(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre premier. Des signes en général et de la substitution » pp. 25-32
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre premier. Des signes en général et de la substitution » pp. 25-32

Chapitre premier.
Des signes en général et de la substitution

Sommaire.

I. Divers exemples de signes. — Un signe est une expérience présente qui nous suggère l’idée d’une expérience possible.

II. Les noms sont une espèce de signes. — Exemples. — Noms d’individus. — Un nom d’individu est une sensation ou image des yeux ou des oreilles, qui évoque en nous un groupe d’images plus ou moins expresses.

III. Très fréquemment, ce groupe n’est pas évoqué. — Exemples. — En ce cas, le nom devient le substitut du groupe.

IV. Autres exemples de la substitution. — En arithmétique. — En algèbre. — Nature et importance de la substitution.

I

Lorsque vous montez sur l’arc de triomphe de l’Étoile et que vous regardez au-dessous de vous du côté des Champs-Élysées, vous apercevez une multitude de taches noires ou diversement colorées qui se remuent sur la chaussée et sur les trottoirs. Vos yeux ne distinguent rien de plus. Mais vous savez que sous chacun de ces points sombres ou bigarrés il y a un corps vivant, des membres actifs, une savante économie d’organes, une tête pensante, conduite par quelque projet ou désir intérieur, bref une personne humaine. La présence des taches a indiqué la présence des personnes. La première a été le signe de la seconde.

Des associations de ce genre se rencontrent à chaque instant. — On lève la nuit les yeux vers le ciel étoilé, et l’on se dit que chacune de ces pointes brillantes est une masse monstrueuse semblable à notre soleil. — On marche dans les champs vers le soir en automne, on remarque des fumées bleues qui montent tranquillement dans les lointains, et à l’instant on imagine sous chacune d’elles le feu lent que les paysans ont allumé pour brûler les herbes sèches. — On ouvre un cahier de musique, et, pendant que le regard suit les ronds blancs ou noirs dont la portée est semée, l’ouïe écoute intérieurement le chant dont ils sont la marque. — Un cri aigu d’un certain timbre part d’une chambre voisine, et l’on se figure un visage d’enfant qui pleure parce que sans doute il s’est fait mal. — La plupart de nos jugements ordinaires se composent de liaisons semblables. Quand nous buvons, ou que nous marchons, ou que nous nous servons pour quelque effet de quelqu’un de nos membres, nous prévoyons, d’après un fait perçu, un fait que nous ne percevons pas encore ; les animaux font de même : à la couleur et à l’odeur d’un objet, ils le mangent ou le laissent. — Dans tous ces cas, une expérience présente suggère l’idée d’une autre expérience possible ; nous faisons la première et nous imaginons la seconde ; l’aperception d’un événement, objet ou caractère éveille la conception d’un autre événement, objet ou caractère. En touchant le premier anneau du couple, nous nous figurons le deuxième, et le premier est le signe du second.

II

Dans cette grande famille des signes, il est une espèce dont les propriétés sont remarquables ; ce sont les noms.

Considérons d’abord les noms propres, qui sont plus aisés à étudier, parce qu’ils désignent une chose particulière et précise, par exemple les noms de Tuileries, lord Palmerston, Luxembourg, Notre-Dame, etc. Évidemment ils appartiennent à la famille qu’on vient de décrire, et chacun d’eux est le premier terme sensible, apparent d’un couple. Lorsque j’entends prononcer ce mot : lord Palmerston, ou que je lis les quatorze lettres qui le composent, il se forme en moi une image, celle du grand corps sec et solide, vêtu de noir, au sourire flegmatique, que j’ai vu au Parlement. De même, lorsque je lis ou j’entends ce mot Tuileries, j’imagine plus ou moins vaguement, en formes plus ou moins tronquées, un terrain plat, des parterres encadrés de grilles, des statues blanches, des têtes rondes de marronniers, la courbe et le panache d’un jet d’eau, et le reste. Telle courte et petite sensation entrée par les yeux ou l’oreille a la propriété d’éveiller en nous telle image, ou série d’images, plus ou moins expresse, et la liaison entre le premier et le second terme de ce couple est si précise qu’en cent millions de cas et pour deux millions d’hommes le premier terme amène toujours le second.

III

Maintenant, supposons qu’au lieu de m’appesantir sur ce mot Tuileries et d’évoquer les diverses images qui lui sont attachées, je lise rapidement la phrase que voici : « Il y a beaucoup de jardins publics à Paris, des petits et des grands, les uns étroits comme un salon, les autres larges comme un bois, le Jardin des Plantes, le Luxembourg, le bois de Boulogne, les Tuileries, les Champs-Élysées, les squares, sans compter les nouveaux parcs qu’on arrange, tous fort propres et bien soignés. » Je le demande au lecteur ordinaire qui vient de lire cette énumération avec la vitesse ordinaire : quand ses yeux couraient sur le mot Tuileries, a-t-il aperçu intérieurement comme tout à l’heure quelque, fragment d’image, un pan de ciel bleu entre une colonnade d’arbres, un geste de statue, un vague lointain d’allée, un miroitement d’eau dans un bassin ? — Non certes ; ses yeux couraient trop vite ; il y a une différence notable entre l’opération précédente et l’opération présente. Dans la première, le signe éveillait des simulacres plus ou moins décolorés de la sensation, des résurrections plus ou moins affaiblies de l’expérience ; dans la seconde, le signe ne les éveillait pas. Dans l’une, les deux anneaux du couple apparaissent ; dans l’autre, le premier anneau seul apparaît. Entre les deux opérations sont une infinité d’états intermédiaires qui occupent tout l’intervalle ; ces états relient la demi-vision intense à la notation sèche, par une série de dégradations, d’effacements, de déperditions, qui peu à peu ne laissent subsister de l’image complète et puissante qu’un simple mot.

Ce mot ainsi réduit n’est point cependant un signe mort, qu’on ne comprend plus ; il est comme une souche dépouillée de tout son feuillage et de toutes ses branches, mais apte à les reproduire ; nous l’entendons au passage, et si prompt que soit ce passage ; il n’entre point en nous comme un inconnu, il ne nous choque pas comme un intrus ; dans sa longue association avec l’expérience de l’objet et avec l’imago de l’objet, il a contracté des affinités et des répugnances ; il nous traverse avec ce cortège de répugnances et d’affinités ; pour peu que nous l’arrêtions, l’image qui lui correspond commence à se reformer ; elle l’accompagne à l’état naissant ; même sans qu’elle se reforme, il agit comme elle. Lisez cette phrase : « Londres, la capitale de l’Angleterre, renferme plusieurs beaux jardins, Hyde Park, Regent’s Park et les Tuileries. » — Vous éprouvez une sorte de heurt et d’étonnement ; vous portez involontairement la main de deux côtés, vers Paris et bien loin vers une autre ville. L’image des Tuileries se réveille, celle de la Seine et de ses quais tout à côté, et vous vous sentez arrêté quand vous voulez transporter la première ailleurs. Mais avant qu’elle apparût, vous aviez éprouvé dans le mot lui-même une résistance. Cette résistance n’a fait que de se répéter plus forte quand l’image a reparu. — Prolongez et variez l’épreuve : vous trouverez dans le mot un système de tendances toutes correspondantes à celles de l’image, toutes acquises par lui dans son commerce avec l’expérience et l’image, mais à présent spontanées, et qui opèrent tantôt pour le rapprocher, tantôt pour l’écarter des autres mots ou groupes de mots, images ou groupes d’images, expériences ou groupes d’expériences. — De cette façon, le nom tout seul peut tenir lieu de l’image qu’il éveillait, et, par suite, de l’expérience qu’il rappelait ; il fait leur office et il est leur substitut.

IV

Dans ce cas, comme dans celui de tous les noms propres ordinaires, l’effacement de l’image qui fait le second membre du couple est graduel et involontaire. Cherchons un autre cas où la suppression soit subite et voulue ; le lecteur y verra l’opération plus nette et plus à nu.

J’ai un jardin enclos de haies, et on me vole mes fruits ; je me décide à l’entourer d’un mur, je prends ce que je trouve d’ouvriers dans le village, quatre par exemple, et je vois au bout d’un jour qu’ils m’ont fait ensemble douze mètres de mur. L’ouvrage va trop lentement, j’envoie chercher six autres ouvriers au village voisin, et je me demande de combien de mètres chaque nouvelle journée augmentera mon mur. Pour cela, je cesse de me figurer les ouvriers avec leur blouse et leur truelle, le mur avec ses pierres et son mortier. Je remplace mes premiers ouvriers par le chiffre quatre, leur premier travail par le chiffre douze, tous mes ouvriers ensemble par le chiffre dix, l’ouvrage inconnu qu’ils me feront par le signe X, et j’écris la proportion suivante :

À partir d’aujourd’hui, sauf accident ou ivrognerie, si les nouveaux ouvriers travaillent comme les anciens, si tous ensemble travaillent comme les premiers ont travaillé d’abord, mes dix ouvriers feront chaque jour trente mètres de mon mur. — Rien de plus commun qu’une pareille opération ; tous les calculs pratiques se font de même. On substitue aux objets réels qu’on imaginait d’abord des chiffres qui les remplacent partiellement ; ils les remplacent au seul point de vue qu’on avait besoin de considérer en eux, je veux dire au point de vue du nombre. Cela fait, on oublie les objets représentés ; ils reculent sur l’arrière-plan ; on ne considère plus que les chiffres, on les assemble, on les compare, on les transpose, on travaille sur eux à titre d’équivalents plus commodes, et le chiffre final auquel on arrive indique l’objet ou groupe d’objets auquel on veut arriver.

La substitution va plus loin, et les chiffres, substituts des choses, reçoivent eux-mêmes des substituts qui sont des lettres. Après avoir fait plusieurs opérations comme la précédente, je puis remarquer que, dans tous les cas semblables, la proportion s’écrit de la même façon, que toujours le premier chiffre remplace les premiers ouvriers, que toujours le second remplace leur ouvrage, que toujours le troisième remplace tous les ouvriers pris ensemble, que toujours le quatrième remplace l’ouvrage inconnu. Cette remarque me fait passer de l’arithmétique à l’algèbre. Dorénavant je remplace le premier chiffre par A, le second par B, le troisième par C, et j’écris la proportion suivante :

Et je vois que dans tout cas semblable, pour savoir l’ouvrage total, il me suffira de multiplier le nombre des ouvriers réunis par le chiffre de l’ouvrage des premiers, puis de diviser le produit par le nombre de ces premiers.

Au lieu de ce cas si réduit, considérez le travail d’un algébriste qui écrit des équations sur un tableau pendant une heure. Il opère à côté des chiffres, et, par contrecoup, sur les chiffres, comme un arithméticien opère à côté des choses, et, par contrecoup, sur les choses. Il efface en lui les chiffres, comme l’autre efface en lui les choses. Tous deux alignent et combinent des séries de signes, et ces signes sont des substituts. — À la vérité, ils ne sont point, comme les noms propres, substitués à l’objet total qu’ils désignent, mais seulement à une portion ou à un point de vue de cet objet. La lettre algébrique ne remplace pas le chiffre arithmétique tout entier avec sa quantité précise, mais seulement sa fonction et son rôle dans l’équation où il doit entrer. Le chiffre arithmétique ne remplace point la chose entière avec toutes ses qualités et caractères, mais seulement sa quantité et son nombre. L’une et l’autre remplacent seulement quelque chose de l’objet imaginé, c’est-à-dire un fragment, un extrait ; le chiffre, un extrait plus complexe ; la lettre, un extrait moins complexe, c’est-à-dire un extrait du premier extrait. Mais la substitution, quoique partielle, n’est pas moins visible. Deux sciences complètes, infiniment fécondes, reposent sur elle et ne sont efficaces que par là. — Que le lecteur me pardonne de l’avoir arrêté sur des remarques si simples. Des couples, tels que le premier terme fasse apparaître aussitôt le second, et l’aptitude de ce premier terme à remplacer l’autre, en tout ou en partie, de façon à acquérir soit une province définie de ses propriétés, soit toutes ses propriétés réunies, voilà, selon moi, l’origine des opérations supérieures qui composent l’intelligence humaine ; on en va voir le détail.