Avant-propos
Les portraits de morts illustres que nous avons recueillis dans ce volume ne sont pas, comme il arrive pour bien des essais de critique, groupés par le caprice et juxtaposés par le hasard. Une idée d’ensemble a présidé à leur composition et à leur choix. Nos préférences ont voulu s’arrêter sur l’élite des écrivains disparus, sur les plus grands, et, nous nous permettrons d’ajouter, sur les meilleurs. Non pourtant que nous les présentions comme impeccables. Chemin faisant nous n’avons pas dissimulé la part d’erreurs et de faiblesses que comportent les existences les plus admirées et les œuvres les plus accomplies. Mais tous à beaucoup d’égards nous ont paru fournir non seulement des images de perfection et de nouveauté, mais en même temps des exemplaires de ce qui manque le plus aux récentes générations d’écrivains, le dévouement à une Cause, l’enthousiasme de l’Idée ou de l’Art, la foi à la Poésie, la croyance à la gloire de la Vie et à l’efficacité de l’Action. À nos maladies littéraires, au dégradant naturalisme, au pessimisme désolant, nous avons dans ces onze études opposé chaque fois l’exemple contraire d’une œuvre et d’une existence vouées à l’un des modes de l’Idéal.
Au lieu de proclamer comme le dernier mot de la littérature une vulgaire copie de toutes les laideurs et de toutes les niaiseries journalières, les grands morts que nous avons mis dans leur cadre ont attesté par leur pratique l’excellence et la souveraineté de l’Idéalisation sur les procédés inférieurs qui peuvent se rattacher à la Science, mais qui ne relèvent pas à coup sûr de l’Art. Chateaubriand a rétabli l’Idéal sur les ruines d’une littérature trop souvent plate ou guindée Lamartine, Alfred de Vigny, Victor de Laprade l’ont manifesté sous la forme la plus pure et Théophile Gautier sous la plus prestigieuse ; Sainte-Beuve l’a fait passer de la poésie dans l’histoire littéraire avec George Sand il a régné dans le roman ; par Michelet et Quinet il a dominé dans la narration comme dans la philosophie historique. La chanson même avec Béranger en a reçu le reflet et parfois le rayonnement. Quant à Victor Hugo, que nous ne pensions pas avoir la douleur de faire figurer dans ce musée des génies défunts, Victor Hugo dont la longévité florissante constituait un de nos thèmes familiers, qui peut lui refuser d’avoir poussé plus loin que ses contemporains et que la plupart de ses devanciers la recherche et la mise en œuvre de l’éternelle Beauté ?
Notre livre, ainsi régi par des principes d’esthétique où les conquêtes du Romantisme s’associent aux lois immuables du Beau, s’annonce donc comme une œuvre de doctrine, fidèle aux traditions du génie français qui peut se définir esprit, raison, lumière et repousse comme des monstres les trivialités en vogue et les exagérations du paroxysme actuel. Si large que soit notre éclectisme, ouvert à tous les phénomènes du génie ou du talent, il se déclare irréconciliable avec la bassesse, le précieux, la minutie puérile, la vaine brutalité, le pseudo-mysticisme des virtuoses de décadence, toutes les variétés du mal et du faux que l’on peut qualifier d’un mot, le vice en littérature. Nous prendrions volontiers pour devise de combat cette lyrique exclamation du poète Théodore Aubanel : « Que tout ce qui est beau resplendisse, que tout ce qui est laid se cache ! »
Une telle parole achève d’élucider notre pensée. Si nous jetons le cri d’alarme contre le mauvais goût qui n’est qu’une des formes de la corruption ou de la sottise, nous ne voudrions point que l’on nous crût un détracteur du présent. En dehors de ces Maîtres qui sont déjà le passé, le présent nous découvre, en nombre suffisant pour nous contenter, des œuvres vraiment belles ou distinguées, empreintes d’un sceau de vérité durable ou d’une marque d’authentique beauté. Les trois âges de 1830, de 1840, de 1850, sont encore représentés parmi nous par des hommes qui semblent à l’abri de la fatigue et comme trempés dans une source de Jouvence. La génération à laquelle nous appartenons renferme également une élite qui a fait ses preuves et qui a donné Sully-Prudhomme et Coppée à l’Académie française, en lui réservant Jules Claretie, Alphonse Daudet, et quelques autres désignés par des succès de bon aloi. C’est contre les tendances naturalistes ou pessimistes de la génération qui nous suit que nous avons stipulé nos réserves et, sous forme d’antithèse avec les grands morts, dirigé la polémique qui se dégage de notre travail1.
Outre ces prétentions à l’orthodoxie littéraire, notre ouvrage ose revendiquer le mérite de suggérer des renseignements précis et nouveaux qui pour quelques-uns de nos portraits tiennent à la tradition reçue par notre enfance, pour la plupart à des relations précieuses contractées dans notre première jeunesse et poursuivies jusqu’à la perte de ceux dont nous invoquons le souvenir.
Nous ne parlerons pas des doctrines philosophiques et sociales que trahissent nos jugements sur les hommes et sur les faits. Elles se retrouvent telles que nos ouvrages antérieurs les ont fait connaître. Elles n’ont varié jamais et nous croyons qu’elles sont de nature à rallier sinon l’adhésion, du moins l’estime de tous les honnêtes gens, étant aussi conciliantes que fermes et d’autant plus modérées qu’elles sont réfléchies et solides. Mais qu’il nous soit permis d’insister en terminant sur l’intention morale de ces études critiques. Nous sommes de ceux qui voudraient avec La Fontaine
Que le Bien fût toujours camarade du Beau.
Ouvrir cette galerie de portraits, c’était dans notre conception faire appel et rendre service à ces recrues de la France, à ces jeunes hommes qui viennent remplacer ou assister leurs aînés. Nous n’avons tenu à leur montrer les véritables Maîtres de notre siècle que pour les désigner à leur imitation féconde, à leur émulation passionnée. C’est à la jeunesse tout entière que s’adresse cet enseignement par l’exemple. Mais il vise surtout nos écrivains futurs. Puissent-ils s’inspirer de nos modèles et, sans rien abdiquer de leur « Moi », reproduire en eux l’austère fierté d’un Quinet, d’un Vigny, d’un Laprade, la ferveur pour l’Art d’un Chateaubriand, d’un Gautier, d’un Sainte-Beuve, ou l’expansive pitié d’un Michelet, d’une George Sand, d’un Victor Hugo ! Puissent-ils se conformer aux types que nous leur proposons, et nous ne douterons pas de l’avenir des Lettres et de la grandeur de la Patrie !
I.
Chateaubriand
Chateaubriand fut le grand initiateur de ce siècle, rôle glorieux que l’on méconnaît trop souvent et que pour l’éducation de la jeunesse il sied de replacer dans toute son évidence et dans tout son éclat. Il ne convient pas de laisser dans un injuste oubli celui qu’ont salué comme un père les esprits les meilleurs et les plus divers, aussi bien Villemain que Victor Hugo, Ampère autant que Théophile Gautier, celui qui fut le fondateur de l’école moderne, le précurseur de tous les maîtres idéalistes, le génie nourricier des génies contemporains.
I
Rappelons-nous avant tout l’urgence, on pourrait dire la fatalité d’une révolution littéraire au commencement du xixe siècle, comme conséquence et corollaire de la révolution politique dont est sortie la France moderne. Cette révolution, aussi inévitable que son aînée, Chateaubriand ne l’a pas faite lui seul, mais il l’a entreprise et pour ainsi dire lancée dans la voie, comme le char aux roues brûlantes dans la carrière d’Olympie. Fils du passé par sa naissance, écrivain du xviiie siècle par son éducation, nous voyons Chateaubriand partager avec Mirabeau dans un autre ordre d’idées la grandeur de créer en lui l’homme nouveau et par lui la vie nouvelle. S’il n’acheva pas dans notre littérature la transformation commencée, s’il faiblit, se lassa, dut s’arrêter à moitié chemin, ce fut, comme son devancier, par ce qu’il conserva de l’éducation première et des habitudes de son esprit. Nous ne songeons pas d’ailleurs à plus dissimuler les lacunes et les insuffisances de son génie que nous ne prétendons reléguer dans l’ombre les défauts qui l’ont entaché. Mais aucune des critiques auxquelles Chateaubriand peut donner matière n’empêcheront qu’il n’ait pris à notre époque l’initiative la plus hardie et la plus féconde. Certes il a fait preuve d’un bien rare courage ce pauvre émigré, perdu dans les brumes de Londres, qui vint rompre avec la routine pseudo-classique du xviiie siècle à son déclin et, par son franc retour à l’antiquité et au xviie siècle comme par ses innovations de style et de coloris, créer toute une littérature émancipée du présent, mais profondément enracinée dans le passé, dans la tradition nationale, en même temps que largement ouverte dans toutes les directions de l’avenir. Quel était ce novateur, ce libérateur, la veille obscur ? Ici nous assistons au phénomène d’une vocation au génie pour ainsi dire formée et conduite par les circonstances même en apparence les plus hostiles. Nous voyons un chétif enfant d’une famille aux origines illustres, mais appauvrie et amoindrie dans l’éloignement de la cour, un enfant marqué pour la vie honorable mais modeste des gentilshommes de province, naître dans les conditions les plus propres à refouler l’ambition mondaine, mais en même temps à susciter le génie poétique. Nous le voyons, ce François-René, croître et se former dans le milieu le plus sauvage, mais le plus inspirateur, en pleine Bretagne, devant la poésie puissante et profonde d’un ciel souvent triste et d’une mer fréquemment désolée. La rêverie, chez lui si fertile, ne devait-elle pas s’éveiller à la faveur d’une enfance solitaire où la contemplation du paysage et la promenade déjà méditative occupaient la plus grande part ? L’isolement à peu près absolu dans lequel vivait François-René était fait pour développer par une concentration salutaire cette faculté, non seulement de rêver, mais de voir et de réfléchir, qui constitue le poète. Au contraire la vie trop active des familles de la ville eût assurément fait échec et peut-être apporté d’insurmontables obstacles à la vocation de Chateaubriand. Il faut beaucoup de loisirs, beaucoup de silence pour devenir et surtout pour rester poète cette facilité de s’abstraire et de se posséder pendant de longues années d’enfance et d’adolescence fut, n’en doutez pas, l’occasion déterminante du génie de Chateaubriand.
Tout devait du reste conspirer à l’éclosion de ce génie, la plus étonnante des crises historiques et le moins commun des voyages, la Révolution française subie et l’Amérique visitée. En Amérique, la nature, première conseillère, première inspiratrice du futur poète, se montrait à lui grandie et comme transfigurée, et achevait sur son esprit son œuvre de révélation. Cet éveil que la nature avait provoqué, le malheur le hâta. Rappelé d’Amérique par les nouvelles de France, croyant de bonne foi, comme tant d’autres gentilshommes, que l’émigration et l’attitude militante à l’étranger pouvaient servir les intérêts de la royauté, obéissant du reste à sa conscience, ce qui est toujours respectable, le jeune Breton venait chercher spontanément l’exil, la ruine, la misère. Heureux choix pour la postérité ! Chateaubriand n’avait pas assez souffert pour exprimer la souffrance, ce qui allait être le grand besoin du siècle. La destinée qu’il avait acceptée lui fit éprouver en peu d’années toutes les amertumes et toutes les angoisses elle soumit sa vocation poétique au rude et salutaire noviciat du malheur.
En Allemagne, en Angleterre, partout où devait souffrir utilement le proscrit volontaire, son impatience de poésie longuement comprimée ne faisait que s’accroître dans l’épreuve ses rêves le suivaient à toutes les étapes de son chemin pénible, et surtout ceux qui devaient adopter des noms impérissables et prendre des formes immortelles. Dans les savanes du Nouveau-Monde il avait, sous les traits d’obscurs sauvages et d’indiennes naïves, pressenti son Atala, deviné son Chactas. En sa courte campagne de l’armée de Condé, soldat de la fidélité, combattant, hélas ! contre la patrie, il charmait ses rares loisirs par la lecture d’Homère et voyait déjà se dessiner à l’horizon l’apparition d’un Eudore exilé des « paysages éclatants de la Grèce sous un ciel sans lumière qui semble nous écraser sous sa voûté abaissée »
.
En Angleterre, nous retrouvons Chateaubriand indigent et malade. À ses premières tristesses vint s’ajouter de plus en plus la tristesse réelle et pénétrante de l’exil, comparable à ces pluies fines et monotones qui semblent percer jusqu’à l’âme. Il apprit par une dure expérience à chanter l’une des plus grandes douleurs de son siècle, l’une de celles qui furent le plus profondément senties par l’élite de ses contemporains. Nul ne l’a mieux comprise, mieux dépeinte que Chateaubriand dans ses œuvres, où il a comme dispersé tout un poème de l’exil. Seul, pauvre et triste, Chateaubriand n’eut d’autre refuge que le travail acharné. Son génie se chercha dans deux volumineux ouvrages, l’Essai sur les Révolutions et les Natchez. Il ne devait se découvrir que dans Atala. L’on a trop souvent accoutumé de juger Chateaubriand d’après les Natchez, livre déclamatoire qui, je ne sais pourquoi, est mis d’abord dans les mains des jeunes gens ; car les Natchez ne sont bons à lire que pour les lettrés cherchant à démêler les tâtonnements d’un génie qui s’essaie. Toute autre personne, moins au fait, peut céder à la tentation de confondre l’auteur inexpérimenté des Natchez avec le poète de René et des Martyrs, de plus en plus maître de sa pensée et de son style. Or c’est dans les Natchez, œuvre d’apprentissage, que se rencontrent toutes les périphrases bizarres, toutes les métaphores étranges et parfois ridicules sur la foi desquelles trop de gens se sont habitués à condamner Chateaubriand sans pousser plus loin leur enquête. La plus simple équité réclame contre cette confusion autant vaudrait estimer les grands poètes de tous les temps à la mesure de leurs débuts, Virgile par le Ciris, Horace par l’Épode contre Canidie, Corneille par Mélite, Racine par Alexandre. Il n’y a que Molière qui puisse supporter cette confrontation des débuts avec les chefs-d’œuvre de la maturité ; quoique bien inférieur à ce qu’il deviendra, l’auteur étincelant de l’Étourdi, des Précieuses, de l’École des maris, est déjà le grand maître du rire et le dominateur du style comique. Comme la déesse dont parle Virgile, il s’est révélé en faisant ses premiers pas.
II
Au moment où Chateaubriand éclata plutôt qu’il ne parut, la situation des Lettres et d’autre part l’état des âmes dans notre pays étaient singulièrement propices à une rénovation de la littérature.
À parler franc, la situation des Lettres ne nous paraît pas à distance aussi désespérée qu’ont bien voulu le prétendre les disciples de Chateaubriand, surtout Lamartine, dans son discours de réception à l’Académie ; car tous les novateurs sont injustes envers leurs devanciers : le talent ne manquait pas alors en France dans presque tous les genres de prose et même de poésie. Mais le talent ne suffit pas aux exigences du public, surtout au lendemain d’une des plus grandes commotions de l’histoire. Quoi tout avait été remué, secoué, bouleversé, et seule la littérature semblait être restée en place, immobile comme le dieu Terme !
Il est loin de notre pensée de déprimer les écrivains distingués de la période directoriale ou consulaire. Dans un juste souci d’être équitable envers toutes les écoles dignes de ce nom, je me plais à rendre hommage selon l’exacte mesure au talent des prosateurs et des poètes qui continuaient le xviiie siècle en 1801. Malgré ma foi dans la nécessité d’une transformation au moment où surgit Chateaubriand, je sais apprécier à sa stricte valeur la prose si nette, si pure, si limpide des Garat, des Suard, des Ginguené, des Cabanis, des Destutt de Tracy ; mais cette prose était insuffisante pour rendre tout un flux de pensées nouvelles, d’images pressenties, de sentiments éclos au fond des cœurs, que tous ces adeptes de la tradition voltairienne, aussi vieillie pour l’heure que toutes les autres traditions, étaient incapables de concevoir, à plus forte raison de traduire. De là le crédit légitime de tous ces prosateurs diserts parmi les lettrés d’Athénée et leur manque d’action sur un public même d’élite, mais dès lors vaguement indifférent à tout ce qui ne portait pas le caractère de nouveauté vivante▶, au lendemain de la plus prodigieuse des nouveautés qui s’appelait Quatre-vingt-neuf.
Il n’entre pas non plus dans mes intentions de dénier leur part de talent poétique aux plus renommés des écrivains en vers de cette époque, pas plus à Ducis qu’à Parny, à Delille qu’à Lebrun, à Fontanes qu’à Joseph Chénier, à Gabriel Legouvé, surtout à Népomucène Lemercier. Je reconnais volontiers que dans quelques odes brèves et gracieuses Fontanes a surpris la docte nonchalance d’Horace, et Parny, dans quelques élégies, l’aimable mollesse de Tibulle ; je ne conteste pas à Ducis, d’ailleurs barbare écrivain, une sensibilité fervente, un don réel d’ardeur et d’émotion ; je ne refuse pas à Delille une prestesse, une ingéniosité qui, depuis Callimaque et Ovide ont toujours compté parmi les insignes appréciables du poète d’ordre secondaire. Je ne veux point ignorer qu’Écouchard-Lebrun a jeté des vers éclatants à travers des pages souvent illisibles et même fixé des strophes dignes de mémoire. Je me garderai d’omettre les solides mérites de Joseph Chénier, qui n’était pas encore l’auteur de Tibère, mais qui avait construit deux monuments de forte poésie, le Discours sur la calomnie et le poème républicain de la Promenade. Je ne frustrerai point Gabriel Legouvé de certains grands traits de pathétique et de nuances déjà sensible de mélancolie moderne. Je me reprocherais surtout de laisser dans l’ombre les rapides illuminations de génie qui courent sur les Quatre métamorphoses et l’Agamemnon de Lemercier.
Je dirai même mieux, tous ces hommes de talent étaient des poètes dans la signification sérieuse mais restreinte de ce mot. Aucun n’était le Poète, c’est-à-dire l’interprète des rêves, le confident des loisirs, l’ami des âmes. Car aucun ne chantait vraiment des chants nouveaux, aucun ne venait traduire l’intime renouvellement des cœurs, aussi bien les prosateurs estimables dont nous avons parlé que tous les poètes asservis aux anciennes formes d’ode ou d’élégie, enchaînés à la tragédie, inféodés au poème didactique et qui tous pensaient, composaient, rimaient comme en 1788. Entre les générations nouvelles et la prose ou la versification représentée par Delille et Garat, Suard et Lebrun, la Révolution française avait passé comme un fleuve, et Suard et Lebrun, Garat et Delille étaient restés sur l’autre rivage.
Ce que représentaient tous ces écrivains, c’était l’ancien régime ce que l’on attendait impatiemment, c’était la Révolution poétique qui, faute de pouvoir encore se formuler en vers, s’exprima dans la prose essentiellement lyrique de Chateaubriand. Il fut le poète réclamé par le siècle à son aurore, homme de génie capable de ressentir et de rendre des maux et des aspirations que la philosophie de Condillac et le cours de littérature de La Harpe n’avaient pas même soupçonnés.
Telle se présentait la situation des Lettres plus difficile à définir, l’état des âmes ne sera pas moins digne de notre attention.
III
Cet état des âmes qui n’était pas spécial à la France, qu’avait connu déjà l’Allemagne de Schiller et de Goethe et qu’allait connaître l’Angleterre de Byron, je le caractériserai par ces mots : Regret confus du passé, ennui du présent, anxieuse et vague impatience de l’avenir.
Ce regret confus du passé, même en dehors des attaches ou des récriminations de parti, s’expliquerait chez beaucoup d’esprits par l’ébranlement qui devait suivre une telle révolution. Beaucoup ne pouvaient voir encore que les ruines accumulées : bien peu savaient alors distinguer les fondations d’un édifice nouveau. L’esprit humain n’était pas remis de l’écroulement d’une société tout entière que la fatigue d’un régime de guerre à outrance allait le suivre et l’étreindre. Aux uns le passé mal connu représentait les habitudes d’une monarchie traditionnelle ; pour les autres il signifiait les espérances déçues d’une ère libératrice. Pour ces deux sortes de mécontents qui se recrutaient dans l’élite, l’âge d’or dont s’éprennent les poètes, l’âge d’or restait toujours en arrière.
Le présent, sauf pour ceux qui se trouvaient ravis par la glorieuse activité des batailles et dont nous n’admirerons jamais assez l’héroïsme dans les triomphes et surtout dans les revers, ne pouvait que suggérer un insupportable ennui. Qu’était-ce pour toutes les âmes délicates, élevées, ambitieuses de grandeur morale, capables d’idéal, que le relâchement de la fin du Directoire ou plus tard la tension belliqueuse de l’Empire ? Oui, l’ennui pesait lourdement sur tous ces êtres qui rêvaient autre chose pour la patrie que la sanglante monotonie des exterminations sans trêve. Aussi dans l’analyse de l’âme humaine à cette époque, nous pourrions multiplier les témoignages de cet ennui léthargique, dépositions fournies par tous ceux qui sont nés à la vie de la pensée sous le Consulat ou l’Empire, par Villemain, par Stendhal, par Vigny comme par Michelet, par Nodier comme par Jacquemont.
Elles ont été bien lourdes ces années, malgré les superbes éclairs dont les sillonnait le vol de la victoire, bien pesantes pour ceux qui jugeaient que la destinée d’un peuple ne réside jamais dans l’exclusive préoccupation des conquêtes. L’invincible ennui du présent fut donc un élément essentiel de l’état mental de notre société au moment où la poésie de Chateaubriand vint répondre à ce vœu de l’âme française qui demandait à ne pas être étouffée.
Notons ensuite cette anxieuse et vague impatience de l’avenir si fréquente alors dans la poésie de l’Allemagne. Rêver un avenir meilleur à travers des perspectives illusoires d’abord, ensuite plus distinctes, ce fut en France comme dans les autres pays le tourment du dix-neuvième siècle à son début ; depuis que ce rêve plus précis s’est uni à la pensée d’améliorer le sort des hommes, cette impatience de l’avenir, qui fut le malaise de notre époque, en est devenue l’honneur et la vertu.
Ramené de la sorte à ces trois modes, l’état des âmes, aussi bien que la situation littéraire, appelait une révolution en poésie, et pour promoteur de cette révolution, le seul homme qui fût préparé à tenir ce rôle, François-René de Chateaubriand. Ce fut donc dans Atala que vint se révéler la poésie attendue. Atala n’était pas seulement un chef-d’œuvre d’émotion et d’éloquence, mais comme le manifeste de cette rénovation en littérature dont nous avons fait sentir la nécessité.
Nous voyons d’abord dans cet ouvrage l’originalité et comme le moi de l’auteur s’accuser plus fortement que jamais il ne l’avait fait dans notre littérature, en dehors du genre épistolaire et des mémoires. C’est une grande innovation acquise et qui dans notre poésie a introduit toute une veine inconnue et bien abondante : le roman de 1830 à 1850, la poésie intime la plus récente en découlent. Mais c’est à Chateaubriand que la source remonte, ne l’oublions pas. Son génie impérieux et fort voudra intervenir dans ses pensées et nous livrer ses confidences à travers les aveux de Chactas, d’Eudore, de René. La poésie personnelle qui s’attestera partant d’œuvres vivaces est instituée chez nous par Atala et par René. Qu’était-ce d’ailleurs que cette poésie personnelle accueillie avec tant d’éclat par le public, sinon l’expression souveraine des sentiments de tous chez un être privilégié, sinon le moi de tout le monde incarné dans un type supérieur ?
Que trouvons-nous aussi comme caractères dominants dans Atala, dans René ? La mise en œuvre d’un sentiment alors très répandu, très sincère, mais qui n’avait jamais eu tant de prise sur les âmes, le sentiment de la mélancolie, puis dans Atala et dans René encore, ensuite dans le Génie du Christianisme, une égale extension d’un sentiment plus familier au genre humain, mais jusque-là très rarement exprimé dans notre littérature française, je veux parler du sentiment de la nature. Enfin nous découvrons dans le Génie du Christianisme, dans les Martyrs, un franc retour à la tradition de l’antiquité, une intelligence toute nouvelle de la poésie chrétienne, du moyen âge, de l’art gothique et de l’histoire nationale, et dans le premier de ces deux ouvrages toute une foison d’idées critiques presque inconnues à nos concitoyens.
IV
La mélancolie était fréquente et comme naturelle chez les contemporains de Chateaubriand. Il obtint la grâce d’exprimer admirablement pour la Franc ce que Goethe et Schiller avaient supérieurement exprimé pour l’Allemagne, ce que Byron allait traduire pour l’Angleterre. Chactas aussi bien que René ne vint qu’après Werther, mais ils précédèrent Manfred et Lara ; l’on a pu depuis passer en revue tout leur cortège français, l’Obermann de Sénancour, l’Adolphe de Benjamin Constant, le Didier de Victor Hugo, le Stello de Vigny, le Célio de Musset, le Joseph Delorme et l’Amaury de Sainte-Beuve.
Au commencement du siècle, dans l’état moral que nous avons indiqué, la mélancolie fut dominante. Elle trouva son expression complète et profonde dans l’œuvre de Chateaubriand, qui fut à la fois l’interprète et le consolateur de ce fugitif et douloureux attendrissement des âmes. Sans doute il est de mode aujourd’hui de déprimer, de railler même cette mélancolie du siècle en ses débuts. À Dieu ne plaise que je la prône jusqu’à l’outrance. Pour ma part, en vertu de mes prédilections personnelles comme de ma doctrine morale, je me déclare partisan de l’action et de l’enthousiasme, zélateur de l’harmonie grecque, de l’énergie stoïque, de la joie et de la vie renouvelées avec la Renaissance, par instinct comme par habitude d’esprit adversaire de toutes les tendances à la rêverie excessive, à la tristesse irréfléchie, à la souffrance mystique. Cependant, élève d’une époque de critique, je me dois à moi-même de savoir admirer et comprendre ce qui demeure le plus antipathique à mes propres affinités, le plus contraire à la tradition de mes préférences. Je n’hésite donc pas à comprendre, à savoir admirer dans les âmes de nos pères et dans l’œuvre de leur poète Chateaubriand, cette mélancolie exclusive et tyrannique.
On m’objectera le péril de cette souveraineté d’un sentiment maladif, le danger signalé par Shakespeare de la réflexion indécise venant à toute heure « décolorer l’action », les atteintes à la santé de l’intelligence, à la bonne humeur de l’esprit, si visibles dans certains excès du Romantisme, la rupture de l’harmonie entre les facultés, l’éclipse fatale de la belle sérénité qui est la qualité divine de l’art et de la vie, les pièges du doute et du découragement recélés sous les fleurs captieuses du rêve. Ces périls, ces dangers, ces atteintes, ces éclipses, ces pièges, je les reconnais, je les dénoncerais au besoin dans l’œuvre de Chateaubriand ; je ne puis cependant m’empêcher de proclamer cette mélancolie de nos pères légitime à son heure et d’en glorifier le règne éphémère dans les œuvres durables qu’elle a produites.
Rassurons-nous d’ailleurs ; car nous savons tous que le présent n’appartient plus à cette mélancolie arbitraire. Et quant au passé, les générations qui se sont formées à l’école de Chateaubriand ou de Lamartine ou plus tard sur le type de Didier et de Stello n’ont-elles pas fait leurs preuves de décision et d’héroïsme ? Cette mélancolie romanesque pouvait par moments les exalter, les surexciter ; nous ne nous apercevons pas qu’elle les ait abaissées ou désarmées, Nous n’estimons pas surtout qu’elle les ait rendues inférieures à celles qui sont entrés dans la vie contemporaine sous des influences plus prosaïques et pour ainsi dire sous des astres subalternes. À l’heure où l’arc d’Apollon devient l’arme des guerres sacrées, la mélancolie de leur jeunesse a-t-elle empêché Lamartine, Hugo, Quinet, Laprade aussi, d’être les archers virils et résolus du combat civique, et de nos jours mêmes le poète qui chez nous a créé pour ainsi dire une mélancolie nouvelle, notre cher Sully-Prudhomme n’a-t-il pas interrompu maintes fois ses effusions rêveuses et plaintives pour lancer le cri du patriote, du citoyen, du penseur ému de tous les besoins de son siècle et sincèrement inspiré par ces muses actives qui s’appellent Patrie, Justice et Liberté ?
V
Chateaubriand n’a pas moins innové par une intelligence élargie et une conception agrandie de la nature. L’homme et la nature, intimement unis dans l’art de la Grèce, dans l’épopée de Dante et le drame de Shakespeare comme dans l’ode de Ronsard, avaient été séparés, il faut bien l’avouer, séparés violemment par la littérature du xviie siècle. Réserves faites pour La Fontaine, dans une période d’ailleurs si riche et si grande, aucun poète, aucun prosateur ne témoigne le sentiment des beautés visibles de l’univers, des monts où des traces divines et primitives semblent encore imprimées, des flots qui suggèrent une image de l’infini, des bois d’où Tacite rapportait l’impression d’un secret et la sensation d’un mystère, des deux qui, selon la parole du psalmiste, racontent la gloire de Dieu. Psychologique, oratoire, démonstrative, la littérature du xviie siècle et du xviiie aussi, par son esprit cartésien puis voltairien, comme par sa mission de propagande qui fut identique malgré les tendances les plus opposées, avait autre chose à faire qu’à s’occuper de la nature : elle l’avait donc résolument exclue.
Néanmoins une lacune existait dans l’art et dans le génie français, lacune qu’à tel ou tel moment il fallait combler. Rousseau, Bernardin surtout, eurent le don de reconquérir ce sentiment de la nature et de l’exprimer, le premier avec émotion et vivacité, le second avec un charme souvent ineffable et de façon à laisser au monde, comme l’a si bien dit Anatole France, « quelques belles visions à jamais fraîches »
. Cependant l’interprétation, la description de la nature à la manière antique restait toute entière à ressaisir. Ce fut Chateaubriand qui reprit cette tradition au point où les Grecs et Virgile l’avaient laissée. Ce fut lui qui le premier proscrivit de son vocabulaire les épithètes vagues et banales, osa tout voir, tout exprimer. Les monts cessèrent d’être uniquement « sourcilleux », les ruisseaux « limpides » et les vallons « riants ». L’épithète redevint comme dans Homère une marque caractéristique destinée à fixer les nuances, à discerner les objets, à faire comprendre qu’un bois vu à midi n’offre pas les mêmes aspects qu’à une autre heure du jour et qu’une rivière peut avoir son caractère physique (les anciens disaient plus hardiment, en parlant des choses, mores, des mœurs) aussi bien qu’un héros de tragédie a son âme distincte. En effet le spectacle des champs et de la mer n’est qu’une succession de scènes changeantes soumises à des lois immuables où les incidents mêmes les plus fugitifs méritent d’être fixés par l’expression précise et fidèle. Cette exactitude d’observation, cette équivalence d’expression, Chateaubriand le premier sut en réalité les transporter dans notre langue et notre littérature. À cet art de décrire symétriquement qu’il avait enfin repris aux Grecs, ce même Chateaubriand a joint également pour la première fois en France le secret virgilien « d’animer et de passionner la nature »
, selon la belle expression de Fénelon. Au milieu de descriptions admirables nous le voyons, comme le faisaient les grands Anciens et Shakespeare, mêler la nature à l’action, la faire vivre et presque sentir, lui donner dans le poème le rôle que réellement elle occupe dans notre être ; car il y a bien des correspondances et des harmonies entre le paysage et la pensée, entre le climat et la réflexion, entre le temps et l’esprit, entre la nature et le cœur. Ainsi Chateaubriand a fait prévaloir chez nous ce principe de l’association continuelle de la nature avec l’homme. À partir de lui, la grande nature triomphe dans notre poésie : elle domine les œuvres les plus lyriques du siècle, depuis les romans de George Sand jusqu’aux fantaisies descriptives de Michelet, depuis les Préludes de Lamartine jusqu’au Satyre de Victor Hugo, depuis la Mort du Chêne de Laprade et le Centaure de Maurice de Guérin jusqu’à la Création d’Edgar Quinet ; elle plane sur les monuments du génie contemporain comme la Cybèle du Bérécynthe appelant sur son sein maternel tous les poètes et tous les hommes à leur suite, tels qu’autant d’enfants charmés par la splendeur de ses merveilles, guéris et consolés par la fraîcheur de ses enchantements.
VI
Le Génie du Christianisme nous présentera la troisième nouveauté capitale due à l’initiative de Chateaubriand, la création de la critique en France. Mais, avant d’arriver à cet objet important, signalons, au point de vue esthétique, une innovation des plus hardies, l’introduction du sentiment chrétien dans notre littérature nationale. Le Christianisme avait à coup sûr droit de cité dans la poésie française, mais jusqu’à Chateaubriand l’on ne s’en apercevait guère. Depuis le moyen âge, dont les productions imparfaites ne comptent pas comme œuvres d’art, sauf les beaux mouvements d’Agrippa d’Aubigné et certains morceaux de du Bartas, à part le Saint Genest de Rotrou, le Polyeucte et l’Imitation de Corneille, le xvie et le xviie siècles avaient passé à côté du Christianisme sans lui demander toutes les ressources poétiques qu’il tenait en réserve. Dans sa passion de lutteur le xviiie siècle déniait tout au Christianisme, même la poésie car la poésie c’est le prestige et l’empire sur les âmes. Et le Christianisme, ainsi méconnu par les survivants de l’école voltairienne, avait pourtant, sans parler de pages éparses chez nous au moyen âge, suscité chez les autres peuples un grand nombre de belles œuvres, le lyrisme des Minnesinger, le poème du Saint Graal, la Divine Comédie de Dante, les « chapitres » de Pétrarque, les sonnets de Michel-Ange, le théâtre de Calderon, le poème biblique de Milton, l’évangélique épopée de Klopstock. La France seule restait étrangère à l’un des grands modes d’inspiration poétique officiellement rejeté par deux mauvais vers de Boileau :
De la foi d’un chrétien les mystères terriblesD’ornements égayés ne sont pas susceptibles.
Tel était ce préjugé exclusivement français, issu d’un système que Chateaubriand attaqua vaillamment et renversa par l’autorité du Génie du Christianisme et des Martyrs. Toujours par l’initiative et la volonté de Chateaubriand, la beauté poétique du Christianisme et sa puissance inspiratrice, complètement ignorées par nos aïeux, se sont imposées à tous les écrivains illustres de notre âge. De à nos jours, parmi les œuvres qui en portent témoignage, je n’en citerai que deux qui tiennent les extrémités de la chaîne, les Méditations de Lamartine, nostalgique appel d’une âme anxieuse de croyances la Légende des siècles de Victor Hugo qui repose tout entière sur des idées chrétiennes, médiation du surnaturel, intervention de la Providence, pleine adhésion à l’espoir du salut par le repentir. Qu’il partage ou non ces idées, tout lettré de bonne foi, épris de la poésie, ami de la justice, doit saluer l’introduction du sentiment chrétien dans notre littérature comme une conquête et un agrandissement et en reporter l’honneur à l’homme de toutes les initiatives.
On peut attribuer encore à Chateaubriand un service non moins grand que ces innovations poétiques, c’est-à-dire la création de la critique contemporaine. Il la créa en restituant le sentiment de l’antiquité, en intronisant le sens du moyen âge et de l’histoire nationale, en secondant le goût des littératures étrangères, enfin en découvrant une méthode de critique qui, depuis lui, n’a fait que se développer. Avant la partie purement littéraire du Génie du Christianisme, l’intelligence du passé n’existait pas dans la critique française. L’on ne distinguait point ce que nous appellerions l’originalité des époques, l’on ne comprenait pas la corrélation de telle ou telle forme de l’art avec la passion de tel ou tel moment de l’humanité, la coïncidence des révolutions d’idées avec les révolutions littéraires. On appliquait à toutes les œuvres du passé un code uniforme, étroit et insuffisant.
Chateaubriand acquit une connaissance du passé peu profonde encore, mais très étendue pour cette époque. Ce fut surtout à la triple antiquité biblique, grecque et latine que s’appliqua son zèle studieux. Il reprit l’antiquité biblique à la suite de Milton et de Klopstock et sut y montrer une des plus grandes sources de poésie, une source toujours jaillissante, toujours ouverte aux chercheurs d’inspiration comme l’amphore de Rebecca aux lèvres d’un éternel Éliézer. L’antiquité latine était alors bien connue, dûment estimée mais l’antiquité grecque semblait couverte d’un voile. Personne, au xviie siècle, ne l’avait vue distinctement, sauf Fénelon ; personne au xviiie , sauf André Chénier ; Boileau, Racine, sentaient la force et la simplicité de l’épopée et de la tragédie grecques : la couleur antique leur avait à peu près échappé. Quant à Voltaire et à ses contemporains, ils n’avaient fait qu’ignorer et conspuer la beauté des œuvres helléniques. Ce fut avec Chateaubriand, avec les pages du Génie du Christianisme consacrées à Homère et à Sophocle, avec ses épisodes des Martyrs, que l’antiquité grecque ressuscita. Depuis on l’a montrée dans sa pleine lumière, mais qui le premier a fait tomber le voile qui la cachait ? Chateaubriand, toujours Chateaubriand.
Qu’à Chateaubriand revienne aussi l’honneur d’avoir introduit en France la curiosité de la poésie du moyen âge, le sens de l’architecture gothique qu’avant lui, croyants ou incrédules, tous se piquaient de mépriser. C’est ainsi qu’à la France insoucieuse il a rendu l’œuvre de ses pères, lui restituant ses héros épiques, les chevaliers, son épopée de pierre, les cathédrales, rétablissant et dans son intelligence et dans son amour ce passé du moyen âge que nos préférences pour le présent ne doivent jamais nous faire dédaigner, ce passé qui eut ses grandeurs et qui doit nous être cher pour nous avoir portés dans ses flancs douloureux ; car nous sommes les héritiers de ses efforts et les fils de ses souffrances. C’est encore Chateaubriand qui a provoqué le goût et la compréhension de notre histoire nationale. Tous les illustres historiens de ce temps lui ont reconnu le mérite d’avoir le premier fait reparaître, dans leur vie gallo-franke ou féodale, nos aïeux des temps mérovingiens, carlovingiens, capétiens, là où l’on ne présentait que l’uniformité des âges civilisés : l’un d’eux, et non le moins grand, Augustin Thierry, attribuait aux Martyrs l’éveil de sa vocation historique et l’intelligence du passé suscitée dans sa conscience d’adolescent. Par contre le même Chateaubriand apporta ou garda bien des préjugés dans l’examen des littératures étrangères ; en cette partie de son œuvre il laissa l’avantage à Mme de Staël. Il méconnaît Shakespeare. Peut-on comprendre René dédaignant Hamlet ? Un seul poète anglais devait trouver grâce devant les préventions de Chateaubriand, un seul, mais ce poète est Milton, et ce n’est pas peu de chose que d’avoir prêté son aide au lyrique du Samson agonistes et de l’Allegro. En cette occasion, il vit juste et sut tourner nos regards vers un poète encore mal connu des Français. Dans son Génie du Christianisme, il a fait admirer les vraies splendeurs du Paradis perdu. Il n’a pas négligé de mettre en relief ces beautés de détail qui se détachent si fréquentes dans l’œuvre inégale de Milton. Plus tard une traduction vint attester le goût passionné de Chateaubriand pour le visionnaire de l’Éden. Cette œuvre, plus d’une fois discutée, commande l’attention du lecteur comme une interprétation hardie, pénétrante, et, pour tout dire, originale. C’est à la fois une traduction et une épopée jumelle. La langue du xvie
siècle y intervient souvent par des vocables heureusement rajeunis. L’écrivain français a surtout reproduit à merveille ces alliances de mots et ces bonheurs d’expression qui caractérisent le style éclatant de son modèle. Ainsi « le tonnerre avec ses ailes d’éclairs… le silence était ravi… les ténèbres visibles… la gorge de bronze de la guerre… les abeilles répandent leur populeuse jeunesse… la lune dévoila sa lumière de perle et jeta son manteau sur l’ombre… »
. Traduire de la sorte, c’est encore créer. Enfin, et nous devons insister sur ce chapitre, la méthode de critique élargie par nos contemporains, depuis Villemain jusqu’à Taine et Montégut, est due pareillement à Chateaubriand. Elle arbore pour devise : « Comprendre et toujours comprendre. » Elle se résume dans cette formule : « Abandonner la petite et facile critique des défauts pour la grande et féconde critique des beautés. » C’est à partir de ce moment que le Critique nous est apparu sous sa forme actuelle, singulièrement agrandie. Ce n’est plus le faux Quintilien, tel que La Harpe ou Geoffroy, peseur de mots et de diphtongues, pointilleux, inquisiteur d’une syntaxe factice, gardien jaloux de la poétique de Batteux et de la tragédie de Campistron. C’est un explorateur au service des intelligences. En effet Chateaubriand nous a par son exemple enseigné ce genre nouveau, désormais accrédité, tout de comparaison et de généralisation, qui rapproche les idées, groupe les faits, vise aux lois, et pour cela déplace sans cesse ses points de vue. Ainsi le critique moderne est, depuis lui et grâce à lui, le voyageur toujours en route qui fait participer ses compatriotes, non pas seulement aux richesses des âges classiques, mais aux trésors du passé tout entier. Ne l’oublions pas, c’est Chateaubriand qui le premier a fait du critique le médiateur intellectuel de toutes les nations.
Cet homme étonnant, prodigieux, a tellement créé, tellement innové dans notre littérature du xixe siècle, qu’une catégorie d’écrits alors des plus subalternes n’a pas échappé à la prise de possession de son multiple génie. Je veux parler du récit des voyages dont, pour la première fois, il a fait un genre littéraire. C’est encore par lui que fut transformée cette narration que plus tard Xavier Marmier, Ampère, Gautier, Fromentin, Taine et Montégut ont pratiquée avec la séduction de talents qui tiennent à la fois de la peinture et de la poésie. Chateaubriand leur ouvrit la voie de substituer aux anciennes relations un mode de récit où la nature est sans cesse observée, même dans ses moindres accidents, où la physionomie du paysage est reproduite avec un soin jaloux, le génie local des peuples sans cesse interprété par l’art de voir et d’écrire, l’impression même des climats rendue par la fidélité pittoresque du langage. Partout il introduisit la vie et la nouveauté. Toujours on le retrouve en exploration, à la recherche de l’inconnu, jusque dans ces Mémoires d’outre-tombe, sa création suprême, un monde dans son œuvre ! J’ai pu le montrer sans cesse en avant sur presque tous les chemins de l’imagination et de la pensée, le faire voir à l’entrée de ce siècle le premier en marche, dépassé sans doute, presque jamais devancé, Puissè-je avoir utilement protesté contre la commune ingratitude en glorifiant l’âge héroïque de notre rénovation littéraire personnifié dans un génie souverain et qui n’est, à notre sens, dominé dans ce siècle que par celui de Victor Hugo ! Puissè-je avoir fait aimer en lui le promoteur des plus hautes entreprises, l’avant-coureur immortel, le grand aïeul.
Si le xixe siècle fut à ses débuts le disciple de Chateaubriand, il peut encore, à son déclin, prendre d’utiles leçons du vieux Maître, n’apprît-il à son école qu’à mépriser toutes ces œuvres rebelles à la beauté, que la vogue caresse trop fréquemment d’une brise complaisante. L’enthousiasme du Beau, le zèle de l’Art antique, l’amour de la tradition facile à concilier avec les hardiesses légitimes de l’innovation, la curiosité romantique unie au goût classique, telles sont les vertus littéraires dont Chateaubriand nous transmettra toujours le secret. Allons chercher ce secret dans ses œuvres impérissables, et, s’il le faut, au pied de cette tombe que le vieillard épique s’est si bien choisie, tombe solennelle et mystérieuse qui a la mer pour compagne de solitude, pour sentinelle d’éternité.
II.
Lamartine
Si cette étude était destinée à n’avoir que des jeunes gens pour lecteurs, nous pourrions, sans viser au paradoxe, la commencer ainsi : « Je viens parler d’un grand poète inconnu qui s’appelait Alphonse de Lamartine. » Inconnu Lamartine l’est à coup sûr pour les nouvelles générations : on ne le lit plus, on ne l’apprécie guère. Ses défauts, que nous n’avons pas intérêt à dissimuler, peuvent rebuter sans doute quelques esprits jaloux d’une plus constante netteté dans la pensée, d’une précision plus soutenue dans la forme. Mais ces imperfections, qui échappent à la plupart, sont amplement compensées par des qualités souveraines, faites pour imposer le respect à ceux dont elles ne ravissent pas l’enthousiasme : au reste nous avons bien peur que les qualités mêmes de Lamartine ne contribuent, beaucoup plus que ses défauts, au délaissement de son œuvre et de sa renommée. Pour goûter les beautés d’un pur génie, il faut se trouver ou se maintenir dans un certain état de grâce et d’élévation morale ; les âmes vulgaires qui trop souvent donnent le ton ne sont ni capables de le comprendre ni dignes de l’admirer. À vrai dire ce grand poète, ce prosateur non moins grand, l’un des honneurs de la France, jusqu’à l’heure présente nous semble plutôt exalté ou dénigré que jugé dans la bonne mesure. On n’a même pas suffisamment démêlé ses origines, si bien qu’élucider avec soin la formation de son génie offre presque une nouveauté. Rechercher l’initiation intellectuelle d’un homme supérieur, ressaisir son point de départ dans la carrière, c’est expliquer déjà la suite de son existence, le développement de sa pensée, l’enchaînement de son œuvre.
I
Dans l’ordre littéraire pas plus que dans la nature, les créations n’apparaissent spontanées. Tout phénomène est préparé, toute production élaborée par un travail intime, une maturation lente. Ainsi Lamartine en 1820 avait vingt-neuf ans, quand il publia ses Premières Méditations. Or il faisait des vers depuis l’âge de quinze ans : ce qui constitue un apprentissage poétique de quatorze ans. Que de vers rejetés avant de composer son premier livre qui renferme encore plus d’une épave d’adolescence ! On en retrouvera dans tous ses recueils jusqu’à la fin de sa course lyrique. Bon nombre de ces juvenilia sont épars dans les correspondances éditées par Mme Valentine de Cessia, sa nièce. Ces vers sont en général insipides. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que Lamartine ait continué à en faire de tels au lendemain de ses Premières Méditations et toujours à en mêler à ses meilleurs. Ici nous touchons à un des points vulnérables de cette merveilleuse intelligence : le défaut de sens critique.
Par sa naissance, son éducation, le milieu dans lequel il grandit, Lamartine était destiné à chanter les hymnes de la foi, à soupirer la mélancolie du siècle renaissant, à glorifier par de larges effusions la beauté de la nature. Il appartenait à une de ces familles qui avaient le plus souffert du renversement de l’ancienne société. De là comme pour tous les poètes d’alors, le regret du passé. Il fut longtemps pauvre et d’une santé languissante, triste de son désœuvrement involontaire. D’où cette mélancolie qui était la noble maladie de l’époque. Il eut cependant, pour se rasséréner et se rafraîchir en quelque sorte, le spectacle du paysage natal, site du Maçonnais, sans horizons vastes, sans perspectives indéfinies, sans mystérieux lointains, mais riche, reposé, délicieux. Aussi dans ses poèmes l’apaisement, le calme, nous reprennent-ils toujours après les élans nostalgiques ou les accès douloureux et nous laissent-ils l’impression définitive d’un mélodieux bercement.
Dans ce doux village de Milly, que nous avons visité depuis la mort du Maître avec le recueillement d’un pèlerin, Lamartine était né en 1791. Sa famille, excellente de tout point, était indulgente et tendre. Cela nous explique l’antithèse absolue du génie de Lamartine avec celui de Chateaubriand, bien autrement désolé, bien plus impétueux. Vinet a remarqué avec raison que Lamartine était plus sensible que passionné. Il se découvre en effet plutôt plaintif comme un cygne qu’orageux comme un oiseau de mer. L’enfance et la jeunesse de Lamartine furent plus heureuses que celles de Chateaubriand qui, bien avant de subir l’émigration, la misère cruelle, l’isolement dans l’exil, reçut l’empreinte ineffaçable de parents bizarres et durs, d’une demeure assombrie, d’une nature tourmentée. Lamartine connut les peines précoces, jamais les chagrins incurables du premier âge. Ajoutons que par la date de sa naissance il put échapper au spectacle immédiat de la Révolution. Il fut dérobé de la sorte à ces accablements qui saisirent les écrivains de cet âge et qu’ont exprimés avec tant de profondeur Chateaubriand, Sénancour, Nodier à ses débuts et Mme de Staël, malgré ses retours à l’invincible espérance.
L’éducation intellectuelle de Lamartine implique ses préférences littéraires. Elle porta sur quelques classiques français et italiens, mais beaucoup aussi sur les pseudo-classiques du siècle dernier. Il éprouva, comme tous ses contemporains, l’influence du fabuleux et brumeux Ossian, non sans puiser en même temps une véritable éducation poétique dans Fénelon, le Tasse, Racine. Comme Ossian, il combine le vague, qui est un défaut, avec le sentiment de l’infini qui en poésie est un don supérieur. Il mêle à des idées plus modernes la philanthropie chrétienne de Fénelon et le fier sentiment de dignité que possédait le Tasse.
Son enfance avait répugné résolument à La Fontaine c’est qu’il n’a jamais existé deux natures de poètes plus dissemblables. Tout l’art de La Fontaine réside dans le mélange et le changement des tons, dans la variété qui est la vie. La poétique de Lamartine exige la noblesse de l’expression et la mélopée continue du style. La forme du poète contemporain est incontestablement plus large, sa pensée plus élevée, mais par la richesse de l’ensemble et la perfection du détail, par l’intérêt de tant de petits drames savamment composés, par des leçons d’expérience toujours applicables, l’œuvre de La Fontaine porte toujours la marque de la durée et comme le caractère de la nécessité. On se passerait plutôt de Lamartine que de La Fontaine, mais les beautés de Lamartine sont de celles qui portent plus haut les âmes. Avec La Fontaine vous préparez l’honnête homme d’Horace, raisonnable et sage dans la commune mesure. Avec les meilleures pages de Lamartine, vous créez l’homme de dévouement et de sacrifice, le juste, le chrétien, le citoyen, le héros. La Fontaine a la prise et l’efficacité du réel Lamartine l’ascendant et la vertu de l’idéal.
Dans ses admirations juvéniles, Lamartine fut réfractaire aux tragédies de Ducis et je l’en félicite ; mais il se laissa prendre aux poètes alors en vogue, à Delille, à Parny, deux hommes d’un talent secondaire mais réel, à qui l’on a fait tort en les admirant à l’excès, à Fontanes que plus tard il a répudié trop vivement non sans en avoir profité. Mais il revient sans cesse à Racine pour son bien, à Voltaire pour son mal. Voltaire est quelque peu responsable de tous les mauvais vers qui se sont faits depuis la seconde moitié du xviiie siècle jusqu’à nos jours. Autant le grand homme a rendu de services à l’histoire par ses enquêtes, à la société par son travail d’émancipation, autant il a causé de détriment à la poésie par la vogue de ses alexandrins
D’une moitié de rime habillés au hasard
et sans cesse oscillant de la molle platitude à l’emphase bouffie.
La correspondance de Lamartine nous le montre tout entier dans ces précieuses années déformation spirituelle. Ces lettres nous le révèlent ambitieux de succès poétiques et désireux de bien-être, mais très ignorant de sa destinée future. Ses prétentions du reste sont très modestes. Il est ébloui de voir son ami de Virieu académicien de Mâcon à dix-huit ans. Il se préoccupe beaucoup d’envoyer des vers aux Jeux Floraux. Il convoite une églantine, une amaranthe ; plus tard ce sera lui qui distribuera le laurier.
Il lisait beaucoup, ce Lamartine dont Sainte-Beuve a dit si promptement :
Lamartine ignorant qui ne sait que son âme.
Il avait au contraire beaucoup de littérature. Les Latins, les Italiens, les Anglais y passent. N’attendez pas les Grecs. Il ne connaît les grands Hellènes que par de mauvaises traductions. Aussi Lamartine n’eut-il rien de grec dans le talent. Nous pouvons en tirer cette conséquence : il lui manqua comme à presque tous les hommes de son époque la ligne arrêtée dans le style, la pureté des contours. On comprend qu’il ait osé dire en sa correspondance que Sapho l’ennuyait. L’art précis et sculptural des Éoliens n’a rien à démêler avec sa manière abondante mais un peu lâche et participant de la musique plutôt que de la statuaire.
Il se tient du reste au courant des publications. Les poésies apocryphes de Clotilde de Surville viennent sous ses yeux. Il les admire hautement. Un autre jour il paie tribut à Corinne, d’autres fois des enthousiasmes de moins bon aloi le surprennent. Ainsi Mme Cottin le fascine avec ses romans larmoyants, tandis que Montaigne, après l’avoir charmé, le dégoûte. Il ne se doute pas du travail d’innovation qui s’était, opéré même chez les poètes du Directoire, du Consulat, de l’Empire (travail lent, mais constant et sûr), des fières tentatives de Népomucène Lemercier, des essais souvent hardis de Chênedollé, de Saint-Victor, de Gabriel Legouvé, de Denne-Baron. Il en est encore à la tradition du dix-huitième siècle que les Premières Méditations continuent beaucoup plus qu’on ne le croit généralement. Plus tard il nous dira avoir brûlé deux volumes d’élégies composées dans le goût de Bertin et de Parny. N’en croyez rien. La sincérité des confidences littéraires est toujours relative. Les poètes brûlent leurs vers mais en conservent des copies. Lamartine n’a pas laissé perdre tant d’alexandrins ; il a mis quelques-unes de ces élégies dans les deux recueils des Méditations. Un coup d’œil exercé les reconnaîtrait aisément.
On a récemment publié tout un volume de « poésies inédites » où se sont ramassées toutes les bribes de ces portefeuilles. Les vers qu’il produisait en 1808 sont uniformément détestables. On en peut conclure qu’il faut se garder de désespérer les débutants. Un jeune poète nous rappelle le marbre dont parle la Fontaine. Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Les trois quarts du temps il ne dépasse pas la cuvette ou la table, mais si vous alliez empêcher de surgir un demi-dieu de l’art !
Lamartine se faisait la main avec toutes ces bagatelles rimées. Il développa surtout son génie par ses lectures de poètes en tout sens et dans toutes les littératures. Ainsi les poètes étrangers, au moins italiens et anglais, furent lus et relus dans ses veilles studieuses. Mais là encore il sied de distinguer. Ce serait une grave erreur que de rattacher Lamartine au groupe des Lakistes. Il n’a rien de commun non plus avec Byron. Byron est un poète de doute et de désespoir, Lamartine un poète d’espérance et de consolation. Il descend plutôt des poètes de la reine Anne avec leur grande allure un peu solennelle mais pleine d’ampleur et d’élégance. Quant à l’Italie, il a par moments la grâce sévère de certains maîtres de ce pays. Il se plaisait surtout à la lecture d’Alfieri. Ce fut ainsi qu’il prit la fantaisie d’un Saül qui le poursuivit pendant des années entières. Avant les Premières Méditations il vint à Paris pour montrer le Saül à Talma. De cette œuvre forcément sacrifiée nous n’avons que des fragments lyriques et dramatiques.
Le style même n’offre aucune des qualités de premier ordre qu’il déploie ailleurs chez le poète. C’est du pseudo Racine avec beaucoup de Voltaire, un mélange informe de Campistron et de Brifaut, Ninus II épousant la veuve du Malabar ! Néanmoins, Lamartine s’abusa longtemps sur sa vocation tragique. Il comptait beaucoup sur ce Saül. Il avait encore ébauché d’autres tragédies, parmi lesquelles une Médée. En 1811, un voyage en Italie développa l’imagination du jeune poète. La réflexion, l’expérience, la vie, achevèrent de la former. Le génie lui vint, qui est une collaboration du don et de la patience. Alors il mit son âme et ses études dans les Méditations qui, d’un jeune homme inconnu la veille, firent un grand homme le lendemain.
II
L’effet produit par les Méditations fut impérieux, irrésistible. Le public, pour la seconde fois, trouva dans un poète ce qu’il avait trouvé dans la prose de Chateaubriand, un confident de ses pensées, un interprète de ses émotions, un frère de ses douleurs et de ses espérances, exprimant avec génie ce que bien d’autres avant lui avaient essayé de rendre, mais avec un succès inégal et une intuition incomplète, c’est-à-dire les retours de la foi, la mélancolie moderne, la vision et l’intelligence de la grande nature, l’amour pur et enthousiaste et ce frisson de l’infini que, depuis Pascal, l’auteur de René avait seul fait passer dans notre littérature.
La haute société fut très favorable aux Méditations. Les salons amenèrent à Lamartine ses partisans les plus chaleureux, ses plus ferventes admiratrices. Meunier, Talleyrand, Molé, Pasquier, les plus graves personnages donnèrent le signal des applaudissements. Mathieu de Montmorency, l’ami de Mme de Staël et de Mme Récamier, devint un protecteur pour lui, le duc de Rohan un ami. Le roi Louis XVIII, quoi qu’en ait dit Jules Janin, témoigna hautement le plaisir que lui avait fait cette lecture, car il fit envoyer au jeune poète la collection des classiques latins de Lemaire et celle des classiques français de Didot. La coterie des rimeurs surannés essaya vainement de faire échec au succès des Méditations. Au premier rang dans cette impuissante cabale figuraient ces libéraux de contrebande, la veille encore censeurs et policiers sous Bonaparte. Que pouvaient faire ces misérables digues emportées par un torrent de poésie !
Ce livre eut la valeur d’une révélation il la conserve encore, mais, pour établir le droit de la critique, qui doit tour à tour admirer et comprendre et, selon nous, être faite de clairvoyance et d’enthousiasme à la fois, on aurait lieu de discerner dans cette œuvre une certaine part d’imitation et de réminiscence. Ainsi la troisième méditation à Elvire et l’Hymne au Soleil rappellent la manière et le mouvement de Parny ; l’Adieu nous semble affecter la molle nonchalance d’une poésie légère de La Fare et de Chaulieu. L’épître à M. de Maisonfort, Philosophie, quoique avec plus de correction, est écrite sur le ton des discours de Voltaire. Les odes, assez nombreuses dans ce recueil, et qui présentent de fréquentes beautés, ne s’affranchissent pas plus des anciens modèles que celles de Pierre Lebrun. Ainsi La Providence à l’homme nous reproduit du Jean-Baptiste Rousseau ; la Gloire, du Lefranc de Pompignan ; le Génie, de l’Écouchard-Lebrun. De même l’Enthousiasme, la pièce intitulée Ode, sont jetées toujours dans le moule classique. Dans cette partie de son œuvre élégiaque ou lyrique, Lamartine ne serait donc que le plus inspiré des poètes de la vieille école, un Jean-Baptiste sublime. Ce n’est pas davantage dans les méditations en alexandrins sur des sujets philosophiques ou religieux qu’éclate, à notre avis, son originalité sérieuse. Dès le principe, il remet en vers les idées de Chateaubriand. Voilà pour la pensée. Quant au style, Dieu, la Prière, la Foi, le Temple, sont avec plus de mouvement écrits dans la langue des poètes de l’Empire. Mais alors, où donc réside la nouveauté de ce livre ? Pour le fond, dans l’élévation de la pensée et du sentiment que proclament sept pièces magistrales, soit philosophiques, soit élégiaques ; pour la forme, dans l’ampleur musicale du rythme, l’éclat des images, l’effusion ardente et précipitée des périodes, en un mot, dans le Lyrisme jusqu’alors inconnu aux Français, qui n’avaient obtenu, même de leurs meilleurs poètes, que l’élégie érotique, l’ode sonore et pompeuse, la philosophie didactique sans idéal et sans souffle divin.
Ces pièces, inouïes dans la poésie française, révélatrices du Lyrisme, et qui suffisaient à constituer un grand poète novateur et créateur, c’étaient l’Isolement, le Soir, le Vallon, le Lac, l’Automne. Est-ce réduire les Méditations à trop peu de chose que de les concentrer dans six ou sept pièces vraiment neuves ? Ce peu de chose nous semble immense. Remarquez que nous n’infirmons pas les beautés qui fourmillent dans le reste du volume, mais, quand ainsi nous mettons à part sept poèmes, nous voulons parler de sept chefs-d’œuvre indiscutables, de sept types de perfection. Sept chefs-d’œuvre ! est-il beaucoup de recueils poétiques qui en renferment autant ? Notez que, dans le triple genre de l’élégie, de l’ode, du poème philosophique, c’étaient jusque-là les plus beaux modèles de la poésie française. Il fallait remonter jusqu’à la fin du xvie siècle, au commencement du xviie pour retrouver des stances aussi nombreuses. Depuis le Sommeil d’Endymion, de des Portes, les strophes aux ombres d’un ami perdu, de Malherbe, depuis la Belle vieille, de Maynard, on n’avait jamais entendu des vers d’une telle suavité pénétrante, d’un enchantement aussi mélodieux. Tous les poètes semblaient rauques et durs auprès de ce maître chanteur. Qui pouvait lui disputer le prix de l’harmonie ? Ce n’était pas Delavigne, avec ses cantates pompeuses et saccadées, ni Béranger, avec ses chansons au souffle aisé mais restreint, pas même Soumet, avec son vers de tragédie et d’épopée qui parle à l’imagination, mais résonne rarement dans le cœur. En 1820, Victor Hugo, qui devait tout surpasser, n’était encore que « l’enfant sublime ». Et Alfred de Vigny n’offrait que des mérites naissants. Partout du reste à cette date, on cessa d’écouter les autres poètes pour entendre cette lyre lamartinienne, dont les cordes étaient faites avec les fibres du cœur humain et d’où s’échappaient les paroles ailées. Les voix firent silence quand retentit le Chant.
Tel au fond des bois, dans le calme des belles soirées d’été, tout à coup le peuple musical des oiseaux, le peuple artiste se tait, comme sous l’ascendant d’un triomphe, comme par l’aveu d’une défaite : C’est que le rossignol vient de préluder, essayant parmi les rameaux ses strophes d’or et de cristal. À moitié baigné par l’ombre, à demi éclairé par les rayons de lune, le rossignol chante et son chant s’élance avec le ruissellement des flots ou l’ardeur de la flamme. Il chante et déroule ses coups de gosier, ses batteries, ses fusées, ses roulades, ses trilles, ses vocalises, et des sons qui semblent des soupirs et d’autres sons qui semblent des sanglots, comme s’il voulait dédier à la limpidité du ciel, à la majesté de la nuit, tout un poème de rêverie, de tendresse, tout un hymne d’élégance, de féerie et d’amoureuse beauté. Alors dans le bois qui tressaille la nature écoute et avec elle les hôtes mystérieux de la forêt, dryades, silvains, faunes et fées, tout le cortège d’Artémis, toute la suite de Titania. Tels, en 1820, poètes étonnés et ravis, hommes attentifs, vieillards émus, jeunes hommes enthousiastes, jeunes femmes pensives, toute l’élite de notre France, écoutaient en grand silence et s’arrêtaient extasiés pour surprendre, pour capter, pour boire le chant du rossignol des Muses, Alphonse de Lamartine.
III
Les Premières Méditations n’avaient pas même été discutées à leur apparition. Les Nouvelles Méditations, publiées en 1824, devaient être plus contestées, bien que M. Villemain ait cru devoir dire dans ses Souvenirs Contemporains : « Devant le début si brillant et la personne si privilégiée de M. de Lamartine, la critique avait perdu toutes ses rigueurs. »
De telles assertions ne sont jamais exactes qu’à moitié. Il est rare d’ailleurs qu’un second ouvrage soit accueilli comme le premier. La malignité humaine a besoin d’une revanche. Les admirateurs eux-mêmes faisaient leurs réserves. Sainte-Beuve a traduit, sans s’y associer, des impressions passagères dans son étude de 1832 sur l’œuvre de Lamartine
« Durant plusieurs années, à chaque nouvelle publication de Lamartine, c’était un murmure peu flatteur où l’étourderie entrait de concert avec l’envie et la bêtise ; on avait l’air de vouloir dire que l’astre baissait. »
Sans vouloir affecter le puritanisme on comprend pourtant que Sainte-Beuve ait pu reprocher à Lamartine d’avoir fait avoisiner dans ce dernier recueil des vers dédiés à ses amantes par les stances qui avaient suivi son récent mariage, dictées en quelque sorte par le charme de sa jeune épouse. Il eût dû, sans rien sacrifier, réserver pour les Harmonies ces effusions d’un bonheur plus pur. Il ne sied pas de confondre ainsi les visions et les souvenirs. C’est détruire l’unité d’une œuvre et son intégrité morale. Nous y voyons un manque d’art autant qu’un défaut de tact.
Cette insuffisance d’unité dans l’inspiration se retrouve dans la composition des recueils poétiques.
C’est ainsi que Lamartine, dans les Nouvelles Méditations comme dans les Premières, a, par complaisance envers soi-même ou pour l’achèvement de son volume, inséré plus d’un morceau seulement passable ou même médiocre. Telle pièce que l’on a cependant admirée, Sapho, que M. Vinet déclare « remarquable par la perfection du style »
, nous paraît la plus faible de toutes. Ce poème n’a rien surpris de l’inspiration antique ; rien n’y fait reparaître cette pâle et frémissante figure de la poétesse éolienne. Rien n’y trahit l’ardeur de ces strophes rares et immortelles où passe « le vent d’été qui court là-bas vers Mytilène »
. C’est de l’antique à la Millevoye, comme on en forgeait en 1816 avant la résurrection d’André Chénier, de l’antique sans intelligence du génie grec avec quelque réminiscence de vers latins.
Les pièces élégiaques, intimes, dont nous avons parlé à propos du jugement de Sainte-Beuve, ne sont pas toutes non plus de la même valeur. « Lorsque seul avec toi pensive et recueillie » et la « Consolation » nous paraissent assurément les deux meilleures. Le crucifix reste sans doute un chef-d’œuvre, mais où l’on peut contester ce mélange d’inspirations religieuses et d’amoureuses peintures poussé jusqu’à la confusion par les poètes et les romanciers de 1830. Laissons à la religion et à l’amour leurs domaines distincts sur lesquels le mysticisme de la chaire, il faut bien l’avouer, a pratiqué souvent des empiétements plus téméraires que ceux de Lamartine et de ses continuateurs.
Dans cet ordre de souvenirs personnels, se détache et s’envole en quelque sorte l’adorable pièce d’Ischia, Ici l’alliance toujours heureuse des impressions que suggère la nature avec les émotions du cœur a produit un des chefs-d’œuvre de la poésie humaine. Quelle musique du vers et quel chant de l’âme quel rythme à jamais suave et murmurant !
Maintenant sous le ciel tout repose ou tout aime :La vague en ondulant vient dormir sur le bord,La fleur dort sur sa tige et la nature mêmeSous le dais de la nuit se recueille et s’endort.
Vois la mousse a pour nous tapissé la vallée :Le pampre s’y recourbe en replis tortueuxEt l’haleine de l’onde à l’oranger mêléeDe ses fleurs qu’elle effeuille embaume mes cheveux.
À la molle clarté de la voûte sereineNous chanterons ensemble assis sous le jasminJusqu’à l’heure où la lune en glissant sur MisèneSe perd en pâlissant dans les feux du matin.
Dans le genre religieux et philosophique les Nouvelles Méditations renferment des pages d’une beauté sans égale encore dans notre langue, le Passé, le Poète mourant, trop long mais de beaucoup supérieur à l’élucubration de Millevoye, l’Esprit de Dieu que remplit une éclatante description du combat de Jacob avec l’ange, la Solitude, la Sagesse d’où jaillit cette strophe merveilleuse :
Comme un lis penché par la pluieCourbe ses rameaux éplorés,Si la main du Seigneur vous plie,Baissez votre tête, et pleurez.Une larme à ses pieds verséeLuit plus que la perle enchâsséeDans son tabernacle immortel ;Et le cœur blessé qui soupireRend un son plus doux que la lyreSous les colonnes de l’autel !
Les Préludes et Bonaparte brillent au premier rang dans ce volume. Les Préludes nous offrent une puissante symphonie où, avec des prodiges de souplesse, d’ampleur, de diversité, le poète fait passer devant nos yeux une invocation, un chant d’amour relevé d’une note élégiaque, une méditation : « Oh ! qui m’emportera sur des flots sans rivage », la superbe description d’une bataille, un retour à la vie rustique. Tout se développe également mélodieux, pareillement élevé, divinement poétique. En vain Lamartine a-t-il voulu lui-même rabaisser son œuvre. C’est « une sonate de poésie »
nous dit-il, qu’il aurait composée en 1822 comme simple délassement littéraire. Ne fût-ce qu’un jeu de versification, il n’est donné qu’au génie de reproduire en se jouant de tels effets et de construire une œuvre avec des fragments détachés. Un tel morceau suffirait à démontrer la supériorité de Lamartine sur Musset. Les épisodes successifs de Rolla ne ressemblent qu’à des digressions juxtaposées. Ici tout pourrait se détacher en apparence : en réalité tout est fondu, tout est composé dans l’ensemble de cette pièce selon les lois de l’art le plus harmonieux.
L’ode à Bonaparte demeure une des plus belles parmi les inspirations nombreuses qu’a suscitées cette étonnante destinée. Nous savons ce qu’ont fait à tour de rôle pour glorifier le captif de Sainte-Hélène, Béranger, Delavigne, Jules Le Fèvre, Pierre Lebrun, Victor Hugo. Pour presque tous, selon le vers du plus enthousiaste d’entre eux,
Cet homme étrange avait comme enivré l’histoire
et la poésie en même temps. Seul avec Auguste Barbier, Lamartine, sans méconnaître l’immense génie de Bonaparte, ne fut jamais le courtisan de ce génie et l’esclave de cette gloire.
Le poème qui nous semble résumer le mieux les Nouvelles Méditations, c’est l’incomparable pièce des Étoiles. Beauté de la forme poétique, grâce souveraine, lyriques élans, spacieuse rêverie, s’y trouvent avec l’intelligence de la nature et la pénétration du secret des nuits. Cette pièce nous paraît accomplie. Elle ne comporte pas de ces négligences que Lamartine laisse trop souvent échapper et que, suivant l’expression de Charles Nodier, « il jetait de son char à la foule en expiation de son génie »
:
Hélas combien de fois seul, veillant sur ces cimesOù notre âme plus libre a des yeux plus sublimes,Beaux astres, fleurs du ciel dont le lis est jaloux,J’ai murmuré tout bas : « Que ne suis-je un de vous !Que ne puis-je, échappant à ce globe de boue,Dans la sphère éclatante où mon regard se joue,Jonchant d’un feu de plus les parvis du saint lieu,Éclore tout à coup sous les pas de mon DieuOu briller sur le front de la beauté suprêmeComme un pâle fleuron de son saint diadème.
Ces vers sont ineffables, mais nous voudrions aussi désigner à l’admiration ce commentaire qui les accompagne, non moins poétique, dans un genre plus familier : « J’écrivis cette méditation sur un étang des bois de Monteulot, château de ma famille, dans ces hautes montagnes de Bourgogne, à quelque distance de Dijon, pendant ces belles nuits de l’été où l’ombre immobile des peupliers frissonne de temps en temps au bord de l’eau transparente. Je détachais la barque du rivage et je me laissais dériver au hasard ou échouer au milieu des joncs. Ce lieu que j’ai été obligé de vendre m’est resté sacré. J’y ai tant lu, tant rêvé, tant soupiré, tant aimé, depuis l’âge de onze ans jusqu’à l’âge d’homme : j’ai vendu le château, mais pas les mémoires, les bois, mais
pas l’ombre, les eaux, mais pas les murmures. Tout cela est dans mon cœur et ne mourra qu’avec moi. »
La Mort de Socrate été plus critiquée à son apparition que ces méditations nouvelles. On reprochait alors à Lamartine d’avoir fait une élégie de Phédon. Ce grief nous paraît injuste. Le poète a la faculté d’interpréter, comme il l’entend, les grandes scènes de l’histoire, les grandes manifestations de l’esprit humain. Le bonheur de son interprétation est seul appréciable. Il est vrai que Lamartine transfigure Socrate, mais on ne peut lui contester le droit de considérer seulement dans son héros l’auteur de la plus décisive révolution d’idées accomplie dans le monde avant le christianisme. C’est le Socrate idéal contemplé dans son œuvre historique. Quant au Socrate réel, c’était, comme on l’a dit, un « bourgeois d’Athènes », courant sur les places, arrêtant le premier venu, insinuant la vérité par interrogations et discussions, apprenant de la sorte à ses interlocuteurs la méthode de l’examen. Avec des allures si simples ce bourgeois a transformé le monde civilisé. Il s’ensuit que le vrai Socrate, fidèlement exprimé par Xénophon, embelli déjà par Platon, n’est qu’un sage familier. Lamartine en a fait un sage inspiré, Proclus, Porphyre, Edésius. C’est un agrandissement de proportions, mais qui est permis au poète à plus forte raison, puisque l’humanité ne fait pas autre chose. Chaque siècle transfigure les personnages de l’histoire en leur découvrant des traits que n’avaient pas soupçonnés leurs contemporains et qui peut-être ne pouvaient être démêlés qu’à distance.
À la fin le poète illumine en quelque sorte le visage de Socrate. Il lui fait voir à l’horizon l’avènement du christianisme, l’apparition du Verbe incarné. C’est un développement de la page de Platon sur le Juste crucifié où les Pères de l’Église avaient cru reconnaître un pressentiment du Christ, mais ce développement est magnifique et la filiation entre ces théories platoniciennes et le Christianisme semble trop manifeste pour qu’on ne puisse admettre une aussi poétique fiction. En amplifiant ainsi le mythe de Platon, le poète français ne le trahit pas : il établit cette communication, cette transmission de la pensée qui fait passer l’idée de Dieu de plus en plus épurée de l’Inde à l’Égypte, de l’Égypte à la Judée et à la Grèce, de la Grèce et de la Judée au monde moderne, travail éternel de la conscience qui mûrit de siècle en siècle sous le soleil divin.
À peu d’intervalle se succédèrent le Pèlerinage d’Harold et le Chant du Sacre. Le pèlerinage d’Harold est un poème éloquent, mais trop fastueux d’allure et qui parfois confine à la rhétorique, ce fléau de la poésie française. Ajoutez l’inconvénient d’offrir un parallèle non plus avec un prosateur comme Platon, mais avec un poète et un des plus grands poètes de l’époque, Byron, qui s’est peint sous le nom d’Harold. D’une façon générale, nous préférerions le Voyage en Grèce de Pierre Lebrun qui se distingue par une plus franche couleur. L’invocation à la liberté, les louanges d’Homère, le discours d’Harold, n’en sont pas moins de remarquables morceaux, mais dans la continuation de l’œuvre inspiratrice Lamartine est resté inférieur à Byron. Fils des climats tempérés il n’a pas, comme son devancier, l’entente et même l’accoutumance de la mer ; il n’est pas le descendant de ces Normands ou de ces Saxons qui se jouaient sur les flots et faisaient alterner leurs chants avec la voix sinistre de la tourmente.
Le Chant du Sacre nous représente une de ces productions de circonstance qui ne survivent guère à leur prétexte. Ce malheureux Sacre chanté par les trois plus grands poètes du siècle, Hugo, Soumet et Lamartine, n’a vraiment inspiré que les muses à demi railleuses de Béranger, Pierre Lebrun, Mme Tastu. Ce poème établit un litige entre Lamartine et un prince du sang qui devait être roi, le duc d’Orléans, le futur Louis-Philippe. Lamartine avait risqué une allusion un peu vive au conventionnel Égalité. Il refusa les excuses demandées. Qui se serait alors douté dans la cathédrale de Reims que ce Lamartine, illustre en tant que poète, mais obscur dans l’État, apprenti diplomate, hier simple garde du corps, modeste assistant d’une cérémonie où Chateaubriand était l’un des douze pairs, serait à vingt-trois ans de distance le successeur provisoire mais utile et glorieux de ce roi et de ce prince du sang, que ce petit gentilhomme maçonnais deviendrait l’héritier momentané de quatorze siècles de monarchie, d’un interrègne républicain, d’un intermède impérial et de deux périodes de royauté constitutionnelle.
IV
Quand on passe des Méditations aux Harmonies, on croit quitter le déroulement d’un de nos grands fleuves d’Europe pour se voir emporté sur un de ces fleuves d’Amérique qui ressemblent à des Océans. C’est un Meschacébé de poésie. Aussi plus d’un a-t-il résisté longtemps à l’entraînement de ce vaste volume. Il y a souvent dans ces pièces débordantes, on ne peut en disconvenir, comme un excès de facilité, comme une pléthore musicale. Mais que de mouvement et de souffle Et combien ces qualités qui caractérisent le poète de race ont, sauf exception, disparu de la poésie contemporaine Ce fut en Italie que ces nouveaux poèmes furent jetés au gré d’une inspiration parfois trop hâtive et trop complaisante, mais si large et si riche. Telle de ces Harmonies a été dictée à Florence dans l’église de Santa-Croce parmi les tombeaux des grands poètes toscans ; telle autre sous les chênes verts du cap de Montenero, une autre enfin au sommet des Apennins, à l’abbaye de Vallombreuse, dans un pêlemêle de rochers, de précipices, de torrents et de sapins. Cette poésie s’accorde avec les sites imposants, les « paysages historiques » qui l’ont encadrée.
Ce flot prodigieux de lyrisme roule assurément du limon. Les négligences et les incorrections ne sont point assez scrupuleusement évitées. Cependant, quoique sensibles par moments, elles sont plus rares que ne voudraient le prétendre les puristes du vers fait à la loupe, les peseurs de diphtongues, comme eût dit le bon Régnier. Les imperfections dont on souhaiterait l’absence restent après tout intermittentes, et les franches, les grandes beautés de style et de pensée dominent et enlèvent l’admiration comme une barque lancée sur un rapide courant. Par instants on voudrait se reprendre ; mais l’impulsion donnée est trop puissante. Il n’appartient pas aux poètes médiocres de s’emparer ainsi du lecteur. Ce souffle dont Lamartine parle dès la première page
Les cieux l’appellent grâce et les hommes génie,
il le possédait en sa plénitude. À peine a-t-on ouvert le livre que l’invocation nous a saisis tout entiers, ravis sans retour possible. L’hymne de la nuit, l’hymne du matin coulent dans leur mélodieuse facilité comme un ruissellement de fraîcheur :
Toi qui donnes sa voix à l’oiseau de l’aurorePour chanter dans le ciel l’hymne naissant du jour,Toi qui donnes son âme et son gosier sonoreÀ l’oiseau que le soir entend gémir d’amour ;
Toi qui dis aux forêts « Répondez au zéphyre ! »Au ruisseau : « Murmurez d’harmonieux accords ! »Aux torrents : « Mugissez ! » à la brise « Soupire ! »À l’océan « Gémis en mourant sur tes bords ! »
Et moi, Seigneur, aussi pour chanter tes merveilles,Tu m’as donné dans l’âme une seconde voix,Plus pure que la voix qui parle à nos oreilles,Plus forte que les vents, les ondes et les bois.
L’Infini dans les deux, la source dans les bois produisent la même impression de béatitude idéale. Dans cette abondance de sons argentins et de gracieux détails relevés par de hautes pensées les vers libres et hardis ne manquent pas :
Un matin que s’éveille étincelant de joie.Le navire, enfant des étoiles,Luit comme une colline au bord de l’horizon.Sur les pas de la nuit l’aube pose son pied ;L’ombre des monts lointains se déroule et recule.
Et ce huitain éclatant :
Montez sur ces hauteurs d’où les fleuves descendentEt dont les mers d’azur baignent les pieds dorés,À l’heure où les rayons sur leurs pentes s’étendent,Comme un filet trempé ruisselant sur les prés ;
Quand tout autour de nous sera splendeur et joie,Quand les tièdes réseaux des heures de Midi,En vous enveloppant comme un manteau de soie,Feront épanouir votre sang attiédi……
Ce sont des images comme en trouvent seulement les premiers poètes à l’imagination encore vierge, les aèdes légendaires ou les chanteurs du Rig Véda. De même ici plus encore que dans les Méditations la nature a révélé son secret au poète des Harmonies. Toutes les voix chantent ou soupirent dans ces odes tout s’anime, tout se passionne dans l’univers à l’appel du maître lyrique : l’étoile dialogue avec la source, la vague consulte le rivage, la foudre interroge l’aquilon. Mais il n’y a pas que des symphonies descriptives ou des paysages méditatifs dans ce recueil débordant2. Plus conforme à notre goût personnel, à nos préférences pour la beauté proportionnée, le Premier regret précise des sentiments plus distincts avec un plus grand succès de la composition dans une des belles élégies de la langue française. Quels vers divins ! car aucune autre épithète ne convient à cette musique sentimentale :
Un arbuste épineux à la pâle verdureEst le seul monument que lui fit la nature,Battu des vents de mer, du soleil calciné,Comme un regret funèbre au cœur enracine,Il vit dans le rocher sans lui donner d’ombrage ;La poudre du chemin y blanchit son feuillage ;Il rampe près de terre où ses rameaux penchésPar la dent des chevreaux sont toujours retranchés.Une fleur au printemps, comme un flocon de neige,Y flotte un jour ou deux ; mais le vent qui l’assiègeL’effeuille avant qu’elle ait répandu son odeur,Comme la vie avant qu’elle ait charmé le cœur.Un oiseau de tendresse et de mélancolieS’y pose pour chanter sur le rameau qui plie.Oh ! dis, fleur que la vie a fait si tôt flétrir,N’est-il pas une terre où tout doit refleurir ?
Milly ou la terre natale nous apparaît comme une œuvre de poésie familière et descriptive à la fois, dont certaines parties ont bien vieilli, mais qui a son charme et son émotion, écrite dans ce ton de l’épître qui convient à merveille au génie de la poésie française, quand elle descend des sommets où ses plus grands maîtres l’ont portée. Néanmoins nous estimons beaucoup moins une pièce de ce genre que dans ce même recueil Hymne à la douleur et surtout les Novissima verba qui développent avec ampleur l’histoire de l’âme humaine à ses heures de lassitude : profonde fatigue, pensée envahissante de la mort, ressouvenirs d’amour, reflux des déceptions passées, inanité du désir, désespoir de conquérir la vérité, velléités d’anéantissement, retour d’espérance. Ces Novissima verba ce sont avec certaines Contemplations les chefs-d’œuvre de notre poésie élégiaque singulièrement agrandie depuis « la plainte aux nymphes de Vaux », de même que l’Ode sur les révolutions qui termine ce volume nous figure un des chefs-d’œuvre de la poésie lyrique. Elle est pleine de force et d’éclat. On a souvent contesté la force à Lamartine, comme on le fait pour tous les poètes qui se respectent en préservant la dignité de l’expression. Cette fausse manière de voir a prévalu de nos jours. Quand le cri ne remplace pas la parole, comme le faisait déjà remarquer Sainte-Beuve, un poète ne passe point pour vigoureux. Et pourtant il y a plus de force réelle chez Lamartine que chez un naturaliste coutumier d’accumuler les expressions violentes, les termes d’argot, et de puiser à pleines mains dans le vocabulaire de la populace et le lexique des bagnes. Ce naturaliste n’exagère que pour déguiser son impuissance à rendre ses idées avec l’énergie sereine des grands maîtres. Ainsi l’hercule de foire, ne pouvant égaler l’athlète antique dans sa robuste élégance, multiplie les contorsions démesurées et les grimaces musculaires. C’est donc à grand tort que l’on taxe de mollesse un poète tel que Lamartine. Quand il eut affaire au sottisier de l’époque, au satirique Barthélemy qui souvent confondait l’invective avec le ton de la polémique, quoique nos modernes Archiloques l’aient de beaucoup distancé, quel a été le plus fort, le plus mâle des deux dans ce duel de rimes ? Ce ne fut pas le faiseur de tours, le jongleur hebdomadaire, mais bien le chaste et grave serviteur de la grande Muse.
Parmi les poésies diverses de Lamartine, publiées dans ce volume des œuvres complètes, l’ode contre la peine de mort en politique, dédiée au peuple du 19 octobre 1830, vérifie cette assertion. Aucun iambe d’Auguste Barbier ou même d’André Chénier, le maître incomparable, ne déploie plus d’énergie rythmique et d’élan généreux.
Les Recueillements, qui font suite aux Harmonies dans l’édition de Furne et qui parurent en 1837, ne sont guère qu’un bouquet mal rattaché de fleurs cueillies aux détours de la route dans une vie entraînée par la politique. Les beautés n’y manquent pas, surtout dans le Cantique sur la mort de la duchesse de Broglie et dans le Rhin allemand dont nous désapprouvons d’ailleurs la donnée illusoire et dangereuse, mais la plupart des pièces sont plus inégales que jamais, languissantes d’expression, marquées du signe fugitif de la circonstance, et dans l’ensemble le recueil n’ajoute rien à la gloire du poète alors à son apogée.
Cette publication, en effet, avait été précédée par le chef-d’œuvre de Lamartine, poème d’une invention rare et d’une verve d’exécution sans égale. Nous voulons parler de Jocelyn qui, si les générations nouvelles savaient lire, leur paraîtrait, comme à nos aînés, une des merveilles de la poésie française.
V
Les réserves de style que nous avons cru devoir émettre pour un grand nombre de méditations et d’harmonies, s’atténuent considérablement quand il s’agit d’un poème de longue haleine, d’une des œuvres les plus larges de notre poésie. L’importance du détail diminue, et c’est par grandes masses que l’on juge d’un tel ouvrage. Or Jocelyn représente l’une des conceptions poétiques les plus puissantes de notre époque ; il n’en est même pas de plus hautes. Mettons à part le monument de Hugo qui dépasse toute autre construction comme les cathédrales gothiques dominent les édifices d’une cité. Nous rangerions ensuite à peu près sur une même ligne Jocelyn, la Divine épopée, la Psyché, de Laprade, et à quelque distance trois ou quatre poésies d’Alfred de Vigny : ce sont à notre avis, pour ne parler que des poètes disparus, les plus purs exemplaires de la beauté dans la première moitié de notre siècle. À la capacité de sentir et d’exprimer se joint ici la faculté de faire vivre, le don créateur. C’est ce don qui éclate dans Jocelyn.
Lamartine a créé un type immortel, un héros aussi ◀vivant▶, aussi durable que ceux des épopées classiques et qui dans sa diversité n’est pas moins complet comme expression de la nature humaine que l’Énée de Virgile ou le Renaud du Tasse. L’homme en effet pris dans ses modes les plus relevés, passion et sacrifice, tient tout entier dans ce personnage de Jocelyn autour duquel vit la nature grandiose des Alpes et s’agite l’orage solennel de la Révolution française. C’est une donnée toute moderne d’épopée, un héros qui pourrait être notre frère, difficulté et supériorité en même temps que nous devons noter à l’avantage de Lamartine.
Tous les autres essais épiques de nos contemporains ne sont jusqu’ici, ne l’oublions pas, à peu d’exceptions près, que des reconstructions archaïques du passé. À Lamartine donc revient l’honneur d’une innovation que personne n’a soutenue comme lui et qui constitue peut-être la plus grande hardiesse poétique de notre siècle. D’autres l’ont suivi dans la même voie, mais il s’y est engagé le premier et il y a imprimé le pas du conquérant et du vainqueur. Ce fut un triomphe que cette publication de Jocelyn, et, si le retentissement s’en est affaibli à distance, la victoire n’en demeure pas moins bien et dûment gagnée ; car, pour qui lit sans parti-pris cette œuvre captivante et frémissante à la fois, cette œuvre sentie, vécue, pensée dans la plénitude de ces termes, il est impossible de ne pas être comme ravi par une continuité d’admiration. Ou est transporté dans la région supérieure de l’héroïsme, dans le monde de la grandeur et de la pureté par la vertu d’un poème constamment noble, élevé, profond, d’une des poésies les plus divines qui aient enchanté les tristesses de l’existence humaine.
Il serait superflu d’analyser Jocelyn. Rappelons les plus caractéristiques morceaux d’un poème où nous ne comptons ni les descriptions marquées du signe d’un des plus grands peintres de la nature, ni les pages nombreuses où le récit se développe avec une aisance élégante et ferme. Nous citerions de préférence la fête de village, tableau d’une couleur si fraîche et si juste ; le départ de Jocelyn, dans la suite l’invocation à la beauté, le dialogue dans la prison avec l’évêque, la scène de Jocelyn retrouvant Laurence ; enfin la mort de Laurence. Les paraboles de la caravane, du fleuve, des deux frères, de l’aigle et du soleil, les épisodes des laboureurs, du tisserand, l’image grandiose du chêne blessé, sont les vrais modèles de la haute poésie, et dans l’ensemble ce poème reste une des œuvres dont le génie de l’homme peut s’enorgueillir.
Combien il est regrettable que Lamartine n’ait pas persisté dans ce genre de la grande poésie familière, du récit contemporain ! Que de ressources il a vainement prodiguées dans la conception malheureuse, le pénible enfantement de la Chute d’un Ange ! En cette œuvre inégale et démesurée, le poète éminent se retrouve, mais par intervalles, au milieu d’obscurités, de négligences de toute sorte, de rudesses inaccoutumées, et parmi des détails et même des épisodes d’un goût douteux auquel Lamartine ne nous avait pas habitués. Et pourtant, malgré ses défauts immenses autant que ses prétentions, cette œuvre avortée n’a pas été sans influence sur la poésie contemporaine ; elle a pu contribuer à incliner vers les sujets bibliques des poètes plus fortunés dans leur interprétation que le chantre de Cédar et de Daidha. La Conscience de Victor Hugo, l’Akhab de Leconte de Lisle, ces poèmes parfaits, ne sont venus, ne l’oublions pas, qu’après l’initiative d’Alphonse de Lamartine. Là encore il a fait acte de génie créateur.
Depuis, à part quelques inspirations fugitives et le drame parfois retentissant de TousSaint-Louverture, Lamartine n’a plus été poète que dans sa prose, prose supérieure peut-être à ses vers par la qualité de langue, tant elle est nombreuse et solide à la fois. L’Histoire des Girondins, malheureusement déparée tant par les fréquentes inexactitudes que par les sophismes robespierristes, n’en offre pas moins un répertoire de pages à l’éloquence cicéronienne, un musée de portraits que revendiquerait Tacite. Cette alternative d’abondance et de concision fait l’originalité de la prose de Lamartine, prose toute latine et que ne surpasse aucune autre élocution. En poésie Lamartine a rencontré un maître après lequel il reste le plus grand ; en prose il n’a que peu d’égaux et pas de supérieur.
Ce génie de prosateur déborde dans les vingt volumes du cours de Littérature dont on pourrait extraire un livre exquis et essentiel, dans les romans de Geneviève et de Graziella, dans les harangues politiques où l’orateur s’élève aussi haut que le poète. Les discours sur l’émancipation des esclaves et la propriété littéraire demeurent des chefs-d’œuvre de raison éloquente et généreuse, comparables aux plus harmonieuses inspirations de Vergniaud et de Gensonné. Son discours sur le retour des cendres de Napoléon Ier ne donne pas seulement les sensations d’un chef-d’œuvre oratoire, mais une expression souveraine de la justice historique et de la clairvoyance du patriote. Quoi de plus prophétique en réalité que cette argumentation aussi méconnue d’ailleurs que les objurgations des Voyants hébreux :
« Recevons cette cendre avec recueillement, mais sans fanatisme, et qu’au milieu de ce concert d’admiration où l’on n’entend que la voix de l’apothéose on laisse entendre aussi au peuple la voix de la raison publique. »
« Je n’ai pas un enthousiasme sans souvenir et sans prévoyance. Je ne me prosterne pas devant cette mémoire ; je ne suis pas de cette religion napoléonienne, de ce culte de la force que l’on veut depuis quelque temps substituer dans l’esprit de la nation à la religion sérieuse de la liberté. »
« J’ai peur, je l’avoue, qu’on ne fasse trop dire ou penser au peuple Voyez au bout du compte, il n’y a de populaire que la gloire il n’y a de moralité que dans le succès soyez grand et faites tout ce que vous voudrez gagnez des batailles et faites-vous un jeu des institutions de votre pays. Est-ce là qu’on veut en venir ? Est-ce ainsi que l’on apprend à une nation à apprécier ses droits ? »
« Je n’aime pas ces hommes qui ont une foi et un symbole opposés ; non je n’aime pas ces hommes qui ont pour doctrine officielle la liberté, la légalité, le progrès, et qui prennent pour symbole un sabre et le despotisme. Oui, je l’avoue, je ne m’explique pas cela. Je ne me fie pas à ces contradictions. J’ai peur que cette énigme n’ait un jour son mot. »
Quelle admirable éloquence et quelle profondeur de sagacité ! et comme tous ces prétendus hommes d’État, ces politiciens de tous les temps, qui traitent de si haut les hommes de pensée et de style, témoignaient ce jour-là moins de prévoyance et de sagesse que le poète qui déchirait les voiles de l’avenir comme le repaire de Cacus et découvrait le retour du Césarisme consacré d’avance par le vote des députés du centre et de toutes les gauches ! Coalition bien trouvée pour ménager l’avènement du 2 décembre dans l’apothéose du 18 brumaire ! Cette éloquence de Lamartine évoque les plus beaux souvenirs des temps antiques ; il ressuscitait Périclès quand pendant trois mois il gouverna par l’ascendant de sa parole tout un peuple frémissant d’émotion révolutionnaire. À lui seul peut-être nos pères ont dû de n’avoir pas assisté à quelque sotte et sanglante parodie du Terrorisme réclamé à cette époque par des hommes qui sont devenus sénateurs de Napoléon III. Le gouvernement provisoire dirigé par Lamartine fut un « comité de clémence ». Sa république fut une république de liberté, de concorde civique, d’évangélique fraternité, de civilisation expansive. Si le pays n’en était pas digne, s’il préféra les douteuses promesses d’un conspirateur à la sécurité des institutions libérales, n’en rendons responsable que le pays ivre de légende et d’aventure, ne faisons pas retomber sur le poète homme d’État l’inintelligence et l’aveuglement de nos devanciers. Disons seulement que par sa divination Lamartine s’est montré politique habile en même temps que grand orateur et que notre jeune République doit ainsi le vénérer comme un de ses pères et de ses docteurs. Ce n’est pas seulement une inspiration de poésie, c’est une tradition d’expérience et de sagesse que nous devons aller chercher sur ce tombeau. Comme aux temps anciens les oracles se rendaient en vers, de notre temps un poète se révéla le prophète des destinées nationales. La gloire n’est pas médiocre pour Lamartine d’avoir vu juste là où tous se sont trompés et de partager en ce siècle le monopole de la clairvoyance avec un autre poète, Edgar Quinet. L’un disait : « Prenez garde au Despotisme ! » L’autre : « Prenez garde à l’Allemagne ! » La France ne se repentira jamais assez d’avoir négligé le double avertissement de la Muse.
VI
En résumé, l’on peut à bon droit reprocher à Lamartine certains abus d’improvisation et surtout dans ses deux premiers recueils des négligences de forme, des impropriétés de style, qui se sont atténuées dans les Harmonies et ont presque disparu dans Jocelyn ; mais on ne saurait lui ravir les pages incomparables qui remplissent tous ses poèmes et l’honneur des deux ou trois livres immortels qui survivront à son œuvre. Est-il à part l’exception prodigieuse de Victor Hugo, beaucoup de poètes contemporains qui soient assurés d’une telle prolongation d’eux-mêmes dans la postérité ? Il nous semble en effet que cette postérité toujours équitable remettra Lamartine à la hauteur où l’avait porté l’enthousiasme de nos pères et de nos aînés. Image du Poète tel que le rêvaient les Anciens, ailé, sacré, sublime, il nous paraît dans la première moitié de ce siècle symboliser la toute-puissance du génie, deux fois semblable aux héros mystiques de la pensée grecque, ayant comme Amphion construit un monde aux sons de sa mélodieuse cithare et comme Orphée dompté non plus les lions et les ours, mais les passions plus farouches, les appétits plus fauves encore des hommes déchaînés. Le poète de 1820, le citoyen de 1848, sont à titre égal éternellement légendaires. Le jour où sa statue se dressera triomphale sur une place de notre Paris deux fois enchanté par son génie, il sera juste que Lamartine apparaisse noble, élégant et beau, comme il le fut avant les suprêmes accablements de la vieillesse, tenant à la main la grande Lyre qu’il a reconquise, enveloppé dans les plis du drapeau national qu’il a repris sur la tempête et fait luire dans un ciel rasséréné.
III.
Alfred de Vigny
L’homme essentiellement distingué qu’un petit nombre de poèmes admirables, plus encore que ses ouvrages en prose, maintiendront au premier rang des écrivains de ce siècle, a eu la conscience de sa vraie gloire et comme la vision d’une renommée qui dépasserait ce qu’il avait obtenu durant son existence. En effet des éditions répétées, de fréquentes études rétrospectives, le zèle des nouveaux poètes et des critiques de récente venue ont mis autour de l’œuvre d’Alfred de Vigny comme un rajeunissement et justifient à coup sûr l’horoscope qu’il avait porté dans son poème symbolique de l’Esprit pur.
Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées,Je reste et je soutiens encor dans les hauteursParmi les maîtres purs de nos savants muséesL’idéal du poète et des graves penseurs,J’éprouve sa durée en vingt ans de silenceEt toujours d’âge en âge encor je vois la FranceContempler mes tableaux et leur jeter des fleurs.
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ;Je peux en ce miroir me connaître moi-même,Juge toujours nouveau de nos travaux passés !Flot d’amis renaissants : Puissent mes destinéesVous amener à moi, de dix en dix années,Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez
Ce vœu prophétique s’est réalisé. Nul plus que nous ne s’en réjouit. Car nous sommes de ceux qui ont toujours pris et proposé de Vigny comme un modèle. Nous avons répété avec conviction ce mot de Carrel à son sujet : « C’est une belle âme, il faut la montrer. » Mais, en lui marquant sa place dans la groupe des génies exemplaires, en déterminant la valeur de ses écrits, en indiquant les côtés de son caractère vraiment dignes d’imitation, nous tenons à stipuler certaines réserves. Car nous craignons que dans les nouvelles générations d’écrivains ce retour d’enthousiasme ne s’attache plutôt aux défaillances intermittentes d’Alfred de Vigny qu’à ses fortes qualités et que le pessimisme final du poète n’exerce un funeste attrait, quand ses idées généreuses devraient suffire à ravir la sympathie, à enlever l’admiration. Ce que nous aimons, ce que nous mettrons en lumière dans Alfred de Vigny, ce sont les généreuses parties de son âme et de son talent ; ce que notre ami Paul Bourget ou tel autre des jeunes hommes d’élite recherche et préfère chez l’auteur des destinées, c’est le grain de Schopenhauer que contient cette poésie parfois si désenchantée.
Pour nous qui voyons dans le pessimisme autant que dans le scepticisme un des principaux obstacles au relèvement de l’esprit français, cette tendance mérite d’être combattue chez un homme qui tant de fois a fait honneur à la nature humaine par la propagande salutaire des plus nobles sentiments. Nous estimons le génie d’Alfred de Vigny assez élevé, assez bienfaisant, pour qu’on puisse, sans lui faire tort, discerner ses moments d’erreurs et ses faiblesses périlleuses. Nous essaierons de démêler dans cette étude le mal fortuit qu’il serait opportun de rejeter dans l’ombre et le bien qui rayonnera toujours comme une lueur de phare ou la lampe inextinguible d’une pure Vestale.
Chez nos illustres contemporains le génie est apparu mélancolique. Il ne pouvait naître dans d’autres conditions car sur presque toutes ces enfances de poète et de romancier ont pesé des tristesses de famille, aussi bien pour Michelet que pour Lamartine, pour Quinet autant que pour Victor Hugo. Seulement les plus robustes de ces génies ont réagi contre ces premières influences qui chez les moins rigoureusement doués ont persisté dans l’arrière-saison. Se déclarer optimiste et prêcher le courage, l’action, la foi dans l’avenir, tout en se rendant compte des misères et des bassesses humaines, c’est le signe de la force et la supériorité des Hugo, des Michelet, des Quinet, des Lamartine, sur un Alfred de Vigny ou tout autre contemporain à jamais empoisonné par le doute et le découragement. D’ailleurs il convient de dire que dans l’œuvre de Vigny le fatalisme désespéré ne s’est développé qu’à la dernière heure, c’est-à-dire dans ses poésies suprêmes et dans son Journal d’un poète.
Les débuts d’Alfred de Vigny sont intéressants à connaître et peu connus généralement : ils font prévoir les privilèges et peut-être aussi les défectuosités de son talent. Son éducation fut soignée, cultivée. Il eut, comme ses frères d’armes du romantisme, une mère dévouée, attentive, distinguée d’esprit et de cœur. Cette distinction maternelle a, plus qu’on ne le croit, secondé la vocation de nos grands poètes elle a laissé sur leur génie une ineffaçable empreinte elle a introduit chez Musset par exemple un souffle de fraîcheur et de pureté qui repose à propos d’haleines embrasées. L’instruction que de Vigny recueillit pendant son enfance fut abondante et variée. Il apprit beaucoup d’histoire, contrairement aux habitudes de l’ancien enseignement. Il traduisit Homère entier dans le texte, ce qui était une singularité à cette époque si latine et nullement grecque de là quelques ressouvenirs de la lyre ionienne dans les détails de ses premiers poèmes, quoique Vigny n’eût pas le tour d’esprit hellénique. Il apprit surtout l’anglais dont sa poésie profita plus tard : car chez lui nous trouvons plus que chez Lamartine et Musset des rapports avec cette poésie anglaise, si ornée, si élégante et en même temps si serrée et si précise, avec la poésie de Milton. Dans la seconde manière du poète des relations évidentes s’accuseront avec la muse philosophique de Percy Bysshe Shelley, le chantre du désespoir et de la pitié.
Deux contemporains, l’un en pleine possession de la gloire, Chateaubriand, l’autre qui commençait à être regardé comme un maître et qui passait pour un terrible novateur, au dire de MM. Auger et Roger, Alexandre Soumet, exercèrent le premier une grande influence, l’autre un réel ascendant sur le développement d’Alfred de Vigny. Le premier a désigné à de Vigny les sources épiques dont celui-ci a fait usage ; le second lui a suggéré la forme initiale de ses poèmes. La comparaison du colibri dans Éloa est du Chateaubriand mis en vers ; on y reconnaît l’ouverture d’Atala transposée en alexandrins comme Émile Deschamps avait fait pour une page des Martyrs. Voici maintenant une comparaison déroulée dans la langue de Soumet :
Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries ;
Hérissé l’oiseau part et fait pleuvoir le sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend,
Regarde son soleil, d’un bec ouvert l’aspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire
Dans un fluide d’or il nage puissamment
Et parmi les rayons se balance un moment ;
Mais l’homme l’a frappé d’une atteinte trop sûre ;
Il sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure ;
Son aile se dépouille et son royal manteau
Vole comme un duvet qu’arrache le couteau.
Dépossédé des airs, son poids le précipite ;
Dans la neige du mont il s’enfonce et palpite
Et la glace terrestre a d’un pesant sommeil
Fermé cet œil puissant respecté du soleil.
Au reste Vigny n’a jamais dissimulé ce patronage. Comme Victor Hugo il a appris le solfège de la poésie sous la direction de l’auteur de Saül et de Clytemnestre, un des plus grands poètes de ce siècle, et pour lequel nous demanderons un jour une réparation aussi légitime que tardive.
À part cette tutelle de Soumet qu’il ne désavouait point, de Vigny nous a dit ultérieurement qu’il avait été tout à fait indépendant, qu’il avait grandi comme isolément vis-à-vis des poètes de sa génération. Cette assertion n’est pas exacte, et la prétention du poète nous semble à cet endroit par trop ambitieuse. D’une nature droite et sincère, quelquefois pourtant Alfred de Vigny s’est mépris et a cherché à nous faire illusion par une complaisance d’orgueil qui dominait alors son amour de la vérité. Nul ne peut douter qu’il n’ait antidaté quelques-unes de ses poésies pour se donner les apparences d’un novateur bien antérieur à Lamartine et à Victor Hugo. N’était-ce pas assez d’avoir réellement créé le poème narratif, produit dès l’abord une langue poétique personnelle et traité les sujets antiques dans une gamme de couleur dont ne disposait encore aucun des contemporains ? Quoi qu’en ait dit de Vigny, il avait lu les fragments d’André Chénier, à la suite du Génie du Christianisme et des poésies de Millevoye, quand, de 1816 à 1820, il inventa ses Poèmes antiques.
Ces petits poèmes, que Vigny polissait durant ses années de service militaire, quand, lieutenant, puis capitaine dans la maison du roi, il utilisait ses loisirs à la façon d’un Descartes ou d’un Vauvenargues, sont des productions charmantes et délicates, quoique surpassées en perfection par des maîtres plus voisins de nous. Hâtons-nous de leur dénier cette qualification d’homériques si témérairement revendiquée par de Vigny. Sont-ils précisément grecs ? C’est encore la Grèce vue à travers l’idylle et l’élégie latine, une Grèce virgilienne et tibullienne, à peine syracusaine. La Grèce de Pindare, d’Orphée et d’Hésiode ne sera abordée dans ce pays qu’à partir de Victor de Laprade. Mais comme cette poésie a déjà le parfum antique, lorsqu’on sort de l’école pseudo-classique et des timides essais de Millevoye et de Victorin Fabre, voire même de Denne-Baron ! Ainsi le Somnambule semble une page de Properce comme la Dryade qui n’a d’ailleurs rien de Théocrite, malgré le sous-titre mensonger. Mais cette Dryade retient le mérite d’avoir, après le Chevrier du divin André, repris et fourni le thème de ces chants alternés si séduisants, tels que La lyre et la harpe de Victor Hugo, le Salvator Rosa d’Auguste Barbier, les deux Italies de Jules de Saint-Félix, le dialogue du « vieux pâtre et du poète » d’Émile Deschamps, l’Idylle de Musset, la Phyllis de Théodore de Banville, les deux Muses de Victor de Laprade, les Byzantins du marquis de Belloy, le Jour et la Nuit d’Alfred des Essarts.
Symétha trahit l’imitation d’ailleurs estimable des fragments alors inconnus d’André Chénier. Le Bain nous représente encore une inspiration latine. Il ne faut pas oublier qu’Alfred de Vigny n’était pas le seul à s’essayer dans ces imitations de l’antiquité. En même temps que lui, Jules Le Fèvre, Henri de Latouche, Émile Deschamps, Alexandre Guiraud, remontaient aux sources où avait puisé André Chénier. De Vigny du reste était l’ami de tous ces poètes du premier groupe romantique, surtout d’Émile Deschamps par lequel il connut Victor Hugo. Plus tard, dans son journal d’un poète, il a rendu justice à tous les astres de transition trop éclipsés aujourd’hui3. On ne doit pas omettre ces efforts simultanés, cette collaboration de contemporains secondaires. Rendons hommage à de Vigny, mais sans le séparer dans sa première manière de son groupe et de son temps, sans supprimer ses affinités et ses relations irrécusables.
Dans l’édition définitive les Poèmes antiques sont précédés de Poèmes bibliques dont quelques-uns nous semblent supérieurs. Nous ne voulons parler ni de la femme adultère, ni de la fille de Jephté, compositions restreintes et sans intérêt notable, mais de trois poèmes étendus, le Déluge, Éloa, Moïse.
Le Déluge n’est pas absolument original. Il n’est point exempt de réminiscences, mais ces réminiscences n’enlèvent rien à la valeur d’une œuvre. Nous sommes volontiers de l’avis de La Bruyère : « Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse, Homère, Platon, Virgile, Horace, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images. »
Le poème du Déluge est écrit avec une précocité de perfection surprenante à cette époque. À part quelques périphrases qui tiennent de l’école impériale, le style offre dans la plus heureuse proportion l’élégance soutenue, la force ménagée, la correction et la hardiesse, l’éclat dans la netteté. De Vigny déploie des qualités qu’aucun poète moderne n’a possédées au même degré : ce sont des qualités raciniennes. Vigny, qui n’aimait pas Racine, est pourtant celui de nos contemporains qui le rappelle le plus par le tour du style. Ce sont les mêmes audaces calculées et voilées, c’est le même art qui se fait sentir en se dérobant et se révèle sans jamais s’étaler.
Cependant, sous les flots montés également,Tout avait par degrés disparu lentement ;Les cités n’étaient plus, rien ne vivait, et l’ondeNe donnait qu’un aspect à la face du monde.Seulement quelquefois sur l’élément profondUn palais englouti montrait l’or de son front ;Quelques dômes, pareils à de magiques îles,Restaient pour attester la splendeur de leurs villes.Là parurent encore un moment deux mortels,L’un la honte d’un trône et l’autre des autels ;L’un se tenant au bas de sa propre statue,L’autre au temple élevé d’une idole abattue.Tous deux jusqu’à la mort s’accusèrent en vainDe l’avoir attirée avec le flot divin.Plus loin, et contemplant la solitude humide,Mourait un autre roi, seul sur sa pyramide.Dans l’immense tombeau s’était d’abord sauvéTout son peuple ouvrier qui l’avait élevé ;Mais la mer implacable, en fouillant dans les tombes,Avait tout arraché du fond des catacombes,Les mourants et les dieux, ces spectres immortels,Et la race embaumée, et les sphynx des autels ;Et ce roi fut jeté sur les sombres momiesQui dans leurs lits flottants se heurtaient endormies.Expirant il gémit de voir à son côtéPasser ces demi-dieux sans immortalité,Dérobés à la mort, mais reconquis par elleSous les palais profonds de leur tombe éternelle.Il eut le temps encor de penser une foisQue nul ne saurait plus le nom de tant de rois,Qu’un seul jour désormais comprendrait leur histoire ;Car la postérité mourait avec leur gloire.
Éloa nous apparaît comme un poème plus large. Le cadre, le décor, sont quelque peu fournis par des poètes antérieurs, mais la donnée appartient à Vigny. Cette donnée consiste dans la fascination exercée sur une fille des anges par Satan, métamorphosé en séducteur, Lovelace infernal, Don Juan de l’abîme. La pureté constante de l’expression répond à la finesse des nuances. Il était difficile de faire accepter avec plus de délicatesse la chute d’un être aimant par un excès de compassion et de tendresse.
Si les petites merveilles d’anthologie sont encore fréquents dans notre poésie, les bons poèmes y sont rares, et une Éloa décèle plus de force et de suite dans le génie que des sonnets de maître ou un rondeau parfaitement élaboré, voire même que cinq ou six belles stances de Malherbe ou de Maynard. Un poème sans inégalités, aussi neuf par le sujet, aussi pénétrant par le sentiment, aussi achevé par la forme, est un chef-d’œuvre incontestable et un de ces chefs-d’œuvre qui viennent immédiatement après les plus hautes productions de l’esprit humain.
Nous ne louerons jamais assez une qualité fondamentale qui relève de Vigny au-dessus de poètes encore mieux doués par la nature. C’est l’art de la composition. Ayant su comprendre que son génie n’était pas lyrique, il n’a presque fait que de la poésie narrative. Mais avec quelle autorité ! ses poèmes sont aussi bien composés que les petites nouvelles de Mérimée. Rien n’y languit. Et ce sont des œuvres de premier ordre en un genre où la muse française n’avait qu’imparfaitement réussi ; car parmi tant de poèmes insipides on ne pouvait guère détacher que les récits encore inégaux de Baïf et le Moïse sauvé de Saint-Amant où tant de défauts obscurcissent des qualités éclatantes. Le déluge, Éloa, Moïse encore, venaient enseigner le secret des narrations parfaites dans le genre héroïque, secret qui réside en grande partie dans la science de la composition et que de notre temps ont si bien retrouvé dans un autre ordre de sujets des poètes habiles autant que sympathiques, François Coppée, Armand Renaud, Eugène Manuel.
Dans Moïse le poète a voulu sous les traits du prophète hébreu, du conducteur d’hommes, symboliser le génie. C’était son droit de transfigurer le Moïse de l’histoire comme Racine avait transformé le Burrhus de Tacite. De Vigny a visé surtout à exprimer une idée que plus d’une fois il a reprise, à savoir que le génie est toujours solitaire. Ne forçons pas cette pensée. N’accédons pas à de Vigny, quand il dit avec excès que le poète « devrait marcher seul comme le lion »
. Nous acceptons plutôt la formule : « la solitude est sainte »
, pourvu que la solitude se limite aux heures de méditation féconde, pourvu que le poète, sortant de son volontaire isolement, vienne aussi se retremper dans la vie des autres hommes et se mêler à leurs misères, à leurs aspirations, à leurs recherches de justice et de vérité. L’isolement ne devrait jamais ressembler à l’égoïsme contemplatif. Le poète ne doit pas s’assimiler à l’ascète mais au missionnaire qui ne se repose d’une conquête que pour en tenter une nouvelle. Laissons Lucrèce sur son promontoire où parviennent à peine les sanglots des mortels : montons à la tour où la science de Newton est rejointe par la poésie de Shelley, de Victor Hugo, de Sully-Prudhomme, où l’on ne découvre la vérité sur les hauteurs que pour la faire descendre dans les plaines et la transmettre au genre humain : la grande beauté comme la grande loi du talent, c’est d’être fraternel.
Éloa parut en 1824. En 1822 avaient été publiés les Poèmes antiques et bibliques avec l’ode au Malheur que Vigny retrancha, puis rétablit, et un poème, Héléna, qu’il a rayé de ses œuvres, bien qu’il s’y trouve quelques morceaux de choix. Ces deux publications ne prolongèrent aucun retentissement dans le public ; leur succès devait être déterminé par des causes étrangères à leur spéciale beauté.
Ce fut dans les dernières années de la Restauration que Vigny composa ses Poèmes modernes. Le style offre les mêmes qualités, mais l’allure est plus romantique. Le poète est devenu partisan, ami de Victor Hugo, de Sainte-Beuve qui met son érudition au service de la nouvelle école et lui chercha des aïeux dans la Pléiade. De Vigny avec eux et Émile Deschamps dirigea le mouvement de plus en plus accentué de l’école nouvelle. Aussi se prit-il à traiter des sujets relevant du moyen âge ou tout à fait modernes. C’est alors qu’il composa Dolorida, la Prison, le Cor, la Neige, Mme de Soubise, le Trappiste, la Frégate la Sérieuse. Le Bal, antérieurement écrit, était une de ses productions les plus faibles, destinée à être effacée par une pièce de Joseph Delorme sur un sujet analogue.
La Neige, inspirée par l’aventure légendaire d’Emma et Eginhard, est entachée de préciosité. Le Cor, suggéré par l’héroïsme de Roland à Roncevaux, contient quelques vers heureux. Mais comme il a été distancé par les poèmes chevaleresques de Tennyson et de Hugo ! La Prison, le Trappiste, dans la première partie de ces Poèmes modernes, renferment seuls de solides beautés. L’un de ces récits met en scène une des fables répandues sur le compte du Masque de fer. L’autre nous offre un épisode de la guerre d’Espagne en 1823, quand le peuple, enfant ingrat, s’armait à la voix des moines pour combattre non plus l’étranger mais les Cortès. Dolorida nous montre une Hermione espagnole qui, jalouse de son époux infidèle, l’empoisonne et va le rejoindre dans la mort. Ce thème peut sembler banal, mais on ne saurait imaginer avec quel art le poète a établi, conduit, gradué sa narration, avec quelle intensité d’émotion il nous attache et tient suspendus, et comme la forme de son récit est serrée et pressante. N’est-ce pas tout ce qui constitue le chef-d’œuvre ?
Avant d’être complété par les poèmes modernes, le volume auquel Vigny devait donner une suite plus relevée peut-être, les Destinées, contenait en 1824 de quoi certifier un talent de premier ordre, de quoi mériter plus que l’estime, la gloire. Il est triste d’avoir à constater que l’œuvre poétique d’Alfred de Vigny ne serait peut-être pas sortie de l’ombre sans le succès retentissant d’un roman bien inférieur à ces poésies dédaignées.
Nous ne contestons pas les qualités qui recommandent Cinq-Mars : nous trouvons toujours dans ce roman, l’un des meilleurs en ce genre trop décrédité, un certain intérêt dramatique, de la grâce rêveuse, une élégance soutenue. Cependant ces mérites ne nous dissimulent pas les imperfections qui nous ont constamment choqué dans cette œuvre plus romanesque encore que vraiment poétique. On s’associerait volontiers à la sévérité de la sentence que portait Sainte-Beuve en 1826 dans le Globe, à la veille de devenir le compagnon poétique et comme le frère d’armes d’Alfred de Vigny. Il lui reproche d’avoir « surchargé la conduite et le caractère de ces personnages historiques au gré de son imagination »
, multiplié les combinaisons artificielles, comme dans la scène où Vigny rapproche chez Marion Delorme Corneille, Milton et Molière, et fait débiter dans cette société des ruelles et de la Chambre bleue des morceaux du Paradis perdu. Le jugement d’ensemble : « ce ne sont que des pièces de marqueterie historique »
ne nous paraît pas trop rigoureux. Cependant ce livre est à lire, et, comme il fait partie d’une œuvre qui s’impose, il recrutera toujours des lecteurs et des admirateurs, surtout des admiratrices, dont nous ne chicanerons pas les jouissances littéraires ; car notre Alfred de Vigny, même inférieur à lui-même, reste encore très attachant et très élevé.
Les deux recueils de nouvelles qui ont suivi Cinq-Mars à intervalles ont marqué, selon nous, un véritable progrès sur la première œuvre en prose du poète d’Éloa. La fiction de Stello est ingénieuse, le détail souvent exquis, et l’idée générale n’est pas si chimérique assurément qu’ont voulu le prétendre les esprits trop aisément satisfaits. La thèse que pose Alfred de Vigny peut se réduire à ces termes : « Il existe toujours antagonisme entre le politicien et le poète, jalousie, mauvais vouloir, et par suite indifférence du premier à l’endroit de l’homme de la pensée et du rêve. » Substituez souvent à toujours, et, comme pour beaucoup des maximes de La Rochefoucauld, vous rentrerez dans le domaine de l’expérience et de la vérité. Nous estimons d’ailleurs que les politiques éminents, les hommes aux grandes destinées, n’ont point de ces susceptibilités ombrageuses et mesquines. Un démagogue haïra d’instinct la poésie ; un Périclès en ferait ses plus chères délices. Cette antithèse de l’homme du fait et de l’homme de l’idée est donc réelle, fréquente, mais elle n’est ni universelle, ni absolue, ni surtout fatale. La meilleure justification de cette théorie discutable consiste ici dans les beaux récits un peu concertés, mais d’un art si soigneux et si délicat, que la cause des poètes a dictés à leur légitime défenseur. Quant aux exemples choisis, peut-être ne sont-ils pas assez probants pour vérifier l’éloquente récrimination du tribun de la poésie. La monarchie n’a rien à se reprocher dans les décès prématurés de Gilbert et de Chatterton qui ne se sont pas adressés à son concours, et la république n’encourt aucune responsabilité dans la mort d’André Chénier, l’un des incidents à jamais déplorables d’une crise de barbarie terroriste. Mais en admettant que Gilbert, Chatterton, André Chénier, représentent le Poète éternel, perpétuellement en butte à la malfaisante envie de certains détenteurs de pouvoir, on ne peut qu’admirer le parti qu’Alfred de Vigny a tiré de ces trois épisodes.
La fable de son livre concilie deux exigences de l’art : « elle est à la fois ingénieuse et simple. Stello, qui nous semble le portrait de Vigny même avec ses souffrances sans chagrin »
, sa tristesse impérissable, son désespoir sans transports, en proie aux diables bleus plus que d’habitude, demande une consultation à son médecin le Docteur noir, plein d’expérience narquoise et profonde. Pourrait-il trouver dans la politique un remède à ses ennuis ? Le Docteur cherche à le guérir de cette fantaisie en lui racontant ces trois histoires de poètes méconnus par les trois gouvernements qui se partagent l’opinion et la monde. Et il les raconte à merveille, soit qu’il nous décrive l’intérieur galant du roi Louis XV, qu’il nous dépeigne la grâce puritaine de Kitty Bell, ou qu’il nous trace le crayon ravissant de Mlle de Coigny, cette jeune captive du plus adorable des poètes. Auprès des pages délicieuses les pages éloquentes abondent, telle que le tableau des assemblées politiques ou l’obsécration lancée à la Multitude. Mais la plus belle de toutes est cette « déclaration du Poète », d’Alfred de Vigny s’exprimant tout entier par la bouche de son héros (Chapitre VII)
« Je crois en moi parce que je sens au fond de mon cœur une puissance secrète, invisible et indéfinissable, toute pareille à un pressentiment de l’avenir et à une révélation des causes mystérieuses du temps présent. Je crois en moi parce qu’il n’est dans la nature aucune beauté, aucune grandeur, aucune harmonie, qui ne me cause un frisson prophétique, qui ne porte l’émotion profonde dans mes entrailles et ne gonfle mes paupières par des larmes toutes divines et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui m’est donnée, et j’y crois à cause de la pitié sans bornes que m’inspirent les hommes, mes compagnons en misère, et aussi à cause du désir que je me sens de leur tendre la main et de les élever sans cesse par des paroles de commisération et d’amour. Comme une lampe toujours allumée ne jette qu’une flamme très incertaine et vacillante, lorsque l’huile qui l’anime cesse de se répandre dans ses veines avec abondance, et puis lance jusqu’au faîte du temple des éclairs, des splendeurs et des rayons lorsqu’elle est pénétrée de la substance qui la nourrit, de même je sens s’éteindre les éclairs de l’inspiration et les clartés de la pensée, lorsque la force indéfinissable qui soutient ma vie, l’amour, cesse de me remplir de sa chaleureuse puissance et, lorsqu’il circule en moi, toute mon âme en est illuminée ; je crois comprendre tout à la fois, l’Éternité, l’Espace, la Création, les Créatures et la Destinée c’est alors que l’Illusion, phénix au plumage doré, vient se poser sur mes lèvres et chante.
« Mais je crois que, lorsque le don de fortifier les faibles commencera de tarir dans le Poète, alors aussi tarira sa vie car, s’il est bon à tous, il n’est plus bon au monde.
« Je crois au combat éternel de notre vie intérieure qui féconde et qui appelle contre la vie extérieure qui tarit et repousse, et j’invoque la pensée d’en haut, la plus propre à concentrer et rallumer les forces poétiques de ma vie le Dévouement et la Pitié. »
Chatterton retrouva sur la scène les mêmes applaudissements qu’il avait excités dans les récits du Docteur Noir. Ce fut un succès mémorable. Ce beau drame, éloquent et pathétique, reprendra faveur quand l’Idéalisme aura sa revanche si désirable pour l’esprit français. Le théâtre des poètes a pour nous un charme incomparable. Aussi, malgré bien des défauts, estimons-nous singulièrement la Maréchale d’Ancre que Vigny fit représenter à l’Odéon en 1831 et qui ajoute à l’intérêt dramatique l’éclat d’une langue énergique et sonore. Antérieurement, sous la Restauration, le poète avait donné à la Comédie-Française un More de Venise, imitation d’Othello jetée comme un défi puissant aux préjugés pseudo-classiques. Ce fut une des grandes batailles de la guerre romantique. Tenons plus compte de cet Othello, de Shylock qui n’a pas été représenté, et de son proverbe subtil et profond, Quitte pour la peur qui, dans des brèves limites, renferme une étude de la société du dix-huitième siècle. Mais le chef-d’œuvre d’Alfred de Vigny reste Chatterton, un des drames les plus poignants et les plus délicats de ce temps.
Combien le public qui l’avait acclamé en 1835 valait mieux que l’auditoire inintelligent dont l’indifférence hostile a laissé ce poème de tendresse et de douleur s’évanouir en quelque sorte à sa troisième et dernière reprise Pour goûter Chatterton, il faut d’ailleurs aimer la poésie et les poètes, être dans un état de grâce auxquels les esprits vulgaires ne peuvent prétendre. Aujourd’hui l’adhésion si vive des jeunes lettrés provoquerait peut-être une réaction en faveur de cette œuvre inspirée. Récemment un article enthousiaste de Paul Bourget dans les Débats faisait écho dans les générations nouvelles à ces pages naguère publiées d’un maître plus âgé, plus voisin de l’école romantique, à ces pages si compréhensives et toujours si éloquentes que Théodore de Banville a insérées dans ses Souvenirs 4. Banville, chez qui ce même Vigny, comme un juge de l’églogue antique, salua le poète naissant au lendemain des Cariatides et à la veille de la vingtième année, a payé sa dette royalement.
« Lui le poète, beau et souriant avec ses cheveux d’or, vêtu avec une élégance anglaise tout à fait correcte et alors inusitée parmi les romantiques, il avait et montrait au plus haut degré le respect de lui-même. Non seulement il était un soldat, un gentilhomme, un comte, mais il paraissait tout cela et voulait le paraître, non certes par une vaine gloriole, mais par amour pour les poètes pauvres et misérables de tous les âges, dont il s’était fait le représentant et l’avocat, et parce qu’il forçait ainsi le stupide vulgaire à les honorer dans sa personne irréprochable. Alfred de Vigny, ce fut là un des côtés les plus saisissants de son originalité, sentit mieux que personne combien les poètes à travers le temps revivent en ceux qui leur succèdent et sont solidaires les uns des autres. Dans sa pensée généreuse et profondément intuitive les pauvres rythmeurs si longtemps bafoués et humiliés autrefois c’était lui-même, et il profitait de ce qu’il s’appelait maintenant d’un nom aristocratique et de ce qu’il portait une épée à son côté pour frapper en plein visage de sa cravache irritée et vengeresse ceux qui l’avaient malmené jadis du temps qu’il était le vagabond affamé sans coiffe et sans semelle. »
C’est par ce don de miséricorde et de dévouement, ce privilège de s’intéresser aux faibles et aux opprimés autant que par la perfection de sa forme l’un des meilleurs de ce siècle. Quiconque n’a pas prononcé le miserere super turbas rappelé par M. Renan avec son bonheur habituel de citations et dans son style enchanteur, quiconque n’a pas consacré à la souffrance humaine une part de son talent, ne figurera pas dans l’élite durable des maîtres de notre littérature contemporaine. Il faut à un certain moment avoir poussé le cri d’amour, l’appel à la pitié, pour s’imposer à notre temps : cela fait l’éloge d’une société, par d’autres côtés bien défectueuse, mais meilleure que toutes celles qui l’ont précédée. Car elle attribue aux plus aimants sa définitive sympathie en dépit des parvenus médiocres qui l’encombrent, mais qui ne la dominent pas. Pourquoi se plaindre tant de la médiocrité ? C’est oublier qu’à toutes les époques elle s’est fait une place souveraine par son activité remuante et son esprit d’intrigue, mais aussi que le dernier mot et la victoire demeurent acquis aux penseurs qui conseillent le dévouement, la compassion, l’idéal. La popularité de Victor Hugo n’a-t-elle pas été toute une démonstration de l’entraînement des hommes vers les prédicateurs d’idées généreuses et fortifiantes ? Qu’importe aux interprètes de l’Idée l’assentiment de quelques personnages éphémères ? Eux seuls tiennent la tête de la caravane humaine eux seuls l’emporteront à leur suite vers les cités futures où triompheront le Bien et le Beau.
Servitude et grandeur militaire dérive d’une pensée analogue à celle qui créa Stello. Ce n’est plus le poète, c’est le soldat étudié, plaint, glorifié dans ses souffrances, dans son abnégation, dans sa stricte obéissance au devoir. Il règne dans ce livre plus de simplicité, non moins d’art que dans Stello. La grave éloquence le caractérise. Quoi de plus mâle, de plus austère, que certaines pages marquées du signe de l’Idéal ? C’est un bon livre, un maître livre que celui où tant de vertus sont remises dans leur lustre. Quand on est jeune, c’est-à-dire ignorant et insoucieux, on méconnaît trop légèrement le prix de ces viriles vertus éprouvées dans les périls de la bataille et plus encore peut-être dans les fatigues des campagnes. Plus tard, la réflexion et l’esprit de justice venant avec la quarantaine, quand on a été le témoin des résistances désespérées de 1870, quand on suit d’un lointain regard et d’une pensée constante les stoïques combattants de la Tunisie et du Tonkin, on compare la rude existence des gens de guerre avec la vie facile et molle du « civil », alors on rentre en soi-même et l’on comprend, l’on sent, l’on admire davantage l’hymne en prose dédié par le poète à ses anciens compagnons d’armes. On ne marchande plus sa sympathie à ces hommes de la discipline et du sacrifice, à cette armée qui est la France en marche, accomplissant sa tâche traditionnelle, et l’on se dit que, comme au temps des vaisseaux de Thrasybule, la force de la Patrie et le salut de la République respirent encore dans les camps.
C’est dans le livre posthume d’Alfred de Vigny, les Destinées, qu’il faut aller chercher le dernier mot de son talent. Entre ce livre et les poèmes de la première manière se place une transition formée par les deux fantaisies romantiques à la façon des Orientales que nous avons indiquées, Madame de Soubise et la frégate la Sérieuse qui ne sont pas enlevées comme les modèles du genre, et de deux poèmes, Paris, les Amants de Montmorency, le premier bien heurté, le second très pénétrant et déjà dans la forme où le poète nous a légué ses derniers chefs-d’œuvre. On sent dans ce poème et dans toute la suite de l’œuvre poétique d’Alfred de Vigny l’influence exercée sur lui par des chanteurs familiers comme Sainte-Beuve, les Deschamps, et quelquefois moins heureusement par des amis plus jeunes, Barbier, Brizeux, au talent réel, mais entaché de prosaïsme et d’obscurité. D’une part il brise davantage le rythme, d’autre part il se voue à des sujets modernes ; enfin il vise de plus en plus au caractère distinctif de poète philosophe. On dirait même qu’il s’attribue le privilège de la poésie pensée. Ses intimes à un certain moment, surtout Gustave Planche et Léon de Wailly, l’entretenaient dans cette conviction : ils le poussaient à s’ériger en chef d’une école dissidente, opposant l’idée à la forme, comme si la forme pouvait chez un poète aussi artiste que Vigny se séparer de l’idée, comme si l’idée était le monopole d’un homme dans un siècle où la poésie a remué toutes les questions contemporaines. Cette prétention, entretenue par un entourage trop complaisant, a contribué à éloigner Vigny de ses anciens frères d’armes et à susciter en lui d’injustes mécontentements et des chagrins factices. Sa gloire était assez belle et assez sûre pour qu’il n’eût pas à contester la gloire d’autrui. Nous croyons sincèrement que ce poète eut souvent de mauvais conseillers et que son génie aurait gagné à ne pas se clore dans une petite chapelle, à se mêler au monde et à se livrer, sinon à la foule, du moins à tous les esprits capables de juger et de réfléchir. Ce n’est pas seulement quelques beaux poèmes d’arrière-saison, mais des œuvres comme Servitude et Stello que nous devaient les vingt dernières années de son existence. Comment se fait-il que tant de manuscrits achevés aient été jetés au feu ? que d’autres encore n’aient pas été achevés ?
Nous comprenons les scrupules de goût poussés à la dernière limite et nous n’estimons que l’art difficile, mais nous pensons aussi que le scrupule ne doit pas tourner à la manie et l’hésitation à la crainte maladive : Trop produire est souvent un mal, ne plus produire équivaut à un aveu d’impuissance. Que l’on ne se méprenne pas sur notre sentiment : c’est une admiration sincère à l’endroit d’Alfred de Vigny qui nous fait regretter les chefs-d’œuvre dont nous ont frustré une concentration excessive de la pensée et une défiance non moins exorbitante à l’égard des lecteurs. Il y a toujours eu dans notre pays un public pour les œuvres d’élite, et ce public se serait retrouvé pour un livre portant le nom d’Alfred de Vigny il n’a pas fait défaut du reste au recueil des Destinées.
Par ce recueil Vigny nous semble avoir complété et couronné son œuvre poétique, si dans l’ordre de la prose il n’a pas donné tout ce que l’on pouvait attendre de son sérieux et profond talent. Il y a résumé les dernières méditations de sa vie sous une forme définitive. Qu’eût-il pu ajouter de plus ? Rien n’est pire pour les poètes que de se répéter indéfiniment. Les onze poèmes qui forment les Destinées embrassent et impliquent suffisamment toute la période finale de son existence, toute la phase suprême de son génie. Cependant tout n’est pas également admirable dans ces poèmes également soignés et l’œuvre est assez brève pour nous permettre d’établir des distinctions essentielles. Ainsi les Oracles nous paraissent une boutade assez mal venue de rancune politique contre des vaincus. La Sauvage ne dépasse pas la moyenne des poésies bien ordonnées et bien écrites beaucoup plus remarquables la Mort du loup et La Flûte ne nous semblent pas encore des chefs-d’œuvre, et nous ne savons si, malgré de plus saisissantes beautés et ce don toujours frappant de la composition, l’on peut attribuer ce titre à la pathétique Vanda. Enfin l’Esprit pur, malgré l’intérêt qui s’y attache, ne peut mériter cette qualification : car il suffit d’une dissonance pour que le chef-d’œuvre poétique n’existe pas, la poésie résidant, selon nous, dans l’harmonie. Aussi bien ce dédain protecteur témoigné par le poète à ses aïeux, cette affirmation si hautaine de sa supériorité sur les aînés de sa race, trahissent une vanité qui n’a rien de la fierté cornélienne et de l’orgueil byronien cette fausse note compromet la beauté de l’ensemble. Cinq poèmes seulement nous paraissent des chefs-d’œuvre absolus, l’Introduction où le poète fait tenir dans une terza rima sonore et superbe la lutte du libre arbitre que nous sentons frémir en nous et des fatalités qui paraissent nous opprimer à certaines heures de la vie, le Mont des Oliviers où les problèmes religieux et philosophique sont posés dans une langue à la fois imagée et précise, la Bouteille à la Mer, l’une des merveilles de la narration poétique, enfin la Colère de Samson et la Maison du Berger qui égalent tout ce qui s’est fait de plus beau dans notre siècle. La Colère de Samson est née d’une émotion violente, d’une souffrance véridique. La passion saigne et crie, et pourtant le symbolisme du sujet, la couleur orientale, prêtent à cette passion une ampleur, une dignité que la poésie personnelle eût difficilement atteinte. En revêtant les traits de Samson le poète se rehausse et se transfigure. Ce n’est plus un amant trahi dont on peut contester les griefs et taxer la plainte d’hyperbole. Aussi, malgré notre admiration pour les Nuits de Musset, pour la pièce À une femme, de Louis Bouilhet, dans la hiérarchie de l’Art, ne sied-il pas de les subordonner à la colère de Samson, toute œuvre impersonnelle arborant à nos yeux plus de grandeur, malgré le charme et l’attrait des œuvres subjectives. Dans la remarquable étude que nous avons signalée5, Paul Bourget a dit avec autant de finesse que de raison : « C’est à mon avis une des preuves les plus frappantes de la hauteur de vue d’Alfred de Vigny que d’avoir deviné la valeur poétique du symbolisme. La beauté poétique pure réside en effet dans la suggestion plus encore que dans l’expression… Il faut, pour que le sortilège des beaux vers s’accomplisse, du rêve et de l’au-delà, de la pénombre morale et du mystérieux. »
La Maison du Berger peut se comparer aux plus larges symphonies des musiciens les plus inspirés avec l’avantage que la poésie conservera toujours sur la musique. Ce sont les novissima verba d’Alfred de Vigny : car il y passe en revue la nature, l’humanité avec sa conquête récente, la vapeur, la poésie éternelle, opposée, suivant son habitude, à la politique changeante, l’amour, et de nouveau la nature considérée dans un aspect incomplet, mais chantée en vers incomparables, tant la mélodie de la formé s’allie souverainement à l’élévation de la pensée.
Le recueil où se détachent de tels chefs-d’œuvre est dans son ensemble par l’unité de tendance et la perfection presque constante du détail l’un des plus précieux de notre poésie contemporaine. Il achève de placer Alfred de Vigny au premier rang des poètes disparus, entre Lamartine et Laprade, plus doués que lui de souffle et d’élan, mais moins habiles, le premier à préciser ses visions, le second à composer ses odes lancées d’un jet si puissant et précipitées d’une irrésistible allure. Vigny décidément a doté notre poésie d’un charme douloureux ; c’est l’originalité d’une mélancolie grave sans ces molles affections, sans ces lâches abandons de sensibilité banale qui troublent l’harmonie des idées et du style. Ici la Beauté pure est déesse, mais déesse dans un temple de marbre noir.
Une seule réserve s’impose à notre conscience. Nous ne pouvons approuver chez le poète ce pessimisme devant l’éternel mystère qui le désigne à-la sympathie des écrivains nouveaux. Traiter la nature de marâtre dédaigneuse, menacer la divinité de son froid silence, en réponse au mystère qui enveloppe notre origine et notre fin, c’est une attitude dont nous ne contesterons pas la sincérité, mais qui nous semble moins philosophique et moins humaine que cet optimisme tantôt résigné, tantôt persuasif de Victor Hugo, de Lamartine et de Laprade, qui rappelle les hommes à l’action, au travail, à l’énergie, en les invitant à la confiance dans le plan qui régit le monde, à l’espérance dans une meilleure destinée. La doctrine du découragement peut produire à l’état d’exception des âmes fières et stoïques, mais elle dépraverait une génération, désarmerait une société. Aussi la jeunesse qui nous préoccupe, car elle porte la gloire et l’avenir de notre patrie, la jeunesse ne saurait-elle lire sans défiance les écrivains pessimistes qui refroidissent ses généreuses ardeurs, et ne doit-elle se livrer sans réserve qu’aux sublimes conseillers de force, de persévérance héroïque et d’action infatigable.
Reconnaissons pourtant qu’outre ce talent d’écrivain qui doit le faire rechercher comme un modèle, Alfred de Vigny a plus d’une fois donné des conseils ennoblissants et prononcé de ces paroles qui retentissent dans la mémoire. Rappelons-nous tant de protestations en faveur des faibles et des malheureux dans Stello, Chatterton, Servitude et grandeur militaire. Écoutons dans les Destinées ce cri de sympathie sincère et d’amour pour l’humanité :
J’aime la majesté des souffrances humaines.
et cette adjuration si nette et si ferme
Fais énergiquement ta longue et lourde tâcheDans la vie où le sort a voulu t’appeler.
Sachons reconnaître un des initiateurs de notre siècle dans le poète qui déclarait la Raison et la Justice « reines de ses pensers »
et qui saluait le règne de l’Esprit comme l’avènement du Paraclet invoqué par les Fraticelles. Recueillons enfin cet éloquent appel à la confiance qui dément avec bonheur d’autres mouvements de la même intelligence et qui répond à toutes nos exigences de prédication littéraire :
Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des Idées.
Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort
,
Répandons le savoir en fécondes ondées
Puis, recueillant le fruit tel que de l’âme il sort
,
Tout empreint du parfum des saintes solitudes
,
Jetons l’œuvre à la mer, la mer des multitudes
,
Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port
,
À ce livre des Destinées que l’un peut qualifier de testamentaire, la piété filiale d’un poète ami, confident des plus désignés, est venue ajouter comme une sorte de codicille. M. Louis Ratisbonne, exécuteur des volontés d’Alfred de Vigny, sous ce titre « Journal d’un poète » a rassemblé des fragments, des notes, mémoires d’une âme, qui ont formé une œuvre durable pleine d’idées suggestives et d’intéressantes esquisses. Si nous y trouvons des exhortations au désespoir, nous y rencontrons l’antidote de ces paroles involontairement dangereuses : « l’honneur, c’est la poésie du devoir… l’honneur est la conscience exaltée… »
C’est par de telles paroles qu’Alfred de Vigny se recommande à la postérité. Nous tenons à mettre en garde, les jeunes hommes contre certains écarts d’amour-propre trop susceptible et certains accès de désespoir contagieux, mais nous devons rendre pleine justice à ce moderne chevalier, à ce prêtre de l’honneur qui resta fidèle à son culte. L’homme qui s’est écrié : « Qu’est-ce qu’une grande vie c’est un rêve de jeunesse réalisé dans l’âge mûr »
, a vraiment accompli en lui-même ce rêve de jeunesse auquel il fait allusion car il nous a laissé dans sa vie et dans son œuvre l’image d’un écrivain exemplaire, prosateur exquis et profond, poète dont le talent toujours égal s’est confondu plus d’une fois avec le génie, penseur compatissant pour les misères humaines et capable de leur verser d’une coupe au pur modèle un breuvage de stoïque fierté. Son œuvre grave, son œuvre idéale ressemble à un beau lac, presque toujours limpide, jamais souillé, jamais fangeux, crispé parfois et secoué par des vents d’orage, mais reprenant bientôt son calme et sa sérénité sous le silence de la lune et le regard des étoiles.
IV.
George Sand
Après Edgar Quinet, après Jules Michelet, George Sand. Notre siècle s’est découronné et, comme le chêne dont il est parlé dans les Châtiments, il a vu tomber une à une ses plus fortes branches. Dieu merci la plus vigoureuse et la plus auguste est encore intacte et faite pour braver l’assaut des hivers. Nous gardons, nous garderons Victor Hugo, mais c’est une fin d’automne bien assombrie pour le déclin du siècle que le départ successif et si rapproché de Quinet, de Michelet, de George Sand6.
George Sand a tenu l’un des plus grands rôles dans notre littérature contemporaine, exercé l’une des actions les plus vives, rôle parfois contestable, action souvent discutée, mais en définitive efficace et salutaire. Elle a renouvelé le roman comme Hugo la poésie et le théâtre, et en même temps, par une exhortation incessante, sous forme fictive, rajeuni, rasséréné l’âme humaine. Nul génie n’a été plus idéal et plus social à la fois. D’ailleurs c’est le caractère des vrais et grands génies de notre temps de s’être montrés profondément dévoués à l’art et aux hommes, caractère qui ne s’était jusqu’alors rencontré que dans Shakespeare.
Durant toute sa vie en effet et dans presque tous ses ouvrages, Mme Sand a fait acte de prédication et de propagande. Quelle prédication ? toujours celle du Beau ! Quelle propagande ? le plus souvent celle du Juste. D’intermittentes erreurs, des sophismes passagers ne peuvent infirmer dans sa vérité générale notre sincère opinion. George Sand n’a jamais conseillé que le désintéressement et la grandeur : voilà pourquoi elle a été tant haïe de tous ceux qui veulent assujettir le monde à l’intérêt. Voilà pourquoi, dès le début, malgré quelques aberrations que nous ne prétendons pas défendre, George Sand, en abordant le roman, s’est placée en pleine justice, en pleine vérité. A-t-elle jamais voulu, même en ses premiers récits, attaquer le mariage, le mariage digne de ce nom, cette forme définitive et sacrée de l’amour, cette réalité du plus noble idéal qui s’atteste par une constance, un dévouement, une fusion de deux êtres que ne peut produire cette lutte sourde, cet égoïsme en réserve, qui, sous le nom menteur d’union libre, n’est que le pire des esclavages.
Non ! même au commencement, dans Indiana, dans Valentine, dans André, George Sand n’a voulu flétrir que les trafics et les abus qui s’abritent si souvent sous le titre forcé du mariage, n’a voulu poursuivre que les maris indignes aussi bien du sacrement religieux que de la consécration civile. Laissons le roman mal venu de Jacques comme une hallucination pernicieuse et pour le reste nous verrons que, par l’artifice des contrastes, les fictions de George Sand ont visé toujours à mettre en lumière, la beauté des alliances conseillées par l’amour et l’estime, confirmées par le dévouement, couronnées par la possession du bonheur et de la sérénité.
D’ailleurs tous les romans de la dernière partie dans l’œuvre de George Sand ne laissent aucun doute sur la pensée de ce maître. « L’amour dans le mariage »
, comme eût parlé M. Guizot, en son opuscule sur lady Russell, est pour elle le terme de la vie et la forme même de la perfection. On voit du reste cet idéal s’exprimer dans Mauprat et dans bien d’autres romans à la suite. C’est l’amour, volontaire dans son origine, légal dans ses conditions, assez profondément moral pour susciter par son énergie les œuvres de l’intelligence et du cœur. Naguère encore « Miette » dans la Tour de Percemont portait le suprême témoignage de cette théorie si honnête et si élevée. Or quel est un semblable idéal, sinon celui de Platon et de Pétrarque ; la passion en harmonie avec le devoir et cette harmonie créant la vertu ? Cette conception morale où le rôle initiateur est attribué d’ordinaire à la femme a par elle-même quelque chose de maternel, comme le génie de George Sand. Ô morte toujours ◀vivante▶, ô généreuse châtelaine de Nohant, ne sommes-nous pas tous les enfants de votre pensée, les fils de votre flamme ?
L’œuvre à laquelle président de si hautes destinées est à la fois morale et humaine. Humaine, elle l’est encore par le souffle de fraternité qui circule dans tous les romans de George Sand. « Rendez l’homme respectable à l’homme »
, cette grande maxime de Condorcet pourrait servir de devise à l’œuvre entière de George Sand. Depuis Shakespeare, ce génie qui ne dédaignait pas d’être compatissant, personne n’avait été si pitoyable, si tendre aux douleurs des hommes, à la faiblesse et à la misère des humbles et des petits. C’est par là, qu’à l’exemple de Hugo, de Michelet, de Quinet dans leur œuvre, George Sand a versé une âme évangélique dans tous ses romans, j’allais dire dans ses poèmes, comme un flot de sensibilité qui dérive tantôt d’Épictète et de Marc-Aurèle, tantôt du « Sermon sur la Montagne » et qui d’ailleurs devait naturellement jaillir de ce grand cœur de femme toujours blessé par la souffrance d’autrui.
Que cette « charité pour le genre humain », comme aurait dit Cicéron, ait entraîné Mme Sand à je ne sais quelles illusions socialistes, à quelques visions humanitaires, portées à une certaine intempérance, au milieu de sa longue carrière, nous n’en disconvenons pas. Il y a dans les romans de 1845 à 1851 des commencements d’idées babouvistes, réminiscences de Buonarotti, suggestions de Michel de Bourges, échos lointains d’Armand Barbès, que nous reléguons hors de notre jeune République comme autant de rêves décevants et dangereux. Mais qui donc oserait faire un crime à ce loyal esprit d’un excès de confiance dans la nature humaine ? De pareils excès n’appartiennent qu’aux grandes âmes ; ils ne sont pas à la portée des âmes médiocres, véritable rebut et fléau de notre temps. Visions, illusions, soit ; ceux qui n’ont jamais rien su voir sont bien à l’abri des « visions » et, quant aux illusions, ceux qui n’ont cru jamais à rien en sont préservés. Mais à quel prix ?
Ainsi les visées trop égalitaires d’Horace, du Compagnon du tour de France et du Meunier d’Angibault font encore honneur à George Sand. Elles témoignent contre son jugement à une certaine date, mais elles glorifient son cœur. Et quiconque a le cœur en partage est par là même bien supérieur au grand nombre de gens qu’aucune émotion n’a jamais fait vibrer. De quiconque a choisi le cœur aux dépens du reste on peut dire ce qu’a dit le Christ, raillé par tous les utilitaires de son temps :
Optimam partem elegit
.
Illusion ou pratique, la recherche du progrès social impliquait un mode qui pût réaliser ce progrès. En d’autres termes, réformes et république semblent inséparables. George Sand fut républicaine. Son républicanisme ne s’est pas préservé de quelques défaillances, mais il ne s’en est pas moins souvent porté et maintenu à une hauteur héroïque. Ce génie fut patriote, Nanon et Cadio sauront l’attester.
Ce n’est pas seulement la conception la plus pure du mariage, ni parfois la passion impétueuse, ni la fraternité débordante, ni la république en plein rayonnement, que Mme Sand a fait tenir dans le roman agrandi : c’est encore la nature visible et aussi le rêve d’une idylle éternelle entre les hommes, idylle de bonté, d’innocence et de justice.
Dans ce genre de roman jusque-là si étroit, si resserré, George Sand a précipité la description de la nature, une description poétique, attendrie et presque religieuse. Comme quelques grands maîtres à peine avant sa venue, elle n’a jamais séparé la nature de l’humanité ; car à tout moment elle fait sentir la présence de cette nature, spectatrice et compagne de nos destinées, et cet échange continuel qu’elle fait de ses parfums, de ses rayons, de sa-sève et de sa vie errante avec les mobiles impressions de notre cœur. La richesse des comparaisons n’est pas remarquable chez elle, mais les descriptions sont incomparables. L’âme des choses y vit sereine ou frémissante ; le secret des bois dont parle Tacite et le mystère des cimes y passent tout entiers. Tout y respire, tout se passionne, tout aime avec l’homme. Les lacs répondent aux plaintes de Sténio et de Lélia, les montagnes austères reçoivent le serment ineffable du marquis de Villemer et de Caroline de Saint-Geniès. Partout de la nature à l’homme vient et revient un courant universel de fraîcheur, de lumière, de sérénité, de consolation, et dans cette indissoluble harmonie de l’homme et de la nature contractée sous les auspices d’un art immortel on croit surprendre une voix qui répond aux paroles entendues par Plutarque : « Non, le grand Pan n’est pas mort. »
Il ne suffit point d’évoquer le paysage, il faut l’animer, et ce sera toujours la tendance des poètes de le peupler de figures idéales. Or, il y a un grand poète dans un romancier tel que George Sand. Ainsi dans ses romans rustiques elle a créé tout un monde d’églogue, une pastorale contemporaine. Ô scènes ineffaçables de la Mare au diable et des Maîtres sonneurs ! Inoubliables figures de la Fadette et du Champi ! Délicieuse création de Célie Merquem régissant avec sa houlette philanthropique une rude colonie de pêcheurs et soumettant la vertu populaire au dévouement armé par la science et la fortune, transfiguré par la jeunesse et la beauté. L’on dirait une fête de la fraternité au milieu de franches Thalysies, Théocrite invitant l’abbé de Saint-Pierre, Voyer d’Argenson reçu chez Virgile !
Rien ne restera plus sympathique, au milieu même des sérieux soucis dont l’avenir n’affranchira pas une nation virile, que ces repos et ces trêves de l’Idylle rajeunie. Quoi de plus naturel aux époques troublées que de se dérober par moments dans le secret des vallées idéales où tous les bruits du monde font silence, où l’on n’entend que des chants d’oiseaux ! C’est bien alors que la muse des pasteurs ouvre ses refuges d’ombre où la fatigue des sociétés va goûter les heures sereines de l’apaisement. Telles seront pour des fronts souvent fatigués, fiévreux de l’activité civique, les champêtres retraites, les bucoliques asiles que le roman de George Sand dispense à nos trop rares loisirs comme autant de bienfaits et d’enchantements.
Nous ne voulons point parler des qualités souveraines de forme et de style par où George Sand a encore créé le roman à son image. Ce serait presque un éloge banal. Nous n’énoncerons aussi qu’en passant l’incroyable variété de ses productions et ce mélange unique de l’incessante nouveauté et de la perfection identique. Mais insistons sur l’excellence morale qui dans l’ensemble de cette œuvre s’associe aux beautés du style pour rendre impérissable George Sand. Sur tous ses romans, les derniers surtout, semble planer une muse moderne, la muse de la Bonté. Vous figurez-vous la Bonté héroïque ? C’est ce qu’il y a de plus vénérable dans la vie, de plus admirable dans l’art. Voilà pourtant l’idéal que George Sand a su incarner à plusieurs reprises dans des types sincèrement bons et singulièrement héroïques. Telle au premier rang Edmée de Mauprat.
George Sand a dit d’une de ses héroïnes qu’elle alliait le courage de l’homme à la grâce de la femme. C’est définir son type préféré. Il y a chez les filles du romancier une virilité qui s’accuse par l’instruction acquise, le bon conseil, l’énergie dans le dévouement, l’action morale sur l’être aimé. Cela dépasse-t-il tellement les aptitudes de la femme ? Nous ne le croyons pas pour notre part.
La Bruyère n’a-t-il point dit : « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme est ce qu’il y a au monde d’un commerce plus délicieux. »
N’oublions pas non plus que ces héroïnes de George Sand ne cessent jamais d’être de vraies femmes. Car elles ont la gaîté, le rire innocent et limpide, et je ne sais quelle candeur qui s’accorde très bien avec leur fierté. Avant tout elles sont bonnes. George Sand, en les faisant telles, donne une grande leçon à ces modernes réalistes qui veulent transformer le roman en école de pessimisme. Elles sont bonnes comme dans la réalité tant de femmes aimantes, dévouées, exquises, dont quelques romanciers à peine daignent idéaliser les calmes figures.
George Sand ne regarde pas ce soin comme inférieur à son génie. C’est qu’elle sait la valeur suprême de la bonté et qu’elle se plaît à en illustrer le triomphe pour nous montrer qu’il n’est pas, selon son expression, de « beauté plus souveraine »
. Elle comprend et elle applique le mot de Platon, le mot d’encouragement et de lumière : « il est beau de rendre bon »
. En effet ses héroïnes autour d’elles répandent et propagent la bonté. Voilà le charme en même temps que l’enseignement de cette œuvre.
Mme Sand elle-même, en tant d’actes de sa vie pleine de services rendus et d’affective charité, dans l’expansion de son intelligence et de son cœur, fut bonne, admirablement bonne. Les poètes de sa Pléiade l’eussent volontiers surnommée « la bonne déesse » et ils n’auraient pas excédé la mesure dans cette formule d’apothéose.
Rappelons-nous donc surtout en concluant cette rare vertu de ce génie, ce don d’attendrissement qu’il a fait circuler en tant d’ouvrages. Ce fut un génie consolant. Parmi tant de talents atteints d’hypocondrie, George Sand s’obstine glorieusement à voir et à faire voir le meilleur de notre âme.
Ce spectacle n’est-il pas destiné à rendre à l’homme moderne cette confiance en soi-même qu’il perd de plus en plus et à encourager des élans vers l’amour, la liberté et l’héroïsme que les sceptiques s’évertuent à refouler et à réprimer ? Il faut apprendre à l’homme à croire en ses aptitudes morales et à se sentir né pour la grandeur et pour le bien. George Sand a rempli cette mission avec l’autorité du génie et, malgré les courants contraires, malgré les invitations à la prudente bassesse, elle a soutenu jusqu’au bout l’incomparable honneur de n’avoir jamais douté de l’avenir ni désespéré de l’idéal !
V.
Béranger
On vient d’élever une statue à Béranger un buste nous eût paru suffisant et c’est dans ces conditions plus modestes que nous faisons figurer son image dans notre galerie littéraire. Il nous semble qu’on a trop déprimé le chansonnier après l’avoir exalté démesurément. Nous voudrions rétablir les proportions et nous nous mettons à l’œuvre avec cet éclectisme impartial dont certains nous feront un grief et que nous estimons un des modes de la justice, une des formes de la probité. Que d’arrière-pensées cache le dénigrement exclusif ! Tel critique farouche qui ne pardonne pas leurs imperfections à Béranger, à Lamartine, à Musset, passera des énormités en faveur de la camaraderie. Et c’est ainsi que se pratique le plus souvent l’équité chez les aristarques de coterie.
Sans doute Béranger n’est point le « grand poète » dont la France s’est engouée, auquel Sainte-Beuve et Gustave Planche semblaient attribuer l’hégémonie poétique, et que traitaient en rival Lamartine et Victor Hugo, mais c’est bien un vrai poète, et l’un des premiers de notre siècle après les plus grands. Il est donc opportun aussi de le dire quand on le pense fermement.
Ce talent nous apparaît avant tout original, exempt de banalités, de lieux communs, de déclamations, étranger à l’emphase, au vague, à la monotonie, à l’ennui, ces péchés mortels de tant de rimeurs. Il porte la marque de la nouveauté tout en se rattachant à une moitié de notre tradition poétique, à la filiation gauloise qui n’a jamais disparu. Il arbore réellement à sa date le signe spécial de Paris où naquit Béranger. Lui-même en propres termes nous avoue qu’il eût choisi cette ville natale. Si la Touraine, l’Anjou, le Vendômois, de nos jours le Bourbonnais, ont donné les poètes de la grâce et des délices, si la Champagne a suscité l’exquise finesse de La Fontaine et de Racine, si la Normandie a procuré les artistes au contour sévère, à la sonore harmonie, si le Midi facile a fourni les mélodieux improvisateurs, Paris a vu naître les hérauts de l’esprit gaulois fait de verve enthousiaste et d’ironie frémissante. À Paris ont poussé, comme des fleurs entre les pavés, Rutebeuf, Villon, Boileau, Molière, Regnard, Voltaire, et de nos jours Béranger avant Musset et Coppée.
L’enfance de Béranger n’a pas contribué médiocrement à faire de lui un interprète des émotions humaines. Il subit la précocité du malheur, d’autre part il eut le spectacle orageux et grandiose de la Révolution française : sa raison se mûrit en même temps que son imagination s’échauffait. Chez lui la passion se révéla prompte et primesautière. Il y mit ensuite cette persévérance, ce calcul qui devaient être les caractères de son talent plus réfléchi que spontané, mais poétique, puisqu’il a toujours reposé sur l’alliance d’une inspiration sincère et d’un travail industrieux.
Après bien des essais qui furent comme des leçons d’escrime prosodique, Béranger se voua tout entier à la chanson. L’âme de la chanson, c’est le refrain qui sert à la fois de pause et de reprise d’élan. Car, depuis les « romances » primitives d’Audefroy, il a toujours rehaussé les poèmes de cette catégorie. Ainsi la ballade, si florissante aux xive et xve siècles, avec Froissart, Michault, Eustache Deschamps, Alain Chartier, Charles d’Orléans, n’est en réalité qu’une chanson soumise à un rythme invariable. C’est la forme la plus classique de la chanson. Mais cette combinaison rythmique, où de notre temps a excellé Théodore de Banville, est trop régulière pour que la chanson de nos pères ait pu s’y astreindre exclusivement. À partir du xvie siècle les chansons avec leurs refrains s’élancent sur tous les rythmes et dans tous les mètres. Elles jaillissent de l’esprit en fête des Gilles Durant et des Philippe Desportes. Elles accompagnent la satire Ménippée, elles harcèlent la puissance de Mazarin, elles mènent le carnaval de la Régence, elles sonnent les premières fanfares de la Révolution. Cependant la chanson n’avait point, comme d’autres genres, produit son expression définitive, donné ses fruits de génie. Béranger a fait pour elle ce que La Fontaine avait obtenu pour la fable. Il a résumé dans sa personne et dans son œuvre tout le travail des chansonniers antérieurs et il a élevé le genre sans viser à l’ennoblir.
La chanson du reste possède un grand avantage, c’est de se prêter à toute espèce de sujet. Elle peut à son gré passer de la fantaisie à l’héroïsme, de la gaîté gauloise à la douce mélancolie. Elle sait tour à tour fustiger les abus, évoquer les souvenirs, récompenser la gloire, consoler le malheur, enchanter les loisirs, récréer les soucis de l’existence. Le Romantisme d’ailleurs en supprimant la hiérarchie des genres, en autorisant le mélange des tons, a fini de donner à la chanson ses entrées dans la poésie. Béranger le comprit ; car il n’a cessé de traiter les novateurs en alliés et en amis.
Sa vocation une fois décidée, le poète a fait de tout temps des chansons. Les premières ne sont pas les moins bonnes. C’est de l’Empire que datent Ainsi soit-il, les Gueux, le roi d’Yvetot, le Sénateur, Roger Bontemps, la grande Orgie, le Voyage au pays de Cocagne. Béranger n’y perfectionnait pas seulement le faire de Panard et de Collé ; il l’agrandissait, il lui prêtait une ampleur inaccoutumée, surtout dans les strophes des Gaulois et des Francs :
Gai ! gai ! serrons nos rangs,EspéranceDe la FranceGai ! gai ! serrons nos rangs,En avant, Gaulois et Francs !
Déjà ces chansons dénotaient un soin tout particulier, une entente du style assez rare à cette époque. Le style de Béranger n’offre point la perfection qu’on lui a trop libéralement prêtée dans un temps où l’admiration des critiques était poussée à l’idolâtrie. Ce n’est pas assurément le style d’un poète souverain, d’un Victor Hugo, d’un Leconte de Lisle, d’un Alfred de Vigny, mais c’est encore un fort bon style, bien plus égal, plus achevé, plus harmonieux par exemple que celui de Brizeux ou d’Auguste Barbier. C’est le style d’un habile et docte ouvrier dans son art, et, si cette expression ne paraît pas inconséquente, d’un grand poète de second ordre.
Certes, ce style n’est pas dénué d’imperfections ; le tour reste quelquefois prosaïque l’inversion se produit trop fréquente ; l’excès des abstractions, la concision poussée jusqu’à l’obscurité, déparent de temps à autre une diction habituellement unie. Cependant le style de Béranger est le plus souvent sain et clair, il est franc avant tout, mérite rare en 1814 et notable à toute époque. Par ces qualités de franchise ce style vit encore et s’est assuré de vivre toujours. C’était une nouveauté singulière qu’une langue explicite, directe, à peu près exempte de ces périphrases qu’il ne faut pas absolument proscrire, mais dont la manie sévissait alors même chez les précurseurs qualifiés de l’école romantique.
Béranger avait du reste la conscience de l’importance de la forme ; il sentit promptement toute la valeur du style en poésie. Nous en avons le témoignage dans la biographie qu’il a tracée lui-même (p. 96) :
« Je fis les plus grands efforts pour perfectionner mon style. Je m’appris à couver longtemps une pensée, à en attendre l’éclosion pour la saisir du côté le plus favorable. Je me dis enfin que chaque sujet doit avoir sa grammaire, son dictionnaire et jusqu’à sa manière d’être rimé. Je ne rapporte ces détails que pour les gens qui pensent que, pour bien écrire, il suffit de laisser tomber au hasard des mots sur le papier et qui ne font cas ni de la réflexion ni des lectures préparatoires.
« Chaque sujet devait avoir sa grammaire, son dictionnaire et jusqu’à sa manière d’être rimé. »
On ne s’attendrait pas à trouver dans Béranger cette prescription minutieuse avec laquelle s’est rencontré Charles Nodier et dont l’exigence serait avouée par nos amis du Parnasse contemporain. Au fond cette théorie des « ciseleurs » n’est autre que la vieille doctrine classique. Il y a longtemps qu’avant Béranger, les romantiques et les parnassiens, Horace a déclaré l’art inséparable du génie et que Boileau s’est écrié du haut de sa chaire :
Sans le style en un mot l’auteur le plus divinEst toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Béranger, si justement soucieux du style, n’avait pas une moins légitime inquiétude de la rime. Tout jeune homme, fréquentant la ville de Péronne où son enfance s’était écoulée près d’une bonne tante, il pratiquait déjà la rime opulente à propos d’une corporation de tireurs d’arc offensée par un sien vaudeville :
Le corps de l’arc outragéÀ tirer sur moi s’apprête ;Vous sentez la peur que j’ai,Car je suis plus gros qu’un geai.
À la même époque, il écrivait cette stance à coup sûr bien moderne pour 1809 :
Jeunes, sommes-nous jamais las ?À tout vent l’âme est emportée ;L’espérance guide nos pasAux sons d’une flûte enchantée.
On dirait un quatrain des Chansons des Rues et des Bois.
Béranger fut donc l’un des premiers à rechercher plus que l’exactitude, c’est-à-dire la symétrie, la sonorité, la rareté même de la rime. Il a vérifié ce que l’on avait méconnu depuis le Racine des Plaideurs et le Boileau du Lutrin, à savoir que la rime contenait un élément de comique. En voici quelques exemples.
Il s’agit d’abord de la marotte, attribut de la folie :
Qu’un fat soit l’aigle des salons,Qu’un docteur sente l’ambre,Qu’un valet change ses galonsSans changer d’antichambre,Paris enclinAu trait malinGrâce à nous les ballotte.De main en mainJusqu’à demainPassons-nous la marotte.
Elle s’allie au tambourinDu dieu de la vendange,Quand pour guérir un noir chagrinCoule un vin sans mélange.Oui ! ses grelotsFont à grands flotsSaillir cet antidote.De main en mainJusqu’à demainPassons-nous la marotte.
Ce zèle de la consonance va jusqu’à la musique de la rime triplée dans l’Hiver, le roi d’Yvetot, la Mère aveugle, les Adieux à la gloire, et bien d’autres pièces encore. Même sonnerie que plus tard dans le Danube en colère de Victor Hugo, dans le Rodrigue après la bataille d’Émile Deschamps :
La France qui souffre en reposNe veut plus que mal à proposJ’ose en trompette ériger mes pipeaux.Adieu donc, pauvre gloire !Déshéritons l’histoire :Venez, amours, et versez-nous à boire.
En fait de rime Béranger devance donc nos plus savants artistes. Il établit des chansons sur des rimes exclusivement féminines ou masculines, comme l’a fait l’auteur des Odelettes. Il revient encore pour leur entrelacement à certaines libertés fort plausibles du xvie siècle, quand il se dispense de faire commencer la deuxième strophe par une masculine, si la première se conclut par une féminine.
Le rythme n’est pas un objet moins constant des préoccupations de Béranger. Le roi d’Yvetot prélude en ce genre par une svelte allure le Petit homme gris continue avec un mouvement de danse ; le Voyage au pays de Cocagne, la Grande Orgie poursuivent un branle lyrique :
Fi d’un honneurSuborneur !Enfin du vrai bonheurNous porterons les signes.Les rois boirontTout en rond ;Les lauriers servirontD’échalas à nos vignes…(La Grande Orgie).
Mon appétit s’ouvreEt mon œil découvreLes portes d’un LouvreEn tourte arrondi.J’y vois de gros gardesCuirassés de bardesPortant hallebardesDe sucre candi…(Voyage au pays de Cocagne)
Dans le second volume des Chansons courent des rythmes non moins agiles et non moins bien concertés même souplesse, même dextérité dans les Troubadours, le Petit homme rouge, la Restauration de la chanson, Colibri. Nous pourrions citer vingt autres pièces non moins adroitement rythmées, quelques-unes même sur des coupes de Peletier du Mans et de Pontus de Tyard. C’est de ces pièces que Sainte-Beuve a pu dire : on y sent le musa ales. Il y a donc un artiste dans Béranger, moins savant que ceux qui sont venus depuis, mais un véritable artiste de style et pour la rime et le rythme le premier en date. Il a été le précurseur pour le lyrisme comme Soumet pour le renouvellement de l’alexandrin.
Nous avons insisté sur ces qualités prosodiques. Les nouvelles générations y tiennent résolument et nous partageons leur avis sur ce point, ayant nous-même prêché d’exemple. Mais elles ne sont pas tout le poète il est encore d’autres dons, naturels ou bien acquis, à faire ressortir chez Béranger : d’abord l’esprit, la grande vertu française, qui sert la poésie et la rehausse, pourvu qu’il ne la domine pas. Cet esprit de Béranger est plutôt malin et narquois que vraiment gai ; trop de polémique s’y mêle pour que la gaîté jouisse de ses coudées franches et puisse lancer à plein carillon le rire étourdissant de Mascarille ou de Zerbinette. Mais l’esprit narquois et malin qui descend en droite ligne des auteurs de fabliaux et de jeux-partis, qui passe par Marot, Voiture et La Fontaine, embellit singulièrement la poésie. Le sourire du Faune n’est-il pas admis dans l’art auprès de la sérénité des grandes déesses ? Ceux qui médisent de l’esprit en vers s’inscrivent à la suite du Renard de la fable. Les plus grands poètes en ont à leur heure, et, si deux ou trois poètes d’ordre éminent jamais n’en ont déployé, c’est qu’ils le réservaient par une abstention dédaigneuse ou tout bonnement qu’ils n’en avaient pas à leur service. Les Ballades joyeuses de Banville n’ont pas empêché les Exilés ; les Chansons des rues et des bois n’ont rien enlevé aux Contemplations, et le Bouilhet des « Stances à M. Clogenson » et du « Poète aux étoiles » n’a point fait tort, que nous sachions, au Bouilhet des Fossiles et de la Colombe.
Ces chansons trahissent encore une grâce indispensable aux poètes et dont Béranger a le secret, une grâce facile, légère, qui fait penser à la désinvolture de la Parisienne. Rosette, la Petite Fée, les Oiseaux, les Étoiles qui filent, sont les meilleurs indices de cette grâce toute française comme l’esprit dont nous avons parlé. Charles d’Orléans n’eût-il pas envié ce refrain :
Les oiseaux que l’hiver exileReviendront avec le printemps.
Un des gentils poètes de Julie n’aurait-il pas jalousé ce crayon d’une fée ?
Dans une conque de saphirDe huit papillons attelée.Elle passait comme un zéphyrEt la terre était consolée.
N’est-ce pas encore un trait à la Charleval, à la Sénecé ?
Rosette n’avait qu’un miroirJe le croyais celui des Grâces.
La chanson de la Bonne vieille, sans valoir le sonnet de Ronsard, comporte encore bien des détails délicats. Ces détails abondent dans l’œuvre de Béranger. C’est par là que Sainte-Beuve encore a eu raison de le qualifier de poète charmant. On peut appliquer à sa muse ces deux vers d’une de ses chansons :
Elle a l’esprit d’un lutin,Le cœur d’une tourterelle.
Le mouvement, ce don si rare, que ne possèdent pas des poètes renommés, cette qualité superbe qui fait tant pardonner à certains excessifs, caractérise encore l’œuvre de Béranger. Certaines chansons vont en avant et à l’assaut comme les marches d’autrefois. Les Gueux se précipitent ainsi que le baile des Catalans. Le Salut à Désaugiers court enivré comme le bacchuber des Provençaux d’un élan irrésistible. C’est la farandole d’Avignon, c’est, comme aux jours de l’ancien Midi, l’impétueuse danse des épées !
Composer, savoir composer, nous représente une des qualités supérieures de l’écrivain. À combien de poètes, même célèbres, fait défaut cette faculté de disposition et d’ordonnancement, dont Musset et Lamartine ne se sont pas assez inquiétés, et qui trahit parfois notre Victor de Laprade ! Déranger au contraire est un de ceux de notre siècle qui ont le mieux gouverné leur pensée poétique et qui le plus habilement ont su la faire tenir dans des cadres proportionnés. Ce talent, cet art que de Vigny possédait au plus haut degré, que déploie à tout moment Coppée, se révèle dans presque toutes les odelettes du maître chansonnier. C’est ainsi qu’il a fait aussi de son œuvre,
La comédie aux cent actes divers.
Il a réellement fait passer, introduit, installé la comédie dans la chanson. Ce sont des personnages ◀vivants▶ comme les Sganarelles et les Dandins de Molière, ce roi d’Yvetot au sceptre léger, cette madame Grégoire, la commère des dits et des soties, ce Paillasse acrobate de la politique sautant pour tout le monde, ce Roger Bontemps qui vient en droite ligne des compagnons de liesse et de franches repues, cette marquise de Pretintaille, ce marquis de Carabas, hobereaux qui tranchent du maître et se croient en pays conquis. Figures ou figulines, tout ce monde du refrain a le relief, l’accent, la vie : tous appartiennent au musée des types, un musée qui n’est situé nulle part, mais qui réside partout dans la mémoire humaine.
Béranger, nous le voyons, a réuni presque tous les dons de l’écrivain artiste. Il lui a manqué seulement, et grave est cette indigence, la distinction suprême qui ne s’acquiert que dans l’intimité des modèles antiques. Avoir ignoré le latin et surtout le grec a créé les lacunes de son talent et de son œuvre. Il a pu quelque peu rejoindre Rome par l’hérédité gauloise, les affinités d’atavisme. Mais il ne fut jamais un vrai latin, et ceux qui l’ont rapproché d’Horace pour quelques rencontres n’ont prouvé qu’une chose, c’est qu’ils ne connaissaient Horace que fort superficiellement.
Quant à la Grèce, pas plus du reste que les premiers romantiques, Béranger n’en eut la notion précise, pas même l’entente, pas même le soupçon. C’est à tort qu’il s’est écrié :
Oui ! je suis grec, Pythagore a raison.
Jamais allégation ne fut plus erronée. Aussi démentirions-nous cette première strophe d’une belle pièce dédiée à Béranger par un de nos meilleurs poètes du jour, M. Armand Silvestre :
Salut, ô Béranger ! Par le temps respectéeTa gloire te survit et ne craint plus d’affrontCar la Muse immortelle a mêlé sur ton frontAux roses de Moschus les lauriers de Tyrtée.
Béranger n’a rien de Moschus et il ne s’appareille à Tyrtée que par les intentions7. Là s’arrête toute analogie. Cette réserve est nécessaire. Elle fait comprendre pourquoi nous ne mettons Béranger qu’au second rang, tout en lui accordant la place d’un vrai, d’un inoubliable poète.
Il nous reste à noter des mérites qui tiennent à l’homme même, une douce philosophie, une sensibilité de bon aloi, que nous retrouverions un peu partout, mais notamment dans l’Orage, ce joli motif sur une ronde d’enfants, ma Vocation, le Retour dans la patrie, le Dieu des bonnes gens dont le parfait écrivain M. Renan a fait fi trop hâtivement : car on ne saurait imaginer un dieu qui ne fût point paternel et qui ne sourît point aux bonnes gens, seuls conservateurs du genre humain. Le patriote enfin nous apparaît dans le poète, profondément ému par les malheurs de la France après avoir été l’enthousiaste témoin de ses triomphes. Ce patriote ne se déchaîne pas en vaine jactance, en ostentation déclamatoire. Que de simplicité mâle dans son ton, que de fierté, de dignité dans ses revendications ! Mon âme, les Enfants de la France, Brennus, le Vieux sergent, sont en ce genre des chefs-d’œuvre où patriotisme et poésie s’unissent dans une juste harmonie. Béranger ne cesse pas d’être artiste et poète et en même temps il fait découvrir en lui le consolateur unique, le seul vengeur de la patrie. Il proclame cette gloire que des désastres ne peuvent abolir, cet honneur que ne sauraient effacer les vicissitudes de la fortune. Il les atteste dans le symbole alors voilé de nos triomphes épiques, le « vieux drapeau », que ses vers ont relevé et fait flotter dans le ciel de l’Art plus haut que les tours et les clochers des villes.
Citoyen des plus fidèles à sa patrie, Béranger n’est pas moins imbu, comme tous les poètes d’alors, d’idées humanitaires aujourd’hui bien discréditées. Il rêve la fin des haines comme tous les grands esprits l’ont rêvée. Il fait appel à la Sainte Alliance des Peuples. En face des nations envieuses et traîtresses pouvons-nous prolonger ce beau songe ? Nous ne saurions l’admettre sans illusion et sans péril. Mais qui peut sonder l’immensité de l’avenir ? Si le vingtième siècle ne le réalise pas, le vingt et unième se chargera peut-être d’accomplir le rêve des meilleurs. Alors certaines poésies fraternelles, nécessairement laissées dans l’ombre, reparaîtront avec un rayonnement de prophétie, une splendeur de révélation.
À l’heure présente, la partie purement patriotique des Chansons de Béranger, est toujours de saison et ne nous paraît pas moins digne d’étude et d’admiration, que les autres parties où nous avons insisté. Nous tenions surtout à faire apprécier dans Béranger le poète original, supérieur par la variété de l’invention, la faculté de composer, le talent d’écrire, l’initiative de la rime sonore et du rythme souple, les aptitudes de l’artiste unies aux capacités du penseur, à saluer dans ce chansonnier souvent méconnu l’un des derniers représentants de la tradition gauloise et de l’esprit français, à le replacer sur son socle littéraire, au moment où l’on lui dédie un civique piédestal.
Il y a plus d’une façon de laisser une œuvre durable, un nom immortel. Tous les bons poètes ne sont pas uniformément divins et sublimes. L’Œdipe roi n’exclut pas les Odes anacréontiques, les élégies de Tibulle vivent à côté du poème de Virgile et la poésie charmante croît à l’ombre de l’épopée comme les fleurettes au pied du chêne. Ici même cette poésie souriante a son reflet de grandeur. Béranger n’est point le cygne de Dircé, se déployant comme Laprade ou Lamartine, avec une majestueuse envergure ; ce n’est pas davantage l’aigle érigeant son aire, comme Victor Hugo, sur les cimes les plus hautes et parmi les plus formidables escarpements ; ce n’est pas comme Leconte de Lisle
Le vaste oiseau tout plein d’une morne indolence,
le condor aux ailes démesurées qui s’enlève dans la nuit, ni le rossignol murmurant avec Musset la romance aux modulations passionnées, mais il a sa part de vol et de mélodie. Béranger, c’est l’alouette lançant vers le ciel matinal son aubade claire et joyeuse, l’alouette choisie pour emblème par la vieille Gaule, dont le chant est lumière, et qui semble, avec ses refrains d’aurore, dire aux sommeils de la liberté comme aux éclipses de la gloire : « Courage, espérance, réveil ! »
VI.
Sainte-Beuve.
Derniers documents sur sa vie et son œuvre et souvenirs personnels
Quinze ans nous séparent de la mort de Sainte-Beuve, et cet intervalle que Tacite estimait si notable n’a pas encore permis de l’apprécier dans la bonne mesure : à peine trouverions-nous une exception à signaler parmi tous ceux qui se sont spécialement occupés de ce maître si débattu. Parmi tant d’écrits, une seule étude nous semble exempte de préventions, celle de M. Jules Levallois. En effet, M. Othenin d’Haussonville, malgré la justesse de quelques-unes de ses réserves, nous paraît animé d’une malveillance préconçue à l’égard du critique des Lundis ; tout au rebours M. Jules Troubat serait aisément suspect d’indulgence amicale. Son travail, si intéressant d’ailleurs, trahit, sinon le panégyrique, au moins l’apologie continue. Il a fait du reste son devoir d’ami fidèle et de compagnon quotidien en soutenant Sainte-Beuve avec cette insistance. Son office n’était pas de dire sur tous les points la vérité, l’âpre vérité : il suffit que son indépendance et sa probité l’aient préservé de la flatterie et de l’exagération. Son livre qui va nous aider à fixer quelques traits, de cette remarquable figure, est surtout anecdotique et biographique. Le livre de M. Levallois, non moins utile, s’attache plutôt à faire connaître en Sainte-Beuve toutes les évolutions du penseur et de l’écrivain : il nous parle aussi de l’homme privé, et ces appréciations sur ce chapitre fortifient les renseignements fournis par M. Jules Troubat.
C’est à ce dernier secrétaire de Sainte-Beuve que nous devons, en tête de son ouvrage, le fragment d’autobiographie rédigé par Sainte-Beuve lui-même. Ses premières années d’enfance à Boulogne, ses classes à Paris, semées de palmes universitaires, ses études scientifiques à l’Athénée, ses relations touchantes avec les maîtres qui s’honoraient d’un tel élève, ses débuts simultanés au Globe et à l’École de Médecine, repassent devant notre esprit. Le voilà tour à tour critique initiateur ressuscitant la poésie française du xvie siècle, puis néophyte de l’école romantique, auteur de Joseph Delorme, républicain avec Pierre Leroux et Carrel, saint-simonien, assidu collaborateur de la Revue des Deux Mondes, professeur en Suisse, académicien, successeur de Tissot au collège de France, maître de conférences à l’École Normale, avant tout causeur du Lundi, et, au moment où il écrivait cette biographie, sénateur ressaisi d’un libéralisme tardif et reprenant en quelque manière la tradition des idéologues du premier Empire dans une identique assemblée.
Ce morceau curieux est suivi par un ensemble de détails fort significatifs, Sainte-Beuve chez lui, qui nous montrent l’écrivain entre ses visiteurs habituels, Loudière, docte ami d’enfance, Rochebilière, érudit, Pantasidés, professeur de grec, Mme Colet et Blanchecotte, M. Garsonnet, Charles Potier le comédien. On apprend à connaître un Sainte-Beuve très simple dans l’intimité, de vie bourgeoise, fréquentant et assistant volontiers aisément ses voisins et se plaisant à aller au spectacle le dimanche comme un honnête artisan. Des lettres de jeunesse viennent ensuite elles révèlent un grand fonds de courage, d’enthousiasme juvénile : tant on y voit la pauvreté librement et lestement supportée. L’amour du bien-être ne dominait pas encore des générations énervées par le penchant à la vie facile. Et quelle ferveur d’admiration chez Sainte-Beuve pour les orateurs, pour les poètes ! Comme il est ravi par la magique éloquence de Cousin, par la brillante élégance de Villemain ! comme il se donne à Victor Hugo ! Mais en revanche il malmène Delavigne dont il traite le talent de « romantique à l’écorce »
. Il se réjouit d’entrer à la Revue de Paris et d’être payé 200 francs la feuille. Une fortune pour le temps ! Aujourd’hui le moindre « reporter » dédaignerait cette somme. En 1840 d’ailleurs Sainte-Beuve vivait encore dans la médiocrité, à l’hôtel garni, dans la cour du Commerce, ainsi qu’un simple étudiant. M. Troubat a longuement appuyé sur les qualités de Sainte-Beuve. Il en est que l’on ne saurait méconnaître et qu’il nous a été donné de vérifier dans nos relations avec notre maître en poésie, notre ancien professeur à l’école normale. On peut louer à bon droit chez lui la bienfaisance inépuisable, la bonté native à l’endroit des humbles et des pauvres gens, la sympathie instinctive pour les gens honnêtes et modestes. Dans la quatrième partie de son livre : « L’homme privé », M. Levallois confirme cette appréciation. Il nous dit avec sa clairvoyance accoutumée combien, sans flatteries dangereuses et banales assurances, Sainte-Beuve était « accueillant pour les plus inconnus, les plus obscurs »
. Attentif à tous les travaux des chercheurs laborieux, « il les félicitait, il les aiguillonnait »
. Ses Nouveaux lundis ont aidé grandement à forcer la réputation des hommes jeunes d’une rare valeur. Il a été le premier à saluer l’avènement de Flaubert ; il a sans hésitation attribué son rang à Sully-Prudhomme, il avait les yeux fixés sur les débuts de Jules Claretie, d’Alphonse Daudet, d’André Theuriet, de François Coppée. De combien d’autres moins méritants a-t-il été le parrain littéraire et combien peu l’ont publiquement reconnu ! C’est chose lamentable dans le monde des lettres que de surprendre à tout moment l’orgueil sous les formes les plus diverses, véritable Protée qui trop souvent affecte les allures d’une hautaine ingratitude. Il est peu d’écrivains qui n’aient dû à Sainte-Beuve les prémisses de leur renommée ; à peine dix d’entre eux lui ont-ils payé leur tribut de reconnaissance. Ah ! l’on oublie trop aisément que la vie n’est qu’un enchaînement de circonstances, et que, si la chaîne est dorée, on est bien redevable à celui qui en a forgé le premier anneau.
Nos propres souvenirs concordent tellement avec ceux des anciens secrétaires de Sainte-Beuve que nous avons cru de notre devoir d’apporter un témoignage impartial. Nous tenons à dire aussi que le critique avec ses ressentiments parfois acerbes n’en aimait pas moins à obliger sans apparat et sans phrases. Plusieurs fois nous avons été témoin de l’empressement qu’il déployait quand on lui parlait d’un service à rendre, d’une misère à soulager. Sa figure s’animait, sa parole devenait prompte et son geste extrêmement vif. Il avait hâte de faire le bien en philosophe, c’est-à-dire avec discernement et simplicité. Certes, on ne l’eût pas enrôlé sous les bannières de la charité fastueuse, stérile, inconsciente. Mais il pratiquait cette charité moins facile qui va droit au vrai malheur. On ne peut s’imaginer à quel point Sainte-Beuve manifestait une sympathie efficace pour les vertus modestes et infortunées, pour les fonctionnaires injustement disgraciés, pour les savants dans l’embarras, pour les familles privées de leur appui. Nous l’avons vu s’indigner avec un courroux éloquent au sujet d’un professeur brutalement exclu du collège ecclésiastique auquel il s’était dévoué depuis dix ans. Ce professeur trouvait chez Sainte-Beuve tout le zèle d’un ami, et pourtant cette victime de l’ingratitude, fervent catholique, n’aurait pas fait un pas en avant vers le « diocèse » de son bienfaiteur.
C’était donc pour un adversaire de ses opinions que Sainte-Beuve déployait tant de zèle charitable et de passion amicale. Ce fait et d’autres encore qui sont venus à notre connaissance, des conversations où l’on entendait le défenseur de Littré rendre hommage aux vertus comme aux talents des hommes les plus attachés au protestantisme orthodoxe ou au catholicisme libéral, attestaient une rare tolérance, et la tolérance est encore une des formes de la bonté. Voici quelques lignes bien significatives, empruntées à une lettre de Mme Desbordes-Valmore : « Je voudrais pouvoir vous raconter tout ce que je sais de vrai, d’honorable et de touchant sur ce cœur-là qui se cache sous tant d’esprit… je ne crois pas qu’on oblige mieux que lui ni qu’on l’oublie plus noblement…. J’ai vingt lettres de bénédictions de malheureux que je lui ai fait secourir dans leur liberté compromise, rendue par lui à force de courir et de prier, et puis donnant, donnant toujours. »
Cependant la vie de Sainte-Beuve n’est pas exempte de fautes, d’égarements, d’erreurs répréhensibles, de manquements envers certaines amitiés. Une fois de plus le contraste de ses défauts réels et de ses qualités authentiques doit déconcerter d’orgueil humain et nous faire sentir le peu que nous sommes par l’imperfection de ceux qui nous devraient donner un exemple constant. Il est bien difficile d’ailleurs de pénétrer dans tous les arcanes de la vie privée et de se rendre compte de certains litiges que l’avenir seul démêlera. Quant aux polémiques littéraires de Sainte-Beuve, nous ne leur reprocherions pas leur intermittente vivacité. La riposte, les représailles sont de droit pour la critique. Pourquoi faut-il que ses coups aient porté parfois à faux, atteint les plus dignes et de meilleurs que lui. Par contre nous ne lui ferons pas un grief des sévérités de bon aloi. C’était remplir un devoir d’homme de goût que de détester ainsi l’affectation et le charlatanisme. Cette horreur il l’a manifestée quelquefois aux dépens d’hommes d’un talent réel. Mais pourquoi ces écrivains s’exposaient-ils aux malices vengeresses d’un bon sens justement offensé ?
De même pour ce scepticisme dont on lui a fait un reproche et que nous ne prétendons point excuser. Il faudrait ajouter pourtant que ce scepticisme sui generis n’avait rien de la cruauté familière à Swift ou à La Rochefoucauld, qu’il tenait plutôt de la compassion un peu railleuse que suggéraient à Horace ou à Montaigne les sottises de la pauvre humanité. Un pareil scepticisme est encore, un des modes de la pitié. Au reste ce doute ironique, promené sur tous les sommets de ce monde, s’arrêtait à la vertu simple et pour ainsi dire anonyme. Celui qui se défiait de toutes les saintetés d’ostentation qui remplissent l’histoire redevenait confiant comme un adolescent devant une humble veuve ou un pauvre érudit. Il savait distinguer la vertu dans la vie privée, il savait également la reconnaître dans la vie des peuples. Rappelons-nous l’histoire de Port-Royal.
Peut-être devons-nous introduire ici l’une des réserves que Sainte-Beuve suscite dans notre esprit. Ayant perdu la foi aux hommes, ce qui peut parfaitement se justifier, Sainte-Beuve avait en même temps perdu la foi aux idées. Séparons-nous de lui sur ce point autant qu’il est juste de séparer les idées des hommes. Idées, divines Idées, vous êtes telles que Platon vous a vues, menant des chœurs éternels au-dessus des tumultes humains, vierges de nos ambitions et de nos passions, pures et sublimes. Seuls en usurpant votre nom qu’ils profanent, seuls les hommes sont coupables. Idées, vous êtes éternellement innocentes. C’est à mon sentiment la vraie lacune de l’intelligence de Sainte-Beuve que de n’avoir pas attaché son amour à quelques-unes de ces Idées impérissables dont la contemplation repose et rassérène.
En dehors de cette réserve et d’autres encore que nous pourrions stipuler sur les variations politiques, philosophiques et religieuses de Sainte-Beuve, trop fréquentes pour ne pas indisposer les esprits affermis dans leurs convictions, nous avons vu qu’il y avait beaucoup à louer et même à imiter dans sa conduite de philanthrope et de zélateur des nouveaux écrivains. D’autre part on ne saurait trop rendre justice au multiple talent de l’historien littéraire, du critique si compréhensif, du romancier délicat, du poète parfois exquis. Nous n’avons pas le loisir d’insister ici sur son œuvre, mais nous aimons encore à recommander, pour la faire bien comprendre, le livre de M. Jules Levallois. Le premier il a jugé vraiment l’écrivain avec étendue et profondeur ; car le premier il a étudié les procédés littéraires de Sainte-Beuve sur lequel tant d’études superficielles avaient été tracées. Quand on a lu ces pages méditées, l’on prend en pitié le rapide travail de Gustave Planche sur le même sujet et l’improvisation de Lamartine, dans ses Entretiens et tant d’autres essais de même fabrique. Voilà tout au contraire la véritable analyse d’une œuvre et d’un talent, l’analyse patiente, sagace, complète.
M. Levallois a surtout apprécié le poète avec autant de finesse que de nouveauté. Pour lui comme pour nous, Sainte-Beuve n’est pas assez haut placé parmi les chanteurs de ce siècle : pour lui comme pour nous, Joseph Delorme reste la principale et plus remarquable œuvre poétique du maître. Les Consolations, malgré tous les beaux vers qui les parsèment, ne sont à côté qu’un livre de transition dont le succès général ne prouve pas son excellence ; car, pour être accepté sans conteste par la société mondaine et bourgeoise, il faut sacrifier singulièrement de son originalité, sinon de ses convictions de toute sorte.
Joseph Delorme demeure une œuvre personnelle et hardie ; les Consolations, malgré la portion d’individualité qui s’y trouve, malgré le talent qui n’y manque pas, nous semblent une œuvre de parti-pris. Corriger l’effet d’un scandale, atténuer par les teintes grises une couleur trop crue, telle est par trop visiblement l’intention de l’auteur. Les Consolations du reste à leur date ont pleinement réussi, beaucoup plus que ne le croit M. Levallois, même dans le monde romantique. Sur ce chef il est mal informé. Pour le grand public elles n’ont fait que porter plus haut Sainte-Beuve. C’est l’insuccès des Pensées d’août qui a tout englouti, tout noyé. Les sonnets et notes d’Amaury, recueil d’une exécution si raffinée, n’ont pu remédier à cette chute des Pensées d’août. Et maintenant Sainte-Beuve n’est guère estimé comme poète que des seuls lettrés de profession. C’est une injustice criante.
Les vrais connaisseurs ne s’y sont jamais trompés. De Gautier à Baudelaire, de Banville à Saint-Victor, ceux qui savent juger ont reconnu en Sainte-Beuve non seulement un artiste d’une rare curiosité, mais un inventeur en poésie, un grand novateur. Ces élégies de Joseph Delorme, qu’on ne lit plus assez, ont tout simplement en France, auprès de la poésie héroïque des âges anciens ou des générations nouvelles, créé la poésie de la vie réelle que les Lakistes avaient établie en Angleterre. Le premier Sainte-Beuve demanda l’inspiration et l’émotion à des scènes et à des incidents de la vie bourgeoise, populaire, domestique. Le premier il donna droit de cité dans l’art aux humbles et aux ignorés. Tentative des plus neuves et des plus hardies, audace de précurseur que les romantiques avaient bien comprise, mais que depuis on a trop perdue de vue et de souvenir. Disons-nous que sans Joseph Delorme et son initiative, ni les Intérieurs qui suivent Albertus, ni Marie, ni les Fleurs du mal, ni plus près de nous les tableaux familiers d’Armand Renaud, d’Eugène Manuel, de François Coppée, ne se seraient produits peut-être dans notre pays trop exclusivement amoureux de la pompe, de la rhétorique en fait de poésie comme pour tout le reste. Sainte-Beuve rompit l’étiquette et fit acte de révolutionnaire en littérature après lui plus de sujets roturiers. Les maîtres des cérémonies de l’ancien régime poétique ont pu lui dire, tout comme le chambellan au ministre patriote Roland : « Eh quoi, monsieur, pas de boucles aux souliers de votre Muse ? » Pas de boucles, oui vraiment, et voilà pourquoi la muse de Joseph Delorme court d’un pied agile, non pas aux cimes du Parnasse, mais par les allées, sur les quais, dans les vieux faubourgs, pour la première fois visités par l’Idéal. Car il ne faut pas méconnaître l’idéalisme profond de cette poésie et la science de la forme qui relève les sujets adoptés par Sainte-Beuve. Nous n’avons affaire ici ni au réalisme vulgaire ni surtout au naturalisme brutal. La franchise s’allie à la distinction dans la langue excellente de Joseph Delorme. Nous aimons encore ce livre pour l’évidente sincérité du fond. La mélancolie était alors répandue comme une contagion. Cette contagion a fait trêve, mais le mal n’a pas cessé de se désigner des victimes, et ces victimes retrouveront leur malaise dans ces pages dépositaires des plus douloureuses émotions. Nous croyons qu’il y aura toujours des âmes mélancoliques et qu’à ces âmes s’adresse et répond directement la plainte du pauvre étudiant qui ri’est autre que Sainte-Beuve sous un pseudonyme.
On a pu se demander comment Sainte-Beuve était devenu critique et seulement critique de poètes en vue et en pleine lutte. La cause de la poésie romantique à gagner a fait de Sainte-Beuve un critique de combat ; la cause gagnée, il est devenu critique de profession mais de vocation aussi ; car le critique était en germe dans ses poèmes de réflexion et d’analyse. Comment le même Sainte-Beuve se sépara-t-il des Romantiques, ses frères d’armes ? Les excès des disciples contribuèrent à l’éloigner et d’autres divergences qu’il ne nous appartient pas de scruter. De toute façon on peut se déclarer indépendant sans se montrer hostile. Sainte-Beuve ne l’a pas assez compris. Il nous semble qu’en se donnant au monde officiel vers 1837 il a beaucoup aliéné de sa liberté. Ses derniers Portraits contemporains trahissent tant de gêne et d’embarras que, pour parler des poètes uniquement, ses Nouveaux lundis viennent contredire tous ses jugements de cette époque.
La dépendance, de quelque nature que ce soit, est mauvaise aux critiques. Combien ont perdu leur autorité par leurs attaches de coterie ! Ce n’est qu’en s’affranchissant que Sainte-Beuve a trouvé ses meilleurs jugements, les plus sincères, les plus décisifs. Que de fois ses relations l’ont-elles entravé ! Que d’études faussées de 1850 à 1857 par sa connivence avec la politique impériale ! Quelques-unes de ces causeries du Constitutionnel ne sauraient être appréciées avec trop de sévérité ; car elles s’attaquaient à des vaincus, royalistes ou républicains, mis également dans l’impossibilité de se défendre, à des vaincus tels que M. Thiers, M. Villemain, M. Duvergier de Hauranne, M. de Rémusat. L’article des Regrets est une des mauvaises actions que la plume ait commises. Sur le tard Sainte-Beuve a su faire oublier cette désastreuse campagne du Constitutionnel où il juge Condorcet comme aurait pu le faire Martinville ou Richer-Serisy. Il a, vers la fin de sa vie, parlé au Sénat du second Empire, écrit au Temps en homme libre, en homme courageux. Il paya sa collaboration au journal de MM. Nefftzer et Schérer par la perte de l’assiduité qui lui était la plus chère. Il y a parfois de l’héroïsme à sacrifier une précieuse amitié. À vrai dire Sainte-Beuve s’est trompé avec une partie de la Société française ; il a pu être indisposé contre les institutions parlementaires par les fautes des uns et des autres, mais mieux eût valu pour son honneur qu’il ne fût pas dans un trop grand nombre de ses Causeries instrument de règne et « muse d’État ».
Pour nous résumer, Sainte-Beuve a été l’un des hommes supérieurs de notre temps et nous lui devions une place dans notre galerie. Muni d’une érudition aussi flexible que profonde, d’un sens littéraire des plus fins, il a su, après s’être prouvé novateur en poésie, se montrer inventeur en critique et en histoire littéraire. Juge du passé, selon nous, il reste sans égal ; juge du présent, il risque de perdre beaucoup par les passions personnelles ou politiques qui se sont mêlées à ses enquêtes contemporaines. Homme bienfaisant dans sa vie privée, vif dans ses ressentiments, mais plus d’une fois généreux et capable d’affections tenaces, il se fût élevé plus haut dans la sphère morale, s’il eût déployé plus tôt la vaillance des opinions. Trop de coquetteries avec les jansénistes, les protestants, les néo-catholiques, ont longtemps dissimulé ce qui resta le fonds même de son être, l’attachement à la tradition de l’Encyclopédie. Le courage de ses doctrines ne lui vint que dans sa dernière saison à la tribune du Sénat, et ce courage l’honore plus sûrement que des compromis de langage et des concessions mensongères. Personnellement nous tenons à gloire d’être spiritualiste, comme les grands déistes du xviiie siècle et de la Révolution, mais nous aimons mieux Sainte-Beuve s’avouant disciple de Boulanger et de Dupuis et le déclarant avec netteté qu’un habile dilettante rusant avec toutes les opinions. Incrédules ou croyants, positivistes ou métaphysiciens, orthodoxes ou libres-penseurs, seuls les hommes convaincus et loyaux sont dignes de servir d’exemple. Sainte-Beuve ne saurait prétendre à cet honneur dans l’ordre des idées morales ; il y faut une vie entière ; mais, outre les qualités que nous avons revendiquées pour son caractère, on ne peut récuser sa sincérité dans les premières et dernières années de son existence. Nous n’avons pas besoin de dire combien nous sommes contraire à son école philosophique, mais cette franchise suprême nous rallie à sa mémoire. Dans l’ordre intellectuel l’auteur des Lundis demeure du reste un guide incontestable. S’il est encore un temple du Goût tel que le rêvait Voltaire, nécessairement élargi, mais toujours inaccessible aux profanes, Sainte-Beuve doit nous apparaître sur le seuil non loin de Huet et de La Bruyère, entre André Chénier et Joubert.
VII.
Michelet.
Œuvres posthumes
Naguère, en relisant les ouvrages de Michelet publiés depuis la mort de ce maître, il nous semblait, dans un des recoins de notre mémoire, entendre cet hémistiche isolé d’une des cent tragédies grecques à jamais perdues et comme dissoutes dans une poussière de marbre brisé : « Les morts vivent. »
Cette mystérieuse parole ne saurait mieux trouver son application que dans la vitalité spéciale de la nature et du talent de Jules Michelet. Une telle chaleur d’âme abonde encore dans les dernières pages recueillies, un tel sentiment des besoins, des luttes, des aspirations du temps présent, y palpite que maintes fois nous ne pouvons croire à l’irrémédiable absence de cet homme toujours si ◀vivant▶ dans ses moindres créations. Par moments nous pensons le revoir ; nous nous attendons à le rencontrer, plein de verve et d’éloquence soudaine, essayant ses idées sur son interlocuteur, improvisant ses chapitres, causant ses livres. Remarquez que nul de nos grands morts ne suggérerait pareille illusion. Qui songerait, en effet, à chercher sur nos places ou nos boulevards Chateaubriand, Musset, Alfred de Vigny, Lamartine ! Tous sont immortels sans doute, mais aucun d’eux ne se présenterait à nous comme un contemporain. Car un monde d’idées et de faits nous sépare de leur action. Seul parmi les génies disparus, Michelet pourrait revendiquer ce privilège. Tous les ouvrages extraits de ses portefeuilles et successivement mis au jour par une veuve qui fut la plus précieuse des collaboratrices laissent à leur auteur un caractère d’ingérence efficace et de présence réelle dans le mouvement de notre société. Il n’est pas un de ces livres qui ne réponde à l’une des nécessités ou pour le moins des préoccupations du moment : on dirait des arbres plantés dans une sépulture et poussant à leur sortie les jets les plus sveltes et la végétation la plus robuste. En effet quoi de plus imprégné d’actualité, de plus marqué d’utilité quotidienne, qu’une Histoire du xixe
siècle, une galerie des soldats de la Révolution, un cours d’enseignement supérieur, et enfin un rêve d’harmonie sociale, le Banquet ? — Nous avons eu l’occasion de retrouver dans ces publications d’outre-tombe Michelet sous ses trois principaux aspects : l’historien ; le professeur ; le poète.
I
C’était une heureuse idée que d’aborder résolument le xixe siècle. Le titre faisait espérer beaucoup, et le premier de ces trois volumes justifie seulement cette attente : ce n’en est pas moins dans l’ensemble un livre neuf et surtout véridique. Quant au génie de l’auteur, il n’a connu ni la faiblesse, ni l’épuisement. Jusqu’à la dernière heure Michelet a gardé l’ineffaçable jeunesse ; il eût pu, comme le prince d’Illyrie dans Shakespeare, prendre à témoin les roses du printemps. Résumons, d’après les grandes lignes, cette œuvre spacieuse qui, partant du Neuf Thermidor, ne s’arrête qu’à Waterloo.
L’avant-propos établit pour la première fois plusieurs faits qui marquent bien le déclin d’un siècle et la venue d’un autre âge : l’avènement de l’industrie avec ses agglomérations et casernements ; la naissance du socialisme dans l’ombre ; le goût violent de la nouveauté qui ravira la nation dans toutes les aventures de la conquête. Le premier livre contient ces deux parties distinctes : fin de la Convention, exorde de la fortune napoléonienne. La période thermidorienne est trop connue sous un certain côté pour que nous insistions avec Michelet sur ces représailles passionnées. Contentons-nous de dire qu’il s’en dégage, comme des violences qui les ont provoquées, cette salutaire, cette constante leçon : les divisions d’un parti ne peuvent aboutir qu’à sa destruction graduelle au profit de ses adversaires. Autrement, comment expliquer l’éclipse des traditions républicaines sous le premier Empire ? Comment comprendre que, jusque vers 1832, le peuple français eût oublié le nom même de la République ? que ce nom magique n’eût suscité ni les résistances de 1815, ni les complots de la Restauration ? Autant de questions dont Michelet s’est inquiété le premier. Notre parti, qui avait au début fait corps avec la nation, s’était lui-même anéanti par coupes réglées ou éliminations alternatives. Or les idées ne vivent pas à l’état d’abstraction : il leur faut des soldats, et, pour diriger ces soldats, une élite d’hommes de pensée et d’action.
Ce qu’il y a de vraiment nouveau dans ce volume, d’inconnu pour les lecteurs, c’est la justice rendue pour la première fois à l’intensité laborieuse, à la fécondité créatrice de cette période thermidorienne. C’était l’heure de nos plus grands succès militaires, de nos plus belles fondations civiles. Les merveilles sortaient du sol, et l’on croyait alors à la République immortelle car, en dépit des erreurs et des fautes humaines, malgré les meilleurs qui manquaient, peu s’en fallut, sous le Directoire, que la République ne fût à jamais fondée. Tout semblait compromis à certains moments, mais rien ne fut détruit que par l’intervention d’un seul homme. Aucun autre n’eût pu profiter des causes éparses d’affaiblissement ou de désaffection.
Cet homme, Michelet le définit et le juge à sa manière, avec moins de parti pris que Lanfrey, mais pas encore avec une impartialité suffisante ; car il déprime trop son génie militaire, inséparable de la gloire française. Sur ce point notre glorieux maître Victor Hugo n’admettrait pas de restrictions, et nous nous rangeons à son autorité décisive. Mais à combien d’autres titres Bonaparte ne doit-il pas être jugé avec une clairvoyance sévère ! Longtemps on en fit un dieu, et, républicains ou libéraux, nos pères ont presque tous une part de responsabilité dans cette fatale apothéose. Aussi ne nous déplaît-il pas de voir Michelet jeter une instructive clarté sur les origines de Bonaparte, et nous faire connaître en lui le partisan versatile, maratiste d’occasion, robespierriste par calcul, thermidorien au besoin, lancé par un mariage équivoque, patronné dans la grande guerre par le monde des fournisseurs, fait à tout, prêt à tout. Ce Bonaparte, Michelet nous le montre commençant par ne rien comprendre à l’Italie qu’il ne délivre que pour l’asservir, et devant ainsi successivement convertir les sympathies des peuples étrangers en haines inexpiables, préparer Leipsig et Waterloo, au lendemain du jour où, comme dit la chanson aux ailes d’ode.
Les nations, reines par nos conquêtes,Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
À l’intérieur il n’est plus qu’un avis sur l’illégalité du Dix-Huit brumaire ; mais Michelet achève de nous révéler les secrets de cette désastreuse journée qui pour beaucoup fut une journée des Dupes. Cependant on ne peut assimiler cet attentat à celui du Deux Décembre ; il n’y eut point de guet-apens et d’écrasement pareil, ni surtout de protestations indignées, de révoltes de la conscience. Par de récents exemples autant que par une tradition séculaire, notre pays était façonné à tous les coups de force et à tous les coups d’État : les Trente-et-un Mai préparent les Dix-Huit brumaire. La chose est peu flatteuse pour l’amour-propre national, mais Michelet ne peut dissimuler la connivence de la population civile. En 1799, les armées, et cela sans Bonaparte eût pu suffire, étaient encore pleines de sève républicaine ; la bourgeoisie, le peuple principalement, semblaient découragés ou plutôt déconcertés par une suite de fautes dont la répétition, dans le cours de l’histoire, a toujours produit les mêmes défaillances : faiblesse et népotisme des gouvernants, divisions précédemment indiquées, menaces impunies des conspirateurs à ciel ouvert, royalistes ou bien ultra-révolutionnaires. À ce propos le récit de Michelet contient des épisodes piquants et dont on peut tirer profit. Il est curieux pour l’observateur de voir, au lendemain du coup d’État, se rallier des exclusifs tels que Lamarque et tant d’autres qui flétrissaient la constitution de l’an III comme trop modérée et qui, si le nom avait été inventé, auraient taxé le Directoire d’« opportunisme ». Les mêmes hommes ont rempli le Sénat et les préfectures de Napoléon. Que « d’intransigeants » de la veille appelés à devenir comtes et barons de l’Empire, et quelle leçon à l’adresse des exagérés de tous les temps !
Le deuxième volume a été consacré à la première campagne d’Italie, à la féerie militaire d’Égypte, à la politique intérieure. Le troisième, trop succinct, comprend le Consulat et l’Empire. Sous le nom de Consulat, sous l’étiquette de la République, sévit déjà le despotisme. À certains retours vers le passé comme à d’éclatants dénis de justice, on croirait lire le nom d’un César quelconque dans l’Histoire Auguste. Au dehors nous suivons l’odyssée de Napoléon, accélérée par les plus étonnantes victoires, mais trop fréquemment entravée et finalement interrompue par les fautes les plus pesantes jusqu’à la chute définitive, inévitable. Ici une vue nouvelle est suggérée par Michelet : il nous prouve jusqu’à l’évidence combien Bonaparte ménageait les rois après leurs écrasantes défaites, ces rois qui, sous ses pieds, se redressaient comme les têtes de l’hydre sous la massue d’Héraklès. En revanche l’historien ne découvre aucun souci de la France chez le conquérant aveugle qui, devant le désastre de Russie, n’a pas même les larmes d’un Xerxès et qui, tour à tour, à Dresde, à Châtillon, refuse avec la paix l’intégrité de notre territoire sacrifiée à son implacable orgueil, Mais voici que, plus imprévoyants encore et franchement odieux, les souverains de l’Europe infligent au vaincu le lointain supplice de Saint-Hélène et trompent les générations en donnant à César la destinée suprême de Prométhée. Cette captivité deviendra la principale excuse de Bonaparte et la raison plausible d’une légende présentement abolie. Être terrassé et enchaîné par des êtres subalternes, quelle revanche du sort ! Dans la hiérarchie morale la sottise méchante est de beaucoup inférieure au génie égaré.
Les lacunes se décèlent en grand nombre dans ce volume. Ainsi la réorganisation administrative de la France n’est qu’à peine énoncée. Rien des discussions du Code civil, de l’opposition du Tribunat, de la résistance plus marquée qu’on ne croit des sénateurs idéologues ; quelques lignes tout au plus sur la conjuration de Malet ; rien au sujet des sociétés secrètes de l’armée, frères bleus ou philadelphes, dont l’existence reste obscure sans pouvoir être contestée. La campagne de France en 1814, les Cent Jours sont également tracés d’un crayon rapide ; mais la mort venait, et ses approches senties par l’illustre malade hâtaient sa main frémissante.
En résumé, malgré quelques objections à produire, en dépit de notre réticence patriotique en faveur du génie guerrier de Bonaparte tout différent de sa manie conquérante, c’est encore de l’excellente histoire qui nous est départie dans cet ouvrage en quelque sorte testamentaire. C’est, comme toujours, une œuvre de verve et de passion, de science et de lyrisme, où ne vit pas seulement une pensée, mais une âme, l’âme impétueuse et tendre de Michelet. Appelez-la patrie, république, ode ou satire, il y a une muse dans ce livre ainsi qu’aux préludes des chants d’Hérodote. C’est la muse même de l’histoire avec ses larmes, son rire vengeur, ses balances homériques et son glaive caché sous les fleurs, comme aux Panathénées l’histoire qui n’a jamais été plus grande qu’en étant franchement et hardiment poétique, deux fois à travers les siècles, à Rome avec Tacite, avec Michelet à Paris !
II
Les Soldats de la Révolution sont le complément et le couronnement de la sincère histoire qui a mis à néant toutes les apologies, royaliste ou jacobine. Ce petit livre achève ce cycle, à l’égal d’une œuvre antique, dans l’harmonie et dans la sérénité ; car il ne remet en scène que les héros indiscutables de cette grande épopée, ceux dont aucune fatalité tragique n’a fait des proscripteurs et des frères ennemis. Michelet avait rêvé des légendes de la Démocratie. Il n’a pu mener à bonne fin qu’un chant de ce Romancero projeté ; il nous aura du moins laissé cet opuscule à la gloire du patriotisme militaire dans les années impérissables. Ce sont quelques fresques, et non les moins pures, du Panthéon de la République. Après des préliminaires qui posent la pierre d’attente d’un monument national, autel de la Révolution « à dresser sur la plus large place de Paris »
, après quelques mots encore à la louange des obscurs et sublimes soldats, Michelet ouvre sa « légende » avec La Tour d’Auvergne. Est-il rien de comparable, même dans Plutarque, à ce descendant de Turenne qui fut un des combattants modestes autant que prodigieux des nouvelles guerres médiques ? Aristide n’apparaît pas plus rayonnant d’abnégation et de simplicité. La Tour d’Auvergne comptait quarante-cinq ans déjà quand il entreprit la rude campagne des Pyrénées, surprenant les Espagnols par les chemins des isards, prenant à lui seul la place de Saint-Sébastien, transformant, décuplant, électrisant les soldats par l’ascendant de l’exemple et la magie du caractère. Parmi tous ces hauts faits il voulait rester simple capitaine et consentait à peine à grouper sous ce titre des régiments de grenadiers. Prisonnier des Anglais, à son retour de captivité, pour toute récompense il est mis à la retraite ; il n’en reprend pas moins, à cinquante-quatre ans, le sac du grenadier pour libérer le fils d’un ami et se joint à l’armée du Rhin rendu par la paix de Campo-Formio à ses études celtiques, il repart en 1799 pour la campagne de Suisse : La Tour d’Auvergne ne pouvait manquer au rendez-vous de la patrie en danger. En 1800, une fois encore, il repartira pour mourir. Qui ne sait le culte filial dont l’armée honorait sa mémoire, son nom prononcé à l’appel, son cœur porté dans une botte d’argent, à la tête de la 41e demi-brigade ?
Comme sur les sculptures d’un temple attique s’avancent après cet Aristide les généraux émules des stratèges d’Athènes et des consuls romains. Thémistocle, Cimon, Thrasybule, Camille, Scipion, semblent renaître quand on a prononcé ces noms toujours jeunes et sacrés, Kléber, Desaix, Hoche, Marceau. Hommes de guerre aussi grands que ceux qui sont venus après eux et de tout autres patriotes ! « Ils furent citoyens avant tout, obéissant aux lois jusqu’à la mort »
et, de plus, désintéressés dans la guerre étrangère, humains dans la guerre civile jusqu’à se pencher sur le berceau d’un enfant abandonné (p. 92). La vieille Égypte les contemple et les trouve aussi grands que ses souvenirs. Comme ils avaient égalé les anciens par leurs vies, il les rappelèrent encore par leurs morts prématurées qui eussent arraché à Tacite ce soupir d’une émotion impuissante à se comprimer : Breves et infaustos amores. Oui, passagères amours de l’humanité, marquées, hélas de la fatalité des deuils précoces. Mais pourquoi vivre davantage ? eussent-ils pu nous dire, s’ils avaient vu l’avenir se dérouler. Pour languir dans une disgrâce volontaire, dans un repos infécond pour le bien de la patrie, ou subir avec Jourdan, Bernadotte, Augereau, des vanités étrangères à leur passé républicain ? Vivre pour être les proscrits ou les serviteurs de Bonaparte… À quoi bon ! voici du reste une page éloquente où le Maître a résumé ces destinées si tôt interrompues et si complètes peut-être.
« En écrivant ces légendes, je les avais toutes autour de moi, ces touchantes images des fils légitimes de la République, de ses grands défenseurs qui, nés d’elle, moururent avec elle. Médiocres portraits, mais ressemblants, naïves, imparfaites images, dessinées à la hâte par des amis ardents qui tremblaient de les perdre et d’avance volaient à la mort une ombre de ces hommes adorés.
« Le soir, lorsque le jour avait baissé sans disparaître encore, je posais la plume et marchais en long, en large, au milieu d’eux. Leurs images pâlies me disaient bien des choses. Leurs traits se marquaient moins mais d’autant plus en eux ; dans ces ombres imposantes, je sentais le vrai fond, l’âme commune des masses qu’ils ont représentées. Ils ne furent pas des hommes seulement, mais en réalité des armées tout entières. Ils en eurent la grande âme, ils en furent à la fois les pères et les fils.
« Et quand parfois, en les regardant, je me demandais ce qui faisait la tristesse de ces fiers et doux visages :
« “Ce n’est point, me disaient-ils, notre mort précoce, notre destin inachevé. Notre vie courte n’en fut pas moins entière. Nous fûmes les soldats de la Loi, nous mourûmes avec la République. De quoi nous plaindrions-nous ? Ce qui met sur nos visages le nuage que tu vois, c’est que nous ne sommes pas morts tranquilles ; nous avons en revu déjà qu’on ne continuerait point. Nous avons vu commencer ce qui nous fut odieux, l’adoration du succès et la religion de la force.” »
III
Le professeur a-t-il égalé, chez Michelet, l’évocateur du passé, le poète de la nature ? Nous ne pouvons sur ce point que nous en rapporter au témoignage de ceux qui ont entendu le Maître dans ses conférences à l’École normale, en sa chaire du Collège de France. D’après ce témoignage, d’après ce que notre propre expérience du professorat nous permet de deviner derrière la lettre des seuls cours imprimés, Michelet était dépourvu de deux qualités nécessaires à l’homme qui parle en public l’ampleur et l’égalité de la diction oratoire, la pratique d’une composition savante et régulière. Sa parole était en effet, au dire de ses auditeurs, pénible et saccadée ; de même, aucune de ses leçons ne produit cette impression d’un tout achevé, n’offre cette plénitude d’ordonnance qu’un cours de Faculté doit laisser dans le souvenir. Il en résulte quelque confusion et je ne sais quoi d’étranger à la vraie notion d’une œuvre d’art. Or chaque cours doit constituer une œuvre d’art par son ingénieuse symétrie et son élégante structure, C’est même là le caractère original de l’enseignement français chez Villemain, chez Cousin, chez Jouffroy, le trait qui le distingue des lectures périodiques, des énumérations de faits dont se contentent les universités allemandes. C’est le signe de noblesse et d’excellence qu’il n’est pas à la veille de perdre, malgré les efforts d’une école qui a remplacé l’anglomanie du siècle dernier par l’imitation servile de l’Allemagne. Cependant ces deux lacunes que nous regrettons sont bien compensées dans l’enseignement de Michelet par un don qui devient de plus en plus rare et que la même école germanique voudrait absolument proscrire : le don des paroles émues, vibrantes, chaleureuses, communiquant à l’auditoire le zèle des nobles idées, l’amour des entreprises généreuses, la triple religion de la patrie, de la liberté, de l’idéal. C’est par là que, malgré leurs défauts, ces leçons restent belles et durables et qu’elles font comprendre leur puissance et leur action sur la jeunesse. C’est par là qu’elles sont dignes d’exciter l’émulation des professeurs de notre temps, de ceux du moins qui ont en eux quelque parcelle de ce don enflammé. L’enseignement public, pour être complet, doit réunir ces trois conditions : d’abord la plus nécessaire, la valeur scientifique du fond et ce que nous appellerions la probité de la recherche et la conscience du détail ; ensuite le soin de la forme et l’entente de la composition ; enfin cette passion intermittente et cet enthousiasme soudain qui donnent à la parole un empire moral et une prise non plus seulement sur les intelligences, mais sur les cœurs. Cette dernière condition d’un enseignement à la française, Michelet l’a possédée au plus haut degré : il a fait, mieux que tout autre, du professorat ce qu’il doit être par intervalle, au moment décisif d’une leçon, ce que Schiller appelait une prédication laïque. C’est ce que Michelet entendait à merveille, ce que ne comprennent pas assez de nos jours nos plus fins lettrés ou les plus sagaces érudits ; à savoir : que la recherche séparée des élans de l’âme, la connaissance se désintéressant du cœur, n’aboutiraient qu’à former des sophistes ou des mandarins, et qu’il est indispensable de faire passer à travers cet amas de documents un éclair enthousiaste, un rayonnement de conviction et d’amour fraternel.
Dans cette partie ◀vivante▶ et féconde de son enseignement résident pour nous les titres de Michelet professeur. Pendant de longues années il a, par ses sorties éloquentes, prêché, catéchisé la jeunesse avec la ferveur d’un apôtre, et dans quel esprit ! dans un esprit constant de bonté, de justice, de sympathie entre les hommes, de paix entre les nations, d’absolu dévouement au génie et à la gloire de la France, de confiance filiale envers cette Révolution alors si incontestée, même parmi les conservateurs, qu’un prince royal en mourant ne craignait pas de recommander à ses fils d’en être « les serviteurs exclusifs et passionnés ».
Qu’il serait fructueux pour l’éducation de la jeunesse de posséder tous ces cours dans leur suite ! Malheureusement un seul se trouve recueilli, celui que fait paraître aujourd’hui Mme Michelet, le cours de 1847-48. Nous y trouverons d’ailleurs dans son essence la « prédication » de ce professeur des âmes, avec sa chaleur qui ne s’est pas refroidie, avec son accent qui n’a pas cessé de résonner.
L’Étudiant ! On ne pouvait grouper sous un titre plus heureux cet ensemble de leçons qui s’adresse comme tout l’enseignement de Michelet, à la jeunesse avant tout, c’esi-à-dire à ceux qui ont le plus besoin de la parole instructive, comme étant innocents du passé, mais responsables de l’avenir. En effet, qu’il professât à l’École normale ou au Collège de France, Michelet a surtout parlé pour des étudiants, pour des hommes très jeunes, et il leur parlait comme ayant charge d’âmes. On peut s’en convaincre en parcourant ce livre aux plus beaux passages qui sont les plus émus. Toutes ces leçons du reste n’ont pas été prononcées ; mais nous les avons en substance telles que Michelet les eût fait entendre. Le cours fut interrompu par les craintes et les complaisances des ministres d’alors. Michelet se mit donc pour la première fois à rédiger les entretiens qui furent publiés séparément, et les voici maintenant ramenés en faisceau.
Feuilletons ces pages militantes et souvent prophétiques, comme dit si bien Mme Michelet, ces pages où passent les souffles d’une révolution prochaine, comme ces tempestueuses haleines et ces vagues rumeurs d’orage qui dans Virgile font trembler les cimes, frémir les flots, frissonner les plages, tressaillir les bois dans leurs profondeurs murmurantes (Georg. 1. 155.199). Michelet professeur se redressera tout entier devant nous dans son attitude apostolique. Croyez-vous qu’il fût indifférent alors de poser à la jeunesse cette grave et pathétique interrogation : « Faites-vous assez pour le peuple ? » et de se demander s’il n’existait pas une séparation trop marquée entre les différents groupes de citoyens, si ce n’était point précisément le rôle de la jeunesse étudiante de seconder le rapprochement des hommes entre eux et d’être la médiatrice dans la cité ? Or Michelet revient souvent sur cette idée, j’allais dire sur ce texte de sermon démocratique. Après avoir constaté la facilité de ses concitoyens à se méconnaître mutuellement, il s’écrie (p. 98) :
« Je voudrais confier au jeune homme une mission plus haute, celle de la pacification sociale. C’est que je lui suppose non seulement un ardent amour de justice que nul intérêt n’altère encore, mais aussi, mais surtout une magnanimité naturelle à décider contre lui, une noble balance inégale, injuste à son propre intérêt. Qu’on ne vienne pas me dire ici que nous aurons demain ou après-demain des lois si justes que, tous les droits étant parfaitement égalisés, ajustées, alignés, on n’aura plus que faire de sympathie, de magnanimité, que les hommes seront dispensés d’avoir du cœur, la loi seule en ayant pour tous. »
Et il conclut ainsi : « L’alliance est faite entre le jeune homme et le peuple, le jeune homme et le pauvre. »
Cette donnée est des plus généreuses, mais peut-être y a-t-il un peu de chimère dans l’application proposée par Michelet, dans ces relations de plus en plus familières entre l’étudiant et l’ouvrier. Quoique la part de l’équité soit certainement plus grande et les progrès de la démocratie incomparables depuis 1847, ces relations de voisinage et de conversations se trouvent moins faciles et moins fréquentes qu’au temps où Michelet s’en inquiétait. Étudiants et travailleurs manuels n’habitent plus les mêmes maisons, les transformations de Paris ayant relégué ces derniers vers les quartiers suburbains : ensuite, il faut bien l’avouer, quelle que soit l’intime générosité des sentiments, et nous sommes de ceux qui ne doutent et ne désespèrent jamais de la jeunesse, on peut discerner chez les étudiants d’aujourd’hui des allures plus mondaines, de plus aristocratiques dehors que n’en affectaient leurs devanciers, auditeurs de Michelet et de Quinet, lecteurs de la Réforme et du National. Ainsi nous voyons régner moins de bonhomie, moins de simplicité dans les mœurs des générations nouvelles ; la raideur anglaise ou le laisser-aller américain a prévalu chez beaucoup de nos jeunes hommes sur la bienveillance naturelle et la facile gaîté d’autrefois ; le fond n’en est pas atteint, mais la forme est de plus en plus contraire au génie du rapprochement, à la pratique d’une égalité quotidienne. Déjà leurs habitudes de bien-être, l’élégance de leurs toilettes suffiraient pour empêcher nos étudiants de se mêler à la vie de nos ouvriers. Ceux-ci d’autre part, étant incontestablement plus instruits et plus conscients de leur dignité qu’il y a trente ans, se tiennent davantage sur la réserve. Il ne faut donc pas espérer, comme Michelet pouvait encore le faire, la solution des malentendus par des fréquentations de palier et des entretiens dans la rue. De ce côté la séparation semble plus accusée que jamais. Mais ce que le jeune homme doit toujours faire, s’il est imbu du sentiment civique, s’il a l’âme républicaine, c’est de prendre en toute circonstance où il est appelé à parler ou à agir, dans sa famille même, comme l’y exhorte Michelet, la défense et nous dirions presque la tutelle du peuple, du faible, du pauvre, « du frère cadet ». Voilà des conseils pratiques et dont l’efficacité n’a pas varié depuis le précepte donné par le Maître. Il est vingt occasions dans notre société moderne où l’instruction de l’étudiant peut venir en aide aux nécessités de l’ouvrier. Que dans ces occasions la fraternité ne se refuse jamais !
Ne citons qu’un exemple : L’empressement des ouvriers d’élite à suivre les conférences répond aussi bien aux plus nobles besoins de l’esprit qu’aux insuffisances de l’enseignement primaire. À Paris des citoyens de tout âge et de tout état se prêtent cordialement à cette transmission du savoir. Mais en province, si nous faisons exception pour quelques grandes villes, jamais les conférences populaires dans l’ordre des sciences, des lettres ou de l’histoire ne sont entreprises que par les professeurs de nos facultés et de nos lycées toujours debout au premier appel. Combien de jeunes avocats, de jeunes ingénieurs, de jeunes médecins pourraient assister dans cette tâche d’enseignement du peuple l’Université sur qui retombe exclusivement la besogne, sans qu’elle en retire d’autre bénéfice que la satisfaction du devoir accompli ! Combien pourraient, sans être des orateurs de profession, faire part du savoir qu’ils possèdent et dont ils sont plus avares qu’ils ne le seraient à coup sûr de leur argent noblement dépensé ? À combien de nos amis de la province devrait-on répéter cette question de Michelet : « Faites-vous assez pour le peuple ? »
C’est dans des conférences du même genre et de moindre vol, uniquement à la portée des ouvriers, que les étudiants eux-mêmes pourraient utiliser au profit de leurs concitoyens cette épargne d’instruction accumulée par huit années d’enseignement secondaire, et réaliser ainsi le noble vœu du Maître, la pacification sociale par la jeunesse.
Peut-être estimera-t-on qu’à ce propos, comme sur bien d’autres points, Michelet demande trop de dévouement et d’abnégation à un âge qui ne peut se déprendre de ses passions et de ses amusements. Mais, du plus humble collège à la chaire la plus élevée de la Sorbonne, un instituteur quelconque ne saurait placer trop haut l’idéal qu’il propose à ses disciples. C’est en exhortant les jeunes gens à devenir des héros que l’on obtient des citoyens capables d’efforts et de sacrifices : les faiblesses se feront trop aisément leur part pour qu’on ne doive exiger de la nature humaine tout ce qu’elle peut donner de ressources et d’énergies. Ces salutaires exigences sont l’honneur de l’Université, toutes les fois que nos professeurs ne se montrent pas infidèles à leurs principes ; ici Michelet reste le plus puissant interprète de la vraie tradition universitaire. Ce n’est pas seulement l’artiste et le savant, c’est le pasteur d’âmes entraînant les étudiants à sa suite sous son impulsion de bienveillance civique et d’apostolat populaire, dans son prosélytisme de désintéressement et d’universelle bonté.
En dehors de ces préceptes d’ensemble sur lesquels nous avons insisté, que de vues judicieuses, que de fructueuses indications dans cette partie dogmatique du cours de 1847 ! Qui ne reconnaîtrait le plus grand poète de notre siècle dans ce portrait de l’homme de génie « le plus accessible de tous, plus peuple que le peuple, plus simple que le simple »
? Qui de nous ne s’associerait aux plaintes du professeur contre les programmes trop chargés de l’enseignement de l’État ? Notez que Michelet, comme tous les bons esprits, ne veut rien retrancher à notre enseignement classique, à l’institution de l’Attique, au noviciat de Rome. Mais en 1847 il demande, il imagine des allègements, des rajeunissements dans les méthodes que la France n’a pas attendus moins de trente ans. À ces vues que l’on pourrait appeler prophétiques se joignent les mots profonds qui pressentaient Février et qui allaient droit à la conscience de ses auditeurs (p. 69-70) :
« Élevons-nous à la hauteur d’un monde. Voyons comment ce monde s’est trouvé de ce mépris des faibles. Le monde romain, ferme sur son prétoire, sur ses cent légions, entend quelque chose un matin : “Quel est ce petit bruit ?… Cela ? ce sont ces vaincus, ces esclaves, un Térence, un Épictète. Ce sont les chrétiens, ce ne sont que les esclaves.” »
Heureux les jeunes gens à qui l’on fait entendre de telles paroles ? Heureux le professeur qui devant ses élèves peut se rendre ce témoignage : « J’aimais la vérité et je vous aimais. » Conscience et amour, toute la partie morale de l’enseignement tient dans cette formule. Sans doute la fortune de professeurs tels que Michelet ou Quinet ne se rencontre pas fréquemment ; mais ne serait-il pas désirable de retrouver plus souvent chez leurs successeurs universitaires cette pratique d’exhortations morales et de conseils patriotiques. L’enthousiasme n’exclut ni la finesse du goût, ni la solidité de l’érudition, et par réciprocité l’érudition et le goût ne doivent pas tenir l’enthousiasme à distance. Sans quoi l’Enseignement Supérieur risquerait d’anéantir le feu de Vesta que les grands professeurs de 1820 et de 1847 ont si religieusement entretenu. Malheur à ceux dont le dilettantisme glacial ou la pédantesque aridité laisserait s’éteindre cette flamme toujours allumée au cœur de la jeunesse !
IV
Nous retrouvons enfin dans le Banquet ce poète de la prose, plus élégiaque et plus lyrique à coup sûr que certains dompteurs du rythme et de la rime. C’est bien l’enchanteur qui a décrit la subtile nature de l’insecte et de l’oiseau, pénétré la mobile existence de la mer et la sérénité mystérieuse des montagnes. Ne nous attendons pas, comme le titre pourrait donner lieu de le croire, à l’un de ces dialogues antiques où la plus haute sagesse se jouait dans le cadre aimable et flexible d’un banquet. Ici point de festin souriant à la manière de Platon, de Xénophon et de leurs continuateurs de la Renaissance ; et pourtant c’est vraiment à une agape que Michelet nous convie, et celui qui nous invite, poète autant que Platon, n’est pas moins expert que Socrate dans la connaissance des hommes. De même près de lui celle qui, muse et compagne, semble inclinée sur toutes les pages de son œuvre, est tout aussi douée des hautes pensées et des mythes ingénieux que la femme invoquée au banquet platonicien, Diotime, l’étrangère de Mantinée.
Pour nous faire arriver à ce repos promis, mais qui tient seulement la moitié du livre, Michelet n’emploie pas moins de 142 pages à nous raconter, avec quel charme : l’histoire d’un voyage au pays de la faim. L’antithèse est facile à saisir. D’où vient pourtant cette rencontre, ce voisinage avec la terrible ennemie des corps et des âmes, la faim farouche, l’impérieuse faim, comme disaient les Anciens ? En 1853, au mois de novembre, renversé de ses espérances civiques par le coup d’État, atteint dans sa fierté de Français par le succès d’une mauvaise cause, nécessairement spolié de sa chaire du collège de France et de sa place aux Archives, malade d’ailleurs, ayant besoin de se retremper dans un air libre, Michelet voulut se confier à l’Italie. Le voici sur la route de Gênes avec « celle qui lui représentait la Patrie »
. Il s’y trouve en pleine émigration italienne, parmi les patriotes persécutés de Naples et de la Sicile qui n’avaient pas encore regagné leur indépendance. Gênes est bien caractérisée par ce maître peintre : « patrie des âpres génies, des hommes aventureux et de sage audace »
. Cependant le climat de Gênes est trop rude. À deux lieues Michelet et sa femme choisissent Nervi qu’on leur donne pour un paradis. Ce paradis était l’enfer des pauvres. En ce pays la misère se traduisait par l’extrême pénurie (p. 37-38) : « Nous ne trouvions exactement rien en légumes à Nervi. C’est quelque chose de si singulier, de si rare que son propriétaire l’admire, l’honore, le révère, le salue chaque matin. Les moutons y sont si maigres qu’on n’ose les tondre de peur de les montrer à nu. Les bœufs vivent et meurent ayant faim. Peu de chevaux, ni chiens, ni chats, ou très peu. Point d’oiseaux où nicheraient-ils ? L’eau est rare, le feu presque inconnu. »
Alors la fibre plaintive s’éveille chez l’historien-poète, et la pitié, cette inspiratrice de ses plus belles pages, suscite ces élans, ces attendrissements, ces effusions soudaines qui nous ravissent dans l’œuvre de Michelet. Il se désole sur ce peuple ligurien condamné à un jeûne perpétuel, à une nourriture d’herbes ou de pâtes insuffisantes ou malsaines, affamés d’ailleurs par le fisc et l’usure, peuple infortuné qui n’a que trop contracté l’habitude de souffrir. « Les pauvres gens »
, s’écrie-t-il à plusieurs reprises, ému par la misère de cette race maigre, par la dureté de la vie environnante. Avocat des créatures douloureuses, il demande à tout prix qu’on fertilise, qu’on reboise, qu’on rende à la fraîcheur, aux eaux ménagées, à la culture, un pays qui fut jadis ombreux et fécond. Il est triste de cette faim qui l’enveloppe et s’adresse à lui-même les plus touchantes objurgations (p. 139) :
« Jusqu’ici, me disais-je à moi-même, tu as vécu sans le sentir, poussant à l’aveugle en avant, comme une machine à vapeur qui a hâte de produire, nullement informé du monde, sinon par les rares combats qui par moments retardaient ta production. Le sens du dénuement, du jeûne, même en ta rude enfance indigente, tu ne l’avais eu jamais. Pourtant c’est un des traits les plus généraux de l’existence humaine. L’ignorer, c’est ne pas être homme, c’est n’avoir pas vécu.
« Regarde autour de toi, regarde. Ces montagnes nues, vrais prédicateurs, te donnent naïvement de leurs sommets arides la révélation trop vraie de l’état presque universel des hommes. Elles te disent : Le monde a faim ! Félicite-toi de n’être pas mort sans avoir senti, expérimenté ce côté profond de la vie.
« Ne t’occupe plus de toi. Que tu sois malade, qu’importe ! Le monde est bien malade aussi… Voilà le mal qui mérite qu’on y songe. Laisse le tien, et, si tu peux, de malade fais-toi médecin. »
Au milieu de ces préoccupations fraternelles nous retrouvons comme d’habitude des contemplations merveilleuses. Tantôt le poète s’attarde aux étoiles dans ces nuits qui sont des « fêtes de lumière »
, tantôt il cède à l’attrait de la belle mer bleue, « invitante, empressée »
, et si transparente ; tantôt sa pensée se fixe sur les montagnes, « personnes solides et graves »
. Patriote même dans ses transports en face de la nature, il n’oublie jamais le pays natal et sait distinguer au loin dans le cercle du golfe, « la percée vers Albengha où l’Apennin s’abaissa devant notre armée d’Italie »
, le Var à la porte de la terre adorée.
L’auteur de l’Oiseau, de l’Insecte, ne pouvait rester indifférent à la vie animale d’une parenté quelquefois mystérieuse avec l’existence humaine. Nous devons à ce souci des pages délicieuses, tantôt sur un petit mulet noir « hôte du foyer »
, tantôt sur des lézards, « compagnons de Midi »
qui étaient devenus des amis pour Michelet. Ces lézards se faisaient un régal d’une mouche. L’esprit ingénieux et compatissant de Michelet en tire une comparaison rapide avec le sort des pauvres gens du pays (p. 57-58) :
« Tel l’animal et tel l’homme. La sobre vie de mes lézards, pour qui une mouche est un ample festin, ne différait en rien de celle de la povera gente de la côte. Plusieurs faisaient cuire de l’herbe, mais l’herbe non plus n’est pas commune dans la montagne aride et décharnée. Je me rappelle la surprise contenue, l’étonnement béatifique d’une petite marchande à qui, dans un compte inextricable de mauvaises monnaies locales, je donnai et je laissai par-delà son dû un centime. Ce centime et cette mouche en disent beaucoup sur ce pays. »
Après cette première partie où domine l’éloquente pitié, s’ouvre le Banquet dont l’exposition se déroule pendant douze chapitres. Devant cette existence famélique Michelet, le penseur humain, rêve pour tous la suffisante vie. Qu’entend-il par cette invitation universelle et comment fondera-t-il le Banquet ? Alors, un à un, il examine tous les banquets offerts à l’appétit du xixe
siècle par les chercheurs de bonne volonté. C’est d’abord le banquet mystique de Lyon, la ville du travail et du rêve. Le poète applaudit à cette patiente recherche du mieux, à cette souffrance souvent héroïque, mais on sent qu’il redoute l’ivresse brumeuse de l’utopie. Il s’éloigne. Voici les tables des Saint-Simoniens et des Fouriéristes qui l’appellent. On y passe à la ronde, on y échange la coupe d’amour et d’harmonie mais le breuvage n’est pas assez pur. Salut au banquet de la Révolution, à la cène du sacrifice, où rien n’est donné qu’à l’effort et au travail. Michelet veut mieux encore il instituera le banquet de l’âme. Comment le créer ? Quelques-unes des pensées lui reviennent qui l’ont guidé dans les leçons de 1847. Il s’inquiète du grand peuple séparé de la petite nation cultivée, et, pour le rapprocher ce grand peuple de ceux qui s’en isolent, il demande des livres d’école, des livres d’adultes « où rayonne la chaude idée de la patrie »
. Il réclame des almanachs où les saints laïques aient leur place, des légendes de la vérité où soient inscrits les martyrs de toutes les libertés il appelle surtout des fêtes avec l’expansion chaleureuse d’une foule sympathique. « Le vrai soleil de l’homme est l’homme. »
Il les exige, ces fêtes, pour le rapprochement des citoyens, en répétant la belle parole de Périclès : « La patrie a institué des fêtes pour adoucir dans nos cœurs la mélancolie de l’existence. »
Et cette parole était prononcée dans la vie multiple et lumineuse de l’Attique. Quel besoin en effet n’aurions-nous pas, pour sortir un peu de la vie affairée et lourde du monde moderne et nous revivifier au contact de nos semblables, de ces fêtes qu’imagine Michelet, avec un théâtre populaire où ressusciteraient les héros, où la tradition nationale prendrait en quelque sorte une chair et des os pour arriver par nos yeux jusqu’à nos cœurs. « Viennent les grandes réunions fraternelles, les fêtes colossales de la nouvelle Fédération au Champ de Mars, aux amphithéâtres d’Arles, de Vérone délivrée ! Des fêtes, donnez des fêtes ! Que le peuple y voie, y écoute sa propre pensée, s’y nourrisse de sa jeune foi ! »
C’est par ces fêtes, ce théâtre populaire, cet agrandissement de la vie, que Michelet conclut au Banquet universel, c’est-à-dire au rapprochement définitif de tous les citoyens, de toutes les nations, dans l’intelligence de la justice et la communion de l’amour. Ce rêve splendide d’un poète est-il destiné à se transformer en réalité grandiose ? Pourquoi pas, si on laisse la France accomplir pacifiquement et progressivement son œuvre ? Que ne peut-on espérer de ceux qui sont à cette heure des enfants ? L’abondance de l’instruction déjà si répandue depuis quelques années, l’action lente mais certaine des lois sur les mœurs, la profusion d’idées morales que l’on sème et qui fructifieront, nous préparent assurément un avenir supérieur à l’époque de transition où nous devons nous contenter d’accomplir notre devoir. L’avenir verra mieux que le succès légal de notre idée ; il verra la République ◀vivante▶ dans les cœurs et dans les caractères, la disparition des partis égoïstes, le bon sens public vainqueur de toutes les exagérations criminelles, l’évanouissement de tout esprit d’intolérance rétrograde ou jacobine, l’avènement du concours, de l’examen, du droit en un mot substitué partout au favoritisme encore trop fréquent, c’est-à-dire le banquet de vie non pas suffisante seulement, mais excellente. Alors, sans expédient socialiste, sans utopie niveleuse, le rêve de Michelet se sera accompli. Et qu’on n’objecte pas la difficulté de cet accomplissement au poète du Banquet et à son commentateur. Quiconque eût prédit au xviie siècle tout ce que la France a conquis d’entente civique, d’unité dans la législation, dans les usages et dans les mœurs, eût été traité de fou chimérique et relégué au nombre des Visionnaires de Desmarets ou renvoyé avec Cyrano de Bergerac aux lointaines régions de la lune. Cette plénitude de l’union et du respect mutuel entre les citoyens du même pays ne sera que la conclusion d’une prémisse existante et qui doit s’appeler la République libérale.
VIII.
Théophile Gautier
Nous avons signalé comme un des principaux mérites de Chateaubriand le retour à la tradition gallo-latine et gallo-grecque interrompue par le xviiie siècle. Cette entreprise a trouvé des continuateurs dans les meilleurs écrivains de ce siècle ; mais nul ne l’a plus constamment poursuivie que l’homme au large front de penseur, aux yeux de lion, le grand artiste et poète rare dont nous pleurons la perte, comme si elle datait d’hier, notre Théophile Gautier. Ce Maître que d’abord Sainte-Beuve n’admettait pas sans réserve, auquel le même Sainte-Beuve décernait seulement en 1865 un hommage éclatant, à qui tous les gens de goût rendent justice aujourd’hui, n’a pas moins été qu’un classique au xixe siècle, lui le hardi combattant des batailles romantiques. C’est qu’il a vraiment conçu et réalisé, selon le vœu d’André Chénier et la formule de Joubert, à la suite de Chateaubriand, un romantisme vraiment français, un romantisme classique. Car toutes ses productions, à peu d’exceptions près, sont douées de mesure et marquées de perfection. Il a mis en œuvre un système d’innovation régulière et de correction scrupuleuse qui n’a rien à démêler avec la liberté à outrance des irréguliers de l’école.
Nourri de fortes études dont nous avons constaté les témoignages irrécusables sous forme d’hexamètres dans la manière de Stace ou de prose latine il la façon de Quintilien, Théophile Gautier a de bonne heure fixé ses regards sur l’idéale Beauté. Il avait pris dans la triple antiquité la sève de sa pensée, le suc de son style. À l’âge où l’on est encore un enfant, la mythologie, l’histoire des anciens n’avaient plus de secrets pour lui. Dès le début il combinait avec son imagination pittoresque l’exactitude et la symétrie des métaphores construites d’après les modèles antiques. Comme un grec au temps de Ménandre il était épris de netteté, de précision, de clarté. Il s’interdisait aussi rigoureusement qu’un Properce les chutes rapides, les dissonances, les pages négligées et sacrifiées. Il visait à la perfection et l’obtenait par des effets savamment calculés. C’est ainsi qu’il répondait à notre définition du romantisme classique.
Déjà Victor Hugo, quoique attaché moins strictement à la tradition antique, était un vrai Latin, fils de Virgile et de Juvénal. Il devait rejoindre la parla clairvoyance de son génie. Ainsi les Burgraves sont plus près d’Eschyle que toutes les œuvres tragiques accumulées depuis la disparition de la scène athénienne. Mais cette filiation grecque et surtout latine est plus sensible dans les œuvres restreintes de Théophile Gautier. Il nous apparaît comme un de ces jeunes Romains qui allaient se former à Athènes et s’exercer à Rhodes. Les Latins lui sont familiers comme ils l’étaient à Corneille, à Segrais, à Brébeuf. De même par une déduction logique il s’apparente avec tous ces vieux Gaulois dont il conseillait l’émulation dans une de ses premières poésies :
Guillaume de Loris dont l’œuvre inaccompliePoétique héritage, aux mains de ClopinelAprès sa mort passa, monument éternelDe la langue au berceau ; Pierre Vidal, trouvèreDont le luth tour à tour gracieux et sévèreSous les plafonds ornés de nobles panonceauxDans leurs fêtes charmait les comtes provençaux ;Peyrols l’aventurier qui rime en PalestineQuelque amoureux tenson qu’à sa belle il destine ;Le bon Alain Chartier, Rutebeuf le conteur,Sire Gasse-Brulez, Habert le traducteur,Maître Clément Marot, madame MargueriteDe ses jolis dizains la muse favorite,Villon, et Rabelais, cet Homère moqueur.
Gautier tenait surtout au xvie siècle et au commencement du xviie . Il est de la lignée de Rabelais, de Bonaventure des Périers dans le Cymbalum mundi, d’Agrippa d’Aubigné dans le baron de Féneste. Il leur a pris le don de la joie robuste, de la verve ironique, de la bouffonnerie qui fait penser. Il a de même à ses heures le style empanaché, les allures grandioses des contemporains de Richelieu depuis Balzac jusqu’à Cyrano. Avant d’être l’apologiste de Théophile et de Saint-Amant il a été leur camarade d’écritoire. Il a pour ainsi dire transfiguré Scarron dans un nouveau Roman comique. Car Le Capitaine Fracasse, ce chef-d’œuvre en prose de Théophile Gautier, semble un ouvrage du xviie siècle oublié dans la grotte de quelques Épiménide, et reparaissant avec toutes ses couleurs de jadis sauf quelques teintes de mélancolie, quelques touches de passion qui sentent le moderne. D’autre part, Le Tricorne Enchanté, Pierrot Posthume, semblent donner la main à Don Japhet d’Arménie et à l’Étourdi comme aux Fâcheux de Molière. Quelle saveur gauloise dans ce style empreint d’archaïsme ! Écoutons Pierrot de retour dans ses foyers :
Mouillez-vous, mes yeux, et toi, lèvre attendrie,Baise sur le pavé le sol de la patrie !Respirez, mes poumons, l’air du natal ruisseau.Bonjour, Paris salut, rue où fut mon berceau !Le cabaret encor rit et jase à son angle ;À ce cher souvenir l’émotion m’étrangle ;Mon nez qui se dilate aspire avec douceurLes parfums que répand l’étal du rôtisseur.Rien n’est changé… Voici la maison de ma femme ;Pauvre femme ! j’ai dû faire un vide en son âme.Il le fallait… J’ai fui. Je ne sais pas pourquoiLa justice s’était prise d’un goût pour moi ;Elle s’inquiétait de mes trous à la lune,De mes moyens de vivre et de chercher fortune ;Pour lui faire sentir son indiscrétionJe rompis un beau jour la conversation,Et j’allais, n’aimant pas qu’en route on m’accompagne,Errer incognito sur les côtes d’Espagne,Où je fis connaissance avec d’honnêtes gensTrès peu questionneurs et très intelligents.
Voilà bien les vers de théâtre, le carillon joyeux de la muse allègre, les rimes de cristal qui devraient par la bouche de Coquelin sonner sur les planches du Théâtre-Français assourdi par tant de languissantes syllabes. Comme ces vers nous raniment et nous restaurent ! Au sortir d’une telle lecture jetez les yeux sur les pages tourmentées, surchargées d’empâtements des disciples de M. Zola, comparez-les à ces morceaux si justement colorés de Gautier, poète ou prosateur, et vous comprendrez la différence d’un classique moderne et des naturalistes du jour, d’un grand peintre et de malencontreux barbouilleurs.
Théophile Gautier, en qui l’un des grands esprits de notre temps, M. Émile Montégut, aime à voir un dilettante supérieur8, joue à notre estimation un rôle plus important. Il nous représente dans la littérature contemporaine cette intelligence du passé qu’a ressaisie Chateaubriand et que Victor Hugo a possédée par divination comme tous les dons du génie. Il avait, outre l’intuition particulière aux poètes, une érudition profonde dont nous avons reçu les précieuses confidences. Qu’il s’agit de métrique ou de mythologie, d’archéologie ou de gnose mystique, de géographie ou d’histoire, la science de Théophile Gautier était toujours prête à jaillir. Entre deux de ces plaisanteries rabelaisiennes où se laissait aller sa gaîté puissante, il édifiait en un quart d’heure le plan d’une thèse sur les Telchines ou le vers saturnien, sur l’Acropole ou la vision du Paraclet dans Joachim de Flore. C’est par cette plénitude de connaissances qu’il donnait la réplique à M. Renan et à M. Taine, ces deux magiciens de la science exquise ou éclatante, en même temps qu’il égalait ou surpassait les poètes les plus accomplis de ce siècle, sauf celui dont il s’avouait l’élève avec une modestie qui rehaussait toutes ses radieuses qualités. Cette immense capture du passé peut sembler à quelques détracteurs un privilège de décadence, une aptitude alexandrine. Qui d’ailleurs a le droit de mépriser Alexandrie avec son vaste déploiement de poésie et d’éloquence ? En quoi du reste l’érudition serait-elle chez les poètes un signe d’infériorité ? A-t-elle dérobé la moindre beauté à Virgile ? A-t-elle contrarié le génie de Pétrarque ou de Milton ? arrêté le développement de Goethe ou de Shelley ? Nuit-elle à la merveilleuse floraison de Swinburne ? N’a-t-elle pas accru Léopardi ?
L’ignorance ne délivre pas un brevet d’inspiration comme le croient certaines gens qui nous imposeraient des théories renversantes sur la prétendue naïveté des poètes et voudraient au besoin planter le laurier delphique sur le bonnet d’âne. Où découvrent-ils les « sublimes ignorants » qu’ils opposent aux Gautier et aux Leconte de Lisle ou dans les générations plus récentes aux Sully-Prudhomme, aux André Lefèvre, aux Anatole France ? Est-ce dans cette grande poésie grecque pleine d’allusions, de souvenirs, de légendes, de mythes ? Est-ce dans les doctes poèmes de Rome, de l’lialie, de l’Angleterre, de l’Allemagne ? Ce n’est pas à coup sûr dans l’œuvre de notre savante Pléiade ? Est-ce chez Corneille plein de la vie romaine ? Chez Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, tout imbus, tout pénétrés d’antiquité ? Ce n’est même pas chez Musset, lauréat de tant de concours universitaires, ou chez Lamartine qui savait confusément, mais qui avait beaucoup appris. Non ! il faut le dire une fois pour toutes, bien des gens commettent une méprise formelle, une intolérable erreur, quand ils se permettent de juger le caractère et la fonction du poète. Le poète n’est pas l’homme abrupt qui, témoin inconscient de son époque, jette ses impressions avec une aventureuse vivacité, mais bien l’être réfléchi qui, possédant le trésor de toutes les traditions littéraires et de la plupart des connaissances humaines, doté de certitude autant que d’invention, se passionne et s’inspire d’abord et sait ensuite se dominer et se régir. Impétueux et maître de lui-même le vrai poète apparaît comme le Dionysos de la Fable sur un char de victoire traîné par les Idées asservies et les Rythmes domptés.
Grâce à cet universel savoir, à cette vue qui s’étendait sur tous les âges, Théophile Gautier nous a donné la vision multiple et cosmopolite du Beau. Il a compris et rendu toutes les races, toutes les civilisations, tous les moments de l’humanité. L’antique Égypte, l’Orient sacerdotal, la Grèce harmonieuse, le Moyen Âge, l’artistique Italie, la picaresque Espagne, le xviie siècle français, la saison facile de Lancret et de Clodion, successivement ont vécu dans ses livres sous leur forme la plus exacte et la plus achevée. Son œuvre semble une de ces grandes villes de l’Empire romain, une Carthage, une Antioche, où tous les arts, tous les cultes, tous les génies se donnaient rendez-vous.
Parmi ces merveilles d’évocation nous détacherons du Roman de la momie une description comme Gautier en a fait par centaines, le tableau de Thèbes à son réveil :
« Oph, c’est le nom égyptien de la ville que l’antiquité appelait Thèbes aux cent portes ou Diospolis magna, semblait endormie sous l’action dévorante d’un soleil de plomb. Il était midi ; une lumière blanche tombait du ciel pâle sur la terre pâmée de chaleur ; le sol luisait comme du métal, et l’ombre ne traçait plus au pied des édifices qu’un mince filet bleuâtre, pareil à la ligne d’encre dont un architecte dessine son plan sur le papyrus les maisons, aux murs légèrement inclinés en talus, flamboyaient comme des briques au four ; les portes étaient closes et aux fenêtres, fermées de stores en roseaux clissés, nulle tête n’apparaissait.
« Au bout des rues désertes et au-dessus des terrasses se découpaient dans l’air la pointe des obélisques, le sommet des pylônes, l’entablement des palais et des temples dont les chapiteaux, à face humaine ou à fleur de lotus, émargeaient à demi, rompant les lignes horizontales des toits et s’élevant comme des écueils parmi l’amas des édifices privés.
« De loin en loin, par-dessus le mur d’un jardin, quelque palmier dardait son fût écaillé, terminé par un éventail de feuilles dont pas une ne bougeait ; car nul souffle n’agitait l’atmosphère ; des acacias, des sycomores et des figuiers de Pharaon déversaient une cascade de feuillage, tachant d’une étroite ombre bleue la lumière étincelante du terrain ; ces touches vertes animaient et rafraîchissaient l’aridité solennelle du tableau qui, sans elles, eût présenté l’aspect d’une ville morte.
« Quelques rares esclaves de la race Mahasi, au teint noir, au masque simiesque, à l’allure bestiale, bravant seuls l’ardeur du jour, portaient chez leurs maîtres l’eau puisée au Nil dans des jarres suspendues à un bâton posé sur l’épaule ; quoi qu’ils n’eussent pour vêtement qu’un caleçon rayé bridant sur les hanches, leurs torses brillants et polis comme du basalte ruisselaient de sueur, et ils hâtaient le pas pour ne pas brûler la plante épaisse de leurs pieds aux dalles chaudes comme le pavé d’une étuve. Les matelots dormaient dans le naos de leurs congés amarrées au quai de brique du fleuve, sûrs que personne ne les éveillerait pour passer sur l’autre rive au quartier des Memnonia. Au plus haut du ciel tournoyaient des gypaètes dont le silence général permettait d’entendre le piaulement aigu qui à un autre moment du jour se fût perdu dans la rumeur de la cité ; sur les corniches des monuments deux ou trois ibis, une patte repliée sous le ventre, le bec enfoui dans le jabot, semblaient méditer profondément et dessinaient leur silhouette grêle sur le bleu calciné et blanchissant qui leur servait de fond ».
Voici maintenant la note de réflexion et d’attendrissement sans laquelle une description reste uniquement matérielle, c’est-à-dire insuffisante :
« Cependant tout ne dormait pas dans Thèbes ; des murs d’un grand palais, dont l’entablement orné de palmettes traçait sa longue ligne droite sous le ciel enflammé, sortait comme un vague murmure de musique. Ces bouffées d’harmonie se répandaient de temps à autre à travers le tremblement diaphane de l’atmosphère où l’œil eût pu suivre presque leurs ondulations sonores.
« Étouffée par l’épaisseur des murailles, comme par une sourdine, la musique avait une douceur étrange ; c’était un chant d’une volupté triste, d’une langueur exténuée, exprimant la fatigue du corps et le découragement de la passion ; on y pouvait deviner aussi l’ennui lumineux de l’éternel azur, l’indéfinissable accablement des pays chauds.
« En longeant cette muraille, l’esclave, oubliant le fouet du maître, suspendait sa marche et s’arrêtait pour aspirer, l’oreille tendue, ce chant imprégné de toutes les nostalgies secrètes de l’âme, et qui le faisait songer à la patrie perdue, aux amours brisés et aux insurmontables obstacles du sort.
« D’où venait-il ce chant, ce soupir exhalé à petit bruit dans le silence de la ville ? Quelle âme inquiète veillait ; lorsque tout dormait autour d’elle ? »
C’était le privilège de Théophile Gautier de créer à nouveau le passé, le passé de tous les peuples, sans oublier celui de la France. Dans cette belle étude sur l’auteur d’Avatar que nous avons déjà citée, M. Émile Montégut fait bien ressortir ce dernier caractère :
« Elle va cette imagination brillante, spontanément et d’un vol facile et léger, vers tout ce qui lui ressemble, c’est-à-dire vers tout ce qu’il y a de plus français au monde, les farces salées de nos vieux conteurs, la fantaisie gracieusement tourmentée de l’époque Louis XIII l’élégance spirituelle du xviiie siècle. Elle se sent également à l’aise dans les bouges de Régnier et dans les boudoirs de style Pompadour, sur le vieux Pont-Neuf et au milieu de l’élégant bal masqué de Watteau ; elle se plaît également dans les pauvres coulisses du théâtre à la nudité primitive, où l’on répète quelque pièce de Scudéry ou de Cyrano et au milieu des splendeurs de l’Opéra français où l’on chante l’Armide de Rameau ou l’Alceste du chevalier Gluck. Panurge et Macette n’ont point de secrets pour elle ; Léandre et Isabelle, le Matamore et Scapin sont ses amis : les portes d’Éliante et d’Alcindor ne lui sont jamais fermées. Elle a donc cette imagination le sens exquis de ce qui est vraiment français9… »
Cet homme ainsi pourvu du plus large sens archaïque, de la compréhension exotique la plus complète, avait aussi la plus vive intelligence de la nature. Ses paysages innombrables l’attestent. Ajoutons qu’à l’exemple des grands maîtres dont il était le frère, il savait donner une âme à la description, l’âme des choses. Ses dernières œuvres, la Nature chez elle, les Tableaux de siège, le prouvent encore plus que ses ouvrages antérieurs. Car sa sensibilité s’épanchait davantage aux abords de la vieillesse dans laquelle il ne lui fut pas donné de pénétrer. On ne saurait encore lui dénier les facultés d’observation. Sans cesse des réflexions justes et spirituelles en font preuve dans ses écrits, et nous les irions chercher spécialement dans sa fine comédie la Double Conversion, dans ses contes, dans ses petits romans, Militona, Jean et Jeannette, dans les Jeunes France, surtout dans quelques récits parisiens, Partie carrée, les Roués innocents, qui sont empreints d’expérience et témoignent d’un sentiment très juste et très fin de la vie élégante.
Prosateur impeccable, comme l’a si bien dit Charles Baudelaire, Gautier est le plus souvent un poète supérieur. Non qu’il dispose du grand vol lyrique ou du suave enchantement de mélodie, mais il garde toujours une proportion parfaite entre la forme et l’idée ; il excelle dans la précision, la propriété, le définitif de l’expression. Éloquent à propos, noble sans emphase, il déploie le sérieux aussi bien que la grâce et la fantaisie. Ce fantasque inventeur de chinoiseries, de rocailles et de chansons de matamore, prend naturellement dans sa Thébaïde d’une terza rima, la grave démarche de Michel Ange et de Vittoria Colonna, ou d’un Malherbe, d’un Mainard, d’un Gombaud dans leurs stances majestueuses. Une seule de ces pièces en tercets trop peu citées dans les anthologies donnera l’idée de ce mâle génie de Gautier qu’on n’a pas admiré sous toutes ses faces :
Compensation
Il naît sous le soleil de nobles créaturesUnissant ici-bas tout ce qu’on peut rêverCorps de fer, cœur de flamme, admirables natures.
Dieu semble les produire afin de se prouver ;Il prend pour les pétrir une argile plus douce,Et souvent passe un siècle à les parachever.
Il met comme un sculpteur l’empreinte de son pouceSur leurs fronts rayonnant de la gloire des cieux,Et l’ardente auréole en gerbes d’or y pousse.
Ces hommes-là s’en vont, calmes et radieux,Sans quitter un instant leur pose solennelle,Avec l’œil immobile et le maintien des dieux.
Leur moindre fantaisie est une œuvre éternelle,Tout cède devant eux les sables inconstantsGardent leurs pas empreints comme un airain fidèle.
Ne leur donnez qu’un jour ou donnez-leur cent ans,L’orage ou le repos, la palette ou le glaive ;Ils mèneront à bout leurs destins éclatants.
Leur existence étrange est le réel du rêve ;Ils exécuteront votre plan idéalComme un maître savant le croquis d’un élève.
Vos désirs inconnus sous l’arceau triomphalDont votre esprit en songe arrondissait la voûte,Passent assis en croupe au dos de leur cheval.
D’un pied sûr jusqu’au bout ils ont suivi la routeOù dès les premiers pas vous vous êtes assis,N’osant prendre une branche au carrefour du Doute.
De ceux-là chaque peuple en compte cinq ou six,Cinq ou six tout au plus dans les siècles prospères,
Nature avare, ô toi, si féconde en vipères,En serpents, en crapauds tout gonflés de venins,Si prompte à repeupler tes immondes repaires.
Pour tant d’animaux vils, d’idiots et de nains,Pour tant d’avortements et d’œuvres imparfaites,Tant de monstres impurs échappés de tes mains,
Nature, tu nous dois encore bien des poètes.
On ne connaît pas assez le Gautier songeur et mélancolique, le Gautier de la Comédie de la mort, soupesant les crânes et comptant les os des puissants défunts après Villon, Shakespeare et Pascal. Sait-on aussi qu’il y avait chez Gautier dans un autre ordre d’idées l’étoffe d’un poète familier, d’un causeur didactique, Régnier plus adouci, Boileau plus coloré ? Les Intérieurs, ses épîtres À un jeune tribun, Ce monde et l’autre, À trois paysagistes, pourraient l’apprendre à ceux qui l’ignorent. Ailleurs il excelle dans des « prouesses d’art pur »
comme a fort bien dit à son sujet M. Nisard, plus équitable pour les modernes qu’on ne l’a donné à entendre et juge si délicat des choses de l’esprit. Là « sa plume dessine, peint, grave, cisèle. Le titre d’Émaux et Camées que porte un de ses recueils caractérise et loue tout à la fois l’ensemble de ses œuvres poétiques »
. Et ce peintre, ce graveur, ce ciseleur, comme l’a fait encore remarquer M. Nisard, comme Sainte-Beuve et M. Émile Montégut l’ont fait ressortir, est à son heure le plus ému des poètes, jusque dans ses Émaux et Camées, œuvre d’art avant tout, mais non moins œuvre de sentiment. Tristesse en mer, les Vieux de la vieille, le monde est méchant, les joujoux de la morte, le Château du Souvenir, sont autant de triomphes pour l’émotion discrète et pénétrante. Seulement chez Théophile Gautier, comme toujours chez les classiques, l’émotion est sobre et reste sereine. Tels ces marbres divins que Virgile a vus pleurer !
Ne pas apprécier, ne pas aimer le génie de Théophile Gautier, ce serait donc ne rien comprendre à la tradition gallo-latine dont il fut l’un des représentants les plus authentiques. Mais c’est surtout en l’imitant dans cette tendance classique chez lui si profonde que nous lui rendrons le plus juste hommage. En rappelant ses titres les plus incontestables nous avons cédé non seulement à un sincère enthousiasme et à une gratitude personnelle des plus ferventes, mais à la plus vive sollicitude pour la jeunesse à qui nous destinons spécialement ces portraits de Maîtres. Il sied d’enseigner aux nouvelles générations que l’on ne s’inscrit au nombre des grands écrivains qu’en s’attachant, comme Théophile Gautier, à l’étude et à l’assimilation de tous les modèles du passé, qu’en s’appropriant un savoir encyclopédique et en se formant une pensée qui domine tous les âges, en un mot par l’union du travaille plus sévère et de l’art le plus scrupuleux. « Science et conscience » telle doit être la devise de tous ceux qui prétendent au rang de bon prosateur ou d’éminent poète. S’ils préfèrent à cette méthode des succès plus faciles ils pourront enlever par surprise ou scandale une vogue éphémère et de mauvais aloi la solide estime et la renommée durable ne seront pas faites pour eux.
IX.
Victor de Laprade
Le poète dont nous devons retracer la physionomie sévère et sympathique, dont nous allons résumer l’œuvre abondante et variée, était de ceux qui, selon l’expression de Mme de Girardin, sont plus illustres que connus. Salué dès son début comme le chanteur naissant de l’églogue virgilienne par tous les amateurs de lyrisme, reconnu poète de premier ordre par les éloges de la haute critique, fêté dans une partie restreinte mais assurément distinguée de la société française, M. de Laprade a joui de la vraie gloire, de celle que l’élite confère, et il a compté, selon nous, au petit nombre des maîtres qui, n’ayant rien demandé pendant leur vie au succès facile, à la connivence des passions malsaines, à la vogue banale, à l’excentricité de mauvais aloi, sont destinés au bénéfice d’une renommée durable.
Nous sommes heureux d’avoir à vérifier les titres si nombreux d’un homme à jamais regrettable et qui nous fit l’honneur de nous traiter en disciple et en ami.
I
Nous ne nous étendrons pas sur la biographie de Victor de Laprade : sa vie est liée à ses écrits et chacun des incidents de son existence se rattache aux phases de son œuvre littéraire. Nul n’ignore que Victor de Laprade était originaire du Forez, d’une vieille famille attachée à l’ancienne royauté, qu’il a passé sa jeunesse et ‘presque toute sa vie à Lyon, dans la pratique de la poésie et l’exercice de toutes les vertus privées. Sa carrière de poète commence donc réellement en 1841 avec l’apparition et le succès de Psyché.
La publication de Psyché marqua une date de la poésie contemporaine. En effet, depuis les Contes d’Espagne et d’Italie et les Iambes, aucun poète débutant ne s’était imposé soit au grand public, soit aux lettrés. L’Albertus, la Comédie de la Mort, de Théophile Gautier, n’avaient été accueillis qu’avec force restrictions même par les connaisseurs : un article de Sainte-Beuve, en 1838, porte le témoignage de cette résistance à un talent dont on ne paraissait pas soupçonner la superbe nouveauté. Quand Psyché parut, on attendait donc depuis longtemps l’apparition d’un poète original et cette révélation se produisit avec une impérieuse évidence. Pour le fond aussi bien que pour la forme, M. de Laprade apparut aux juges compétents comme le phénomène poétique dont on commençait à désespérer. On lui reconnut un caractère neuf et personnel. Or créer c’est tout pour un poète et dans cet ordre de productions plus qu’ailleurs se justifie la sentence d’André Chénier
Ce n’est qu’aux inventeurs que la vie est promise.
Victor de Laprade venait accomplir un rêve que ce même André Chénier n’avait qu’en partie réalisé : traiter des sujets antiques avec une forme et une couleur qui pussent se rapprocher des modèles grecs et revêtir de cette forme et de cette couleur des « pensers nouveaux », c’est-à-dire interpréter dans un sens moderne et philosophique des mythes anciens vraiment éternels. Ce que Chateaubriand avait pressenti par lueurs rapides, ce que Ballanche avait tenté, mais avec bien des indécisions et des obscurités, du premier coup Victor de Laprade le menait à bonne fin. Grâce à lui, l’exégèse de l’antiquité grecque faisait désormais partie de la poésie française elle en constituait un des modes essentiels et, si cette intelligence de l’hellénisme a été attestée dans la suite par des œuvres magistrales de Théodore de Banville et de Leconte de Lisle, par de belles pages de MM. André Lefèvre, Louis Ménard, Arsène Houssaye, Armand Silvestre, Sully-Prudhomme et Anatole France, la première démonstration et non la moins éclatante a été fournie par la Psyché de Victor de Laprade.
Le développement du vieux mythe, objet de la curiosité constante de l’art grec, évoqué successivement par les inspirations si diverses de Calderon, de la Fontaine, de Corneille et de Molière, était chez Victor de Laprade aussi nouveau qu’ingénieux. La destinée de Psyché s’identifiait avec celle de l’âme humaine en suivant les péripéties de l’histoire. Elle passait d’abord du bonheur primitif à la déchéance, selon toutes les conceptions traditionnelles de l’humanité ; elle traversait ensuite la série des épreuves pour arriver à la réconciliation avec le bonheur divin, au pacte renouvelé du fini et de l’infini dans un ciel plus chrétien peut-être qu’hellénique, si Plotin et Proclus ne contenaient des élévations aussi mystiques que celles de saint François d’Assise et de Dante.
En même temps Laprade élargissait le cadre ancien en mêlant et graduant comme dans une symphonie ces voix de la nature que les lyriques et les épiques grecs avaient fait plutôt murmurer que parler distinctement. Sans doute Daphnis et Linos et l’Adonis de Syrie avaient été déplorés par l’âme éparse dans la création mais cette plainte n’était arrivée à nous ni bien précise ni bien définie. Ici avec une hardiesse d’invention que le panthéisme d’Alexandrie eût enviée, et qui avait eu seulement ses promoteurs dans le Lamartine de la Chute d’un Ange et le Quinet d’Ahasvérus, Laprade associait un chœur invisible à toutes les émotions, à toutes les sensations de Psyché.
Mais l’univers visible est un frère qui t’aime,
disait-il à son héroïne. La nature devenait l’amie et la confidente de la fugitive Psyché, cette amante d’Éros. De plus l’originalité résidait dans l’imprévu de la forme autant que dans l’inattendu de la pensée. Psyché vint apprendre aux lettrés une langue non moins mélodieuse que celle de Lamartine, mais pure de faiblesses et de négligences et contenue en son abondance par l’étude d’André Chénier et les exemples d’Alfred de Vigny. La délicatesse de cette langue, sa beauté fraîche et sonore seront à jamais senties par quiconque abordera chronologiquement l’œuvre de Laprade par ce poème de Psyché dont personne n’a dépassé l’élégante et sévère perfection, pas même lui. La période poétique s’y déroule avec une largeur magistrale qui n’a d’égale que certaines phrases musicales d’un Weber ou d’un Beethoven :
D’une main supportant son corps demi penché,Rejetant de son front ses longs cheveux, PsychéÉcarte l’herbe haute et les fleurs autour d’elle,Respire et sent la vie et voit la terre belle,Et blanche, se dressant dans sa robe aux longs plis,Hors du gazon touffu monte comme un grand lis.
Ce grand lis féminin, qui n’a cessé depuis de fleurir et que la mort ne fanera point, c’est l’emblème de la Muse de Victor de Laprade qui nous apparaît avec cette démarche altière et svelte à la fois que le poète définit :
La lente majesté du port et de la taille.
Les qualités à la fois délicates et saisissantes de Psyché avaient ému des juges tels qu’Edgar Quinet, Charles Magnin, Sainte-Beuve, Saint-René Taillandier encore jeune, mais déjà très épris de poésie spiritualiste. Lamartine, George Sand, Lamennais avaient été touchés. Cette promptitude d’assentiment fut confirmée deux ans après ; car le second recueil de Laprade, Odes et Poèmes, est, pour nous du moins, le plus original, celui qui renferme le plus grand nombre de pièces achevées.Le choix hésiterait entre ces admirables reconstructions de bas-reliefs antiques, les Argonautes, les Corybantes, Sunion, Éleusis, et ces pénétrantes et neuves investigations sur le monde extérieur, Hermia que récitait l’enthousiaste mémoire de Victor Cousin, le Poème de l’Arbre dont l’intensité put en notre présence troubler jusqu’au frisson de grands paysagistes, comme nous avons vu de célèbres statuaires envier le marbre des strophes de Leconte de Lisle ; l’alma parens s’enlevant dès le début par ce vers d’une largeur infinie :
J’irai boire l’eau vierge aux sources des grands fleuves.
D’autres pièces encore exprimaient cette interprétation de la nature plus profonde que chez les poètes antérieurs. Le sunt lacrymæ rerum avait trouvé son commentaire le plus expressif. Jamais poète ne s’était plus identifié avec le mystérieux univers. Pourtant il ne s’était ni absorbé ni anéanti dans les courants de vie ; ici rien de commun avec le nirvana des bouddhistes. Cette fréquente et fraternelle assimilation avec la nature n’impliquait pas, comme on l’a prétendu, des tendances exclusivement panthéistes. L’ode éloquente : contre le Repos, le Baptême de la Cloche, prouvaient d’une part que Laprade savait ramener sa muse sur le terrain de la réalité et dans le domaine de l’action, et d’autre part que la conscience d’une vie spirituelle circulant à travers les mondes ne dérobait pas au poète la notion d’un dieu personnel et distinct. Mais à cette époque il était de mode dans les mandements des évêques et dans les journaux soi-disant religieux d’accuser tout homme d’esprit de panthéisme germanique. Personne n’y échappait dans les lettres et surtout dans l’Université, depuis M. Cousin jusqu’à M. Villemain, jusqu’à l’inoffensif M. Damiron.
Une autre inculpation fut à cette époque insinuée contre l’auteur des Odes et Poèmes, celle de socialisme phalanstérien. Quelques poèmes y prêtaient peut-être. À coup sûr Victor de Laprade n’était alors ni catholique, ni conservateur, ainsi qu’il le devint ultérieurement par une évolution de sa pensée, respectable comme toutes les transformations sincères et désintéressées de l’âme humaine. Même une partie de ces odes avait paru dans la Revue indépendante auprès des romans babouvistes de George Sand et des études radicales de Pascal Duprat, d’Esquiros, de Théophile Thoré. Quoi qu’il en soit, Laprade n’a fait que traverser le monde de la libre pensée et de la révolution humanitaire ; mais il lui est resté une plus grande liberté d’esprit dans l’orthodoxie la plus scrupuleuse, une réelle indépendance d’allures vis-à-vis de ses amis royalistes, et la haine de toutes les tyrannies que l’on n’a guère rencontrée dans le camp où son âge mûr s’était abrité. Pour tout dire, il faisait profession de détester l’école de l’Univers et nous tenons de sa bouche que, s’il eût gardé son siège à l’Assemblée nationale, jamais il n’eût consenti, comme ses compagnons de la Droite, à pactiser avec les débris du parti césarien.
La dernière partie de ce beau livre était remplie par des odelettes d’une grâce légère et souriante qu’on n’a pas assez reconnue chez Victor de Laprade, et par trois épîtres méditatives dédiées à un ami qui devait mourir avant la publication. Cet ami était un rêveur, un philosophe, Barthélemy Tisseur, un de ces Lyonnais mystiques et poètes jusqu’au fond de l’être dont Michelet a suivi la trace à travers toute l’histoire de leur ville. On peut rapprocher ces trois compositions, à la fois pénétrantes et solennelles comme certains oratorios, des poèmes analogues qu’auparavant Victor Hugo, à la fin de ses recueils lyriques, de 1832 à 1841, avait dédiés également à une amitié choisie, à l’affection sereine de Mme Louise Bertin.
Outre l’alexandrin ductile et robuste de Psyché, les Odes et Poèmes offraient une nouveauté ou du moins un renouvellement rythmique ; c’était l’emploi de la stance de Malherbe, de Racan, de Maynard, de la stance des quatre vers de douze syllabes ramenée comme chez ses maîtres aux proportions d’un cadre précis et comprenant tout un tableau dans l’espace d’un quatrain. C’est Victor de Laprade qui a enseigné le maniement de cette strophe aux poètes qui sont venus après lui. Et d’une manière plus générale il avait réellement créé, comme il le dit dans un de ses recueils plus récents, un vers qui n’appartenait qu’à lui,
Un vers âpre et nerveux vêtu de pourpre et d’or.
II
Une deuxième manière commence réellement pour notre poète avec son troisième volume les Poèmes évangéliques. M. de Laprade avait consacré ce recueil à sa mère alors étendue « sur un lit de douleur »
. Comme René jadis il avouait céder aux influences maternelles ; il témoignait une certaine résipiscence sans renier son passé avec ostentation. Ses Poèmes évangéliques étaient l’œuvre, sinon encore d’un fervent catholique, au moins d’un néo-chrétien.
On avait dit autrefois de Lamartine que c’était une malencontreuse idée de tirer un poème du Phédon. Il semble à plus forte raison que l’Évangile se dérobe à l’émulation du poète, car il la défie par son inimitable simplicité. Nous ne croyons pas qu’on puisse calquer le Nouveau Testament, mais il est loisible au talent, au génie, de faire jaillir de beaux développements religieux ou philosophiques de ces entretiens, de ces récits, de ces paraboles. M. de Laprade l’a prouvé vraiment à son honneur et, pour apprécier le succès de sa tentative, il suffirait d’en rapprocher l’effort de ceux qui depuis ont risqué de semblables essais, entre autres M. Marc Monnier, en qui l’on doit pourtant reconnaître un poète d’un talent très sûr et très exercé.
Dans son ensemble du reste cette œuvre de Victor de Laprade est faite pour plaire à tous les penseurs que n’anime aucune intolérance à rebours. C’est un livre de grand souffle et de haut vol, traversé d’un esprit large, digne du temps où le parti clérical n’existait qu’à l’état de minorité turbulente. L’esprit si libéral d’Ozanam, de Lacordaire, d’Alfred Tonnellé, proche parent du catholicisme républicain de Buchez, d’Arnaud de l’Ariège, de Bordas Demoulin, domine cette œuvre de foi compréhensive et tolérante. Ces interprétations de l’Évangile pourraient même rallier les chrétiens de toutes les communions et les philosophes spiritualistes, car elles sont aussi larges qu’élevées. On s’explique aisément que des esprits étroits, comme ceux des ultramontains fanatiques, aient jusqu’au dernier moment honoré ce poète de leur infatigable malveillance. Leur haine avait sa raison d’être. En effet de temps à autre ces Poèmes évangéliques se ressentent du passage de l’auteur dans les écoles républicaines. Certains morceaux qui datent de 1839, de 1840, même de 1846, 1847, ne sont pas exempts de tendances humanitaires. Mais plus loin le poète rompt en visière au socialisme phalanstérien dont il avait adopté les formules équivoques. Il en démasque les convoitises matérielles et dénonce en prophète les périls du cosmopolitisme qui nous a livrés et nous livrer ait encore à l’Allemagne. Sévère contre les appétits des niveleurs, le poète n’est pas moins rigoureux pour les fautes d’une société pareillement éprise de jouissances. Ses anathèmes rimés contre les mauvais exemples donnés par les classes dirigeantes offriraient de frappantes analogies avec certaines pages d’Edgar Quinet ou d’Eugène Pelletan qui furent à leur heure les Isaïes du parti républicain. Ces illustres champions de notre cause n’ont pas cessé durant le second Empire de protester contre la licence des mœurs ; ce qu’ils ont fait au nom de la morale indépendante et de la tradition républicaine, Victor de Laprade le fit au nom des idées libérales et de la morale chrétienne ; le point de départ est différent, mais la marche est la même et le but identique.
En résumé ces Poèmes évangéliques nous représentent un livre d’une haute inspiration morale. Le style, moins distingué, moins rare, moins artiste que dans les deux premiers recueils, trahit en revanche d’autres qualités : il est plus simple et plus net ; la phrase rythmique se déroule avec une aisance incomparable. Des pages soutenues attesteront toujours la beauté d’une langue poétique bien mieux que des morceaux plus éclatants parfois, mais pleins de taches et d’inégalités. Ici la perfection de la forme répondait à la noblesse de l’idée et le poète avait justement défini le rêve qu’il réalisait dans son œuvre :
Beau vase athénien plein de fleurs du Calvaire.
Les Symphonies (1855) sont en quelque sorte aux Poèmes évangéliques ce que les Odes et Poèmes étaient à Psyché, le livre lyrique après le récit épique. Elles décidèrent l’élection de M. de Laprade à l’Académie française où il vint remplacer Alfred de Musset en 1857. Ce fut M. Vitet qui le reçut et qui l’accueillit dignement, sans se croire obligé de faire payer par des épigrammes l’admission du nouveau venu. Ces Symphonies justifient leur titre ; ce sont des chants où, plus encore que dans Psyché, la nature s’unit par toutes ses voix avec l’homme. Les beautés de ce livre, descriptives et philosophiques en même temps, n’ont été dépassées à notre avis par aucun de nos contemporains. Cette muse des lacs, des glaciers, des montagnes, occupe par droit de conquête les cimes de l’imagination contemplative, les sommets de la pensée. Et, de loin en loin, entre ces symphonies grandioses, se détachent de petites odes fraîches et dansantes : telles les fleurs roses qui s’égaient aux flancs des plus imposants rochers.
Les Idylles héroïques contiennent l’inspiration des Symphonies avec un mélange de tons adoucis et de notes de plus en plus familières. Auprès de l’évocation de tous les héroïsmes et de tous les idéals, des chœurs de jeunes filles gazouillent les louanges de l’enfant et la chanson des berceaux ; le coq entonne sa fanfare, le vendangeur glorifie le vin comme « le soleil des âmes »
. Le poète des Alpes et des forêts n’avait laissé échapper de ses doigts aucune des cordes de la lyre.
Les Voix du Silence (1865) vinrent attester une remarquable diversité d’inspiration chez un poète que plus d’une fois on a taxé de monotonie : un préjugé entre si vite dans la circulation ! La partie lyrique de ce volume se rattachait aux deux recueils précédents, mais le poème de la Tour d’ivoire dénotait un progrès dans l’art si malaisé de raconter en vers, mais surtout l’Entretien avec Corneille, l’apostrophe aux Polonais, marquaient une transition à ce qu’on pourrait appeler la troisième manière de Victor de Laprade. Le poète d’action, de combat, s’annonçait par des indices non trompeurs. Déjà dans la dédicace « à la jeunesse » d’une de ses Idylles héroïques il avait cherché à secouer la nouvelle génération de sa léthargique torpeur :
Frères de Roméo, vous n’êtes qu’endormis.
Et dès les premières strophes il s’écriait :
Vérités que la foule insulte,Indignations des grands cœurs,Décrets de la justice occulte,Dressez-vous contre les vainqueurs.
Il faisait dire à Corneille :
Ne touchons à ce temps que par notre mépris,
Et auparavant, en guise de conseil
Je voudrais aujourd’hui parler en citoyen,Comme jadis, soldat de Brute ou de Pompée,Chez les Romains j’aurais porté l’épée.
À partir de ce moment, Victor de Laprade ne cessa de parler en citoyen, suivant ses inclinations, et il n’a pas cessé non plus de parler en poète de premier ordre. Car ce n’est pas le choix du sujet qui relève ou dégrade la Muse, c’est le plus ou moins de grandeur ou de dignité dans l’expression de la pensée. Aussi bien certaines parties des Châtiments et des poésies semblables de Victor de Laprade peuvent vieillir, mais l’ensemble subsistera ; car le génie y a mis son indestructible empreinte. Au contraire la plupart des vers de circonstance, fort bien frappés pourtant, de Béranger, de Barthélemy, de Méry, d’Hégésippe Moreau, étaient destinés à périr ou à s’éclipser ; car l’idée éternelle du droit ne s’en dégage pas. Ces strophes agiles, ces alexandrins vigoureux, n’expriment généralement que des luttes de parti, des controverses d’actualité. Chez M. de Laprade lui-même tout ce qui traduit les animosités particulières, les préférences politiques de l’homme, nous paraît d’une durée fort incertaine. Mais ce qui demeurera toujours, au grand honneur du poète et du patriote, c’est cette revendication de la justice et de la liberté qui n’a pas été seulement courageuse et opportune, mais qui est de tous les lieux et de tous les temps, qui éveillera toujours un écho dans les âmes généreuses et ennemies de l’oppression, qu’elle soit exercée par un despotisme ou par une démagogie plus tyrannique peut-être.
III
M. de Laprade était depuis 1847 professeur à la Faculté des lettres de Lyon quand il publia dans le Correspondant ses satires politiques. Elles venaient faire entendre le verbe du poète dans ce chœur de voix éloquentes, graves ou railleuses, qui signifiaient à l’Empire la résurrection future de la liberté. Il fallait un poète à l’Union libérale qui se formait à peine, mais qui grandissait tous les jours. Les immortels Châtiments n’étaient arrivés qu’à un petit nombre de Français ; car la douane et la police les arrêtaient au passage. D’ailleurs Victor Hugo était plus essentiellement le vengeur de la République ; Laprade fut spécialement le champion de la liberté qui comprenait alors dans sa querelle une élite de Français divisés depuis, au grand détriment de notre pays. Les satires politiques répondaient à cette opposition si généreuse qui dans le Courrier du Dimanche unissait sous le même drapeau MM. Prévost-Paradol, Assolant, Frédéric Morin, Pelletan, Weiss, Ranc, Spuller, Castagnary, Louis Ulbach, avec leurs adversaires d’aujourd’hui, MM. d’Haussonville, de Broglie, Lambert de Sainte-Croix, Hervé, Lefèvre-Pontalis.
Il nous souviendra toujours quel frémissement de joie honnête, quel tressaillement de libre enthousiasme, coururent au lendemain de ces satires dans les rangs de la jeunesse studieuse. Peu de temps après une disgrâce aussi honorable qu’illégale, vint frapper M. de Laprade. Au mépris de tous les droits il fut révoqué de ses fonctions de professeur titulaire à la Faculté de Lyon.
Tout le siècle défile dans ces satires, depuis les faux dévots, que le poète n’épargnait pas, jusqu’aux faux démocrates, qu’il démasquait si vertement dans leur opposition officieuse :
Passez, tribuns d’hier, orateurs des banquets,Passez la bouche close en habits de laquais.
Ces Satires politiques ont été réunies depuis dans la première partie des Poèmes Civiques. On relira toujours, pour y trouver d’admirables vers, des documents historiques, et, comme a dit Boileau, « d’affreuses vérités »
, ces satires étincelantes : Pro aris et focis, les Muses d’État, ce gueux de Tacite, l’Âge d’or, la Chasse aux vaincus. Peut-être quelques noms propres sont-ils de trop ; mais le critique éminent auquel nous songeons surtout n’avait pas encore racheté des complaisances et des faiblesses trop notoires par la brillante campagne des dernières années de sa vie en faveur de la plus imprescriptible des libertés.
Dans le volume publié en 1873 sous le titre : Poèmes Civiques, ces Satires se sont heureusement accrues d’un certain nombre de poèmes pris en dehors de nos luttes civiles, dans l’idée pure et universelle de dévouement à la patrie. La Guerre, l’Esto vir, l’Hymne à l’épée, l’Ode à la France, sont des chefs-d’œuvre de patriotisme inspirés par les désastres de la guerre ou la pensée féconde du relèvement. Voilà le langage qu’il faut faire entendre à la jeunesse. Quelles qu’aient été les préférences politiques de l’auteur, ses Poèmes Civiques dans leur seconde moitié sont, de toutes les productions suscitées par nos malheurs de 1870, les plus propres à suggérer les vertus nécessaires aux futurs citoyens d’une république. De plus ces poèmes sont écrits dans une langue excellente, et le patriotisme ne gagne rien à s’énoncer en vers de mirliton. Ce n’est pas aux rimeurs ignorants de la syntaxe et de la prosodie qu’il appartient d’enseigner la patrie à la jeunesse française déjà nourrie du Cid et des Horaces ; c’est à l’Eschyle de l’Année Terrible, c’est au Tyrtée des Poèmes Civiques.
Ce beau volume des Poèmes Civiques, dans la partie où la satire confine à la comédie, a été complété par les Tribuns et Courtisans du même poète. Ce sont trois saynètes dont l’une est du genre semi-dramatique, le Procès de Thraséas, et les deux autres de l’ordre purement comique. Le Procès de Thraséas ajoute à cette ironie, à cette verve, la beauté du stoïcisme éloquent. Thraséas y prononce de fières paroles, profession de foi d’un grand poète et d’un honnête homme car dans Victor de Laprade il y avait du Thraséas non seulement par ses hautes qualités, mais par ce que nous nous permettons d’appeler les rares lacunes de sa belle intelligence. Il aimait la France comme Thraséas aimait Rome, avec trop d’attache au passé. Dans les dernières années de sa vie, il a vraiment méconnu la république et le parti républicain. Il jugeait trop hâtivement un régime auquel M. Guizot lui-même a rendu justice, un régime qui a constitué la force et la gloire de plusieurs États, un grand parti qui est devenu la nation ; il avait le tort, nous dirions même l’iniquité, de le juger d’après les folies bruyantes des factions extrêmes ou les erreurs de tel ministère, erreurs qu’un déplacement de majorité peut réparer le lendemain comme dans tous les gouvernements parlementaires. Son irritation nerveuse l’emportait trop loin et l’égarait au-delà du vrai et du juste. Et pourtant il ne se faisait pas trop d’illusions sur ses amis politiques. Nous avons souvent entendu sur ses lèvres l’expression de son découragement monarchique, quand il venait chaque année demander à Royat le soulagement de ses souffrances incurables.
Un poème dialogué, qui parut sous l’Empire, Harmodius, et que M. Lemerre a eu raison de joindre à Psyché et aux Odes et Poèmes, tant cette œuvre respire l’hellénique sérénité, trahit à l’insu de l’auteur un idéal, non pas seulement libéral, mais républicain. Cet idéal, malgré Laprade même, nous paraît l’inspiration latente de ses poèmes, en tant qu’on se figure la République comme nous nous la sommes toujours représentée, non pas comme la proie disputée par des politiciens faiseurs de programmes mensongers, mais comme la forme la plus large, la plus conciliante, la plus accessible à tous, comme le régime le plus lié à l’idée de patrie, comme le gouvernement le mieux fondé sur les principes de moralité et de vertu. Avec une telle république, l’œuvre du poète est en harmonie constante ; elle y a sa place comme les odes de Pindare et les chœurs de Sophocle dans les cités antiques. Aussi les meilleurs du parti républicain peuvent-ils dire de Victor de Laprade, comme Valentine de Milan le disait de Dunois : « Celui-là nous a été ravi et dérobé. »
Pernette, qui a précédé Tribuns et Courtisans et la publication des Poèmes Civiques, est née de la même inspiration guerre déclarée au césarisme bonapartiste, revendication énergique de la liberté. Nous y admirons d’éloquentes beautés ; mais nous hésitons à en accepter la donnée fondamentale par des scrupules de patriotisme et de légalité dont on ne saurait nous faire un reproche. Un réfractaire ne nous paraît pas un héros d’épopée et nous ne croyons point qu’un soldat de l’an II, tel que celui qui est mis en scène, eût sanctionné de son assentiment cette violation du devoir social. Nous ne saurions admettre qu’un simple particulier s’arroge le droit de manquer au pacte universel qu’accepte une nation et puisse se croire dispensé du service militaire, consenti par l’immense majorité des citoyens, fût-il entraîné à des guerres injustes et folles comme les dernières expéditions de Napoléon Ier. Jugez aussi sévèrement que vous le voudrez l’esprit de conquête du dominateur, mais n’exaltez pas l’action d’un jeune homme qui se réfugie dans les bois, pendant que ses camarades se font tuera Lutzen et à Bautzen sous le drapeau de la France. Aussi le dirons-nous hautement : « C’est le seul ouvrage de Victor de Laprade qui nous semble suspect au jugement d’une conscience délicate car ce n’est pas le libéralisme, mais l’esprit de parti qui l’a inspiré. »
Le patriote impeccable se retrouve dans le Livre d’un père, l’un des meilleurs ouvrages et l’une des meilleures actions de ce poète, homme de bien. Ce beau livre, simple recueil des impressions du père de famille, est devenu classique à juste droit. Il n’y a pas d’ouvrage plus instructif et plus fortifiant. On y voit le poète aimer ses enfants de la bonne manière, avec une tendresse mâle, en les voulant fermes de cœur et fortement trempés, sans aucune tendance à ces faiblesses, à ces complaisances modernes qui ont énervé l’éducation. Dans ses filles ce père prépare la mère dans ses fils il prépare le citoyen. Ce livre contient le secret de l’éducation salubre et vivifiante. Il renferme aussi l’enseignement du plus ardent, du plus sérieux patriotisme. « Vivez, mourez, s’il le faut, pour la France », telle est la virile pensée de ce père tel le dernier mot de ses efforts, de ses labeurs, de ses aspirations. Son but suprême est de faire de ses enfants de dignes serviteurs de la France. Il y a réussi pour tous car ce livre est un de ceux qui auront le plus éloquemment appris son devoir à la génération nouvelle. Dans toutes les familles, dans toutes les écoles, ce recueil doit occuper la place d’honneur. M. de Laprade dans sa modeste fierté n’a jamais du reste rêvé de gloire plus haute et de triomphe plus radieux servir la patrie par son talent de poète.
Tels sont les aspects successifs et variés à coup sûr, sous lesquels s’est présenté depuis longtemps à nous le génie poétique de Victor de Laprade, aussi multiple que la vie de cet homme excellent est restée une dans sa direction continue vers le Bien et le Beau. Celui qui débutait par un chef-d’œuvre avec Psyché a été tour à tour l’évocateur de l’Antiquité mythique, puis du Christianisme primitif, l’interprète de la nature, grand symphoniste des forêts et des montagnes, le narrateur épique de la Tour d’ivoire et de Pernette, le satirique à la Juvénal des Tribuns et Courtisans et des Muses d’État, enfin le patriote inspiré des derniers Poèmes Civiques et du Livre d’un père. Un seul de ces titres eut fait le renom d’un poète. Devant une telle vie, une telle œuvre, on ne peut se dissimuler que les maîtres s’en vont, et l’on se prend à répéter ces vers d’une mélancolique grandeur que Victor Hugo inscrivait au Tombeau de Théophile Gautier :
Tout penche, et ce grand siècle, avec tous ses rayons,Entre en cette ombre immense où pâles nous fuyons.Oh ! quel farouche bruit font dans le crépusculeLes chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !
Celui qui vient de nous quitter aura été l’un des plus grands et des meilleurs. Son idéalisme infatigable le recommande à l’affection des nobles esprits ; son libéralisme courageux le désigne à la reconnaissance de la postérité. Aucun de nos poètes ne peut montrer une existence mieux remplie, plus constamment vouée à l’honneur et à la conviction, plus résolument consacrée à la famille, aux lettres, à la liberté, à la patrie. Victor Hugo étant mis à part comme un génie d’exception, nul à notre avis, parmi les lyriques contemporains, n’a plus complètement, soit par la beauté de son caractère, soit par l’élévation de son talent, réalisé le type du Poète, c’est-à-dire un enthousiaste prêchant d’exemple, un sublime témoin du Juste, un éloquent apôtre du. Beau, une grande âme au service du grand Art.
X.
Edgar Quinet
Si le rêve que formait en 1798 la généreuse ambition de Mme de Staël peut se réaliser à cent ans d’intervalle, si la génération qui grandit est appelée à voir l’avènement d’une littérature fidèle aux lois supérieures du Beau, mais non moins profondément imbue d’esprit civique, ce phénomène désirable, qui nous relèvera de la description à outrance, de l’immoralité calculée et du parti pris naturaliste, sera dû certainement à l’action incessante d’un petit nombre de grands écrivains. En effet de nos jours, au milieu des purs dilettanti, des sceptiques, des rétrogrades, des virtuoses de palinodies, des quêteurs de vulgaires suffrages et de popularité facile, quelques Maîtres tout au plus, suivis de leurs adeptes, ont maintenu l’art contemporain sur les sommets délaissés de l’Héroïsme et de la Grandeur. Ces maîtres, qui nous auront légué les modèles de la langue du xixe siècle, ont en même temps conquis le droit d’être présentés en exemple à la jeunesse patriote que nous réserve l’avenir. Quand on a prononcé le nom de Victor Hugo, l’on a désigné le plus grand de ces artistes complétés de citoyens : après lui les premiers noms à inscrire sur cette liste, aussi glorieuse que brève, seraient coup sûr ceux des deux frères par l’affection naturelle et la pensée commune, des modernes Dioscures, Edgar Quinet et Jules Michelet. Tous deux ont traversé les mêmes épreuves, combattu le même combat ; tous deux ont obtenu le bonheur mérité de trouver des compagnes de leurs idées aussi bien que de leur existence, futures Vestales de leur mémoire. Ce qu’a été Michelet dans son expansive nature, dans son œuvre de lumière et d’amour, nous avons essayé de le faire comprendre. Nous proposons maintenant de retracer ce que fut, durant sa vie et dans son œuvre intimement liées l’une à l’autre, ce sympathique, ce vénérable Edgar Quinet, c’est-à-dire le génie inspiré par la vertu et armé pour la vérité, le Juste d’Aristophane servant le Vrai comme Socrate, cherchant le Beau comme Platon.
I
C’est aux plus tendres années, comme parlaient les Anciens, qu’il faut prendre cette vie digne du livre d’or de Plutarque. Tout est significatif, tout est exemplaire dans la formation morale et intellectuelle d’Edgar Quinet ; négliger les premières années de son existence serait en méconnaître l’unité. Chez lui l’enfance a donné toutes les promesses qu’ont tenues la jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse si verte encore. Les germes de toutes ses œuvres ont été déposés en impressions premières dans ce cerveau d’artiste, dans cette conscience de penseur. Lui-même en a porté le témoignage dans son précieux essai d’autobiographie publié en 1858, l’Histoire de mes idées. Plus d’une fois nous y pourrons démêler le poète et le citoyen dans l’enfant.
Cet enfant naquit à Bourg, le 17 février 1803. Ses yeux s’ouvrirent sur les choses en Allemagne où on l’emmena voir son père, alors commissaire des guerres à l’armée du Rhin. Comme Victor Hugo pour l’Espagne, il eut donc une perception, plus vague, il est vrai, de ce monde germanique où sa curiosité devait se reprendre tant de fois. Les premiers jeux de cet être, plus tard si préoccupé de patriotisme, eurent pour camarades des dragons qui revenaient d’Austerlitz :
Reptasti per scuta puer.
À partir de 1807, le fils de Jérôme Quinet et d’Eugénie Rozat vécut continuellement avec samère, femme supérieure, véritable éducatrice de son esprit. Le père, homme de science et de vertu, caractère trempé à l’antique, s’occupa peu de sa famille ; pendant les longues années de loisir que lui fit une retraite prématurée, due à sa fermeté républicaine, Jérôme Quinet s’absorba dans ses travaux mathématiques. La mère appartint tout entière à son enfant. Ce n’est pas la seule fois dans notre siècle qu’on ait vu l’enfance d’un grand poète couvée par la tendresse et l’intelligence maternelles. Des Feuillantines à Milly les échos pourraient nous répondre. Ici ce fut un village près de Bourg qui servit de milieu poétique à cette initiation du premier âge, Certines, « un des points les plus cachés qui fussent alors en Europe »
, comme nous. dit plus tard Edgar Quinet.. La nature solitaire et silencieuse, ainsi que pour Chateaubriand à Combourg, moins grandiose, aussi pénétrante, y déroulait devant ses yeux de spacieuses forêts de chênes, de grands étangs séparés d’un rideau de montagnes par des bruyères, des taillis, de vraies savanes, de vastes plaines, de longues et calmes ondulations de genêts et de seigles, sous l’air languissant des maremmes. Ce paysage sévère et triste, ces champs chargés de fièvre, eurent pour le jeune Quinet un charme ineffaçable :
« Plus les lieux étaient incultes, plus ils me plaisaient. J’aurais été désolé que nos landes, nos bruyères eussent été converties soudainement en riches champs de blé. On respirait en tout je ne sais quelle douce sauvagerie primitive qui m’enchantait. On n’entendait jamais que le bruit des chaînes de fer de chevaux dans le fond des taillis. Ma mère elle-même cédait à ce charme. Malgré le souvenir des grands pacages de la Suisse où elle avait été élevée, et, quoiqu’elle eût un certain dédain pour nos misères, elle avouait que dans aucun lieu de la terre on ne trouvait un tel silence joint à une peine si profonde. »
(Histoire de mes idées, p. 30.)
Quinet garda toujours le souvenir et parfois la nostalgie du pays natal. En 1821, étudiant dans la capitale, il juge que Paris ne vaut pas « les prés de Certines »
. Dans un des intermèdes de son Ahasvérus il regarde vers la maison natale « sous les cerisiers fleuris »
, vers la triste et pensive campagne « à l’heure où le soleil emporte dans les bois des Dombes sur son épaule sa gerbe d’épis blonds »
. Et il ajoute une parole de compassion sur la fièvre « froide en été »
. Lorsqu’à la tribune de la Législative il viendra réclamer pour ses concitoyens, victimes de l’état de siège et des persécutions officielles même avant le Deux-Décembre, il plaindra ce pays couvert d’eaux dormantes, empoisonné, morbide, mais avec lequel il se sent en communion de souvenirs. Au reste il reconnaît devoir à cette nature inculte « l’instinct irréfléchi des choses primitives »
. Cette intuition exquise se retrouve dans Ahasvérus, dans Merlin, dans la Création. Mais à la page suivante, avec sa franchise accoutumée, Edgar Quinet ne craint pas d’avouer que certaines obscurités, relevées dans ses premiers ouvrages, ont pu dériver de ces vagues solitudes. Quoi qu’il en soit, il put de bonne heure lire le grand livre des champs, recevoir le précieux enseignement de la nature avec l’éducation maternelle. Il apprit de sa mère à respecter l’humanité dans le travail de la campagne, à acquérir la saine notion de l’égalité pratique fondée sur les égards mutuels entre honnêtes gens /
« Combien je respectais le sillon couvert d’épis de seigles, les prés rares, jonchés de fleurs, et à plus forte raison le bouvier qui le soir ramenait sa charrue. Car ma mère ne perdait pas une occasion de m’inculquer le respect de la nature humaine dans le laboureur, dans le moissonneur, le semeur, le faucheur, auxquels j’étais si loin de pouvoir atteindre. »
(loc. cit., p. 25.)
Sa mère devait encore lui suggérer d’autres instructions. Elle lui communiqua le goût précoce de la tolérance et le sens du divin dans la plus haute acception de ce mot. Sa conception du Christianisme, vaste comme l’infini, se reflète dans toute l’œuvre de son fils qui, de même que Michelet, Victor Hugo, George Sand, en vertu de ses origines, différera complètement des libres-penseurs contemporains. Chez Quinet nulle trace d’irréligion systématique comme dans le groupe encyclopédique ou dans les écoles actuelles. Son déisme était plus voisin de celui de Socin que de celui de Rousseau. La doctrine d’ensemble, qui se dégage de tous ses écrits, semble la synthèse d’une philosophie très spiritualiste avec un christianisme très compréhensif. Dans cet ordre d’idées il restera jusqu’au bout le disciple de sa mère.
« Je reçus d’elle, je ne sais comment, l’idée d’un père tout-puissant qui vous voyait à toute heure, qui veillait sur nous. Il fallait le prier pour en obtenir la sagesse, et nous le priions ensemble, partout où l’occasion se présentait, dans les champs, dans les bois, dans le jardin, dans le verger, jamais à des moments fixés d’avance.
« L’éloquence qu’elle mettait dans ces prières, toutes conçues au moment même, était surprenante, lorsqu’à voix basse, partout où l’émotion la saisissait, mais le plus souvent le soir, avant qu’on eût apporté la lumière, elle s’élevait en esprit vers le Père commun. Chaque jour, chaque fois, la prière changeait, suivant le besoin, les fautes de la journée, les tristesses, les angoisses présentes car elle m’initiait à toutes ses peines, à toutes ses anxiétés sur l’avenir, et dans ces moments choisis je comprenais ses chagrins, comme je les comprendrais aujourd’hui. Ces prières étaient des conversations en face de Dieu sur ce qui nous touchait, elle et moi, de plus près. C’était notre vie de chaque jour exposée, dévoilée devant le grand témoin. »
À cette préparation religieuse Mme Quinet joignait une méthode d’éducation à la fois stoïque et tendre qui lui assura la confiance et la docilité de son enfant. Nul fils n’aima plus respectueusement et plus profondément sa mère. Trente ans plus tard il prononça lui-même son éloge funèbre, avec des paroles pleines d’onction filiale et de tendresse inspirée. Au début de son autobiographie il caractérise suffisamment cette âme maternelle en lui attribuant « un enthousiasme sacré pour tout ce qu’il y a de grand, de fier sur la terre »
. Cette formule pourrait aussi bien servir de devise à l’œuvre qu’à la vie d’un tel fils. Eugénie Rozat voulut son enfant « parfait », nous dit Mme Quinet dans son étude sur l’Histoire de mes idées. Jamais ambition plus noble n’a été plus complètement réalisée.
Avec l’amour filial, l’intelligence de la nature et l’initiation spirituelle, un autre sentiment, un de ceux qui dominent et remplissent une existence, va s’éveiller dans le cœur d’Edgar Quinet sous l’impulsion des événements, ces rudes et puissants précepteurs. À Certines, il vivait loin des tumultes de la guerre. Ses parents haïssaient dans Napoléon le destructeur de la République et l’envahisseur hasardeux de l’Espagne et de la Russie : ils ne prononçaient jamais son nom. Leur pessimisme découragé avait même retardé l’instruction régulière d’un enfant destiné dans leur pensée à grossir les hécatombes humaines qu’amoncelait la folie des conquêtes. En revanche, cet écolier encore réfractaire à Lhomond avait sous la direction maternelle lu Racine, Corneille, l’Hamlet, le Macbeth de Shakespeare ; on lui avait fait même entendre les accents magiques de Mme de Staël, la grande exilée de la liberté. Bientôt la protestation taciturne de ses parents fut étouffée par la voix des alarmes retentissant sur le sol français comme l’avant-courrière de l’invasion. Le despotisme de Napoléon fut oublié quand se dressa la sanglante apparition de la France menacée. Il n’y eut plus en 1814 et surtout en 1815 que des combattants dans les familles des patriotes. Alors dans Napoléon, comme le dit nettement Mme Edgar Quinet, « le soldat s’identifia pour tous avec la défense du territoire »
. Aussi l’Empereur apparaît-il pour la première fois aux yeux de Quinet enfant sous un jour incomplet et dans une attitude momentanée. De là le mirage auquel ne s’est soustrait presque aucun des génies illustres de notre siècle. Comme nous avons été obligé de le dire déjà, la plupart ont construit la légende et la légende a reconstruit le Césarisme. Mais, auprès du grief qu’il est permis de leur intenter, l’excuse et l’atténuation doivent immédiatement intervenir, comme dans les beaux mythes homériques les Prières viennent sur les pas de la funeste Até pour réparer le mal qu’elle a fait aux humains.
Les deux invasions de 1814 et de 1815 enseignèrent à Quinet et aux hommes de son âge un précoce amour de l’intégrité nationale, une hâtive impatience de revanche et de gloire. Dans son admiration pour le vieux pauvre qui se ressouvenait d’avoir été soldat et allait à soixante-quinze ans se faire tuer pour la France, dans son empressement d’arborer lacocarde tricolore au retour de l’île d’Elbe, il révélait cette passion de la patrie qui sera maîtresse de son être. Ce ne fut pas en face des spectacles de la Terreur blanche que ces ardeurs naissantes pouvaient s’amortir. Dans nos provinces de l’Est, sous le moindre prétexte, on décrétait, on emprisonnait, on fusillait, on guillotinait libéraux et partisans du régime déchu confondus sous la dénomination de bonapartistes. Le jeune Edgar, pendant ses vacances, vit ainsi juger, condamner, exécuter en quarante-huit heures l’un des hommes les plus riches et les plus modérés du département, un grand propriétaire inculpé pour un complot imaginaire, et qui resta souriant jusqu’au prononcé de la sentence. De telles impressions d’enfance achevèrent de décider la vocation libérale d’Edgar Quinet. Il sortit des collèges de Bourg, puis de Lyon. Il entra dans la vie d’étudiant avec la ferveur patriotique, l’illusion napoléonienne, la haine de l’ancien régime, l’horreur de l’étranger. N’en doutons pas, toutes ses données de patriote clairvoyant ont été senties d’instinct dans cette période de son existence avant d’être formulées par l’expérience et le génie de l’homme fait. À l’âge où Victor Hugo était déjà l’enfant sublime, Edgar Quinet fut l’enfant héroïque.
II
Après ce noviciat de l’enfance, le stage de la première jeunesse n’a pas été moins décisif pour Edgar Quinet. « Qu’est-ce que la vie ? »
a fort bien dit Alfred de Vigny, « une grande pensée de la jeunesse réalisée par l’âge mûr. »
Les pensées de ce genre ne manquèrent pas à Edgar Quinet. Il connut les incertitudes de l’esprit pour le choix d’une profession, mais il ne tarda pas, tout en faisant son droit, à se décider pour les Lettres, jaloux d’offrir sa contribution intellectuelle au relèvement de sa Patrie. Recueillons son propre témoignage et voyons dans quelles dispositions en 1820 un jeune homme, un étudiant, se préparait au plus noble des métiers, à l’art d’écrire. Ce témoignage peut servir de leçon à ceux des jeunes écrivains nouveaux qui, après une quatrième invasion, ne comprennent pas la gravité de leur mission et leur devoir envers la grande vaincue :
« L’idée que nous nous formions tous alors de la France me donnait un grand ressort pour échapper à ce premier accablement. La France, après ses deux chutes, ses deux invasions, navrée, percée au cœur, toute saignante, nous paraissait si belle, si noble ; si fière dans ses calamités. Elle n’était pour rien dans ses opprobres ; ils la rendaient cent fois plus touchante à nos yeux. Il n’y avait pas alors dans le monde entier un seul homme qui ne la crût faite pour la vérité, pour la liberté, pour tout ce qui honore le genre humain. Avec quelle tendresse de fils nous regardions, nous comptions ses plaies ! Qui n’eût voulu les guérir au prix de sa vie ? Qui n’eût voulu lui apporter en hommage son travail, son œuvre, son livre, son ébauche, son obole d’idées, à défaut de tout cela une partie de son cœur10. »
Quels accents sincères quelle confiance dans les destinées du pays ! Qui n’aime point la France de cette façon brûlante n’est pas digne de vous, ancêtres aussi grands par vos malheurs que par vos gloires, vainqueurs de Fleurus et d’Austerlitz, vaincus de Waterloo et de Gravelotte, plus chers peut-être à notre piété patriotique !
Telles étaient les idées des meilleurs de la génération nouvelle. Mais ces idées ne trouvaient pas faveur chez les personnes plus âgées. Il y avait beaucoup de routine et de frivolité dédaigneuse dans le monde de la Restauration. Tel qui se croyait indépendant en politique tenait l’esprit fermé à toute audace et gardait la tête farcie de préjugés pseudo-classiques des libéraux et même des ultras, comme le Gillenormand des Misérables, restaient voltairiens dans le sens étroit du mot, impitoyables contre tout ce qui s’écartait de la tradition servile du xviiie siècle mal compris. On voyait des affidés de la Congrégation faire alliance avec des matérialistes contre toute nouveauté philosophique. Sous la réaction déterminée par le ministère Villèle, les Jouffroy, les Dubois, les Cousin, furent remplacés dans les chaires des collèges de Paris où à l’École Normale par des sensualistes moins odieux au parti régnant que les spiritualistes de la France nouvelle. Louis XIV n’avait-il pas donné l’exemple de préférer les athées aux jansénistes ? De là bien des dissidences tournant en querelles dans les salons et dans l’intérieur des familles, bien des résistances de parti pris aggravées par la moquerie et le persiflage. Les jeunes enthousiastes souffrirent cruellement de ces coups d’épingle plus redoutables parfois que des coups d’épée ; ils durent tout emporter de haute lutte, mais après avoir au début joué forcément ce rôle d’incompris qui laisse parfois des ressouvenirs amers et de cruelles cicatrices, Edgar Quinet, comme beaucoup de ses contemporains, éprouva d’abord cette sensation pénible et se reconnut isolé même dans les maisons où on l’accueillait en parent et en ami. Toutes ses impressions de ce temps sont du reste déposées dans les deux volumes de sa correspondance avec sa mère. Prenons au hasard une lettre écrite pendant un voyage à Londres (t. Ier, loc. cit., p. 287) :
« Que je te remercie de ton excellente lettre ! Ne dis plus jamais que tu ne peux rien pour moi, quand tu me rends la vie, la vie de l’âme. Il n’est donné qu’à toi de me faire trouver de l’intérêt et un but à des jours qui se suivent sans que la destinée devienne plus claire. Dieu merci, j’ai été compris, et ce petit voyage qui me laissera de si longues traces ne sera pas nul pour toi. Comme tu es digne de ces plaisirs de l’intelligence que l’on a une fois, deux fois, et que l’on ne retrouve plus. Ne crois pas que l’air de la province ait éteint ta vie intérieure. Il ne faut qu’une occasion digne de toi, pour que tu la retrouves tout entière. Que n’as-tu senti tout ce qui a passé dans mon cœur depuis quelques jours ? Tu sais à quel point d’abattement j’étais tombé, et voilà que je suis plein d’espérance dans l’avenir ; je suis l’homme renouvelé. »
Et plus loin dans la même année 1825 (p. 313) :
« Comment vas-tu distribuer tes projets pour cet automne ? Quand te reverrai-je ? Dieu le sait. C’est pourtant le seul désir qui ne meurt pas dans mon cœur. Je ne puis te dire combien tes paroles d’amitié, de tendresse me font de bien. »
Quinet ne connut pas les milieux plus ou moins excitants de la Muse française, du Globe, de la Revue française, du Cénacle. Il créa son originalité dans la solitude ; elle n’en fut peut-être que plus sûre et plus vivace. Certains hommes ont besoin du contact de leurs semblables pour aiguillonner leur imagination et accroître l’abondance de leurs idées ; d’autres perdraient à ce contact la fraîcheur et l’énergie de leur pensée native. Edgar Quinet nous semble de ce nombre. Sa préparation ne fut pas infertile. Dès 1823 il publiait une fantaisie satirique, les Tablettes du Juif-Errant qui depuis a été réimprimée à la suite d’Ahasvérus. La légende du marcheur fantastique avait hanté de bonne heure les rêves d’Edgar Quinet ; elle courut une première fois sous sa plume encore inexpérimentée, encore juvénile, mais aiguisée déjà par l’esprit et par la raison.
Edgar Quinet n’avait que vingt ans quand parut cet opuscule. À vingt-trois ans il frappait un coup de maître en donnant la traduction des idées de Herder sur la philosophie de l’histoire, complétée deux ans après par un essai sur les œuvres de Herder. La préface de cette traduction révélait un des futurs maîtres du style renouvelé et de la pensée moderne. Une tradition rapporte qu’Augustin Thierry, lisant les Martyrs au collège, se promenait à grands pas en répétant le bardit des Franks dans l’inoubliable bataille et s’enivrait longuement de ces phrases rythmées. De même quel jeune homme épris de poésie n’aurait profit et plaisir à redire ces strophes de prose onduleuse et sonore, comme notre langue, Chateaubriand mis à part, n’en connaissait plus depuis Pascal et Bossuet.
« Le jour où la liberté manquerait au monde serait celui où l’histoire s’arrêterait. Poussé par une main invisible, non seulement le genre humain a brisé le sceau de l’univers et tenté une carrière inconnue jusque-là, mais il triomphe de lui-même, il se dérobe à ses propres voies et, changeant incessamment de formes et d’idées, chaque effort atteste que l’univers l’embarrasse et le gêne. En vain l’Orient qui s’endort sur la foi des symboles croit-il l’avoir enchaîné de tant de mystérieuses entraves ; sur le rivage opposé s’élève un peuple enfant qui se fera un jouet des énigmes de l’Orient et les dénoncera à son réveil. En vain la personnalité romaine a-t-elle tout absorbé pour tout dévorer ; au milieu du silence de l’empire est-ce une illusion décevante, un leurre poétique, que ce bruit sorti des forêts du Nord et qui n’est ni le frémissement des feuilles, ni le cri de l’aigle, ni le mugissement des bêtes sauvages ? Ainsi, captif dans les bornes du monde, l’Infini s’agite pour en sortir. »
Au moment de rééditer cette production de jeunesse, en 1857, Edgar Quinet nous fait cet important aveu que son introduction, saluée par la parole de Goethe, est comme l’ébauche de son œuvre, renfermant des idées qui n’ont fait que se développer en lui, croyance à la liberté comme au principe de l’histoire, proclamation du règne de la conscience supérieure à la nature aveugle, respect de l’individualité. « Et que servirait d’écrire, si l’âge mûr ne
confirmait la jeunesse, si la vieillesse ne confirmait l’âge mûr. C’est alors que nous serions un roseau et le plus misérable de tous. »
Heureux et rares les hommes qui peuvent se rendre de semblables témoignages !
Cette publication procura presque simultanément. deux amitiés très différentes au solitaire de la veille, l’une solide et sûre, contractée pour ne finir ici-bas qu’avec la vie d’un des deux compagnons l’autre, captivante, impérieuse, mais trompeuse, passagère, et destinée à ne laisser que le ressentiment d’une discussion imprévue. L’ami de toujours fut Michelet, l’ami de quelques heures décevantes fut Victor Cousin. Cousin, alors destitué, populaire par sa disgrâce, sympathique par son talent de parole et son attitude d’orateur, jouissait à la fois de l’estime des connaisseurs et de la popularité bien gagnée. Quinet partagea cet enthousiasme. Il voulut le transmettre à sa mère. L’accueil démonstratif, un peu théâtral de Cousin, le ravit, mais plus encore l’ardente foi, la grandeur morale qu’il lui supposait :
« C’est un charme inconcevable. Je ne me lasserais jamais de parler de lui. Il remplit mon cœur. Je tremble de joie en le voyant. C’est de l’amour, c’est bien mieux que de l’amour, c’est de l’admiration la mieux sentie et la plus méritée qui fut jamais. Il est impossible de parler de sang-froid de ces hommes qui dans leur vie ont atteint aux sublimes pensées. Ils répandent je ne sais quel charme autour d’eux. Tout devient plus touchant, plus solennel. Quand ils vous parlent, c’est une incroyable douceur, l’harmonie pure d’une âme qui se révèle. En les quittant vous vous sentez plus de force contre les difficultés et les angoisses de la vie. Quel dommage que tu ne le connaisses pas.
« On voit aux regards fixes de cet homme quand il parle, à toute sa physionomie qui se recueille, à son accent harmonieux mais déterminé, que tout est arrêté dans cette tête, et la vie et la mort. Le voilà qui croit au triomphe de la raison, de la justice, comme à sa propre existence. Et de là l’extrême douceur qu’il met dans la discussion, parce qu’il n’en est plus à l’expérience et qu’il se repose avec confiance sur la force du destin. »
(Lettres à ma mère, t. Ier, p. 323-24, juin 1825.)
La déception devait succéder à cette confiance dithyrambique. En septembre 1830, dans la suite de sa correspondance, Quinet accusera ce même Cousin d’avoir montré « le plus misérable caractère »
. Bientôt il traitera de « commediante » celui qu’il eût suivi jusque dans les prisons, comme Criton auprès de Socrate. La vérité d’appréciations ne résiderait-elle pas entre ces deux opinions extrêmes ? Que Victor Cousin ait trompé l’attente de Quinet en lui découvrant un homme habile au lieu d’un homme austère, qu’il ait manqué surtout à ses engagements d’amitié, nous ne pouvons en disconvenir. Mais, si peu d’attrait que puisse inspirer Cousin par certains incidents de sa vie privée ou publique, on ne saurait non plus méconnaître sans injustice les premiers services rendus par un tel orateur au libéralisme renaissant, l’impulsion que ses écrits et ses recherches imprimèrent aux études philosophiques, la préférence louable qu’il accorda toujours à la politique de M. Thiers sur le système gouvernemental du Centre Droit, enfin dans ses ouvrages d’histoire biographique une assez vibrante intonation de patriotisme. On ne peut surtout éluder les solides apologies que lui ont dédiées d’illustres disciples, un Bersot, un Paul Janet, pour ne citer que ceux dont les plus difficiles ne suspecteraient pas l’attachement aux institutions libérales. L’éclectisme en philosophie a fait son temps comme toutes les doctrines transitoires : il serait inique de lui dénier son efficacité morale et sa saison de grandeur11.
Tout en stipulant ces réserves, il ne nous coûte pas de reconnaître, en même temps que la distinction intellectuelle de Cousin, son infériorité morale sur l’idéal que s’était formé Quinet, véritable idéal de chef d’école et de penseur souverain. C’est qu’Edgar Quinet appartenait à une autre race malheureusement très restreinte, à l’élite de ceux qui tiennent leur vie en harmonie avec leurs principes. Si l’indulgence n’était un devoir même pour la désillusion, de tels hommes auraient seuls le droit d’être sévères car ils sont les meilleurs de la famille humaine. À toutes les époques de l’histoire l’identité de l’acte avec la parole, la conformité de l’âme avec l’esprit, est le signe le plus rayonnant de la noblesse morale c’est à cette lumière que la postérité reconnaît et désigne les élus de la conscience.
III
Deux voyages qui suivirent la première publication d’Edgar Quinet devaient exercer sur sa destinée la plus active influence. En 1828, passionné pour la cause de l’indépendance grecque qui avait suscité la croisade des poètes, il obtint d’être adjoint à la commission déléguée par l’Institut dans le Péloponèse. Il partit le 10 février 1829 avec ce zèle d’antiquité qu’avaient excité ses lectures d’adolescent. Quoique plutôt nourri du génie latin, comme tous les hommes de sa génération, il était déjà saisi par cette nostalgie de la divine Hellade qu’éprouvent tous les artistes dignes de ce nom. Qu’était-ce donc quand la Grèce moderne asservie, foulée, écrasée, se débattait contre les barbares et s’armait non pas seulement de balles et de flèches, mais de traditions et de réminiscences sacrées ! L’art et l’héroïsme du passé combattaient encore pour cette terre sainte. Quinet fut l’un de ces volontaires dont Byron avait été le devancier. Il arrivait au lendemain des luttes acharnées, mais il n’en affrontait pas moins les plus sérieux dangers, ayant à traverser les villes occupées par les Turcs, défiant la peste et la maladie, toujours avec le visage souriant et l’intrépidité du cœur. Il en rapporta la Grèce moderne qui parut en 1830 et lui valut de glorieux suffrages, entre autres ceux de Villemain, toujours bienveillant et juste envers lui, et de Victor Hugo, qui plaçait ce livre au-dessus de l’Itinéraire. C’est qu’en effet ce livre, plein de verve pittoresque et d’éloquente sympathie, est toujours jeune pour ceux qui ne se défendent pas d’aimer, autant que les philhellènes de 1827, ce petit peuple héritier de si grands souvenirs12.
Dans cet ouvrage, ainsi que dans ses belles pages sur les théories de Herder, le poète de la prose se décèle à tout moment : c’est la Grèce renaissante assimilée à une fleur du matin éclose dans la nuit ; c’est le contraste des légendes nombreuses et de la brève destinée de la Messénie comparée au mont Ithome « large et verdissant à la base, tronqué et dépouillé à son sommet »
; ce sont les chants de Klephte, « nus et fauves autant que les crêtes d’où l’on entend glapir l’épervier »
.
Par ces étincelantes images se traduisait une vision rapide et nette de la Grèce. En face de la moderne délivrée, Quinet franchissait les âges classiques et avant nos trois grands poètes hellènes, Laprade, Banville et Leconte de Lisle, retrouvait les temps primitifs. Cette initiation du voyageur se fera désormais sentir dans tous les écrits d’Edgar Quinet et plus tard dans son enseignement, rattachés à l’Hellade par un enchaînement radieux d’allusions et de métaphores.
Comment Quinet avait-il supporté si allègrement les fatigues du voyage et les périls que sa modestie dissimule ? Il faut remonter à l’année précédente pour s’expliquer ce courage presque insoucieux. Le traducteur de Herder avait voulu visiter l’Allemagne. On lui conseilla le séjour de la ville universitaire de Heidelberg dans la riante vallée du Neckar. Là le voyageur, par l’intermédiaire du mythologue Creutzer, reçut l’hospitalité dans une famille qui vivait de la vie studieuse et patriarcale que l’on menait alors au pays rhénan. Le chef de cette famille, M. Moré, ancien pasteur, devenu notaire de village, était un homme instruit, austère, unissant à la simplicité de son pays un cœur tout français. Il avait été l’hôte de Desaix et de nos généraux républicains ; il avait suivi l’entraînement d’Adam Lux et de Forster vers notre Révolution. Quinet le trouva au milieu de sa famille, groupe charmant de neuf filles qui en ce moment exécutaient un oratorio de Haendel, Samson, avec le recueillement le plus correct. Dans ce groupe se détachait une jeune fille d’une beauté régulière et délicieuse, dont les allures révélaient la douceur de l’âme et l’élévation du caractère. C’était Minna Moré, qu’Edgar Quinet, à partir de la première heure, aima d’un amour profond, préludant au mariage par de longues fiançailles. Il emporta donc en Grèce cette image, inséparable désormais du souvenir de sa mère. Quelques-unes de ses lettres à sa fiancée ont été recueillies dans sa correspondance. Rien de romanesque, rien d’emphatique. Elles traduisent d’une manière remarquable la sincérité du sentiment, l’intensité de la tendresse.
Cette union à longue échéance souleva bien quelques objections dans l’esprit si net de la mère d’Edgar Quinet, mais ces objections tombèrent devant l’évidence de l’amour et la certitude des affinités morales. Au reste ces fiançailles de plusieurs années, ce mariage avec une Allemande, permirent au jeune érudit d’habiter fréquemment l’Allemagne et de surprendre tous les secrets du génie et du caractère germanique. La plupart de ses écrits ont bénéficié de cette prise de possession. La France en aurait pu tirer avantage, mais aucun des avertissements que dans son intérêt Quinet multiplia, ne fut écouté par notre nation trop confiante et trop légère. De 1831 à 1842, il ne cessa d’apprendre l’Allemagne à la France. Ses articles, publiés dans le National et la Revue des Deux Mondes, réunis depuis en corps de volume (Allemagne, Italie, mélanges, t. VI des Œuvres complètes), ont enseigné tout ce que nos concitoyens s’obstinaient à ignorer, tout ce qu’ont méconnu sciemment les auteurs de la guerre de 1870. On se figurait chez nous l’Allemagne perdue dans le rêve et le piétisme. En 4831 Edgar Quinet nous montre déjà cette Allemagne avide de nous arracher l’Alsace et la Lorraine, aspirant à l’unité sous l’hégémonie de la Prusse. Il nous prouve, en retraçant les vicissitudes des écoles philosophiques et littéraires, que tout conspirait dans ce pays d’apparence si bénigne à une éducation d’envie et de haine, à une gymnastique de représailles contre la France. Plus les partis se disaient avancés, plus ils étaient hostiles à notre pays : « Le démagogue allemand resté pur et qui n’a point forfait à ses principes, doit haine et mort à la France. Du moins cet Annibal l’a juré en classe
, sur l’autel d’Hamilcar. En conséquence il prêche la croisade contre ce peuple de mécréants. »
Les Allemands s’y étaient pris de longue date pour élaborer leur acharnement de 1870. Croirait-on que dans un voyage sur le Rhin Edgar Quinet, rencontrant un érudit relativement modéré et lui demandant à quel but tendait l’Allemagne, obtint cette réponse débitée de sang-froid : « Nous voulons revenir au traité deVerdun entre les fils de Louis le Débonnaire. »
Il nous avertit encore, avec Henri Heine, que chez nos voisins le gallophobe furibond était un type plus fréquent que chez nous l’inoffensif chauvin. En un mot il remplit le rôle de prophète, rôle ingrat et stérile entre tous. A-t-on daigné croire aux avertissements fatidiques d’Edgar Quinet ? à aucun moment, pas même au lendemain de Sadowa ; La France aveuglée n’a lu ni compris ces pages sibyllines, révélatrices d’un sombre avenir, qu’aux lueurs des incendies de Bazeilles, aux feux des bivouacs allemands campés sur le sol natal. Penseurs, aurez-vous toujours le sort de la prophétesse d’Ilion qui put mesurer la profondeur de l’incrédulité de ses concitoyens à l’immensité de leur désastre !
IV
La révolution de 1830 avait surpris Quinet à Grunstadt, près de sa fiancée. Rien n’égala son émotion quand tout le long de la route il vit sur les bords du Rhin ce symbole de vie nationale qu’il appelle « le divin drapeau tricolore »
. Il écrit à sa mère qu’il ne se consolera jamais de n’avoir pas « marché avec les faubourgs »
. Sa première pensée fut pour un conventionnel, vieil ami de sa famille, témoin de son enfance, exilé par les Bourbons, et dont il espérait le prompt retour, Baudot, dont les mémoires inédits ont servi de fondement à la Révolution d’Edgar Quinet. Mais que de déceptions pour l’homme et le patriote ! Au lendemain de 1830 les doctrinaires prirent le pouvoir et, comme il arrive trop souvent, les militants de la veille furent écartés au profit des transfuges du régime déchu. Malgré l’appui de Villemain, Quinet attendit huit ans la chaire d’enseignement supérieur qui lui était promise et due. Pendant ces huit années il fit deux parts de sa vie : l’une vouée à l’action, c’est-à-dire à la polémique, sinon républicaine, au moins démocratique et patriotique ; l’autre consacrée aux recherches studieuses, aux écrits d’imagination, à la pensée et au rêve. Le premier il retrouve les épopées inédites du xiie
siècle, découverte dont tous ont tiré parti, dont personne ne lui a fait honneur. L’érudition officielle, aussi dédaigneuse alors du moyen âge qu’elle en a été engouée et fanatique par la suite, lui suscita mille dégoûts. Fauriel, qui devait se rallier à ses idées, Génin, qui devait les mettre en œuvre, Raynouard en première ligne, lui firent une opposition véhémente. Il eut pour défenseurs Michelet, Charles Magnin, Jules Janin, son camarade de collège. Lamennais qui ne le connaissait pas encore et qui publia de lui-même son rapport au Ministre dans le journal l’Avenir. Ce rapport établit des données aujourd’hui vérifiées, l’origine celtique des poèmes de la Table ronde, l’antériorité des chansons de geste sur les versions en prose, le privilège épique de la langue d’oïl. Voici comment Quinet apprécie nos origines dans son Essai sur l’Histoire de la Poésie (p. 34) :
« Le génie guerroyant de la France respire principalement dans ces valeureux poètes. Ajoutez que leur langue de fer les secondait à merveille, pauvre en moralités, singulièrement riche et à l’aise, quand il s’agit d’armures, de hauberts rompus et démaillés, de sang vermeil, de vassaux navrés et de cervelles répandues. Aussi, au milieu de leurs interminables épopées, où souvent ils sommeillent comme leur ancêtre Homère, le signal de la bataille est-il toujours pour eux le réveil du génie. Un enthousiasme sincère les possède ils trouvent des lumières soudaines au plus fort de la mêlée. Des prouesses d’imagination les égalent à leurs héros ; car ils sont eux-mêmes les chevaliers errants de l’art et de la poésie. Malgré toutes les difficultés d’un idiome embarrassé, leurs fières fantaisies éclatent par de grands traits, comme la Durandal hors du fourreau. Sans le secours de l’art ils combattent à proprement dire nus et sans armes, et par la seule vaillance de la pensée, ils s’élèvent à un sublime naïf que l’on n’a plus retrouvé depuis eux. »
Peut-être, comme tous les novateurs, Quinet s’exagérait-il la valeur poétique et même pittoresque de ces épopées qui, recommandables par l’invention et surtout par l’ascendant sur les littératures européennes, sont dénuées de couleur et de ce qu’on appelle l’éclat. Ébauches au point de vue du goût et de l’art, elles n’en restent pas moins de précieux documents pour l’histoire littéraire. C’est dire que l’initiative de Quinet mérite d’être glorifiée.
Nous avons rapporté à cette partie de sa vie ses nombreuses études sur l’Allemagne. Elles furent réunies en 1836 dans un seul volume à ses impressions de voyage en Italie. Ces chapitres annonçaient des travaux plus étendus sur cette Italie, alors si opprimée, à laquelle tous les libéraux croyaient payer une dette en hâtant de leurs vœux son retour à l’indépendance. Quinet ne fut pas le moins épris de cette cause. C’est encore pendant cette période qu’ont été composés plusieurs essais rattachés sous le titre de Mélanges au tome IV des œuvres complètes : l’un sur l’avenir de la religion qui semble la préface des grands ouvrages qui suivront ; l’autre sur les arts de la Renaissance ; un troisième sur le champ de bataille d’Arcole ; un quatrième sur le champ de bataille de Waterloo. Cette dernière notice est trop empreinte à notre gré de cet esprit de démocratie napoléonienne qui se justifie moins après 1830 que sous la Restauration. Quinet y fait trop bon marché des institutions libres ; il accepte le Consulat sans restriction. À la vérité la plupart des républicains ne tenaient pas un autre langage depuis Carrel jusqu’aux accusés du procès d’Avril. Le National, la Tribune, les feuilles lyonnaises, faisaient à l’envi de Napoléon le messie armé de la Révolution, un agent providentiel des principes de 89. Le retour triomphal des cendres de l’Empereur ne rencontra dans les Chambres que de rares contradicteurs, parmi lesquels Lamartine, comme nous l’avons déjà dit, prophète en cette occasion. Quinet partagea cet entraînement de bonapartisme républicain qui chez des hommes tels que lui tenait aux complaisances de l’illusion, mais qui chez les politiciens de cette époque doit être considéré comme un expédient d’opposition d’une moralité très douteuse.
Voilà pourquoi nous n’insisterons pas sur l’une des trois œuvres d’imagination qui marquent cette phase de la vie d’Edgar Quinet, le poème de Napoléon où la fatale légende supprime la vérité historique située entre le dithyrambe et le pamphlet. Napoléon, comme Prométhée, comme plus tard les Esclaves, est écrit en vers. Quinet est un si grand poète dans sa prose qu’on peut, sans lui faire tort, émettre quelques restrictions sur l’excellence de ses alexandrins. Son imagination était trop jaillissante pour qu’il pût se soumettre à la précision du détail, à la symétrie du rythme qu’observent dans leurs plus grandes audaces les Pindare et les Victor Hugo. À tout moment la pensée déborde l’expression. Les images multipliées ne sont pas harmonieusement suivies, rigoureusement opposées comme chez les meilleurs poètes de notre temps. De là beaucoup de métaphores incohérentes et de phrases obscures. Le siège de Constantine, le Combat du poète, une ode à Lamartine, qui figurent dans les Mélanges, sont par moments d’une lecture malaisée. Et pourtant le génie d’Edgar Quinet est si naturellement poétique, si riche son imagination, sa pensée si élevée et si noble, sa sensibilité si vive et si frémissante, que les beaux vers s’élancent en grand nombre. Mais il serait difficile de détacher beaucoup de pages soutenues, d’une facture égale, d’une prosodie résistante. C’est le défaut général du Prométhée, des Esclaves, publiés longtemps après, et surtout du Napoléon. Ce défaut ne doit pas du reste rendre insensible aux beautés éparses.
Le mythe éternel de Prométhée qui depuis a tenté des poètes de talent, MM. Louis Ménard, Édouard Grenier, Gustave Vinot, Charles Grandmougin, a été compris par Edgar Quinet comme l’avait entendu Tertullien. Pour le poète moderne comme pour les Pères de l’Église, Prométhée est le précurseur du Christ. Quinet s’engage bien avant dans le dogme chrétien en donnant pour libérateur au martyr du Caucase les archanges Raphaël et Michel. Dans sa préface il proteste contre l’accusation d’impiété : « Si c’est être religieux, dit-il, de reconnaître en chaque chose la présence de l’infini si c’est être croyant de garder le culte des morts et la foi dans l’éternelle résurrection si c’est être ami de Dieu de le chercher, de l’appeler, de le reconnaître sous chaque forme du monde visible et invisible, alors celui qui écrit ces lignes est tout le contraire de l’impie. »
L’homme qui a dicté cette profession de foi, plus chrétienne encore que spiritualiste, est assurément plus voisin de Channing, de Coquerel, même d’Arnaud de l’Ariège et de Frédéric Morin, que des matérialistes ou des positivistes d’aujourd’hui.
Aux beaux vers inégaux de Napoléon et de Prométhée nous préférons de beaucoup la merveilleuse prose poétique d’Ahasvérus. Pour nous ce poème dialogué n’a pas vieilli. Les beautés en sont aussi neuves, aussi fraîches qu’elles pouvaient le paraître aux contemporains. La donnée mystique plairait moins de nos jours. Pour se mettre dans l’esprit du poème, il faut, dès le début, suivre l’auteur dans un Paradis qui ne serait pas désavoué par Dante, écouter les dialogues des anges et des saints, assister au déluge, à la salutation des Rois Mages, aux stations du Calvaire, admettre la légende du Juif errant. Mais que l’on soit un croyant, ou que l’imagination, à défaut de la foi, concède au poète la mise en œuvre de ces traditions canoniques ou apocryphes, on découvrira sans peine des splendeurs qui selon nous égalent les morceaux les plus vantés du Faust de Goethe. Le chœur des sphynx, les villes qui se répondent en échangeant le secret de leur grandeur et de leur décadence, le contraste du vieux monde avec un monde nouveau dans les chants alternés des Rois Mages et des bergers, nous offrent d’admirables inventions traduites dans une prose musicale et peinte qui rejoint les sons et les couleurs des plus grands poètes. Une citation pourra tout au moins en donner quelque idée :
Les Rois Mages
« Dans notre pays le soleil se lève comme un roi mage qui monte à sa tour le dattier fleurit et le citronnier aussi ; la gomme croît sur les arbres, l’encens sur les branches. La cigogne fait son nid sur le toit qu’elle aime le mieux ; le sable est d’or, l’ombre sent la myrrhe ; au fond des citernes le ciel pur se désaltère en s’y mirant tout le jour. Venez dans nos royaumes ; la mer qui les touche vous apportera des perles sur la rive, et vous caresserez, quand vous voudrez, sa verte chevelure sans la mettre en colère. »
Chœur des bergers
« Dans notre pays le soleil se couche comme un fantôme fatigué qui a gagné sa journée ; le pin y verdit sur le mont, le bouleau dans la forêt ; là le mage est noir, la bise murmure, la feuille morte sanglote à notre seuil ; et puis la chaumine soupire, la grotte pleure, l’Océan mène paître dans l’orage ses troupeaux démuselés ; vous aurez faim, vous aurez soif, et il n’y a rien auprès de nous que nos chiens pour nous garder. »
Le Christ
« J’aime mieux que le pays des rois le pays où la chaumine soupire, où la grotte pleure, où la feuille sanglote. »
Après la rencontre sur le chemin du Calvaire, l’Ahasvérus du poète commence son odyssée fantastique. Rien n’est éclatant d’une beauté vraiment homérique comme les adieux que lui fait son père, ignorant de la faute et par conséquent de l’arrêt qui pèse sur le voyageur éternel. Pas un épisode du reste qui ne soit étrangement poétique, jusqu’à la troisième journée où se produit la péripétie qui forme le nœud du poème. Comme de Vigny dans Éloa, comme Soumet dans sa Divine Épopée, Quinet a créé le type d’un ange déchu par pitié pour les maux d’un mortel. C’est l’ange Rachel qui, pour avoir un moment oublié les souffrances du Christ. à la vue d’Ahasvérus condamné, a été réduit à la condition féminine et voué à la compagnie de la vieille Mob, c’est-à-dire de la Mort. Mais que cet ange est plus sympathique sous les traits d’une femme victime de sa compassion ! Combien surtout dans ce Faust français cette Rachel est-elle supérieure à la Marguerite de Goethe plus insignifiante encore que naïve !
À partir de ces épisodes les beautés ne discontinuent pas : l’amour passionné d’Ahasvérus pour Rachel, la tendresse ardente et communicative de la vierge angélique, la fin des âges magnifiquement déroulée, tout nous donne, tout nous suggère l’impression de la grandeur épique, telle que notre temps la peut concevoir. Aucune œuvre aussi puissante n’avait encore été construite, et, pour qu’Ahasvérus fût surpassé, il a fallu que Victor Hugo produise ses Burgraves et sa Légende des siècles. Mais, après ces chefs-d’œuvre complets, au-dessous de ces enfantements gigantesques du moderne Eschyle. si l’on nous demandait quelle est en seconde ligne la plus vaste conception du siècle dans le genre épique, nous irions droit à l’Ahasvérus de Quinet, malgré notre estime pour le Dernier Homme de Grainville, la Panhypocrisiade de Lemercier, la Chute d’un Ange de Lamartine et surtout la Divine Épopée de Soumet, si admirable et si oubliée. Qu’on nous permette un regret à l’endroit de ces œuvres inégales mais encore grandioses. Comme nos pères, ces affronteurs d’épopée, étaient de tout autres chevaucheurs de Pégase que nos timides contemporains, la plupart si rétrécis dans leurs développements, si parcimonieux de souffle et d’inspiration ! Quant à la fièvre d’amour qui circule dans cet ouvrage, ne nous en étonnons pas. Quinet y avait mis toute sa longue tendresse pour la fiancée qui, un an après, devint sa femme. Rachel était la transfiguration poétique de Minna Moré.
V
À partir de 1839, une existence nouvelle va s’ouvrir pour Edgar Quinet, la vie militante de l’enseignement supérieur. Jusque-là il avait été plutôt un littérateur ; mais une large érudition débordait de ses compositions les plus romanesques. La traduction de Herder, le Voyage en Grèce, le Rapport sur les épopées inédites, étaient les garants d’une aptitude au grand professorat confirmée par une publication récente, une rapide et brillante Histoire de la poésie épique, trop peu familière à nos jeunes étudiants et trop connue en revanche de plagiaires qui ont fait leur fortune scientifique en s’appropriant les idées contenues dans cet ouvrage bref et substantiel. En réalité nul n’était mieux préparé qu’Edgar Quinet aux fonctions qu’il allait remplir, lorsqu’à la fin de 1838 le ministre d’alors, M. de Salvandy, le nomma professeur des littératures étrangères à la Faculté des Lettres de Lyon. Le 10 août 1839 Quinet prenait possession de sa chaire par un discours sur l’unité morale des peuples modernes. Ses cours de Lyon devaient former le beau livre sur le Génie des religions.
Ce livre résume éloquemment des idées que nous connaissons déjà. Animé de sympathie pour la pensée religieuse, pour ses diverses évolutions à travers les âges, Quinet cherche à démêler leur concordance avec les progrès de l’esprit humain. L’idée d’ensemble nous paraît élevée et impartiale ; dans le détail on dirait une encyclopédie de faits et d’aperçus ; les titres seuls des chapitres indiquent et le nombre et l’importance des questions traitées. C’est le Discours sur l’histoire universelle refait avec une érudition plus ample, un génie plus compréhensif ; c’est le Bossuet du xixe siècle, parlant aussi de haut à la jeunesse française qu’il convient d’instruire, tout comme le Dauphin d’autrefois, et qu’il sera toujours opportun d’enlever sur les cimes de l’histoire au-dessus des réalités vulgaires, au-dessus de l’existence au jour le jour, prosaïque et mesquine comme la Nécessité. Détachons une de ces pages sur les transformations religieuses de l’humanité (p. 324-25) :
« Si l’on recherche en quel temps l’homme a vécu le plus satisfait de la terre, il est aisé de voir que ce fut pendant le règne de cette religion de poètes (le polythéisme hellénique). Il avait renoncé à creuser les anciennes questions ; où il trouvait un abîme il plaçait une divinité qui en cachait les profondeurs sous la pourpre. Ces divinités indulgentes, toujours près de lui, jeunes, imprévoyantes comme lui, nées de l’Hymne, le rassuraient constamment sur sa propre destinée ; il s’endormait sous leurs regards. Pourvu que la terre vînt à sourire au lever du soleil, qu’avait-il besoin d’en demander davantage ? C’est là qu’il avait attaché son âme et ses désirs. Il y eut un moment de trêve pour lui. Nourri de nectar, sa sérénité fut même si profonde qu’à peine elle fut troublée par la chute de la société grecque. Les villes tombaient en ruines qu’il refusait encore de s’inquiéter. Pour le réveiller sur les roses il fallut que le christianisme vînt déchaîner en lui une ambition sans limites. Depuis cette heure il a regardé la terre avec dédain. Les plaisirs mêmes des souverains de l’Olympe lui ont paru indignes de ses convoitises. Ces prodigieuses contradictions dont parle Pascal sont entrées dans son cœur. Que sont le nectar et l’ambroisie pour celui qui a soif de la vie de l’esprit ? La vallée de Tempé est devenue une vallée de larmes ; par un contrat héroïque l’homme a conquis l’infini au prix de l’infinie douleur. »
On comprend qu’un tel cours attirât, soulevât, transportât un auditoire enthousiaste. Deux ans plus tard, Quinet devait trouver à Paris le même succès, décuplé par le retentissement d’un milieu plus vibrant et plus ◀vivant▶ encore. Villemain, en rentrant au ministère, avait créé pour lui le cours des littératures du Midi au Collège de France. L’enseignement de Quinet fait partie de notre histoire contemporaine. Il y mit la passion de l’heure présente, la polémique d’actualité, parfois non sans quelque outrance, si l’on en croit ses adversaires et même des contradicteurs d’esprit moyen et tempéré. Nous n’avons pas à plaider pour un homme aussi sincère, mais il faut reconnaître qu’ayant à traiter des littératures méridionales et devant, comme tout professeur du haut Enseignement, confronter la société avec l’art, il rencontrait forcément les Jésuites et l’Ultramontanisme sur sa route dans la décadence de l’Espagne et de l’Italie. Il les a jugés comme le faisait alors la France de 1830, depuis M. Victor de Broglie et M. Thiers jusqu’à la gauche radicale. Il a exercé le droit de libre contradiction et d’appréciation historique. La suite des temps a-t-elle donné raison ou tort à ses jugements, à ses prévisions ? Les trente dernières années nous répondent. L’évanouissement définitif ou passager, mais en ce moment incontestable, du gallicanisme et de l’école catholique libérale s’est chargé de justifier les horoscopes d’Edgar Quinet. Le jour où les Maret, les Darboy, les Gratry, l’évêque d’Orléans lui-même, ont été les vaincus et M. Louis Veuillot le triomphateur, a donné sa conclusion logique et son dénouement au cours prophétique d’Edgar Quinet.
C’est de ce cours si réclamé, si fêté par la jeunesse, que sont sortis ces deux beaux livres, le Christianisme et la Révolution française, les Révolutions d’Italie, le dernier terminé, puis rédigé seulement après la fermeture du cours. Car ce cours fut fermé sous l’action des polémiques ultramontaines. Vaine satisfaction accordée par un gouvernement plus libéral d’ordinaire à ses implacables ennemis ! Ceux mêmes auxquels il sacrifiait la liberté du professeur devaient être les premiers à battre des mains à l’écroulement de la monarchie de Juillet. Quoi qu’il en soit, Quinet, loin de se décourager, consacra ses loisirs forcés à l’achèvement des Révolutions d’Italie ; il avait donné précédemment une saison de vacances à une excursion en Espagne dont il nous a conservé le récit. Ce n’est pas un de ses meilleurs livres ; mais partout chez Quinet reparaissent les qualités maîtresses, la raison clairvoyante et le large enthousiasme. C’est cet enthousiasme qui a été le plus combattu, le plus persécuté dans les cours du Collège de France. À nos yeux, Quinet n’a pas de plus beau titre pour assurer sa gloire de professeur.
En effet, si nous estimons qu’en principe toute ingérence exorbitante dans les controverses du moment doit être exclue d’un sentiment élevé, surtout quand on représente un ordre d’idées triomphantes, faut-il, en vertu de ce scrupule, tomber dans l’excès opposé, faire disparaître l’enthousiasme de l’enseignement ? Nous ne croyons pas que les investigations savantes, dont il sied avant tout d’exposer les résultats, doivent de parti pris comprimer les cris intermittents du cœur, étouffer les soudains élans de l’âme. Non ! l’autorité morale et l’appel à la conscience seront toujours compatibles avec les développements et la dignité de la science. Quinet, Michelet, avant eux les trois Maîtres illustres de la Restauration, après eux quelques contemporains, fidèles à la méthode persuasive, ont bien su réaliser l’accord de l’érudition indispensable et de la direction des âmes. Faut-il, comme on le prêchait surtout dans ces dernières années, renoncer à cette partie sacrée de la mission du professeur ? on y perdrait la maîtrise de la jeunesse française, abandonnée au scepticisme et à l’indifférence, sinon livrée aux influences hostiles. Combien nous semble plus efficace la tradition de nos devanciers ne séparant pas l’inspiration de la recherche et la conscience de la science ? Nos Facultés ne sont pas seulement des laboratoires de larges études ; elles doivent encore, comme après Iéna les Universités allemandes, être l’école des hauts sentiments et du patriotisme traditionnel. Il est temps que, selon l’expression de Michelet, de nouveau « la flamme morale tombe sur la foule ardente »
.
VI
Edgar Quinet devait remonter dans sa chaire après la révolution de février. Ce ne fut que pour quelques mois. La vie politique le prit à la littérature et à l’enseignement, et il y transporta ses nobles habitudes de pensée et d’action. Il y déploya dès les premiers jours cette prescience des événements qu’a témoignée Lamartine, qu’ont plus d’une fois manifestée les poètes d’ordre éminent et l’élite des hommes d’étude. Comment en effet ces esprits, dont l’intuition est le privilège quotidien, dont la connaissance du passé constitue l’aliment continuel, ne verraient-ils pas plus loin dans l’avenir que des parvenus de la politique, législateurs improvisés, trop souvent étrangers à toute vue générale et ignorants des leçons de l’histoire ? En réclamant les élections immédiates au lendemain de la révolution, en démasquant dès le principe le péril d’une expédition dans les états romains, en prouvant le sort de la République inséparable de l’éducation du suffrage universel, Edgar Quinet se montra clairvoyant là où ne cessèrent d’être aveugles tous ces hommes qui passent leur temps à se rire des théoriciens et des rêveurs. De même, après avoir prévu l’orage, il resta des plus fermes et des plus courageux quand la tempête eût éclaté. Il fut de ceux qui peuvent dire avec le poète latin : « Tout était soumis, sauf l’âme irréconciliable de Caton. »
À Bruxelles, à Veytaux, pendant la proscription suivie de l’exil volontaire, nous le voyons remplir son devoir de citoyen et de penseur en protestant par tous ses écrits contre la brutalité du fait triomphant. Pas un de ses livres qui n’inflige une réplique au Césarisme victorieux ! Après les Révolutions d’Italie, publiées en 1852, paraissent les Esclaves avec cette dédicace : « Exsulibus exsul ». Ce poème dialogué, qui met en scène Spartacus et ses compagnons, réclamait contre l’abaissement des multitudes promptes à perdre l’héritage civique des aïeux pour un peu plus de pain et beaucoup de spectacles. Marnix de Sainte-Aldegonde, histoire de la République des Provinces unies, apprenait aux républicains trop facilement abusés le secret d’échapper aux pièges de leurs ennemis. Les Roumains revendiquaient la justice en faveur d’une nationalité alors méconnue. Une étude imprimée dans la Revue des Deux Mondes (1855) produisait une révolution dans la critique historique. Au fatalisme hégélien qui faisait le fond de presque tous les récits accrédités et qui voulait expliquer le mal comme le bien par un enchaînement géométrique, Quinet substituait hautement une théorie de l’histoire fondée sur la conscience et l’idée du Droit applicable à notre pays comme à toute autre nation, mais surtout à notre pays. Il dénonçait cette tactique d’historiens complaisants qui, depuis 1812, avaient conspiré sans cesse à réhabiliter les plus tristes souvenirs du moyen âge ou de l’ancien régime. Lui, Quinet, n’admettait pas que l’arbitraire et l’absolutisme eussent travaillé au profit de la Révolution française ; il établissait au contraire que cet écrasement de toutes les résistances, ce nivellement continu, ces habitudes de servilité, avaient rendu la nation incapable de supporter sans vertige et sans chute la nouveauté de son émancipation. Il prononçait en concluant ces paroles décisives :
« Choisissez parmi les despotes les plus intelligents et les plus populaires, joignez les Tibère aux Tibère, les Louis XI aux Louis XI, les tsars aux tsars ; que tous à l’envi dépriment les grands, caressent les serfs, coudoient les bourgeois, nivellent la propriété ; je dis que de cette poussière ne sortira jamais le miracle spontané d’un monde libre ».
Ces vues si judicieuses étaient comme les prémisses de cette Révolution qui vint, vers la fin du second Empire, réveiller l’esprit public et troubler à propos les opinions toutes faites, les préjugés démocratiques non moins dangereux que les sophismes réactionnaires. L’école jacobine, qui dominait sous Louis-Philippe dans le parti républicain, encore peu nombreux, avait fait prévaloir la légende d’un groupe et d’un homme sur l’effort collectif des grandes assemblées et de la nation tout entière. Girondins, Dantonistes, Montagnards indépendants, étaient systématiquement sacrifiés à l’apothéose de Robespierre. On se réjouissait encore dans les sociétés secrètes de la proscription des Girondins, de la ruine de Danton, comme si toutes ces immolations de patriotes n’avaient pas laissé la France à la merci du premier général aventureux. Byzantins de la Terreur, nos aînés ne savaient pas reconnaître combien leur métaphysique de guillotine était infirmée par le dénouement du 18 brumaire. Michelet, dans son histoire de la Révolution, avait sur tous ces points rétabli la vérité, remis les Girondins et Danton dans leur lustre, démontré l’unanimité décisive de la Montagne contre la dictature des Triumvirs ; mais sa passion chaleureuse faisait contester l’excellence de ses idées. Louis Blanc avait professé l’inutilité barbare de la Terreur et flétri son double caractère d’ancien régime et d’inquisition. Mais Louis Blanc perpétuait et préconisait la légende maximilienne. Quinet, avec une éloquente raison, une logique serrée, vint détruire la tradition mensongère et funeste, éclose dans les conciliabules et contredite par tous les témoignages des hommes de la Convention ; au fanatisme pour ce rhéteur autoritaire que Bonaparte glorifiait encore à Sainte-Hélène il fit succéder le culte réfléchi de la Révolution limité à ses actes irréprochables et à ses principes immortels. Il a remplacé l’histoire robespierriste par l’histoire républicaine. Cette entreprise courageuse souleva des récriminations amères et violentes dans les rangs du parti démocratique. Mais les idées de Quinet sont acceptées maintenant, et nul ne songe à renfermer la vie de la Révolution dans un club et dans un homme. L’histoire a quitté le lit de Procuste et poursuit sa marche librement.
Nous n’hésitons pas à proclamer l’ouvrage de Quinet le plus beau livre de philosophie historique produit par le xixe siècle. Les idées y sont d’un penseur sans égal, le style d’un grand écrivain mûri par l’âge et les épreuves, ayant dépouillé l’exubérance de l’imagination et frappant ses pensées comme des médailles à l’empreinte de la concision antique. C’est Thucydide, c’est Tacite, c’est Montesquieu, avec l’envergure plus large de l’esprit moderne. Une page que nous détacherons fera comprendre l’esprit du livre et résumera sa beauté morale
« La démocratie n’a pas aujourd’hui la force pour elle. Que lui reste-t-il ? l’idée du Droit. C’est donc au Droit qu’il faut qu’elle s’attache avec inflexibilité pour en ôter la rouille sanglante que les temps y ont déposée, c’est le Droit qu’il lui appartient de découvrir, d’exhumer, de séparer de tout alliage, de faire resplendir dans l’histoire, dans la morale, dans le passé, dans le présent. Il faut qu’elle offre au monde l’image du Droit la plus pure, la plus humaine, l’idéal le plus accompli qui ait brillé jusqu’ici aux yeux des hommes. Là est son espoir, là est sa raison d’être ; sinon elle légitime toutes ses défaites. Qui ne voit pas cela est bien aveugle. »
Méditons ces instructives paroles. Elles contiennent la solution des problèmes de l’avenir. C’est à nos contemporains, et plus encore à nos successeurs, d’élever et de maintenir la République à la hauteur de cet idéal.
Durant ces fécondes années d’exil Quinet déployait une activité d’esprit vraiment admirable. Aux ouvrages que nous avons énoncés se joint une Histoire de la campagne de 1815 mêlant les impressions du patriote aux jugements du politique, et une nouvelle épopée en prose, sœur d’Ahasvérus : « Merlin l’enchanteur ». Aux traditions celtiques, d’où sont issus les romans de la Table ronde, Quinet avait demandé le thème, les principaux personnages de son œuvre, mais il avait tout transfiguré par la puissance de l’esprit moderne appliqué aux conceptions du passé. Il a surtout grandi les types de Merlin et de Viviane. Voici la première rencontre de ces deux êtres surnaturels et pourtant si humains, si reconnaissables (t. Ier, p. 37) :
« Ils marchaient tous deux au bord de l’Océan. Leurs pieds laissaient à peine une empreinte sur le sable argenté ; et, pendant qu’ils conversaient, le flot curieux, parti de la haute mer, se brisait à leurs pieds en les couvrant de coquillages et semblait dire : “Prenez-moi pour témoin.”
« “Qui donc es-tu ? disait Merlin. Quand nous marchons par les prés, tes regards sont plus doux que le muguet et la jonquille entr’ouverte à la rosée ? Maintenant ton regard est plus profond que l’Océan.”
« “Ai-je demandé qui tu es ? répondait Viviane en frissonnant. Ô Merlin ! que tu me feras souffrir ! Il ne te suffit donc pas de savoir que je t’aime ? Les pensées de toi ne sont donc pas toutes renfermées comme les miennes dans le moment où nous sommes ? Pour moi ce moment est l’éternité ! ”
« Puis elle ajouta : “Qui je suis ! je l’avais oublié. Pourquoi me le rappeler ? Demande-le, si tu le veux, aux roseaux et aux aigles. Ils le savent peut être. Moi je ne le dirais pas.” »
Quinet a promené Merlin comme Ahasvérus à travers tous les siècles et toutes les civilisations ; il en a fait partout l’athlète infatigable du Droit, le lutteur éternel de la vérité, le prophète errant de la Justice. Il nous le montre révélant à Jacques Bonhomme la mission de la France, rapprochant les armées, réconciliant le riche et le pauvre, éteignant les bûchers, délivrant les victimes, puis, lui-même proscrit, traversant les longs exils et l’ingratitude des hommes plus longue encore, mais ne désespérant jamais, jamais ne fléchissant, portant et proclamant partout l’horreur du sophisme, la passion de la tolérance, la foi dans la résurrection des peuples au tombeau, contraint de descendre dans la solitude ténébreuse, mais dans ces abîmes mêmes inaccessible au découragement, et attestant dans l’oublieuse nuit la victoire future de la lumière. Il émerge enfin des noires profondeurs ; avec lui les peuples, les héros sortent du sommeil et du sépulcre ; la Justice domine sur la terre, et, selon le mot de Mirabeau, le Droit devient le souverain du monde. Combien cette nouvelle Table ronde, ce nouveau Saint-Graal nous semblent plus poétiques et humains que les mythes et les légendes du passé !
Quiconque a su lire ce beau livre a dû reconnaître Edgar Quinet dans le personnage de Merlin l’enchanteur. De même la Viviane transformée dans ce poème n’est pas non plus une inconnue. Si, dans le vieux roman de la Table ronde, Viviane apparaît comme une perfide enchanteresse, l’héroïne du maître contemporain est tout autrement représentée. Elle ne rêve pas pour Merlin un bonheur égoïste et stérile, elle ne veut point l’enchaîner dans un cercle de délices. Ce n’est plus la charmeuse des heures joyeuses, la dame frivole des cours d’amour, l’idole capricieuse des tournois. Cette Viviane nouvelle sera l’amie des heures tristes, l’alliée des heures vaillantes, la femme du xixe siècle, telle qu’Edgar Quinet l’a vue et dépeinte d’après un modèle qu’il avait sous les yeux. Cette bienfaisante enchanteresse du moderne Merlin, c’était la seconde femme d’Edgar Quinet, cœur vibrant, âme d’élite, intelligence supérieure, qui n’a pas été seulement la compagne, mais l’inspiration du travailleur, du penseur, du poète. Faite comme la Portia de Shakespeare pour s’associer à la destinée d’un lutteur et d’un proscrit, Mme Edgar Quinet, douée par elle-même d’un rare talent d’écrivain, a par son influence élevé le génie déjà si beau de son illustre mari. Auprès d’elle, Edgar Quinet s’est renouvelé en composant ses œuvres les plus pures et les plus sereines. Il lui a dû l’allégement de ses déceptions civiques, l’affermissement dans sa foi, la continuité de l’invincible espérance. Elle a été vraiment la moitié d’Edgar Quinet, et elle restera inséparable de son compagnon sublime dans la mémoire des âmes éprises de grandeur et de dévouement.
VII
On sait comment Edgar Quinet revint en France. Cette dernière partie de son existence ne fut pas la moins remplie d’actes et d’œuvres. Partageant toutes les misères et tous les périls de Paris assiégé, le grand citoyen ne cessa d’offrir à son pays les conseils de son expérience et l’exemple de sa fermeté stoïque. Peut-être encore fit-il office de voyant. Nous avons entendu des hommes du métier louer sans restrictions le plan de campagne proposé par Edgar Quinet. Ce qui ne peut être contesté, c’est le patriotisme indomptable qui respire dans ses quinze manifestes publiés par le Siècle et le Temps :
« On veut faire rentrer la France du dix-neuvième siècle dans la France des Mérovingiens. Mais qui peut faire entrer l’homme adulte dans le berceau de l’enfant ? Comment ramener le Paris de la civilisation moderne au Paris de Chilpéric ? Qui peut l’imaginer cette chose insensée ? Et c’est là pourtant ce que prétend l’Allemagne militaire et savante. Voilà le fond de sa science. Un crime et une folie envers la France et le monde.
« J’ai toujours pensé qu’au fond de ses systèmes il y a quelque grand vide ; il apparaît aujourd’hui tout gonflé de haine et d’envie. L’Allemagne par toutes ses voix a soutenu depuis un siècle le respect des choses humaines consacrées par l’histoire. Et ce que l’histoire a fait de plus grand, la nation française, c’est là ce que l’Allemagne jalouse veut détruire en un jour.
« Honte, malédiction sur son œuvre ! »
Ce patriotisme eut promptement l’occasion de se déployer sur un autre champ de bataille. Nul n’ignore le rôle qu’Edgar Quinet a rempli à l’Assemblée de Versailles ; il y représentait la dignité des principes, la pureté des doctrines, l’idéal du républicain. En même temps, ses écrits du siège, ses articles, ses réflexions devenaient d’excellents livres de polémique et de propagande. Il avait auparavant formulé sa conception de la nature et de Dieu dans les deux volumes de la Création où le Bossuet, le Montesquieu de la démocratie intelligente en devient le Buffon plus exact et non moins majestueux.
« Quand je refais en idée ce voyage infini de gradins en gradins dans le puits de l’éternel, je ne peux me contenter de ce que je suis. Moi aussi je demande des ailes. Je conçois des séries futures ou inconnues de formes et d’êtres qui me dépasseront en force et en lumière, autant que je dépasse le premier né des anciens Océans.
« Alors je m’explique ce prodige d’orgueil et d’humilité qui est tout l’homme. Orgueil en face des êtres antérieurs qui gravitent obscurément vers lui ; humilité en face des êtres supérieurs dont il porte en lui la substance et dont il sent intérieurement le battement d’ailes incessant depuis l’époque de Platon.
« La religion comme la poésie n’est souvent que la conscience de ces deux mondes, anciens rugissements de la nature en travail, sifflements de serpents diluviens qui ont trouvé un dernier écho dans le cœur de l’homme, pressentiments cachés de formes futures, encore enveloppées dans les formes du présent. Comme l’homme a aujourd’hui la perception obscure des organisations précédentes qui grondent dans son sein, de même les êtres supérieurs, dont le monde est éternellement en travail, auront la perception distincte des conditions de vie antérieure dans une conscience plus claire et moins troublée par le bruit du chaos.
« C’est là ce que veut dire cette foi à l’éternel ◀vivant▶, que rien ne peut tarir, cri de toute créature, aspiration de toute vie à une vie plus haute et plus complète. »
Les derniers ouvrages de Quinet et même un livre posthume, Vie et mort du génie grec, ont été autant de preuves d’un talent sans défaillance et d’une jeunesse sans hiver. C’est en travaillant, en luttant, que ce vieillard, plus jeune en effet que bien des hommes de trente ans, s’est endormi dans la mort. Mais, si nous ne l’avons plus parmi nous, nul plus que lui ne revit dans son œuvre qui peut en toute occasion servir d’enseignement et de modèle, dans le souvenir d’une existence qui a été l’immortel exemplaire du devoir accompli et de l’héroïsme pratiqué simplement. Jamais ne fut plus manifeste l’union de la conscience et du génie que chez cet homme, l’un des plus dignes et plus glorieux fils de notre siècle. Edgar Quinet occupera toujours une des premières places dans ce sanctuaire idéal, ce Panthéon symbolique, où chaque peuple contemple les types les plus purs et les plus nobles figures de son histoire.
XI.
Victor Hugo.
Le génie épique
L’homme incomparable que la France a perdu sous sa forme terrestre et visible, et qui désormais ne nous apparaîtra plus que dans son œuvre impérissable, a révélé pendant sa vie la suprême incarnation du génie poétique. Il a créé le drame dans notre pays et formulé un art tragique indépendant de ses prédécesseurs, qui lui appartient, comme la trilogie à Eschyle, la tragédie de la Renaissance à Shakespeare, la tragi-comédie à Corneille, la tragédie classique à Racine. Il a décuplé la puissance du Lyrisme et donné à l’Ode l’envergure de l’Infini. Enfin il a mis son empreinte souveraine sur l’Épopée et démenti par son exemple cette assertion trop hâtive de Voltaire qui refusait « la tête épique à notre nation »
. La Henriade, il est vrai, paraissait lui donner raison. C’est donc cette puissance épique, inconnue dans notre littérature jusqu’à l’avènement du Maître, que nous prendrons pour objet d’une brève étude en l’honneur du Poète de nos préférences, de l’invariable élu de notre culte enthousiaste et réfléchi. Nous ne voulons ici que rendre un pieux hommage à Celui que nous avons tant aimé, tout en fixant quelques traits d’un modèle que nous nous réservons d’embrasser plus tard sous ses multiples aspects.
Cette épique faculté, la plus haute de toutes, qui n’avait été décelée que dans quelques éloquentes prosopopées d’Agrippa d’Aubigné, nous la trouvons de bonne heure chez Victor Hugo. Elle se manifeste dans le discours de Carr au cinquième acte de Cromwell. C’est en effet un récit d’épopée que la description de la chute de Sennachérib :
La nuit le camp semblait une plaine enflammée,Et, quand se réveillait cette innombrable armée,Le pêcheur, apprêtant sa barque de roseaux,Croyait entendre au loin mugir les grandes eaux.Tout jetait des éclairs autour du roi superbe ;Ses cavales volaient et du pied broyaient l’herbe ;Il passait, dominant de son front étoiléSon char pyramidal d’éléphants attelé,Et sur ses pas couraient drapeaux, flammes, bannières,Pareils aux astres d’or qui trainent des crinières.
Voilà certes la richesse d’énumération et la précision colorée de la première poésie grecque. Homère si copieux en images, Hésiode aux comparaisons abondantes, Eschyle encore plus métaphorique, se présentent à notre pensée. Nous ne pouvons insister sur chaque ouvrage de Victor Hugo. Mais les Burgraves ne sont-ils pas de l’épopée en même temps que du drame ? Les types de Job et de Barberousse déploient les proportions colossales des dieux et des titans.
Pendant que Victor Hugo construisait sa double architecture lyrique et théâtrale, il s’édifiait en France des poèmes épiques d’une incontestable valeur, la divine Épopée d’Alexandre Soumet, la Chute d’un Ange de Lamartine, mais la démonstration de notre génie national dans le plus malaisé des genres poétiques n’a été complète qu’après l’apparition de la Légende des Siècles en 1859. Sous la forme plus accessible des romanceros l’antique Épopée renaissait dans son éclat et sa gloire. Quoi de plus majestueux et de plus profond en effet que cette première partie de la Légende, la partie biblique et orientale : La Conscience, les Lions, Booz, et surtout Zim-Zizimi ? Toute l’inanité des grandeurs humaines tient dans ce poème où, par un phénomène remarquable, la couleur produit la rêverie.
Zim-Zizimi est un padischah d’Égypte. Il résume en lui toute la promptitude des invasions asiatiques et toute l’omnipotence des régimes musulmans. Il est dans la légende ce que Gengiskhan fut dans l’histoire, le conquérant prodigieux et foudroyant, le destructeur capricieux ou systématique, un de ces fondateurs de dynasties qui s’écouleront après eux comme une onde fugitive, d’empires qui après eux seront emportés comme une feuille morte ; il est celui qui marche au pas de course à travers les royaumes subjugués, les amas de cadavres, les longues files des captifs, les ruines, les incendies, les cris des mères, le sang et les larmes, pesant et terrible comme un fléau, rapide comme un rêve, faisant au-dessus de l’épouvante humaine un grand bruit qui n’a de comparable que le silence qui lui succède.
À ces oppresseurs éphémères la Bible a dit depuis longtemps : « Tout est vanité »
, mot éternel dont Victor Hugo a déduit le plus admirable des commentaires. Au début de ce poème, le sultan Zim-Zizimi s’ennuie, saturé de plaisirs, de flatteries et de supplices. Il lui vient à l’idée d’interroger les dix sphynx de marbre qui soutiennent son trône, et de se créer des interlocuteurs surnaturels avec ces êtres au regard d’énigme. Il consulte donc les sphynx, et les sphynx lui parlent pour lui dénoncer tour à tour la même vérité funèbre, le vide des conquêtes et de la puissance terrestre. Sur ce thème unique ils font entendre des variations sublimes, comme un chant qui monte des profondeurs du temps à la surface changeante de la vie.
La Légende comprend une deuxième partie, la plus spacieuse, la plus fertile, spécialement féodale et chevaleresque, reposant sur une grande idée historique, l’idée du duel continu entre le Droit et la Force. Lutte perpétuelle entre l’Antée qui trop souvent se relève et l’Hercule parfois fatigué de ses victoires qui ramènent des combats. Tantôt le Jour des rois est solennisé par des massacres qu’ordonnent les plus cruels oppresseurs, ou bien Ratbert, roi d’Arles, égorge le vénérable marquis Fabrice et l’innocente Isora ; tantôt le preux Roland sauve le petit roi de Galice et le paladin Éviradnus délivre la marquise Mahault. Éviradnus et Roland nous figurent dans la pensée du poète l’idéal de justice, tel qu’on pouvait le concevoir au temps où les revanches du droit étaient purement individuelles. Aymerillot représente encore un triomphe de l’Idéal dans son apparition juvénile.
Une troisième partie se déroule, consacrée au monde moderne. C’est là qu’éclate le Satyre, cette prodigieuse résurrection de la Renaissance, la Rose de l’Infante, cette frappante antithèse entre la nature toute-puissante et les accablantes déceptions des pouvoirs humains, le régiment du baron Madruce, une apothéose de la Suisse libre, surtout les pauvres Gens, qui dans l’épopée ont introduit la vie moderne et l’accent familier. Ce n’est pas le réalisme artistique de certains contemporains ; c’est l’idéalisme transporté dans la réalité quotidienne : page consolante qui du moins atteste la bonté chez les humbles, le maintien des fortes vertus.
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?Crois, pleure, abîme-toi dans l’insondable amour.Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour ;Quiconque est bon habite un coin du ciel…
La muse de Victor Hugo pourrait revendiquer ce coin sacré, tellement elle est inspirée par la douceur et la bonté. Rien de dur, de désolant dans son œuvre. C’est la Charité transfigurée sous les traits de la Polymnie ; un rayonnement d’Évangile court à travers ces poèmes, ces romans, ces drames, et ce n’est pas la moindre gloire du Maître, ce n’est pas son moindre titre à la fidélité des races futures. L’admiration fleurit éternellement quand elle a pour racine la sympathie.
En 1877 parut une nouvelle série de la Légende des Siècles, qui comprenait encore deux volumes, Le poète suit toujours pour la fixer d’âge en âge la tradition légendaire, sœur mystérieuse et spontanée de l’histoire. Le même génie épique respire dans l’œuvre plus récente qui oppose en quelque sorte des pendants à la première. Ainsi le Titan dans l’antiquité primordiale reprend le procès du Satyre de la Renaissance. L’évasion de Phtos, le géant captif, constitue à elle seule une merveille d’évocation. L’héroïsme de la Grèce revit dans Cassandre, les Trois cents, le Détroit de l’Euripe, les Bannis. L’Aigle du casque vient faire face au petit roi de Galice. L’Aigle dit casque semble le chef-d’œuvre de cette nouvelle Légende. Rien de plus saisissant ni de plus accompli que ce poème où la grâce se mêle toujours à l’épouvante :
Fanfares, c’est Angus. Un cheval d’un blanc rosePorte un garçon doré, vermeil, sonnant du cor,Qui semble presque femme et qu’on croit vierge encor,Doux être confiant comme une fleur précoce…Il rit ; ses témoins sont du même âge que lui ;Tous chantent légers, fiers, laissant flotter leurs bridesC’est Mars, Argile, Athos, Rotsay, roi des Hébrides,David, roi de Sterling, Jean, comte de Glascow ;Ils ont des colliers d’or ou de roses au cou ;Ainsi se presse au fond des halliers sous les aulnesDerrière un petit dieu l’essaim des jeunes faunes.
Welf, castellan d’Osbor, tout un drame en quelques scènes, nous rend, après les Burgraves, l’épopée dialoguée. D’autre part Jean Chouan, le cimetière d’Eylau, la Colère du Bronze, le Petit Paul, contiennent le genre d’épopée moderne qu’avaient créé les Pauvres Gens. C’est ainsi que la deuxième Légende se relie à la première en l’égalant. Un cinquième et dernier volume de cette œuvre immense devait paraître en 1883. Il est moins spécialement épique à notre avis que les précédents. La volonté du Maître y a fait dominer le lyrisme philosophique. Les Quatre jours d’Elciis, le Cercle des tyrans, la vision de Dante, y font presque seuls entendre la grande voix d’airain de l’épopée. Mais cette voix, si naturelle à Victor Hugo, avait encore vibré dans des œuvres de genres différents. La conception du Pape n’est-elle pas une conception d’épopée des plus originales et des plus puissantes. Cette odyssée d’un pape, voyageur apostolique, en quête d’amour et de fraternité, ces épisodes si variés et conspirant au même but, ne sont-ce pas les étapes d’un moderne Alighieri ? La même grandeur, dépassant l’ode et le drame, ne marque-t-elle point certaines situations de Torquemada ? Enfin les Quatre vents de l’Esprit ne renferment-ils pas la Révolution, un mythe grandiose portant le nom et le caractère de l’épopée ?
Cette revue rapide, où nous avons voulu surtout apporter notre tribut à Celui que nous aimions comme un père, avant de l’admirer comme notre Maître, était destinée à établir une fois de plus la primauté de l’être qui, selon nous, a de nos jours le plus glorifié la France, honoré l’humanité. Les siècles successifs ont en quelque sorte travaillé pour produire ce génie synthétique de Victor Hugo ; les poètes antérieurs se sont résumés dans sa poésie multiple comme la création ; un seul homme a été tour à tour un second Eschyle, un autre Shakespeare, un nouveau Corneille, et lui-même, c’est-à-dire un enfantement inconnu de la Muse. Cet homme a contenu et déployé l’âme poétique de tous les temps. Son œuvre pourrait porter pour titre : Toute la lyre. Mais ce que nous avons voulu montrer aujourd’hui parmi nos larmes et sous un deuil écrasant, c’est que la Légende des Siècles est notre épopée, et que nous devons à Victor Hugo ce laurier qui manquait à la France. Ce mort d’hier, ce ◀vivant de l’immortalité, nous a prodigué toutes les gloires.