(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 39-51
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 39-51

LA HARPE, [Jean de] de l’Académie Françoise & de celle de Rouen, né à Paris, rue de la Harpe, en 1740, Littérateur d’une destinée aussi bizarre que malheureuse. Les Philosophes, dont il a été l’Eleve, l’Explorateur & le Héraut, se sont efforcés d’en faire un Grand Homme, & leurs efforts n’ont abouti qu’à le rendre ridicule : ses Adversaires, indisposés sans doute par le ton de suffisance, qui se manifeste dans ses moindres Ecrits, en ont fait un Nain, un Pygmée, un Lilliputien, & il faut convenir qu’ils l’ont un peu trop raccourci. Par cette double contrariété, il est également devenu le jouet de la louange & du blâme, en sorte qu’il n’est presque plus possible d’en parler sans un mouvement de dédain ou de plaisanterie.

Nous ne lui refuserons cependant pas, comme tant d’autres, de l’esprit, des connoissances, & même un certain talent ; mais nous remarquerons que, par une triste fatalité, ces trois qualités littéraires ne s’annoncent dans lui, qu’avec un défaut de consistance & de maintien, si l’on peut se servir de ce terme, qui leur ôte tout le prix. Cet esprit, malgré l’appareil de réflexion & de dignité qu’il s’efforce de se donner, n’a jamais pu se débarrasser d’un je ne sais quel air de petitesse qui en décrédite les créations ; ces connoissances, pour être annoncées d’une maniere affectée & présomptueuse, tombent inévitablement dans les disgraces attachées â l’ignorance & au pédantisme ; ce talent, pour n’avoir pas été sagement cultivé, pour afficher trop de confiance, décele continuellement sa foiblesse, & révolte plus qu’il n’attache ; en deux mots, on peut, d’après l’expression de son premier Maître, M. de Voltaire, comparer l’esprit de M. de la Harpe, à un four qui ne cuit point.

De ce four, pour nous servir de ce terme assez plaisant, sont sortis différens Ouvrages, tous marqués au même défaut de coction & de maturité : des Héroïdes, qui, avec de l’aisance & de la douceur, manquoient absolument de cette énergie, de cette chaleur, de cette variété, de ces mouvemens qui font vivre le style & annoncent le Poëte vivant : des Poëmes, des Odes, des Epîtres, sans verve, sans goût, & dont l’unique effet a été de faire partager la honte de leur médiocrité aux Académiciens qui ont couronné plusieurs de ces Pieces : des Tragédies, qui, à l’exception de Warwick, ne s’élevent pas au dessus des Productions scholastiques ; & encore sur ce Warwick, M. de la Harpe peut-il dire, mille bruits en courent à ma honte. On parle, à ce sujet, d’un M. Magnan, d’un Pere Kéli, qui se mêloient de faire des Tragédies ; &, si la Tradition est vraie, la Piece, après avoir paru sur un Théatre de Collége, seroit venue se montrer sur celui de la Capitale, sans autre façon que de petits changemens, qui, dit-on, ne l’ont pas embellie. Nous ne garantissons pas cette Anecdote, pour laisser une Production passable à son Auteur putatif ; du moins est-il certain que feu M. Piron dit, après l’avoir vu représenter : Ce jeune homme n’a que cette Piece dans le ventre. Tout le monde convient que Timoléon, Pharamond, Gustave-Vasa, Menzikoff, les Barmécides, qui sont sortis du même crû, après elle, n’ont pas démenti la prédiction. Pour Mélanie, le Rédacteur du Mercure, malgré les défauts du plan, le peu d’énergie des caracteres, la langueur de l’action, le peu de vraisemblance des incidens, a eu beau s’armer de courage pour la comparer aux bonnes Pieces * de Racine, chacun s’est écrié : Fi de l’impertinent Journaliste ! & par malheur ce Journaliste étoit M. de la Harpe.

Toujours malheureux dans ses élucubrations littéraires, cet Ecrivain a donné une Traduction de Suétone, qui n’a fait que le jeter dans un autre genre de déconvenue. On a rendu justice aux Observations judicieuses du Discours préliminaire ; mais les contre-sens !... les solécismes !... les bévues !.... elles ont été relevées par des Critiques très-propres à lui faire sentir la nécessité de traduire une seconde fois son Auteur, ou à le dégoûter pour jamais de la traduction.

Quant à ses Eloges historiques, ils ont eu la même destinée que ses autres Ouvrages : célébrés dans le Mercure, après avoir été couronnés par l’Académie, ils ont été sifflés, avec l’Académie & le Mercure, par le Public. Ce n’est pas qu’ils soient tout-à-fait dépourvus de mérite : ils annoncent des connoissances, des lumieres, un esprit cultivé, & sont écrits avec assez de correction ; mais ils manquent tous de cette chaleur qui anime & passionne le Lecteur, qui le fait entrer dans les sentimens du Panégyriste, & sans laquelle il n’existe pas de vrai talent. Outre que le style en est communément froid & compassé, les pensées en sont triviales ou peu justes, & ne sont point liées ensemble. De plus, il y regne un ton dogmatique & magistral, qui décele un Auteur jaloux de ses petites idées, & indispose contre lui le Lecteur le plus porté à l’indulgence.

C’est sur-tout à ce défaut de modestie & de bienséance, dans la maniere de présenter ses idées, que M. de la Harpe doit attribuer le peu de succès de ses Ouvrages, & le peu d’estime dont il jouit parmi les Littérateurs, parmi les Gens du monde, & même parmi les Philosophes, ses Protecteurs. Le ton avantageux ne convient à personne, moins encore à un Auteur, dont presque tous les pas dans la carriere des Lettres ont été marqués par des chutes ou par des humiliations. Qui pourroit n’être pas révolté de le voir recueillir soigneusement les éloges qu’il a reçus de M. de Voltaire dans des Lettres particulieres ; de lui entendre répéter, au sujet de son Eloge de Fénélon, que c’est-là le style des Grands Maîtres , que c’est le Génie du grand Siecle passé, fondu dans la Philosophie du Siecle présent  ; &, au sujet de sa Mélanie, que l’Europe attendoit cette Piece avec impatience ? L’Europe ! Risum teneatis, amici. Qui pourroit sur-tout retenir son indignation, à la lecture de la Note dont il a accompagné son Epître au Tasse ? « Elle obtint, dit-il, le premier accessit, lorsque les Conseils à un jeune Poëte [autre Epître de M. de la Harpe] remporterent le prix. L’Auteur ne voulut pas l’imprimer alors, pour ne pas trop irriter l’envie, que cette double histoire affligeoit assez. Ses ennemis affecterent de prendre ce ménagement pour de la timidité ; ils prétendoient qu’il n’osoit pas imprimer sa Piece, & lui adresserent, à ce sujet, les défis les plus plaisans du monde. Pauvres gens » ! Corneille, le grand Corneille auroit-il osé prendre ce ton à l’égard des détracteurs du Cid ? & s’il l’eût pris, le Public le lui eût-il pardonné ? Car on sait avec quelle amertume ses Contemporains lui ont reproché d’avoir dit, avec vérité néanmoins,

Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée.

Ce qui n’a pas peu contribué encore à indisposer le Public contre M. de la Harpe, c’est la maniere impérieuse avec laquelle il a exercé les fonctions de Journaliste, soit dans le Journal de Politique & de Littérature, mort entre ses mains, soit dans le Mercure de France, auquel il travaille aujourd’hui pour la seconde fois. Ce Mercure est sur-tout le Théatre où cet Ecrivain déploie avec le plus d’éclat sa majesté littéraire, & fait le mieux sentir le poids de son autorité. C’est là qu’il peut dire, avec bien plus de raison, ce que disoit le Fou du Roi Jacques, en s’asséyant sur le Trône de son Maître : Je regne ; c’est là qu’il prononce en Juge souverain sur nos trois Spectacles, qu’il donne des loix aux Poëtes & des leçons aux Comédiens ; c’est là, en un mot, qu’il dispense à son gré les honneurs ou les disgraces littéraires. Le seul inconvénient qu’il éprouve, c’est que ses jugemens & ses décrets ne sont jamais respectés : il existe même des Profanes, qui poussent l’aveuglement jusqu’à se croire honorés par ses anathêmes.

Quoique les paroles qui viennent de nous échapper sentent un peu l’irrévérence, qu’on ne s’imagine pas que nous voulions le troubler dans l’exercice de sa domination. Qu’il jouisse, au contraire, de ses triomphes dans la petite planete où il s’est réfugié ; qu’il y exerce infatigablement ses fonctions thuribulaires au pied des Autels de la Philosophie, & se morfonde à nous crier que MM. Marmontel, Thomas, Gaillard, Condorcet, &cc. sont les Parangons de la belle Littérature ; il peut y affubler, tant qu’il voudra, de ses couronnes, les S. Ange, les d’Abancourt, les Murville, les Viéville & tant d’autres illustres ; nous ne porterons point envie à de si glorieuses félicités ; &, si ce n’est pas assez, qu’après y avoir exercé ses miséricordes, il y fasse de même éclater ses rigueurs. Que la gloire des Corneille, des Despréaux, des Rousseau, des Montesquieu, soit la premiere victime de son goût offensé ; qu’il y répete que le premier n’a fait que des Scenes & pas une bonne Piece ; que l’Oracle de notre Parnasse n’est qu’un Versificateur ; que le Pindare François ne savoit pas sa Langue, & ne mérite point le surnom de Grand ; que le Temple de Gnide n’est qu’un lieu commun. Qu’il y redise, avec autant de vérité que de politesse, que M. Linguet est un plat Ecrivain, un homme ignorant, étranger à la Littérature, un Ecolier qui n’a aucun principe de critiques ; qu’il s’y justifie, comme il pourra, de s’être revêtu des dépouilles de cet Ecolier ennemi, après avoir causé sa disgrace. Il peut encore s’y disculper des reproches qu’on lui a faits, d’avoir le premier troublé les cendres de M. de Voltaire, après avoir été, durant sa vie, son plus constant adulateur. Pour nous, qui connoissons & la nature de la planete dont il dirige les mouvemens, & les besoins de la République dont il est le Dictateur, bien loin de blâmer sa conduite, nous conviendrons qu’elle est plus sage qu’on ne l’imagine. Il faut, en effet, que l’horizon de ce petit Etat offre, sans interruption, des météores, des phénomenes, des monstres ; qu’on y joue des scenes plaisantes, qu’on y fasse des tours d’adresse : sans cela, qui voudroit s’en occuper ? Et, pour passer à des raisons plus graves, que deviendroit la Philosophie, si le Mercure cessoit d’être un entrepôt de louanges destinées à consoler ses partisans, un arsenal d’où il puisse partir une artillerie capable d’effrayer les Rebelles, un bureau d’adresse pour les Lettres, les Réponses, les Répliques, & toutes les honnêtes industries qu’elle sait si habilement employer ; un magasin de gentillesses, d’ironies, d’épigrammes ? Et ce magasin a-t-il jamais été mieux fourni que depuis que M. de la Harpe en a la direction ?

Mais, hélas ! tant de gloire entraîne de grands soins !

C’est pourquoi nous avertirons M. de la Harpe de s’attacher plus qu’il n’a fait à renforcer & égayer son style, à enrichir & à déniaiser son érudition, à aiguiser & à dégauchir son discernement ; d’être plus adroit, lorsqu’il voudra louer ses propres Ouvrages ; de ne pas se trahir, en affectant pour les autres le mépris qu’on a tort, sans doute, d’avoir pour lui ; enfin, de ne pas confondre, pour son repos, le langage d’une juste censure, avec celui de la jalousie.

Après cela, que M. de la Harpe vienne se plaindre de l’Auteur des Trois Siecles ! l’amitié la plus solide & la plus éclairée pourroit-elle lui donner des conseils plus nécessaires & plus avantageux ?

S’il se plaint que nous avons renchéri sur notre premiere critique, qu’il se souvienne que le but de cet Ouvrage est de tendre à la perfection ; & s’il nous accusoit de contradiction à son sujet, qu’il apprenne que se corriger n’est pas se contredire, & qu’en fait de jugemens littéraires, comme en matiere de testamens, les derniers sont toujours les meilleurs.