Edmond et Jules de Goncourt
I5
La Madame Gervaisais de MM. Edmond et Jules de Goncourt n’est rien de plus qu’une analyse. Ce n’est point un roman. Et ce n’est point par l’unique raison qu’il n’y a pas d’amour dans ce livre. Il y a beaucoup de romans sans amour, et ce sont même les plus grands. Il y a le Robinson de Foë, le Gordon Pym d’Edgar Poe, le Caleb Williams de Godwin, Le Cousin Pons de Balzac, et bien d’autres ! Mais il n’y a pas ici de roman, parce qu’il n’y a pas d’action, d’événements, de passions en lutte, de caractères, et que la synthèse de la vie n’y introduit pas la concentration de son ensemble tout puissant ; parce qu’on n’y trouve, en définitive, qu’une description psychique et physiologique d’un cas d’organisation très particulier.
Madame Gervaisais est l’histoire de la conversion religieuse d’une âme, l’histoire du lent envahissement, pied par pied, pouce par pouce, ligne par ligne, de cette âme dite philosophique et que le catholicisme prend tout entière et emporte… Un tel sujet, assurément, peut être intéressant, mais cela est presque de la nosographie. MM. de Goncourt ont regardé à la loupe ce phénomène dans tous ses détails, et ils nous l’ont rendu avec cette saillie de style qui est une autre loupe fixée sur l’objet regardé et déjà grossi. Vous comprenez alors le degré d’énormité, et même de difformité, que les choses prennent sous ces deux espèces de verres grossissants. La souris dans le télescope semblait un monstre dans la lune. Ce monstre de Madame Gervaisais n’en est un, je vous assure, que dans la double lunette de ces messieurs de Goncourt.
Nous le disons donc tout d’abord, — et parce que nous avons quelque chose de plus grave à dire, — à le prendre comme une analyse leur livre n’est pas un livre d’observation exacte, précise, désintéressée et profonde ; car vous vous permettriez, les uns après les autres, tous les excès, toutes les violences et toutes les outrances, que vous ne feriez pas avec tout cela de la profondeur ! Comme observation, cela n’est pas. Comme art et comme style, c’est ce qu’ils ont l’habitude de faire : du kaléidoscope dans son tournoiement incohérent et son flamboiement tintamarresque pour l’œil ; mais d’intention, voici qui est nouveau pour MM. de Goncourt et je ne l’aurais jamais cru, d’un assez joli petit machiavélisme et perversité. Au moment où tout le monde tombe par devant et de côté sur le catholicisme, on ne lui a jamais, sans avoir l’air de rien, donné dans le dos un plus dextre coup de couteau !
II
Et, ici, nous voilà bien loin de l’art et de la littérature ! Nous voilà, et de la faute à qui ?… en pleine philosophie, et en pleine philosophie active, militante et hostile. En art et en littérature, nous savions bien que MM. Jules et Edmond de Goncourt étaient des matérialistes assez osés d’impression et d’expression, visant en tout à une plasticité presque impossible. Nous savions bien qu’ils avaient fait leur éducation et leurs études dans les livres et les choses du xviiie siècle, et qu’ils avaient doublé, dans leurs œuvres, le sensualisme de ce temps-là du sensualisme de celui-ci. Mais, à cela près des habitudes d’écrire et d’un style laborieusement faux, dont je soupçonne jusqu’à la corruption peut-être encore plus systématique que vraie, je ne croyais pas, certes ! que ces deux jeunes hommes comme il faut, de bonne race, de manières charmantes, préoccupés, à ce qu’il semblait, uniquement d’art, dévorés par cette préoccupation ardente, fussent les ennemis du catholicisme de leurs pères, et les ennemis à la dernière façon du xixe siècle, à la dernière mode que le xixe siècle a inventée ; car nous avons une manière, nous avons une mode d’être les ennemis du catholicisme, que les hommes du xviiie siècle, que le bouillonnant et fougueux Diderot, par exemple, que même le diabolique Voltaire, ne connaissaient pas ! Ils le haïssaient, eux, vigoureusement et ouvertement, et ils le frappaient, l’infâme (c’était leur mot de colère), avec furie et presque avec férocité. S’ils avaient pu faire du mal à Dieu, ils l’auraient fait. Ils l’auraient poignardé, assassiné, torturé jusque dans son ciel, s’ils l’avaient pu, ces Idolâtres à la renverse, qui se croyaient des philosophes ! Mais l’hostilité contre le catholicisme au xixe siècle n’est plus cela. Au xixe siècle, on est plus vieux. On est plus rassis. On est indifférent, scientifique et serein. On ne frappe point à tour de bras, même dans le dos, mais on enfonce doucement la chose où il faut l’enfoncer ; et c’est ce qu’ont fait MM. de Goncourt ! Il n’y a pas, dans tout leur livre de Madame Gervaisais, un seul mot d’insulte, d’ironie, d’irrévérence, d’impatience contre le catholicisme. Les esprits innocents, qui ne voient que les mots, trouveront ce livre aussi innocent qu’eux. Mais, allez ! pour qui voit à travers les mots leur lumière, jamais il ne fut livre où l’idée catholique ait été plus réellement visée et atteinte. Ce que l’entomologiste fait, quand il darde adroitement son épingle entre les segments articulés d’un insecte qu’il pique et fixe pour l’observer, MM. de Goncourt l’ont fait pour le catholicisme, qu’ils voulaient aussi observer et surtout faire observer aux autres, et ils lui ont très bien enfoncé, entre les deux épaules, un tranquille couteau que je reconnais parfaitement pour être de la fabrique du xixe siècle, et de ceux-là dont on se sert au Restaurant Magny, dans ces fameux dîners qu’on y fait, tous les quinze jours, contre Dieu.
Et, en effet, les dîners contre Dieu, c’est encore une invention du xixe
siècle ! On dîne maintenant contre Dieu, comme, du temps des banquets de la Réforme, on dînait contre les gouvernements. Les dîners contre Dieu, cette idée qui a pris naissance dans le catimini de quelques libres-penseurs discrets, a gagné les proportions d’une Institution publique, et est entrée triomphalement dans nos mœurs. Dernièrement, n’annonçait-on pas solennellement, pour le Vendredi-Saint prochain, un dîner gras de Solidaires au Grand-Hôtel, où l’on pourrait manger contre Dieu et son Église, même sans faim et sans plaisir ; car manger est une sensation vivante▶, passionnée, et d’un autre temps que ce temps de crevés exsangues où l’on fait tout sans jouir, même le péché. Pour revenir aux dîners Magny, vous rappelez-vous la rêverie de Fontenelle devant un troupeau de moutons ? « Quand je songe — disait-il, en les voyant paître, — qu’il n’y en a peut-être pas un seul de tendre ! »
Eh bien, de tous les gaillards, assez peu gaillards, qui dînent contre Dieu chez Magny, il n’y en a peut-être pas un seul qui soit un gourmand ! et pourtant ils y viennent tous allonger des dents déjà longues. Mais il ne s’agit pas d’estomac ; il s’agit d’impiété. Il s’agit de jouer contre Dieu de la mâchoire, comme Samson en joua contre le Philistin, fût-ce sans la vigueur de Samson. Or, c’est inévitablement dans ces dîners que MM. de Goncourt, qui en sont les fidèles, ont trouvé, en s’y asseyant entre Sainte-Beuve et Renan, cet art délié de frapper sûrement le catholicisme, avec cette rouerie de sérénité qui est l’hypocrisie moderne. C’est dans ces banquets, où il y a plus de plats que de Platons, c’est dans ces petits régals blasphématoires, où l’on boit la haine du catholicisme à la glace, que MM. de Goncourt l’auront bue. Esprits chauds, à ce qu’il semblait autrefois, âmes qui furent sans doute chrétiennes, ils n’ont pu toucher impunément à ces cuisines, et voilà comme ils ont fait leur Madame Gervaisais !
Et cependant il y avait là des choses comiques qui auraient dû les dégriser de ces dîners, pour eux si malheureusement inspirateurs. Quand, par exemple, Sainte-Beuve, qui les présidait, — Sainte-Beuve, l’évêque du diocèse des Athées comme il s’est appelé lui-même, — ne voulait pas présider et fuyait, la tête enveloppée dans une serviette comme Scapin, si par hasard on était treize à table, et que les convives, désolés mais sérieux, ne trouvaient rien de mieux pour le faire rester que d’envoyer chercher le petit garçon ou la petite fille du sieur Magny et par ainsi être quatorze, est-ce que cette force d’une tête d’athée ne repoussait pas tout doucement MM. de Goncourt vers le catholicisme et ne rendait pas leur petit athéisme songeur ?… et, qui sait ? peut-être honteux ?…
Mais non, rien ! et Madame Gervaisais a paru ! Conçue dans le système objectif de Renan, cette conscience momie, aux procédés froids, Madame Gervaisais n’est pas une étude plus vraie de la conversion d’une âme devenue chrétienne que l’histoire de Jésus-Christ, par Renan, n’est son histoire. MM. de Goncourt ne connaissent que la superficialité des choses catholiques, et, comme la plupart des écrivains de ce temps, ils se donnent des airs furieusement docteurs, quand ils ne seraient pas de force à répondre aux questions d’un catéchisme de persévérance. Ils ont eu je ne sais quelles vagues lueurs sur la méthode de conversion des Jésuites, mais sans se douter seulement de la profondeur et de la beauté morale du procédé de ces Maîtres des Ames, en confession. Pour ce qui est de leur Trinitaire, qui tortionne si vilainement la pauvre diablesse d’âme de leur Madame Gervaisais, ce n’est guères plus qu’une caricature outrageante pour le catholicisme, — ou plutôt tout le livre est une caricature outrageante, et qui n’a demandé, pour la tracer, ni grandeur de talent ni grandeur de caractère. Triste livre et livre attristant, qui ne rachète par aucun genre d’agrément sa tristesse.
Excepté chez Magny, les jours où ils s’y gratteront la côte en mangeant leurs côtelettes, ce livre ne sera goûté avec plaisir chez personne. Quant au catholicisme, dont on espère par des livres pareils nous dégoûter, ou qu’on voudrait nous faire maudire, il en a vu d’autres, ce vieux cèdre du Liban !… et il usera encore bien des douzaines d’athées, et bien des douzaines de serviettes, dans les restaurants et les cabarets insurgés !
III6
MM. de Goncourt sont, de tendance, de nature de chose, absolument impossibles à dépraver même dans ce temps qui déprave tout, des écrivains du plus grand art et de la plus noble littérature. Rien de populacier, que dis-je ? rien de bourgeois en eux. Ils ont leurs défauts littéraires, mais ils sont ce qu’on appelle des écrivains de race, et cela seul couvre tout, si cela oblige à tout… Leur Renée Mauperin, republiée par Alphonse Lemerre, je ne la connaissais pas. Je n’en parlai point quand elle parut, et pourtant j’étais déjà attaché au joug superbe de la Critique ; mais un roman de MM. de Goncourt — Les Hommes de lettres — avait trompé mon espérance, et je les boudais comme on boude ceux qu’on aime. Mais je viens de lire Renée Mauperin pour la première fois, au moment où je finissais cette caricature historique de l’Empire (La Curée) par Zola, décidément le Ponson du Terrail du réalisme et du matérialisme. Eh bien, je l’avoue, ce livre de MM. de Goncourt, qui est la première marche supérieure de l’escalier menant et descendant à des livres comme ceux de Zola, m’a paru, en comparaison des livres de Zola, une composition d’une mesure, d’un gouverné, d’un équilibre, d’un fini et d’un style qui est, selon moi, le dernier pas qu’on puisse faire — sans tomber — du côté où les romanciers de l’heure présente, les littérateurs progressifs, tendent à se précipiter !
IV
Ce côté, c’est le côté du détail cru, du mot vulgaire, de cette langue de Paris qui quelquefois est un argot mêlé à la grande langue française, c’est enfin toute cette réalité d’en bas, qui, sous une autre plume moins distinguée et moins savante que celle des de Goncourt, lesquels ont gardé de l’idéal dans la pensée, tend à devenir chaque jour le plus affreux démocratisme littéraire. Il serait peut-être curieux de rechercher, et peut-être facile de trouver, comment des écrivains de cette valeur et de celle élégance, qui, par le fait de leurs études, ont vécu dans la société du xviiie
siècle, et qui ont montré presque de l’enthousiasme pour cette société artificielle et raffinée, aient pu pencher de ce côté inférieur qui aurait dû leur être si antipathique, et même y verser un jour tout à fait… Vous vous rappelez ce fameux drame d’Henriette Maréchal, joué au Théâtre-Français, et dans lequel les deux auteurs abordèrent si audacieusement la langue la plus verte des bals masqués les plus pourris de Paris, que le public en fut révolté et la pièce outrageusement sifflée… Ceci n’est réellement explicable que par le besoin de nouveauté qui saisit les esprits hardis, quand les vieilles formes littéraires expirent. D’ailleurs, personne ne l’ignore, les de Goncourt, qui sont presque des peintres et qui ont écrit sur la peinture, ont dû vivre beaucoup dans les ateliers. Ils en ont dû prendre les mœurs, du moins dans le langage ; et ils ont pensé qu’en faisant entrer les mots de cette langue, spéciale aux ateliers, dans la langue littéraire, ce serait là un accroissement et une richesse de plus pour la langue et pour la littérature. Dans leur Renée Mauperin, sont-ils entièrement dégrisés de cette idée ? Toujours est-il qu’ils ont fait parler ce mauvais langage à leur héroïne pour la rendre plus naturelle, plus réelle, comme on dit maintenant, et, qui sait ? peut-être pour eux plus charmante. Mais s’ils ont voulu la faire plus charmante, ils lui ont, selon nous, de cette façon, ôté de son charme, et s’ils ont voulu ne la faire que vraie, ils l’ont faite trop charmante pour qu’on ne lui pardonne pas sa vérité, qu’il fallait montrer pour la faire haïr. Là est le défaut et le danger de ce livre. Edmond de Goncourt dit, dans sa préface, que le roman de Renée Mauperin devait s’appeler primitivement la Jeune Bourgeoisie. C’était un titre faux. Certes ! on ne m’accusera pas d’aimer beaucoup et de surfaire la bourgeoisie, mais Renée Mauperin, qui dit : « Zut ! » quand on la contrarie, et qui parle comme le Tintamarre, n’est pas le type de la jeune fille dans la bourgeoisie du xixe
siècle. Il est vrai qu’Edmond de Goncourt fait une réserve : C’est « la jeune fille moderne, dit-il, telle que l’éducation artistique et garçonnière des trente dernières années l’a faite »
. Renée Mauperin est donc (heureusement !) une exception encore, et si elle cessait de l’être un jour, ce serait grâce à des livres comme celui des de Goncourt, qui sont très séduisants, et qui mêlent leur poésie à eux à ces façons de dire abaissées et vulgaires qu’on trouve dans leur livre et qu’on dirait empruntées à toutes les bohèmes de ce temps.
Et j’insiste sur ce point avec d’autant plus de force qu’Edmond de Goncourt — la pensée survivante de son frère — dit, dans sa préface, que la fabulation de ce roman de Renée Mauperin, à l’instar de tous les romans, n’est que secondaire dans cette œuvre, et que les auteurs ont préféré à tout « peindre la jeune fille moderne avec le moins d’imagination possible »
. Avec le moins d’imagination possible ! Est-ce possible ?… Ah ! mademoiselle de Goncourt, et non plus monsieur de Goncourt, vous avez là une hypocrisie de coquette. Vous nous dites là un mot de préface ! Si c’est là un mot vrai, — ce dont je doute, — vous avez donc mis votre imagination à n’avoir pas d’imagination ?… Eh bien, c’est moi qui vous le dis, vous en avez beaucoup, au contraire ! Renée Mauperin n’est pas un type observé par un moraliste qui peint austèrement un vice ou un ridicule social. Renée Mauperin, que je trouve ravissante, et que, sans vous, je trouverais détestable, est une création absolument imaginaire… Les filles qui parlent comme cette demoiselle, — qui plaisantent comme elle, — qui sont hardies comme elle, — qui nagent et montent à cheval et sont sans gêne et sans pudeur et garçons comme elle, n’ont pas les divines touches de naturel resté femme que vous lui avez données, à cette Renée qui est un monstre, mais qui finit par racheter et effacer sa monstruosité. MM. de Goncourt se sont trop souvenus qu’ils sont poètes en voulant faire de la réalité moderne, de la réalité prosaïque. Pensaient-ils donc nous dégoûter ainsi des prétentions, des absurdités, des poses disgracieuses, des sottes impuissances de la femme qui veut être un homme en jupes dans la vie, et qui n’est plus qu’un masque grotesque dans ce carnaval de l’orgueil ?… Mais ils n’ont point produit ce dégoût salutaire. Ils n’ont point donné cette leçon à la jeune fille qui fait l’homme, ou aux imbéciles qui l’élèvent comme un homme. Ces écrivains, qui s’intitulaient des moralistes « avec le moins d’imagination possible »
, n’ont eu que de l’imagination, et n’ont été que des romanciers !
V
Mais, comme romanciers, ils ont été charmants. Renée Mauperin, à part ce que je viens d’indiquer, est un livre d’imagination exquis. Littérairement, il est dangereux parce qu’il est sur le bord de l’abîme en littérature (le réalisme dans le langage), qui a leur donné quelquefois des vertiges. En ouvrant leur livre, on croit encore qu’ils vont y tomber, mais peu à peu ils s’en détournent, et plus on avance dans l’exécution du roman plus on y trouve de délicatesse et d’élévation, et plus on s’aperçoit que le grand progrès et la maturité sont venus aux auteurs. Il y a longtemps que je les suis. Ils ont eu une jeunesse littéraire exubérante, comme tous ceux qui sont assez riches pour avoir à gagner en perdant. Ils ont eu l’ardeur, l’intensité, la griserie d’usage avec de telles facultés, et ils ont eu aussi le raffinement, presque la corruption, l’affectation, la préciosité, la mignardise prise au xviiie siècle, dont ils ont trop raffolé. Ils ont été quelquefois effrénés. En fait de style, ils allaient jusqu’à tuer sous eux un cheval tous les jours, et je le leur ai reproché… Il ne faut pas monter en casse-cou la langue française. Mais dans ce roman de Renée Mauperin, ce n’est plus cela. Et ce que j’en admire le plus, savez-vous ce que c’est ?… C’est la sobriété, c’est l’économie et la distribution de la couleur, c’est la langue, quand elle n’est pas l’argot de Renée, et elle ne l’est pas longtemps ; ce sont enfin les qualités mâles d’hommes qui se possèdent et qui ne font plus que ce qu’ils veulent.
La Renée Mauperin qu’ils ont inventée, et non étudiée sur le vif comme ils le prétendent, commence comme une fille qui finit comme elle n’aurait jamais commencé. Elle commence par être la garçonnière de mauvais ton que le stupide et grossier américanisme de notre temps a mise à la mode dans certains milieux d’esprits fourbus ; mais, peu à peu, elle se débarrasse de cette gourme odieuse et elle devient une délicieuse fille, mourant sous les voiles d’une virginité qui n’a rien aimé dans sa vie que son père. Elle passe dans ce roman, qui est son histoire, comme ces natures supérieures qui ne savent pas aimer au-dessous d’elles, et qui s’en vont de ce monde sans donner leur main à un de ces êtres misérables que les femmes qui n’ont dégoût de rien, même de ce qu’elles méprisent, se résignent souvent à épouser. Sa vie est simple, en définitive, comme la tâche à l’aiguille d’une femme chaste… Elle veut empêcher son frère d’épouser une jeune fille qui, s’il l’épousait, le condamnerait à l’inceste puisqu’il est l’amant de la mère ; et des circonstances que je ne dirai pas, pour vous forcer à lire ce livre, un hasard comme il y en a tant dans la vie et qui se retourne contre elle, amènent un duel terrible dans lequel on tue son frère, ce qui la tue aussi, en un an, d’une maladie de cœur, développée par l’impression de cette catastrophe. Telle est la fin résignée, touchante, expiatrice, de cette fille amazone, nageuse et blagueuse, comme elle dirait elle-même dans le livre de MM. de Goncourt, et qui rentre dans la simplicité des filles qui ont été nos mères, de la jeune fille des sociétés droites, de la jeune fille éternelle que des temps corrompus veulent transformer en je ne sais quel horrible et insupportable androgyne ! Et tout cela est présenté et raconté aussi avec une simplicité digne de cette jeune fille… incroyable ; car les jeunes filles faussées qui ont l’orgueil insensé d’être des hommes meurent ordinairement dans leur orgueil, quand elles ne l’humilient pas sous la croix. Et c’est précisément ce qui manque à la jeune convertie des de Goncourt.
Est-ce encore pour être plus vrais, plus réels, plus modernes, qu’ils ont oublié la miraculeuse influence de la croix sur cette orgueilleuse, simplifiée seulement par la douleur ?… Les de Goncourt, ces aristocrates par le talent comme par le berceau, ne peuvent pas être des impies. Ils font aller leur Renée Mauperin à confesse quand elle est sur le point de mourir, par bon goût, pour elle et pour eux. Mais ce n’est pas seulement cela que j’aurais voulu… René Mauperin n’aurait pas été moins grande et elle n’aurait plus été incroyable, si, bien avant de mourir, la religion, plus forte que la douleur, lui avait redonné la grâce de son sexe ; car je ne connais que la religion qui soit plus forte que ce bête d’orgueil !
VI
Ainsi, une exécution presque irréprochable dans tout ce que les auteurs de Renée Mauperin n’avaient pas pour but de faire, et l’oubli de ce qu’ils voulaient faire quand ils se proposaient de peindre, comme ils disent, « la jeune fille de l’éducation artistique et garçonnière de ces derniers trente ans ». Cette femme-là, ils l’avaient très nettement et même très brillamment posée dès le début de leur roman, dans cette scène, originale et nouvelle, qui ouvre le livre, entré Renée Mauperin et son fiancé Reverchon, nageant en pleine rivière, aux rayons obliques d’un soleil à son déclin… comme deux garçons qui veulent gagner de l’appétit avant de dîner. Scène étonnante et hardie, parfaitement filée, et à laquelle je ne connais pas d’analogue dans les romans contemporains ; si ce n’est une scène de baignoire, dans Fragoletta, entre la reine Caroline de Naples et lady Hamilton. Seulement, où Henri Delatouche est perversement indécent, MM. de Goncourt ne sont que hardis. Cette scène, effrayante comme un tour de force merveilleusement accompli, et qui fait se demander par quoi va continuer et finir un roman qui commence ainsi, n’est suivie d’aucune autre qui montre, en le développant, le caractère de cette fille singulière et gâtée, qui philosophe en caleçon, au bain, avec un homme, et qui a dix-sept ans !!! Ce caractère, annoncé avec cette audace, et qui méritait d’être creusé, ne l’est point. Après avoir si fort appuyé sur la pointe de leur burin, les auteurs se relâchent et ne vont pas plus avant. Cette Renée, qui semblait devoir être une gravure sur acier, n’est qu’un fusain, et encore inachevé. Et, en effet, quelques conversations en style de rapin, une affectation d’indépendance qui ressemble à la casquette que les jeunes filles se plantent sur l’oreille pour monter à cheval, la gaminerie d’allures que la bêtise et la lâcheté des hommes adorent, tout cela, dans le personnage de Renée, reste à la surface de la vie, et cela devait aller jusqu’au fond, la déformer et la débrailler. MM. de Goncourt, trop poètes pour n’être pas séduits par leurs créations, ne se sont pas senti le cœur de faire grimacer davantage la tête dont ils étaient épris. Mais, aussi, à cause de cela précisément, on ne juge pas assez des résultats de cette éducation, exécrable pour moi… mais pour eux ? Qu’est-elle pour eux ? Je ne le sais pas.
Leur opinion de moralistes ne rayonne pas à travers leurs peintures, comme les grands romanciers, comme Balzac, par exemple, la font rayonner à travers les leurs, même alors qu’ils ne l’expriment pas. L’opinion du moraliste dans le romancier, le Réalisme l’a supprimée… et c’est par là, chose lamentable ! que MM. de Goncourt, ces esprits amoureux et chauds, se trouvent ressembler au froid et sec Flaubert.
Voilà la faute, voilà la tache de Renée Mauperin ! Je ne dirai pas comme saint Augustin que c’est une faute heureuse, felix culpa !… Si MM. de Goncourt ne l’avaient pas commise, nous aurions certainement un livre plus profond, et plus cruel peut-être, mais, en déraillant, il est vrai, de notre sujet, nous avons eu un livre attendrissant et délicieux. Renée Mauperin, qui aspirait à être un type correct, sévère, intaillé et complet, de toute une classe de femmes, n’est rien de plus qu’une fantaisie, mais une fantaisie ravissante, dans laquelle l’imagination de deux poètes a glissé. À part les quelques faux plis que lui a fait faire la prétention des auteurs, Renée Mauperin n’est pas plus une bourgeoise du xixe siècle qu’autre chose. Elle est une femme, et voilà tout. Elle n’a pas le goût d’un terroir social, mais de la cigarette… que fument MM. de Goncourt et qu’ils lui font fumer. Et elle s’en essuie ! Elle s’en désinfecte ! C’est une jeune fille comme il peut y en avoir dans tous les mondes, mal élevée comme on peut l’être dans tous les mondes, et dont on oublie, et qui oublie elle-même, son mauvais ton, à mesure que la vie la prend, la vie telle qu’elle est faite, sérieuse et quelquefois tragique… Il n’y a pas, à proprement parler, de bourgeois et de bourgeoisie là-dedans. Le seul bourgeois de ce livre, qui devait s’appeler La Jeune Bourgeoisie, c’est le frère de Renée, c’est Henri Mauperin. Ah ! pour celui-là, j’en conviens, c’est un bourgeois… Si la sœur avait ressemblé à son frère, le livre aurait pu s’appeler La Jeune Bourgeoisie. Il aurait mérité son nom.
VII
Oui ! le jeune bourgeois moderne et éduqué, sorti, non pas de Louis-Philippe et du parlementarisme, comme dit Edmond de Goncourt dans sa préface, car il date de plus haut, il est ici et sans caricature ; car la caricature est une outrance, et le jeune bourgeois n’a rien d’outré. Il est correct comme un chiffre, dont il a le cœur. Le jeune bourgeois n’est ni un Prudhomme ni un gandin. Il n’est ni un petit crevé, comme le gandin, ni un vieux crevant, comme le vieux Prudhomme, ni même le sublime Crevel, qui est un fameux bourgeois, mais qui n’est pas le jeune bourgeois. Le jeune bourgeois ne crèvera pas de sitôt encore. Il se porte si bien que, sans les flammes de la Commune qu’il voit toujours fumer un peu depuis qu’elles sont éteintes, il se croirait immortel. Le jeune bourgeois moderne, ce n’est pas Louis-Philippe qui l’a fait. Tout au plus l’a-t-il achevé, a-t-il donné la dernière main à l’importance de cette précieuse créature des classes moyennes, dont il a fini, le pauvre Louis-Philippe, très prince de nature mais qui aurait voulu s’embourgeoiser lui-même, par désespérer ! Le jeune bourgeois a devancé le règne de Louis-Philippe. Il était au Globe en habit noir boutonné, en gants jaunes et lorgnon d’écaille, avant que Louis-Philippe régnât avec la bonhomie du parapluie à la main et la cocarde tricolore à son chapeau gris. Le jeune bourgeois n’a pas changé pour avoir perdu Louis-Philippe. Le fiacre est parti, mais le jeune bourgeois est resté. Il a traversé une République et l’Empire, et il est toujours le même jeune bourgeois, comme il l’était au Globe, pédant, pincé, spécialiste, économiste, réformiste, avocat, ambitieux sur toutes ses roulettes, jouant la froideur anglaise pour se faire une physionomie politique, n’écrivant plus de Satire Ménippée comme les vieux bourgeois du xvie
siècle, qui s’amusaient, eux, en haïssant, mais de longs journaux doctrinaires. Henri Mauperin est un type de cette race. MM. de Goncourt ne l’ont pas décrit avec ces surcharges de description qui auraient pu les tenter, car ces amateurs de peinture pourraient être des portraitistes très brillants. Ils ne l’ont point fait. Ils l’ont peint en le faisant agir. C’était plus fort. Tout ce roman de Renée Mauperin est dans ce chef-d’œuvre acéré d’Henri Mauperin, qui, pour soubasser son ambition de « jeune bourgeois », a soufflé scélératement au cœur d’une de ces femmes mûres, toujours prêt à s’entr’ouvrir, une passion insensée sur laquelle il compte pour lui faire donner sa fille en mariage ; et l’incestueux mariage s’accomplirait avec le cynisme ordinaire, lorsque Henri est tué en duel par un vieux noble qu’il croyait mort et dont il avait pris le nom légalement (
la légalité nous tue !
disait Viennet) pour allonger son nom de jeune bourgeois. Il faut bien le reconnaître, là est le roman vrai, là est la moralité sociale de ce roman de Renée Mauperin, et Renée Mauperin, qui le nomme, n’est plus qu’une arabesque de ce livre, qui ne dit pas ce qu’il veut dire mais ce qu’il ne veut pas dire, et qui le dit si bien.
Et j’en fais sincèrement mon compliment à MM. de Goncourt… Hélas ! il n’y en a plus qu’un pour le recueillir. Je le fais bien tard, mais arrive bien qui vient de loin. Ce livre, que je n’avais pas lu, m’a donné une volupté d’esprit mêlée de surprise. Je ruisselais des phrases et des descriptions de M. Zola dans sa Curée, et j’entre dans un livre clair, ému, sobre d’effets et de longueurs, et peint (car il est peint aussi) avec une harmonie de ton pleine de transparence et de nuances. Les hommes qui l’ont écrit avaient trempé la fine extrémité de leurs doigts, faits pour toucher à de plus nobles choses, dans ce réalisme dont nous voyons les œuvres dernières. J’ai signalé dans ce livre-ci ce que je regrettais d’en voir encore. Mais je suis sûr que dorénavant je n’en retrouverai jamais plus rien sous la plume de celui qui nous reste…
VIII7
J’ai félicité M. Edmond de Goncourt, à propos de son Histoire remaniée de Madame de Châteauroux, des heureuses modifications introduites dans son esprit et dans son œuvre, et du jugement, si difficilement impartial pour un écrivain, qu’il avait stoïquement porté sur son talent et sur sa manière. Les années, qui, le plus souvent, ne sont bonnes à rien, lui avaient été bonnes à quelque chose… Seulement, il paraît que M. de Goncourt ne s’est modifié qu’en histoire. Romancier, il continue d’être ce qu’il a été. Les Frères Zemganno sont de la famille de tous les romans qu’il a déjà publiés. Il en est par la forme, et je ne dirai pas par la pensée, — mais par l’absence de la pensée.
Elle est absolue dans ce roman-ci… M. de Goncourt, qui pourrait mieux, s’entête à cette littérature sans idée qui part de Madame Bovary pour aboutir, en dévalant, à l’Assommoir, et cet entêtement est malheureusement réfléchi. À ce roman des Frères Zemganno, il a attaché, comme à un clou, un haillon de système qui pendille dans trois pages de préface. Il pouvait très bien se dispenser de les écrire, ces trois pauvres pages, mais l’heure est aux systèmes, et il a voulu, sans nul doute, dire aussi, distinctement, son petit mot à travers l’assourdissante huaille du Naturalisme actuel, et déterminer les mérites de sa position dans la trifouillante poussée de cette littérature canaille.
Et le mot y est tout au long, écrit par lui sans horreur : « Le genre canaille — dit-il, en parlant de sa Germinie Lacerteux, qu’il met respectueusement derrière l’Assommoir, — est épuisé à l’heure qu’il est ».
On ne réussira plus dans ce genre prodigieusement comme on y a réussi, et il en avertit obligeamment les goinfres affamés du succès de M. Zola, qui voudraient manger de cette oie. Selon M. de Goncourt, le Réalisme et le Naturalisme — son expression dernière — ne tiennent pas essentiellement à la vidange sociale dans laquelle ils pataugent et dans laquelle ils semblent nés. Ils ne sont pas conglutinés et figés dans cette chose dont elle est faite. Ils peuvent s’élever plus haut, brasser d’autres matières, respirer d’autres odeurs, et s’appliquer très bien aux élégances des classes élevées… « Nous avons, nous ! — dit M. de Goncourt, — commencé par la canaille, parce que la femme et l’homme du peuple, plus rapprochés de la nature et de la sauvagerie, sont peu compliqués… »
Humble aveu de faiblesse, qui déshonore l’œuvre qu’on a commise ! Mais un écrivain de talent peut venir — ajoute M. de Goncourt — qui appliquera à la société d’en haut cette « analyse cruelle que M. Zola, mon ami, et moi-même peut-être, avons apportée à dans la peinture du bas de la société… »
Et alors tout sera dit ! « Le classicisme et sa queue seront tués. »
Et la révolution de la Vérité littéraire accomplie.
Voilà l’espérance et voilà le système. L’espérance n’est pas grande. Le système est chétif. Le Réalisme et le Naturalisme ne seraient donc, en fin de compte, que l’analyse cruelle de MM. de Goncourt et Zola. Moi, je le croyais bien autre chose ! Une analyse seulement ? Mais pourquoi cette analyse est-elle cruelle ? M. de Goncourt tient beaucoup à la cruauté de son analyse… Déjà il l’appliquait à l’histoire (dans sa Madame de Châteauroux), et je relevai le mot, parce qu’il est faux. L’analyse est ce qu’elle est, — plus ou moins bien faite, mais elle n’est cruelle que pour celui qui la fait mal… Or, M. de Goncourt et M. Zola tiennent leur analyse pour bien faite, puisque, pour eux, leur analyse seule a créé cette littérature nouvelle qu’ils s’imaginent avoir inventée.
Hélas ! ils n’ont rien inventé du tout ! Ni l’analyse, qui date de plus loin qu’eux, ni la nature, qui n’est pas le Naturalisme, ni l’étude, qu’on en faisait bien avant eux, ni même cette description dont ils sont seulement capables et dont ils ont l’enragement comme les eunuques ont l’enragement de leur impuissance, ni le roman « sans beauté imaginative »
qui est le plus beau des romans pour M. de Goncourt, — car il y en a diablement de ces romans-là, dans le monde. Et Les Frères Zemganno en sont un.
IX
Il a la gloire de cette pauvreté d’imagination, il a la sublimité de cette platitude. Ce n’est plus, ici, un roman canaille… que par places, et je dirai les places. La caque sent ce hareng encore ! Mais c’est, nous dit l’auteur, « une tentative dans la réalité poétique ».
Eh bien, la tentative est un avortement ! Ce roman de M. de Goncourt n’est pas plus imaginé que poétique. La poésie est une des plus puissantes manifestations de l’âme humaine. Mais depuis longtemps, ankylosé de réalisme, l’auteur des Zemganno s’y est probablement pris trop tard pour être poétique ; et son livre, dont le sujet était de la sentimentalité la plus pure et la plus noble, puisqu’il devait être la glorification attendrie de l’amour fraternel, n’est partout que de la plus épaisse, de la plus grossière matérialité. La matérialité y étouffe tout : la pensée, l’émotion, la passion, le drame et la vie ! La description, cette maladie de peau des réalistes, s’y étend sur chaque page. La description qui se croit scientifique et qui n’est que puérile, la description des choses exclusivement physiques, — des choses que le premier sot peut voir et décrire ! — car pour les nuances et les transparences intellectuelles et morales, en d’autres termes, pour la moitié de la création, la description n’y est pas. Voilà ce que l’écrivain des Zemganno appelle le Naturalisme et son analyse tout à la fois : le retranchement de la moitié de la création dans l’observation de l’artiste ! Moi, j’appelle cela du matérialisme, et du plus borné et du plus stupide, du matérialisme vieux et incorrigible comme le monde, et qui, exilé des littératures fortes, ne manque jamais de reparaître dans les littératures décadentes, quand le souffle divin de la spiritualité n’anime plus les peuples que les littératures expriment. Et n’est-ce pas là que nous en sommes, dans ce moment ? Nous avons maintenant craché toute notre âme ! comme les pulmoniques crachent leurs poumons avant de mourir. Les peintures sur peintures des objets physiques, les badigeonnages éternels, les enluminures acharnées et effrontées, qui fatiguent d’abord et deviennent bientôt insupportables, ne sont pas la vie et ne peuvent pas la remplacer. On peut peindre de toutes les couleurs un cadavre, mais on ne parvient jamais qu’à faire une momie d’un cadavre peint.
Et c’est l’histoire du livre que voici. La vie n’y est point, la vie de l’intelligence et du cœur, la vie de la réflexion, de la pensée, du pathétique, la vie supérieure enfin, — et cela n’étonne pas chez un naturaliste ! — mais l’autre vie non plus, la vie inférieure, la vie même des choses. Il ne s’y trouve que l’effet brut, l’effet, à l’œil, de la couleur sans illusion, et l’odieux, le fourmillant détail physique et technique et tout cru, et que l’art — je ne dis pas l’art suprême, mais l’art le plus élémentaire, — devrait cacher. Pour le naturalisme de M. Edmond de Goncourt, l’art, le croira-t on ? c’est de montrer, au contraire, la technique de tout ; c’est d’arracher le voile d’or que l’imagination doit jeter sur le squelette des choses comme Dieu a jeté la beauté de la chair sur le squelette humain ! La Science, qui est la prétention des vieux peuples, viole ici l’art, sous prétexte de vérité, et elle prouve, par la plume de ceux qui proclament le Naturalisme le dernier mot de la littérature (et il pourrait bien l’être, en effet !), qu’il n’est que la cuistrerie d’un vieux peuple fini, qui se croit savant parce qu’il n’a plus la force de rien inventer.
X
C’est ce défaut capital d’invention qui frappe d’abord dans le livre de M. de Goncourt. La conception en était poétique et touchante, mais cherchez-la, cherchez-en seulement la trace, dans cette exorbitante, dans cette intolérable description qui bouche la vue lointaine de cette conception jusqu’au dénoûment, et qui y apparaît pour immédiatement disparaître ! Sans les indiscrétions de quelques amis qui ont entendu la lecture des Frères Zemganno avant leur publication, le lecteur ne se serait jamais douté, en les lisant, qu’il allait y être question, à la fin, d’amour fraternel. Le livre tout entier n’est qu’un hors-d’œuvre de la conception première. Il n’est pas combiné comme il devrait l’être pour indiquer et amener le dénoûment de la catastrophe. Il manque également d’organisme, de perspective et d’unité. Rien ne s’y trouvé debout, ◀vivant▶, marchant et s’avançant sur vous. Au lieu d’un roman et de son armature, vous avez une biographie, la plus surchargée, la plus lente et la plus rampante des biographies. Et encore la description exorbitante, la maniaque description, y tient plus de place que la biographie. Rien n’y est oublié de tout ce qui est indifférent ou inutile. L’écrivain y décrit jusqu’aux paysages des pays qui ne seront point le théâtre de son roman, et par lesquels ses personnages passent pour n’y revenir jamais… Avec cette charrette, trop minutieusement décrite, de bateleurs ambulants qu’on a vue déjà rouler dans L’Homme qui rit ; avec ces Hercules et ces pitres de foire, bohémiens très chers à la littérature bohème de ce temps, et dont on n’oublie ni le moindre haillon, ni le moindre paillon, les Zemganno ressemblent à beaucoup des anciens feuilletons de Théophile Gautier. Seulement, le feuilleton Gautier mange ici le roman Goncourt. Théophile Gautier, tout descripteur qu’il fût, gravait au moins ce qu’il décrivait, et M. de Goncourt délaie. Pour vous montrer dans quel délaiement, dans quel débordement d’épithètes et de phrases descriptives, le romancier sans idées et sans plan se coule et se noie, sur un livre de trois cent soixante-dix pages il y en a soixante-neuf (les soixante-neuf premières) de descriptions, accomplies quand, des deux clowns qui seront dans quinze ans les acteurs du roman… futur, l’un n’a que dix ans et l’autre vagit au berceau !
Ce sont des clowns, en effet, que les héros de ce roman. Et j’écris ce mot sans mépris. J’aime autant cette race des clowns que M. de Goncourt lui-même, et je comprends peut-être aussi passionnément que lui la poésie de ces hommes, dans lesquels le corps est souvent plus spirituel, dans ses évolutions, que bien des intelligences dans les leurs… Je me permettrai de le dire ici, puisque l’occasion s’en présente, j’ai toujours été un grand hanteur de Cirques, un amateur de ces spectacles physiques qui ne me donnent pas qu’un plaisir des sens, quoiqu’il y soit aussi, mais un plaisir intellectuel bien autrement profond et raffiné. Si, nous autres écrivains, nous pouvions écrire comme ces gens-là se meuvent ! Si nous avions dans le style les inépuisables ressources de leur vigueur, de leur souplesse presque fluide, de leur grâce ondoyante, de leur précision presque mathématique, de la propriété des mots, comme ils ont, eux ! la propriété des mouvements, nous serions de grands écrivains… Je suis convaincu que, pour qui a le sentiment des analogies et la puissance des mystérieuses assimilations, les regarder, c’est apprendre à écrire. N’a-t-on pas dit d’une célèbre danseuse que tous ses pas étaient des sentiments ? Pourquoi un grand clown — car, à sa manière, un clown qui est un artiste peut très bien être grand, — ne serait-il pas quelque chose comme un Rivarol ou un Hogarth en action ? Étincelant comme l’un, avec son corps, terrible et grotesque comme l’autre. Je ne reprocherai donc pas à l’auteur des Frères Zemganno d’avoir abaissé son sujet en choisissant deux clowns pour incarner dans ces deux hommes, qui semblent n’avoir qu’un corps et qui passent leur vie à le retourner comme une paire de gants, un superbe sentiment, un de ces sentiments qui impliquent une âme élevée et charmante. On me dira peut-être : Voyez où nous en sommes !
Nous savions bien que les peuples décrépits et corrompus tombent tous dans un cabotinisme effréné, mais nous ne savions pas que nous fussions plus avancés dans le sens de gibier faisandé que Rome et Byzance. En effet, ni Rome ni Byzance n’ont eu, dans leurs littératures, un homme de talent quelconque — un Goncourt — qui ait fait un roman avec les cochers bleus et verts du Cirque, avec les mimes ou les joueurs de flûte aimés des jeunes Romaines… Mais l’objection ne me touche point. Ce qui est contre nous, comme symptôme de la corruption générale de nos mœurs, n’est pas contre l’individualité du roman que M. de Goncourt a essayé d’écrire. Une âme délicieuse et même héroïque peut très bien exister dans un clown, et, dramatiquement, elle ferait plus d’effet si elle y était que si on la rencontrait dans un homme qui, par l’éducation, la pensée, la méditation, les habitudes, le milieu social, a développé les forces de son âme comme le clown n’a développé que celles de son corps… Seulement, il faut qu’une pareille âme soit dans le clown du roman qu’on veut faire, et dans celui de M. de Goncourt, elle n’y est pas !
XI
Qu’y a-t-il donc ? Tout, excepté cela. Il y a les clowns et leurs exercices. Il y a le Cirque, — l’éternel feuilleton de Théophile Gautier sur le Cirque. Il y a les détails du métier cherchés, appris, notés, sous la dictée des clowns ou des acrobates avec qui on s’est mis en rapport en vue d’un livre à faire et de son exhibition immédiate ; manière facile d’acquérir une érudition qui reste indigérée, et plus superficielle encore que facile de pénétrer des mœurs qu’il s’agirait de bien comprendre pour les exprimer. M. de Goncourt n’avait pas besoin, comme il le fait dans une note, de tirer sa révérence à MM. Victor Franconi, Léon Sari, les frères Hanlon Lee ; car, à sa manière de faire, on devine sa méthode, qui est, du reste, la méthode de tous les réalistes actuels. Au moins, lui, s’est-il adressé aux maîtres de leur art, qui savaient leur art ; mais le procédé n’en est pas moins inférieur, et c’est le leur à tous. J’en ai connu, des réalistes, qui, ne pouvant aller dans un monde distingué, où en général les réalistes n’entrent pas, payaient à boire à des domestiques et prenaient des notes sur ce que les domestiques leur racontaient. Sublime façon d’être un observateur ! C’est ainsi qu’ils ont l’honneur de l’être. Après la description des Cirques (toujours cette teigne, cette lèpre de la description !), il y a celle des écuries, faite certainement, tant elle est exacte, place tenante, dans l’écurie du Cirque des Champs-Élysées. M. de Goncourt n’y a oublié que le crottin que M. Zola, son ami, n’aurait pas oublié. Après les clowns de la représentation et en costume, il y met les clowns de la vie privée, en habits bourgeois, depuis la braguette jusqu’à l’épinglette ; leurs habitudes si platement bourgeoises ; leurs exercices chez eux sur le trapèze ou sur le tremplin. Mais l’âme de ces clowns, qui ont une âme, et qui, comme tous ceux qui en ont une, vont souffrir et mourir de leur âme, M. de Goncourt ne la montre point dans sa beauté, ne la creuse pas dans sa profondeur, ne la dramatise pas dans son action et dans sa destinée. La fraternité de ces clowns, qui semblent n’avoir, par leur affection comme par leur art, dans lequel l’un parachève l’autre, qu’une seule vie à eux deux, aurait pu donner lieu aux plus touchants et aux plus magnifiques détails de cœur. Mais rien de pareil dans le roman si peu romanesque de M. de Goncourt ! Un des frères y rêve un tour de force et l’autre l’exécute, et, en l’exécutant, se casse les jambes. Cela semble misérable, cette donnée, mais pour une tête féconde, quel sujet ! Ce fratricide involontaire, dans lequel l’Abel adoré de ce Caïn innocent ne meurt pas en réalité, — mais meurt seulement pour l’art qui est sa vraie vie, — prêtait aux plus inattendues, aux plus déchirantes péripéties, aux plus pathétiques développements. Dans le roman de M. de Goncourt, le roman finit aux jambes cassées, et c’est là, pour nous, qu’il commence. Stérilité presque imbécile, M. de Goncourt, après la mutilation irrémédiable de son pauvre clown, coupé en deux par un accident dont son frère est la cause, ne trouve rien de mieux, pour nous attendrir, que de le faire un jour asseoir à la porte du Cirque, d’où il entend de loin des applaudissements qui le désespèrent. Il s’y assied, à la porte, mais il n’y entre pas ! et il fallait qu’il y entrât ! C’était là l’intérêt, c’était là le roman. Il fallait qu’il dégustât, goutte par goutte, le regret et l’angoisse du spectacle de sa gloire perdue ; il fallait qu’il revînt, chaque soir, boire à cet affreux calice ; car il est des supplices qui tuent et qu’on aime. Malheureusement, en comparaison de ce qu’il pouvait faire, M. de Goncourt (c’est le cas de le dire) s’est arrêté aux bagatelles de la porte, — et, pourtant, l’analyse, le drame prolongé, la splendeur tragique du dénouement, étaient dans cette fournaise allumée, éblouissante et joyeuse, du Cirque, devenu, pour le clown frappé d’impuissance, un enfer. Il aurait dû y mourir de jalousie, de désespoir, de fureur, — et de reconnaissance aussi pour son tendre et héroïque frère, renonçant à son art pour mieux ressembler au frère qui ne faisait qu’un avec lui, et pour rester ainsi à jamais, tous les deux, les frères Zemganno ! Mais M. de Goncourt n’a pas osé. Il n’a conduit son clown qu’à la porte du Cirque, de cet Enfer qui fut un jour, pour lui, le Paradis. Diderot, que M. de Goncourt, l’amoureux du xviiie
siècle, admire certainement plus que moi, aurait osé, lui, faire franchir cette porte au sien. C’est que Diderot, tout matérialiste qu’il fût, avait, après tout, une sensibilité d’artiste, et le pathétique de cette destinée d’un artiste écrasé dans son art, de cette âme de clown foudroyée qui tombe de son ciel comme Phaéton, l’aurait touché et tenté. Il aurait osé ; mais M. de Goncourt, réaliste ou naturaliste, non ! Voulez-vous savoir comme il finit son roman, ce romancier qui veut être poétique par exception et qui le dit dans sa préface ?… Les frères Zemganno jouent du violon pendant leurs exercices, comme ces délicieux frères Conrad du Cirque des Champs-Élysées, qui ont probablement donné à M. de Goncourt l’idée de ses frères Zemganno. Eh bien, voici la phrase ! « Enfant ! embrasse-moi. Les frères Zemganno sont morts. Il n’y a plus ici que deux râcleurs de violon, et qui maintenant en joueront, le derrière sur des chaises ! »
C’est le trait final. Quel joli détail ! On reste sur ce derrière. La petite place canaille se retrouve ici… Elle est aussi bien souvent dans les dialogues des deux frères, dans leurs conversations chez eux. Je les signale, mais je m’épargnerai de les citer. M. de Goncourt, pour être plus vrai, sans doute, comme on entend la vérité maintenant, a fait ses frères Zemganno platement vulgaires. Voilà comme ce poétique entend l’idéal !!!
XII
Et maintenant, j’ai fini. « La table est pleine »
, comme dit Macbeth. The table is full ! Hélas ! il faut tristement conclure, malgré la sympathie qu’on a pour M. de Goncourt, que Les Frères Zemganno sont un mauvais livre, échappé au talent de l’auteur. Il en a souvent beaucoup, quand il ne se souvient pas trop du système contre lequel il le cogne et le casse ici, comme le clown de son roman se casse les jambes contre son tonneau… Je n’aurais pas même insisté sur cet ouvrage, inférieur aux autres livres de l’auteur, quoique dans le même sentiment de vacuité et de détails descriptifs odieux, minutieux, imperceptibles, mais M. de Goncourt s’est réclamé et même vanté dans sa préface de ce système. — Réalisme ou Naturalisme, comme on voudra ! — qui fait son train ridicule dans ce ridicule moment littéraire, et voilà pourquoi j’ai pesé sur ce que je n’aurais fait qu’effleurer dans un autre temps. L’écrivain de La Fille Élisa avait pu se repentir de cette bassesse d’inspiration et d’exécution, mais le livre, et surtout cette préface des Frères Zemganno, m’empêche de croire à ce repentir que je supposais… M. de Goncourt, à qui j’ai reproché souvent d’être involontairement le père de ce menu fretin littéraire sans talent, qui fait maintenant le gros poisson, et, comme le crocodile, ouvre des mâchoires comme s’il allait tout avaler ! ne nie plus son ascendance. Ils prétendaient qu’il était leur aïeul. Ne le prétendent-ils pas aussi de Balzac lui-même, — de Balzac, sorti du romantisme ; de l’aristocratique, du catholique, de l’esthétique Balzac !!! Eh bien. M. de Goncourt accepte bénévolement d’être le générateur de cette ribaudaille qui se cherche des paternités partout ! Il brandit l’amitié de M. Zola. Il dit orgueilleusement ; « Mon ami, M. Zola… Et peut-être moi »
, ajoute-t-il modestement. Il s’embrigade lui-même dans cette anarchique cohue sans brigadiers de Sans-Culottes littéraires, qui veulent « déculotter tout »
, comme ils l’ont dit dans un impudent et presque impudique manifeste, qu’il faut citer pour les en punir. Évidemment, ceci est plus grave que l’apparition d’un mauvais livre isolé. C’est la disparition volontaire d’un homme qui marchait au premier rang de l’état-major intellectuel de son siècle, et qui se jette dans le trou de sa décadence, dans ce byzantinisme encore plus honteux que celui de la décrépite Byzance ; car le sien, à Byzance, s’exerçait sur les choses sacrées, sur la théologie, sur la science de Dieu, et le nôtre, à nous, sur quelles chichetés s’exerce-t-il ?… Qui pique une tête en ces bas-fonds y perd la sienne. Il me serait impossible, s’il l’y perdait, de ne pas regretter la noble tête de M. Edmond de Goncourt.
XIII8
M. de Goncourt ne veut pas en avoir le démenti ! Cet écrivain d’un talent raffiné et d’un coloris si souvent charmant, sur qui j’aurais presque pleuré quand il tomba de ses premiers romans sur le trottoir de La Fille Élisa, est resté meurtri et taché de cette chute. La Faustin, quoique d’un tout autre ton que La Fille Élisa, ce roman de La Faustin, qui aurait pu être beau et profond, porte çà et là les traces de ce mal du temps qui devient une contagion, et qu’ils ont appelé « le Naturalisme », pour ne pas lui donner son nom propre, qui serait une malpropreté… C’est la première fois, par parenthèse, que ces Grossiers, qui aiment et qui recherchent les mots abjects, ont reculé devant celui qui nommerait bien leur système. M. Edmond de Goncourt, digne par la distinction aristocratique de son talent de marcher sur un talon rouge, dépaysé en mauvaise compagnie avec eux comme un mousquetaire au cabaret, ne s’est pas, dans ce nouveau roman, tout à fait guéri de la maladie qu’il a contractée dernièrement dans de basses accointances littéraires. Et que dis-je ? Il a même l’orgueil de s’en vanter ! Il est plus fier que Colomb revenant d’Amérique… C’est moi — prétend-il — qui ai donné à tout le monde le principe du « Naturalisme ». C’est moi — écrit-il dans la préface de son roman — qui suis l’auteur de cette expression si blaguée (sic) de document humain ! « J’en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a succédé au Romantisme. »
Or, ce nom de baptême du document humain, donné après coup au Naturalisme, n’est, en somme et en effet, que le nom du Naturalisme en deux mots, et, en supposant qu’il soit autre chose qu’une Lapalissade que des niais veulent faire prendre pour une idée à des niais plus sots qu’eux, — attendu que tous les romanciers qu’il y ait jamais eu dans le monde se sont nécessairement occupés du document humain, puisqu’ils avaient à peindre l’âme de l’homme en action dans ses vices et dans ses vertus, sans avoir besoin d’employer pour cela une formule si ridiculement pédantesque, — en réclamer la paternité, comme le fait M. de Goncourt, c’est se poser, en termes doux et furtifs, le chef de cette École qui a succédé au Romantisme, et noyer du coup l’auteur de Pot-Bouille dans le bouillon qu’il a inventé, et qu’il est, présentement, en train de boire…
Et ce document humain, dont il est fier comme d’une découverte de génie, M. de Goncourt lui sacrifie jusqu’à la fierté de son attitude et de sa pensée ; car, le croirait-on si on n’avait pas sous les yeux l’étonnante préface de son livre ? il se fait humblement le frère quêteur du document humain, et mendie en son nom comme un pauvre d’église sous un porche !… M. de Goncourt, métamorphosé en capucin du Naturalisme, tend la main et demande l’aumône à toute femme et fille qui a la moindre petite piécette d’un document humain à lui donner. Par une dernière délicatesse d’un talent qui fut parfois délicieusement féminin, par un reste en lui du xviiie
siècle, le galantin M. de Goncourt ne quête que les femmes. Il laisse les hommes aux autres frères documentiers comme lui. Pour un quêteur d’une main aussi blanche que la sienne, le document humain, c’est surtout le document féminin. Lisez la divertissante et ingénieuse préface que M. de Goncourt a attachée à La Faustin, vous verrez que cette demande d’aumône, qu’il ne veut pas rendre importune aux dames, il l’appelle, avec une petite rouerie engageante pour la vanité de celles qu’il implore, « une collaboration avec un rien de l’aide et de la confiance de celles qui lui font l’honneur de le lire ».
Pour établir cette collaboration, il ouvre chez son éditeur Charpentier un petit bureau de bienfaisance et de confidences où il attendra patiemment les renseignements demandés, et, entre tous, il prend la peine de signaler ceux qui lui plairaient davantage, et ce sont les impressions des jeunes filles, et même des toutes petites filles, et « l’éveil simultané de leur intelligence et de leur coquetterie… »
. Ah ! d’aventures, il n’en exige pas. Il n’en a pas l’indiscrétion. Il est discret. Ce qu’il voudrait, c’est simplement des confidences « sur l’être nouveau créé chez l’adolescente par la première communion »
. C’est « des aveux sur les perversions de la musique »
. C’est « des épanchements sur les sensations d’une jeune fille, les premières fois qu’elle va dans le monde »
. La littérature actuelle en est donc à dire, comme le petit Savoyard : « Un petit sou me rend la vie ! » Il lui faudrait de petits sous ! Et M. de Goncourt se charge d’en faire tomber dans sa tirelire. Mélange de quêteur et de confesseur, qui n’exige pas non plus le nom des jeunes filles et des toutes petites filles qui vont aller à confesse à lui, M. de Goncourt aura fondé un établissement de charité utile à la littérature naturaliste et à ses indigences, qui sont grandes, à ce qu’il paraît. D’aucuns prétendaient que les premiers naturalistes, qui parurent comme des météores, impatients de leur ignorance, payaient généreusement pour se documenter ; et pour savoir, par exemple, comment on servait sur table dans les bonnes maisons et comme on lavait les voitures, ils versaient de nombreux bocks et quantité de petits verres aux domestiques et aux cochers, et c’est ainsi qu’on s’instruisait… Mais le moyen de se faire renseigner sûrement sur les premiers troubles des toutes petites filles, sur les premières rougeurs de ces aurores ?… Diable ! ce n’était plus là affaires de femme de chambre et de laquais ! C’était, on doit en convenir, pour ceux qui n’accordent pas de divination au talent ni de seconde vue au génie, d’une incontestable difficulté. Mais, avec M. de Goncourt et le procédé simplificateur de sa préface, il ne s’agit que de mettre ces premiers troubles et ces premières rougeurs sous pli cacheté, à la poste et à l’adresse de M. de Goncourt, chez M. Charpentier, rue de Grenelle-Saint-Germain, nº 13, pour que soit suffisamment étanchée cette soif de documentation et d’information d’une littérature qui a rayé l’inspiration et l’invention de son programme, pour les remplacer par des notes qu’on n’a pas même prises, et des observations faites par les autres et qu’on vous met, comme une pièce de monnaie, dans la main !
Mais, en d’autres termes, moins gais que ceux d’une si bouffonne préface, un tel procédé, c’est la mort même, la mort déshonorante de toute littérature créatrice, qui se déclare incapable de vivre par elle-même, impuissante et finie ; c’est le moyen le plus honteux employé pour la faire durer un peu encore, si cela s’appelle durer que traîner sa paralysie hébétée et son cul-de-jattisme final sur les béquilles d’emprunt du document humain, et, pour parler avec l’élégance de M. de Goncourt, qui se plaint qu’on le blague, c’est vraiment une chose assez triste pour qu’il n’y ait plus à blaguer !
XIV
Oui ! même pour M. de Goncourt, pour cet écrivain qui avait un talent à lui autrefois, qui pensait et qui observait pour son compte et, qui ne demandait de documents ni aux grandes personnes, ni aux toutes petites filles, pour faire un de ces livres de réalité et d’idéal comme la vie, que l’on appelle un roman. Il faisait alors les siens en se fiant à son génie, et non en s’en défiant et en gueusant, à droite ou à gauche, des documents, humains ou non !
M. Edmond de Goncourt a eu la pensée d’écrire le roman de la comédienne, et cela pouvait être un beau livre, pourvu qu’il fût profond ; car c’était une idée, et une idée neuve. Seulement, demandez-vous ce que devait devenir pareille idée sous une plume tombée à ne plus vivre que d’aumônes et à s’éparpiller dans des renseignements ramassés de toutes parts pour elle, et non par elle ! Ce qui aurait tenté un grand et robuste talent, c’eût été le type absolu de la comédienne, descendue des hauteurs du type dans une puissante et concrète personnalité. Ce n’était pas les portraits de deux ou trois comédiennes connues, et qui, mêlées dans un ensemble brouillé et confus, restent dans un vague anonyme. On se demande qui elles sont. La critique cancanière de ce temps avili n’a-t-elle pas voulu nommer la Faustin de M. de Goncourt, sans pouvoir deviner qui elle est ?… Était-ce Rachel ? Était-ce Sarah Bernhardt ? Puisque l’esprit des romanciers de cette heure n’a plus assez d’énergie pour créer sans avoir un modèle sous les yeux ou dans la mémoire, et que les mannequins sont devenus de première nécessité, en littérature ! Qui a répondu à cette question, en présence de cette Faustin telle qu’elle est ici, sans trait distinctif, sans personnalité reconnaissable, sans que rien n’agrafe le souvenir et nous rappelle nettement quelqu’un ?… La Faustin de M. de Goncourt est une suite de notations sur la vie, au théâtre et hors du théâtre, des comédiennes ; c’est des prospects variés sur leurs habitudes de famille et de camaraderie, sur leurs manières de travailler et d’être oisives, sur leurs amours, leurs caprices, leurs perversions, leurs nervosités, tout leur artificiel mis à la place de leurs sentiments vrais, et c’est colligé et collectionné ici comme un inventaire, — un de ces inventaires du xviiie siècle auxquels M. de Goncourt nous a accoutumés dans ses études historiques. Il a chiffonné dans la comédienne, il a chiffonné comme l’habilleuse qui l’habille et qui la déshabille tous les soirs. Mais la comédienne caractérisée, la comédienne entrée dans une personne ◀vivante, fortement individualisée et impossible à oublier quand on vous l’a montrée une fois, n’est pas et ne pouvait pas être dans cette Faustin, faite de mille pièces rapportées et recousues comme les pièces de l’habit d’Arlequin, et ce n’est point de ces prétendus documents humains, ramassés, comme des chiffons, avec un crochet, qu’elle pouvait jamais sortir !
D’ailleurs, telle que l’a faite M. de Goncourt, elle est vulgaire. C’est la comédienne comme il y en a tant, la comédienne de la classe moyenne des comédiennes. Il la donne bien comme supérieure, mais il ne suffit pas de le dire, il faut montrer qu’elle l’est, dans le roman ; et elle n’y fait que des choses communes. L’obligation, pour qui doit toucher à cet être complexe et phénoménal d’une grande comédienne, c’était de la prendre sans rien diminuer de sa complexité. Il fallait même lui donner une âme en proportion avec son génie, pour qu’on pût mieux juger de l’effort de l’une contre l’autre, et savoir qui devait dévorer l’autre, des deux. Assurément, La Faustin n’inclinera pas beaucoup les cœurs vers les femmes de théâtre, mais, malgré l’exécration du dénouement qui brusque trop tôt un livre qu’il aurait fallu développer et creuser davantage, le roman de la comédienne — à elle seule plus dangereuse peut-être que tout ce que Bossuet et Rousseau ont dit de la comédie tout entière ! — ne produit pas l’épouvantement dans les cœurs, et c’était sur cet épouvantement qu’on était en droit de compter. C’eût été, après l’effet esthétique, la portée morale de ce roman de La Faustin s’il avait été un chef-d’œuvre, s’il avait été, sous la plume implacable du romancier, comme une tête de Méduse d’une beauté sublime, mais fatale et mortelle à tous les sentiments de la femme, et particulièrement à l’amour.
XV
Car la question poignante d’un livre qui pouvait être si dramatique et si terrible est de savoir si l’âme et le génie peuvent vivre, dans leur double intensité, au fond de ce système nerveux endiablé, comme disait Voltaire, d’une comédienne qui aime son art comme tout être de génie aime le sien, et qui lui demande ses émotions, son bonheur et sa gloire. La question est de savoir si le Talent — cet ogre du cœur qui mange le nôtre dans nos poitrines au point qu’il n’en reste bientôt plus rien — n’est pas plus tyrannique, plus absolu et plus féroce, en ces natures de grandes comédiennes, qu’en quelques artistes que ce soit, et n’exalte pas des vanités que les hommes ne connaissent pas à ce degré de délirante ivresse, et qui l’emporte sur tous les autres enivrements de la vie ?… Cruel problème, qui peut donner lieu à des spectacles d’une passion immense ! Dans la destinée de la grande comédienne, les mille têtes d’un parterre qui l’applaudissent avec transport ne pèsent-elles pas plus que la tête unique de l’homme qui l’adore, et qui souffre de l’adorer de cela seul que l’amour qu’elle éprouve et qu’elle montre, elle peut le jouer !… Elle le joue peut-être !… Ah ! c’est pour les cœurs profonds, les cœurs jaloux et les cœurs fiers, que la comédienne est dangereuse, puisque son art est de ne plus être une âme humaine comme la nôtre, mais un protéisme d’apparences qui passent et qu’elle rappelle à son gré avec la puissance évocatrice d’une magicienne, qui charme et qu’on ne charme pas !! De ce monstre qu’on divinise il peut tout à coup ne rester pas plus que de la nuée éblouissante d’Ixion, quand on la presse sur son cœur ! Quel sujet de roman qu’une telle créature, pour un romancier fort en nature humaine, et qui sait la brasser. Avec la grande comédienne, le danger, le malheur, l’anxiété, l’angoisse, sont toujours présents, instants, menaçants, éternels ! Avec elle, ô supplice ! on peut toujours douter de tout ! Son art couvre sa loyauté et le visage n’est plus qu’un masque, — mais il est plus beau que le vrai visage, et l’amour même ne s’y reconnaît plus. Si le grand acteur tragique du commencement du siècle qui regardait ses pleurs couler et les étudiait derrière le cercueil de son père, pour pleurer de même dans Hamlet, nous paraît d’un génie atroce, il y a plus atroce encore : et c’est la comédienne attendrie que vous croyez compatissante, et qui étudie dans vos yeux, sans que vous puissiez vous en douter, l’expression de l’amour affligé ou jaloux que vous avez pour elle, pour vous la voler, cette détrousseuse d’émotion, et aller au théâtre la jouer le même soir ! Et c’est ainsi que j’aurais terminé mon roman s’il m’était passé dans la tête de peindre, comme M. de Goncourt, une grande comédienne. Je l’aurais tuée ou chassée, ou frappée dans l’exercice de son génie et de son mensonge. J’aurais donné cette revanche à la vérité dans l’amour de pénétrer une seule fois la plus calculée et la plus sublime des feintises de l’art et du génie. Dénouement tragique, d’un sentiment et d’une moralité grandioses. M. de Goncourt, moins spiritualiste que moi, l’a compliqué d’un horrible cas pathologique. Il a découvert une maladie des plus rares, qui se termine par ce qu’il appelle une agonie sardonique, et c’est pendant cette agonie de son amant — lord Annandale — que la Faustin, qui a renoncé à la scène et reprise par la rage de l’art, par l’ogre qui dévore la nature et qui mange toujours la femme au profit de la comédienne, étudie, mime et répète devant une glace, avec la passion de l’artiste qui ne voit plus rien, ce rire affreux de son amant qui meurt, quand, dans un de ces retours de connaissance comme il en revient parfois aux mourants, le lord s’aperçoit du rire de sa maîtresse et la fait jeter à la porte par ses valets.
XVI
Ce dénouement de La Faustin serait la seule chose mâle et impressionnante du roman de M. de Goncourt, s’il avait été amené d’assez loin pour produire tout son effet et justifier la colère brutale et impitoyable d’un homme qui aimait avec une passion si profonde, il n’y a qu’une minute, et qui devient tout à coup si rapidement implacable. Les naturalistes entendent peu, en général, la gradation des nuances. Leur épaisseur ne comprend que ce qui est épais. L’amour ne se coupe pas toujours, au pied, d’un seul coup de hache, et il faut le scier parfois bien longtemps pour le faire tomber dans les cœurs épris. D’un autre côté, le dénouement pathologique est une des faiblesses ordinaires des naturalistes, qui ne croient qu’aux faits de la matière, et celui de M. de Goncourt en rappelle d’autres antérieurement connus : le delirium tremens de L’Assommoir, et la mort de la rage, dans un des romans les plus passionnés de Léon Cladel… Conséquences inévitables du naturalisme, qui se dit, malgré son ignorance, expérimental et scientifique, nous serons peut-être obligés de faire prochainement, dans les livres qui s’adressaient autrefois au cœur ou à l’esprit, le tour des maladies humaines, et nos romans ne seront plus que de dégoûtantes nosographies… M. de Goncourt, l’auteur de la Sœur Philomène, marqué depuis longtemps de ce carabinisme qui a aussi timbré Sainte-Beuve, devait prendre très facilement le fil d’un siècle qui allait, de toutes parts, aux préoccupations physiques, et qui ne trouve plus d’autre terrible et d’autres sources de pathétique, dans ses romans de sentiment et de passion, que la hideuse mort animale de ses héros.
Et rien de plus pour le compte de nos âmes ! Dans La Faustin, on ne trouve ni une page d’émotion sincère ou d’éloquence venant des entrailles, ni attendrissement, ni rêverie, mais seulement des hystéries et des nervosités qui sentent la dépravation et la folie. Le document humain, c’est ici le désordre et l’anormalité dans l’humain. En ce livre où, à travers des détails rarement jolis, comme, par exemple, « le château aux paons blancs »
, qui a de la couleur d’Edgar Poe, il y a de très plats hors-d’œuvre qu’on pouvait supprimer pour y faire gagner le roman. Ainsi l’absurde visite de la Faustin à ce maniaque de professeur de grec, pour entendre lire Phèdre dans une langue qu’elle ne comprend pas ! Et, de ces hors-d’œuvre sans aucun talent qui les excuse, le plus inutile de tous, qui se trouve être immonde, l’épisode du sadiste sir Georges Selwyn, qui n’a que faire là si ce n’est pour montrer les honteuses hantises que le Naturalisme inflige à la pensée, du côté de toutes les fanges de la vie, pour qu’un homme comme M. de Goncourt en ait rapporté cette tâche-là !
XVII
À présent, j’ai fini cette critique que j’aurais voulu m’épargner… Malheureusement, c’était impossible. M. de Goncourt est trop haut dans l’estime et dans l’admiration publiques, il a trop de passé, pour que la critique se taise sur ce qu’il a dit quand il a parlé… Seulement, pourquoi, dans sa Faustin, n’a-t-il rien dit de grand ? Pourquoi, puisqu’il s’agissait d’éclairer le type de la grande comédienne, ne lui a-t-il pas donné, avec le génie de l’actrice, l’âme d’Adrienne Lecouvreur ou de madame Sainte-Huberti ? Sa Faustin n’est guères qu’une cabotine, et lui, qui la met en scène, un Byzantin de ce temps de nerfs, de mièvreries et de corruption. Son livre n’aura d’admiration que de la part de ceux qui cachent leur naturalisme sous le sien. En réclamant le document humain, il l’a arraché aux plumes qui vivaient de cette paternité incertaine… Il a cassé le pot de Pot-Bouille. Il a repris sa propriété naturaliste.
Mais c’est, hélas ! avec tout son talent qu’il l’a payée.