(1929) Critique et conférences (Œuvres posthumes III)
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(1929) Critique et conférences (Œuvres posthumes III)

Les Imbéciles

« La France aux yeux ronds », prévue par le poète, vient d’éclore ; effectivement, elle a brisé l’œuf, et la voilà qui secoue ses ailes engluées, essaye son bec sur ses pattes et pousse son petit cri aigu et bête, qui va devenir sinistre, vienne la nuit.

En attendant que la nuit vienne, elle darde stupidement sur le soleil ses grands yeux ronds, couleur jaune d’œuf, avec une mince ligne noire cernée de vert sale, ses grands yeux ronds de hibou prévus par le poète.

Et, pour sortir du domaine métaphorique, — quelle plus parfaite bêtise régna jamais que de nos jours ; quelle plus complète, pondérée, logique et triomphante bêtise régna jamais que dans cette fin d’un siècle qui promettait mieux, en vérité !

Ils se trompaient étrangement, à parler franc, ceux-là qui, vers la trentième année de ce siècle, qui nous a pour témoins de son adipeuse agonie, saluaient, dans l’avenir, une France adéquate à leurs rêves de mélancoliques espérances, et haussaient jusqu’à leurs graves aspirations les futures destinées d’une patrie tant aimée d’eux, et dont leurs dents déchaussées doivent bien rire aujourd’hui dans leurs sépultures oubliées. Seul il voyait juste le poète qui, voilà quelques lustres, baptisa notre époque, encore à naître : « Une France aux yeux ronds ! »

Et comme bêtise engendre bouffissure, ainsi que nous le prouve l’exemple des crétins et des filles tolérées, il n’y a pas lieu de s’étonner que nos contemporains soient si sains de corps et d’esprit. — Vous savez ce que j’entends par santé. — Et, voyez ! jamais fut-il absence plus totale de tout souci non relatif au sacro-saint argent, plus profond oubli de toute tristesse étrangère à cet exquis intérêt, plus naïve joie et plus épanouie au seul tintement d’une Pièce cent sous !

Et, comme l’Argent, l’Intérêt, la Pièce cent sous sont aliments, épices et condiments de Luxure et de Gourmandise, pourquoi resterions-nous béants devant la véritablement merveilleuse ventripoterie des chairs, le triomphal proxénétisme des modes, la succulence illécébrante des viandes et des sauces. Qu’ont, en vérité, de quoi nous stupéfier tant de vaudevilles gras, de femmes dodues, de plantureux adolescents, de jupes courtes, de nuques découvertes, de gorges proéminentes, de menus pantagruelesques et de retentissantes priapées ?

Ne venons donc plus, après cela, leur parler de devoir ; de beau, de choses tristes, d’hommes graves et de femmes pâles. Le plus sage, voyez-vous, c’est encore de rire de tout cela, quitte à nous redire le soir, avant de nous rafraîchir dans cette mort qu’on nomme le sommeil, cet autre hémistiche du poète dont il a été question plus haut : Époque callipyge !

Café de lettres

Dans une ville imaginée, figurez-vous un café pas du tout comme les modernes caboulots.

Ni vitraux Renaissance, ni esquisses aux murs, ni récitations de vers, ni même « Les » ribaudes. Et quelques-unes tout au plus d’entre celles-ci, mais très à la coule, très à la redresse des temps actuels, très rares surtout, — mais est-ce que c’est bien dommage ?

L’enseigne de ce cabaret littéraire invraisemblablement blanc et or : L’Envol (sous-entendu sans doute « vers l’idéal », rien de la terre, ô que non pas !) L’endroit se trouve carrefour de l’Ode et abrite, outre des politiciens trop âgés :

« Des porrichinels cocasses », comme chante la chanson picarde, un groupe, trié sur le volet, de poètes d’élite et de prosateurs vrais. Là viennent, pour s’y plonger dans des mazagrans sucrés de sucre, non même plus cassé par fragments comme c’est la coutume en France, mais réduit en poudre à l’instar de ces climats chauds où l’on boit tout au plus du lait, non fermenté, — ou dans des grogs à l’eau, — où quelquefois, par une exception fâcheuse, dans quelque digestif fort mais noyé, les jeunes dont les prénoms suivent : Léo, petit, l’influent du meeting, noir de barbe et long de cheveux, très fin d’esprit mais gros d’anecdotes ; Albrecht, grand, qui, en dépit de son prénom germanique, a toute l’allure, la franchise, et le ton d’un hidalgo brave comme son épée ; Pablo, un autre espagnolisant qui ne serait pas Sancho non plus, grand aussi celui-là, mais avec une prétention à l’effacement et au silence.

Bien d’autres encore, sans compter de rares apparitions, Frantz, l’illustre ; les deux Tremens ; les deux Curâtes ; et — deux docteurs (pas plus Sangrados qu’Albrecht ni que Pablo, du reste), l’un flave comme Henri Heine (dieu du lieu), l’autre avec un accent d’un Jasmin ou d’un Mistral, tous deux bons poètes, d’ailleurs, non moins qu’accomplis praticiens.

De plus, des jeunes, encore plus jeunes. La Vallière, Pinson, Mouron (ça c’est des noms, les prénoms sont pour les vieux ne pas vouloir se reconnaître). Très éveillés d’ailleurs, ces petits oiseaux-là, — aiglons peut-être, du moins je le crois, moi, d’après certains bons coups d’ailes.

Mais, — mais oui, il est un Mais !

Mais, ce qu’on a de tenue là-dedans !

C’est épatant ! comme disait, en ses rares expansions, Chose, un Français du Nord, un peu bohème et très familial, bon garçon au fond, bien qu’il se croie un peu plus gentil qu’il ne l’est sans doute.

Bref, tout un monde !

« Quoi ! » ajouterait Machin, Machin, cet errant qui n’est pas chevalier, qui même a cessé d’être errant, mais pourrait s’appeler Don Quijote et se prénommer comme Pablo, son ami le plus intime, sinon le meilleur certes !

Ô oui, ce qu’il existe de tenue dans la taverne de l’Envol !

Car, en dépit de leur talent très apprécié, surtout à l’Envol, je crains fort que Villon, ni Musset, ni Shakespeare, ni même le doux Brizeux (buveur de cidre) ne se fussent jamais vus admis dans ce choix d’hommes exquis.

Fantômes « pas bien », na !

Ponsard non plus, par exemple, et lui, non pour son débraillé pourtant scandaleux, mais à cause de son manque absolu de talent. Et c’eût été justice.

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« Minuit carillonne, il sonne, ressonne, résonne et personne (on l’entend trop bien) du sein du bien-être, au signal du traître, ne veut disparaître. Et comme c’est bien ! »

Une heure ! une heure-z-et demie ! on ferme les volets et les paupières ont une tendance à battre de l’aile, oiseaux gris aux bouts d’ailes noirs…

 

« Bonsoir ! »

« À lundi ! »

« On y sera ! »

« Mais de la tenue surtout ? »

« J’te crois — ouf ! »

Dispersion devers un peu tous les quartiers de la ville imaginée.

Une pendule

Dans la chambre quelconque d’hôtel où le sage vivait en attendant la fin d’affaires bien ennuyeuses, la pendule était toute particulière. Non qu’elle affectât telle ou telle forme excentrique ou simplement de plus mauvais goût que d’ordinaire toutes les pendules. Même le socle en était joli, de marbre blanc avec des coins de cuivre d’un guillochage simple et léger.

Un sujet en galvano bronzé représentait Paul sous un palmier, la main droite au-dessus des yeux, regardant tous les jours vers la mer et le cher vaisseau qui ne ramènera Virginie que pour le naufrage et pour la mort. Enfin à la considérer comme pure pièce d’horlogerie, elle marquait l’heure juste et allait d’accord avec tous les cadrans officiels de la ville.

L’originalité de cette pendule consistait en un phénomène fort simple d’ailleurs à expliquer ; un grain de poussière à chasser du timbre ou le verre du globe à reculer et c’était tout. Mais, lui ressentait douloureusement souvent, cruellement parfois. Jugez-en et ne riez pas trop de lui.

La sonnerie était rauque, mate, sourde, commençait à sept heures et disait en coups secs, durs, sans nulle vibration comme la toux d’un poitrinaire, deux heures quand il en était huit, trois heures quand il en était neuf, et ainsi de suite, frappant contraste avec la sincérité des aiguilles et l’aspect tendre, gai, clair, avenant, du petit meuble en général.

Petit à petit toutefois ce contraste même lui plut amèrement, sévèrement si vous voulez. Il en vint, tant l’habitude de s’appesantir (ce qui n’est autre au fond que de s’appuyer) sur les choses, est pour l’esprit un don providentiel, il en vint, à force d’obstinées réflexions et de souffrance bien acceptée, à tirer de ce minime supplice, comme les forts savent le faire de tous les supplices, toute une philosophie qu’il serait ridicule de résumer en ce court essai, mais dont voici du moins les lignes essentielles :

Tu ressembles, dis-tu, à cette pendule ; tu lui ressembles trop ou plutôt pas assez. Trop, car tu détonnes. Bon, tu es mauvais ; vrai, tu parles faux ; pur, tu rauques en conduite. Quand les aiguilles de ta conduite sont droites la sonnerie de ta vie est absurde — et d’ailleurs désagréable à tous et haïssable à ceux qui pourraient t’aimer — ce qui est bien fait.

Pas assez, car ce Paul qui se prénomme comme toi, lui du moins attendait Virginie sous ce palmier et l’attendra toujours sur cette pendule.

Toi l’as-tu longtemps attendue ? Oui ; certes. L’attendras-tu toujours ? Oui, dis-tu. Moi, ta conscience, je te dis : allons donc !

Six heures : douze coups. Sept heures : un coup.

Huit heures : deux coups.

Malheur ! ou Patience, c’est la même chose, n’est-ce pas ? dit la Pendule.

Mémoires d’un vœuf

Ultima ratio

Un ange vint un jour en France pour ses affaires probablement. Il vit tout en un clin d’œil, mais au moment de remonter au ciel, il s’avisa d’avoir oublié de jeter un regard sur les lieux où se rend la justice. La justice, cette chose de Dieu de qui les juges humains sont dès lors l’émanation distributive. Avec quelle émotion commençant par le commencement, il entra dans le prétoire du tribunal de simple police d’un petit chef-lieu de quanton, je vous le laisse à penser. Le magistrat, grassouillet, zézayant, toge et toque assumées « suait en son lit de justice ». À sa gauche suait non moins le juge suppléant, faisant fonction de ministère public. Toque et tout. À droite suait et écrivait le greffier. Ce furent d’abord des broutilles, renvois dos à dos, ajournements, etc. Vint une cause dont l’appel fit faire : ah, ah ! à l’auditoire. L’ange, invisible et impalpable, bien entendu, devint tout oreilles.

Pierre accusait Jean de l’avoir, tandis qu’il essayait de dégager Jacques, son commis à lui Pierre, d’avec Barthélemy, un créancier malcontent, et avait déjà assez de mal à éviter les horions qui pleuvaient, de l’avoir empoigné par derrière (ça se passait de nuit, sur une roule, à cinquante mètres de leur village à tous) et de lui avoir infligé sur la figure une série splendide mais douloureuse et visible après de coups de poing magistraux. Pierre déposa le premier. Il fut confus (Jean l’avait vu la veille, lui avait fait des excuses et quémandé son indulgence. Pierre se fiant que Jean dirait au moins une partie de la vérité promit d’atténuer sa plainte et barbotta, comme on vient de le voir). Jacques interrogé le second fut très franc et dénonça carrément Jean. Jean mentit triomphalement, se défendit sous serments réitérés d’avoir pris part à la « batterie », attribua à l’ivresse de Pierre et de Jacques leurs soupçons mal fondés (Pierre et Jacques étaient moins gris, si gris du tout, que ce témoin comme on en voit trop). Quant aux marques jaunes et noires que Pierre portait sur les deux yeux et aux régions zygomatiques, Jean en rendait responsable un des tas de cailloux destinés à l’entretien de la route, et disposés en monticules réguliers d’un mètre sur lequel Pierre ivre serait tombé (sans, ô miracle, se meurtrir en quoi que ce soit le bout du nez). Pierre qui avait en poche un certificat médical constatant que ses yeux étaient bel et bien pochés et non loin un témoin sûr, ne voulut rien répliquer, écœuré. Le suppléant, tête blanche, bonne figure, se leva et requit contre Pierre ivre et Jacques ivre et batailleur toutes les sévérités de ma mère Loi — Jean et Barthélemy étaient hors de cause. On condamna Pierre et Jacques à tant d’amende pour ivresse et Jacques s’entendit par surcroît allonger trois jours de prison pour tapage nocturne en un lieu habité. L’ange prit pitié du bon gros juge et du suppléant si vénérable et engagea leurs anges gardiens à plus énergiquement désormais intervenir dans leur for intérieur pour qu’à l’avenir ils missent plus de jugeotte dans leurs jugements et ne se laissassent plus monter le coup par les hésitations d’un plaignant trop gentil et la mauvaise foi d’un méchant croquant.

Puis il alla au chef-lieu d’arrondissement.

Un procès à ah, ah ! devait s’y plaider, qui fut peu intéressant. Seulement il était clair que A… s’était vu dérober de nuit et avec effraction une malle à lui confiée. Dans un premier mouvement de colère et de prudence, il écrivit au Parquet sans donner de noms, mais en faisant allusion à tout un ordre de faits. Ce ne fut que plus tard et trop tard pour le moment qu’il sut que la malle était recélée chez les Z d’affreux étrangers. Ceux-ci enquêtés, vaguement donc, par la gendarmerie, détournèrent les chiens et dénoncèrent A… comme ayant, il y avait moins de trois ans, fait des menaces sous conditions et avec ordres contre… une tierce personne qui ne s’était jamais plaint et dont des misérables exploitaient odieusement le grand âge. De là procès à ce pauvre A…, tout surpris.

Le Procureur de la R. F., un beau brun, côtelettes épaisses, voix de stentor, parle beaucoup et très haut. De la malle mentionnée à l’instruction, point un mot, du délit en litige, juste quelques phrases à la fin. Mais quelles digressions ! Du lac Asphaltite à la Rome de l’extrême décadence, des mauvaises lectures aux mauvais exemples, quel itinéraire ! Un éloge de ces archi-vils Z… couronnait le tout. Parbleu ! des étrangers ! À qui était venu là pour ses menaces (et pour sa malle aussi, un peu, subsidiairement), demeurait stupide, comme honteux de toutes les orgies et dépravations auxquelles il n’avait certes autant songé de sa vie. Le tribunal, intelligent, fut indulgent et ne pouvant que condamner choisit le minimum. Même il félicita A… de sa sincérité ainsi que de sa bonne tenue à l’audience, « ce procureur, se dit l’Ange, n’a pas besoin qu’on stimule son ange gardien. Il mène assez grand bruit pour tenir ce dernier suffisamment en éveil ».

Et partant pour***, notre Ange qui voulait voir travailler une cour d’assises s’abîmait dans des réflexions en partie miséricordieuses sur cette faiblesse humaine (et plus particulièrement chicanouse) qui consiste à déployer et à subir le pouvoir d’un mot mis hors de sa place, lorsque la réalité vint couper net ces dispositions par trop bénignes. Minos, Eaque et Rhadamante, en rouge, vautrés sur leurs coudes, le procureur la tête dans ses mains marquaient déjà sinistrement, mais l’horreur c’était le tas de têtes incompétentes du jury. Un homme était prévenu d‘une suite d’empoisonnements, et pas une preuve et chaque réponse du patient confondait — et de haut ! il fallait voir — chaque tortueuse et bête exprès interrogation. Le verdict fut affirmatif et l’homme condamné à mort. L’Ange eut un instant l’idée d’appeler le Diable.

Ce fut ensuite à un procès en séparation qu’il assista pour des péchés de curiosité. Il y avait appel d’un premier jugement rendu en son absence contre le mari. Celui-ci encore empêché, mais qui se faisait fort de comparaître le 17 du mois (on était le 14), demandait par l’organe de son avoué une remise infinitésimale afin de pouvoir, sacrebleu ! se défendre lui-même. L’Ange, sans plus hésiter, alla quérir le Diable pour qu’il emportât tout ce monde-là, la femme avec !

Sa dernière visite à Thémis fut à l’occasion d’un procès en divorce, complément du précédent procès en séparation. Mari absent. Défaut. Divorce adjugé à la chaste épouse.

Cette fois le voyageur céleste n’eut pas à déranger le diable. Le diable était là, visible pour lui seul, tout vert, avec ses cornes et ses ailes de chauve-souris larges étendues, qui formaient comme un paravent noir aux trois conseillers de noir vêtus, fourrés et long cravatés de blanc. La main droite brandissait, toute prête à agir, une fourche d’importance vers le procureur somnolent et sa main gauche tenait trois fourches de mêmes dimensions, vraisemblablement destinées aux bons robins assis au comptoir à condamnation. Et tandis que le président annonçait le jugement à travers son binocle d’or trémulant sur son nez de chèvre, le Malin n’époussetait-il pas du bout de sa queue de vache le crâne étincelant du digne ma-a-gis-te-rat !

L’Ange alors reprit le chemin de la nouvelle Jérusalem, non sans un signe amical et comme d’encouragement à Satan, qui de son côté lui adressa son sourire le plus bon garçon.

Gosses

À Rachilde.

L’air, avec ses pers yeux pervers bien parisiens, eux, quoiqu’Elle méridionale, d’un garçon de vingt ans, qui aurait peu d’illusions. Mais Elle plaît quand même et pour notre compte, nous l’adorons sans bornes. Elle est notre Madame (ce qui veut dire Notre-Dame). — Madone, disons-nous mes amis et moi, de nos sourires, de nos caprices, de nos ennuis !

Maintenant que j’y pense sérieusement, et après avoir évoqué cette tant énigmatique figure, je me souviens qu’un jour, j’étais très malheureux, absolument et dans tous les sens. Et je dis que cette femme, cette personne, cette créature, cette enfant d’un autre sexe encore, cette sorte d’ange diabolique et de diable angélique fut très bien : Elle n’avait qu’un lit, qu’elle me céda, et s’en fût coucher chez sa mère. Cela dura deux jours et deux nuits, mais une gratitude est infinie pour tant de délicatesse dans la bonté. Ce que je dis là n’est peut-être point galant (à la façon de M. Jean Lorrain) ; mais je ne professe pas d’être galant, surtout quand un sentiment plus élevé m’anime. Puis, après tout, à me bien sonder le cœur et les reins, je veux dire le cœur et ses tréfonds, ses tenants et ses aboutissants, et ses entours, il ne serait point impossible, il serait même probable, il est même à craindre que quelque chose qui ressemblerait à une sympathie plus vive et plus active qu’il n’est prudent pour bien faire n’y couve.

D’autant qu’Elle n’a rien de sottement féminin — littérairement parlant — (car, il faut bien l’avouer, les dames ont aussi leurs défauts, et leur plus grande qualité serait pour moi, si je devais leur en accorder une, d’être généralement barrées à toute espèce de littérature), les dames ont aussi bien leurs défauts. Elle affecte parfois d’appartenir jusque dans le costume, à l’autre partie de l’humanité dont elle assume souventes fois les courantes idées.

Jules Tellier

Je n’ai eu de rapports avec Jules Tellier que sur le tard, il y a trois ans à peine. J’étais alors, comme je le suis un peu plus aujourd’hui, malade de cette chose irréductible à MM. les médecins, une arthrite rhumatismale, et agaçante, et sourdement douloureuse — tel un mal de dents qu’on aurait ès articulations. — Tellier, qui me connaissait de nom et par mes ouvrages, vint un jour me voir et nous nous plûmes tout de suite beaucoup. Dès lors, une forte et combien douce amitié nous unit étroitement, car nos caractères sympathisaient singulièrement. Nous avions sur la plupart des choses de la vie et de l’art, à peu près les mêmes idées, ce qui est presque un miracle, comme on sait. Je ne puis me rappeler sans un véritable attendrissement nos bonnes, nos interminables conversations qui venaient très souvent faire une délicieuse diversion, dans ma chambre d’alité, à mes insupportables souffrances. C’est que c’était un causeur charmant, d’une très grande et très exquise érudition littéraire et philosophique, enjoué comme faut, sérieux sans nul ennui et passionné, ainsi du reste que votre serviteur, jusqu’à la frénésie, pour la poésie, tant antique que moderne, dans toutes ses manifestations depuis David et Orphée jusqu’aux plus récents poètes, majores et minores. Lui-même fut un poète excellent non moins qu’un parfait prosateur. Comme ami, sûr, fidèle, dévoué au possible. Hélas ! un jour ce robuste jeune homme de vingt-six ans, plein d’avenir et déjà d’une haute célébrité, ne me dit-il pas, — je subissais une crise qu’on pouvait croire mortelle, — en souriant pour me rassurer : « Soyez tranquille, si vous passez l’arme à gauche de ce coup-ci, je me charge de votre notice nécrologique ». Et c’est moi, presque vieux, malade, infirme, et vaguement découragé de vivre, qui écris aujourd’hui ces lignes tristes, bien tristes je vous l’assure.

Jules Tellier était Havrais, et l’on eût dit que la vue de la mer natale lui avait dès l’enfance communiqué un culte, j’allais dire une religion, pour le voyage. Sa vie si courte fut un peu partout et même en France et en Algérie, et c’est en revenant d’une longue excursion dans cette dernière contrée, qu’il mourut le mois dernier à Toulouse, de l’horrible fièvre typhoïde qui eut raison en douze jours de sa forte constitution.

Cette nouvelle attéra les nombreux amis de ce pauvre ami, car la mort étonne toujours, mais épouvante en pareil cas : elle paraît injuste, cruelle et on blasphémerait presque le Dieu de toute bonté pour ainsi rappeler à lui la jeunesse et l’espérance.

Tellier laisse un volume de critique, Nos poètes, qui eut un grand succès l’année dernière et qui le méritait à tous les titres. J’y trouve peu de matières à restrictions et je le considère comme un livre fait pour rester non loin des chefs-d’œuvre de Sainte-Beuve et à côté, sinon au-dessus, des meilleurs ouvrages contemporains de cette catégorie.

Il laisse aussi un considérable recueil de vers, la Cité intérieure, qui va paraître dans quelques mois où presque tout, sinon tout, est de premier ordre et ce sera l’avis du monde lettré, j’en réponds, — et des Contes philosophiques, dont quelques-uns insérés dans différentes revues, nous promettent une belle œuvre sévère.

Tellier était un esprit philosophique servi par une nature ardente, enthousiaste, mais concentrée et un peu sombre. Son œuvre, si déplorablement interrompue, l’assure d’une noble et longue réputation.

Cette disparition est un grand deuil pour les amis de Jules Tellier, une perte irréparable pour les jeunes lettres.

Épitaphe (Gosses)

Ici repose une qui fut une fille dont on ne dit rien, une épouse vague, une mère inconséquente.

De son vivant on l’appelait

La princesse Certamène 1

(un mot latin qui signifie combat, grécisé pour la circonstance).

Elle faillit mettre aux prises deux hommes, pourquoi ?

Fut nuisible à des poètes, pour qui ?

Consacra le reste de son temps à des visites, soirées et bals chez des bourgeois pervertis.

La Foi lui fut indifférente, l’Espérance inconnue et la Charité lettre morte.

Kleptomane, en outre.

Elle mourut à dix-huit ans, d’une mort absurde, sans le signe de la croix, mais sous son ombre que voici, car la miséricorde de Dieu est infinie.

Le Pèlerin passionné
par M. Jean Moréas.

Le Pèlerin passionné, de Jean Moréas, est l’événement du jour, en dépit des cadeaux de Noël et des étrennes du 1er janvier. Bravement lancé, en plein coup de feu commercial par le quand même littéraire Léon Vanier, bibliopole moderniste, ce livre, déjà (ou jà) fameux, fait balle et trou dans l’esprit public qu’il faut.

En effet, c’est d’une franchise, d’une naïveté belle et bonne, en même temps que d’un raffinement exquis et toujours « cler », quoiqu’en aient les plates gens pour le classique en toc et le naturalisme en rien, et d’un joli, gentil, fier néanmoins et fort aussi, qui, par la Muse ! va vaincre.

Honneur à l’Athénien, à l’esprit, à l’âme, à l’homme athénien, — honneur et toute sympathie fraternelle, — qui servent ainsi notre langue médiévale et renaissante non sans avoir passé, indépendants mais respectueux, par le xviie  siècle de droit chez nous.

Honneur au Français dès lors tel, de qui l’effort se voit enfin récompensé par toutes sympathies autour et à côté.

Nous, d’un certain âge de moins en moins « verdissant », pourrions sans doute objecter la tradition sévère à cette tradition charmante dont se réclame Moréas. Nous sommes, nom, tout de même, d’un chien ! plutôt du xviie et surtout du xix° siècle que du xiie ou du xvie et toutes joliesses d’antan et toutes vigueurs « syntassiques » d’antan, tout en étant pour nous plaire pieusement, n’en sont pas moins de l’antiquaille, et Corneille et Racine et le Voltaire en prose et Chénier fils d’Athènes, mais élève de Racine, et Victor Hugo l’énorme, et Baudelaire l’immense et le condensé, et Banville charmeur très haut et très large, et Leconte de l’Isle, le plus noble poète, avec Vigny, de ce temps, nous imposeront toujours à nous, vieux relatifs, leur prosodie et leur syntaxe classique et romantique.

Mais libre aux décadents (mot amusant, chose historique, qualificatif comme gueux, comme sans culotte, anobli par ceux qui l’acceptent et l’assument, car symbolistes est bien insignifiant, terne et pédant), libre aux jeunes, avouons-le, de vous apporter, comme dit excellemment Moréas, « la Divine surprise ».

Et saluons l’aurore, en vieux aigles, et ne la haïssons pas, tels les hiboux « aux yeux ronds ».

Et chantons avec les prédécesseurs de Virgile :

Nescio quid majus nascitur Iliade.

Moréas, merci et… continuez !

Là-bas
par J.-K. Huysmans.

L’extrêmement amusant livre de M. J.-K. Huysmans, qui fait le délice des malins et le désespoir de d’aucuns, provoque (on disait chez les « Symbolos » suggère et chez les « Diabolistes », évoque) la très sincère curiosité du lettré digne de ce nom.

On y assiste à des attentats authentiques à la pudeur de la part d’un maréchal qui n’est, grâce à Dieu, ni celui de Mac-Mahon, ni Canrobert. Il porte dans ce livre épastrouillant, le nom, d’ailleurs symbolique, de de Rays.

Non moins symbolique en outre est celui du déjà célèbre chanoine et Sale Cochon Docre, secrétaire qui fut, ouf ! provisoire de la rédaction de ce journal.

Car Docre pourrait s’appeler d’ocre et d’ocre pourrait s’intituler terre jaune.

Talent très réel et très puissant et ironie pas mal féroce mais à part, l’auteur mérite tous les applaudissements des ennemis absolus (dont suis — comme on dirait en Moréas) des psychologues ennuyeux dont nous jouissons trop.

Quant à la morale à tirer de cet ouvrage, qu’en dire, sinon rien ?

Liberté, libertas !

Et je suis sûr que la Présence Réelle se fout de toutes les Messes Noires ou Nègres, puisqu’il a été créé et mis au monde pour ça.

J’ose en conclure qu’il faut s’écrier :

À bas le chanoine Docre qui n’est qu’un co… chon !

À bas Satan qui n’est qu’un…

Et vive la bonne littérature !

Doncques vive

Paul Verlaine, — en outre !

Bénéfices

« Vénéfices », disait Huysmans dans son si intéressant bouquin Là-bas. Or, vénéfice veut dire maléfice, qui veut dire lui-même préjudice. Et c’est le cas des trois quarts de ces entreprises en faveur des pauvres et en l’honneur des belles dames et des hauts messieurs (Paris, Murcie, etc.).

Le mien, de bénéfice, fut très beau, sinon très bon ni très bien. À une répétition générale où je fus heureux de voir accolés à mon nom et à celui de mes vieux amis Mendès et Mallarmé, des noms de jeunes, il y avait quels décors, mes amis ! quels costumes ! quelles surtout perruques ! Du talent des artistes dramatiques, si désintéressés, eux, d’ailleurs, qu’en dire, sinon qu’il fut parfait, et combien de remerciements je leur adresse m’est impossible à dire.

Seulement, car il y a un seulement dans mon cas, comme dans tous les cas, le but visé fut absolument manqué, ou plutôt mangé, grâce aux frais trop grands, à des « programmes » illustrés abusivement, à, surtout, cette répétition générale (la répétition générale d’un bénéfice !) où affluèrent gratuitement telles gens qui eussent pu payer le lendemain leur loge ou leur fauteuil.

De sorte que si je suis plus pauvre que jamais, malgré toute la sympathie de mes confrères du journalisme dont je suis fier comme de mon honnête, plus qu’honnête misère, malgré cette espèce de gloire qu’on veut bien me faire et dont j’oserai dire comme ce grand Lamartine, un vrai glorieux celui-là :

« Plus j’ai pressé ce fruit plus je l’ai trouvé vide
Et je l’ai rejeté comme une écorce aride. »

ou comme ce grand Hugo lui-même :

« Si tu me parles de gloire
Je souris amèrement,
Cette voix que tu veux croire
Moi, je sais bien qu’elle ment. »

Et pour comble d’ennui, je sais des types qui m’accusent d’ores et déjà de prodigalité et de dissipation : bonnes gens !

Je n’accuse, aussi bien, personne dans cette mauvaise affaire. Manque d’expérience de coulisses, jeunesse trop littéraire des organisateurs, maladresses bien naturelles de personnes trop délicates, pour être habiles, etc. !

Mais, nom d’un chien, quel bénéfice !

Heureusement que le Courrier Français est là qui me couvre d’or et me fait un pont du même métal.

C’est même ce qui, du haut de ma très relative aisance, m’encourage à vous dire, ô si bénévols lecteurs ! méfiez-vous des bénéfices !

Les Cornes du Faune
par Ernest Raynaud.

De tous les très jeunes poètes dont le nom sollicite l’attention du vrai lecteur, Ernest Raynaud est incontestablement le plus vivant et en même temps le mieux resté fidèle à la grande tradition. Il descend celui-ci, en ligne droite de notre moyen âge, de notre Renaissance, de notre époque classique, du romantisme et des suprêmes parnassiens. Il n’est point et ne se dit pas révolutionnaire, ni novateur, ce qui ne l’empêche pas d’être absolument et plus que tout autre de sa génération, indépendant et original. Et puis, quel progrès sur lui-même et que les Cornes du Faune laissent loin derrière elles ces déjà hautes promesses le Signe et Chairs profanes.

Raynaud ne néologise ni n’archaïse. Son choix de mots est certes rare et précieux en maints cas, quand faut. Mais il n’archaïse ni ne néologise. Il s’entend avec les justes lois. L’hexamètre, il s’y ébat en toute liberté octroyée ou prise, mais en toute raison inébranlable. La rime, il l’observe sans cesse, à sa façon parfois et plutôt pour l’oreille alors. Un pluriel, verbe ou substantif ou adjectif et un singulier empruntés à quelque partie du discours que ce soit, lui semblent très nubiles. Il les marie sans scrupules, et l’effet, insolite, souvent, souvent aussi insolent — de la bonne insolence — est charmant. Tels Myosotis et Factices, Cerise et Poudrederizent, Poussières et Hiers, d’autant plus que les « irrégularités » partent pétards très bien en quelques sortes, dans la solennité d’un rythme impeccable, réveillant pour le bon motif la curiosité d’autre part en d’autres poètes trop déçue à force d’être voulue étonnée.

Et puis cette passion qu’il y a dans ce volume ! Cette passion que décidément il faut, par ces temps de poètes plus, cent fois plus glacés, plus art pour art embêtant, que ces parnassiens tarit conspués, pourtant, d’aucuns si obstinés encore à vivre, à produire, à être encore et toujours mieux que tant de petits braillards à froid, épileptiques à l’heure et à la minute et criant « Deus, ecce Deus ! à toute mystification un peu bien machinée !

Ah ! la passion, ce que Raynaud la ressent et l’exprime et que son titre est bien justifié.

Lisez :

Je fus longtemps un Faune assis sous le feuillage,
Parmi des fleurs, au fond d’un parc abandonne,
Où j’épiais, de mon œil de marbre étonné,
Le vol d’un écureuil espiègle ou d’un nuage ;

Un musée à présent me tient lieu de bocage,
Et j’ai, pour tout rappel des champs où je suis né,
Le peu de ciel que la fenêtre me ménage
Et deux brins de lilas dont mon socle est orné.

L’Exil rend plus vivace en moi votre mémoire,
Oiseaux ! qui dans le creux de ma main veniez boire
Ce qu’une aube imbrifère y délaissait de pleurs !

Ici, j’ai les saluts d’un peuple qui m’adore
Et les soins de valets dont tout l’habit se dore,
Mais mon cœur est resté là-bas parmi les fleurs !

Mais qu’aussi il se repose bien et nous repose en tels vers berceurs et vrais :

EFFET DU SOIR

C’est un endroit charmant du bois : des prunelliers
Ceignent l’étang que ride un frisson de verdure ;
Je ne sais quelle paix voluptueuse y dure,
De rade léthargique où dorment les voiliers.

Mon Être s’y délie oubliant l’heure dure —
Pour que du Bleu se mêle à ses verts familiers
Et moire de reflets l’étang, le bois endure
Que le ciel transparaisse entre les noirs piliers.

C’est une solitude amène qu’a choisie,
Pour s’y blottir indolemment, la fantaisie
Des narcisses ; leur or s’y dorlotte un moment.

Quelque chose de tendre y rêve sous les mousses,
Et quand le soir, vêtu de mousselines rousses,
Y vient, l’Âme du Lieu tressaille longuement.

Je conclus en disant qu’à côté de Moréas, incontestablement maître en son art qui est plus romantique que ne le croient peut-être ses fervents d’aujourd’hui et qui, quelquefois, rappelle à s’y tromper l’effort enfin victorieux pour lui, Moréas, de Petrus Borel trop oublié pour déplus grands, d’ailleurs, que lui, qu’à côté de Charles Morice, si justement baptisé l’esthète de la jeune école par le si compétent Anatole France, à côté de Régnier, de Viélé-Griffin, de Rist, de Retté, de Stuart Merrill, de plusieurs Belges, Raynaud a son imprenable et large place, qu‘il compte et va compter de plus en plus, et qu’il faut le dire très haut.

Raynaud, la place vous appartient large et belle dans cette enchanteresse forêt des Ardennes. Les Cornes du Faune ont fait la clairière, de façon à ce que soit réalisé pour vous ce vers de ce Faune aussi, mon contemporain, hélas ! trop tôt disparu, Albert Glatigny :

Et je danse dans l’herbe avec des pieds fourchus.

Souvenir d’hôpital

Au prince.

Bien qu’étant, avec la généralité des gens ordinaires, louangeur des temps passés et regretteur des premières années de ma vie, je n’ai pu m’empêcher, altesse, d’aujourd’hui envier en quelque sorte mon bonheur actuel, et de m’en féliciter singulièrement : le même toit nous réunit ; et quel toit ! et de quelle réunion ! L’hôpital et la maladie et la misère. Ô mais un hôpital clément ! Quelle peu grave maladie ! et cette digne et fière et vaillante misère et non sans grâce ! Ce dernier membre de phrase ne concernant d’ailleurs que vous, mon prince, car pour moi qu’on croit le roi, c’est bien différent. Presque vieux quand vous presque enfant, maussade et vous gai de toute gaieté, lourd et balourd, tandis que l’esprit et l’élasticité ; la gentillesse ailée avec de la force parfois bien jeunette vous décorent et vous exaltent, me voici quasi-geignant et plaintif, n’ayant plus guère de viril que ma barbe qui grisonne et que mon cœur qui s’efforce. — Mais, c’est encore un de vos mérites, une de vos vertus, exclusives à vous, mais je vous aime et voilà mon rachat devant Dieu. Ma royauté de pourpre dérisoire et d’épines néanmoins s’irradie, à son couchant, de cette amitié si franche et si noble et si belle ! de cette amitié qui ne le cède en rien à l’amour, pas même en intensité non plus qu’en langueur par des fois : tel le crépuscule du soir avec des éclairs par places et des nuances à l’infini, rose, vert pâle tendre, piquées, trouées, déchirées de blessures rouges et de plaies noires.

Et ce m’est une indicible joie, prince charmant, de qui les femmes raffolent, un orgueil doux, reposé, de vivre en votre paix et votre ennui, qui, j’espère, n’en est plus un, non plus que le mien qui est du rêve exquis maintenant et de vous voir et de vous parler presque tout le temps. Et puis, comme nous voici loin du monde et du souci d’être ou de paraître, quelle légèreté, quelle insouciance de pensée, quelle cordialité d’accueil et de fréquentation ! On dirait, ma parole, d’un Eden retrouvé, puéril, frais, chaste et néanmoins quelque peu sévère, ce qu’il fallait, je pense.

Pourtant des souvenirs m’obsèdent parfois — et vous ? Passons bien vite sur les tristes, n’est-ce pas ? propos aigres, jusqu’aux calomnies de certains sur des crédulités trop indolentes, d’où des querelles oiseuses et presque des colères, pauvres de nous ! Mais les bons, ô que de bons ceux-là ! Te rappelles-tu la rue R… et ta course effarée et ta tête à tout instant retournée pour voir si je n’étais pas claudicant, par-ci par-là. — derrière toi, ta course vers un but excellent, prévoyant de mes imprudences possibles, de mes inquiétudes certaines, affreusement inquiet toi-même que tu étais ! Hélas ! je te croisai en un fiacre au galop, moi, et tu courais et je ne pus t’appeler ni te faire signe ; mais j’ai gardé à jamais ton image tragiquement cordiale de ce jour, dans cette rue en pente du quartier Latin.

Et la nuit d’hiver passée chez des amis à la campagne, toi dans un fauteuil, moi sur un canapé d’agonie, la main dans la tienne ; et tout et tout cela !

Mais voici l’heure de la soupe. Ne regardons pas trop la blonde suppléante ; elle est vraiment par trop gentille et que bonne pour nous ! Mais nous sommes malades et quelle modération nous est prescrite !

Souvenir d’hôpital (suite).

Au prince***.

La soupe est mangée, ou plutôt bue, claire qu’elle est. Le bœuf qui suit et les légumes secs qui l’accompagnent sont dévorés concurremment au pain mécanique, d’ailleurs très bon, de Scipion.

Il fait beau, l’on descend au jardin, en roulant, l’un, une cigarette et en bourrant, l’autre, une pipe. Et le roi et le prince, pas pris, de se mêler aux groupes de rhumatisants, d’ataxiques, de bacillaires, de grands et petits hystériques, de cardiaques, d’épileptiques, sans oublier les vénériens : blennorhagiques et autres blessés de l’amour (la cour est pleine !) devisant qui de politique, qui de courses, qui de femmes, qui de maladies, nous de poésie et d’art Soudain la voix de la si blonde suppléante résonne, venant d’un perron d’ailleurs en bois, qui domine « le parc » où nous sommes, disant, cette voix :

« Messieurs 31 et 24, de Lasègue… il y a quelqu’un pour vous dans la salle… ».

Le « quelqu’un » se trouvait être un jeune homme, un artiste de vos amis, mon prince, qui nous apportait de la part de Mme Reine (et cette Reine n’est ni plus ni moins que Mme Séverine) des fleurs. Oui, des fleurs de toute beauté, de toute bonne et doulce fragrance (comme dirait notre Jean Moréas), roses rouges et roses, roses blanches et roses thé, muguet éblouissant, œillet qui joliment poivré ! le tout çà et là piqué d’un si balsamique réséda ! Et roi, page et prince, nous regagnons la « cour ».

Vous, Altesse, connaissiez déjà cette reine de l’intelligence et de la beauté, vous m’en parlâtes souvent. Moi, je ne la connaissais que par la lecture de ses mâles articles et pour l’avoir vue une ou deux fois avec son « cher maître », l’éloquent et brutal Jules Vallès, en compagnie de ce regretté Robert Caze et de mon vieux condisciple et cher ami Edmond Lepelletier, dans telle taverne du faubourg Montmartre.

Ce Vallès ! m’écriai-je, quel talent ! Mais si paradoxal ! Et il me souvint — et je le racontai — d’avoir, vers la fin de l’Empire, dîné avec lui, Francis et Gustave Courbet (qui découpait), au restaurant Laveur.

Vallès quittait Émile de Girardin, après lui avoir remis de la copie, et il paraissait enchanté de sa démarche. J’étais à cette époque plus républicain qu’aujourd’hui, mais plutôt traditionnel et théorique. Et je le disais, parlant des hébertistes vers lesquels je penchais, quand Jules Vallès, de sa voix rude et chaude (rejetant d’un geste de tête sa chevelure noire en arrière), me riposta, d’un air comme en colère :

« Moi, monsieur, je suis socialiste… tout simplement. »

L’était-il tant que ça au fond ?

À cette réflexion, le jeune envoyé répondit qu’il inclinait pour l’affirmative Séverine — et il en parlait avec quelle déférence combien justifiée ! — ayant admiré l’auteur de Jacques Vingtras surtout à cause de cela.

L’entretien se termina par l’assurance réitérée de nos sentiments de reconnaissance pour cette attention bien délicate, trop gentille et sur la promesse du jeune homme que Mme Reine, elle-même, nous favoriserait d’une visite. Hélas ! cette visite, nous n’eûmes point l’heur, le bonheur de la recevoir, ayant quitté l’hôpital peu après, convalescents déjà.

Et ce fut, n’est-ce pas, pour toi comme pour moi, une de nos joies mélancoliques en ces lieux comme de bon repos, de paix réelle, que ces bouquets… que nous eûmes à défendre contre la convoitise bien naturelle de nos visiteuses et de notre personnel féminin.

Nous ne manquâmes pas d’en détacher chacun une rose qui fleurit l’aridité de nos sombres capotes durant les derniers jours passés dans cet asile que nous sommes parfois tentés de regretter, tant la vie du dehors a de sévérités fiévreuses et de déboires parfois immérités.

Au quartier. Souvenir des dernières années

Mon fidèle ( ?) lecteur voudra-t-il m’accompagner cette fois en haut du boulevard Saint-Michel, là où cette artère principale du quartier Latin, proprement dit, perd son sobriquet de Boul’ Mich’, pour rentrer dans le calendrier honnête et poncif et pénétrer avec moi dans un hôtel — que d’hôtels, bon sang ! au cours relativement récent de mon séjour sur la rive gauche — situé presque en face de l’École des Mines.

D’aspect sérieux, comme dans ce bout apaisé, sauf les soirs de Bullier, de la viâ sacra, la maison présente un caractère de strict confortable suffisamment engageant. La clientèle en est plutôt calme et vous n’entendriez jamais là ni cris, ni rires excessifs. Avis aux gens paisibles, au

Sobre et naïf homme de bien

avide de quelque sommeil et curieux d’un peu de tranquillité.

Je ne sais si c’est cette apparence quasiment claustrale et plus quartier Saint-Sulpice que quartier Latin, proprement dit, qui épouvanta ou du moins inquiéta les plus jeunes d’entre mes amis ; toujours est-il que mes « jours », partis de mon entrée en ces nouveaux et légèrement réfrigérants foyers (si je puis employer une pareille antithèse) perdirent beaucoup de leur animation, vu le nombre de plus en plus restreint de mes visiteurs du mercredi soir. Fût-ce un bien ? Je crois que oui, car cette période de mon existence au quartier compte parmi mes plus laborieuses des dernières années, et je pus, durant les mois là écoulés, parachever d’anciennes choses longtemps laissées interrompues. Les distractions aussi bien ne me manquèrent point. Entre autres, les réunions très mensuelles de la Plume, au café de l’Avenir, aujourd’hui café du Soleil-d’Or, au coin du quai Saint-Michel.

Ce sous-sol (les sous-sols sont à la mode sur les deux rives, témoins le Clou, les Roches-Noires, tant d’autres, puis la droite, les Alpes Dauphinoises, et si tellement d’analogues caves pour la gauche, — ce sous-sol, dis-je, du Soleil-d’Or avait été précédemment le Soleil, alors se voyait baptisé l’Avenir, le théâtre de bien des séances de « littératures » (littérature ! que nous veux-tu encore en ce siècle barbare ?) sous des invocations bizarres : hydropathes, hirsutes, etc. On y récitait trop de vers et on n’y buvait que très peu, par injuste retour des choses d’ici-bas, mais on s’y amusait tout de même, une douce ironie et la blague qu’il faut présidant à ces réunions sans plus d’intensité qu’il n’était de mise chastes et doctes ébats, — débats parfois. J’y connus Goudeau, Trézenik, Charles Buet, l’auteur du Prêtre, le charmant et terrible poète Laurent Tailhade, et tant d’autres qui depuis ont fait leur chemin un peu à droite et à gauche. Avec les réunions de la Plume, changement de décors. Plus encore de cordialité, de bonhomie, s’il est permis de parler de l’une et de l’autre quand il s’agit de gens de lettres.

Un piano qui ne servait guère qu’à Rollinat aux époques précédentes, accompagne maintenant d’inédites chansons de tels et tels que je ne nommerai pas, parce que ce sont mes amis, mais passablement fadées en malice non moins qu’en esprit de bon aloi et… de haulte graisse2. Trop de vers, néanmoins, encore, à mon goût, et pas assez de verres (excusez !) si l’on m’en croit. Même on y voit des dames, des dames de lettres… et, bien que celles-ci soient charmantes, naturellement, les autres ne le sont pas moins naturellement aussi. Soyons galants mais justes.

Des « banquets » ont lieu parfois. Oh ! rien du symbolisme ni de l’École romane, son avatar tout frais pondu. Pourtant les adeptes de cette presque religion, les meilleurs fils du monde, entre parenthèses, sont admis à ces festins mal balthazaresques, mais très acceptables encore… J’en présidai un… et je me tiens encore les côtes. Ô monsieur Floquet, vous n’avez qu’à bien vous tenir. Un ordre parfait, pas besoin de sonnette ; ni sévérité du règlement, ni rien d’analogue. Rappels à l’ordre, inconnus au bataillon, inscriptions au procès-verbal, qu’est-ce que c’est que ça ? D’expulsions, de petit local, point n’en fut question au cours de mon éphémère dictature.. (Champsaur président).

Et puis il y avait chez moi ce qui manquait par trop dans mon précédent habitacle.. Les Muses y fréquentaient du moins. Non les imposantes et comme hiératiques compagnes de feu Apollon. Celles dont je parle, humanisées, prenaient des formes plus modestes, mais peut-être, ô blasphème ! plus gentilles et plus… pratiques, de petites ou grandes ou moyennes femmes blondes ou brunes, châtain clair ou roux ardent. Et l’âme du vieux quartier s’éveillait dans ma « chambrette » de très ancien étudiant (j’eus une inscription en droit vers 1865). Le déjà presque bonhomme jadis que me voici se tenait le cœur tout réchauffé, tout jeune, eût-on cru, tant l’amour, même dans ces proportions peu théâtrales et somptueuses : un poète n’est pas bien millionnaire et ne peut vêtir d’or ni de diamants, ni

Faire pompeusement triompher ses Laïs,

tant l’amour, même frivole et même comme réduit à l’ombre légère et fugitive de lui-même, resté par-dessus tout et tous, le grand vainqueur et le bon conseiller s’il en fût.

Charles Cros

L’extraordinaire printemps qui nous cuit plutôt qu’il ne nous échauffe et nous exaspère plutôt qu’il ne nous vivifie a le don, pour moi qui reviens des pays du Nord, d’exacerber encore le sentiment de tristesse que m’inspire toujours l’exagération de la chaleur et de la lumière.

Le pauvre cher grand ami dont je vais dire quelques mots partageait cette sensation, et je me souviens que par un jour torride, précocement, comme ceux que nous venons de traverser, il me disait à mon entier assentiment :

Ce Soulary qui a écrit : Sans soleil, c’est vrai qu’on est triste ! D’ailleurs, le printemps, cette résurrection, m’a toujours fait penser aux morts — et Dieu sait si j’en compte, des morts dans mon cœur — parmi lesquels Charles Cros !

Cette crainte commune du soleil était d’autant plus caractéristique chez Charles Cros que son pays était Fabrezan, près Narbonne, où il naquit le Ier octobre 1842.

Son œuvre est connue, point assez, tant s’en faut, hélas ! Elle se compose d’un volume de vers, le Coffret de Santal, et d’un nombre considérable de morceaux de prose, nouvelles, fantaisies et travaux scientifiques du plus haut intérêt. De la taille des plus grands, entre les écrivains de premier ordre, il a parfois sur eux ce quasi avantage et cette presque infériorité de se voir compris, mal à la vérité dans les trois quarts des cas, et c’est heureux et honorable, par des lecteurs d’ordinaire rebelles à telles œuvres de valeur exceptionnelle en art et en philosophie. Et pourtant, amère et profonde se manifeste en tout lieu la philosophie de Charles Cros, desservie par un art plutôt sévère, sous son charme incontestable, mais d’autant plus pénétrant… Lisez par exemple ces étranges nouvelles, Correspondance interastrale, et surtout la Science et l’Amour, cruelle satire où toute mesure semble gardée dans la plaisanterie énorme.

J’y relis avec joie ces vers colossaux d’une « romance » imaginée par un bon jeune homme brûlant pour une pensionnaire d’une flamme intelligente à la façon de celles de l’enfer, et qu’il lui soupire très sérieusement, en pleine soirée bourgeoise, en vue de les charmer, elle, ses parents et la dot.

Auprès d’un bocal
Je le voyais en blanc faux-col,
Frais substitut aux dignes poses :
S’il n’était pas dans l’alcool,
Comme il eût fait de grandes choses !

……………………………………………………………………………………………………………

Mais pour le juger, pour l’admirer dans toute sa puissance de bon, de très bon poète, es menester, comme dit l’Espagnol, de se procurer l’unique recueil de vers de Charles Cros, le Coffret de Santal, et de se l’assimiler d’un bout à l’autre, besogne charmante mais bien courte, car le volume est matériellement mince et l’auteur n’y a mis que ce que, bien trop modeste, il a cru être tout le dessus de son magique panier. Vous y trouverez, sertissant des sentiments tour à tour frais à l’extrême et raffinés presque trop, des bijoux tour à tour délicats, barbares, bizarres, riches et simples comme un cœur d’enfant et qui sont des vers, des vers ni classiques ni romantiques, ni décadents3, bien qu’avec une pente à être décadente, s’il fallait absolument mettre un semblant d’étiquette sur de la littérature aussi indépendante et primesautière. Bien qu’il soit très soucieux du rythme et qu’il ait réussi à merveille de rares et précieux essais, on ne peut considérer en Cros un virtuose en versification, mais sa langue très ferme, qui dit haut et loin ce qu’elle veut dire, la sobriété de son verbe et de son discours, le choix toujours rare d’épithètes jamais oiseuses, des rimes excellentes dans l’excès odieux, constituent en lui un versificateur irréprochable qui laisse au thème toute sa grâce ingénue et perverse.

***

Je connais Cros de longue date : je crois bien que nous nous sommes rencontrés pour la première fois chez son frère, le Dr Antoine, dans son salon de la rue Royale, où j’avais été introduit par François Coppée. À ces soirées on croisait bien du monde : un roi d’Araucanie première manière, des diplomates très décoratifs, et des sportsmen des mieux meublants ; aussi des artistes et, naturellement, des poètes ; mais on y eût en vain cherché des personnages dans le genre de certains d’entre ceux d’à présent, nos immédiats contemporains, hélas ! si cruellement appréciés par Louis Forain, un ami d’alors et d’encore aujourd’hui. J’y fis également la connaissance d’Henri Cros, l’excellent statuaire et le cirier sans pair, de Cabaner, le sympathique musicien dont j’entends encore les sonnets en plain-chant et les thèmes parfois abracadabrants qui vous faisaient vous tordre sur place et penser « dans l’escalier », du si regretté Valade et de mon bon ami Mérat, un charmant poète, aujourd’hui retiré au Sénat, etc., etc. Je retrouve Charles Cros et ses frères sans les avoir beaucoup quittés chez la délicieuse et tant littéralement pleurée Nina de Callias, ou parmi les enfants gâtés et terribles que nous étions, Villiers de l’Isle-Adam, Léon Dierx, Stéphane Mallarmé, Henri Rochefort, Edmond Lepelletier, Emmanuel Chabrier, Charles de Sivry et quel Paul Verlaine ? Très différent de celui d’à présent et qui extravaguait peut-être un peu trop — mais on lui était si Indulgent ! — Que d’autres encore dont malheureusement la plupart disparus ! Cependant qu’Antoine le docteur dessinait à la plume des monstres symboliques et lavait d’échevelés paysages et qu’Henry restait toujours un peu rêveur, un peu absorbé par quelque vision plastique, Charles Cros, lui, se multipliait en mille démarches amusantes, comme de chanter du Wagner ou de l’Hervé sur de savants ou fous accompagnements, de réciter quelque monologue inédit, tout naïvement, détestablement, même, mais combien donc drôlement !

La guerre survint, Mme de Callias mourut à la fleur de l’âge. Ses camarades se divisèrent et se perdirent quasiment de vue. Des voyages, de longs séjours à l’étranger, la maladie m’empêchèrent bien contre mon gré de revoir Charles Cros autant que j’aurais voulu. Il s’était marié avec une Danoise qui fut jusqu’à la fin une compagne admirable. Deux enfants étaient nés de ce mariage, qu’il adorait. Et je me souviens, à ce sujet, d’un détail amusant que je veux dire aux grands enfants qui me lisent et qui montrent ce puissant poète sous l’une de ses faces les plus charmantes.

L’ironiste parfois terrible — et grand savant en même temps, ainsi que l’appréciera prochainement et en toute compétence mon ami Jules Perroux — s’amusait, pour faire tenir Guy et René sages, de leur narrer des histoires, comme on dit, de brigands. Il avait inventé à leur usage un croquemitaine féminin, une certaine Mère Lantimèche, qui avait un œil de bœuf et un œil de perdrix, une bouche d’égout, des cheveux sur la soupe et deux bras de mer — n’oublions pas les pieds de mouton — et qui passait (chose épouvantable) sa langue sous la porte !

Un jour qu’on demandait à René : « Comment t’appelles-tu mon garçon ? » le père d’intervenir disant : « Comment voulez-vous donc qu’il vous réponde ? je ne l’ai jamais su moi-même ! En vérité, mon nom me gêne un peu, car j’ignore si l’on doit prononcer Crôs, Cross, Cro ou Croz ! »

Il mourut le 9 août 1888, à l’âge de quarante-cinq ans, dans la plus honorable mais la plus déplorable pauvreté : cette honte sociale et « nationale » n’est pas et ne sera certes pas la seule. Mais que voulez-vous que fassent des poètes en ce temps où tout est à l’… agio et les savants, puisque la République s’en passe, selon le mot de 93 ?

Cros a laissé peu de vers inédits. J’en retrouve quelques-uns dans mes papiers, que je voudrais pouvoir citer entièrement, mais dont plusieurs passages sont peut-être un peu trop… printaniers :

À MADAME ***.

Je meurs, chère, loin de toi,
Comme un cochon, qu’on égorge :
Hurlant sans savoir pourquoi
Et soufflant comme une forge.

Depuis que tes blanches mains
Et tes bras — tes bras de jade —
Ont encombré mes chemins
La vie entière m’est fade.

Je ne pense désormais
Qu’à ta voix orientale,
Aux fleurs fausses que tu mets
Sur ta poitrine fatale.
………………………………………
Et j’espère m’assoupir
Un soir sur ta blanche gorge.
……………………………………..

Et ces vers d’une bonne amertume par lesquels je finirai :

On voudrait m’avoir aux fins des repas,
Aux cigares, aux liqueurs enivrantes.

Et je m’en irais, foulant le tapis,
Dans l’escalier chaud devant l’écaillère,
Marchant dans la boue ou dans la poussière,
Et je rentrerais à pied au logis.

Aussi je vous dis, chers compatriotes,
Que je vais aller loin de vous, songeant
Qu’on ne peut vraiment, sans beaucoup d’argent,
Contre tant de dos user tant de bottes !

Les Baisers morts
poésies, par Paul Vérola.

Voici un livre doublement intéressant ; il y a d’abord un court mais décisif et suprêmement précis débat littéraire en forme de succincte préface qui dit tout. Il n’y a ici rien du pédantisme si difficile à éviter dans nos polémiques quotidiennes. Quelques mots d’explication pour la partie à proprement parler didactique de l’ouvrage. M. Vérola est l’auteur (non le préconisateur, ainsi qu’il le dit avec une plaisante franchise) d’une nouvelle science de traiter le sonnet. C’est ce qu’il appelle des sonnets accouplés, c’est-à-dire vingt-huit vers dont les quatrains et les tercets de chaque sonnet s’entrelacent, produisant ainsi, par la distance des rimes, un effet de vague des plus doux et des plus bizarre. Car le poète a deux cordes : l’ironie et parfois la gaité — et l’extrême mélancolie qui va plus d’une fois vers la tristesse. Ces effets de lointain sont très charmants et ils sont loin d’être faits pour me déplaire, moi qui innovai un peu, de mon temps, dans à peu près ce sens. Je ne dresse non plus aucune objection là contre à propos de l’allure parnassienne de la majorité des vers des Baisers Morts ! Ne fus-je pas moi-même un parnassien, resté fidèle sinon tout à fait aux méticulosités de cette esthétique, du moins, somme toute, persévérant dans l’emploi large et j’ose le croire, judicieux, d’une liberté qui ne perd rien à ne pas extravaguer plus que nature, à ne pas se raidir, se bander, — mais voilà que je parle de moi, alors que c’est de M. Vérola qu’il s’agit — je n’ai juste qu’à confirmer sur sa tête ce que je viens de dire et je crois que nous aurons toute la notalité de ce volume qui nous occupe.

Voici un exemple des deux sonnets accouplés.

RÉVOLTE

Eh bien, non ! j’ai menti, je suis jaloux, je saigne
Plus que si l’on m’avait percé de mille clous !
Non, je ne veux pas qu’une autre bouche t’enseigne
D’impurs baisers ! Non, j’ai menti, je suis jaloux !

Le volume s’achève par des vers dans les formes consacrées dont l’espace m’empêche de citer, fût-ce quelques-uns et que l’auteur annonce ainsi dans sa préface :

« J’ai mieux aimé y faire siéger largement (à la suite des sonnets accouplés) de simples et vieux vers qui prêcheront la tolérance. »

Le volume s’orne d’une splendide et si suggestive eau-forte de Félicien Rops.

De Profundis

Ce titre doit être traduit littéralement et non pris dans le sens tout à fait macabre et lettre de faire-part qu’on y attache en ce Paris peu latiniste.

Si vous voulez bien, cela signifie du fond de l’abîme. L’abîme, dans l’espèce, mon abîme, c’est une crise morbide par où je viens de passer. Crise mortelle, et on m’a cru « en allé » par deux fois : délire violent suivi d’un sommeil comateux.

Ma maladie s’appelle érysipèle infectieux de la jambe gauche. Cette jambe gauche m’aura-t-elle agacé, fait souffrir, coûté de l’argent, tout le petit pécule qui me restait d’une assez jolie aisance, fait manquer de bonnes occasions — et ce qu’elle me procure encore de souffrances, maintenant qu’elle et moi allons mieux.

Mais je reprends les choses d’un peu plus haut. Depuis deux mois je souffrais étrangement. L’été m’a toujours fait mal ; ce qui déplaît à un monsieur « alsacien » qui s’étonne qu’un « bohème » comme moi n’aime pas cet astre ravigotant, à son sens, débilitant selon moi, quand excessif, surtout comme cette année aux vaches maigres…

Après quelques hésitations (l’hôpital n’est jamais bien drôle, en dépit de belles résignations arborées), j’allai voir à Broussais, que j’aimais trop ! le cher docteur Chauffard qui me dit d’entrer sur-le-champ, que mon cas était plus grave que je ne le croyais.

J’entrai, on m’ausculta. On me découvrit quelque chose, on me traita par l’iodure de potassium qui détermina une ébullition, un bouillon de mauvais sang et d’« humeurs peccantes » (ils appellent plus terriblement que dans Molière, aujourd’hui nos bons médecins qui sont les mêmes que ceux du grand siècle, car je suis sûr qu’au fond Fagon et ses confrères en savaient plus long que leur latin de cuisine, de même ceux-ci sont évidemment au-dessus des mots dérivés du grec, qu’ils emploient, comme microbes et du latin, aussi, bacilles, etc.).

Quoi qu’il en soit, un matin je me réveillai comme d’un rêve laborieux. J’avais vu des choses, actuellement évaporées, si intenses. Quels paysages baroques ! Un entre autres dont je me souviens imperceptiblement. C’était en même temps la place Saint-Médard, à l’endroit où la rue Mouffetard s’offre un peu d’air et d’espace et pas ça du tout, un grand espace vide dans ce monde toutefois. J’y descends dans un geste wagnérien.

Oh ! Wagner ! je ne t’ai presque pas entendu.

Artiste, tu ne travaillais donc que pour ceux qui t’avaient sifflé jadis et te voilà la proie de ceux qui ne t’aiment pas ! Les artistes, s’ils ne sont pas riches, à la porte ! Ô le triste sic nos non vobis criant, c’est ici que l’on combat à cuirasse découverte ( ?) On y vendait aussi des nez et je m’en achetai un beau pour remplacer le mien par trop kalmouck… Je n’avais plus de perception du réel et ne répondais plus quand on me parlait. J’entrevoyais pourtant le docteur en chef hochant la tête et regardant son interne d’un drôle d’œil. Un jour je l’entendis ou crus l’entendre dire : « Quelle dépression ! » Je sortis de cette léthargique et fière situation d’une drôle de façon… J’avais été agité la nuit par exception, avais déchiré mon pansement que je me figurais surtout composé d’une culotte de gaze noir garni d’étoiles d’argent, au cri terriblement accentué de : « Je ne suis pas la belle Fatma ! Je ne veux pas de ce machin-là ! » Et je déclamais, et mes pauvres infirmières eurent toutes les peines du monde à me recoucher. Le lendemain, lors de la visite, le chef, au lieu de me gronder, dit d’abord à l’interne : « Mais il revit ! » Et à moi : « Enfin, vous avez retrouvé vos yeux, méchant ! » Depuis, je continuai. Ça allait même bien à travers d’ennuyeux, plutôt que pénibles, pansements humides pour la jambe, secs pour le pied — quand la jambe abominablement gonflée, crevassée, « pas fraîche », s’avisa de se couvrir d’abcès multiples qu’il fallut bistouriser… — et à l’heure où j’écris ceci, j’attends encore une « piqûre ». Brrr… la plume me tremble aux doigts et le tambour me bat aux dents en y pensant.

N’importe, la tête est revenue. Je puis travailler à nouveau et ma première « copie » sera ceci que je veux finir en remerciant de tout cœur ceux et celles qui me soignent !

Mais docteur, hein, le moins possible de piqûres.

À propos d’un livre régent

Les affaires de Belgique sont terminées à la presque satisfaction de tous là-bas. Ce vote plural qui semble au premier abord un peu chinois comme raffinement, l’est aussi littéralement, chinois comme sagesse, puisque décidément les Chinois sont le plus sage de tous les peuples. Trois voix à l’instruction (y compris la primaire), notre « adjonctions des capacités », deux au peut-être regrettable mais indispensable capital, une seule à l’illettré que ce système stimule en attendant une loi d’obligation qui vaudra peut-être moins que la simple, la bonne émulation, cela n’est pas si bête, messieurs les impatients 1 et peut-être notre exemplaire de suffrage universel tumultuaire et le spectacle de ses exploits n’ont-ils pas été sans sagement influencer le Gouvernement et le Parlement belges.

Mais on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, nos voisins viennent de l’éprouver — et parmi eux, l’un des plus considérables, j’ai nommé M. Edmond Picard.

Tout le monde lettré d’ici connaît M. Edmond Picard, grand avocat belge qui plaide encor ici, non sans triomphes, le grand et vrai Mécène, l’amateur de tout ce qui est beau, le démocrate entendu, et ne s’en faisant pas accroire, le philantrope qui a connu la misère, car E. Picard est le fils de ses œuvres et fut marin, puis tâta un peu de tout, même de la vache enragée. Il finit par s’enrichir, pour lui ? sinon pour les autres, demandez à tels artistes nécessiteux, demandez aux Marolliens de Bruxelles et aux porions de Mons et de Charleroi !

M. Picard qui n’a guère que cinquante-cinq ans est un homme très vigoureux et que je soupçonne d’être un friand du danger. Dans un meeting en plein air il avait la veille même de l’attentat dont faillit être la victime sérieuse le bourgmestre de Bruxelles, prédit en quelque sorte ce scandale, — assez facile à prévoir avec l’esprit d’émeute de la foule et la trop complaisante façon dont ledit fonctionnaire s’exhibait, paraît-il, revêtu de ses insignes. Le lendemain donc la chose fâcheuse arriva et M. Picard se voyait arrêté chez lui sous prétexte d’excitation au meurtre, etc. ! En vertu de quoi il fut conduit en fiacre à l’antique prison des Petits Carmes par un commissaire de police et quelques argousins. Il se trouvait même dans le policier cortège un… pompier ce qui fit dire au prisonnier :

— Vous voulez donc m’éteindre ?

La prison des Petits Carmes est un sombre ancien couvent affecté, si je ne me trompe, à son actuelle destination dès après 89. C’est bien le type de la geôle implacable : longs corridors, obscurs en dépit du crépissage à la chaux des murs, verrous formidables, etc.

Dès son entrée, après la formalité de l’écrou, dans la « citadolente » un homme du lieu lui cria d’une voix peu douce : « Vous devez être pour la pistole, vous. » (La pistole est le régime assez, pas trop, adouci, de la prison.)

M. Picard accepta la pistole. Il a bien fait, tiens, après tout !

Dans un petit livre, Quatre jours de pistole, et qu’il faut lire, pétillant de malice et flambant d’indignation, Edmond Picard reprend toute l’histoire de la Belgique parlementaire, doctrinaire, libérale et socialiste depuis la fondation du royaume. Ensuite il décrit les mille « inconvénients et draw-backs » de cette captivité, solitude ou compagnie d’un gardien bon garçon grosso modo mais de conversation médiocre, sa chambre à faire, les judas vous livrant aux gens du dehors…

Cela dura quatre jours au bout desquels M. Picard fut rendu à sa famille, à ses amis et à son cher Palais car la grande ambition de cet « ambitieux » c’est surtout d’être un bon jurisconsulte.

Mais le premier devoir à ses yeux c’est d’être un bon citoyen. Il l’a bien prouvé et si sa courte captivité se fût prolongée, il l’aurait supportée avec la même belle humeur d’un homme qui sait faire face à tout !

Tout bas
par Francis Poictevin.

M. Francis Poictevin vient de nous donner son onzième volume et cette série qui va s’affirmant de plus en plus délicatement nous prépare pour les jours d’enfin notre temps de repos et de lectures sans arrière-pensées, de réelles et substantielles délices. Pleins de rêves et comme de nuages, de murmures parfois indécis, de chuchotements, de notes éoliennes, dirait-on, ils n’en ont pas moins tel brillant prismatique, plutôt, cortège de menues à l’infini critiques d’art et d’idée, de tableaux jolis lâchés jusqu’à l’esquisse, mais quelle et qu’exquise ! ou minutieux jusqu’à cet excès qu’il faut impérieusement de d’aucunes mains dont on l’attend. Et ce n’est pas, j’en suis un bon témoin, moi le lecteur empressé et lent et réitératif de l’auteur, sans un très, très méritoire et qui veut et qui doit être glorieux, en particulier, après cet universel moment d’atroce effort vers on ne sait de bonne foi, trop quoi, sans, dis-je, un effort dont il sied de savoir gré à qui de droit, que nous voici à même d’aimer et d’admirer un pareil but si bien atteint.

Qu’on se reporte aux tout à fait premières œuvres, la Robe du moine, Ludine, et qu’on se rappelle les d’ailleurs très simples et très intéressantes affabulations de ces romans. Mais c’étaient tout de même des affabulations, et par l’idée qu’entraîne ce mot, si vous êtes de mon tempérament, vous regrettez avec moi l’emploi de cette forme, pour la déduction d’une en quelque sorte si impondérable, si subtile et aussi si pénétrante matière en chapitres, en phrases et en lignes formant un récit, cette chose d’un récit ! Je ne sache rien, sauf l’Iliade et quelques très rares histoires justement classiques, de plus ennuyeux, les contes de fées ou alors et surtout la Vie des Saints, pieux roman armé de toutes pièces avec les nécessaires épisodes et l’indispensable et détestable Psychologie. Bien entendu le talent est à part de ma bien inoffensive sentence et je m’incline, mais je déplore.

Le cas n’est plus tel avec Poictevin. Grâce à ce débarras qu’il a bravement procuré dans ses livres, la pensée flue pure d’un cours limpide et sinueux sous les mille ombrages fleuris, fleurant et musicaux d’une fantaisie où très souvent chante clair et grave quelque titres exquis de ses récentes œuvres, Double, Presque, Heures, enfin Tout bas ravissent par leur comme divinatoire indication, projetant tout le long du livre un leitmotiv dont profite en belle et saine lumière la subtilité savante du contexte.

L’auteur affecte la plupart du temps cette allure d’un voyage un peu partout dans ses pays aimés, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, un peu de France pittoresque et Paris, fréquemment. De ce dernier site, il sait prendre les aspects vrais pour l’artiste et le poète. Des vues de Seine et dans la Seine ses aspects verts et roses et noirs d’eau, des barres rouges de soleil et des ombres tendres et opaques d’îlots et de berges, des fluctuations frissonnantes ou ce que l’Anglais dénomme sweeping et ce que je traduirais mal, par traînantes…

Son nouveau volume s’ouvre par une peinture du Rhin à Bâle que je sens admirablement ressemblante moi qui n’ai vu le fleuve, là, sanglant, qu’au pont de Kehl : « Sans qu’on se lasse de regarder ce qu’on ne saurait fixer, le Rhin glisse dans une reposante lueur ses ondes qui se délissent et chuchotent, ses tourbillons, ses moires… » Et la magistrale description qui commence par ceci : « Le Rhin, à Bâle, passe tel qu’un torrent de silence et un souffle, son eau figure une chrysolhite glaceuse. On est d’ailleurs presque gêné et comme à court pour parler en langue vulgaire de ce fleuve indo-germain. Les mots Chrysochloron, goldgrün, suffisent à peine. Il faudrait une épithète de la vieille Asie… » s’achève en un tableau gracieux au possible et joli comme tant de bébés « … qui appellent de leurs petits bras, de leur sourieuse mine s’enflant comme de vague désir, ils appellent l’infini même. Ils n’ont, leur divination confuse l’indiquerait, pas encore perdu le sixième sens intérieur ».

Et cela continue ainsi : analyses adéquates aux œuvres, on dirait d’œuvres anciennes, bijoux inappréciables d’avares et prodigues musées, soudains retours à de chers tristes souvenirs qu’évoque quelque « bleu soir immaculé auquel la rougeur du couchant prête une profondeur douce », l’image si gentiment obsédante d’une petite fille, l’avenante petite bossue, mille scènes muettes, éloquentes de leur seule émotion adorablement, exprimées et cela finit à Genève, en face du Rhône déjà trop du midi français, par un retour de regret vers le Rhin : « Sur ses rives, la mémoire dure du passage miraculé, glorieusement modeste de Saint-Bernard, et cette voie d’eau et cette voix de Saint se convenaient, formidables et sages. »

Souvenirs Sur Leconte de l’Isle

Je n’ai pas eu l’honneur, dans les derniers temps, de compter parmi les amis de M. Leconte de l’Isle, après avoir été l’un de ses familiers les plus habituels. Une brouille à laquelle tous ceux qui en furent les témoins attristés ne comprirent rien, ni moi non plus, survint entre nous vers 1871. Le caractère extrêmement susceptible de celui que pleurent les lettres françaises en fut-il la cause, ou bien quelque très inconsciente, en tout cas, inconséquence du tout jeune homme que j’étais ?

Admettons ces deux hypothèses, et passons vite sur ce regrettable incident, qu’il était bon toutefois de rappeler en forme de détail pour un tout petit coin de l’histoire littéraire contemporaine.

Lors des heureuses années où il m’était donné d’aimer le maître sans discrétion, il vivait à un haut étage d’une maison bourgeoise du boulevard des Invalides, dans un petit appartement tout plein de livres et de modestes objets d’art. Je dis modestes, mais choisis et témoignant d’un goût sûr, mais restreint forcément. Il était, dès cette époque, accueillant, non sans de très plausibles réserves, par le temps qui courait alors et qui court encore ; mais, dès qu’il vous avait admis, vous l’étiez bien. Sa précieuse cordialité vous dispensait de toute révérence outrée et condescendait à une sorte de camaraderie un peu hautaine qui vous mettait à l’aise, sans trop, toutefois, de familiarité.

C’était un beau causeur, avec son monocle traditionnel et sa cigarette légendaire, gai tout juste, enjoué parfois, il portait beau ses cinquante et quelques années ; et, à contempler sa large tête hâlée, ses traits hardis et réguliers, son grand front obstiné, son nez droit volontaire, ses lèvres assez fortes, dessinées d’une ligne extraordinairement nette et pure, tout cet ensemble athlétique que confirmait un regard clair, troublant dès qu’il insistait, on eût dit plutôt un Breton, et un dur Breton, qu’un créole. La voix se tenait dans une note plutôt élevée, mais qui devenait grave dès que la discussion se faisait sérieuse ; seulement, si l’ironie s’en mêlait, le velouté revenait et l’épigramme n’en était que plus cruelle. Quand il récitait de ses propres vers, une haute émotion faisait vibrer tout son être, superbe, et allait frapper ses auditeurs d’une sympathie irrésistible.

Beaucoup d’anecdotes sur des gens célèbres qu’il avait connus : Béranger, avec qui il n’avait rien de commun en dépit de leur fausse ressemblance physique ; Lamennais, Vigny, ses vrais pairs ; Flaubert, George Sand et Louise Collet.

Sa jeunesse fut studieuse, quoique je me doute qu’à son arrivée à Paris, vers l’an de fièvre 1848, il aura bien ébauché quelque barricade ou tout au moins plusieurs constitutions. Il avait déjà des vers en portefeuille, dont, sans doute, beaucoup, peut-être très intéressants biographiquement, et déjà beaux, furent sacrifiés par le goût impérieux du jeune maître.

De son œuvre, qu’en dirai-je qui n’ait été dit excellemment, sinon qu’elle marche, après celle d’Hugo, sur le même rang que celles de Baudelaire et de Banville, qui furent, avec lui, nos maîtres immédiats à nous, les Parnassiens, — ce qui se reconnaît bien à nos premiers vers.

1870 trouva Leconte de l’Isle prêt à coiffer le képi et à endosser la capote de garde national. Il s’acquitta patiemment de son service, et aussitôt la guerre terminée, se remit aux lettres.

Toute sa vie, il ambitionna l’Académie. Et pourquoi pas ? L’Académie est l’objet de bien des risées, méritées parfois. Mais c’est l’Académie ! De même qu’il y a des ducs faits pour elle, ces ducs tant décriés par une presse frivole, il y a des littérateurs sans qui elle ne serait pas : Corneille, Racine, Buffon, Chateaubriand devaient être de l’Académie. Molière non !

Lafontaine eût pu n’en point faire partie. De notre temps, Musset détonnait un peu dans ce milieu. Vigny y eut fait merveille sans les affreux comtes Mole, accrochés à ses grègues. Sainte-Beuve et Renan, mixtes, y sont de congruentes individualités. Victor Hugo et Leconte de l’Isle voulurent en être, bien que capables de s’en passer. En tout cas, l’œuvre forte, classique, chaste, la vie mieux qu’irréprochable, exemplaire, de Leconte de l’Isle, ses mœurs, enfin, tout académiques, dans le plus haut sens du mot, tout l’encourageait, puisque l’y poussait son caprice, à poser sa candidature.

Après d’absurdes et injusticiables échecs, il entra dans « le docte corps », mais il fallut pour cela que l’évidence se fit, que Victor Hugo, qui avait toujours voté pour lui, mourût, et que se vérifiât, une fois de plus, l’héroïque citation :

Uno avulso non deficit alter.

Le poète aujourd’hui nous quitte, plein d’ans et de gloire enviable. Il ne quêta jamais les honneurs, mais voici qu’à la nouvelle qu’il se trouvait en danger de mort, un ministre, un poète, soucieux du bon renom de son gouvernement, envoie, hélas ! trop tard, un grand gage d’estime de la part du pays à celui qui, après Victor Hugo, mérita la palme immortelle et de qui la mort honorée entre toutes après sa vieillesse vénérée, nous consolerait des deuils violents et des menaces de l’avenir.

On a déjà parlé, dans la presse nécrologique d’hier et d’aujourd’hui, des mots de Leconte de l’Isle. Il me semble d’autant plus inutile de les lui reprocher, qu’ils sont justes pour la plupart, et que, quant aux autres, mieux vaut les taire.

Pour ce qui est de ses idées politiques et philosophiques et même littéraires en majeure partie, je dois avouer en dépit de toute mon admiration et de tout mon respect, beaucoup d’entre elles n’ont jamais été ou ne sont plus les miennes. L’« impassibilité », peut-être exagérée par des disciples indiscrets dont je fus aux primes heures, d’ailleurs, de mon adolescence, mais réelle, en fin de cause, de sa poésie ; sa froideur, pour tout dire, toute marmoréenne qu’elle fût, ont quelque chose de vraiment quelque peu étrange en un siècle tout de nerfs et d’émois.

On a aussi beaucoup écrit, à propos de sa haine contre le christianisme, comme de sa seule passion palpitante et vivante. Il est question aujourd’hui, pour son âme immortelle, de prières solennelles dans un temple catholique. Ce sont là choses saintes et mystères au-dessus d’un simple hommage par la voie de la presse…

J’estime sage, et je crois bon, et il m’est doux de conclure ces quelques lignes par le témoignage particulier et personnel qui m’est, d’ailleurs, commun avec tous mes confrères, petits et grands :

Leconte de l’Isle est, en tout cas, une noble et rare figure de ces temps-ci et pour tous les temps.

À propos de Desbordes-Valmore

A l’occasion de la mort de Leconte de l’Isle, le poète impersonnel et impassible par excellence, il me paraît intéressant de ressusciter cet autre poète, bien personnel, celui-là, et passionné s’il en fût, Marceline Desbordes-Valmore, et de parler en même temps de l’auteur de Félicité, son admirateur militant.

M. le comte Robert de Montesquiou-Fezensac faisant, il y a quelque temps chez Bodinier, une conférence qui a paru, depuis, très augmentée, en librairie, à propos de Mme Marceline D.-V… et la presse a été généralement respectueuse envers cette grande mémoire — et cet illustre nom en train de devenir plus glorieux encore, — et si joliment !

Comme ce gentilhomme, un poète lui aussi, ne sait pas écouter la calomnie ni soupçonner une bassesse, on lui dit dans les journaux qu’il exhume Loïsa Puget et on le félicite sur la « belle salle » qu’il a « eue ». Mais pour être un homme poète on n’en est pas moins l’homme qu’il faut, et je vais finir de croire que M. de Montesquiou est aussi fier, bien que riche et noble, que ce pauvre diable de roturier que me voici. S’il me fallait raconter ma vie, je parie que je me serais rencontré avec lui, dans telles possibilités ou vraisemblances que de droit.

Mais parlons après Sainte-Beuve, son compatriote et notre maître, avec Baudelaire, son frère en génie, et notre maître, à la suite de Barbey d’Aurevilly, son contemporain illustre et notre maître, de Mme Marceline Desbordes-Valmore que le conférencier, qui a si bien choisi son sujet, a exalté en tout enthousiasme délicat.

Elle ne fut pas seulement un grand poète, mais surtout la femme douloureuse et passionnée qui se rêve, se donne, et ne peut plus se reprendre, parce que, dit-elle, en parlant d’un amour peut-être sur le tard relativement et méconnu :

J’ai semé ma joie au sommet d’un roseau !

vers peut-être le plus extraordinaire de notre langue et de toute la langue humaine !

Elle naquit à Douai, ville triste, avec, entre autres merveilles calmes, une toute petite église (Notre-Dame), où il serait désirable qu’elle ait son buste, en attendant sa statue dans cet immense Paris où elle a tant souffert et « monté et descendu tant d’étages ! »

M. de Montesquieu a parlé, combien compétemment et si bien de la « Sapho chrétienne » mais, s’exprimant devant un public un peu… neuf en ces matières, devait garder la discrétion que de droit absolu et de strict devoir. Moi, très naïf et très libre, je dis nettement que Desbordes-Valmore fut un des plus grands d’entre tous les poètes.

M. de Montesquiou l’a d’ailleurs fortement et finement démontré, faisant allusion aux modes ridicules d’alors et à des cœurs sublimes de toujours, buissons où peut chanter quelque pauvre oiselet, mais buisson ardent aussi !

Il a récité de beaux vers de cette admirable créature, de si beaux vers qu’il est trop commode aux sots d’en sourire et très bon aux poètes de s’y retrouver, enfin ! après tant et tant de rhétorique imbécile !

Moi, qui me suis, il n’y a pas longtemps de cela, efforcé pour celle qui m’a ouvert tout un horizon cordial et montré la voie, que faire que de me féliciter de voir, vers une gloire pure et si douce-amère, comme l’a dit M. de Montesquiou monter un premier et quel hommage en public à Paris !

Cette conférence a eu encore pour moi l’avantage de mettre tout à fait en lumière et dans son vrai jour un poète que j’aime… Qui n’a pas sa légende aujourd’hui pour peu qu’il sorte du commun ? J’ai longtemps, quant à ce qui me concerne, passé pour un monstre tout simplement, pour quelque chose comme un assassin mâtine de ce qu’on appelle dans les bons endroits un homme « immoral ». Je ne sache quelqu’un de quelque marque qui n’ait ainsi son auréole… à l’envers. N’est-ce pas Victor Hugo, qui, accusé d’avoir le cerveau ébranlé, de boire trop, d’avoir tué quelques-uns de ses contemporains, enfin d’être affligé d’une déviation visible de la colonne vertébrale, résuma un jour en ce distique les diverses incrimations ci-dessus :

Voici les quatre aspects de cet homme féroce :
Folie, ivrognerie, assassinat et bosse ?

M. de Montesquiou lui est réputé comme le plus original des originaux. Un beau livre, À Rebours, a même été méconnu au point que le héros, Des Esseintes, un extravagant, par exemple, un détraqué, a quelque temps été pris pour un portrait du fier et charmant poète des Chauves-Souris. On a pu voir si c’était un excentrique, et la meilleure preuve du contraire n’est-elle pas le choix précisément du sujet de sa conférence, de cette poésie sublime et chaste jusque dans l’expression de la plus véhémente passion ?…

Quant à la poésie de M. de Montesquiou c’est aussi délicat que clair, c’est le démenti le plus exquis et le plus haut à ce talent d’amateur qu’on lui attribue dans le monde où l’on est… bête. Un amateur, l’auteur de ces vers :

LYRA

À cette lyre qui s’accorde
Dans les plumes de l’oiseau-lyre
À celle-là seule j’accorde
De moduler mon mol délire.

que je détache du si vraiment original poème, les Chauves-Souris, et de ceux-ci qui sont pris dans le Chef des odeurs suaves, un long, pas assez long encore poème, tout sur les fleurs, qui commence ainsi :

FLEUR DÉVOTE

À la Reine qui fut la plus sage en l’année
Le Souverain Pontife offre la Rose d’Or ;
Ta poudre, ô diamant, s’y voit disséminée
Comme si du matin le pleur y plût encor.

et qui finit comme ceci :

FLEUR VOTIVE

Comme un beau lys d’argent aux yeux de pistils noirs
Ainsi vous fleurissez profonde et liliale
Et tout autour de vous la troupe filiale
Des fleurettes s’incline avec des encensoirs
…………………………………………………………….

Je ne suis pas un critique, tant s’en faut, je suis tout enthousiasme et toute passion, moi aussi. Mais j’estime que j’ai quelque bon sens néanmoins et je déclare en terminant qu’en dehors de toute école, de tout système, par la seule force et le seul prestige d’une imagination des plus fécondes et des plus brûlantes, d’une érudition profonde, mais légère et souriante, avec parfois des fleurs, M. de Montesquiou a conquis et gardera l’une des plus belles places sur notre Parnasse. Il a réhabilité les patriciens, ses pairs, tout de même un peu coupables d’oisiveté, et à côté du duc d’Uzès, mort en héros, ce poète grand seigneur, peut, c’est un professionnel qui le lui dit, compter désormais sur la réputation, la belle réputation si vaillamment gagnée ! et sur la gloire !

L’hôpital chez soi

Maigre tout, on y revient !

Ainsi je m’étais bien juré de ne jamais plus parler de moi, pas plus en vers qu’en prose. La vie se charge toujours de vous contrarier. Moi, elle me taquine, je suis tenté de le dire, exprès — et je m’écrierais, pour un peu, comme tout le monde :

« Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! »

C’est ainsi que je ne devais plus, dans ma conviction, rentrer à l’hôpital, et m’y voici encore.

Chez moi, il est vrai !

De sorte que le moi haïssable, en dépit de tous mes serments… à moi-même (toujours !) triomphe sur toute ma ligne. Mais j’espère bien que ce sera la dernière fois.

Aussi bien j’ai une raison, au fond, d’en agir ainsi pour aujourd’hui. Ce sera même, comme on dit en journalisme, mon mot de la fin.

Et donc me revoici à 1 hôpital, chez moi ! Rassurez-vous : plus de confidences maladieuses, plus de détails « pénibles ». Mon mal est bénin.

C’est une suite, par fatigues un peu excessives, de celui qui m’a valu cinq mois et demi, rudes alors, d’hôpital littéral tout l’été dernier et un bout de l’automne.

Je demeure très en haut dans une très haute maison du quartier latin, et je grimpais naguère encore mes… cinq étages d’un pas sinon bien « leste » du moins « joyeux », si vous voulez, d’enfin le faire à mon compte, quand, précisément, cet espèce d’abus que constitue pour moi le simple usage un peu suivi d’une ardeur restée, mais d’une jambe qui « s’éteint », procura telle écorchure lente à se cicatriser. D’où ce confinement, en résumé peu pénible, mais absolu quand même, et,

Malgré l’habitude
Qu’on en peut avoir,

ennuyeux.

D’abord une courte description

Du lieu qui me retient.

C’est, quant au parquet qui est de brique, un parallélogramme en long avec, pour ce qui concerne les murs, quelques saillies dont deux pans de soutènement au fond desquels apparaît timidement une fenêtre, non mansardée, mais que l’absence indispensable de rideaux, car, avec des rideaux, comment y voir ? rend lumineuse suffisamment pour s’y reconnaître vers onze heures, midi. Jusqu’à cet instant du jour, force m’est, presque, pour prendre mon chocolat, lire mes journaux et risquer la pipe du matin — fumer dans l’obscurité, non, n’est-ce pas ? — de tenir la lampe allumée…

Un goût plutôt capricieux et une tendance vers le touffu a gorgé les murs de chromos, de photos, paré, pomponné les meubles meublants, deux fauteuils et quatre chaises, de housses (en guipures et au crochet) et le lit, très large, d’acajou massif, d’une dentelle dans les grands prix relatifs. Une machine à coudre, une grande table à presser — lisez « à repasser », servant de table à manger, — une cage où les oiseaux chantent à leurs heures, d’ailleurs charmants et suggestifs à leur manière, ensorcellent mon insomnie et réveillent mes rêves d’après-midi. La nuit, ils me donnent un exemple de sommeil que je suis mal ou peu. Je les observe ou plutôt je les espionne : ils m’observent à leur tour, qui est le bon, et ne m’espionnent pas, et pourquoi le feraient-ils ? je le leur demande un peu.

Mes repas sont suffisants, — mais mes promenade, oh, que non pas donc ! D’ailleurs, le docteur que j’ai, enfin j’ai un docteur à moi, interdit toutes excursions autres que celles indispensables. Et j’ai pourtant tant à sortir pour tant de raisons excellentes et autres ! Mais non, le pied de Philoctète et le genou de Jarnac sont là qui me clouent, pour ainsi parler.

Il est vrai que ma fenêtre « donne sur la rue ». Aussi, en me penchant énormément, je vois à ma gauche le sommet de la tour Saint-Jacques du Haut-Pas et le faîte de l’arbre des Sourds-Muets, tandis qu’à ma droite, très loin, s’estompe la tour Saint-Jacques-la-Boucherie. Par exemple, si, levant mes yeux de dessus mon pupitre studieux ou rêveur, je contemple « ma vue », j’admire des mansardes et dans l’une d’elles, Jenny l’ouvrière… en train de tresser, immortelles et « perles », des couronnes funéraires. Des cheminées sans nombre me font un ciel londonnien ou quasiment tel. Et quand je laisse ma fenêtre quelque peu ouverte pour chasser les odeurs de cuisine, de pharmacie et de tabac, ou pour laisser pénétrer quelque air d’orgue de Barbarie, de la suie impalpable et presque imperceptible s’éparpille sur tout le mobilier qu’elle « culotte » à la longue, sans compter qu’elle sable, en le veloutant de noir discret le papier blanc plein d’encre contournée, sèche ou non, en la déjà point trop belle écriture qui est la mienne.

Heureusement, la brosse de chiendent ou de crin, le torchon (qui ne brûle jamais, d’autant plus qu’il est mouillé), le balai, non celui des sorcières, et le plumeau, préviennent en partie et finissent par tout à fait réparer, en même temps que les torts sérieux de la poussière ménagère, les légères taquineries de cette atmosphère extérieure.

De « bibliothèque », point ici. Quelques livres, ô mais quels ! De l’Imitation de Jésus-Christ à Manon Lescaut, en passant par Vingt ans après, quelle collection modeste, mais quelle ! un tome dépareillé (Victor Hugo m’a un jour recommandé les livres dépareillés, entre autres tant de recommandations curieuses), un tome, dis-je, dépareillé de Cromwell, en deux volumes, contenant tout Angelo, tyran de Padoue, Bérénice et Bajazet par Jean Racine (bibliothèque nationale ; fondateur, Victor Poupin), vers, proses, revues et journaux de camarades, plus un dictionnaire anglais et passablement de books et magazines d’outre-Manche et transatlantiques.

Moyennant çà et des quotidiens qui sont ma principale dépense après les autres et avec le tabac, on ne s’ennuie pas encore trop.

Mais je vous recommande surtout ma cheminée. Le dessus de cette cheminée, manteau Louis XV qu’un plâtre peint en marbre noir non veiné simule assez, soutient tout un monde : l’Ariane, de Pradier, flanquée de deux vases de verre opalisé, en toute saison fleuris, et d’autres petits vases craquelés et granulés également fleuris, tasses à café, à thé, baguiers, cendriers, deux lampes énormes, en porcelaine, jamais usitées, de pur décor, aux deux extrémités. Au-dessus, une glace dans le mur, entourage de bois peint en blanc, de style Premier Empire des plus sobres, et bordée de cartes, d’enveloppes, de menus illustrés peu répondus. Une Sara la Baigneuse en taille-douce surplombe en un cadre d’ébène avec baguettes d’or et

Elle bat d’un pied timide
      L’onde humide.

Des amis rares, d’autant mieux accueillis, me visitent de temps en temps. Bonnes causeries dont le prochain est banni généralement.

Bref, l’hôpital, au fond, beaucoup mieux, bien que cette impotence grâce à laquelle je jouis de ces loisirs, d’autant plus enviables peut-être qu’ils sont sans doute moins enviés, me prive de l’honneur pourtant pressant pour le candidat à l’Académie Française que je persiste, pourquoi pas ? à rester, — et du plaisir d’aller faire les visites que de droit à mes futurs collaborateurs du « Dictionnaire de l’Usage ».

L’hôpital partout

Il est regrettable, du moins pour une partie peut-être des gens bénévoles qui s’intéressent à mes humbles travaux, que je croie devoir renoncer à toute manifestation littéraire ayant plus ou moins rapport à ma personne ou à ma personnalité. Car il s’est mené tout récemment, pourquoi ne pas le rappeler, en dépit de ma susdite détermination ? une véritable campagne autour de mon « entrée » dans divers hôpitaux plus ou moins inexactement cités, chacun à son tour, les uns que les autres. (Des fantaisistes n’allaient-ils pas jusqu’à mettre au nombre des établissements en question : Trousseau, spécial pour les enfants en bas âge ?) J’eusse, c’était la parole témérairement peut-être donnée par moi-même à moi-même de ne plus souffler un traître mot de moi-même, plaisanté de mon mieux à propos des fausses nouvelles d’un tour au moins original. J’eusse même probablement aussi relevé non sans doute la verdeur dont je suis encore susceptible, certaines insinuations odieuses, mais qu’on m’a assuré provenir d’un petit crétin que sa bêtise rend, paraît-il, irresponsable, je le veux bien mais tout de même, lire ceci, par exemple, à peu près textuel, c’est raide :

« Le poète Verlaine vient de réintégrer l’hôpital un tel (c’était la première fois que des amis pratiquant là m’avaient emmené là) — « Vient, est-il écrit au registre de l’Assistance publique (ledit « registre » n’existe pas bien entendu), comme tous les ans, prendre ses quartiers d’hiver, légendaires. » Quoi qu’il en soit et que ceci soit dit en forme de définitif bonsoir à l’esprit de confidence qui a jusqu’à présent formé presque tout le fond de ma « littérature », j’ai peu de choses à dire quant au dernier hôpital où j’ai fréquenté. Ce fut immédiatement en-deçà des fortifications nord de Paris, dans un bastion d’octroi flanqué de deux pavillons en l’un desquels je « tirai » six semaines relativement heureuses, très choyées et qui passèrent trop vite sans doute pour très bien faire, même moralement, je le crains.

Très choyées, ces six semaines en effet, par les chefs et par les élèves et par le personnel hospitalier, à commencer par le directeur, une ancienne connaissance de chez Alphonse Lemerre, qui voulut bien se mettre à ma disposition pour les mille et un petits détails concernant les menues commodités d’un tel séjour en de telles circonstances.

Trop choyées, en effet, ces six semaines-là, plus j’y réfléchis : car la vie est d’autant plus dure quand on y rentre dans cette vie de lettres où il n’y a pas un sou honnête à gagner vraisemblablement, dans cette vie au jour le jour, grelottante ou suante, où d’ailleurs la maladie vous rattrape et vous ramène à l’hôpital pour peu que vous y mettiez de la bonne volonté, ce qui n’a, aussi bien, jamais, hélas ! été mon cas ; puisque je suis réellement et cruellement malade de la sorte la plus agaçante toujours, la plus douloureuse souvent et la moins plainte, ou plainte avec des sous-entendus déshonnêtes et méchants, restant de bonne conduite, hum, hum, hem, hem, et tous les et cœtera blessants et lancinants possibles et surtout à partir de, précisément mon départ, plutôt prématuré, de l’asile presque capitonné où je me guérissais d’un long bobo consécutif au mal initiai. Oui, les médecins voulaient me retenir encore quelques jours pour leur besogne, mais je ne sais quel diable alors me tenta dehors et je sortis pour, quelques jours après, me voir gratifié d’une rechute très maligne qui me retient au lit, cette fois, au lit encore une fois chez soi et je crois, pour de bon, cette fois.

Entouré de fleurs, ce lit-ci, bercé et réveillé par des oiseaux. Comme le mobilier modeste mais touffu, point milliardaire, mais chaud et frais d’objets gentils, courtepointe et dessus de meubles au crochet, tableautins et statuettes ingénus, avec le portrait du père Hugo sur le marbre, comme il sied, d’un secrétaire, le meuble important de la chambre haute et trois miennes images, photos et lithos, aux murs, en point trop mauvaise place. Entouré de soins, ce malade-ci, ce moi chez soi, de soins cordiaux, parfois un peu grondeurs, mais j’ai le soin, moi aussi, de mériter que l’épithète ait lieu, n’ayez crainte et fiez-vous à la méticulosité d’un malade habituel et à mon caractère en général.

Et c’est au chant très efficace des oiseaux, en face de l’éclat et du baume discrets des dernières fleurs d’hiver, que j’expérimente, et non dans un lit d’hôpital très dignement acquis certes, mais entre des bons draps intimes et en toute dignité également, une guérison plus morale au fond, encore que physique !

Le docteur, mon docteur, me recommandant le calme, silence, s’il vous plaît, messieurs de l’interview fictive et du reportage à un franc le paragraphe !

La prison nulle part

Quelle perspective immense : plus de prisons nulle part. Pour un passé jusque-là obstrué de geôles de toutes sortes, depuis le symbolique « cachot » du potache jusqu’à l’humble violon du pochard — mais ! c’est la Plaine Saint-Denis — les champs catalauniques, que dis-je la steppe et le désert, neige ou sable, sans fin, horizon vague…

En vain d’aimables « écrivains » ont-ils dans les échos perdus de journaux ouverts comme des moulins… à paroles — divulgué — de toutes pièces et avec des frais d’imagination vraiment extraordinaires — telles fantastiques arrestations sur d’inexistantes voies publiques par des sergents de villes fantômes, d’un être nommé P. V., au sortir d’un restaurant imaginaire, au bras d’une Compagne qui n’a jamais existé et suppliante en pleurs — arrestations suivies de la comparution (du même tonneau) devant des commissaires de police (ejusdem farinæ) qui relâchent l’être de raison susindiqué, à cause de… son beau talent.

On ne saurait être et avoir été. J’ai autrefois mené une vie passablement aventurière, dont je dus, de temps à autre, subir les conséquences, sans nul enthousiasme, mais sans plus de regret immédiat ou autre. Seulement, depuis, je me suis assagi, ou plutôt les circonstances se sont apaisées autour de moi. Dès lors plus de braves gens à mes trousses pour sauver les mœurs et les coutumes, peu d’ailleurs en danger, et par conséquent, plus d’exempts ni d’écrous… que ceux évoqués par des jeunes hommes en quête de copie expresse et de qui mon ferme propos de ne plus m’occuper de moi-même dans ce que j’écrirai dorénavant m’empêche de rectifier, non comme ils l’eussent sinon mérité, du moins peut-être voulu, — les inventions.

Aussi bien l’ère, ce que j’appellerai l’ère des persécutions, on est toujours le persécuté de quelqu’un, créanciers, femmes, voire gens de justice et de police — cette ère-là, donc, semble avoir cessé pour moi. Ce, depuis une certaine « matinée » ès Bruxelles en Brabant… Mais la chose comporte peut-être qu’on la narre en quelque détail et voici, en forme de définitif adieu à la « littérature personnelle » qu’il entre dans mes desseins de répudier, la chose.

En 1892, dans les derniers jours de mars, étant à Bruxelles, retour de conférences un peu partout en Belgique et sur mon départ pour ce Paris-ci, je reçus de la part des organisateurs de ma tournée une invitation à faire tel jour, à telle heure une conférence sur les ou plutôt la lecture des épreuves d’un volume de moi intitulé Mes Prisons, ce, dans la salle de la tantième chambre correctionnelle au Palais de Justice.

Connaissez-vous le Palais de Justice de Bruxelles ? De l’immensité, sauvant de la laideur suprême, une laideur sans pareille ; avec un élan réel vers la hauteur et une sorte, en somme, de grandeur sévère qui fait de ce monument quelque chose vraiment. Mais, je le répète, sévère par excellence. Voilà pour l’extérieur, voulu, sans borne et réussi comme tel. L’intérieur est plus strictement administratif quant aux corridors, etc., et à leur aménagement ; mais il faut constater et reconnaître qu’ils prennent tout de même du pittoresque et point peu, dans l’apparition, par intervalles on dirait savamment ménagés, de gendarmes véritablement très terribles, en dépit de leur jeunesse, souvent imberbe, et en vertu du bonnet à poils et de la longue capote gris foncé qui les assimilent, dans la pénombre, à de vagues grenadiers de quasi vieilles gardes légendaires. Les salles d’audiences sont plus légèrement meublées encore que les nôtres et tirent sur la note noire ; sombre les rideaux énormes aux amples verrières ; sombre la nuance du bois dont sont construits le siège de la Cour et celui du Ministère public ; sombres les tentures des murailles démesurément hautes. La Cour d’assises particulièrement imposante, d’un imposant qui irait jusqu’au lugubre, n’était la majesté de la Loi toujours belle et harmonieuse, là impliquée dans toute sa puissance.

C’est dans une de ces salles que m’introduisit la délégation du jeune Barreau de Bruxelles. Installé au-dessous du bureau où siègent les conseillers les jours d’audience, je fis devant plus de cent personnes, la plupart avocats, parmi qui avaient bien voulu se glisser quelques dames, la lecture dont il a été parlé. (L’intérêt pour moi, le piquant, peut-être de mon audition, consistait en cette circonstance que vingt ans environ auparavant, sinon dans la même salle, puisque le Palais actuel n’était pas encore bâti, du moins dans la salle exactement correspondante, comme juridiction, à celle du Palais, d’il y a environ vingt ans, j’avais pour deux coups de revolver donnés dans l’ivresse et desquels un seul avait porté, sans gravité, été condamné à deux ans d’emprisonnement.) Mon livre donnait tous détails dont quelques-uns pénibles et durs et tous très francs et des plus nets, sur cette chose ancienne.

J’obtins, dirai-je, un beau succès ? Oui, en prenant « beau » dans le sens de cordial, de gagné d’avance. Car je suis un lecteur médiocre et un orateur nul, presque aphone. De plus, l’obscurité, à peine dissipée par une lampe belle mais d’une clarté relativement faible, et l’insuffisance absolue d’une vue déplorable dès lors, ne contribuèrent pas peu à ma rien moins que prestigieuse performance. Néanmoins, succès, répéterai-je, et sinon beau littéralement, bon succès. Bon pour moi ! jusqu’aux larmes d’attendrissement, jusqu’à un presque évanouissement de joie et de juste orgueil en une telle extraordinaire circonstance ! Juger donc ! Mes Prisons ! dans un prétoire d’une ville ou vingt ans auparavant… lues et applaudies !

Et c’est vrai, que je pleurais d’attendrissement, de joie et d’orgueil juste dans une circonstance véritablement si extraordinaire !

Et je vous souhaite des matinées comme celle-là une fois dans votre vie !

Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud naquit à Charleville (département des Ardennes) en 1854, d’un père officier d’infanterie, promu colonel devant l’ennemi, pendant la guerre franco-allemande de 1870, originaire de Lyon, et d’une mère ardennaise. Il fit au collège de sa ville natale, aujourd’hui lycée national, des études non seulement excellentes, mais ardentes, passionnées, si l’on peut dire. C’est ainsi que, non content d’emporter tous les prix de grec, de latin, de dissertation française, l’on a conservé de lui, à titre d’exercice scolaire, un « discours de Charles d’Orléans au roi Louis Onze, pour sauver François Villon de la pendaison », écrit en un vieux français qui ne le cède pas trop à celui, s’il vous plaît, de Balzac dans ses Contes drolatiques, et laisse Clotilde de Surville à des lieues et des lieues en arrière.

Rimbaud, au contraire des gamins de cet âge préférait les livres à tout et possédait, à quatorze ans, toute l’antiquité, tout le moyen âge, toute la Renaissance, savait par cœur les poètes modernes, les plus raffinés comme les plus ingénus de notre époque, de Desbordes-Valmore à Baudelaire, par exemple, et cet exemple montre bien le goût déjà comme infaillible de ce jeune garçon (ce n’était même pas un jeune homme alors). Car s’il existe une antithèse, c’est bien entre ces deux noms : Marceline Desbordes-Valmore, Charles Baudelaire, Rimbaud, sous les formes différentes, percevait déjà à merveille la même âme douloureuse et comme une parenté dans ces deux génies si dissemblables à première vue. En même temps, sa curiosité s’étendait à tout — à tout ce qui est vraiment curieux et digne d’intérêt. Les mathématiques, par exemple, tout en l’effrayant (à juste titre peut-être, souvenons-nous), comme elles sont encore enseignées, je crois, l’attiraient par leur précision divine. L’architecture, même les travaux d’ingénieur en dehors de l’art, certaines industries, l’amusaient à connaître. La fin de sa vie devait se ressentir de ces goûts d’enfance vers une générale « philomathie », grand mot qu’il affectionnait par une extrême exception, lui qui était le plus simple en paroles… en même temps que le plus compliqué généralement des êtres humains qu’il m’avait été donné de rencontrer au cours de ma bizarre existence, car ce fut moins, ô croyez-le ! le désir de s’enrichir ou le goût des affaires que l’ardeur à savoir, que l’amour de voir du nouveau et encore du nouveau, qui l’entraina dans la série d’énormes voyages qui devaient en quelque sorte, remplacer, quand l’âge d’homme sonna pour lui, les extraordinaires escapades de son esprit adolescent.

Dès 1873, après déjà maints voyages en France en Belgique et en Angleterre, et plusieurs séjours à Paris, Londres et Bruxelles, il part pour l’Allemagne, où il est vu, en février 1875, à Stuttgard, correct, fureteur de bibliothèque, encombrant les pinacothèques de son amateurisme, qui n’a rien d’un snob ; puis c’est l’Italie parcourue en 1876, la Hollande, où il s’engage soldat pour guerroyer dans les Indes. Là, il s’abouche avec des négociants trafiquant vers Aden et Hérat ; c’est dans ce dernier pays qu’il se fixe, non sans encore des pointes en Europe, et cette fois plutôt en France, dans son département. On eût dit qu’il se rangeait, pour parler bourgeoisement.

Hélas ! l’un de ces retours devait être le dernier à jamais. Atteint d’une tumeur arthritique à la jambe droite, il dut se rapatrier au plus vite en vue d’être soigné comme il fallait. Il subit, à l’hôpital de la Conception, à Marseille, une opération qui parut réussir, puis la fièvre et l’inflammation survenant, la mort s’ensuivit, une mort chrétienne et douce, « la mort d’un saint », dit un biographe qui fut témoin oculaire.

Tels sont les traits principaux de cette vie plus et mieux qu’accidentée : peu de « passion », comme parlerait M. Georges Ohnet, se mêle à l’intellectuelle et plutôt chaste odyssée. Quelque vedova molto civile dans un vague Milan, une Londonienne, rare sinon unique, et c’est tout, si c’est du tout. Vie et œuvre sont superbes telles quelles dans leur indiciblement fier pendent interrupta.

Le recueil complet des poésies d’Arthur Rimbaud, qui vient de paraître ces jours-ci, est « enrichi » d’une préface de votre serviteur, en place de l’odieux factum imprimé il y a quelques années chez l’éditeur Genonceaux, en tête d’un volume bâti de bric et de broc, à coup de fausses citations et de fautes typographiques et intitulé, sans souci qu’il existât de par le monde un poète de quelque renom, s’appelant François Coppée, le Reliquaire. (D’ailleurs l’édition en question fut saisie à la requête même du soi-disant signataire de l’horreur dont s’agit.)

Dans quelques lignes de ces quelques pages sincères, je réfute plusieurs basses calomnies qui tendraient à faire passer Rimbaud pour une espèce de malandrin, et je m’occupe ensuite de l’écrivain.

Le livre assez compact que présente Vanier au public n’eût, à mon avis, rien perdu à être plus aéré. J’aurais, si je m’étais trouvé le maître, arrangé plutôt un dessus de panier ; reléguant à part, à la fin du volume, les pièces par trop enfantines presque, ou alors par trop s’écartant de la versification romantique ou parnassienne, et à dire la seule classique, la seule française. (Sur le tard, je veux dire vers dix-sept ans au plus tard, Rimbaud s’avisa d’assonances, de rythmes qu’il appelait « néants » et il avait même l’idée d’un recueil : Études néantes, qu’il n’écrivit à ma connaissance, pas.)

Les Poésies complètes débutent par une pièce tout à fait jeune, presque jeune fille les Étrennes des Orphelins. Il y a là des vers naïfs : naïveté, ici, est fleur rare qu’il faut cueillir bien vite sans y penser trop, si vous m’en croyez. Il y en a aussi de curieux et de bien faits, et suggestifs, à coup sûr neufs : par exemple : la bise sous le seuil a fini par se taire.

Viennent ensuite ce que j’appellerais les chefs-d’œuvre : versification impeccable, pensée neuve et forte, trouvailles extraordinaires, les Effarés, les Assis, les Chercheuses de poux, le Faune, Cœur volé, le Sonnet des voyelles, les Premières communions, le Bateau Ivre !

Suivent des choses plus jolies que belles et non, comme les poèmes précédemment énumérés, de pur et haut génie : toutefois, quand je dis jolies, je n’entends pas dire fades ni banales, Apollon et les Muses me préservent d’un tel blasphème ! Cela signifie pleines de détails plutôt charmants, âprement et gentiment sauvages, tels que :

Les lunettes de la grand’mère
Et son nez long
Dans son missel…

Tels encore que :

Comme des lyres je tirerai les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur.

et que :

Un orchestre guerrier balançant ses pompons,

tandis que les bourgeois, auditeurs de concerts militaires savourent

La musique française et la bière allemande.

Et bien d’autres gentillesses, mais fortes et savoureuses.

Le livre est clos par quelques poèmes en prose ou vers libres, très libres, qui ont fait école, paraît-il, mais ce n’est pas leur faute — car ils sont vraiment inimitables dans leur beauté mystérieuse et leur français, qui n’a rien de ronsardisant ni d’exotique — ce qui me semble l’omne punctum tulit.

Et je vous engage vivement à vous procurer ce livre, un des plus originaux vraiment qui soient, et on peut dire, grâce à la mort si prématurée de l’auteur, unique, aussi bien que par le génie.

Et voici, pour ne pas finir sans une citation vraiment « topique », le fameux Sonnet des voyelles, qui n’a jamais eu, dans l’esprit de Rimbaud, que la prétention, combien justifiée ! de faire, à son gré, sous un prétexte, « parce que », en dehors de toute convention et de toute basse raison de littérature charlatanesque ou captieuse vilement — tout simplement quatorze des plus beaux vers d’aucune langue.

VOYELLES

À noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles,
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère on les ivresses pénitentes.

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux.

Ô, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
Ô l’oméga, rayon violet de ses yeux !

Deux poètes français

I. Édouard Dubus

La mort d’Édouard Dubus qui a eu lieu en pleine place Maubert, au commencement du mois de juin dernier, dans des circonstances presque analogues à celles qui accompagnèrent la fin trivialement tragique d’Edgar Poë, une autre victime de l’opium m’a, en ce qui me concerne, particulièrement attristé.

D’abord c’était depuis plusieurs années déjà l’un des jeunes poètes du groupe que je connais et que j’aime le mieux à Paris. Il m’avait, dès le principe, plu par sa gaieté de bon aloi, son esprit des plus fins et la vaste étendue pour un si jeune homme, d’une véritable érudition sans la moindre pédanterie, qui ne lui servait qu’à baser et solidifier en quelque sorte une conversation étincelante « à la Mercutio », comme on l’a dit excellemment, et qui fut un des charmes de cet être charmant. Charmant, — effrayant sur la fin, — sur la fin tout à fait finale. Du simple alcoolisme, et du tout simple alcoolisme « un vermouth », un madère, la verte de l’amitié, il en était arrivé, le pauvre ami, à l’opium, au haschisch, à la morphine à toute la drogue, exhilarante et stupéfiante.

Le malheureux ! De Français exquis, clair, lucide, changeant, cette généreuse qualité nôtre, du boulangisme à l’anarchie, il en était descendu aux orgies exotiques des poisons factices, des paradis artificiels, aux abus qu’a flétris et décrits sans y succomber, du moins, lui, Charles Baudelaire !

Mais c’était un poète et comme je ne suis pas un moraliste et qu’on m’accorde d’être un poète (sévère néanmoins par accès pour lui-même et tendrement attentif envers les autres qui me paraissent susceptible de ma sollicitude), je veux parler du poète français, exquisement français, exclusivement français, qu’il fut dans sa grâce première et sa si ingénue perversité, parler d’un poète, c’est surtout le citer.

Son unique volume s’intitule, joliment et mélancoliquement : Quand les violons sont partis. En voici deux ou trois fragments qui vous diront mieux que moi :

LE MAUVAIS CHEMIN

Le chemin, tu le sais, se désole bien vite.
Tous deux naguère, avec d’autres qu’on ne dit pas
Et dont nos yeux pensifs reconnaîtraient les pas.
Nous l’avons parcouru tant de fois et si vite !

ÉPAVES

Au premier soir de leur voyage aventureux,
Les galions chargés de nos espoirs en faste
Furent, sans lutte, le jouet d’un vent néfaste,
Et l’Océan d’oubli s’est refermé sur eux…
……………………………………………..
Mais « après » quelque jour d’ouragan, dans les sables
Nus, au milieu des flots béants apparaîtront,
Achevant de mourir de leur obscur affront,
Les gloires qu’on rêva, naguère, impérissables !…

CHANSON POUR LA TROP TARD VENUE

La Belle, qui voulez au bois cueillir la fraise,
Savez-vous pas que la cueillette est déjà faite !
On est venu : ce fut un jour de folle fête,
Les mains ivres, la bouche en feu, les yeux de braise ;
Allez, la Belle, en d’autres bois cueillir la fraise.
On dansa tant après avoir cueilli la fraise,
Que la terre naguère en fleurs est nue et dure ;
Le soir, un vent d’orage a brûlé la verdure,
Le feuillage sur vous bruit couleur de braise ;
Allez, la Belle, en d’autres bois cueillir la fraise,
Telle ne revint plus, qui fut cueillir la fraise :
Entendez-vous donc pas comme le fourré bouge ?
C’est par ici que le Petit Chaperon Rouge
À rencontré le méchant loup aux yeux de braise.
Allez, la Belle, en d’autres bois, cueillir la fraise.

Le commenter, non ! sinon de dire de ces vers que je les ai choisis au hasard presque puisqu’il y en a beaucoup que je voudrais avoir faits ou inspirés, moi le vieil ami de cet immortel jeune homme qui m’honorait beaucoup de son, en quelque sorte, enthousiasme…

« Tu Marcellus Eris ! »

Et qui sait, de toutes les chères ombres qui hantent ma mémoire et mes rêves lucides, celle dont mon réveil me trouve triste vraiment de ne plus retrouver l’ami exquis en même temps que non plus le poète de tant de promesses en majorité réalisées dans ce doublement unique volume dont le titre seul est comme une ironie douce à ceux qui ont aimé l’homme et le poète.

(Quand les violons sont partis.)

II. Le parcours du rêve au souvenir
par le comte Robert de Montesquiou-Fezensac.

Un livre comme il ne s’en est pas produit depuis longtemps. Et à cette époque-ci, toute de menue psychologie après une crise d’intense physiologie, je trouve rafraîchissant s’il en fut, un recueil de vers, d’ailleurs conformes, dans leur structure, aux plus raffinées comme aux plus libres règles de la poétique moderne et actuelle, varié, pittoresque, humain, ce qui ne gâte rien et amusant (dans le sens noble du mot), ce qui sauve tout !

Varié : impossible de l’être davantage, le plan, tout simple, du livre, sinon son titre d’une abstraction peut-être excessive, en fait foi, et ce sont, bonnement et bellement, des impressions triées sur le volet, de voyage un peu partout.

Un succinct avant-propos, à la suite d’une très belle préface de M. José-Maria de Heredia, met bien au courant le lecteur de l’intention de l’auteur qui est d’aborder la reproduction par les mots, de quelques-unes de ses sensations en présence de telle ou telle scène exotique de la nature ou de la vie, au gré de son caprice ou de son émotion ; tour à tour Caliban ou Ariel avec Puck, « lutin, de Robin-bon-diable », pour arbitre des deux inséparables individualités qu’est l’homme, l’un railleur, l’autre gobeur, le troisième l’un et l’autre non sans de la vraie raison pour sublimifier son gros bon sens.

Et allègrement, l’auteur se met en route, muni, non toutefois encombré, des illusions presque nécessaires en pareil cas, c’est pourquoi le ton de ces vers d’un poète connu plutôt pour son abondance en lyrisme expansif en même temps que pensif, comme il le dirait lui-même avec son goût exubérant de l’allitération, ton à la fois descriptif tout d’abord et, bien entendu, ironique et romanesque. Descriptif et de la bonne manière, comment eût-il pu en être autrement, avec ce culte de Théophile Gautier que fait si bien d’avoir l’auteur de la dédicace de la première partie de son livre à la fille du prestigieux reproducteur, par la plume de l’Orient et de l’Occident de Tra los montes au voyage en Russie, vus en poète et en peintre ?

À l’illustre évocatrice de la Chine il convenait de présenter, en cadeau délicat, cette Bretagne millénaire comme la Chine, de mœurs immémoriales facilement tournées en légendes ingénieuses, et ailée aussi, au lieu et place de toits à sonnettes éoliennes, de « Klôc’hers » à jour qui, s’il le fallait, au cas de grandes luttes nouvelles, sonneraient plus encore pour la vue que pour l’ouïe, comme dans le 93 d’Hugo, ce voyeur.

Dans de très hautes strophes, Ariel s’enivre de la gravité des paysages…

         Et des fins batelets
Glissant sur l’onde pure :
Il lui plaira de voir flotter dans les lointains
Leurs triangles rougeâtres
Dont l’épouse, l’hiver, rumine les destins
         Près du déclin des âtres

Puis Caliban, après avoir essayé de ricaner des bons saints de la superstition et las de n’avoir pas trop trouvé de touristes anglicans néanmoins s’en va, triste enfin !

Ainsi je suis allé venu
Sur la grève âpre ou chérissable,
Mesurant la beauté du sable
Aux confiances du pied nu.

Sans que Puck ait eu grand besoin de congédier, ainsi par trop, l’âme et la chair en ce premier conflit.

Et, sans plus analyser ce livre nouveau d’un auteur déjà connu pour ses exquises maladresses que je soupçonne d’être un peu bien voulues, et surtout pour ses véritables qualités de poète au-dessus même de son rythme sur et de sa rime ingénieuse, laissons-nous aller à sa suite parmi les moulins, les architectures et les maîtres peintres d’une Hollande qu’il fait bien sienne et telle qu’il lui prédit en cet

Adieu, sol aux mille ailes
              Des moulins frêles
Que l’air fait s’affoler
Au point que, pour des guerres
              Comme naguères
Au lieu de l’inonder tu pourrais t’envoler.

À travers les pics et leurs neiges, de l’Engadine, où, par exemple, Caliban prend une rude revanche et s’amuse comme il faut de tout le snobisme (mot qui au fond veut dire bourgeoisisme et embourgeoisisme plutôt encore) des Tartarins moins bonhomme ou des Obermann d’imitation aux ébats de qui chaque « Season » assiste, impassible, du haut des nobles neiges éternelles. Exemple, ce quatrain du plus pur motif :

Les pauvres ne sont pas, au fond, si malheureux
            Qu’on dit, quoi qu’il se puisse ;
Car enfin dans la vie, ils ont ceci pour eux.
            Pas d’argent, pas de Suisse.

Également il y a des vers, et même de superbes, d’Ariel et de Puck coalisés contre cet impudent Caliban.

Oui, vos vallons pour vous ont des bontés fatales,
C’est pour vous inhumer qu’ils se sont faits si beaux,
Car les embrassements de vos glèbes natales
Sur vous se fermeront en maternels tombeaux.

Et tant de beaux et de beaux et cœtera. Et pour en finir avec une énumération où ma prose serait à la fin un « guide » par trop insuffisant entre une Venise assez maltraitée par Caliban et dont Ariel s’engoue parfois, et un Alger où ce sont de brillants et profonds paysages à côté de divertissants bazars, voici un Londres pour tous artistes et poètes et un « London » pour autant de Perrichons que faire se pourrait,

Je voudrais bien écrire une chose sur Londres
Hélas ! comment m’y prendre ?
          Comment rendre ?
          Comment fondre ?

Et il « s’y prend » fort bien, je vous en réponds, moi qui connais et qui aime Londres presque « jusque dans ses verrues » (negra sum, sed jormosa, ainsi que dit, d’après le Cantique des cantiques, l’épigraphe de cette partie du livre). Et il rend à merveille le peu de ridicules dont s’originalise encore le Londres si différent de celui d’il y a seulement vingt ans, que j’ai connu et aimé aussi. Et il « fond » comme il faut « dans ce brouillard de laitance », les toilettes d’ailleurs de moins en moins criardes des misses et des ladies enfin quelque peu parisianisées, les fines beautés féminines de là-bas, et les toiles préraphaélistes ou botticellesques des galeries mystico-claudiacales des grands clubs ou des musées privés.

Je dois conclure. On est en droit de se demander si ce nouveau livre de l’auteur des Chauves-souris et du Chef des Odeurs suaves est un progrès sur ses premières productions. Je réponds qu’il faut attendre encore avant de juger ce cas très sérieux et très curieux d’un homme jeune, riche, porteur d’un grand nom, se livrant, cette fois, à la critique ouverte et franche.

M. de Montesquiou à la verve, parfois trop, mais qu’il persévère donc dans ce défaut, si c’en est un, à en croire certains constipés ! A en croire d’autres qui sont des ennemis, n’en a pas qui veut et c’est un luxe de plus ! et d’autres qui sont des amis, entre qui moi, par exemple, et qui lui crient : allez donc ! et c’est ainsi qu’on va à la postérité, quand on a, outre la verve qui importe, la bonne et forte volonté d’encore mieux faire, toujours !

Deux poètes anglais

Arthur Symons. — L. Cranmer Byng.

Au moment où l’on pourrait se sentir las et comme vraiment un peu obsédé des Scandinaves que l’on nous sert après les Slaves, eux-mêmes précédés dans cette voie de l’admiration badaude (snobisme, si j’en crois mon dictionnaire boulevardier, qui consiste en une lecture de quelques journaux boulevardier s), par tels Anglo-Saxons et Saxo-Anglais franchement, mais, eux, simplement ennuyeux — c’est une douceur, c’est un charme, c’est mieux encore, c’est la rentrée dans la nature pour un artiste sincèrement épris de son art, que de lire d’outre-Manche des poèmes clairs comme du Byron, exquis comme du Tennyson, un peu élevés aussi à l’école de notre Gautier, de notre Baudelaire et de notre Banville. Non sans que la nécessaire, j’allais dire la légendaire, la traditionnelle ou si, comme moi, vous préférez, la belle, la noble, l’essentielle mélancolie de ce pays de rêve… et de réalité, n’ait là pris place.

M. L. Cranmer Byng, éditeur d’une toute nouvelle revue anglaise, The Senale, en très grande partie littéraire et artistique, sans parler des très intéressants articles politiques dont l’appréciation n’a d’ailleurs que faire ici, vient de publier, sous le pseudonyme de « Paganus », un volume de vers intitulé Poems of Paganism. Nous voilà donc bien prévenus (en outre du vrai nom de l’auteur soulignant le pseudonyme), et nous n’avons ici rien à faire avec des brumes renouvelées d’Young et moins encore d’Ossian — brumes un peu bien factices, d’ailleurs ! celles-là surtout, peut-être. Et l’intensité, sinon la joie parfaite (où est-elle ?) de vivre est tout le sujet de ce recueil de « lyrics ».

Mais si le titre nous laissait encore même l’ombre d’un doute quant au ton général du volume, le prologue même, dont voici quelques fragments, nous édifierait dès le premier mot, c’est bien ici le cas de le dire, complètement.

Phébus, où que tu luises, la joie s’ensuit. Le cœur de l’homme s’éveille à la musique et chante :

« Heureux sont les rayons qui sont ceux de Phébus-Apollon,
« Dorées les heures de joie qu’il apporte !
« Dieu dit matin au cœur fort, qui aimes la Lyre, les ténèbres et le mensonge frissonneront et fuiront, le crime au manteau d’ombre prendra l’alarme dès ta présence, la Terre s’éveillera du sommeil à ta vue.
« Dieu du vrai, qui brilles clair en plein jour, lumière de l’âme qui as erré dans la nuit, Phébus, oh ! écoute, toi, dieu du mai de l’amour, seigneur du délice de l’incommutable Été ! »
………………………………………………………………………………………………………….

Je ne crois guère et je ne puis même croire qu’il y ait dans ces strophes plus de pente aux ibsénismes dont nous jouissons, que de droit ni que nature. Et j’emploie à dessein ce mot « nature » puisque la chose nature, pardieu et de par Dieu ! nous en provenons, découlants ou rayonnants, selon les cas et les gens, et ce terme « que de droit », pardieu et de par Dieu ! aussi, signifie qu’il n’y a pas d’atavisme qui tienne, que l’éducation, que la Tradition sont tout en la plupart des cas et dans celui de l’Art, exclusivement. On nous ennuie à la fin, on nous assomme, on nous… emmiellerait… si nous n’étions les familiers des abeilles, nous qui saurions au besoin répondre avec un rayon de soleil aux breneuses, aux brumeuses insultes, si vous voulez, vous voulez ? dont on assaille nos lumineux et parfumés envols ! Et puis j’aime — peut-être suis-je partial ici et martial dans la proportion, hélas ! insuffisante d’un vieux rimeur qui porta les armes, — ce début :

À un poète patriote,

où l’auteur évoque, en pleine Angleterre moderne, dans un monde s’usant parmi le désert de la pensée, le poète qui ait « la passion de Catulle, l’âme séraphique dit Shelley, le sublime cœur rebelle de Byron ! »

Et j’aime encore la Prière pour la Paix, où le poète se rêve et se crée un ossuaire parmi les pavots, pour y reposer enfin sa tête fatiguée et son cœur las, où il puisse tout de même, au bout de tant de vie et de pensée, dormir du vrai, vrai sommeil. Non, ce livre n’a rien qui nous ennuie, qui nous décourage surtout. Moyennant des conclusions qui ne sont pas miennes, puisque je suis chrétien, il fait son livre humain et glorifié d’intensité, tout en souhaitant le repos, avec le regret, je le répète, tout de même, de la vie, — en païen effectivement, en épicurien, ajouterai-je, dans l’acception noble de l’épithète. Ce repos n’est pas celui auquel j’aspire, qui est l’éternel éveil dans l’éternelle Charité, mais il est, il fut celui de bien des grandes âmes…

Date manibus lilia plenis !

Avec M. Arthur Symons, c’est le Paganisme aussi qui nous occupera, puisque nous sommes en train de constater ce symptôme, dans notre actuelle poésie vraiment contemporaine, de l’abandon, de la part même des Spleenitiques par excellence, en face de cette adoption et ces adaptations tout factices chez nous, d’un vague, imprécis, au fond, très banal art « pessimistic », comme l’exprime si bien le Paganus de tout à l’heure, — de l’abandon, dis-je, par les Anglais, pour bien préciser, des vieilles formules romantiques par trop moisies et des socialismes de convention où nous avons l’air, nous, de nous reprendre, à l’aide des littératures en retard, du Nord et de l’extrême Nord.

Nuits de Londres, ainsi s’intitule le nouveau livre du délicat et vivant poète. Mais n’allez pas en conclure à des ténèbres de « fog » et de « mist », à des scènes lugubres ou brutales. Imaginez ou, comme dit l’Anglais, « réalisez », au contraire, tout le raffinement et tout l’éclat de la vie nocturne d’un fantaisiste élégant, épris du joli, du coquet — et du Beau, parmi les splendeurs d’un Londres intelligemment viveur, d’un Londres moderne à l’extrême et le plus parisien possible, avec la nuance anglaise, toutefois, distinction suprême, veux-je dire, dans le style, joyeux parfois, léger, qui sait sourire et badiner sans jamais « s’emballer » jusqu’à même un soupçon de gaieté quelque peu grasse.

Du reste, dans un « Prologue » des plus prestes, ‘auteur nous met loyalement, et si gentiment ! au courant du ton général de son livre :

Ma vie est comme un music-hall où, dans l’impuissance de la rage, enchainé à ma stalle par un enchantement, je me vois moi-même, sur la scène, danser pour amuser un music-hall.

C’est moi qui fume cette cigarette… et qui regarde les danseuses tourner, et pourtant c’est moi-même que je vois à travers la fumée de la cigarette.

Moi-même qui tourne et sautille, peint, douloureusement gai, une chanson vide sur les lèvres dans un rôle de jour de fête : moi, moi, cet être qui tourne et sautille.

La lumière flambe dans le music-hall, la lumière, le bruit, qui nous fatiguent. L’heure suit l’heure, je les compte toutes, traînardes, criardes et bruyantes. Ma vie est comme un music-hall.

Donc nous voilà prévenus : nous avons affaire ici à un artiste-poète ou à un poète-artiste (plutôt !) qui se distrait de l’immortel Ennui dans toutes les diversions que les sens plus encore que l’imagination peuvent lui procurer : les sens surtout visuels et auditifs ! C’est, je crois, du paganisme, et bien que le mot ne soit que sous-entendu ici, la chose y est bien.

Cette fois, non plus comme dans l’autre occurrence, il ne s’agit pas de combat ni même de victoire contre l’oppressif sentiment qui créa les splendides mais si tristes grandes œuvres du commencement de ce siècle. Non, nous sommes en pleine fête, en fête vraie, dame ! une fête avec ses dessous de lassitude et d’amertume, mais sans visible ni sensible remords (remords, pourquoi, d’ailleurs ? puisque nous sommes en plein paganisme !) Mais une fête non seulement londonienne :

Je vous ai vue,
Ô reine, un soir,
Toute vêtue
De velours noir.
Je vous ai vue,
Ô reine, un jour,
Toute vêtue
De noir velours…

comme faisait si bien chanter au Buckingham d’Anne d’Autriche cet aimable vieux romantique d’Auguste de Chatillon, qui ne fit pas que la Levrette en paletot. Mais une fête encore parisienne,

Spirituelle en tout, parisienne et bonne,

ainsi que dit un vers de moi de je ne sais plus quand, mais une fête vénitienne et padouane jusqu’à cette prière au célèbre saint local :

Saint Antoine de Padoue, que je porte sur moi en effigie, écoute ma prière : Bon saint qui trouves ce qui est perdu, je te prie, rapporte-moi son cœur : je l’ai perdu hier !

Mais, naturellement, c’est encore à Londres qu’erre cette brillante fantaisie, qu’elle se plaît le mieux, en chants exaltés ; témoin ces premiers vers du volume, à la suite du Prologue plus haut cité.

À une danseuse.
Intoxicatingly !

(un adverbe intraduisible, comme qui dirait « enivrément), « grisément » ou mieux (ou pire) « soûlément »

Ses yeux à travers les lueurs de son pied luisent (le vin d’amour, le vin de rêve !) ses yeux qui luisent pour moi…

Et ce sont des noms de personnes (toutes, sans doute, la même, osons l’espérer au nom de la sainte Fidélité), de personnes charmantes, noms charmants et combien suggestifs dans tous les cas, Lilian, Noria, Muriel. (Il me semble me ressouvenir de ce dernier nom, peut-être bien même un peu de la personne, charmants tous deux, personne et nom.)

Vivre d’amour et de roses,
Mais si la rose était Muriel !

conclut le poète dans une odelette qui a bien raison d’ainsi finir…

Dans les nombreuses pièces à propos de Paris, il faudrait citer bien des choses ; mais je dois me borner… Voici, pourtant, en entier, un poème sur Yvette Guilbert qui me paraît un pur chef-d’œuvre et un exemple « standard » de ce que peut M. A. Symons quand son vers s’élève, enthousiaste ou attendri, accident fréquent :

C’était Yvette. Les joyeux Ambassadeurs étincellent, ce dimanche de la fête des Fleurs. Il y a des fleurs, aussi, des fleurs vivantes qui éclosent une nuit ou deux avant que les parfums ne s’en aillent. Et toutes les fleurs de toutes les voies de la cité, rient, avec Yvette, en ce jour des jours. Rire avec Yvette ? Mais je dois d’abord oublier, avant de rire, que j’ai entendu Yvette. Car les fleurs se fanent devant elle : voyez, la lumière meurt sur cette pauvre joue et la laisse pâle. Et un frisson glacé me prend comme elle chante la pitié pour les êtres humains dont on n’a pas pitié ; une tristesse au-delà de toutes les larmes, des pleurs qui reproduisent les rides de la suprême grimace.

Il y a aussi dans l’assez gros volume que forment ces Nuits qui tiendraient plutôt, pour la variété, le pittoresque et le haut amusement des Mille et une Nuits que des Nuits d’Young plus haut rappelées, — des interludes de campagne et de nature : La Vallée de Llangollen, par exemple

Aux champs et aux prés encore ! Il y a un oiseau qui chante à mon oreille : Messages, messages !

La verte chanson fraiche que je tiens à entendre…

Ce me siffle du haut d’un arbre : Messages, messages ! C’est la voix du jour, c’est la voix de l’herbe et des arbres !

C’est la joie de la Terre du haut du ciel, des arbres, la voix d’un oiseau me chantant dans l’éclat du soleil : Messages, messages !

Vous le voyez, la Lyre de M. Arthur Symons, comme celle de M. Cranmer Byng, sonne haut et clair dans le plein air de la joie… et du souci de vivre. Tous deux ils sentent et ressentent, et le chantent sur la corde d’or ou sur celle d’airain, au gré de l’occurrence ou de leur fier caprice !

Et j’ai pris en exemple de belle clarté et de verve vaillante ces deux jeunes poètes, parce qu’ils me semblent, d’entre leurs d’ailleurs remarquables et très remarquables compatriotes et rivaux dans l’Art divin, rendre le mieux, le plus énergiquement, la tendance bien caractérisée des écrivains actuels anglais, rimeurs ou rythmeurs en tête, — comme toujours, et comme partout — vers un art de plus en plus défini, plus plastique, plus sonore aussi, et, parallèlement, en un mot, se rapprochant de notre effort latin il nous tous de bonne volonté, de ce côté-ci de la Manche, dans le cher français resté lumineux, direct qu’y écrivent et lisent encore ceux de l’Élite.

Je suis l’ami absolu, sinon le complet partisan des poètes de la « brigade » dite École Romane. Je pactise avec leurs audaces classiques en ces temps de témérités d’autres parts. Je ne suis rien, moi, qu’un homme continuant l’œuvre qu’il pense avoir bien inaugurée et veut mener à fin au moins honorable — et honorée ! Et c’est pourquoi, dans cette occasion exceptionnelle, je désire que ces miens chers camarades fassent exception à leur rigorisme que j’approuve sans en approuver tout à fait toutes les décisions.

Ô n’exilons personne !

Qu’ils me permettent de leur dédier, en forme de transition devers l’entente raisonnable, cette petite étude qui n’est peut-être pas pour leur trop déplaire. Ils y verront que, jusque dans la docte Angleterre qu’ont faite depuis des siècles et des siècles l’illustre Oxford et la célèbre Cambridge, on n’a pas besoin, pour être païen, c’est-à-dire ami des belles formes et des beaux mots, de trop évoquer les Dieux de la Mythologie grecque et qu’on peut ne pas risquer de passer pour pédants et faire tout de même de beaux vers classiques et antiques (je veux dire exquis et forts) même dans une langue qui n’est pas celle de Ronsard. Il est vrai que c’est celle de Milton.

Chambige jugé par Verlaine

« Chambige n’est pas et n’a jamais été ce qu’en littérature il est convenu d’appeler un décadent. Il fréquentait avec les psychologues, avec leur œuvre tout au moins. Je ne connais pas l’affaire Chambige dans tous ses détails, lisant peu les journaux. Mais, d’après ce que j’en entends dire, l’acte du condamné est inapprouvable au fond. Aussi bien, je trouve ridicule, tant de la part d’un homme de robe que de celle d’un homme de plume, d’accoler à un meurtre, en vue d’un verdict juridique ou psychologique — encore ce mot ! — l’étiquette d’une École littéraire quelconque. »

Contrainte et liberté

« Quelle est la meilleure condition du bien social, une organisation spontanée et libre ou bien une organisation disciplinée et méthodique. Vers laquelle ces conceptions doivent aller les préférences de l’artiste ? »

Réponse de Verlaine (Paul).

« L’organisation disciplinée et méthodique en attendant que l’autre soit possible ce qui me paraît un rêve. Je suis en fait de politique générale de l’avis de Joseph de Maistre, le rêve de Bakounine n’étant pas encore réalisable. »

Devoirs d’Histoire de France
par E. Delahaye.

Nous sommes en retard pour parler d’un livre que plusieurs de nos confrères de la presse ont signalé déjà avec éloges. Devoirs d’Histoire de France : voilà un titre bien modeste, — trop modeste, à notre sens, modeste jusqu’à l’injustice ; — l’auteur, M. Ernest Delahaye, a été mal inspiré peut-être, — qu’il nous permette de le lui dire en toute amitié, — par les habitudes tyranniques contractées dans l’enseignement, en donnant à son bel ouvrage ce titre et cette destination étroitement pédagogiques. C’est un livre d’enseignement, soit ! excellent, d’une utilité incontestable pour les élèves intelligents et pour les jeunes maîtres ; mais c’est aussi, et plus encore, un livre de philosophie historique, que ses qualités hautement littéraires, la netteté, la hardiesse, la clairvoyance de ses vues destinaient au grand public. M. Delahaye a l’air de s’imaginer que les enfants, seuls, ont besoin de comprendre l’histoire, et, dans son excessive politesse pour ces grands, ces vieux enfants qui sont les hommes d’aujourd’hui, il feint de ne pas avoir écrit pour eux, — comme superflues, — ses explications si lumineuses de la fusion des races, de l’implantation géniale du christianisme, du rôle providentiel, — accepté ou non, — du rude Clovis, de l’action gigantesque de Charlemagne ; de l’avènement et de l’écroulement des dynasties, de la lente et laborieuse fortune capétienne ; il n’adresse qu’aux collégiens sa belle comparaison, si concluante, de la corruption antique avec la saine rigueur du moyen âge ; c’est pour eux qu’il démolit, — avec quels biceps et quelle tranquillité ! — le fatras de préjugés amassés par l’esprit encyclopédique sur l’origine de notre civilisation ; qu’il dégage enfin, — et je crois bien qu’il est le premier, — le véritable caractère de la Renaissance.

Mon cher Delahaye, la jeunesse studieuse profitera grandement de vos Devoirs ; mais je prétends que les adultes, les mûrs, les graves, les sérieux, doivent non moins les lire pour perdre une foule d’erreurs un peu partout ramassées, respecter leurs ancêtres et aussi leur patrie, comme vous le faites, en bon fils, point aveugle et point ingrat.

J’ajoute que la façon dont votre Histoire nous a amenés jusqu’au xviie  siècle, nous fait désirer vivement l’apparition de la deuxième partie dont vous nous donnez le programme et que vous nous promettez pour tantôt.

Les Intimités
par François Coppée.

Les lecteurs du Hanneton connaissent la plupart de ces petits poèmes d’amour, parus ici même et que l’auteur du Reliquaire a eu l’heureuse idée de réunir en un mignon volume. Je n’insisterai donc pas sur ces vers exquis, extrêmement raffinés sans apparence d’effort et même avec une délicate affectation de laisser-aller élégiaque, que raille par instants une légère note d’ironie triste.

Aussi, après avoir constaté le grand progrès des nouveaux vers de M. François Coppée sur ses premiers, si remarquables pourtant déjà, et loué sans réserve la discrétion habile autant qu’exquise de ces petits chefs-d’œuvre voluptueux, me bornerai-je à mettre sous vos yeux le délicieux prologue — inédit ici — des Intimités.

Afin de louer mieux vos charmes endormeurs, etc.

Cette citation dispense de tout commentaire et j’ai, n’est-ce pas, raison de m’arrêter là.

Les bigarrures de l’honneur

À la 10° Chambre, trois juges, le président, flanqué des assesseurs, magistrats curules, un substitut, magistrats debout, un greffier, concierge de Thémis, plus quelques municipaux, avec le nombre de témoins requis, ont pris place dans le but de juger un nommé « Raizonville ». Ce Raizonville n’est pas un œillet blanc. Il n’a pas, comme le prince de Vitenvale, des relations apostoliques. Il ne fait pas de jolis vers comme P.-B. Gheusi. La corsetière de Paul Deschanel n’a pas l’honneur de comprimer son abdomen, car, c’est pour tout potage un souteneur — un dangereux souteneur, même, à ce que dit la prévention. En d’autres termes il n’a pour moyens d’existence que des prélèvements sur l’amour appointé. Quand Vénus Vulgevagues cesse de pourvoir au besoin du jeune homme, celui-ci perpètre des attaques nocturnes, modes simplistes d’acquérir la propriété. Bruant nota cette psychologie rudimentaire des boulevards extérieurs.

Pendant qu’ t’étais à la campagne
En train d’ te faire cautériser
Au lieu ed’ rester dans mon pagne
Moi j’ m’ai mis à dévaliser.

Le « nommé » Raizonville est aimé « comme un empereur, comme un tsar » mieux peut-être, car nul soupçon d’égoïsme n’entache les sentiments que lui fait paraître la péripatéticienne dont il vit. Cela va jusqu’à l’abandon le plus complet de soi et fait parler un peu les délicatesses des hommes de M. Bourget.

Donc ce « dangereux » Raizonville était poursuivi sous la prévention d’avoir tiré sur une pierreuse, Louise Mouranvale, qu’il ne trouvait pas assez docile (ô pudeur), un coup de revolver. La rixe ayant par hasard attiré des agents, ceux-ci avaient arrêté Raizonville. Devant le tribunal, ils furent formels et très affirmatifs sur le coup de revolver ainsi que vous le pensez bien. Un agent est nécessairement affirmatif quand il s’agit d’expédier en prison un pauvre diable : c’est le métier ; brave homme au demeurant et susceptible de bien faire quand il a fini de déposer, mais à la barre il inquisitionne avec fureur.

Aux agents, succéda Mlle Mouranvale qui leur déposa un démenti absolu. Elle soutint que jamais il n’y avait eu — au contraire — le plus léger dissentiment entre elle et Raizonville, que les sergots faisaient erreur. Malgré les objurgations du président, elle s’entêta dans ses dires, sur quoi le substitut Castaing (sévère et juste comme Petdeloup) se leva requérant la condamnation de Louise Mouranvale, pour faux témoignage.

Sur quoi le tribunal de rendre un jugement qui condamna la pauvre fille à six mois de prison et d’ordonner son arrestation immédiate.

Comme elle sortait, escortée de ses gardes, elle s’écria subitement dans un mouvement de fierté :

— Au moins j’ai du sang.

— Que dit-elle ? exclama le substitut qui, naturellement ne comprend pas le faubourien — qu’on la ramène !

— Je dis que je suis une femme, ricana la pierreuse.

Et l’homme au jupon noir continue à ne pas saisir la poésie du geste et du cœur.

M. le substitut Castaing.

Autobiographie

Paul Verlaine est né à Metz comme par une menace de la Destinée qui l’a toujours ballotté, privé en quelque sorte de patrie même « Carnoto consule », en dépit de telle belle et bonne option.

À l’âge où l’on se décidait, sérieusement, pour les Lettres ou pour les Sciences, son goût pour le grec et le latin l’emporta sur son amour héréditaire de l’épaulette, car son rêve était d’être officier comme son père. Sa mère d’ailleurs, n’ayant que lui comme garçon, en voulait faire un avocat ou un ingénieur. Il tourna poète. Eut-il raison ?

Sa vie ? Elle est assez connue et mal. C’est un homme à bons moments et à quarts d’heure moins bien. D’où de naturelles péripéties qu’une manière de fatalité, qu’autrefois il appelait être « saturnien » et qu’à présent il nomme moins baudelairement le train-train de l’existence, commande. Il est dans la cinquantaine, et sauf un « bon coffre », sa santé est précaire : rhumatismes, etc.

Réponse à l’enquête sur la crise de l’amour

1° L’amour est-il vraiment aussi malade que le disent les romanciers et beaucoup de gens du monde ?

2° Quel serait le remède pour revenir à l’amour d’autrefois ?

« Les philosophes grecs aimaient les belles formes. Leur cœur s’attachait de préférence aux nobles lignes que les beaux éphèbes déployaient dans les exercices du gymnase. Socrate aimait à s’entourer de figures idéales et se plaisait à les regarder. Sa morale lui en paraissait rehaussée. Virgile eut toujours un goût très vif pour les jeunes Romains. Ses églogues ont consacré le souvenir de ses passions et de ses jalousies. Certes, tout cela est hautement idéal. Mais quelques esprits délicats de nos jours, heurtés par le côté bassement matériel de l’amour, par le prosaïsme des rapports journaliers, frappés de l’incomplet des formes féminines, du manque d’esthétique de leur amitié toujours peu sûre, ont jugé que la passion ordinaire ne pouvait jamais atteindre à ce haut point de désintéressement où se joue l’amitié entre hommes. L’amitié-passion, voilà le remède que vous cherchez. »

À la bonne franquette4
par Gabriel Vicaire.

Le poète, toujours savoureux, le traditionnel et pieusement de son pays, des Émaux bressans, le presque et tout à fait mystique, si léger et plus profond que de prime abord, du Miracle de Saint-Nicolas, l’auteur absolument beau — comme le Schakespeare délicieux des féeries, de l’Heure enchantée, le satirique indulgent, mais que fin et malicieux, des Déliquescences, nous donne aujourd’hui, à cette heure d’écoles et d’« escholiers » avec tous les s et tous les ch moyenageux et renaissants, le plus simple et le plus bonhomme de ses livres. — comme qui dirait une protestation à l’adresse des « écritures » qu’on lit et des « lues » qu’il faut entendre sinon écouter

Le titre même de cette œuvre de gloire, envolée et toute jolie : À la bonne franquette, dit assez l’esprit qui a présidé à la création tant de petites mais extrêmes merveilles de grâce et de belle et de bonne humeur.

Le volume consiste en plusieurs parties, dont la première se compose de vingt-cinq ballades, dédiées à François Coppée, par voie, consciente ou pas, voulue ou non, de revendication en faveur de la clarté, de la netteté française tellement méconnues et, risum teneatis ! méprisées, exclusifs ou néants (si je puis forger ce participe pour les besoins de la cause) — clarté, netteté, dont mon cher ancien compagnon du Parnasse et de ma jeunesse représente bien, avec toutes ses qualités et ses rares défauts, le pour et le contre.

Et qui, en effet, bien conformes au titre général du volume et à l’idéal littéraire, évoque par le nom du dédicataire des Ballades, ces Ballades elles-mêmes ! Claires, nettes, le sont-elles assez et jamais trop, dans leur raideur fraîche et parfumée et veloutée de pêche et de prune ? Droit au but ils volent, ces vers, traits primesautiers, d’esprit franc du collier, pointes de sentiments délicates et discrètes que barbelle bien deci et delà quelque malice sans fiel mais sans trop parfois d’inutile clémence :

……………………………………………
Au long des sentiers fleuris,
Avec ma petite muse
………………………………..
Quand on m’aura bien enterré.
………………………………………..

Un des plus grands mérites peut-être, entre tant d’autres, de ces ballades d’ailleurs irréprochables comme forme classique et comme parfaite correction intrinsèque, c’est, de par les rythmes si variés choisis, mais surtout en vertu de la facture particulièrement alerte, et aussi du ton gai, direct, de l’entrain charmant, — c’est de brûler, pour ainsi parler, l’idée de poème à forme fixe ; et l’on croirait plutôt avoir affaire à des chansons au vent, à des refrains capricieux s’essorant au gré d’une pensée plaisamment vagabonde.

N’est-ce pas un peu ou tout à fait votre opinion ? Des sonnets ou pièces diverses suivent le même thème que les Ballades, le vin joyeux ou l’amour tendre, et tout le monde content, de la bonne façon : leitmotiv éternel et original dans sa vaste banalité qui est, au fait, tout un monde. Ici l’auteur déploie la même étonnante facilité pleine d’une savoureuse maîtrise, il n’y a pas moyen d’en disconvenir dès le premier charme éprouvé pour goûter les plus littéraires vertus de ces vers infiniment plus complexes, tout en restant exquisement naturels et mieux que naturels, qu’un lecteur superficiel n’en conviendrait.

Rosette en paradis ! Le chef-d’œuvre de grâce mutine, de souplesse, d’aisance, d’art souriant ! Lisez bien vite ou relisez l’ingénieuse légende créée de toutes pièces par l’imagination très, et très admirablement aimable du poète ! Que dire de la Journée de Javotte, sinon de la même joie éprouvée en présence de cette poésie du xviiie  siècle d’allure, un peu « coquine « d’allures, ô si peu ! juste pour pressentir toute la verve susceptible d’éclater en une œuvre à ce destinée par ce poète surtout du plaisir tour à tour délicat à l’infini et amusant, même gros quand l’heure en sonne.

Le volume ne saurait mieux finir, que par Passionnelle, une série amoureuse, d’un amour d’homme surtout bonhomme, dupe et au besoin sa propre dupe, mais toujours avisé, n’appuyant pas, jaloux tout juste et suffisamment attendri. J’en citerai les tout derniers vers qui forment comme la morale horacienne plus encore qu’anacréontique de l’excellent poète, du vrai « Sage » et du cher ami, Gabriel Vicaire :

Contemple, tout ravie
La bataille de la vie,
Accueille avec un bouquet
Le vainqueur, s’il est coquet,
Vide devant sa bannière
Ta corbeille printanière
Et tant pis pour les blessés
Qui râlent dans les fossés !

Les soirs de « La Lorraine artiste »

Causerie de M. Paul Verlaine

« Et toi, ô Nancy, qu’en des jours plus heureux on appelait à si juste titre « la Coquette » et qu’aujourd’hui la glorieuse et douloureuse qualification de lorraine doit seule décorer, salut ! C’est pour la première fois que je suis dans tes murs, et je t’aime déjà, vieille et jeune cité, toute histoire belle et toute élégance architecturale. Enfant de ton sol, de la partie de ton sol, ô capitale, qui a dû servir d’otage à un futur, peut-être prochain retour d’elle-même à la patrie.

« Je viens aujourd’hui, humble écrivain, vous entretenir un instant de poésie et d’art contemporains : sujet entre tous désintéressé et pacifique comme il sied à ce moment de notre siècle un peu las des grands événements et désireux de quelque idéal, en attendant les définitifs efforts vers un avenir meilleur pour les nations et pour les sociétés. Que vienne ce moment, et les poètes ne seront pas les derniers à y participer, croyez-le. »

Conférence faite à Anvers

Mesdames, Messieurs,

Il y a quelques mois, j’étais en Hollande, où des amis m’avaient appelé en vue de donner une série de conférences. Je fus là l’objet d’un accueil trop flatteur et de sympathie qui feront l’honneur de cet instant de ma vie. Je ne suis pas orateur, vous allez vous en apercevoir, je suis tout au plus un lecteur médiocre et, qui plus est, pour le moment, enrhumé.

J’étais donc fort intimidé, quand il me fut donné, à La Haye, de prendre la parole, au milieu d’un assez nombreux public. En outre, je me trouvais dans un pays tout à fait étranger, de langue diamétralement opposée, comme vocabulaire et comme syntaxe, à la mienne, de mœurs différentes et sans doute en dehors, bien entendu, des bienveillances qui m’entouraient, plus ou moins, sinon hostiles, à coup sûr indifférente aux choses de mon pays à moi.

Ici, dans un pays qui parle ma langue, qui vit de la même vie, où presque de la même vie que mes compatriotes, je me sens, bien que fort petit garçon encore, mieux, infiniment mieux sur mon terrain. Pour la raison que je viens de dire, d’abord et puis parce que je suis d’origine wallone ; ma famille paternelle était de vieille souche ardennaise belge ; mon nom du reste, ainsi, par parenthèse, que celui de mon cher vieux camarade François Coppée, est assez fréquent ici. Et puis, j’ai beaucoup vécu en Belgique, bien et peut-être trop vécu, jadis. C’est donc avec confiance que je viens vous dire quelques mots.

Salut tout d’abord de la part d’un Français à ses frères d’armes belges, aux poètes charmants et forts, marchant de pair avec les nôtres, n’en précédant pas, allant parallèlement, ajoutant en outre un goût, une saveur de terroir au riche fond commun, à la langue dite justement française et parlée un peu partout, ici, en Suisse, en Russie — et partout où est la civilisation, même plus loin, puisque non seulement les Canadiens, mais les sauvages canadiens s’en servent sans, dit-on, trop l’estropier.

Salut à Van Hasselt et Decoster, précurseurs du mouvement actuel, si intéressant, si beau ! au puissant et têtu, imperturbablement correct Albert Giraud au non moins puissant, mais plus souple, plus, peut-être, téméraire aussi Émile Verhaeren au regretté Max Waller, fondateur de cette aujourd’hui fameuse Jeune Belgique, à Iwan Gilkin, psychologue impitoyable du mal, à André Fontainas, presque un Français maintenant, à l’exquis et doux et subtil et pour tout dire, racinien, Fernand Séverin, à ce Maeterlinck tout frissonnant de génie de qui la gloire monte encore, à Van Lerberghe, ce grand délicat, Grégoire le Roy, ce délicat délicieux.

Mon hommage aussi, aux prosateurs, romanciers, critiques, polygraphes, qui ont su porter si haut leur gloire. Mon hommage aussi, tout particulièrement, puisque je parle dans une ville en grande partie flamande, à Camille Lemonnier, glorieux ici comme partout, à la vaillante critique de l’art moderne, si bellement menée par Edmond Picard et Octave Maus, aux écrivains qui ont célébré l’âme flamande Elskamp et Demolder, Henry Maubel, le fin portraitiste de jeunes filles, à ces curieux d’art, Arnold Goflin, les frères Jules et Georges Destrée, Francis Naules et Ernest Verlant.

Dans de brillantes conférences données à Charleroi, à Bruxelles et ici même il y a quelques jours, on a éloquemment retracé quelque ombre de ma vie, qui fut plutôt mouvementée pour parler modérément. On a bien voulu également citer plusieurs de mes vers après les avoir commentés avec une merveilleuse sagacité. Je n’ai guère rien à ajouter à cette excellente et si honorable présentation en Belgique — sinon je crois ceci :

Ma vie disais-je a été de préférence douloureuse, c’est le mot qu’une pudeur m’empêchait de proférer il n’y a qu’un instant, et je n’en dirais pas un autre de plus à ce sujet, si quelque clarté n’était indispensable à la compréhension complète de quelques pièces non connues probablement de vous dont je vous demanderai la permission de vous donner lecture tout à l’heure.

J’ai débuté en 1867 par les Poèmes Saturniens, chose jeune et forcément empreinte d’imitations à droite et à gauche. En outre, j’y étais « impossible », mot à la mode en ces temps-là :

Est-elle en marbre ou non la Vénus de Milo ?

m’écriai-je alors dans un épilogue que je fus quelque temps encore à considérer comme la crème de l’esthétique. Depuis, ces vers et ces théories me semblent puérils ; honnêtes, les vers, mais puérils d’autant plus. Pourtant l’homme, qui était sous le jeune homme un peu pédant que j’étais alors, jetait parfois ou plutôt soulevait le masque et s’exprimait en plusieurs petits poèmes tendrement.

Ces vers, entre plusieurs autres, témoignaient dès lors d’une certaine pente à une mélancolie tour à tour sensuelle et rêveusement mystique qui vinrent deux ans environ après, costumés en personnages de la comédie italienne et de féeries à la Watteau, confirmer plus agréablement peut-être, en tout cas mieux faits et voulus davantage les vers de ce petit volume dès lors assez goûté : « Les Fêtes galantes ». On peut trouver aussi là quelques tons savoureux d’aigreur veloutée et de câline méchanceté :

 

PANTOMIME

Pierrot qui n’a rien d’un Clitandre
Vide un flacon, sans plus attendre
Et, pratique, entame un pâté.
………………………………………………………………….

LES INGÉNUS

Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambe, trop souvent
Interceptés ! — et nous aimions ce jeu de dupes —
…………………………………………………….

LE FAUNE

Un vieux faune, de terre cuite,
Rit au centre des boulingrins,
…………………………………………………………………

Une tout autre musique chante dans la « Bonne Chanson », cadeau de noce à vrai dire, littéralement parlant, car ce fut à l’occasion d’un mariage qui allait se faire et se fit, que parut ce mince volume que l’auteur aime comme peut-être le plus naturel de ses ouvrages. En effet, l’art violent ou délicat prétendait régner presque uniquement dans les précédents et il devient dès lors possible de discerner des vues naïves et vraies sur la nature matérielle et morale.

Jugez-en par quelques citations :

La Lune blanche
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée…
Ô bien-aimée.
………………………
Donc, ce sera par un clair jour d’été :
Le grand soleil, complice de ma joie,
Fera, parmi le satin et la soie,
Plus belle encore votre chère beauté ;
……………………….

La vie allait. Le malheur, suite de fautes — mutuelles — survint dans le ménage du poète qui, brusquement, quitta tout et vagabonda à la recherche de distractions qui ne le rassasièrent pas. Au contraire, je ne dirai pas des remords, il n’en ressentit pas, ne se repentant pas, mais du regret et du dépit, puis quelques consolations, compensations plutôt, l’inspirèrent dans son troisième recueil : Romances sans paroles, ainsi dénommées pour mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés.

Ainsi :

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
……………………….
Ô triste, triste était mon âme
À cause, à cause d’une femme.
……………………….

GREEN

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches. Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous
…………………………

Une catastrophe sérieuse interrompit ces peines et ces plaisirs factices. Même il se l’exagéra au point d’écrire (Sagesse) :

Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie :
Dormez, tout Espoir,
Dormez, toute Envie !

Puis, une résignation comme divine et qu’il voit encore belle, l’investit et lui dicta de nombreux poèmes mystiques, du plus pur catholicisme comme ceci qui data toute une ère nouvelle, dans sa poésie et peut passer pour devise de sa vie pendant d’assez longues années :

Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour
Et la blessure est encore vibrante.
………………………….
Mon Dieu m’a dit : Mon fils il faut m’aimer. Tu vois
Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,
…………………………..

Puis comme cela devait arriver, l’humanité trop tendue, reprit ou crut reprendre quelque peu ses droits ou ses prétendus droits, d’où une série de volumes : « Chansons pour elle », « Odes en son honneur », où étaient célébrées des affections nouvelles sur des rythmes appropriés. Le malheur revint ensuite, sous d’autres formes. Il les a toutes. La plus aiguë fut la maladie. Ces accidents rhumatismaux accompagnés de toutes sortes de complications qui n’en ont pas encore fini avec ce pauvre convalescent que voici, comme en témoigne son aspect déjà bien amélioré, l’induisirent, au courant d’une crise récente aggravée d’opérations désagréables, à ce retour aux tristesses et aux sérénités de Sagesse.

Témoin ceci :

Ex Imo

Ô Jésus, vous m’avez puni moralement
Quand j’étais digne encor d’une noble souffrance,
Maintenant que mes torts ont dépassé l’outrance,
Ô Jésus, vous me punissez physiquement.

Mais comme cela va mieux, ce poète qui est moi ne veut pas se séparer de vous sans vous laisser de lui un souvenir moins grave et voici précisément ce qu’il écrivait dernièrement à une dame qui lui demandait de ses cheveux :

 

L’AIMÉE

Voici des cheveux gris et de la barbe grise,
Tu me les demandas en un jour d’enjouement,
Pour, disais-tu, les encadrer bien gentiment
Autour de ce portrait où ma grâce agonise.
Pauvre « photo » ! Mais, j’y pense, il sera de mise,
Quand mes yeux fatigués se seront clos dûment
Et que la terre bercera son fils dormant,
Il sera de saison, chérie, — alors exquise
Attention ! de faire avec ces cheveux teints
Et cette barbe, teints en boucles blondes, brunes,
Ou telle autre nuance entre tant d’opportunes,
Faire par un coiffeur de choix, sur des fonds peints
D’avance, le tombeau, lors pleuré sans astuce,
Du jeune homme qu’il aurait fallu que je fusse.
(Dédicaces Ed. Vanier.)

Je ne saurais mieux terminer cette lecture en forme de causerie qu’en vous remerciant de votre bienveillante attention dont néanmoins j’abuserai encore par une citation et celle-ci sera la dernière sinon la bonne :

Je parle, moi Français, dans une ville flamande,

admirablement flamande et fière de son passé comme de son présent, française toutefois dans son élite par la langue française comprise et parlée et patriote avant tout. Mais vous n’êtes pas les seuls, permettez-moi de vous le dire, à être patriotes. Le pauvre poète, fils d’une patrie jadis meurtrie et vaincue, mais pleine encore du saint espoir, a fait ces vers que je ne vous demande pas d’admirer, mais d’aimer un peu. Et ce sera, si vous le voulez bien, mon adieu à la noble ville d’Anvers.

L’Amour de la Patrie est le premier amour.
Et le dernier amour après l’amour de Dieu,
C’est un feu qui s’allume alors que luit le jour.
Où notre regard luit comme un céleste feu
…………………………………………………
(Bonheur.)

Arthur Rimbaud

De toute l’œuvre en vers de Rimbaud, œuvre dont je me « réjouis », dans la tristesse de la mort précoce de cet unique poète, d’avoir inauguré en quelque sorte la gloire, — je crois qu’on peut, avec moi, préférer le Bateau Ivre.

Symbolique ou non (à coup sûr pas symboliste), ce maître morceau vous prend par sa toute-beauté de forme et vous courbe sous sa toute-puissance d’originalité. Est-ce bien l’âme de l’homme ou la libre fantaisie du poète qui est en jeu, qu’importe ! C’est d’une suprême grandeur dans la plus neuve des mises en œuvre, et comme en scène, depuis le début imprévu, sans phrase, sans « il y avait une fois », et si calme, mais saisissant, en quelque sorte extranaturel et si large et simple et clair,

Comme je descendais des fleuves impassibles
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs.
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

jusqu’au superbement pathétique finale de cette symphonie,

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Tous les vers d’ailleurs là-dedans, portent, curieux, rares, exacts, tous,

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.
……………………………………………………
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.
……………………………………………………
Libre, fumant, monté de brumes violettes,

gracieux d’une grâce inédite, n’est-ce pas ?

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.

Amusants, d’une bizarrerie indicible sinon par eux-mêmes,

………………… le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur.
……………………………………………………

Ce cri :

Ô que ma quille éclate, ô que j’aille à la mer !

Cet autre :

Mais moi ! j’ai trop pleuré !

Et n’est-il pas prophétique, hélas ! en outre, ce chef-d’œuvre en dehors de toute littérature, au-dessus, peut-être, comme a si bien nuancé Félix Fénéon parlant de l’œuvre entier, — qui comme un bateau, lui prête des élans, des appétences vers les aventures loin du connu, et pronostique vingt ans d’avance la fin, dirai-je héroïque ? en tout cas, noble et fière de ce poète s’isolant d’une notoriété si méritée, renonçant aux caresses des admirations d’élite, pour suivre, pour vivre son rêve de nouveau, de pire et de mieux, — par le monde, à travers les choses et les gens avidement vus, comme dévorés, pour lui seul le hautain poète assoiffé, affamé, ivre, repu, inassouvi de vraie dignité, libre à souhait, toujours en avant, — mourant dans sa volonté faite ?

Notes sur l’Angleterrea, lorsque je fus professeur de français.

Un samedi soir, en 1872, je m’embarquai à Ostende pour Douvres, avec Arthur Rimbaud, le grand enfant-poète, comme compagnon. Durant les sept ou huit heures d’une traversée plutôt mauvaise (c’était la première pour tous les deux), nous fîmes l’épreuve de notre excellent pied marin, et cela en dépit d’une déplorable exhibition de mal de mer chez la plupart des autres voyageurs. Il faisait nuit lorsque nous débarquâmes, et nous résolûmes de coucher à Douvres. Le lendemain matin, nous errions à travers la ville ; le soleil brillait au-dessus de nos têtes. Douvres est une médiocre cité, avec d’admirables falaises si blanches qu’elles ont laissé leur nom à l’Angleterre (Albion). Vers huit heures, éprouvant le besoin de déjeuner, nous descendîmes du haut des falaises à la recherche d’un restaurant. Bien qu ils fussent en nombre, aucun d’eux n’était ouvert, et ce fut grâce à la rencontre d’un Français, interprète de profession, que nous pûmes, non sans difficulté, obtenir, dans l’un d’eux, quelques œufs et du thé, en nous donnant comme voyageurs bona fide. Ce fut là mon initiation au dimanche anglais, lequel, après tout, n’est pas si terrible qu’on se l’imagine.

J’ai entrepris de donner ce récit de ma première apparition dans le Royaume-Uni, en manière de courte préface au présent article touchant ma carrière de professeur en Angleterre. Je demande en toute humilité, et comme préambule, qu’on me permette d’ajouter que mon premier séjour à Londres fut d’un genre frivole (pour ne pas user d’une expression plus forte), et que j’y perdis, très probablement, cet esprit sérieux dont je me suis depuis lors si rarement écarté.

Après trois années orageuses et douloureuses que je passai alors sur le continent,

Car le malheur est bien un trésor qu’on déterre5,

sentant le besoin, ou plutôt le désir d’un travail calme et régulier, hors de toute littérature, et sans qu’aucune nécessité pécuniaire me contraignit à cette résolution, je me déterminai à retourner en Angleterre, seul cette fois, et avec des intentions hautement « respectables »6.

Dès que j’eus mis le pied à Londres (et ceci devait prendre une sérieuse importance dans ma vie), j’allai à une agence pour « Professeurs et Précepteurs ». Je désirais un emploi « au pair » : c’est-à-dire que j’enseignerais le français, le dessin et les langues mortes, en échange de la pension et du blanchissage. J’attendis une semaine environ, le cœur plein d’un vague regret de la liberté que j’étais sur le point d’aliéner, et, après ce temps, je reçus un avis de l’agence, m’informant qu’un directeur d’école du Lincolnshire acceptait de m’engager comme professeur de français et de dessin dans un village du nom de Stickney, près Boston. Le lendemain, j’empaquetai mes effets, et je partis de la gare de King’s Cross pour Sibsey, la station la plus proche de Stickney, où le domestique et le cabriolet du directeur devaient m’attendre. Pendant le trajet que je fis, j’admirai pour la première fois (car jusque-là je n’avais guère habité que dans le triste Londres d’hiver) le charmant spectacle automnal des environs, au nord de la métropole. Les Londoniens n’étaient pas encore affligés de l’Alexandra Palace, dont la construction était à peine commencée à cette époque. Remarquant combien la campagne autour de Petersborough apparaissait de plus en plus agréable, je goûtais également le paysage des environs de Boston, dont le charme compensait l’excessive platitude.

À Sibsey, je trouvai un gamin d’une douzaine d’années, à la figure joufflue, et un cabriolet, attelé d’un poney, dans lequel un porteur et le jeune garçon déposèrent mes bagages. Un claquement de fouet et nous partîmes.

Le crépuscule tombait. Les dernières lueurs du jour répandaient leur éclat sur un paysage exquis, dans la douceur des pâturages et des arbres, — ces arbres anglais aux branches capricieusement tordues et entremêlées, intricated, — si 1 on veut me permettre ce barbarisme, — et qui sont, comme le dit quelque part la Bible, ceux qui portent les meilleurs fruits. Les deux côtés de la route, bordée de belles haies vives, étaient pour ainsi dire semés de gras moutons et de poulains agiles, vaquant en liberté. Je fis une esquisse de cette scène dans les vers de mon livre Sagesse :

L’échelonnement des haies
Moutonne à l’infini, mer
Claire dans le brouillard clair
Qui sent bon les jeunes baies.

Des arbres et des moulins
Sont légers sur le vert tendre
Où vient s’ébattre et s’étendre
L’agilité des poulains.

Dans ce vague d’un Dimanche
Voici se jouer aussi
De grandes brebis aussi
Douces que leur laine blanche

Tout à l’heure déferlait
L’onde roulée en volutes
De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait7.

À mi-chemin — ou à peu près, — de notre voyage, nous fûmes obligés de nous arrêter à une sorte de tourniquet et de payer un droit de péage qui n’existe plus. Bref, le poney ayant trotté une nouvelle demi-heure, — comment diable appelait-on ce poney ? sur ma parole, je ne m’en souviens guère, bien que, par la suite, nous devînmes de grands amis, — le jeune garçon stoppa et me dit : « Voici l’école, monsieur. » Et nous nous trouvâmes — le cabriolet, le poney, le groom et votre humble serviteur — devant une porte cochère. Celle-ci s’ouvrit sur une cour (vraisemblablement la cour de récréation), sous la poussée d’un homme d’une trentaine d’années, au visage barré d’une forte moustache et encadré d’énormes favoris. Je pus à peine distinguer, dans la nuit, mon hôte qui, à ma vue, souleva son chapeau de feutre et m’accueillit par ces mots : Welcome moussou (Soyez le bienvenu, moussou). Je répondis dès que je fus descendu : Exuse me, I have got plenty of dust (Excusez-moi, je suis couvert de poussière).

À cet anglais douteux, il repartit en un français plus douteux encore : Veux-tu laver ? — Yes, dis-je, avec un semblant de correction dont je ne manquais pas de m’enorgueillir.

Nous nous dirigeâmes ensuite vers la cuisine, où je me lavai les mains ; après quoi, mon hôte me conduisit au parloir. Là, nous trouvâmes sa femme tout en pleurs, penchée sur un berceau dans lequel se trouvait une fillette quasi agonisante.

J’en fus naturellement touché ; mais comme j’étais à peine capable de m’exprimer dans un anglais rudimentaire, que la dame ne connaissait d’ailleurs pas un traître mot de français et son mari pas beaucoup plus, je pus seulement traduire par des gestes de cordiale sympathie — telle une bénédiction de l’étranger — le souhait fervent que l’enfant serait sauvé.

Ma pantomime fut parfaitement comprise, et, au milieu des pleurs que nous versâmes en commun, je sentis ma main serrée avec une chaleur qui me convainquit de la sincérité de l’accueil.

La glace était rompue.

De ce jour, mes hôtes eurent un ami, au lieu d’un assistant, et moi j’en comptai deux en retour.

Je m’éveillai le lendemain matin de très bonne heure selon ma coutume, et j’allai faire un tour dans le jardin où je rencontrai un vénérable gentleman à barbe blanche, qui parlait le français correctement. C’était, je le sus par la suite, un vicaire de la paroisse, chanoine de Lincoln, au surplus, magistrat du comté, personnage aimable, plein de bonhomie, dont j’eus l’occasion de reconnaître, par la suite, la réelle charité. On l’appelait (il est mort maintenant) le chanoine Coltman. Il avait beaucoup voyagé. Sa bonté et son zèle étaient infinis ; il exerçait un efficace et sincère amour pour les pauvres et les pécheurs — et j’entends ce mot pécheurs, non dans le sens que lui prêtent les sectaires, mais dans sa plus large signification. Qu’ajouterai-je de plus sur ce sympathique vieillard, lorsque j’aurai dit qu’il était fort cultivé et qu’il avait été l’ami, et je crois bien le contemporain à Eton, et à Oxford, ou à Cambridge, de lord Tennyson ;) J’aurai d’ailleurs l’occasion de rappeler sa mémoire.

À la fin de l’agréable et instructive conversation que nous eûmes, et au cours de laquelle nous avions abordé toute sorte de sujets : littérature, arts, voire même théologie, je rentrai à la maison, ou plutôt au cottage. C’était littéralement un cottage et, aussi bizarre qu’il parut à mes yeux de Français, un coquet cottage anglais, avec son gracieux toit de chaume, ses étroites fenêtres à guillotine, et ses nombreux degrés distribués çà et là, aux divers côtés de l’habitation, par deux et par trois, de la cuisine au parloir et du parloir à la nursery. Il y avait un tapis de couleur claire dans toute la maison.

Le maître de céans apparut, circulant en pantoufles sur un sol feutré, que couvraient également d’épaisses toisons amortissant les pas, allant et venant au milieu de meubles d’acajou, d’un style moins lourd et exhalant une odeur plus subtile que chez nous. Les chaises et les fauteuils étaient ornés de vraies dentelles, du moins j’aimais à le croire, quoiqu’ils ne fussent, peut-être que de la simple imitation.

Mr William Andrews, c’était le nom de l’hôte s’avança pour me saluer, excusant sa femme de ne point paraître au « breakfast », à cause de la maladie de sa fille. Cette dernière allait mieux, cependant, ce que je fus sincèrement heureux d’apprendre. Le petit déjeuner fut vite achevé et quand la dernière tartine de pain beurré eut disparu, Mr Andrews me conduisit à l’école. Je fus charmé de l’établissement proprement dit. Comme construction, le bâtiment était de style gothique, mais assez délabré et tout entier crépi de plâtre grossier ; avec la charpente extérieure peinte en rouge foncé. Les fenêtres, de bon style anglais du xve  siècle, avaient des carreaux en forme de losanges réunis par un treillis de plomb.

La cour de récréation était assez semblable aux cours de nos écoles. Derrière cette maison et le cottage, se trouvait ce que nous appellerions un clos, et ce qu’on dénomme, en Angleterre, un green ou un bowling-green, dénomination que nos ancêtres ont convertie en boulingrin. Il était entouré de haies, ainsi que le sait quiconque a vu la terre anglaise (en réalité la Grande-Normandie, plutôt que la Grande-Bretagne des géographes), et entouré à un degré presque surnaturel, pour un lecteur de Shakespeare, par des peupliers féeriques.

Pour plaire au propriétaire et aussi pour me divertir, nous visitâmes chaque lieu et chaque chose minutieusement : la cuisine, le parloir (lui servait aussi de salle à manger, etc., sans oublier l’écurie de Taffy (voilà ! je me souviens maintenant du nom du poney), la basse-cour, voire même le logis fait de planches, et en plein air, de Lady Pig, une gigantesque truie noire, avec son étable pour dormir et l’abriter du mauvais temps, puis d’autres communs, etc…

Enfin, comme il était huit heures, nous entrâmes dans la salle d’étude. Après avoir ordonné le silence, ce qui fut obtenu, non sans peine, par un jeune homme d’environ seize ans, un élève destiné à devenir maître à son tour, Mr Andrews lut à haute voix les prières.

Elles étaient en anglais et correspondaient exactement à notre vieux Veni, sancte Spiritus, reple tuorum corda fidelium, que les enfants écoutèrent et auxquelles ils répondirent très décemment, sinon avec dévotion, les filles et les garçons se tenant devant leur banc, selon leur sexe et la place qui leur était assignée.

Je fus ensuite présenté.

« Monsieur Verlaine, qui est bachelier ès Art de l’Université de Paris, veut bien consentir à m’aider dans l’enseignement de la langue française et de l’art du dessin. Il sait l’anglais aussi bien qu’un Anglais, et certainement mieux que vous tous réunis, mais naturellement, il ne peut pas le prononcer… tout à fait bien. Je suis convaincu que vous respecterez et aimerez ce gentleman. Mais si quelqu’un de vous profitait de son accent étranger pour lui témoigner la moindre marque d’irrespect, je ne perdrais pas de temps… pour corriger la faute ».

Je commençai alors par mes leçons de dessin. J’avais demandé cet arrangement, afin de pouvoir connaître mes élèves, saisir leur prononciation et m’accoutumer promptement à ma nouvelle profession, tandis qu’entre temps, je me préparerais à donner d’efficaces leçons particulières suffisamment rémunératrices.

Oh ! les extraordinaires nez, oreilles, etc., produits par ma première leçon de dessin ! Les enfants dans tout ce qui concerne la reproduction graphique des objets, ont une manière devoir qui leur est propre, exactement comme les races sauvages. Pour eux, comme pour ces dernières, la statuaire polychrome, du chef-d’œuvre classique à la plus grossière caricature, demeure le seul art, la musique exceptée, ou plus encore le bruit.

Le dessin leur apparaît comme l’amusement d’une heure ; et jamais ils n’observent consciencieusement la forme, la dimension ni même l’agencement des objets dans les reproductions en gravure, au fusain, à l’encre ou au crayon, qui leur servent de modèle. Si un objet se trouve placé sur la gauche, ils le transportent à droite, et vice versa. Un sourcil est transformé en une brosse ondulante, les cils en minces piquets, une bouche en zigzag tortueux, un nez devient une ligne brisée horizontale, et ainsi de suite, sans compter beaucoup d’autres choses non moins extraordinaires. Leur sens de la ligne et de l’ornementation ne s’éveille pas, si jamais il s’éveille, avant la douzième année. Mes élèves n’étaient pas là-dessus différents des autres enfants. Leurs hachures, par exemple, ressemblaient à un inextricable réseau de lignes disproportionnées : l’estompe, qu’ils mouillaient continuellement de leur langue, produisait des barbouillages ou des trous dans le papier : le fusain était principalement employé à souiller leur figure et à les salir eux-mêmes d’une manière effroyable ; et ils grignotaient la mie de pain destinée à effacer les incorrections. Tout d’abord je fus irrité de voir que mes conseils étaient mal compris. Je pris ensuite le parti de rire de ces choses, et formai même, de ces témoignages d’art enfantin anglais, une intéressante collection dans son genre, que j’ai longtemps conservée.

À onze heures, — Dieu merci ! — la classe fut terminée. Un court moment de récréation suivit, puis les enfants retournèrent chez eux pour revenir dans l’après-midi, de deux à quatre heures. Je rentrai alors dans la maison, où je trouvai Mme Andrews qui me serra la main avec effusion. Cette chère personne me dit que sa petite fille allait un peu mieux, et, déjà, elle semblait pleine d’espoir. Alors la cloche du déjeuner sonna.

À Londres et dans les grandes villes, le repas de midi, qui formait ici le principal repas, est le moins important de tous ; il est appelé lunch. Nous nous lavâmes les mains et prîmes place à table avec quatre nouveaux convives, à peu près inconnus de moi. Il y avait là le jeune moniteur que j’avais déjà vu, deux demi-pensionnaires d’une douzaine d’années, enfin le jeune George Andrews, le fils de la maison, un gros petit garçon de trois ans environ, fort bruyant, souvent grondé, mais très choyé. La prière fut dite par l’un des pensionnaires. Le Benedicite anglais n’est pas accompagné du signe de croix ; cependant il ne peut manquer de toucher un catholique pratiquant, tel que j’étais alors, hélas ! Ensuite le roast beef apparut : pas une de ces viandes rougeâtres qui nous sont servies en France, même dans nos meilleurs restaurants, mais un rôti bien coupé, délicatement strillé de gras et de maigre, répandant une succulente odeur. Ni sauce, ni jus. Des pommes de terre cuites à l’eau accompagnaient cette substantielle nourriture, brûlantes à travers leurs pelures. Elles étaient servies sur une assiette à gauche, et remplaçaient le pain qui faisait complètement défaut. Il est juste de dire que ce dernier, qu’on mange ici avec de la confiture, apparut sous forme d’un pudding parfumé au zest de citron : une exquise douceur. Ce pudding étalait sa blanche rotondité aux lieu et place de dessert qu’il remplaçait de manière avantageuse. Il est bon de dire, à ce propos, que le pudding (étymologie : boudin), n’est pas le plat qu’on s’imagine chez nous. On donne ce nom, en Angleterre, à une pâte molle, faite de mie de pain, mêlée de moelle de bœuf et de mélasse, et agrémentée de raisin sec et d’écorce de citron, comme il est dit ci-dessus ; le tout est placé dans un moule et cuit pendant quelques heures dans un récipient d’eau bouillante.

Après ce repas, la prière fut redite avec le même cérémonial que précédemment, le corps incliné et les mains jointes au bord de la table. Suivirent alors quelques instants de loisirs, avant que l’étude recommençât.

Mr Andrews et moi en profitâmes pour engager la conversation. En dépit de notre commune difficulté à comprendre l’un et l’autre les paroles de chacun, nous parvînmes à nous faire entendre, et ce dernier me confia ses plans d’avenir. Il désirait, me dit-il, passer un examen, et, s’il y réussissait, se flattait d’obtenir un appréciable avancement. À cet effet, il me proposa un échange de leçons, s’offrant de me perfectionner en anglais, alors que je l’aiderais dans l’étude du grec et du latin. J’acceptai la proposition avec plaisir et nous commençâmes à travailler le jour suivant. Ainsi, pendant que je m’initiais aux classiques anglais, de Marlow à Addison, et de Fielding à Macauley, et que je parcourais un certain nombre de vieux livres d’un intérêt purement philologique, il étudiait Salluste, Virgile, Tacite et Perse. Son assistance avait fait de moi un passable élève, ou plutôt un lecteur d’anglais, et j’ose croire que mes leçons lui furent profitables dans la suite.

La moitié de la journée s’était écoulée. Une seconde classe de dessin, d’un niveau plus élevé, m’attendait dans l’après-midi. La campagne fut le principal objet de la leçon, et j’eus plus de satisfaction, sinon plus d’agrément, vous le comprendrez, à instruire ces nouveaux élèves que leurs jeunes condisciples.

Peu de jours après, je commençai mon cours de français, un travail ingrat, certes, mais non dépourvu d’attraits lorsqu’on a affaire, et c’était mon cas, à de jeunes mais intelligentes cervelles. Par la suite, je donnai des leçons particulières, dans le voisinage, à un jeune homme qui préparait l’École militaire de Wolwich, puis au vicaire de Sibsey, homme jeune encore, calme, instruit, très orthodoxe dans son anglicanisme, et qui vivait en toute dignité, avec ses enfants et ses livres.

Une année s’écoula de la sorte, paisible, agréable, pleine d’animation même, car la joie était revenue dans la maison. On eût dit que l’étranger avait effectivement apporté une sorte de félicité avec lui, car après la première semaine, miss Lily (c’était le nom de l’enfant de Mme Andrews) fut complètement hors de danger. Et c’était, maintenant, un joli bébé rose, toujours riant et babillant.

Ma mère vint me voir au printemps, et quoiqu’elle ne sût pas un seul mot de la langue du pays, elle se plut infiniment, sans qu’aucun souci jamais lui pesât, excepté celui qui lui vint d’être privée de pain au diner et au souper et d’être contrainte perpétuellement au roast beef, bifteack, côtelettes, ragoût écossais et autres plats qui constituaient le menu de chacun des repas, sans parler de certain mets servi là et que je cherchai en vain à obtenir pendant mes autres séjours en Angleterre. Il était fait d’un copieux morceau de porc salé, coupé en tranches, entre lesquelles était adroitement pressé un hachis de je ne sais plus quelles herbes. Cela s’appelait stuffed chine (épaule farcie), et c’était en réalité un vrai régal.

Je dînais de temps en temps avec l’excellent chanoine Coltman, le digne vicaire dont j’ai parlé. Il avait souvent avec ma mère des entretiens, et tous deux s’entendaient merveilleusement. Le dimanche, nous nous rendions à l’église avec les Andrews. Ma mère lisait la messe du jour dans son paroissien catholique romain, et sa piété sincère faisait l’édification du clergyman tolérant. J’aime ces services qui sont si simples et auxquels participe toute l’assistance, bien qu’ ils gardent un caractère cérémonieux. Et quoi de plus profondément émouvant que cette musique de Haendel ! Le chanoine Coltman est mort depuis quelques années ; mais je suis convaincu que s’il est un Dieu, et un Dieu catholique, il n’a pas manqué de l’appeler parmi ses élus. Sa charité était inépuisable et l’égale de ses autres vertus.

Notre société habituelle se composait encore de quelques autres associés : le docteur Maxwell, un aimable compagnon, quelque peu libre-penseur, un honorable tailleur, dont ma mère habitait la maison, et qui chantait au chœur de la paroisse, non sans se livrer, dès qu’il ouvrait la bouche, aux plus singulières grimaces, puis son épouse, une mignonne femme, accompagnée de deux jolis garçonnets, enfin le Révérend Mr Scratton, notre voisin éloigné (il habitait à un mille de Stickneys), primitivement vicaire du chanoine Coltman, petit homme charmant, s’exprimant à peine en français, et quelques autres qu’il serait superflu de mentionner ici.

J’ai dit que je m’étais fait, et ma mère aussi, un ami de Taffy (on sait qu’il s’agit ici du poney). Que de morceaux de sucre nous lui donnâmes ! Je serais, certes, ingrat si j’oubliais après cela de mentionner Néron, un gros caniche de bon naturel, extrêmement gras, et qui m’aimait à ce point que, rendant visite deux années plus tard à Mr Andrews, il me reconnut sur la route de Sibsey à Stickney, et courut me lécher les mains et le visage, exprimant par ses aboiements la même idée que ces vers du divin Racine :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle !

Il y avait encore un amusant petit chat noir qui m’avait pris en grande affection. Mais tout passe, et ce délicieux séjour devait prendre fin, pour des raisons que je me rappelle assez vaguement. Les Andrews et moi nous dûmes nous séparer. Nous en étions également attristés et je partis presque en larmes, non sans avoir serré chaudement la main de ces excellentes gens et embrassé les enfants, en particulier Lily, que j’appelais à demi sérieusement mon petit miracle.

Ma mère et moi passâmes ensuite quelques mois à Boston. C’est une vieille ville qui possède une superbe église dont la tour rappelle l’une de celles de la cathédrale de Rouen ; elle s’enorgueillit encore d’une blanche statue de M. Ingram, le fondateur de l’Illustrated London News, érigée en bonne place parmi les vieilles pierres tombales, dans l’antique cimetière entourant l’église. Nous habitions dans une rue nommée Main Ridge, chez des gens qui possédaient une grotte faite de cailloux, d’écailles d’huîtres, de coquillages, etc., laquelle me rappelait, en caricature, ces vers des Fêtes Galantes :

Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes.
À sa particularité…

À l’intérieur étaient suspendus des armes, des casaques et différents objets de curiosité, mais la principale attraction, la perle du musée, c’était le squelette parfaitement conservé d’une belle baleine, qui emplissait toute la longueur et presque la hauteur et la largeur de la grotte.

Ce cétacé avait une histoire assez semblable à celle de la fameuse sardine qui, un jour, obstrua le port de Marseille. Pendant une période de mauvais temps, il s’était échoué à l’embouchure de la rivière qui traverse la ville

Chaque dimanche, nous entendions la messe dans une chapelle située au bord du canal. Cette messe était célébrée par les soins du Révérend Père Sabela, un Allemand du grand-duché de Nassau, fixé en Angleterre et vivant assez parcimonieusement avec son frère et sa sœur. La sœur a disparu de ma mémoire, mais le frère, ordonné prêtre depuis, fut mon élève pendant quelque temps. Ce dernier était un grand garçon, ridiculement barbu, qui avait servi à Sedan, dans l’artillerie allemande, et qui se montra presque confus de la découverte que j’en fis en voyant sa photographie sous l’uniforme, dans l’album de son frère. Voici, d’ailleurs, comment nous organisions nos leçons. Il avait coutume de venir à notre maison trois ou quatre fois par semaine, entre quatre heures et demie et cinq heures. Après avoir pris le thé, nous nous mettions au travail, parlant l’un et l’autre anglais, car j’étais aussi ignorant de sa langue qu’il l’était de la mienne. Un citadin de Boston eût pris beaucoup d’agrément à ces leçons données à un Allemand par un Français, dans un langage que nous comprenions tous deux, mais que nous prononcions également mal, avec un accent particulier et du professeur et de l’élève.

À l’extérieur, la chapelle était une longue et basse construction en briques, avec un simple petit clocher ouvert, pourvu de sa cloche. Elle contenait des places pour deux cents personnes environ ; un autel élevé, de forme gothique, une statuette de la Vierge et de saint Joseph, qui paraissaient venir tout droit de Nuremberg, et, de gauche à droite, un chemin de croix en bas-relief, peint par le frère du Révérend Père Sabela : c’était là tout l’ameublement de l’église, hormis les fonts baptismaux et la chaire, des plus simples. Chaque chose, chaque objet était brillant et joli. Il y avait un chœur d’amateurs qui, à la grand-messe, se surpassaient, chantant des airs sacrés de Mozart, de Haydn et autres illustres maîtres, en exécutant en musique dépassant de beaucoup l’habituelle musique d’église. La congrégation était composée d’Irlandais, d’étrangers, et de deux ou trois vieilles familles anglaises. Le Révérend Père Sabela prêchait avec un fort accent tudesque, mais très correctement et non sans émouvoir son assistance. Comme il parlait un peu le français, ma mère et moi allions souvent lui rendre visite, car il était fort agréable et, quoiqu’il fût encore jeune, narrait un nombre incalculable d’anecdotes. Il connaissait le chanoine Coltman, et la tolérance de ce dernier était si grande, qu’il souscrivit une fois une grosse somme, disproportionnée à son revenu, pour la décoration de l’église de Boston. Faisant face à la chapelle, de l’autre côté du canal, se dressait un de ces grands moulins blancs qui sont presque inconnus chez nous. Durant les services, selon la position du soleil, l’ombre de ses ailes, tombant sur l’édifice, enveloppait tendrement l’autel et le prêtre officiant.

J’ai beaucoup insisté sur mon séjour en Lincolnshire. Je parlerai beaucoup plus sobrement de mes visites en Hampshire. Ma première fut pour Bournemouth où, engagé après Pâques de l’année suivante, je fus pendant six mois professeur de français et de langues mortes chez un ancien pasteur converti au catholicisme, M. Remington, dans son petit, mais très select pensionnat de Saint-Aloysius (Saint-Louis de Gonzague). La maison, en forme de châlet, donnait assez loin sur la mer pour n’y voir que l’horizon extrême, les moutons à peine perceptibles, les voiles en étincelles des barques de pêcheurs et la fumée rouge des paquebots sur le point de disparaître ou disparus… La ville est ce qu’on appellee outre Manche a walering-place, une ville d’eau, jolie, calme, sans aucun négoce, une plage sans port, avec, seulement, une jetée pour la forme, entourée de bois charmants, où le sapin domine. Je conduisais tous les jours mes élèves sur la plage et je me baignais avec eux. Ils étaient peu nombreux, une douzaine à peu près, en moyenne, quelques Irlandais, de vrais diables ! Nous allions tous les dimanches aux offices catholiques, dans une exquise petite église attenant à une coquette jésuitière, un peu à l’extrémité nord de la ville. Un luxe de bon goût, plutôt emprunté à l’art religieux de Munich, de bonne musique, et des Pères, toute érudition, toute piété, toute tolérance aussi. Deux d’entre eux étaient d’anciens pasteurs ; l’un d’eux, le Père Anderson, neveu du cardinal Manning. J’ai de là vu, du haut de la falaise, couverte d’ajoncs, des lieues et des lieues de mer et j’ai fait des vers dans ce genre :

La mer est plus belle
Que les cathédrales,
Nourrice fidèle,
Berceuse de râles,
La mer sur qui prie
La Vierge Marie8.

J’ai fait aussi tout un petit poème intitulé : Bournemouth (Amour), qu’on veut bien trouver bon… Trop long, toutefois, pour citer.

Lymington où je fus employé en dernier lieu, en 1879, est une toute petite ville en plein bois, quel bois joli !… avec une très ancienne église dédiée à Saint-Thomas à Becket. Ce romanesque édifice se distingue par une tour gothique extraordinairement haute, toute de lierre revêtue, au milieu d’un de ces cimetières vieux, pleins de pierres tombales levées… et lavées de pluie. Un green, non loin de là, où les enfants jouent au football, etc. On sortait tous les jours une heure ou deux en promenade dans un bois à proximité, où 1 on rencontrait un pensionnat de jeunes filles conduit par une institutrice française, C’était très romantique. Peu d’autres distractions.

Chapelle catholique. Prêtre irlandais très sportsman, ami de Mr Murdoch, mon patron, maire du bourg de Lymington, un Écossais très alerte, très causeur et très fumeur. Une trentaine de gamins, dont deux ou trois grands et deux jeunes français, l’un de Paris, l’autre de Quillebœuf. On causait jusqu’à des heures non indues, en fumant ces gros cigares si bons, mais si chers.

La sœur de Mr Murdoch, une demoiselle âgée, était une presbytérienne très stricte, mais bon enfant parfois.

Je n’y restai seulement que trois mois, rappelé à Paris par la santé de ma mère qui me donnait de trop légitimes inquiétudes. Ainsi finit brusquement ce que j’ai dénommé un peu pompeusement ma « carrière de professeur », en Angleterre où je devais revenir longtemps après, par deux fois, et sur lesquelles je me propose d’écrire encore quelques notes.

Shakespeare et Racineb

Il s’est trouvé quelques jeunes gens, gardiens vigilants de ce qu’il leur plaît de baptiser ma réputation, pour affirmer, en toute bonne foi, mais témérairement, qu’au cours d’un bavardage intime au café, j’avais soutenu contre mon maître et ami Auguste Vacquerie, qu’il fallait préférer Racine à Shakespeare.

Chacun est libre d’avoir son opinion, mais en matière d’art, je n’ai de préférence ni pour l’un ni pour l’autre, si les intéressés sont dans le royaume des égaux, expression de Victor Hugo dans son bel ouvrage sur « William Shakespeare ».

C’est sans livres que j’écris (je n’en ai plus) et une plus ou moins violente crise de goutte m’interdit les bibliothèques du voisinage ; ceci est absolument sincère, sans apprêt ; c’est du premier jet, gribouillé dans une chambre d’infirme entre deux crises et pas mal de cris, et c’est à peu près ma seule distraction, l’unique diversion à mon mal.

C’est peut-être parce que je suis Français moi-même, que j’aime et que j’admire profondément Racine, et surtout pour cette sensibilité passionnée qui me paraît le distinguer, et mon amour pour Shakespeare (en quels termes exprimer l’admiration qu’il m’inspire ?) tient plutôt à son intellectualité qu’à sa sensibilité. Car Racine a, indiscutablement, surpassé Shakespeare dans l’étude de la femme, faisant rayonner sur elle une lumière intense, et révélant quelques-uns des plus intimes secrets de sa nature. La divine imagination de Shakespeare l’a généralement représentée sous une forme idéalisée et impersonnelle, telle Lady Macbeth, qui figure l’Ambition, Desdémone, l’être passif, la femme modeste, Ophélie, la jeune fille, au songe chaste : toutes sont des types — et combien différentes des femmes de Racine ! Phèdre et Bérénice, voilà l’amour en ses deux extrêmes ; Monime est une héroïne calme, Athalie, une reine, belle naguère et qui ne l’oublie pas ; Esther, une femme belle encore et consciente de sa beauté.

Toutes ont leur personnalité. Racine modelait la femme, Shakespeare la rêvait. Quels poètes, l’un et l’autre, et quels pénétrants génies ! Tous deux la portaient dans leur cœur, mais sans nul doute Racine la chérissait plus profondément, et, dans la littérature entière, je ne vois que Molière qui, plus que lui, la connaisse, la déteste, l’adore ou la maudisse.

Cette querelle sans motif est depuis longtemps terminée, sauf parmi les très jeunes ; écoutons donc Shakespeare, laissons résonner la musique comme il le dit dans le « Marchand de Venise », si je ne me trompe, car, encore une fois, j’écris de mémoire.

Shakespeare était avant tout un être qui jouissait de l’existence, un grand viveur, qui en sa jeunesse avait tenté tous les métiers et les connaissait tous : braconnier à Stratford-s-Avon, palefrenier et vendeur de contre-marques à Londres, peut-être même meurtrier entre temps, par imprudence, ou par suite de certaines circonstances, comme cela est arrivé trop souvent à tant d’autres. J’en conclus que son génie fut le fruit de toutes ces épreuves ; il ne naquit pas, mais émergea naïf et pur, de ses infortunes et de ses joies ; il n’en fut pas le produit, mais il y prit son essor. Il est vrai qu’il mourut encore jeune, à cinquante-deux ans, enrichi par son dur labeur, rasséréné, après avoir reconquis, malgré les désordres de son existence, sa véritable personnalité, sa dignité, toutes les vertus qui devaient infailliblement être siennes, voué qu’il était, ou destiné, à cette même gloire que François Villon, poète moins marquant peut-être, mais déjà grand, conquit après une existence encore plus désordonnée.

Chez Shakespeare tout était surabondant ; sa puissance d’aimer en est la preuve, la plus éloquente. N'avons-nous pas vu ses admirables sonnets, — quand ils n’étaient pas ignorés ou incompris — interprétés dans un sens abusif par d’odieux calomniateurs ou de trop zélés avocats ! Parmi ces derniers, citons ce consciencieux traducteur François-Victor Hugo, qui crut de son devoir de modifier, pour défendre une cause qui n’a jamais été attaquée sérieusement, et d’ailleurs quel sort cela ferait-il à l’Art ou encore au nom du grand homme, l’ordre adopté par les premiers éditeurs, sans nul doute par le poète lui-même, dans sa table des matières originale ? La joie de l’existence, l’amour de la vie et du spectacle de celle d’autrui, sont réellement, dans son imagination créatrice à l’infini ou dans son vaste cœur robuste, je le crois, sa grande idiosyncrasie ; et, tandis que son cerveau — si robuste lui aussi — attise ses enthousiasmes et ses ravissements dans un lyrisme grandiose, tour à tour, terrifiant ou plein de charme, parfois l’un et l’autre ; cette joie, cet amour de la vie, constituent à mes veux la qualité première, l’inaltérable attrait de l’œuvre de Shakespeare. D’autre part, nous ne pouvons ignorer quelque abus dans la surabondance qui caractérise son génie souple et subtil, ainsi qu’un mauvais goût qu’il faut imputer à l’auteur lui-même — et non à son époque — un géant ici comme partout ailleurs.

Nous rencontrons cependant dans son œuvre une délicatesse, un raffinement introuvables ailleurs. Le

portrait de la reine Mab, le rôle de Mercutio, toute la comédie de Comme il vous plaira sont pleins de ces qualités, qui reflètent répandues partout, en mille passages, les plus évidentes beautés côte à côte avec des orgies d’émotion. Pareille surabondance, toutefois, domine en despote l’ensemble immense et le détail infini des œuvres du poète, elle règne de même, sans contrôle sur la première moitié, du moins, de la vie de l’homme : une surabondance que j’ai clairement distinguée d’abus, en affirmant sans indignation comme sans regret — non que je ne ressente fortement pareil défaut — que notre auteur, comme tant d’autres, fut contaminé par l’épidémie de l’abus, à une époque où l’excès était un signe des temps. Mais cet excès n’implique aucune fatigue pour le lecteur de Shakespeare : son inépuisable éloquence, quelque forme qu’elle revête, la plus vulgaire ou la plus sublime, ne se répète jamais, pas plus qu’elle ne tourne à la grandiloquence. C’est un superbe, parfois terrible torrent, c’est le cours majestueux d’un fleuve serpentant à travers les prés et les fleurs, un ruisseau rêveur qui murmure ou gazouille gaiement.

C’est vrai ! Mais puisque le cours de cet article me ramène logiquement au divin Racine, comme l’appelle Victor Hugo dans la hautaine préface de « Cromwell », Racine est à la fois, un grand poète et le plus éloquent des causeurs et jamais lassant : Bon Dieu non !9 Mais une certaine régularité, une beauté manquant peut-être un peu de variété en son langage pure et facile, pourrait, quoique bien injustement, être considérée parfois comme monotone ; je vais donc m’efforcer de justifier ma profonde conviction quant à la fausseté d’une semblable accusation.

Il est évident que l’impérieuse métrique, créée par Ronsard et Malherbe, puis soumise à l’épreuve sévère de l’application Cornélienne, que Racine se vit contraint d’employer pour ses tragédies, a contribué à cette apparence d’excessive régularité ; mais il ne faut point oublier que l’auteur des Plaideurs, avait déjà élaboré les plus merveilleux instruments de rythme et de rimes, et que les plus lucides, les plus habiles des modernes artisans du vers, tel Banville, les avaient employés en les empruntant surtout au maître, en lui en rendant révérencieusement hommage. — Mais tout ceci ne fait que raffermir mon affirmation, à savoir que Shakespeare, en dépit de sa prolixité jamais lassante, ou même de ses quelques rares et si surprenantes platitudes : — (l’on pourrait croire qu’elles y furent mises exprès) — est en toutes circonstances : amusant dans le sens que Baudelaire employait pour l’Iliade et des histoires d’E. Poë ; — son œuvre toujours captivante, en tant que légende, philosophie, théologie même (par exemple dans certains passages d’Hamlet et de plusieurs autres pièces dont les titres m’échappent), contes de fées, et de fantômes. Aussi c’est le fait d’être un conte, tragique, grotesque, philosophique ou fantastique, attribut particulier au drame Shakespearien, qui le rend perpétuellement amusant, d’autant plus que, bien entendu, la grille du maître s’y retrouve toujours. De plus la tragédie Racinienne, pour citer le mot de Napoléon Ier, au sujet de tout l’art tragique français, est une « crise ». La passion y est à son comble : rien, oh ! rien de l’anecdote ; c’est Vénus, c’est Mars, toujours quelque sentiment porté à son plus haut degré.

À leur proie attachés.

La tension du style est attachée à la tension de l’action, et il est évident que la poésie elle-même débarrassée d’ornements parasites, et tendant vers la fin prochaine, contracte quelque raideur et quelque inévitable sécheresse à chercher cette grande précision. Mais Racine savait voiler et atténuer ces sacrifices nécessaires sous son style harmonieux, le plus harmonieux de la langue française, sans jamais en affaiblir les effets. Il nous faut donc accorder plus de crédit, témoigner plus de reconnaissance à Racine qu’à tout autre dramaturge français digne de ce nom (je fais allusion à Corneille, Rotrou, parfois Crébillon l’aîné, même Voltaire) pour l’intérêt, l’amusement même, si j’ose ainsi m’exprimer, dignes d’un lettré, qui nous attachent à la forme sévère du drame français d’il y a plus d’un ou de deux siècles.

Par tout ce que j’ai dit à la louange de Racine, entends-je insinuer que Shakespeare, quand la situation le réclame, manque de gravité et de sobriété ? En aucune façon ! Macbeth et sa digne épouse profèrent-ils un flot de métaphores, crient-ils leurs passions en d’aussi interminables harangues qu’il le faudrait ? Othello, sa décision enfin prise, ne succombe-t-il pas à une fureur parfaitement naturelle et directe ? L’hésitant, le tourmenté prince Hamlet, lui-même ne se jette-t-il, en fin de compte, presque sans un mot, sur Polonius, après le congé signifié à sa mère d’un simple geste ? Mais voilà ! la construction même du drame Shakespearien ne pouvait autoriser, avant l’extrême fin, l’emploi de ce sobre langage — trop sobre peut-être, au goût de bien des gens — qui reste l’honneur suprême de ce Racine, essentiellement, sincèrement, profondément, — et malgré, si l’on veut, cette qualité — lui qui peut à bon droit revendiquer aussi le sceptre du lyrisme, car lui et Victor Hugo sont certainement les plus grands lyriques français. Lisez les cantiques, les traductions des psaumes de David, et surtout les chœurs sublimes d’Esther et d’Athalie :

D’un cœur qui t’aime.
Mon Dieu, qui peut troubler la paix ?…

Puisque nous en parlons, qui plus que Shakespeare avait ce don ? Personne ! Et comme son lyrisme étincelle sur un fond de lumière éblouissante ! Blanc sur blanc, comme chez Whistler et quelques autres peintres, si modernes, qu’ils semblent n’exister que dans l’avenir ! Son dialogue est un inépuisable divertissement, au plus noble sens du mot « spirituel », et rempli des « high spirit » et « animal spirit » des Anglais, expressions peu traduisibles en Français, car les mots « belle humeur » et « bonne humeur » n’offrent qu’une idée inexacte de leur sens.

Eh bien ! Racine est suprêmement doué de cette belle humeur, de cette bonne humeur. Voyez d’abord les Plaideurs, jeu pétillant d’esprit, puis ses épigrammes parfois si cruelles, la majorité de ses préfaces, enfin sa lettre juvénile à ces « Messieurs de Port-Royal », où il fouaille leur lourde pédanterie, leur odieuse dévocieuseté, si j’ose employer ce mot peu élégant. La nature du génie de ces deux grands hommes, la même quant à l’essence, fut évidemment modifiée dans les deux cas par leur éducation première et l’existence qui s’en suivit. Racine, fils d’un fonctionnaire de l’État, eut les avantages d’une éducation solide et de l’indépendance pécuniaire. Élevé avec des principes de piété sincère, un peu trop cependant dans le style du siècle, pour être profondément influencé par les enthousiastes ou les fanatiques en matière religieuse ; élevé de plus, à Paris, et précocement éveillé, il devint de bonne heure courtisan (et combien précieux !) de conduite infiniment digne et respectable ; et, quoique entouré des plus brillants de ses pairs, il fut encore hautement honoré comme homme de lettres, — un courtisan, en somme, que la mort enleva précocement. Et quel contraste avec le braconnier, le bonimenteur de théâtre, etc…, le fils d’un boucher qui, dès sa prime jeunesse, déjà précoce à quinze ans, « tuait ses bœufs, non sans une certaine pompe », dit un biographe.

Shakespeare fut un jeune homme tout à fait fruste, sachant tout juste lire à peu près couramment, écrire mal, et compter approximativement. Il compléta cette si élémentaire instruction par des lectures décousues : fables, contes de Ma Mère l’Oie, chroniques, chansons apprises plus souvent en les entendant que dans les livres. Il ne possédait les classiques, Plutarque, etc…, que traduits, du Français le plus souvent. Racine, par contre, pour tracasser ses maîtres, apprit un jour par cœur, et écrivit de mémoire une nouvelle grecque, « Théogène et Chariclée » !

Aussi Shakespeare puise-t-il ses plaisanteries à toutes sources, et les imprègne-t-il d’un charme éminemment à lui, aisé, fantasque, à saveur d’artisan, de paysan, de courtisan même s’il le faut, et toujours parfaitement original, personnel et génial, spirituellement gracieux, ou tout à fait grotesque, telles les figurines de Cellini, les masques architecturaux, les serpents ou les tarasques héraldiques.

La gaieté de Racine, si légère et brillante qu’elle soit, sent quelque peu l’érudit et le gentilhomme. Le sel attique souvent (quoique un peu trop souvent) excite son humeur gauloise, très gauloise quand il le faut :

Tirez, tirez, tirez
(Les Plaideurs).

Il y a donc tout compte fait, entre ces deux génies d’apparences si différentes, souvent du fait de circonstances curieusement particulières à chaque cas, une similitude qui me semble devoir être la conclusion de l’espèce de parallèle que j’ai osé, nain que je suis, risquer au sujet de l’œuvre, et un peu aussi de la vie de ces géants. Il est vrai que, sur leur compte, tant d’inepties et de platitudes ont été vomies en Français, en Anglais, en Allemand et en toutes autres langues d’Europe, que cette modeste analyse, sans prétention, et timide avec trop de juste a raisons, pourrait en somme, me rendre fier. Car que n’a-t-on pas dit, depuis Voltaire, qui assomma Racine à coups de louanges feintes, blasphéma Corneille, en l’attaquant et perdit toute raison quand il s’agit de Shakespeare, jusqu’au lourd Dr Johnson, ce pédant malicieux, et même jusqu’aux myrmidons des lettres de tous pays, des deux sexes, j’allais dire de toutes… les espèces.

Shakespeare fut sur ce point particulièrement malheureux. Généralement vu sous les traits d’une sorte de bouffon, de baladin, il subit immédiatement après sa mort la plus extraordinaire éclipse qu’enregistre l’astronomie des Lettres. Quant à sa personnalité, ses biographes — tels ces hyènes qui presque encore de nos jours mettent E. Poé en lambeaux — s’employèrent tout spécialement à le noircir au point de vue moral, griffant en chemin ou déchirant son œuvre à belles dents. Quant à cette dernière, dans quels abîmes d’obscurité ne tomba-t-elle pas, quand après la République indifférente à l’art, absorbée par d’autres soucis, et plutôt hostile en sa qualité de Puritain, vint la Restauration, plus nuisible encore, si l’on envisage son influence sur l’Art, Dès lors « le goût classique » régna en maître, et quel goût ? Quelles comédies, quelles tragédies pour faire suite à la véritable grandeur de nos tragédies, à nos comédies, à nos comédies formidables ! Et quelle soudaine disparition de toute sincérité, même dans le langage ! Et cette époque, datant de Charles II, n’a été supplantée — après quelles luttes ! — que depuis le règne du dernier des Georges, grâce à Byron, Shelley, Moore, Reath, et, plus modestement, Buliver et ses « disciples », jusqu’à nos jours, où justice fut rendue à la grande tradition nationale et Shakespearienne, et où un retour heureux fut accompli vers cette admirable et chère littérature anglaise.

Combien difficile et combien lente fut la renaissance de Shakespeare ! Garrick joua ses pièces, mais remaniées, ne se contentant pas de coupures dans le texte vénérable, mais supprimant encore des scènes entières. Shakespeare fut également « adapté » en français par le « bon Ducis » (pourquoi bon ?), qui baptisa Lady Macbeth : Frédégonde et, comme l’a dit ce pauvre cher Albert Glatigny :

Par un trouble d’esprit bizarre,
Dit au traître Iago de s’appeler Pezarre.

Puis vint la traduction de Letourneur, remplie, mais, c’est à peu près tout, de bonnes intentions, et sur laquelle Voltaire, pour comble, jeta l’anathème en son meilleur style ; traitant le traducteur de bonhomme étonné 10 comme Victor Hugo (dans la préface de l’ouvrage de son fils François) d’imbécile 11, et Shakespeare de « sauvage ivre ».

Il fallut l’avènement des romantiques, les admirables Maure et Marchand de Venise d’A. de Vigny, le Roméo et Juliette d’Emile Deschamps, peu après l’Hamlet d’A. Dumas et M. Paul Maurice, le Parolles et le Falstaff de ce dernier et de M. Auguste Vacquerie, le roi Lear et de Macbeth de Jules Lacroix, et de plus les traductions définitives de Benjamin Laroche. M. Guizot, François-Victor Hugo et M. Montaigut, il fallut tout cela pour que son œuvre et son nom eussent conquis droit de cité et lussent consacrés en France.

Mais aujourd’hui son œuvre et son nom sont connus. Chaque année nous voyons des drames ou des œuvres lyriques de jeunes directement imités ou évidemment inspirés des drames, des comédies ou des féeries de Shakespeare. Son nom, son œuvre sont connus et admirés de tous ceux qui lisent. Il est presque aussi populaire que les grands dramaturges français, sinon plus, parfois. Et c’est tant mieux. Mais que de haltes au cours de cette lente justice.

Racine eut un sort différent. La gloire fut son lot, ce succès que l’on appelle gloire quand il vient à l’homme encore vivant ; il fut estimé à la cour comme à la ville, choyé par le beau sexe et par les puissants, et il mourut — en disgrâce honorable — au milieu des êtres qui lui étaient chers, qui le vénéraient avec admiration et reconnaissance, si bien que dès sa mort, au lendemain d’Esther et d’Athalie, sonnait l’heure de son triomphe. La critique l’avait tout juste égratigné à l’apparition de Phèdre, mais quelle revanche sur Pradon ! et après ses deux œuvres bibliques, sublimes :

Pour avoir fait pis qu’Esther,
Comment diable a-t-il pu faire ?

Il bénéficie pendant plus de deux siècles d’une ovation ininterrompue en France et partout ailleurs ; en Angleterre, où elle fut excessive, puisque ce fut aux dépens de Shakespeare et de la littérature nationale ; en Allemagne, où Gœthe et Schiller traduisirent ses œuvres. — En France, il est vrai, il y eut une révolte momentanée vers 1830. Quelqu’un même (il se railla lui-même plus tard de sa boutade de jeunesse), M. Granier de Cassagnac (le père de l’impétueux ex-député bonapartiste) se rendit célèbre, avant de devenir l’important personnage que chacun sait, en osant imprimer cette monstruosité :

Racine est un polisson !12

D’autres traitèrent l’auteur d’Iphigénie, en compagnie de Rotrou, Corneille et Molière, et de tous les grands hommes de la grande époque, de « buste »13, « perruque », « ganache »14 et autres noms gracieux. Mais comme dans le cas de Pradon, quelle revanche il prit avec Rachel et Sarah Bernhardt, sur toutes les scènes des Deux-Mondes. Les meilleurs écrivains de ce siècle, Chateaubriand, Hugo (dont j’ai cité le divin Racine), Sainte-Beuve, qui écrivit l’ode les larmes de Racine, nos plus récents poètes, nos revues littéraires les plus avancées (ainsi disent-elles) en fait d’esthétique, chacun parmi nous et partout chante les louanges de sa gloire. Gloire pure, s’il en fut, la plus belle peut-être, la plus diaphane, la plus immaculée, en un mot qui ait jamais traversé les révolutions sans rien perdre de sa splendeur, de son éblouissant éclat, de ses plumes d’archange, de ses ailes de génie, de son rayonnement semblable à Dieu, aussi païen que chrétien. Napoléon à Sainte Hélène, songeant à son fils dont il avait été cruellement séparé, ne répétait-il souvent ces vers d’Andromaque :

Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils
………………………………………………………
Je ne l’ai pas encore embrassé aujourd’hui.

Depuis longtemps une statue de Racine a été érigée dans sa ville natale : mais pas à Paris, si ce n’est au Théâtre-Français ; lacune que l’on est sûr de voir combler, ainsi que tant d’autres, dans la capitale française, trop souvent livrée à la politique et aux politiciens, médiocres en général, ou malfaisants.

L’Angleterre, si hospitalière aux étrangers, même morts, Westminster Abbey le prouve, n’a pas adopté la coutume de leur élever des statues sur les places publiques. On ne peut lui reprocher de n’avoir pas élevé un monument à un poète qui lui fut totalement étranger, bien qu’elle l’ait indirectement rencontré ; ce fut, en effet, son fils Louis Racine qui lit la première traduction française du Paradis Perdu. Mais félicitons-la de l’hommage, tardif à la vérité, rendu à Shakespeare dans Leicester Square, naguère si sordide avec son gazon grillé et son cheval de zinc, d’où l’un des Georges était tombé, et que des joyeux plaisants barbouillaient chaque nuit d’une couleur différente, parfois même avec des substances nauséabondes, aujourd’hui, après avoir dessiné un joli jardin dans le square, elle l’a orné d’une belle statue en marbre blanc de son premier poète et de son plus grand homme… Mais félicitons notre Paris, parfois si blâmable, si frivole, et sans cesse calomnié, de posséder une rue Milton, et une statue de Shakespeare.

Ma visite à Londresc

Je pris à neuf heures du soir, le 19 novembre dernier, le train pour Dieppe-Newhaven. À Dieppe, buffet bourré de voyageurs empêchés par le mauvais temps, d’embarquer sur les précédents courriers. Celui qui correspondait à mon train ne put partir davantage, retenu par une tempête durant depuis vingt-quatre heures, et dont la violence redoubla jusqu’au lendemain soir.

Rien d’autre à faire que de tenir compagnie à une bonne centaine de personnes qui passaient la nuit sur des bancs, quand enfin me fut offert par le précieux propriétaire d’un hôtel situé en face la gare, non une chambre, bien sûr, mais un sopha dans sa salle à manger ; si bien que je pus, je ne dis pas dormir confortablement, mais me reposer un peu, avec accompagnement du fracas de la mer qui me remettait en mémoire notre vacarme de Paris et la canonnade de septembre 1870 à janvier 1871. Le lendemain, pluie diluvienne, je tuai le temps en déjeuners, dîners, soupers, apéritifs, cafés et cigares au dit buffet. De Dieppe, je ne vis rien de plus que des falaises blanchâtres sur un fond de ciel gris fer, grillagées comme par les lances d’une masse d’hommes d’armes,

Les lances de l’averse.

de la terrible cataracte sous laquelle se calmait graduellement la mer. Celle-ci, telle un fauve repu, grondait, toujours terrible, avec une joie furieuse, semblait-il, car bien des bateaux de pêche, hélas ! avaient sombré, sombraient encore, corps et bien, au large ou dans le port.

Enfin, le 20 novembre à 9 heures du soir, l’on parla de départ ; traînant la jambe avec toute la hâte que je pus, je réussis à m’assurer la moitié d’une couchette dans une cabine de seconde classe. Le dernier coup de cloche résonna ; l’immense cheminée blanche, telle un énorme fantôme dans l’opaque nuit, fit entendre son lugubre hurlement. Je sentis alors, après quelques minutes d’un inconfortable balancement du vaisseau dans le port, un prodigieux tangage, puis un ample roulis, tous deux, au premier abord, stupéfiants de continuité et de régularité presque rythmiques. Ce devint ensuite, littéralement, un bercement endormeur, pour moi du moins, las que j’étais d’une nuit sans sommeil, ou presque, et d’une journée d’interminable ennui. Il y avait aussi dans l’immensité de la « caresse » quelque chose d’assez plaisant pour un rêveur, et j’en fis peu de temps après un court poème qui paraîtra quelque jour dans un journal anglais15. En tout cas je dormis du sommeil du juste pendant toute la traversée, et n’ouvris les yeux qu’en vue de Newhaven, alors que le bateau, sur la mer enfin calmée, glissait à puissance réduite, si bien que l’apaisement et le silence relatifs me réveillèrent le plus agréablement du monde.

Dès mon arrivée à Londres, à deux heures du matin, et après une course d’un quart d’heure en voiture jusqu’au « Temple », sous le beau clair de lune et dans le vent vivifiant, je commençai à me sentir enchanté d’une des meilleures, en vérité, de mes traversées. Londres, si impressionnant pour qui longe ses superbes bâtiments, de la Tamise formidable jusqu’à Westminster, Londres et ses quartiers élégants entre la gare Victoria et le Strand, me parut cette nuit-là exquis, délicat, presque coquet, lumineux.

Au « Temple » m’attendait le poète Arthur Symons, qui devait me donner (comme ensuite Herbert Home, poète lui aussi, et architecte) une charmante hospitalité. Il s’était rendu trois ou quatre fois en vain à la gare Victoria, et pensant, après ces courses inutiles, que je n’arriverais plus avant la nuit, il avait veillé et était venu me recevoir à la porte de la maison qu’il habite, dans ce vaste caravansérail de la Loi — et du Silence — (car quel coin délicieux est celui-là, dans Londres, qui en compte tant d’exquis ou d’infâmes, si peu de communs ou de vulgaires ;. Mon hôte me conduisit dans son charmant petit appartement, d’où je devais admirer le lendemain le plus ravissant, le plus paisible des panoramas, par un temps exceptionnel, fait exprès, semblait-il, pour le voyageur que baignait le ciel de Londres, et la vue de l’immense cité rose pâle et gris perle. Des oiseaux agiles, et même des corbeaux, se voyaient dans les branches nouées à l’infini, de ces superbes et énormes arbres d’Angleterre ; et à gauche, dans un coin herbeux et pavé, belle de la beauté d’une régularité sans mélange, la fontaine qui donne à la place son nom (Cour de la Fontaine), mais avec son jet d’eau mélodieux.

Mais pour l’instant, j’étais affamé, épuisé par la traversée de cette mer démontée, et Symons, à mon exemple, dévora, — tandis que nous devisions durant deux bonnes heures, de toutes choses sous le soleil : Paris, poésie, fortune (les poètes ne pensent à rien d’autre… et à juste titre) —, une boîte entière, une de ces longues, hautes boîtes en fer-blanc, de biscuits pour le thé, « Muffins »16 en anglais, avec force gin et soda17 pour faciliter la descente, le tout parfumé de vagues cigarettes. Et ce fut, je vous en donne ma parole, l’un des meilleurs repas, l’un des plus gais que je fis de ma vie.

Mais je n’étais pas venu à Londres comme un simple touriste. La date même de mon arrivée prouve assez le contraire. J’avais à faire deux conférences, ou plutôt deux « lectures » comme disent très justement, avec plus de simplicité et de modestie, les Anglais ; l’une à Londres, l’autre, le lendemain, à Oxford. La Londonienne devait avoir lieu le jour suivant (plus exactement le jour même de mon arrivée extra-matinale), à 8 h. 30 du soir dans une salle d’Holborn, dont je parlerai sous peu.

Notre entretien, bien à contre cœur, dut enfin finir, malgré son double intérêt, intellectuel et gastronomique car « le Marchand de Sable », dit Hoffman, « Madame la Poussière », dit-on dans le pays de ma mère, Arras, pour désigner le sommeil, était passé. Un repos bien mérité nous sépara jusqu’à onze heures, quand le très sympathique journaliste M. Edmond Gosse vint nous chercher pour déjeuner dans un somptueux restaurant du voisinage, où je ranimai assez mes forces pour me permettre de faire les retouches finales à ma causerie du soir. Je n’insisterai pas sur bien d’autres visiteurs ; parmi ceux-ci William Heinemann le grand publiciste, Home, Rothenstein, que j’avais rencontré l’été précédent, et dont un croquis de moi à l’hôpital Broussais, a depuis paru dans le Pall Mail Budget, Lane, éditeur des Jeunes, et d’autres dont j’oublie les noms.

Vint le soir, et notre petite bande, après un dîner à la française non moins copieux que le déjeuner, se mit en route dans un brouhaha de véhicules, pour l’endroit où je devais parler des « Poètes Français Contemporains ». C’était, je l’ai dit, dans Holborne, la longue rue immémoriale de la vénérable capitale. Je connaissais Londres de longue date et me souvenais avoir remarqué dans Holborne, presque à l’intersection du Viaduc, une rangée d’une douzaine de maisons pittoresques en vérité extrêmement vieilles, datant au moins du temps d’Élisabeth. Je ne fus donc pas particulièrement surpris, guidé que j’étais par des artistes et des poètes, de me trouver, après d’interminables couloirs, dans une salle extraordinaire, très ancienne, d’une sorte de gothique rustique. Il y a quelque peu trop de Gothique chez nos voisins (et cependant même leur Gothique moderne est plein de charme) tout comme chez nous se voit beaucoup trop de Roman ! sans compter le reste, en architecture. Mais le Gothique de Barnards’ Inn est sincère, naturel et merveilleux en sa simplicité. On parle de démolir ce vestige parlant de la fin du Moyen Age (Barnard’s Inn servit primitivement aux assemblées et aux cérémonies corporatives). De nos jours la salle est utilisée pour des séances privées, et les artistes protestent avec indignation contre cet acte de vandalisme. S’il se peut que la voix d’un humble étranger soit entendue dans ce très raisonnable concert, voilà la mienne, énergiquement.

En face de moi, une plateforme sur laquelle, derrière la nudité d’une table en chêne, éclairée par un vieux lampadaire de bronze, s’élevait un fauteuil de chêne également nu et de dimensions colossales, où il y aurait eu place même pour les ventripotents syndics de la vieille « Merry England ».

« Chétif trouvère de Paris », intimidé par la grandeur de l’endroit et le rude et majestueux mobilier, encouragé d’autre part par l’auditoire nombreux et très choisi, je m’installai de mon mieux dans la chaise immense, derrière l’immense table, et, déroulant mes notes, m’exprimai ainsi :

« Mesdames, Messieurs, je serais indigne du nom glorieux et misérable, et d’autant plus glorieux alors, de poète, si j’oubliais que je parle ici dans le pays par excellence de la poésie. Quelque connaissance (mais imparfaite, hélas !) de votre langue, et des lectures fatalement incomplètes en cette même langue, m’ont enseigné la modestie, tout Français que je suis, et bien que la modestie ne soit pas spécialement notre fort à nous Français, en ceci comme en bien d’autres vérités. Ce n’est donc pas sans timidité que je réclame l’indulgence de cet auditoire d’élite.

Cependant, en échange d’une invitation si gracieuse je vais m’aventurer dans la plus difficile des entreprises, et, m’excusant de ne pas employer l’anglais, cet anglais que notre grand écrivain Barbey d’Aurevilly proclame avoir été la langue de notre grand’mère Ève lors de la création, je commence.

L’expérience des conférences ne me fait pas défaut. Je m’en fus l’an dernier en Hollande et en Belgique, non sans succès. Tout dernièrement j’ai visité Nancy et Lunéville, et fus touché de l’accueil si chaleureux de mes compatriotes ; car j’appartiens à cette région ; je naquis à Metz, et c’est ici, il Londres, en 1872, que j’optai pour la nationalité française.

Mais en ce moment, je ne puis trop le dire, j’éprouve une émotion bien particulière, et je voudrais vous demander instamment votre bienveillante attention.

Puis-je la mériter !

Le sujet dont je vous parlerai durant ces quelques instants pour moi si flatteurs et si émouvants, j’en ai certes quelque connaissance. Car je l’ai vécu au mieux de mes moyens. Il s’agit de la Poésie française contemporaine.

………………………………………………………………………………………………………..

Puisque le tour de ma causerie et son développement m’ont conduit à terminer sur ces vers :

Ô dieux cléments, gardez-moi du malheur
D’à jamais perdre un moment si charmant,

je m’en servirai comme de transition à mon « dernier mot », ou plutôt ils seront ma conclusion. Merci donc encore une fois, Mesdames et Messieurs, de cette heure délicieuse où j’ai senti autour de moi votre sympathie, tandis que je parlais, dans cette contrée tant aimée et admirée de mon pays, d’hommes et de choses qui me sont chers. Merci de l’attention prêtée à la parole d’un hôte pour qui cette heure demeurera l’une des plus mémorables et honorables d’une existence toute consacrée à la cause des Lettres ».

La presse anglaise, londonienne et provinciale, me fut, dans l’ensemble, favorable, et je voudrais adresser ici mon cordial salut à la rédaction de bien des journaux, notamment le Times, le Pall Mail Gazette, le Star (qui, entre parenthèses, a publié de moi un portrait où je reconnais plutôt mon ami, l’excellent poète breton Le Goffic), la Gazette de Saint-James, le Liverpool Port, le Manchester Guardian, le Sketch, etc…, qui tous ont droit à ma plus chaude gratitude. Certains articles qui prétendaient donner des détails plus précis méritent sans doute quelques rectifications. Mais quelle est la critique, quels sont les jugements douteux me concernant, si bizarres qu’ils paraîtront sans doute dans 1 avenir, qui grandiront ma réputation ou lui porteront tort dans mille ans ?

Le lendemain je m’en fus à Oxford, où je déjeunai avec mon ami Rothenstein, en la compagnie du distingué professeur York Powell et d’un poète français M. Bonnier installé de longue date en Angleterre, idéal compagnon, fourmillant d’histoires et de souvenirs. Puis, en « hansom »18, nous fûmes visiter un peu de la ville. Elle est délicieusement coquette, presque rustique dans les quartiers commerciaux, avec leurs minuscules boutiques ornées de confiseries bon marché, douceurs pour petites gens et petites bourses ; de charmantes petites maisons, de petits jardins bien reposants, des arbres dont les dernières feuilles rouges pointent au-dessus des toits d’ardoises plats et cossus. Cela rappelle un peu les petites rues propres et discrètes de Boston, dont j’ai parlé dans un autre journal. Enfin, uniques pour leur médiévale majesté, ses monuments, collèges, églises de la bonne époque (il ne s’agit ni de notre siècle, ni des deux et demi qui précèdent).

Ma causerie eut lieu dans une salle située à l’extrémité d’un labyrinthe de chambres bourrées de livres, une vieille salle, avec un toit voûté, en pierre et en bois, et un mobilier austère. J’y renouvelai, sous la présidence du professeur Powell, la conférence de la nuit précédent, avec telles modifications qu’exigeait le lieu, devant un auditoire uniquement composé d’étudiants. La plupart avaient la tenue historique de l’université, la robe noire, courte ou longue selon le « degré », et complétée, en plein air, par la coiffure traditionnelle, le bonnet plat et carré. Elle leur donne, comme à leurs professeurs, un air mi-clergé, mi-magistrature bien en harmonie avec ces visages empreints de la gravité du savoir, jeune ou mûri, d’un accueil souriant et avenant.

De retour à Londres, je consacrai quelques jours à visiter la cité que je connaissais bien, naguère, et que je trouvai, en ses quartiers « continentaux » du moins, bien changée et en mieux. C’est le point de vue, étroit peut-être, d’un vieux Parisien. Et tout ceci ne fit qu’augmenter ma sympathie pour une ville dont j’ai si souvent loué la puissance, la splendeur, le charme infini, sous le beau temps comme sous le mauvais. Il me faut aujourd’hui la louer pour son hospitalité sans limite, son goût compréhensif, le pardon accordé à l’insuffisance la juste estime portée au mérite, même aux défauts. Je ne parle, soyez-en sûr, que de défauts élégants et respectables.

Dans les premiers jours de décembre, je m’en fus à Manchester. Départ par 1 admirable gare Saint Pancras, brique, marbre, arches en ogive et clochers, encore en construction lors de ma première visite à Londres en 1873 : 1873-1894, un bel âge pour un « old dog ».

Cette dernière ville, proverbialement ville d’affaires, noire et splendide, un Lyon en plus grand, me frappa par son manteau de fumée et ses larges promenades sur les bords d’une rivière encaissée. Je ne fis qu’apercevoir Salford, qui forme la moitié de la rivale de Liverpool, et ma visite, comme à Oxford, ne dura que vingt-quatre heures. Je fus reçu par M. Théodore C. London, jeune prêtre de l’Église de la Congrégation, par sa sœur et son frère, jeune garçon de dix-huit, ou dix-neuf ans, tous plus aimables les uns que les autres. Un ami de M. London, jeune homme charmant, professeur dans une école secondaire, M. Emile Bally, Suisse de Genève, parlant, bien entendu, le français comme sa langue maternelle et l’anglais à la perfection, vint nous voir pendant la journée. Tous deux jusqu’au cou dans la littérature, s’occupèrent de la Conférence que l’on m’avait invité à faire. J’eus un auditoire des plus sympathiques pour ma causerie, identique aux précédentes. Je savais que Manchester était, outre une grande ville industrielle, un centre intellectuel et artistique important. En eussé-je eu le temps, j’aurais tenté d’apercevoir un grand tableau que l’on remarqua justement au Salon de 1872. Il était signé Fantin-Latour ; son titre « Le Coin de table », les personnages : Léon Vallade, Camille Pelletan, Ernest d’Hervilly, Jean Aicard, Arthur Rimbaud et votre humble serviteur.

Enfin, mais trop tôt, vint le moment de quitter l’Angleterre ; après quelques jours de flânerie à travers les théâtres (un vrai pays de féerie), les music-halls (un vrai paradis) de Londres, après quelques bonnes visites reçues et rendues, après avoir serré tant de mains de vrais amis : William Heinemann, William Rothenstein, A. Symons, H. Home, H. Harland, E. Gosse, Image, Lane, Frank Harris, le sympathique éditeur de la Revue « Fortnightly », je m’embarquai de nouveau, par une mer unie, cette fois, comme un miroir. J’étais heureux, bien sûr, à l’idée de revoir la France, mais bien heureux aussi à la pensée d’un si agréable séjour et de si excellents et durables souvenirs.

Préfaces de Paul Verlaine

I. Sodome19
par Henri d’Argis.

Le livre que nous présentons, conformément au désir que l’auteur a bien voulu nous en exprimer, est triste, pensif et tendre, sans plus d’indulgence qu’il ne semble requis en un pareil sujet.

Nous avons longtemps non pas hésité, mais réfléchi avant de nous livrer à une tâche aussi grave ; mais, tout balancé, nous en assumons la responsabilité, et les quelques lignes qui suivront seront sincères comme l’ouvrage, et nettes, et claires, et, nous osons l’espérer, définitives, autant qu’il est permis, comme lui.

Sauf le cas de M. Auguste, roman brillant et superficiel, un peu bien ridicule peut-être, même dans sa pitié digne d’ailleurs de cet écrivain qui n’eut guère, en somme, que de l’esprit, sauf quelques aberrations accessoires de Vautrin, les magnifiques et terriblement troublants sonnets de Shakespeare et de très rares choses de Goethe, nous ne croyons pas que nulle littérature moderne se soit occupée d’une façon un peu spéciale du sujet que M. Henri d’Argis a traité si bien et si chastement, ainsi qu’il convient de le reconnaître et de le proclamer.

L’exception morale dont il s’agit est, depuis l’avènement du christianisme, devenue un problème douloureux, une question absolument digne d’attention et des réflexions les plus profondes, de simple lieu commun et de léger paradoxe qu’elle se trouvait être dans l’antiquité païenne, depuis l’Iliade pour parler de temps déjà héroïques, jusqu’aux dialogues de Lucien, en passant par le Banquet, jusqu’à l’empire romain et la décadence.

Le moyen âge ne semble pas s’être douté, sinon dans les méticuleuses prévisions et précautions de ses théologiens, d’un trouble aussi grave du cœur : il fallut que ce que l’on appelle la Renaissance, époque néfaste, éclatât d’une splendeur diabolique, pour apporter dans la simplicité bénie des fortes mœurs de nos arrière-ancêtres la langueur de telles mœurs.

Nous disons « langueur », car, bien que ces mœurs aient été celles des Grecs et des Romains, elles furent toujours considérées par leurs écrivains comme une exception, nous voulons le répéter.

Mais ces considérations sont purement historiques : on attend peut-être autre chose de nous ; il nous semble utile de chercher une cause à ces exceptions morales, à ces cas intellectuels (il ne peut être question ici, et dans l’ouvrage même, que de ceux-là, on l’a sans doute compris), et nous voulons dire en quelques mots ce que l’on trouvera dans Sodome.

Une surexcitation de l’intellect, avec un sentiment plastique peut-être exagéré, des déboires dans un amour qui devait rendre heureux, voilà, croyons-nous, l’origine habituelle d’une erreur qui, pour n’avoir pas eu cette excuse et n’être pas restée un cas intellectuel et moral, est punie si terriblement dans la Bible.

Peu de personnages, dans ce livre très simple : un prêtre, deux hommes, une femme : n’est-ce pas là un microcosme dans lequel peuvent évoluer tous les sentiments et tous les instincts de notre pauvre humanité : voilà les acteurs que M. d’Argis a choisis pour jouer ce drame poignant qui commence par des scrupules et finit par un remords, seul châtiment, mais combien affreux, d’une faute qui fut si peu commise !

Vous le voyez, le livre, avant tout, est chaste et juste.

Et cependant, mon cher d’Argis, laissez-moi vous le dire, ne craignez-vous pas les reproches ? Votre Soran, en somme, est coupable, et n’avez-vous pas fait ce coupable trop sympathique ? Car il est séduisant, votre Soran : il est beau d’abord, et puis si généreux et si grand, si spontané (cela ne suffit-il pas pour être bien malheureux) ! mais ce n’est peut-être pas être innocent que d’être malheureux, et celui qui s’alanguit, qui se laisse aller, qui ne lutte pas, n’est-il pas, en quelque sorte, criminel ? Et puis, ce titre que vous lancez comme un anathème ne vous semble-t-il pas audacieux ?

Voilà ce que l’on vous dira ; mais, moi qui suis votre ami, je vous dis : Votre roman, j’allais dire voire poème, est bon puisqu’il est humain et sévère, après tout, comme la science, et droit et direct, dans le tâtonnement d’un tel début, comme votre talent si simple, si naturel, et si franc, mais si timide comme tout ce qui est simple, et si complexe comme tout ce qui s’affirme ou veut s’affirmer.

Vous avez la volonté, l’élan, l’effort et mieux encore que tout cela — l’essor vers une littérature vraiment amère.

Donc, courage et laissez dire.

II. L’Infamie humaine20
par Eugène Vermersch.

« Je ne suis tant farouche et implacable que vous penseriez. » (Épigraphe du Testament du Sieur Vermersch, empruntée à Rabelais).

J’ai beaucoup aimé Eugène Vermersch qui fut un de mes plus fidèles amis. La façon dont se fit notre connaissance pouvant présenter quelque intérêt pour l’histoire des Lettres contemporaines, il sied de la raconter en quelque détail.

***

Lors de l’apparition chez Alphonse Lemerre du recueil intitulé Poèmes Saturniens, quelque polémique s’engagea autour de ce livre de tout jeune homme. Un petit journal dirigé ou plutôt inspiré par Alexandre Dumas père et qui s’intitulait Le Mousquetaire, par la plume du très regrettable Charles Bataille, railla, non sans raison dans un sens, la forme parfois excentrique de ces vers plus fenantins qu’autre chose. Vermersch alors, qui goûtait tout particulièrement la série de poèmes : Paysages tristes, eut la bonté de me défendre jusqu’au point de faillir avoir un duel. Naturellement j’allai le remercier au café de Suède où il fréquentait, et je trouvai le plus simple, le plus franc en même temps que le plus spirituel des garçons. Blond, un peu replet, avec une bonne figure pleine de santé, il me plut tout soudain ; il accueillit l’expression de ma très sincère gratitude par une poignée de mains dont l’étreinte devait durer jusqu’à sa mort. Dès lors une forte amitié nous unit.

Puis la vie nous sépara. La Guerre et la Commune survinrent. Lors de l’écrasement de celle-ci je fus légèrement compromis et dus, par prudence, me retirer à Bruxelles, puis à Londres où je retrouvai Vermersch à qui son Père Duchesne — un chef-d’œuvre à mon sens, en dehors d’idées politiques non miennes, absolument non miennes — avait valu la peine capitale, alors si libéralement décernée un peu à tort et à travers par de braves militaires exaspérés d’avoir été vaincus par l’Allemand.

***

Il vivait d’écrire au journal Le Grelot sous un pseudonyme, bien entendu, de quelques leçons et de traductions. Il ne tarda pas à épouser une jeune femme charmante qui lui donna un fils. J’ai bien souvent charmé les ennuis de l’exil en allant partager le modeste mais si cordial repas du jeune et vaillant ménage.

On évitait les questions politiques toujours irritantes même entre amis que diviseraient même de simples nuances, à plus forte raison de profondes divergences de vues, et l’on parlait plutôt littérature, science, France surtout ! Car nous étions Parisiens d’abord, mais principalement lui lillois, moi par ma mère arrageois si, par mon père, ardennais des Forêts.

Ensuite c’étaient les jeux des souris blanches qu’élevait en toute sollicitude le pauvre ami que pendant ce temps-là une presse inqualifiable qualifiait d’assassin, d’incendiaire, et, le croiriez-vous ? de bonapartiste. Il est vrai qu’on a traité aussi de bonapartistes les pauvres gens par trentaine de mille qui se firent tuer pour trente sous par jour !

Quant à Vermersch qu’on accusait d’être « un chef », j’atteste qu’il était très pauvre, le plus pauvre peut-être de toute la proscription de Mai, et que sa veuve, au témoignage de son beau-père, qui me l’écrit, voyage, pour vivre, « avec une famille riche ». Singulier soudoyé, avouez-le !

***

Quoi qu’il en soit, Vermersch est né à Lille le 5 juin 1843. Il fit dans sa ville natale d’excellentes études au cours desquelles il obtint le premier prix de poésie au concours d’Arras. À dix-huit ans il collaborait à L’Écho du Nord et vint à Paris pour y prendre des inscriptions d’étudiant en médecine : il obtint son brevet de médecin deux ans plus tard. C’est à ce titre qu’il devait servir comme aide-major pendant la guerre. Mais il ne poursuivit pas la carrière médicale. Les Lettres l’appelaient impérieusement. C’est avec une sorte de fièvre qu’il se livra à Elles corps et âme, et biens, pourrais-je ajouter, — car sa famille, semblable en cela aux trois quarts des familles, tenta d’abord de s’opposer à cette vocation, terrible en vérité, on finit toujours par plus ou moins le reconnaître, puis finalement rompit avec lui sans esprit de réconciliation.

***

Vermersch, qui sentait sa force, accepta ce verdict infiniment sévère et dès lors sa production fut immense, consistant principalement en poésies pour la plupart fantaisiste, un peu imitées de Banville (qui n’a dans ses primes ans suivi, fût-ce de trop près, l’irrésistible Maître ?) parallèles à du Monselet, souvent supérieures aux jolies choses de ce très fin esprit. On réunira sans doute quelque jour ces fleurs de jeunesse, et ce sera, je ne crains pas de l’affirmer, un des plus beaux, sinon le plus beau bouquet de la poésie fugitive de la période finale du second Empire.

Entre temps, d’innombrables articles de omni re scibili paraissaient dans des journaux vraiment littéraires, quoique ou parce que légers, pour la plupart fondés ou dirigés par lui. Combien d’esprit du meilleur aloi, de bonne outrance, de bon sens aigu, parfois méchant, jamais amer, Vermersch dépensa dans ce genre exquis au fond, quand bien manié, ce n’est rien, comme on dit chez moi, que de le dire.

***

Vermersch, parmi ce travail, ne perdit point de vue la haute poésie.

Adoptant la forme nette, claire, brève et si bellement française, — sans la rajeunir que dans les justes proportions de la langue actuelle, — du grand Villon, il fit, comme c’est le droit de chacun, ce me semble, son testament lui aussi ! Ce, avec une verve véritablement endiablée, par moments injuste (mais dans un testament !), par moments aussi follement amusante (mais dans un testament français !), — mais d’un style, d’une syntaxe, d’un parfait, d’un net, d’un clair ! j’y insiste !

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Écoutez comme, d’ailleurs, le ton s’élève très souvent dans ce poème avant tout ironique et révolutionnaire, sans oublier que Vermersch affectait d’être matérialiste, à tort, selon moi, car ce fut avant tout une belle et bonne âme :

LVII

Les Hommes !… les Hommes sacrés !
Bons, fraternels, forts, doux et justes,
Éclairés, les Hommes augustes !
Par les bons instincts conjurés,
Par la parole et par le livre !
Les cultes, les abstractions,
Les dogmes, nous nous en moquons,
Car ce que nous voulons, c’est vivre !

LVIII

Et vivre bien !… c’est notre droit !…
Nous méconnaissons la nature
Lorsque nous souffrons sans murmure
L’inaction, la faim, le froid ;
Nous manquons aux lois de nos êtres
Lorsque nous souffrons sans combats :
Est-ce donc pour ne vivre pas
Que nous ne voulons plus de maîtres ?

LIX

Et ne pensez pas que pour nous
S’empêcher de mourir soit vivre !
Le but que nous devons poursuivre,
C’est le bonheur égal pour tous !
C’est, avec le droit, la puissance
De boire, d’aimer, de manger,
De travailler, de se loger,
De pénétrer dans la science !
…………………………………….
…………………………………….
…………………………………….

(Je n’ose ici transcrire certain passage où, parmi d’ailleurs des invectives absolument erronées sur la plupart de mes excellents maîtres et camarades du Parnasse contemporain, il me restait trop sympathique, sans doute, mais que donc noblement affectueusement confraternel.)

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Ces idées farouches, ou plutôt âpres, furent reprises par Vermersch en exil ; plusieurs plaquettes en vers et en prose, Les Incendiaires, La Grève, d’autres encore, parues chez le libraire-éditeur Barjou, de Londres, et qui sont d’ailleurs dignes par le style, la logique à mon sens excessive, et toutes qualités littéraires, de faire partie de l’œuvre complète de ce poète, qui trouve entre temps le moyen d’être un citoyen véhément, violent, trop violent, penseront d’aucuns de qui je suis en partie, mais sincère en somme, jusqu’à l’héroïsme.

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Le Roman avait toujours tenté Vermersch. Cette forme, si difficile, souvent si ingrate, exige encore plus de maturité peut-être que l’Histoire, la Critique et les suprêmes spéculations de la Philosophie. Mon pauvre ami l’avait compris, qui n’aborda le genre qu’après la Guerre et la Commune, dont les événements si terribles pour lui l’avaient rendu avant l’âge expérimenté, observateur, perspicace, passablement désabusé aussi, comme il sied, comparable aussi bien à tant d’autres de notre génération infortunée ; et comme s’il pressentait qu’il dût mourir tout jeune encore, il s’y mit, ainsi qu’il faisait d’ailleurs en toute entreprise, ardemment.

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L’Infamie humaine est surtout une œuvre de psychologie très élevée et très intense. C’est l’histoire d’un jeune homme pris entre trois femmes : la sienne qu’il a épousée vieille, par intérêt, et qu’il finit par investir d’une sorte de reconnaissance quasi filiale qui ne va pas certes jusqu’à l’amour mais y confine ; une fille adorée jadis, presque dédaignée maintenant ; une autre fille choisie à dessein parmi les plus bas rangs de la société féminine et qui sait se faire, elle, aimer jusqu’à la frénésie.

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Le roman est par lettres, comme La Nouvelle Héloïse, comme Clarisse Harlow, comme tant d’œuvres de ce si littéraire xviiie  siècle.

Cette manière de concevoir et de procéder me semble et semblera sans doute plus particulièrement vivante et directe que toute cette psychologie purement descriptive qu’affectent nos « modernes ». Malheureusement, l’œuvre est incomplète.

Vermersch y rêvait un dénouement terrible mais logique. Son héros, Berneville, devait mourir fou, selon une parole de Vermersch à quelqu’un des siens un jour qu’ils passaient proche un asile d’aliénés de Genève — cette Genève où il s’était réfugié après avoir été successivement expulsé de Belgique et de Hollande pour se tout à fait fixer à Londres, où il contracta le germe de sa maladie, résultat d’un excès de travail qui devait anéantir sa propre raison.

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Eugène Vermersch mourut fou, en d’affreuses douleurs, le 9 octobre 1878, à l’asile de Colney (Hatch, Angleterre), — âgé de trente-trois ans et deux mois21.

Il laisse, outre le roman inachevé que nous publions aujourd’hui, plusieurs ouvrages inédits, parmi lesquels un volume de vers : Galerie de tableaux et une traduction de Perse avec notes et commentaire, qui montrera le poète latin sous, paraît-il, un jour tout nouveau.

III. Dame Mélancolie22
par Émile Boissier.

Le recueil de vers que voici est l’œuvre d’un très jeune homme, mais n’allez pas vous y tromper !

Sous la forme d’une sorte de « Récit », ou plutôt de « Vision symbolique » (dans le meilleur sens du mot), l’auteur se dépeint, en tant que poète, lui-même.

« Dame Mélancolie » qui doit lui rester et à qui il doit rester fidèle, joue ici le principal rôle, ainsi d’ailleurs que l’indique le titre général. — Aussi bien, les poèmes désignés par les sous-titres sont une marche lente vers un but qui n’est autre que cette idée : « Les rêveurs doivent être préférés aux gens raisonnables ».

Cette conclusion, ainsi que les prémisses et les pièces intermédiaires, se présente dans le livre d’Emile Boissier, revêtue d’une forme parfaite — ou presque, puisqu’ici-bas rien n’est complètement parfait, — solide, souple et brillante comme une arme de luxe bien trempée.

D’ailleurs, vous allez vous convaincre de tout ce qui vient d’être affirmé par la lecture et, je vous le prédis, par la lecture à nouveau et à nouveau de ce superbe premier livre qui engage fort l’auteur.

Noblesse oblige.

IV. Chansons d’amour23
par Maurice Boukay.

Voici donc enfin retrouvée la « bonne chanson », si j’ose m’exprimer ainsi, non plus celle si piquante de Désaugiers, si correcte de Béranger, si bourgeoise, dans le bon sens, de Nadaud, mais plutôt, à mon avis, la chanson simple et vivante, dans le goût de Pierre Dupont, avec je ne sais quoi de la grâce du xviiie  siècle et de la poésie vraie.

Oh ! la simplicité ! l’amour sincère et sans nulle crainte d’être ingénu, l’expression de cet amour franc, net, chaste, — parce qu’il est sincère et pur, puisqu’il est ingénu ; l’accent juste sans plus ; le cri, en quelque sorte, de la passion, le cri non pas tout à fait, le chant vibrant, la note vraie du cœur, — et des sens aussi.

Dans le recueil que nous donne aujourd’hui le nouveau poète que j’ai le plaisir de vous présenter, vous trouverez l’émotion, la belle candeur, tour à tour forte et charmante de la jeunesse — la jeunesse ! Cette fête grandiose et si courte, mais immense.

Immense, mais si courte ! Et quelque mélancolie ne peut que se mêler à ce jeu. Et vous serez, je ne dis pas frappés, ni surpris, ni étonnés, — mais charmés du ton du livre.

En effet, en ces temps de faciles, de fades, d’insipides, de banales et d’au fond odieusement et abusivement bourgeoises macabreries, il est digne et sain d’enfin entendre une voix qui chante bien, un cœur qui souffre bien, et de se complaire à voir parfois un sourire qui sied bien.

Et maintenant, poète, chante-nous les Stances à Manon, les Regrets à Ninon, et tous les Soirs d’Amour.

V. Éphémères24
par le Comte de Golleville.

Dans un « conseil aux jeunes gens », M. le vicomte de Colleville leur dit, en deux vers excellents, à propos de jeunes filles modernes — et éternelles !

« Pour le bien bercer, à des tourterelles
Empruntez la voix un peu rauque encor ! »

Et je crois que précisément, en tête de ces quelques mots de sympathie profonde, voilà l’épigraphe qu’il faut.

Car les vers de ce trop mince recueil, trop mince, mon cher confrère, bien trop mince — et c’est, entre peu d’autres, leur pire défaut, — bercent nos mélancolies, nos ennuis plutôt.

« Nous bercent un temps notre ennui ».

(comme dit, à peu près, ce terrible et charmant Molière) — car tout est ennui et ne vaut pas qu’on s’attriste — bercent, disais-je, cette indéfinissable chose, toujours émue, qui vit en nous, jusqu’à en mourir — d’un beau rauquement ironique et douloureux, pareil en effet. à celui des tourterelles dans le large bois qu’on traverse avec un peu de peur mêlée à la grande joie d’être sûr de la terre vierge et sous de libres frondaisons parmi les âpres maternelles senteurs primitives !

Et tout de suite on a cette intuition que l’auteur de ces deux vers sans art excessif, mais d’une spontanéité savoureuse au possible, est un franc, — et j’ajouterai pour ma part, moi, paraît-il, un raffiné, un « roublard » du rythme et de la rime, sans me vanter beaucoup plus qu’il ne sied, de l’éloge ou de la censure, un naïf dans la meilleure acception du mot, quant aux grosses malices du métier poétique.

Parbleu ! je sais bien qu’on peut, qu’on va, sans doute me dire : « Comment vous ! le créateur subtil de « rythmes, le rimeur rusé s’il en fut » — et telles et telles complimentailleries plus ou moins, plutôt moins, sincères — « vous venez nous préconiser ces vers pour la plupart médiocrement rimés et d’une allure parfois maladroite, gauche » — et tous les et cœtera de partisans, au fonds et au tréfonds, de mauvaise foi, d’une impossible impeccabilité.

Mais moi, je réponds, que dans ce volume trop, et par trop, modestement intitulé Éphémères M. le vicomte de Colleville, a — par-dessus toutes oiseuses et odieuses considérations de menuiserie en mots, — émis la note vraie, nette, naïve, j’y insiste, d’un cœur et d’une âme tout à l’idéal sain et clair qu’on chercherait longtemps parmi les œuvres d’un « talent » plus prétentieux.

Ajoutons, pour finir, que l’auteur d’Éphémères est un folkloriste — un vrai, ce qui n’est pas un mince éloge par ce temps de fumisterie et de pastiche déguisée en originalité. La preuve en est dans mainte et mainte prière de ce recueil : pas besoin de citations, puisque le volume suit ce que vous allez lire, j’en suis sûr, avec le plaisir que j’y ai mis et que je mets à écrire cette très sincère et très cordiale préface.

Opinions sur la littérature et la poésie contemporaine.
Origines immédiates

J’aurais bien des choses à dire en avant-propos de ces lignes, qui ne sont elles-mêmes que l’introduction à un long travail sur des choses toutes modernes qui me semblent devoir être traitées ainsi de loin.

De très loin ? Vous allez voir que non.

 

Cette question d’ailleurs, ne se rapportant pas immédiatement au sujet traité ici, laissons-la ou plutôt réservons-la, pour aborder un autre côté des présentes réflexions et en finir rapidement avec elles, la plus grande partie de ce qu’il y avait à dire dans l’occurrence étant à peu près suffisamment dit, ou du moins proposé.

Il n’y a pas que les poètes, j’entends ici « poètes » dans son acception la plus étroite, celle de faiseurs de vers, d’ouvriers du vers, sur qui dut réagir, disons, de préférence, agit cette non pas fortuite, mais logique, mais fatale conjonction de Shakespeare et de Racine dans l’œuvre capitale du vicomte de Chateaubriand. Des prosateurs, moins nombreux, et pour la plupart moins éclatants que les poètes, — débutaient, qui se ressentirent dès lors de l’évolution irrésistible : Nodier, modifiant visiblement sa première manière, qui fleurait par trop du Voltaire des Contes ; Jules Janin, de qui l’Âne mort ou la Femme guillotinée semblait promettre un romancier plus que le délicieux critique, si j’ose m’exprimer ainsi, « délicieux ! » « critique ! », qu’il devait devenir et rester ; Soulié, qui promit plus qu’il ne tint et finit, comme tant d’autres, sans que la misère excuse un crime ou délit littéraire, par le roman-feuilleton ; Dumas, à qui l’on pardonne tout, en raison de sa verve qui touche au génie ; George Sand, le génie fait femme avec Desbordes-Valmore ; Balzac enfin ! — tous, à travers, évidemment et naturellement, Voltaire plus ou moins et Jean-Jacques beaucoup, procédèrent du grand Vicomte, lui-même imbu, je ne puis que le répéter, de Shakespeare et de Racine, et ce, dans une presque indéfinissable et plus apte à être sentie, ressentie, j’insiste sur les deux mots de tout à l’heure et j’appuie sur l’inversion présente, — manière d’indépendance qui devait engendrer la complète liberté dont nous jouissons maintenant en fait d’art littéraire, en attendant, sans la désirer, l’anarchie qui nous menace aussi bien que tout le monde, dans ce petit « coin d’or semé d’azur » de la société, où nous vécûmes jusqu’ici, nous les écrivains, sinon bien tranquilles ni trop heureux, ni par trop unis, du moins installés !

Si bien qu’au moins jusqu’à présent, ma thèse me semble bonne et que, si l’on doit m’en croire, ce qu’il faut qui plane sur notre aventure encore en train jusqu’à l’imminent peut-être cataclysme dont question, c’est ce vol entrelacé d’archanges, cette conjonction précise du génie racinien, l’Esprit seul, la Poésie dégagée, toute nue, mieux même que la Vérité, l’Humanité pure,

— De ces vains ornements ne chargez plus ma tête. — 

et du génie de Shakespeare, la nature entière, fruste et savoureuse dans ses miels et dans ses poisons, torrents et volcans, forêts et montagnes, fleurettes aussi, ruisselets aussi, avec l’homme comme comparse très important, mais accessoire, — somme toute, un monde dont nous serions, nous, artistes du Concept et du Verbe, selon un vers de ce Victor Hugo, notre Maître, notre « Provincial » de France,

Le jour et peut-être la nuit.

Ces quelques lignes furent écrites il y a juste huit ans25.

Longuam humanis œvi spatium !

et naturellement, le poète devait en voir encore, comme on dit, et des grises ! comme on dit aussi.

Mais ça ne vous regarde pas. — L’intérêt de ceci est de vous faire savoir que Verlaine a réalisé toutes les promesses contenues au cours de ce petit travail :

Amour et Bonheur, ainsi que Parallèlement ont paru, plus un quatrième volume de vers catholiques, Liturgies intimes, et quatre petits livres « galants » : Chansons pour Elle, Odes en son honneur, Élégies, Dans les Limbes, puis Dédicaces, livre amical. Le « Théâtre » de Verlaine consiste en deux piécettes, l’une en vers et l’autre en prose. Celle en vers fut jouée, le 20 mai 1891, au Vaudeville, en bénéfice.

L’autre, tout récemment, au café Procope : deux succès d’estime, — et j’ai lieu de penser que l’auteur ne voudra pas prendre sa revanche à moins que…26

Tout de même et malgré tant de déboires, il vit encore en dépit de ses cinquante ans bien trop sonnés, et travaille comme un nègre. Il a sur le chantier cinq volumes pour Vanier : Invectives, Livre posthume, Histoires comme çà, Essais, Croquis de Belgique, en prose ces trois derniers. Il publie au Fin de Siècle le premier volume de ses Confessions. Il a donné, ici même, en ces « Hommes d’Aujourd’hui » une trentaine de biographies de ses camarades de lettres. En 1893 il entreprit une série de conférences littéraire à Nancy, en Angleterre, en Belgique et en Hollande d’où il a rapporté un livre : 15 jours en Hollande. Ces conférences eurent du retentissement et un certain succès. Et il ne désespère pas, si Dieu lui accorde la guérison qu’il mérite peut-être après huit années de mauvaise santé, d’encombrer la littérature française d’œuvres, alors impersonnelles, critiqué et historique.