(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Madame Dacier. — I. » pp. 473-493
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Madame Dacier. — I. » pp. 473-493

I.

Puissé-je avoir un petit foyer, un toit simple et qui a ne craigne point la fumée, une source d’eau vive auprès, et l’herbe de la prairie ! Et avec cela que j’aie un domestique bien nourri, une femme qui ne soit pas trop savante ; la nuit, du sommeil, et le jour, point de procès !

C’est le vœu de Martial105 dans les vers les plus sentis qu’il ait faits. Juvénal n’est pas mieux disposé que lui pour les femmes savantes ; il veut, au besoin, pouvoir faire un solécisme sans être repris. Cette manière de voir, qui est celle de toute une classe d’esprits vigoureux et francs, a été poussée à fond et couronnée du génie même de la gaieté par Molière, en son immortelle comédie. Il n’y a plus, après cela, qu’à tirer l’échelle de ce côté : mais, de l’autre, les autorités et les raisons ne sont pas moindres. Une femme savante de profession est odieuse ; mais une femme instruite, sensée, doucement sérieuse, qui entre dans les goûts, dans les études d’un mari, d’un frère ou d’un père ; qui, sans quitter son ouvrage d’aiguille, peut s’arrêter un instant, comprendre toutes les pensées et donner un avis naturel, quoi de plus simple, de plus désirable ? Et cette porte entrouverte, on rentre insensiblement dans l’autre aspect de la question, et peu à peu on y regagne presque tout. Hier encore, un jeune savant qui a déjà fait ses preuves en haute matière et qui se trouve être à la fois un excellent écrivain, M. Ernest Renan106, nous introduisait dans le docte ménage d’un professeur hollandais, et il rappelait à cette occasion les femmes célèbres qui, en Italie, depuis la renaissance des lettres jusqu’à des temps très rapprochés de nous, avaient occupé des chaires savantes, des chaires de droit, de mathématiques, de grec. Il y a des dissertations en règle où l’on traite des femmes qui ont pris le bonnet de docteur dans les universités ou collèges de Bologne et de Padoue, à partir d’une certaine Bitisia Gozzadina, célèbre au xiiie  siècle, et qui, à vingt-sept ans, était docteur en droit civil et en droit canon4. Du temps de Gabriel Naudé, qui fait toute une énumération dans son Mascurat, on comptait plus de mille ou douze cents femmes qui avaient composé des livres. Le nombre s’est fort accru depuis, et en février 1847 on écrivait de Padoue que le comte Léopold Ferri venait de mourir en cette ville, laissant une bibliothèque unique en son genre, exclusivement composée d’ouvrages écrits par des femmes en toutes langues et de tout pays : « Cette bibliothèque, disait-on, forme près de trente-deux mille volumes. » Dorénavant, il ne faudra plus essayer de compter.

En France, trop de science chez les femmes, et surtout l’affiche et le diplôme qui y serait attaché, nous a toujours paru contre nature : « Nous avons bien de la peine à permettre aux femmes un habit de muse, disait Ginguené en parlant de celles qui font honneur à l’Italie : comment pourrions-nous leur souffrir un bonnet de docteur ? » Le comte de Maistre, dans une des charmantes lettres à sa fille, Mlle Constance de Maistre, a badiné agréablement sur cette question, et il y a mêlé des vues pleines de force et de vérité : « L’erreur de certaines femmes est d’imaginer que pour être distinguées, elles doivent l’être à la manière des hommes… On ne connaît presque pas de femmes savantes qui n’aient été malheureuses ou ridicules par la science. » Au siècle dernier, un jésuite des plus éclairés et des plus spirituels, le père Buffier, qui était de la société de Mme de Lambert, dans une dissertation légèrement paradoxale, s’est plu à soutenir et à prouver que « les femmes sont capables des sciences » ; et après s’être joué dans les diverses branches de la question, après avoir montré qu’il y a eu des femmes politiques comme Zénobie ou la reine Élisabeth, des femmes philosophes comme l’Aspasie de Périclès et tant d’autres, des femmes géomètres et astronomes comme Hypatie ou telle marquise moderne, des femmes docteurs comme la fameuse Cornara de l’école de Padoue, et après s’être un peu moqué de celles qui chez nous, à son exemple, « auraient toutes les envies imaginables d’être docteurs de Sorbonne », — le père Buffier, s’étant ainsi donné carrière et en ayant fini du piquant, arrive à une conclusion mixte et qui n’est plus que raisonnable :

À l’égard des autres, dit-il, qui ont des devoirs à remplir, si elles ont du temps de reste, il leur sera toujours beaucoup plus utile de l’employer à se mettre dans l’esprit quelques connaissances honnêtes, pourvu qu’elles n’en tirent point de sotte vanité, que de l’occuper au jeu et à d’autres amusements aussi frivoles et aussi dangereux, tels que ceux qui partagent la vie de la plupart des femmes du monde.

Ceci nous mène à Mme Dacier vers laquelle j’arrive et je m’achemine, on peut s’en apercevoir, avec toutes sortes de précautions ; car j’ai pour elle une haute estime, un profond respect que je voudrais voir partagé de tous, sauf par moments le léger et indispensable sourire que, sous peine de n’être plus Français, nous devons mêler à toutes choses.

Mme de Lambert, qui n’était pas du même parti qu’elle en littérature et qui penchait décidément pour les modernes, mais qui avait de l’élévation et de l’équité, a dit à son sujet dans une lettre adressée à ce même père Buffier sous la Régence :

J’aime M. de La Motte, et j’estime infiniment Mme Dacier. Notre sexe lui doit beaucoup : elle a protesté contre l’erreur commune qui nous condamne à l’ignorance. Les hommes, autant par dédain que par supériorité, nous ont interdit tout savoir : Mme Dacier est une autorité qui prouve que les femmes en sont capables. Elle a associé l’érudition et les bienséances ; car à présent on a déplacé la pudeur : la honte n’est plus pour les vices, et les femmes ne rougissent plus que de leur savoir. Enfin, elle a mis en liberté l’esprit qu’on tenait captif sous ce préjugé, et elle seule nous maintient dans nos droits.

Mais laissons de côté ces droits qui sont une expression fâcheuse et qui rappellent trop qu’au nom des Droits de la femme il s’est fait des insurrections aussi, des manifestations comme au nom des Droits de l’homme. N’acceptons que la meilleure part de l’éloge ; et puisqu’il faut qu’aujourd’hui encore nous en soyons, avant de l’oser louer, à devoir excuser en elle ce savoir et à présenter les circonstances atténuantes, qu’on veuille songer que Mme Dacier, Mlle Anne Le Fèvre, fille d’un savant et d’un érudit, ne faisait, en s’adonnant, comme elle fit, à l’Antiquité, qu’obéir à l’esprit de famille et céder à une sorte d’hérédité domestique. Il faut lui passer d’être érudite comme à la fille de Pythagore d’avoir été philosophe, comme à la fille de l’orateur Hortensius d’avoir été éloquente, comme à la fille du grand jurisconsulte Accurse d’avoir excellé dans le droit ; de telles vocations filiales n’apportent point de trouble dans les mœurs de famille ; elles ne font, dans l’exception, que les continuer et les confirmer.

Anne Le Fèvre qui, à sa manière, fut une des gloires du siècle de Louis XIV, naquit à Saumur, non pas en 1651 comme on l’a souvent répété, mais plus probablement en mars 1654107. Son père, savant dans le goût du xvie  siècle, était de plus un homme d’esprit et qui pensait par lui-même ; nous en pouvons encore juger. Il était de Caen ; il s’était formé presque tout seul aux lettres, n’ayant commencé à apprendre Musa qu’à douze ans ; pour le grec particulièrement, où il excellait, il n’avait eu de maître que pendant très peu de mois, et s’était avancé à force de lire et d’étudier directement et aux sources. Il a écrit en français un petit traité intitulé Méthode pour commencer les humanités grecques et latines, qui est le résumé de son expérience et qu’il faut mettre à côté des écrits de Messieurs de Port-Royal en ce genre. On a dit que tous ceux qui se mêlent d’enseigner les humanités devraient savoir ce livret par cœur, et je serais de cet avis si j’avais à en exprimer un en de telles matières. Il s’y montre au-dessus du métier et de la routine : en lisant cette Méthode, on assiste à la manière toute pratique et toute vive dont il élève un de ses fils, et de laquelle sa fille, qui était présente, profita également. Il simplifie le plus qu’il peut la grammaire ; il fait passer le plus tôt possible son élève à la lecture graduée des auteurs, à l’explication ; il se garde bien de commencer, comme on faisait, par la composition ou le thème. Il tient la jeune intelligence constamment en éveil et en haleine, et mêle aux leçons de la gaieté et de l’intérêt ; il pratique le conseil de Charron et de Montaigne : « Je ne veux pas que le précepteur invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. » Il fait commencer le grec dans le même temps et sur le même pied que le latin. Après une prose très simple (le grec du Nouveau Testament), il met son enfant aux auteurs plus relevés, aux poètes surtout, et à Homère presque aussitôt :

Or, il est à propos, dit-il, de vous avertir d’une chose à laquelle personne ne songe ; peut-être même qu’elle vous paraîtra peu vraisemblable, quoiqu’au reste elle soit très véritable et que mon expérience, la pratique des anciens, l’utilité et la raison le prouvent : cette vérité surprenante, c’est que la lecture d’Homère est plus convenable à l’âge des enfants que la lecture des grands auteurs prosaïques108.

J’entre à ce sujet dans quelques explications qui me paraissent bien vraies et trop peu appréciées encore aujourd’hui, mais qui n’ont peut-être toute leur valeur que pour l’éducation de quelques élèves particuliers. Dans ce cours d’études de Tanneguy Le Fèvre, il se mêle de la gaieté, une sorte de plaisir qui réjouit le maître et anime l’enfant : « Car ôtez le plaisir des études, je suis fort persuadé qu’un enfant ne saurait les aimer. » C’est ainsi qu’à la lecture d’Homère, de Térence, même d’Aristophane (en y mettant du choix), il jouit de voir la jeune intelligence prendre et se divertir comme à une chose naturelle, et tirer d’elle-même plus d’une conclusion avant qu’on ait besoin de la lui montrer : « On m’a dit souvent, et je l’ai lu aussi, qu’il y a beaucoup de plaisir à voir croître un jeune arbre ; mais je crois qu’il y a plus de plaisir encore à voir croître un bel esprit. » C’est pendant qu’on élevait de la sorte l’un ou l’autre de ses frères que Mme Dacier enfant, et à laquelle on ne songeait pas, écoutait, profitait en silence ; et un jour que son frère interrogé ne répondait pas à une question, elle, sans lever la tête de son ouvrage, lui souffla ce qu’il devait répondre. Son père, ravi de cette découverte, se mit désormais à cultiver la jeune fille comme il faisait de ses fils, et elle surpassa bientôt toutes les espérances.

Le père de Mme Dacier n’était donc nullement un pédant, mais tout à fait un homme d’esprit, plein de vues et de liberté dans l’érudition. S’agissait-il d’Anacréon, il savait bien discerner dans le recueil d’Odes, qui porte le nom de ce vieux poète, ce qui était de l’antique Ionien et tout ce qu’on y avait mêlé de plus moderne et d’anacréontique plus ou moins délicat ou médiocre. S’agissait-il de Florus qu’il faisait lire à sa fille, il savait très bien remarquer que l’ouvrage de ce distingué et très élégant écrivain n’a point de valeur historique, et ne doit se lire que comme une œuvre oratoire et un panégyrique tout en l’honneur du peuple romain109. Ainsi en tout il avait ses jugements, sa manière à lui de voir et de penser. Il l’avait prouvé en se faisant calviniste à un moment et en s’engageant on ne sait trop pourquoi dans un parti qui véritablement n’était guère le sien, et qui permettait peu de liberté à un commentateur d’Aristophane, de Sapho ou d’Anacréon. Il se fit même une affaire avec l’académie et le consistoire de Saumur pour avoir dit, dans ses notes sur Sapho, qu’il trouvait la fameuse ode si belle qu’il était tenté de pardonner à l’auteur l’étrange passion qui la lui avait inspirée. Tel qu’on vient de le connaître et de l’entrevoir, Tanneguy Le Fèvre, régent de troisième à l’académie de Saumur, n’était pas à sa place et ne se trouvait point heureux. J’ai lu les lettres que lui adressait Chapelain, avec qui il était en correspondance ; il est question dans presque toutes du désir bien plutôt que des moyens qu’on aurait de le tirer de cette position inférieure, où il avait rencontré encore des envieux et des rivaux :

Ne serons-nous jamais assez heureux, lui écrivait en mai 1665 Chapelain, ce premier commis des grâces de Colbert, pour faire rendre justice à votre mérite, et faut-il qu’il languisse toujours dans des emplois sans doute fort honnêtes, mais sans doute aussi fort au-dessous de lui ?

Cependant Chapelain et M. de Montausier avaient beau s’y mettre, on rencontrait un obstacle qui tenait peut-être à la religion de Le Fèvre, et aussi à quelques inconstances de son caractère. Huet, son compatriote de Caen et son ami, eût bien voulu le ramener dans le giron de l’Église ; il se flattait d’y parvenir, et espérait par là s’ouvrir un champ plus commode pour lui rendre service en cour et pour utiliser ses talents. D’un autre côté, Chevreau, dans son séjour auprès de l’électeur palatin, parla si fort à sa louange, qu’il lui ménagea une place de professeur à Heidelberg ; Le Fèvre avait accepté et était sur le point de quitter Saumur, lorsqu’au milieu des embarras et dans l’impatience du départ, il fut pris de fièvre et mourut à l’âge de cinquante-sept ans. Mme Dacier nous a peint son père, bel homme, quoique d’une taille peu dégagée, blond, avec des yeux d’un bleu remarquable ; extrêmement bon, mais un peu brusque ; vif, plein de feu dans le moment, sans rancune, et bien qu’ayant rompu presque tout commerce avec le monde, toujours ouvert et tendre à l’amitié :

Quoiqu’il fût, dit-elle, dans un des plus beaux pays du royaume, où l’on peut se promener le plus agréablement, il ne se promenait presque jamais ; son étude, ses enfants et un jardin, où il avait toutes sortes de belles fleurs qu’il prenait plaisir à cultiver lui-même, étaient son divertissement ordinaire.

C’est là, c’est dans ce cadre domestique, paisible, animé, sévère à la fois et riant, que fut élevée la jeune Anne Le Fèvre ; elle avait environ dix-huit ans quand elle perdit ce père dont elle serait devenue l’orgueil et l’honneur. Elle n’eut point peut-être dans les idées une certaine originalité et une vivacité aiguisée qu’il avait eues, mais elle joignit à la forte doctrine dont il l’avait nourrie des qualités constantes et solides qu’il n’avait pas.

Les amis de son père n’eurent rien de plus pressé que de la servir ; elle vint habiter à Paris l’année qui suivit sa mort, et le docte Huet, sous-précepteur du Dauphin, lui donna une part et une tâche à remplir dans les éditions d’anciens auteurs qui se faisaient ad usum Delphini :

Si je m’en souviens bien, dit Bayle, Mlle Le Fèvre surpassa tous les autres en diligence et gagna le pas à je ne sais combien d’hommes qui tendaient au même but. Son Florus fut imprimé dès l’année 1674, et depuis ce temps-là on a vu trois autres auteurs qu’elle a commentés pour M. le Dauphin, savoir Dictys Cretensis, Aurelius Victor et Eutrope. Ainsi voilà notre sexe hautement vaincu par cette illustre savante.

Quant aux autres érudits qui travaillaient aux éditions à l’usage du Dauphin, plusieurs n’arrivèrent avec leur contingent que depuis le mariage de Monseigneur : « Et l’on voit bien, dit Bayle, qui ne perd aucune occasion de s’égayer, que la plupart de ces commentaires seront moins pour le père que pour les enfants. »

Un travail plus marquant que se donna à elle-même Mlle Le Fèvre fut une édition grecque et latine des Hymnes, épigrammes et fragments de Callimaque (1675), qu’elle mit sur pied en moins de trois mois. Elle la dédiait à Huet ; dans la préface, elle justifiait son père que quelques-uns blâmaient d’avoir appliqué sa fille à ces doctes études de critique, au lieu de l’avoir accoutumée à filer la laine à la maison ; elle répond à ces censeurs un peu rudement et dans le goût du xvie  siècle ; moyennant l’expression grecque ou latine dont elle se couvre, elle les appelle de pauvres têtes, elle les traite tout net de fous et d’imbéciles : « Ils auraient pu voir aisément, dit-elle, que mon père n’en a usé de la sorte que pour qu’il y eût quelqu’un qui pût leur faire honte de leur paresse et de leur lâcheté. » Mlle Le Fèvre, en parlant ainsi, n’était pas encore entrée dans la politesse du siècle ; elle n’y atteindra jamais entièrement. Ayant adressé ses volumes à la reine Christine qui était alors à Rome, elle accompagna cet envoi d’une lettre latine qui n’est que complimenteuse et emphatique. La reine lui répondit en français (mai 1678), la remerciant en particulier de son Florus ; et, après quelques paroles de louanges pour cette admirable éducation du Dauphin, qui en devait profiter si peu, elle ajoutait :

Mais vous, de qui on m’assure que vous êtes une belle et agréable fille, n’avez-vous pas de honte d’être si savante ? En vérité, c’est trop ! et par quel charme secret avez-vous su accorder les Muses avec les Grâces ? Si vous pouviez attirer à cette alliance la fortune, ce serait un accroissement presque sans exemple, auquel on ne saurait rien souhaiter de plus, si ce n’est la connaissance de la vérité, qui ne peut être longtemps cachée à une fille qui peut s’entretenir avec les saints auteurs dans leurs langues naturelles.

Sa lettre se terminait par une exhortation directe à rentrer dans la croyance catholique et par une insistance marquée sur cette corde de la religion : « À quoi peut servir toute votre science, si vous ignorez ce point si important ? Donnez-vous la peine d’y faire une réflexion sérieuse, et priez Dieu qu’il ouvre un jour vos yeux et votre cœur à la vérité. »

Cependant Mlle Le Fèvre publia, en 1681, les Poésies d’Anacréon et de Sapho, traduites du grec en français. L’ouvrage eut du succès, et ouvrit la nouvelle carrière où l’auteur devait rendre tant de services qu’il y aurait de l’ingratitude à méconnaître. Il est un point sur lequel il faut passer condamnation une fois pour toutes, afin d’être juste ensuite envers Mme Dacier : elle n’entend pas la raillerie, elle n’est à aucun degré femme du monde, et elle manque d’un certain goût, d’un certain tact rapide qui est souvent la principale qualité de son sexe. Ainsi d’abord elle dédie cet Anacréon au sévère M. de Montausier, comme plus tard son mari dédiera son Épictète au Régent avec toutes sortes de belles paroles de l’Écriture dans la dédicace et en ajoutant, de peur d’y manquer : « En effet, Monseigneur, sans la morale, que serait-ce que la politique ? » Ces honnêtes gens ne s’apercevaient pas de la disparate ; ils ne comprenaient pas le sourire. Tanneguy Le Fèvre savait mieux son monde lorsqu’il dédiait son édition d’Anacréon à un homme à la mode, au spirituel Bautru. Cette fois, dans la traduction nouvelle, le sublime ivrogne entrait singulièrement accosté, avec la jeune Le Fèvre pour Antigone et M. de Montausier pour chaperon.

Ce n’est point pour nous, ne l’oublions pas, que Mme Dacier a traduit Anacréon, c’est pour le monde de son temps, et particulièrement pour les dames, qui ne pouvaient s’en faire une juste idée jusque-là. Les jolies imitations en vers qu’on avait faites au xvie  siècle étaient oubliées, et l’on avait pris en dégoût ce vieux langage. Mme Dacier pense d’ailleurs qu’on ne peut traduire en vers les poètes, ou du moins qu’on ne peut y réussir que par accident, et que ce n’est qu’à l’aide de la prose qu’on parvient à faire passer d’une langue dans une autre les détails et les traits particuliers d’un original. Son Anacréon, à sa date, mérita donc de réussir. Il en faut dire autant de sa traduction de trois comédies de Plaute (1683), de celle du Plutus et des Nuées d’Aristophane (1684), et surtout de la traduction de Térence (1688). C’est par tous ces travaux utiles, agréables à leur heure et qui étaient d’une élégance relative, qu’elle préludait à son œuvre véritable, qui a été la traduction d’Homère. Du caractère dont elle est, Mme Dacier entend mieux la force, l’abondance, la veine pleine et continue d’un auteur ancien que la grâce et la légèreté ; elle rend mieux l’effet du texte avec Plaute, avec Térence qu’avec Anacréon ; et surtout elle nous rendra mieux Homère.

Je l’appelle par habitude Mme Dacier, elle ne le devint qu’en 1683. M. Dacier, qui était à peu près de son âge et de trois ans au plus son aîné, avait étudié à Saumur, sous Tanneguy Le Fèvre, dont il avait été l’élève particulier et de prédilection ; il était donc le compagnon d’études de Mlle Le Fèvre, et avait pu de bonne heure apprécier son mérite et sa supériorité. Cependant, comme il avait peu de fortune, il dut modérer ses désirs, et ce ne fut que onze ans après la mort du maître qu’il put contracter avec la fille une union à laquelle il avait toujours songé. Un lecteur attentif et sagace a pris soin de noter dans les divers écrits de Mlle Le Fèvre et de M. Dacier, antérieurs à leur mariage, les endroits où ils aiment à se citer l’un l’autre, et à se faire en quelque sorte la cour sous le couvert des anciens110. Ainsi, dans ses notes sur Anacréon, Mlle Le Fèvre cite volontiers M. Dacier jusqu’à une dizaine de fois, tantôt pour un beau sens, tantôt pour une belle conjecture ; et d’autre part M. Dacier, dans les premiers volumes de sa traduction d’Horace, cite quelquefois Mlle Le Fèvre, tantôt à propos de Callimaque, tantôt au sujet de Sapho. Différent d’opinion avec elle sur un point délicat qui touche à la réputation de l’antique Lesbienne, il s’exprime avec une politesse et une galanterie inusitées chez les commentateurs : « Mlle Le Fèvre, dit-il, a eu sans doute ses raisons pour n’être pas de ce sentiment, et il faut avouer qu’elle a donné au sien toute la couleur qu’il était possible de lui donner. » Enfin, de même que deux jeunes cœurs se font des signes d’une fenêtre à l’autre ou à travers le feuillage des charmilles, Mlle Le Fèvre et M. Dacier s’envoyaient un sourire à travers leurs commentaires.

La conversion de M. et de Mme Dacier suivit de près l’époque de leur mariage. Cette conversion fut accompagnée de certaines circonstances que les uns ont célébrées, et dont les autres ont fait aux deux époux un sujet de reproche. Mme Dacier était disposée la première à embrasser la religion catholique romaine ; M. Dacier hésitait encore et voulait examiner. C’était le moment où Louis XIV et ceux qui étaient de son Conseil unissaient tous leurs efforts pour convertir les protestants en masse ; l’édit de Nantes n’était pas encore révoqué, mais il allait l’être. M. et Mme Dacier, pour donner à leur démarche un caractère de maturité et d’entière réflexion, quittèrent Paris au commencement de 1684 et se retirèrent à Castres, patrie de M. Dacier. Là, pendant plus d’une année, ils suivirent leur méthode studieuse en la transportant et la renfermant cette fois dans les matières de religion, et ils tombèrent tout à fait d’accord sur la conduite qu’ils avaient à tenir ; mais ils voulurent faire plus, ils aimèrent mieux différer de quelques mois leur déclaration publique, et ils s’appliquèrent dans l’intervalle à user de leur influence, de l’estime qu’ils inspiraient et des raisons dont ils étaient remplis, pour ramener la ville entière avec eux. L’idée du roi se confondait tellement alors avec celle de religion qu’il y aurait bien de la sévérité à faire à M. Dacier un reproche grave d’avoir écrit : « Ma lettre vous apprendra que ma femme et moi sommes très bons catholiques. Nous le serions il y a plus de quatre mois si nous n’eussions ménagé les choses pour rendre notre conversion plus agréable à Dieu et au roi, et plus utile à notre pays… » Le Mercure galant publia cette lettre de M. Dacier, dans laquelle on lit ces détails et quelques autres plus appuyés111 ; elle est datée de Castres, du 25 septembre 1685, et elle a pour commentaire ce passage du Journal de Dangeau : « 2 octobre. — Le roi eut nouvelle à son lever que toute la ville de Castres s’était convertie. » Cette action signalée des deux époux devenait un mérite auprès de Louis XIV, un titre à ses futurs bienfaits, et, dans la lettre dont je parle, l’honnête homme, qui n’était que de la race des savants, ne se montrait pas insensible à cette idée. Vivre des bienfaits du roi, comme on disait, était alors un honneur112. On a donc pu noter un coin de faiblesse humaine dans ce qui était néanmoins un acte véritable de conscience. La suite a montré que la conversion de M. et de Mme Dacier avait été très sincère : Mme Dacier particulièrement était religieuse, pleine de droiture et de simplicité. Accoutumée d’ailleurs à révérer l’Antiquité sous toutes ses formes, à reconnaître aux grands hommes, aux grands écrivains du paganisme des qualités et des vertus qui étaient un acheminement vers la morale chrétienne, elle trouvait mieux à concilier les objets de son admiration et de son culte dans la pleine et large doctrine de l’ordre catholique, dans cette voie latine qui ramène encore au Capitole, que dans ces autres voies plus strictes et particulières où la Réforme prise au sens de Calvin l’eût tenue confinée113.

Dans les divers travaux que publia M. Dacier depuis son mariage, il entra plus ou moins de Mme Dacier ; elle lui était supérieure, et, par une ignorance qui était chez elle une vertu plutôt qu’une grâce, elle ne s’en apercevait pas : « Dans leurs productions d’esprit, disait Boileau, c’est Mme Dacier qui est le père. » Elle se dégagea pourtant et se remit à suivre, en traduisant, ses propres choix et ses instincts. La querelle des anciens et des modernes, qui avait commencé du temps de Perrault, dut suggérer à Mme Dacier l’idée (si elle ne l’avait eue déjà) de faire connaître Homère, sur lequel on déraisonnait si étrangement ; après de longs efforts, elle fut prête en 1711, et publia l’Iliade. Cette traduction qui ralluma la guerre des anciens et des modernes, et qui fut suivie de l’Odyssée en 1716, donne à Mme Dacier un rôle imprévu et assez considérable dans l’histoire de la littérature française.

Dans une préface écrite avec sens et modestie, Mme Dacier explique son dessein :

Depuis que je me suis amusée à écrire, dit-elle, et que j’ai osé rendre publics mes amusements, j’ai toujours eu l’ambition de pouvoir donner à notre siècle une traduction d’Homère, qui, en conservant les principaux traits de ce grand poète, pût faire revenir la plupart des gens du monde du préjugé désavantageux que leur ont donné des copies difformes qu’on en a faites.

Mais elle confesse quelle a rencontré des difficultés qui lui ont paru longtemps insurmontables. Une de ces difficultés, c’est, dit-elle, que « la plupart des gens sont gâtés aujourd’hui par la lecture de quantité de livres vains et frivoles, et ne peuvent souffrir ce qui n’est pas dans le même goût. L’amour, après avoir corrompu les mœurs, a corrompu les ouvrages ». Et, en effet, ces faux romans de Cyrus, de Clélie, depuis longtemps tombés et surannés, avaient laissé pourtant dans le goût public je ne sais quelle fadeur galante qui se portait partout autre part que vers les poèmes sévères. Il y avait en France, comme répandu dans l’air, un goût de Quinault et d’Opéra. Par malheur, en touchant si juste dans son attaque contre cette fausse veine, Mme Dacier, préoccupée des idées d’école, donnait à l’instant dans une erreur d’un autre genre ; elle croyait pouvoir offrir dans Homère la perfection et jusqu’à la symétrie du poème épique, tel que le système en avait été autrefois trouvé par Aristote et surtout tel que l’avait récemment présenté dans un traité ad hoc un savant chanoine, le père Le Bossu ; et, par là, elle allait prêter le flanc aux gens d’esprit qui, battus ou repoussés sur une des ailes de leur corps de bataille, prendront leur revanche sur l’autre aile.

Mais Mme Dacier avait pleinement raison lorsqu’en venant à la diction d’Homère, elle déclarait que ce qui l’avait le plus effrayée, c’était la grandeur, la noblesse et l’harmonie de cette diction dont personne n’a approché, « et qui, disait-elle, est non seulement au-dessus de mes forces, mais peut-être même au-dessus de celles de notre langue ». Pour peindre cette diction homérique dont elle est pénétrée et qui fait l’âme du poème, elle a des paroles qui sont d’un écrivain et des images qui portent sa pensée : « La louange, dit-elle, que ce poète donne à Vulcain, de faire des trépieds qui étaient comme vivants et qui allaient aux assemblées des dieux, il la mérite lui-même : il est véritablement cet ouvrier merveilleux qui anime les choses les plus insensibles ; tout vit dans ses vers. » Comment donc oser le traduire ? c’est ici qu'elle redit bien haut ce qu’elle avait dit déjà pour ses traductions précédentes. Ce n’est pas pour les doctes qu’elle écrit, c’est pour ceux qui ne lisent point original et auxquels cette connaissance sublime est fermée. Et, dans une comparaison spirituelle, elle suppose qu’Hélène, cette beauté sans pareille chez Homère, est morte en Égypte, qu’elle y a été embaumée avec tout l’art des Égyptiens, que son corps a été conservé jusqu’à notre temps et nous est apporté en France ; ce n’est qu’une momie sans doute :

On n’y verra pas ces yeux, pleins de feu, ce teint animé des couleurs les plus naturelles et les plus vives, cette grâce, ce charme qui faisait naître tant d’amour et qui se faisait sentir aux glaces mêmes de la vieillesse ; mais on y reconnaîtra encore la justesse et la beauté de ses traits, on y démêlera la grandeur de ses yeux, la petitesse de sa bouche, l’arc de ses beaux sourcils, et l’on y découvrira sa taille noble et majestueuse…

C’est en ces termes véridiques et modestes que Mme Dacier annonçait sa traduction, et elle n’a rien dit de trop à son avantage. Par moments même, et quand, oubliant l’original, on s’abandonne à la lecture, cette idée de momie qui, somme toute, est désagréable et qu’une autre qu’elle n’eût pas risquée, disparaît et n’est plus exacte ; on sent (pour parler encore comme elle) qu’on a affaire à une traduction généreuse et noble qui, s’attachant surtout aux beautés de l’original, s’efforce de les rendre dans l’esprit où elles ont été conçues. Ne lui demandez ni la grâce ni l’éclat, ni la noblesse continue : et pourtant, à force de savoir et de bonne foi, elle atteint dans l’ensemble à un certain effet homérique ; il y a une certaine naïveté et magniloquence qui se retrouve dans sa langue naturelle plus qu’élégante. Mme Dacier, en tant qu’écrivain, retarde un peu sur son époque ; elle n’a point passé par l’école de Boileau, de Racine ; elle est plus antique et se rattache, par Huet, par M. de Montausier, aux écrivains d’auparavant. Il y a eu deux sortes d’écrivains qui n’ont point passé par Boileau, les uns ayant un reste de précieux, même dans leur élégance, comme Fléchier, Pellisson ; les autres restés un peu gothiques. Mme Dacier est de ces derniers ; vivant à Paris, elle garde jusque dans son style noble de ces expressions un peu basses dont Bayle, à l’étranger, ne se défit jamais. Elle dira par la bouche d’un héros insultant un autre héros : « Tu crois voir partout la mort à tes trousses. » Tout cela n’empêche pas Mme Dacier d’être encore aujourd’hui peut-être, pour l’ensemble, le traducteur qui donne le plus l’idée de son Homère. Je ne veux pas dire un blasphème : certes, Fénelon a bien autrement d’esprit et de talent dans la moindre de ses phrases que Mme Dacier dans tout son style ; son Télémaque est souvent du plus charmant Homère, et toutefois, dans l’élégance de Fénelon, dans ce que sa phrase a de plus léger, de plus mince, il y a un certain désaccord fondamental avec l’abondance impétueuse et le plein courant d’Homère. Il en a passé au contraire quelque chose dans l’œuvre d’étude et de prud’homie de Mme Dacier. Je parle surtout de son Iliade.

J’aime, au reste, à marier ces productions, par quelque côté parentes, bien plutôt qu’à les opposer : la Bible de Royaumont, le Télémaque, Rollin, l’Homère de Mme Dacier, me paraissent aller bien ensemble pour la couleur. Mme Dacier a tiré bon parti, pour ses remarques et ses interprétations, d’Eustathe, l’archevêque de Thessalonique, excellent critique moral, critique surtout des beautés ; Eustathe, qu’a suivi volontiers Mme Dacier, est lui-même une espèce de Rollin byzantin, mais plus fort.

C’est l’Homère de Mme Dacier que lisait Mme Roland, jeune fille, avant les rêves de la vie publique, et dans sa studieuse retraite. Elle en écrivait son impression à une amie de son âge en des termes qui valent mieux qu’un jugement, et qui représentent le profit qu’en ont tiré des générations entières :

J’ai promis, ma bonne Henriette, de le communiquer mon opinion sur l’Odyssée : je vais répondre à ton désir. Ce poème est si différent de l’Iliade par sa nature, qu’il ne saurait produire des impressions semblables à celles qu’on reçoit de ce dernier ouvrage. Il ne m’a point fait autant de plaisir ; mais dans la sagesse du plan, l’économie des détails, le rapport des épisodes, l’adresse des narrations, on reconnaît toujours Homère, et Homère plein de vigueur, d’âme et de sens. J’ai distingué des passages propres à causer l’émotion la plus vive, s’ils m’eussent été présentés avec la magie du vers, ainsi qu’ils doivent l’être dans l’original. Le style de Mme Dacier, quoique pur, exact et facile, ne me paraît pas toujours noble, élevé, poétique, tel enfin que le demandait son sujet. Peut-être aussi était-il impossible de réunir ces qualités dans une traduction ; car je ne prétends pas rabaisser la gloire de cette femme judicieuse et savante114.

Töpffer, dans une des lettres du Presbytère (la 37e), ou plutôt Charles écrivant à Louise, et lui réfléchissant dans un tableau plein de fraîcheur l’épisode de Nausicaa, parle mal de Mme Dacier. Charles a tort ; il lit le grec, et ne se met point à la place de ceux qui ne le savent pas ; il était digne de sentir ce mérite utile d’une femme docte et simple. Louise, dans sa réponse, a deviné qu’il y a là un titre d’honneur pour son sexe : « Pourquoi, lui dit-elle, en voulez-vous donc tant à Mme Dacier ? »

La préface de la première édition de l’Iliade se terminait par une page touchante et souvent citée, mais qui montre trop bien Mme Dacier au naturel pour devoir être omise toutes les fois qu’on veut lui faire honneur :

Après avoir fini cette préface, disait-elle, je me préparais à reprendre l’Odyssée et à la mettre en état de suivre l’Iliade de près ; mais, frappée d’un coup funeste qui m’accable, je ne puis rien promettre de moi, je n’ai plus de force que pour me plaindre. Qu’il soit permis à une mère affligée de se livrer ici un moment à sa douleur. Je sais bien que je ne dois pas exiger qu’on ait pour moi la même complaisance qu’on a eue pour de grands hommes, anciens et modernes, qui, dans la même situation où je me trouve, se sont plaints de leur malheur ; mais j’espère que l’humanité seule portera le public à ne pas refuser à ma faiblesse ce qu’on a accordé à leur mérite : jamais on ne s’est plaint dans une plus juste occasion. Il nous restait une fille très aimable, qui était toute notre consolation, qui avait parfaitement répondu à nos soins et rempli nos vœux, qui était ornée de toutes les vertus, et qui, par la vivacité, l’étendue et la solidité de son esprit, et par les talents les plus agréables, rendait délicieux tous les moments de notre vie ; la mort vient de nous la ravir. Dieu n’a pas voulu continuer jusqu’à la fin de nos jours une félicité si grande. J’ai perdu une amie et une compagne fidèle ; nous n’avions jamais été séparées un seul moment depuis son enfance. Quelles lectures ! quels entretiens ! quels amusements ! Elle entrait dans toutes mes occupations ; elle me déterminait souvent dans mes doutes ; souvent même elle m’éclairait par des traits qu’un sentiment vif et délicat laissait échapper. Tout cela s’est évanoui comme un songe : à ce commerce si plein de charmes succèdent la solitude et l’horreur ; tout se convertit pour nous en amertume ; les lettres mêmes, accoutumées à calmer les plus grandes afflictions, ne font qu’augmenter la nôtre par les cruels souvenirs qu’elles réveillent en nous. Il ne m’est donc pas possible de me remettre si promptement à un ouvrage qui m’est devenu si triste : il faut attendre qu’il ait plu à Dieu de me donner la force de surmonter ma douleur et de m’accoutumer à une privation si cruelle.

Sans doute on conçoit une douleur maternelle toute morne et silencieuse : l’auteur entre ici pour quelque chose encore ; mais il y entre si naturellement, et pour une part si légitime, qu’on ne peut que s’attendrir avec lui. Cette personne honnête et probe croit à son lecteur, à son public, à l’affection qu’elle leur inspire, à l’intérêt que le monde témoigne pour la continuation et l’achèvement de son travail, à la compassion qu’il aura d’une interruption venue d’une cause si douloureuse ; elle se souvient de Cicéron pleurant sa fille Tullia, de Quintilien déplorant la perte d’un fils plein de promesses, et, tout en les imitant, elle verse de vraies larmes ; puis, en finissant, la mère chrétienne se retrouve et se soumet115.