurtre d’Agrippine : préconiser, c’est faire l’éloge. Dans Rome personne n’ignorait que Néron avait assassiné sa mère, et il eût été de la dernière indécence d’en convenir. De quoi s’agissait-il donc après que le crime fut commis ? d’en prévenir les suites. Sénèque obéit à un maître féroce, en adressant au sénat, ou plutôt au peuple, au nom de l’empereur, quelques motifs qui pouvaient en affaiblir l’atrocité. Ces actions, ce n’est pas dans le fond d’une retraite paisible où la sécurité nous environne, dans une bibliothèque, devant un pupitre, qu’on les juge sainement : c’est dans l’antre de la bête féroce qu’il faut être ou se supposer ; devant elle, sous ses yeux étincelants, ses ongles tirés, sa gueule entr’ouverte et dégouttante du sang d’une mère ; c’est là qu’il faut dire à la bête : « Tu vas me déchirer, je n’en doute pas ; mais je ne ferai rien de ce que tu me commandes. » Qu’il est aisé de braver le danger d’un autre, de lui prescrire de l’intrépidité, de disposer de sa vie ! Encore, quel eût été le fruit de ce sacrifice ? un nouveau crime. Quel si grand avantage y avait-il donc pour la république, que Sénèque fût égorgé plus tôt ? D’ailleurs, qui est-ce qui était présent, lorsque Néron imposa cette tâche au philosophe ? Qui sait ce que celui-ci dit au tyran ? Qui sera assez juste appréciateur des circonstances où l’Empire se trouvait, pour oser blâmer la condescendance de Sénèque. Ne diminuons pas le nombre des honnêtes gens, il y en a dejà si peu219 ; ne ternissons pas la mémoire des hommes vertueux, ils sont si rares. Assez d’autres exemples consoleront la méchanceté, sans y ajouter celui d’un sage… Qu’il perdit d’une manière honteuse une vie qu’il avait lâchement conservée. Voilà ce que fait dire la fureur d’arrondir une phrase. Sois vrai, et tu seras ensuite bel esprit, si tu peux. Faut-il que, pour flatter mon oreille, tu blesses la vérité, et que, pour être harmonieux, tu deviennes calomniateur ? J’appellerai de cette accusation au récit que Tacite nous a laissé de la vie et de la mort de Sénèque… Qu’il eut besoin des exhortations de sa femme pour se résoudre à mourir. C’est un nouveau mensonge aussi impudent que le premier. Jamais homme ne mourut avec plus de fermeté et de sang-froid. Je lis qu’il exhorta sa femme à vivre ; mais je ne lis point qu’elle l’ait exhorté à mourir. Je lis qu’il consola Pauline et ses amis ; mais je ne lis point qu’il se soit désolé… Qu’il eut besoin de son exemple. Traduire le passage de l’historien par Je consens que vous m’en donniez l’exemple, au lieu de traduire : « Le grand exemple que vous allez donner, en préférant ibrement une mort glorieuse à une vie amusée, est une gloire que je ne puis avoir, et que je ne vous envierai point » ; c’est connaître aussi mal la langue de Tacite que l’âme de Sénèque. Beaucoup de braves Romains, avant notre philosophe, avaient su mourir dignement ; je ne me rappelle aucune Romaine de ce temps qui ait refusé de survivre à son époux : voici donc un homme qui se croit mieux instruit que Tacite. Mais qui est-il, et dans quelle heureuse contrée a-t-il vécu, pour n’avoir jamais vu d’illustres innocents calomniés et persécutés ; pour n’avoir jamais entendu les actions les plus criminelles imputées à de grands hommes, même à de saints personnages, et le public imbécile… que dis-je ? et quelquefois des gens éclairés, joindre leurs voix à la sienne, et répéter ses discours ?
Dans ces temps voisins de la naissance du christianisme, et à l’époque de la fureur des tyrans déchaînés contre cette doctrine, n’accusait-on pas les chrétiens d’égorger un enfant dans leurs assemblées nocturnes, et de se repaître de ses membres sanglants ? Néron ne les traduisit-il pas, ne les châtia-t-il pas des plus horribles supplices, comme auteurs de l’incendie de Rome ? (TACIT. Annal, lib. XV, cap. XLIV.) Si la Providence n’eût arrêté dans ses décrets que la religion de Jésus-Christ, malgré les efforts, ou grâce aux efforts des persécuteurs, embrasserait toute la terre, et durerait autant que les siècles, les prêtres du paganisme, les historiens idolâtres ne nous auraient-ils pas transmis ces atrocités ? Et s’il fût arrivé à un homme de bien d’examiner les principes et les mœurs des apôtres, des disciples, des fidèles, et de les rejeter comme deux calomnies impudentes, absurdes, incroyables, peut-être lui en aurait-il coûté la liberté, peut-être la vie ; mais en eût-il été moins sensé, moins courageux, moins juste ? Ce que cet honnête païen eût osé pour les chrétiens, je le fais pour un honnête païen220.
CIX.
Mais à quoi tendent toutes ces disputes pour et contre les mœurs d’un philosophe ? Que nous importe la contradiction vraie ou fausse de la conduite de Sénèque avec sa morale ? Quelles qu’aient été ses actions, ses principes en sont-ils moins certains ? Ce qu’il a écrit du caractère et des suites de l’ambition, de l’avarice, de la dissipation, de l’injustice, de la colère, de la perfidie, de la lâcheté, de toutes les passions, de tous les vices, de toutes les vertus, du vrai bonheur, du malheur réel, des dignités, de la fortune, de la douleur, de la vie, de la mort, en est-il moins conforme à l’expérience et à la raison ? Aucunement. Nous n’avons pas besoin de l’exemple de Sénèque pour savoir qu’il est plus aisé de donner un bon conseil que de le suivre. Tâchons donc d’en user à son égard comme avec tous les autres précepteurs du genre humain ; faisons ce qu’ils nous disent, sans trop nous soucier de ce qu’ils font : malheur à eux, s’ils disent ce qu’ils ne pensent pas ; malheur à eux, s’ils font le contraire de ce qu’ils pensent.
CX.
Mais nous avons vu mourir l’instituteur ; voyons mourir le disciple : opposons les derniers moments de l’homme vertueux aux derniers moments du scélérat.
Rome, que le sang des nations a été bien vengé dans tes propres murs ! Aux proscriptions de Sylla succèdent les proscriptions des triumvirs ; à l’oppresseur de ta liberté, un tyran flatteur ; à celui-ci, un tyran sombre et fourbe ; à celui-ci, un tyran insensé ; à celui-ci, un tyran imbécile ; à ce dernier, un tyran féroce ; la peste à l’incendie. Tes maisons se remplissent de cadavres (TACIT. Annal, lib. XVI, cap. XIII), tes rues de convois. Les esclaves, les maîtres expirent au milieu des gémissements des enfants, des époux : ceux-ci, après avoir assisté les mourants, pleuré les morts, sont déposés à côté d’eux, sur un même bûcher. Heureux les sénateurs, les chevaliers, les grands, les hommes vertueux qu’une calamité générale dérobera aux fureurs de Néron !
Ce fut alors qu’on publia des prodiges de toute espèce : des oiseaux funèbres s’étaient abattus sur le Capitole ; la terre avait été secouée par des tremblements ; le feu du ciel avait embrasé les enseignes militaires ; une truie avait mis bas un petit qui avait les serres d’un épervier ; une femme était accouchée d’un serpent ; le figuier ruminal221 avait perdu ses branches.
Ces bruits ont été et seront partout des avant-coureurs des grandes révolutions. Lorsqu’un peuple les désire, l’imagination agitée par le malheur, et s’attachant à tout ce qui semble lui en promettre la fin, invente et lie des événements qui n’ont aucun rapport entre eux. C’est l’effet d’un malaise semblable à celui qui précède la crise dans les maladies : il s’élève un mouvement de fermentation secrète au dedans de la cité ; la terreur réalise ce qu’elle craint, la crédulité dénature ce qu’elle entend ; il y a des plaintes sourdes, il échappe des mots ; on remarque de l’inquiétude sur les visages, du désordre dans la conduite habituelle des personnages importants ; les amis se séparent, les ennemis se rapprochent ; le commerce, plus réservé pendant le jour, est plus fréquent pendant la nuit ; il erre dans les rues des hommes qui s’enveloppent, qui se hâtent, qui se dérobent ; les têtes exaltées qui ne s’expliquent rien, mais que tout frappe ont des visions, tiennent des discours prophétiques, et débitent des rêveries qui subissent, en passant de bouche en bouche, mille interprétations diverses, entre lesquelles il est difficile qu’il ne s’en trouve quelques-unes symboliques de la catastrophe qui suit.
Les prodiges sont rares sous les règnes heureux, et l’on en est moins effrayé.
CXI.
Le désir de l’impunité n’est pas le seul obstacle aux entreprises périlleuses ; mais on veut tout prévoir, on craint d’abandonner quelque chose au hasard. Le moment du succès s’échappe, tandis qu’on s’occupe à l’assurer ; et c’est ainsi qu’un Néron continue de régner, et qu’un Guise manque la couronne. Si Subrius eût écouté son courage, et qu’il eût poignardé le tyran en plein théâtre, à l’aspect d’un peuple entier témoin d’un si noble forfait, comme il en avait conçu le dessein, il ne laissait rien à faire à Vindex. Tandis que les conjurés de Pison temporisent entre l’espérance et la crainte, la conjuration se découvre, et ils périssent tous.
CXII.
Il y avait environ neuf ans222 que la terre gémissait sous le monstre, lorsque le ciel en fit justice. Vindex soulève la province des Gaules qu’il commandait en qualité de propréteur, et Galba, les Espagnes. Alors le tyran perd la raison ; il se roule à terre, déchire ses vêtements, il se frappe. Dans son délire, il projette de faire massacrer et les gouverneurs de provinces, et les commandants d’armées : il abandonnera aux légions le pillage des Gaules, il brûlera Rome ; au milieu de l’embrasement, on lâchera des bêles féroces sur le peuple. Un moment après il veut se présenter aux rebelles, il prend les faisceaux : il ne se vengera pas, il versera des larmes ; on sera touché de son repentir : la paix va ramener l’allégresse, il en médite les chants. Il ordonne ses équipages (SUETON. in Néron., cap. XLIV), et surtout que ses instruments de musique ne soient pas oubliés. On coupe les cheveux à ses concubines, elles seront armées de haches et de boucliers, à la manière des amazones. Les tribus de Rome sont convoquées sous les drapeaux ; personne ne s’y rend : il arrache aux maîtres leurs esclaves ; il exige le tribut de tous les ordres de l’état, l’impôt annuel des locations : le fisc ne recevra que de la monnaie en or et en argent le plus pur, et nouvellement frappée. Il est effrayé par des pronostics : les armées ont embrassé la cause de Vindex ( Id. ibid., cap. XLVII), il en apprend la nouvelle à table, il déchire la lettre, il renverse la table, il brise deux vases précieux, il demande du poison à Locuste : il s’est retiré dans les jardins de Servilius, tandis qu’on prépare des vaisseaux à Ostie pour sa fuite ; les tribuns et les centurions des gardes prétoriennes refusent de l’accompagner. Un d’eux lui dit ( Id. ibid.) : Est-il donc si difficile de mourir ? Ses pensées ne sont plus les mêmes : il ne se retirera plus chez les Parthes, il n’ira plus se prosterner aux pieds de Galba ; il montera dans la tribune aux harangues, il demandera grâce, et se restreindra au gouvernement de l’Egypte : on lui déclare qu’il sera mis en pièces avant que d’arriver à la place publique.
Il se couche, il s’éveille au milieu de la nuit ; ses gardes l’ont abandonné : il s’élance de son lit, il fait appeler ses amis, il n’en a plus ; il court à leurs portes, qu’il trouve fermées. Il rentre dans son palais, que les sentinelles ont pillé ; il présente sa gorge à couper à un gladiateur, qui lui refuse son bras ; il court vers le Tibre, il est trop lâche pour s’y précipiter ; il revient. Un affranchi (SUETON. in Neron., cap. XLVIII) lui offre un asile dans sa petite campagne ; il accepte, il s’y rend en tunique, les jambes nues, et la tête enveloppée : il sent la terre trembler sous ses pas, ses yeux sont frappés d’un éclair ; il entend les imprécations des passants contre lui, leurs vœux pour Galba. Il descend de cheval, il arrive, les pieds et les vêtements déchirés par des ronces, aux murs du jardin de l’affranchi ; il y entre, en rampant, par une ouverture qu’on a creusée sous la terre, et qui le conduit à une salle étroite, où il s’étend sur un mauvais matelas couvert d’un vieux manteau. Il ordonne sa fosse sur la mesure de son corps ; il pleure, il s’écrie223 : Quelle fin pour un si grand musicien ! Malheureux ! tu n’en serais pas là, si tu avais su gouverner comme tu savais chanter. Le sénat l’a déclaré ennemi de la patrie, on le cherche pour le traîner au supplice : il se saisit de deux poignards ; il se dit224 : « Tu prolonges une vie infâme d’une manière honteuse ; ce que tu fais n’est pas digne d’un empereur : prends ton parti ; allons, Néron, exhorte-toi. » Les cavaliers qui ont ordre de le saisir ◀vivant▶, sont à la porte ; il les entend. A l’aide d’Epaphrodite, son secrétaire, il s’enfonce un des deux poignards dans la gorge ; il expirait lorsque le centurion entra : ses yeux agrandis et fixes inspiraient l’effroi.
CXIII.
Le monstre n’est plus. Je m’arrête immobile devant son cadavre ; à chaque forfait que je me rappelle, je sens mon indignation redoubler : mais que lui importe ? il ne me voit point.
C’est en vain que je lui reproche les meurtres d’Agrippine, de Burrhus, de Sénèque, de Thraséas, de Vêtus et de sa famille ; il ne m’entend plus : les Furies se sont éloignées, et sa cendre repose aussi tranquillement que celle de l’homme vertueux. Qui est-ce qui absoudra les dieux de sa vie, et de la mort de ses instituteurs ? Tant de crimes sont-ils suffisamment expiés par le supplice d’un moment ? Est-il vrai que le ciel fit assez pour un Sénèque, lorsqu’il le créa bon ; et qu’un Néron en fut assez châtié, lorsqu’il le créa méchant ? Je le crois, oui, je le crois ; et s’il fallait opter entre le sort d’un scélérat fortuné, et celui d’un homme de bien malheureux, certes je ne balancerais pas. Quel est le motif d’un choix aussi décidé ? La persuasion qu’il n’y a point de méchant qui n’ait souvent désiré d’être bon, et que le bon ne désira jamais d’être méchant.
CXIV.
Mais Tibère, Caligula, Claude, Néron ont-ils été coupables de toutes les scélératesses dont on les accuse ? Surtout la peinture des infamies clandestines de leurs palais n’a-t-elle point été chargée ? Qui est-ce qui n’a pas entendu de nos jours les scandaleux récits dont on amuse l’ineptie populaire, dont elle se repaît avec avidité, et qu’elle se plaît à répandre ? L’histoire des poissons225 de Tibère n’a rien de plus ridicule, ni peut-être de plus vrai. Mais que nous importe ? les crimes imputés sont une partie du châtiment légitime des crimes commis.
CXV.
Une singularité aussi remarquable que surprenante dans le caractère de Tibère et de Néron, c’est la patience226 avec laquelle ils supportèrent l’injure et la satire. Tibère lisait les libelles, y répondait dans le sénat, et n’en recherchait pas les auteurs. Néron ne se montra dans aucune circonstance aussi indulgent qu’envers ceux qui l’attaquaient par des mots ou des vers épigrammatiques. Il livrait l’empereur à la raillerie, mais non le musicien.
Le préteur Lucius Antistius, sans aucun sujet de mécontentement, compose des vers outrageants contre Néron (TACIT. Annal, lib. XIV, cap. XLVIII et XLIX), et les lit à table au milieu d’une assemblée nombreuse. Il est déféré : le sénat se partage d’avis ; le jugement est renvoyé à Néron, qui répond : « Comme je m’étais proposé de modérer votre rigueur, je suis bien éloigné de m’opposer à votre clémence ; ordonnez d’Antistius ce qu’il vous plaira, vous êtes même les maîtres de l’absoudre227. »
Au milieu des flatteries, le consul désigné Cerialis Anisius dit un mot délié que Néron entendit sans doute, et dont il ne s’offensa point ; il opinait à ce qu’on élevât un temple au divin Néron, honneur qu’on ne rendait aux souverains qu’après leur mort228.
On publia contre lui nombre d’épigrammes grecques et latines assez mauvaises, à en juger par celles que Suétone nous a transmises (SUETON. in Neron., cap. XXXIX). Il en connut les auteurs ; et, loin de sévir, il obtint du sénat le pardon de ceux qui furent dénoncés.
Un acteur des farces atellanes, appelé Datus, chantait un air qui commençait par ces mots : Bonjour, mon père ; bonjour, ma mère, et qui finissait par ceux-ci : Vous irez bientôt chez Pluton. Par le geste de quelqu’un qui boit, il désigna la mort de Claude ; par celui de quelqu’un qui nage, la mort d’Agrippine ; et par un troisième qui s’étendait à la ronde, la perte du sénat ( Id. ibid.) : il fut exilé. Une pareille insolence serait plus sévèrement châtiée de nos jours.
Rien ne le choquait autant dans les libelles de Vindex que le dédain de son talent musical 229. Il avait sur cet art une idée assez juste ; c’est qu’il ne produisait ses grands effets que dans les assemblées nombreuses230.
CXVI.
Sénèque lui avait appris la langue grecque, l’histoire, l’éloquence et la poésie. Il fit des vers médiocres avec assez de facilité (SUETON. in Néron., cap. LII) ; il ne fit aucun progrès dans l’art oratoire.
Il se refusa entièrement à l’étude de la philosophie, d’après le conseil d’Agrippine, sa mère, qui lui persuada que cette science était nuisible à un souverain231, c’est-à-dire, à un tyran ; car c’était la valeur du mot dans la bouche d’une femme aussi impérieuse.
Quoi ! l’art de modérer ses passions, de connaître ses devoirs et de les remplir, d’exercer la clémence et la justice, de connaître les vraies limites de son pouvoir, les prérogatives inaliénables de l’homme, de les respecter ; cet art, dis-je, est nuisible à un souverain, et il ne doit point entrer dans le plan de l’éducation d’un prince !
Ce conseil d’Agrippine est celui que donneront toujours aux enfants des rois ceux qui se proposeront de les abrutir pour les gouverner : il est important pour eux qu’ils soient vicieux et fainéants. Mais Agrippine apprit, avec le temps, qu’on ne travaille pas impunément à rendre son maître sot et méchant. Puissent les imitateurs de sa politique recevoir la même récompense qu’elle en obtint !
Agrippine publia que son fils Néron, au berceau, avait été gardé par deux serpents ; Néron ne convenait que d’un.
On reproche à Sénèque232 d’avoir interdit à son élève la lecture des anciens orateurs ; et cela pour fixer sur lui seul toute son admiration. Quelle ineptie ! Sénèque permettait sans doute à Néron la lecture de ses propres ouvrages, où il dit de Cicéron : « Cet orateur dont la majesté répond à celle de l’Empire233. »
CXVII.
Jusqu’ici nous n’avons vu que l’homme de cour, l’instituteur de Néron, et son ministre ; il nous reste à connaître le philosophe, ou le précepteur du genre humain.
Mais, avant que d’entrer dans cette nouvelle carrière, nous avons d’abord à répondre à quelques autres réflexions défavorables sur le caractère et les mœurs de Sénèque ; ensuite à montrer, par des autorités, que des personnages célèbres ont parlé de ce philosophe avec plus de dignité et de force que moi. On trouvera au milieu de cet ouvrage ce que les écrivains ont coutume de mettre à la tête des leurs ; ce ne sera qu’une légère bizarrerie de plus.
CXVIII.
Un jeune auteur que j’aime, que j’estime même quelquefois, et que je n’en traiterai pas avec plus d’égards, parce que je suis dans l’usage de lui parler sincèrement, a publié la plus laconique, mais la satire la plus violente qu’on ait encore faite de Sénèque et de Burrhus. Les précédents ennemis de Sénèque semblent n’avoir que délayé dans un grand nombre de pages ce qu’il a concentré dans une. Il dit :
« Sénèque, chargé par état de braver la mort en présentant à son disciple les remontrances de la vertu (ce qu’il fit, et ce qui lui coûta la vie), le sage Sénèque, plus attentif à entasser des richesses qu’à remplir ce périlleux devoir, se contente de faire diversion à la cruauté du tyran, en favorisant sa luxure. »
Vous vous trompez, jeune homme ; Sénèque eut des richesses, mais il n’en eut pas la passion. Vous avouerez, en rougissant, la fausseté de votre seconde imputation, si vous prenez la peine de lire l’historien, à présent que vous êtes en état de l’entendre.
« Il souscrit par un honteux silence à la mort de quelques braves citoyens qu’il aurait dû défendre. »
Où avez-vous pris cela ? Qui sont vos garants ? Échappé du collége depuis quatre à cinq ans, et, grâce à l’éducation que vous y aviez reçue, à peine assez instruit pour lire Tacite un peu couramment ; sans lumières, sans la moindre expérience de la vie, ni des personnes, ni des alternatives effrayantes où la perfidie de notre destinée nous engage, ni de la difficulté de marcher d’un pas assuré sur la ligne étroite qui sépare le bien du mal, vous n’écoutez que votre imagination bouillante, et vous jugez l’homme d’après un modèle fantastique dont l’usage du monde et votre propre péril ne tarderont pas à vous détromper. C’est lorsque vous aurez été aux prises avec vous-même, et que vous aurez éprouvé l’agonie du sage, que vous serez désolé des injures atroces que vous avez adressées au plus vertueux, et j’ajouterais au plus malheureux des hommes, si jamais la vertu pouvait être profondément malheureuse. Je vous connais depuis assez longtemps : vous êtes naturellement indulgent, vous avez l’âme honnête et sensible ; vingt fois l’on vous a entendu mettre à la défense du coupable plus d’intérêt et plus de chaleur qu’il n’osait en prendre à sa propre cause. Comment avez-vous subitement perdu cette heureuse et rare disposition ? Hélas ! je le vois ; c’est moins à vous-même qu’il faut imputer votre indiscrétion qu’aux grammairiens qui vous ont élevé, et qui, sous prétexte de garantir votre goût de la corruption, éloignèrent de vos yeux les graves leçons du philosophe. Si l’on eût autant exercé votre esprit à la méditation des conseils de Sénèque, qu’on exerça votre oreille à mesurer et à sentir le nombre enchanteur d’une période de l’orateur romain, vous auriez du moins suspendu votre jugement.
« Lui-même, présageant sa chute prochaine par celle de ses amis, moins intrépide avec tout son stoïcisme que l’épicurien Pétrone ; las d’échapper au poison, en se nourrissant des fruits de son jardin, et de se désaltérer au courant d’un ruisseau, s’en va misérablement proposer l’échange de ses richesses contre, une vie dont il avait prêché le néant, qu’il n’aurait pas été fâché de conserver, et qu’il ne put racheter à ce prix : châtiment digne des soins avec lesquels il les avait accumulées. »
Jeune homme, vous confondez l’ordre des faits. L’attentat du poison, et la vie inquiète du philosophe dans ses jardins, sont postérieurs à sa retraite de la cour. Mais il s’agit bien de ces puériles inexactitudes ! Ce que je voudrais que vous me dissiez, à présent que votre jugement s’est perfectionné par l’étude, la réflexion et l’expérience ; que vous savez comment Sénèque a vécu, comment il est mort, et que ses ouvrages et ses principes vous sont devenus familiers ; c’est si, revenant de sang-froid sur ces lignes emportées, vous n’en êtes pas aussi honteux, aussi indigné, aussi sincèrement affligé que moi ?
Autrefois on condamnait le mauvais poète à effacer avec sa langue des vers insipides ; dites-moi, quel devrait être le châtiment de l’auteur d’un libelle contre le sage ?
« On dira que je traite ce philosophe un peu durement. »
Et vous, jeune homme, qu’en pensez-vous ?
« Mais il n’est guère possible sur le récit de Tacite, de le juger plus favorablement. »
Et vous vous êtes cru en état de lire Tacite, de l’entendre, de l’apprécier, à peine initié dans sa langue, et n’ayant pour toute mesure des actions que les misérables cahiers de morale aristotélique que l’on vous dictait sur les bancs de l’école, avec quelques chapitres de Nicole, qu’un professeur janséniste vous commentait le dernier jour de la semaine !
« Et pour dire ma pensée en deux mots, ni Sénèque ni Burrhus ne sont pas d’aussi honnêtes gens qu’on nous les peint. »
Et qui est-ce qui prononce avec ce ton de suffisance de deux célèbres personnages que leurs talents et leurs vertus conduisirent aux premières fonctions de l’Empire romain ; qui firent, pendant cinq années sur un règne de quatorze, du prince le plus malheureusement né, un des meilleurs souverains ; qui jouirent d’une considération générale pendant leur vie ; qui scellèrent de leur sang leur fidélité à remplir leurs devoirs, et qui laissèrent, après une mort violente, de longs regrets à tous les bons citoyens de Rome ? Un enfant, un étourdi, en qui malheureusement quelque facilité d’écrire avait devancé le sens commun. Et qui est cet étourdi, cet enfant ? C’est moi234, c’est moi à l’âge de trente ans ; et c’est moi qui lui adresse cette leçon, âgé de plus de soixante235.
CXIX.
Il faut convenir que les ennemis de nos philosophes ressemblent quelquefois merveilleusement aux détracteurs de Sénèque.
Si cette glorieuse conformité n’était pas la seule, et si l’on ne pouvait montrer du respect pour l’ancien sans en être pénétré pour les modernes, pourquoi ne se trouverait-il pas dans quelques siècles éloignés d’imbéciles imitateurs des Pères de l’Église qui les inscriraient aussi dans le catalogue des saints, attente dont ils seraient sans doute infiniment flattés ? Quoi qu’il en arrive dans l’avenir, que béni soit à jamais celui d’entre eux à qui nous devons la Morale universelle 236. Puissent les pères et les mères en recommander la lecture journalière à leurs enfants ! Puissent les miens être fidèles à la promesse qu’ils m’ont faite d’en méditer toute leur vie les utiles et sages leçons ! Si l’on désire connaître la règle de nos devoirs, et le code auquel nous sommes soumis de cœur et d’esprit, il y a quelques années qu’il a paru sous ce titre.
CXX.
« L’homme perce dans le philosophe Sénèque. »
La philosophie n’anéantit pas l’homme. Hélas ! il n’y a que trop d’exemples que la religion même n’opère pas ce prodige.
« L’esprit de Sénèque est en contradiction avec son caractère. »
Je ne ferai pas ce reproche aux critiques ; je suis trèsdisposé à leur croire le caractère de leur esprit et l’esprit de leur caractère. De tous les Athéniens, le plus sage n’était pas aussi heureusement né : il pratiqua la vertu malgré le penchant naturel qui le portait au vice. Quand on se mêle de louer et de blâmer, encore faudrait-il avoir quelque notion précise de ce qui mérite le blâme ou la louange. Que Sénèque eût étayé sa faiblesse naturelle des principes de la philosophie la plus roide, je ne l’en estimerais que davantage. Tous les jours un magistrat sensible laisse étouffer par le cri de la justice la voix intérieure de la commisération qui le sollicite. C’est une espèce de lutte à laquelle le censeur est sans doute parfaitement étranger. « N’est-il pas très-ridicule de voir un grave personnage parler de vertu avec des pointes ? »
Très-ridicule assurément ; mais c’est précisément lorsque Sénèque parle de vertu qu’il est enthousiaste, et cesse d’être subtil. Si l’on me demandait cent exemples où il s’en est expliqué avec énergie et dignité, je me chargerais de les produire. Sénèque, qui connaissait l’esprit de la cour, de la ville et de la canaille, prévoit les calomnies auxquelles sa richesse, sa puissance, la faveur et la munificence de César vont l’exposer ; il ne se les dissimule pas à lui-même, ni à son élève. Qu’ont fait les ennemis du philosophe ? Ils se sont associés aux détracteurs que le philosophe met en scène, et ils ont ajouté : « Voilà donc les reproches qu’on vous fera, et l’on fera bien : car vous les aurez mérités. »
De bonne foi, croit-on qu’un homme d’esprit (et l’on en accorde à Sénèque) soit assez indiscret pour s’adresser, par la bouche de ses détracteurs, des invectives que sa propre conscience avouerait, et assez maladroit pour se les adresser devant un disciple capable de le prendre au mot ?
Je suppose qu’un de nos aristarques hebdomadaires dise familièrement à son ami : « Vous voyez ce qui m’est arrivé depuis que je me suis engagé dans cette triste et misérable carrière. Je savais bien qu’on ne manquerait pas de m’accuser d’ignorance, de partialité, de méchanceté, de vénalité, d’hypocrisie, de mauvaise foi ; mais c’est vous qui l’avez voulu. » N’ést-il pas évident que le critique qui s’expliquerait avec cette franchise, ne se reconnaîtrait aucune de ces qualités odieuses, ou que, s’il en méritait le reproche, il ne parlerait pas ainsi ?
« Était-ce donc un si grand mérite de n’avoir pas été le corrupteur de son élève ? »
Non ; mais en était-ce donc un si mince que d’en avoir fait, en dépit de la nature, un grand empereur, et cela pendant cinq années, presque la moitié de son règne ?
« Sénèque n’était point un sage, et Tacite n’en disconvient pas. »
Si, parcourant l’histoire de l’Église ou la vie des saints, je recueillais tout le mal que ces humbles personnages ont dit d’eux-mêmes, et que je citasse contre eux l’autorité de Baillet ou de Fleuri, quel est l’homme sensé qu’une aussi étrange absurdité ne fît éclater de rire ? La méchanceté est aussi quelquefois un peu trop bête.
« Sénèque a dit : Le clément Néron. »
Il est vrai, il l’a dit dans un ouvrage que le philosophe lui a dédié. Il y avait des épithètes d’usage qui précédaient les noms des empereurs, comme les faisceaux précédaient leurs personnes, et c’était alors au Pio, Clementi, Augusto, Divo Tiberio, Caligulæ, Neroni, qu’on les adressait, comme on dirait aujourd’hui d’un pape ambitieux et dissolu, Sa Sainteté ; d’un vil et bas cardinal, Son Eminence ; d’un très-méprisable prélat, Sa Grandeur, et d’un troupeau d’indignes personnages, Messeigneurs.
« Pour attaquer Agrippine, il n’y avait qu’à dire que Dion était un imposteur. »
Pour attaquer Agrippine, il n’y avait qu’à lire Tacite à l’endroit où l’historien l’introduit au milieu d’une des débauches nocturnes du palais. Que Dion soit un imposteur ou non, il est certain que l’auteur des Annales est véridique et que le mal que j’ai dit de cette femme, dont l’ambition démesurée avait révolté les esprits, cunctis cupientibus infringi matris potentiam, et dans laquelle la fureur de régner avait étouffé le sentiment de la nature et rompu le frein de la pudeur, est fort au-dessous du mal que j’en aurais pu dire sans la calomnier.
On lit dans un auteur grave que j’ai déjà cité quelquefois : « Agrippine, fille, sœur, femme et mère d’empereurs, fut d’un esprit composé de toutes sortes de méchancetés. »
Il est rare qu’un ouvrage ait encore trouvé des lecteurs aussi sévères que le mien.
« Agrippine se promettait une grande part dans l’administration de l’Empire ; il fallait donc que cette princesse, qui ne manquait pas de lumières et qui connaissait les hommes, comptât déjà beaucoup sur la souplesse philosophique du personnage. Il semble que le rappel d’exil ne fait pas beaucoup d’honneur à l’exilé. »
Ce n’est pas à Sénèque, c’est à la sagacité d’Agrippine, c’est à ses vues que le rappel du philosophe ne fait pas infiniment d’honneur. Quelles seront en effet ses leçons et quels en furent les fruits ? Les leçons ? celles de la philosophie, qui déplaisait à Agrippine au point de dire à son fils que cette étude ne convenait point à un empereur. Les fruits ? cinq années d’un règne envié par Trajan.
Quel est celui qui, sans être un sot, ne s’est jamais trompé dans la bonne ou mauvaise opinion qu’il avait conçue des hommes ? On en conclura contre moi tout ce qu’on voudra ; mais j’avoue que dix-sept ans de suite j’ai été la dupe d’un artificieux hypocrite.
L’histoire ne nous a point laissé douter des raisons du rappel de Sénèque. J’aime mieux en croire Agrippine sur ses fureurs contre Sénèque et Burrhus, qu’elle ne sépare point ; et si les censeurs le permettent, je préférerai le témoignage de Tacite au leur. Or celui-ci dit expressément qu’Agrippine ne sollicita le rappel d’exil et la préture pour Sénèque qu’afin de se rendre agréable au peuple et de rompre la continuité de ses forfaits par une action louable, ne malis tantum facinoribus innotesceret, en approchant de son fils un instituteur célèbre par ses lumières et par ses vertus.
On dirait que l’historien pénétrant ait pressenti et prévenu toutes les imputations de la méchanceté.
Mais si quelque aristarque s’avisait d’ajouter que Sénèque ne put se défendre d’élever le fils dans les principes de sa mère, ne dirait-on pas que ce propos est d’un ignorant qui n’a pas lu une ligne de l’histoire, ou d’un vicieux qui débite à tort et à travers tout ce qui se présente à sa tête déréglée ?
La souplesse philosophique du stoïcien Sénèque ! C’est précisément comme si l’on disait la souplesse évangélique de l’abbé de Rancé ou d’un prieur des Camaldules.
« Sénèque engage son ami Sérénus. »
Sénèque n’engage point son ami Sérénus ; mais à quoi l’eût-il engagé, si le fait est vrai ? A dérober au public un vil attachement qu’il n’était en son pouvoir ni d’empêcher ni de rompre ; à le soustraire à la connaissance de la jalouse, ambitieuse et furibonde Agrippine, d’une femme passionnée, impérieuse et capable de se porter aux plus fâcheuses extrémités. Et la condescendance de Sérénus vous paraît horrible ? Censeurs, vous transplanterez-vous toujours de vos greniers, de la poussière de vos bancs, de l’ombre de vos écoles, au milieu des palais des rois, et prononcerez-vous intrépidement de la vie des cours d’après vos principes monastiques et votre régime collégial ?
« Sénèque soutient Acté contre Agrippine. »
Cela est faux ; Sénèque se sert d’Acté contre l’incestueuse Agrippine.
« Messaline redoutait le génie pénétrant de Sénèque. Il ne fallait pas, ce nous semble, être trop pénétrant pour apercevoir les désordres de la maison de Claude. »
Moins il fallait de pénétration pour apercevoir les désordres de la maison de Claude, plus un observateur très-fin était à redouter.
« Messaline ne pouvait guère redouter que Sénèque, qui d’ailleurs n’était qu’un simple particulier, songeât à la perdre dans l’esprit d’un prince incapable d’écouter un sage conseil et d’en profiter. »
Messaline était et devait être ombrageuse, comme l’ont été. et le seront toujours ceux qui abusent ou de la faveur, ou de l’imbécillité, ou de la faiblesse des souverains : ils ne souffrent à leur côté que des complices et des complices subalternes ; leur jalousie écarte les autres. Claude n’était pas stupide au point de ne pouvoir être éclairé sur la manière artificieuse dont on le dépouillait de son autorité. Il eût poussé la stupidité à cet incroyable excès, que les scélérats devaient encore craindre Sénèque, du moins comme un spectateur austère. Ce n’était, il est vrai, qu’un simple particulier ; mais un particulier fort avancé dans l’estime publique et l’intimité des grands. D’ailleurs, c’est Tacite qui prête ce motif à Messaline.
« Racine, qui avait un tact si fin, un sentiment si exquis du beau moral, regardait Sénèque comme un charlatan. »
Ce jugement valait bien la peine d’être appuyé d’une citation. Mais si Racine, en appliquant ce tact si fin, ce sentiment si exquis du beau moral à l’examen du caractère de Sénèque, crut reconnaître un hypocrite, Burrhus, essayé à la même coupelle, ne lui aurait paru qu’un lâche courtisan. Le vrai, c’est qu’un militaire convenait mieux à la scène dramatique qu’un philosophe ; le vrai, c’est que, par ses opinions religieuses, Racine n’était pas disposé à accorder au paganisme quelque vertu réelle.
« J’ai préféré la conduite de Sénèque à celle de Burrhus. »
Et je persiste. Avant l’assassinat d’Agrippine, la conduite de Sénèque et de Burrhus est la même : ce sont deux grands hommes, deux grands ministres ; au moment où la mort d’Agrippine est résolue et leur est confiée, je les trouve également innocents. Après la mort d’Agrippine, tous les deux restent à la cour ; mais l’un y fait le rôle de courtisan, l’autre celui de censeur. Lorsque le spectre du crime a chassé le prince de la Campanie, Burrhus engage les soldats à fléchir le genou devant le parricide, à le féliciter sur le péril dont il est délivré et à baiser des mains encore fumantes du sang d’une mère ; il loue l’histrion et le cocher. Cependant les gens de cour traduisent Sénèque comme un parodiste du chanteur et un médisant du conducteur du char.
« J’ai placé Néron au-dessus d’Auguste. »
J’avais alors présentes à l’esprit les horreurs du triumvirat et la longue période pendant laquelle on ne pouvait trop louer Néron. Tant que les censeurs ne fixeront point de date, leurs minutieuses observations tomberont à faux.
CXXI.
Si je m’arrête ici, ce n’est pas que cette première partie de ma tâche ne pût être plus étendue. Passons à la seconde.
Pline l’Ancien, que nous avons déjà cité, a dit de Sénèque qu’il ne s’en était point laissé imposer par la vanité des choses de la vie : Seneca minime mirator inanium..
Tertullien et d’anciens Pères de l’Église, touchés de l’éclatante piété de Sénèque, se l’ont associé en l’appelant nôtre : Tarn claræ pietatis, ut Terlullianus ut Prisci appellant nostrum.
Quelques conciles ne dédaignèrent pas de s’appuyer de son autorité.
Le savant et pieux évêque de Freisingen, Othon, regardé Sénèque moins comme un philosophe païen que comme un chrétien : Lucium Senecam non lam philosophum quam christianum.
Au sentiment d’Érasme, si vous le lisez comme un auteur païen, vous le trouverez chrétien : Si legas illum ut paganum, scripsit christiane.
Il a dans l’école de Zenon le rang de Paul dans l’Église de Jésus-Christ : Ejus esse loci, apud suos, cujus sit Paulus apud christianos.
« Aucuns, Dion entre autres, l’ont accusé d’avarice, d’ambition, d’adultère et d’autres tels vices, à qui je ne dédaignerais pas faire réponse, puisque tant de doctes, anciens et modernes, et la vie et la mort de Sénèque disent le contraire ; et serait bien aisé à qui voudrait tailler à Dion une robe de son drap, de trouver en lui beaucoup de choses impertinentes et mal séantes au nom dont il fait profession ; mais il vaut mieux réfuter les calomnies évidentes par le silence que par longs discours… » Et ce témoignage n’est pas de l’auteur des Essais.
Nos autres aristarques n’en savent pas plus que celui qui a écrit ce qui suit : « Il est impossible de lire les ouvrages de Sénèque sans se sentir plus indépendant du sort, plus courageux, plus affermi contre la douleur et la mort, plus attaché à ses devoirs, plus éclairé sur ses besoins réels ; enfin, meilleur sous tous les rapports, et surtout plus sensible aux charmes de la vertu. »
Un de nos anciens écrivains avait pensé de Sénèque comme le moderne estimable que nous venons de citer. « Pour se résoudre contre les durs et fâcheux événements de la vie, acquiescer doucement à la Providence ; pour mépriser le moment et aspirer à l’immortalité bienheureuse ; pour réprimer l’insolence des passions étranges qui nous emportent souvent haut et bas et pour jouir d’un grand repos parmi tant de tempêtes et naufrages, je ne sache, entre les païens, historien, philosophe, orateur, ni auteur quelconque que je voulusse préférer à Sénèque. Il y en a peu qui lui soient comparables, et la plupart le suivent de fort loin. »
Le Portique, l’Académie et le Lycée de la Grèce n’ont rien produit de comparable à Sénèque pour la philosophie morale. Et de qui imaginer a-t-on que soit cet éloge ? Il est de Plutarque.
Quintilien, dont j’examinerai les opinions ailleurs, dit de Sénèque, qui n’était ni son ami, ni son auteur favori, qu’il fut versé dans tous les genres d’éloquence : In omni genere eloquentiæ versatum.
Qu’il eut un génie abondant et facile : Ingenium facile et copiosum.
Un grand fonds d’étude et de connaissance : Plurimum studii.
Qu’il est un redoutable fléau du vice : Eximius vitiorum insectator.
Qu’il y a beaucoup à louer, beaucoup même à admirer dans ses ouvrages : Multa probanda, multa etiam admiranda.
Que, dans les bons ouvrages de cet âge, avec la force d’Afranius et la sagesse d’Afer on retrouve encore l’abondance de Sénèque : In his quos ipsi vidimus, copiam Senecæ, vires Afrani, maturitatem Afri reperimus.
Tout le bien que nos aristarques disent de Quintilien, je le pense comme eux ; mais pensent-ils comme moi tout le bien que Quintilien dit de Sénèque ?
Ils citent Quintilien contre Sénèque ; et voilà ce que ce Quintilien, dont ils font tant de cas, dit de Sénèque, pour lequel ils affectent tant de mépris.
Érasme a dit : « Peu s’en faut que je ne m’écrie : Sancte Socrates » ; j’ai dit : « Peu s’en faut que je ne m’écrie : Sancte
Seneca » ; et je ne sache pas qu’on ait accusél’érudit de Rotterdam d’indiscrétion, et moins encore d’impiété. Si un prélat l’avait rangé parmi les disciples de Jésus-Christ, il aurait plus osé que moi, sans qu’on se fût avisé de lui reprocher qu’il opposait un philosophe païen aux héros du christianisme. Pourquoi tant d’indulgence pour Othon et pour Érasme ? C’est qu’il n’y a plus de mal à leur faire : ils sont morts.
CXXII.
Après avoir considéré Sénèque comme instituteur et ministre, un de nos meilleurs aristarques, le considérant comme philosophe et comme auteur, dit : « N’y a-t-il donc que le goût à former dans cette foule de jeunes citoyens ? N’en veut-on faire que de beaux diseurs ? Est-il plus essentiel pour eux de bien parler que de bien faire ? Pourquoi donc arracher de leurs mains les ouvrages de Sénèque ? »
Un des plus grands vices, à mon avis, de notre éducation, soit publique, soit domestique, c’est de nous inspirer un si violent amour de la vie, de si grandes frayeurs de la mort, qu’on ne voit plus que des esclaves troublés au moindre choc qui menace leur chaîne. Or je désirerais qu’on nous indiquât un auteur, ancien ou moderne, qui se fût élevé avec autant de force contre une pusillanimité qui rend notre condition pire que celle des animaux, et qui nous soumet si bassement à toutes sortes de tyrannies, ou, pour me servir de l’expression énergique d’un commentateur d’Epictète, Arrien, qui ait frappé des coups plus violents sur les deux anses par lesquelles l’homme robuste et le prêtre adroit saisissent le faible pour le conduire à leur gré.
J’ai ajouté que, bien qu’il fût triste de sortir des écoles au bout d’un assez grand nombre d’années précieuses sans avoir appris les langues anciennes, presque les seules choses qu’on y enseigne, du moins jusque sur le seuil de la philosophie, cette éducation, telle qu’elle était, me semblait une utile ressource pour des parents à qui leur occupation journalière ou leur insuffisance ne laissait pas le temps ou la capacité d’élever euxmêmes leurs enfants, ou à qui la médiocrité de fortune ne permettait pas de les faire élever sous leurs yeux ; que la journée collégiale serait mieux distribuée en deux portions, dont l’une serait employée à nous rendre moins ignorants, et l’autre à nous rendre moins vicieux ; qu’un choix de préceptes moraux tirés de Sénèque, et mis en ordre par un habile professeur, fournirait d’excellentes leçons de sagesse à de jeunes élèves qui, jusqu’à présent, en avaient été privés par un injuste dédain237.
CXXIII.
L’un dira : « La morale de Sénèque est toujours présentée sous les fleurs d’une diction précieuse et recherchée. Ce philosophe m’a paru tantôt sublime, et tantôt ridicule ; aussi faible dans sa conduite que fastueux dans le discours ; un courtisan que ses intrigues et ses livres rendent suspect : en un mot, il a plus d’une fois surpris mon admiration, comme il a pareillement surpris mon mépris. »
Mais un autre répliquera : « Le charme attaché à la lecture des écrits de Sénèque n’est pas un amusement frivole, ni l’histoire de sa vie un vain attrait de curiosité. Profond penseur, moraliste pur et sublime, ce grand caractère frappe, intéresse, attache : son langage est celui de la raison la plus ferme et de la sagesse la plus austère ; son esprit paraît emprunter sa force et sa vigueur d’une âme élevée et courageuse ; l’énergie de ses pensées n’est que celle de ses sentiments ; la vertu la plus mâle fait tout son génie. »
Mais on lira dans un troisième : « Les ouvrages de Sénèque impriment dans le cœur un profond amour de la vertu. On sent l’âme s’élever, et l’homme s’ennoblir, en se pénétrant des maximes du sage. Comme l’historien de sa vie, je ne les lis jamais sans m’apercevoir que je ne les ai pas encore assez lues. »
« Les reproches dont on flétrit Sénèque lui ont été faits par des hommes pervers, tels que l’infâme délateur Suilius, tandis qu’il a pour lui le suffrage du vertueux Tacite, dont on peut opposer avec avantage l’estime seule à tous les ennemis du philosophe. »
« Je ne lis pas souvent Sénèque, je lui préfère d’autres auteurs où il y a peut-être moins de beautés ; mais quand je le lis, je vois qu’il a parlé de la vertu en homme qui en connaissait la dignité, et en éprouvait la douceur. »
De ces jugements divers, quel est le vrai ?
Pour accuser un grand homme, il faut des faits qui ne puissent être contredits ; pour défendre un homme qui a vécu, écrit, pensé, et qui est mort comme Sénèque, il est honnête, il est même juste de se livrer à toutes les conjectures qui le disculpent surtout lorsque l’histoire le permet. Cette récompense, l’homme de bien l’obtient au tribunal des lois, s’il arrive qu’il y soit malheureusement traduit par des circonstances fâcheuses. La cause d’un citoyen vertueux et honoré s’instruit-elle comme celle d’un citoyen obscur et suspect ?
Juges, quel est celui que vous avez assis sur la sellette ? C’est Sénèque. Quel est son accusateur ? Un seul témoin récusable. Dans cette grande cause quel est le rapporteur ? Un historien sévère, dont toutes les conclusions sont en sa faveur.
CXXIV.
Nous nous arrêtons avec intérêt devant les portraits des hommes célèbres ou fameux ; nous cherchons à y démêler quelques traits caractéristiques de leur héroïsme ou de leur scélératesse, et il est rare que notre imagination ne nous serve pas à souhait. Tous les bustes de Sénèque m’ont paru médiocres ; la tête de sa figure au bain est ignoble : sa véritable image, celle qui vous frappera d’admiration, qui vous inspirera le respect, et qui ajoutera à mon apologie la force qui lui manque, elle est dans ses écrits. C’est là qu’il faut aller chercher Sénèque, et qu’on le verra.
M. Carter, savant antiquaire anglais, nous apprend dans son Voyage de Gibraltar à Malaga, qu’il subsiste encore en Espagne des monuments élevés à la mémoire de Sénèque. Il a trouvé à Mescania, ville municipale romaine, les restes d’une inscription où le nom d’Annœus Seneca s’est conservé, et dont il fixe la date avant la soixantième année de l’ère chrétienne et la mort de notre philosophe. Il ajoute qu’on montre à Cordoue la casa de Seneca, la maison de Sénèque, et au voisinage d’une des portes de la ville, el lugar de Seneca, la métairie de Sénèque. On s’arrête avec respect à l’entrée de la chaumière de l’instituteur, on recule d’horreur devant les ruines du palais de l’élève. La curiosité du voyageur est la même ; mais les sentiments qu’il éprouve sont bien différents : ici il voit l’image de la vertu ; dans cet endroit, il erre au milieu des spectres du crime ; il plaint et bénit le philosophe, il maudit le tyran.
Il est à croire que Sénèque avait parcouru l’Egypte, où son oncle était préfet ; ce qu’il dit de cette contrée et du fleuve qui la fertilise238, semble confirmer cette conjecture. On prétend même qu’il s’était avancé jusque sur les confins de l’Inde, et Pline nous apprend qu’il en avait écrit239.
CXXV.
Sénèque a beaucoup écrit, et je n’en suis pas étonné ; il avait tant d’amour pour le travail, et il était doué d’un génie si facile et si fécond. « Je ne passe pas, nous dit-il, une seule journée oisive. Je donne à l’étude une partie de la nuit ; je ne me livre pas au sommeil, j’y succombe : je sens mes yeux appesantis, comme prêts à tomber de leurs orbites, sans cesser de les tenir attachés sur l’ouvrage. Je me suis séparé de la société, et j’ai renoncé à toutes les distractions de la vie. Je m’occupe de nos neveux ; je médite quelque chose qui me survive, et qui leur soit salutaire : ce sont des espèces de recettes contre leurs infirmités (Lettre xviii). »
C’est ainsi qu’on se fait un nom parmi ses contemporains et chez les races futures. Quels que soient les avantages qu’on attache au commerce des gens du monde pour un savant, un philosophe et même un homme de lettres, et bien que j’en connaisse les agréments, j’oserai croire que son talent et ses mœurs se trouveront mieux de la société de ses amis, de la solitude, de la lecture des grands auteurs, de l’examen de son propre cœur et du fréquent entretien avec soi ; et que trèsrarement il aura occasion d’entendre dans le cercle le mieux composé, quelque chose d’aussi bon que ce qu’il se dira dans la retraite.
Milord Shaftesbury a intitulé un de ses ouvrages : le Soliloque ou Avis à un Auteur 240. Celui qui se sera étudié lui-même, sera bien avancé dans la connaissance des autres, s’il n’y a, comme je le pense, ni vertu qui soit étrangère au méchant, ni vice qui soit étranger au bon.
Si l’on excepte la Consolation à Marcia, à Helvia et à Polybe, qu’il écrivit pendant son exil en Corse, ce qui nous est parvenu de ses ouvrages est le fruit des heures du jour et des nuits qu’il dérobait à ses fonctions, à la cour et au sommeil.
CXXVI.
Nous avons perdu ses poëmes, ses tragédies, ses discours oratoires, ses livres du mouvement de la terre, son traité du mariage, celui de la superstition, ses abrégés historiques, ses exhortations et ses dialogues. Il suffit de ce qui nous reste, pour regretter ce qui nous manque.
Les tragédies publiées sous le nom du poëte Sénèque, sont un recueil de productions de différents auteurs ; et il n’y a point d’autorité qui nous permette de les attribuer à Sénèque.
Je ne dis rien de son commerce épistolaire avec saint Paul241, ouvrage ou d’un écolier qui s’essayait dans la langue latine, ou d’un admirateur de la doctrine et des vertus du philosophe, jaloux de l’associer aux disciples de Jésus-Christ.
CXXVII.
On trouve dans Sénèque un grand nombre de traits sublimes : c’est cependant un auteur de beaucoup, mais de beaucoup d’esprit, plutôt qu’un écrivain de grand goût. J’aurai de l’indulgence pour le style épistolaire, je conviendrai que la familiarité de ce genre admet des pensées et des expressions qu’on s’interdirait dans un autre ; mais quoique pleines de belles choses, ses lettres, assez naturelles dans la traduction, ne m’en paraîtront pas moins recherchées dans l’original242.
L’antiquité ne nous a point transmis de cours de morale aussi étendu que le sien243. Parmi quelques préceptes qui répugnent à la nature, et dont la pratique rigoureuse ajouterait peut-être à la misère de notre condition244 (conséquence d’une philosophie trop raide, du moins pour la généralité des hommes, à qui elle demandait au-delà de ce qu’elle espérait en obtenir), il y en a sans nombre avec lesquels il est important de se familiariser, qu’il faut porter dans sa mémoire, graver dans son cœur, comme autant de règles inflexibles de sa conduite, sous peine de manquer aux devoirs les plus sacrés, et d’arriver au malheur, le terme presque nécessaire de l’ignorance et de la méchanceté : il faut les tenir d’une bonne éducation, ou les devoir à Sénèque. Que ce philosophe soit donc notre manuel assidu : expliquons-le à nos enfants, mais ne leur en permettons la lecture que dans l’âge mûr, lorsqu’un commerce habituel avec les grands auteurs, tant anciens que modernes, aura mis leur goût en sûreté. Sa manière est précise, vive , énergique, serrée ; mais elle n’est pas large. Ses imitateurs ne s’élèveront jamais à la hauteur de ses beautés originales ; et il serait à craindre que les jeunes gens, captivés par les défauts séduisants de ce modèle, n’en devinssent que d’insipides et ridicules copistes. C’est ainsi que je pensai de Sénèque dans un temps où il me paraissait plus essentiel de bien dire que de bien faire, d’avoir du style que des mœurs, et de me conformer plus aux préceptes de Quintilien, qu’aux leçons de la sagesse.
On verra, dans la suite de cet Essai, aux endroits où je me propose d’examiner les différents jugements qu’on a portés de ses ouvrages, l’influence qu’ont eue sur le mien l’expérience de la vie, et la maturité d’un âge où, si l’on m’eût demandé : Que faites-vous ? je n’aurais pas répondu : Je lis les Institutions de l’Art oratoire ; mais j’aurais dit avec Horace : Je cherche ce. que c’est que le vrai, l’honnête, le décent, et je suis tout entier à cette étude245.
De combien de grandes et belles pensées, d’idées ingénieuses, et même bizarres, on dépouillerait quelques-uns de nos plus célèbres écrivains246, si l’on restituait à Plutarque, à Sénèque, à Machiavel, et à Montaigne, ce qu’ils en ont pris sans les citer ! J’aime la franchise de ce dernier : « Mon livre, dit-il (Essais, liv. II, chap. xxxii), est maçonné des dépouilles des deux autres. » Je permets d’emprunter, mais non de voler, moins encore d’injurier celui qu’on a volé.