(1817) Cours analytique de littérature générale. Tome I pp. 5-537
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(1817) Cours analytique de littérature générale. Tome I pp. 5-537

[Épigraphe]

Summa sequar fastigia rerum.

Virg. Æneid.

Avertissement.

Les Discours qui composent la première partie de ce Cours de Littérature ont été prononcés à l’Athénée de Paris, en 1810 et 1811, tels que je les publie. Je n’en ai changé ou retranché que les choses qui m’ont paru exiger des corrections, et celles qui, tenant à des localités, eussent perdu leur intérêt pour les lecteurs, toujours plus dédaigneux qu’un auditoire. La date de leur énonciation dans ce volume et dans les volumes suivants, prouvera que les variations de la politique ne m’ont pas fait dévier de la ligne philosophique et littéraire que je m’étais invariablement tracée.

Je déclare que je me sens plus jaloux de mes principes de conscience, que de mes dogmes sur les belles-lettres, persuadé, comme je l’établis en ce travail, que la probité est le fonds et la principale disposition naturelle à tout poète, à tout prosateur, qui aspire à se rendre utile par ses écrits.

Il m’a semblé que je devais laisser à cette suite de leçons orales la forme qu’elle avait reçue dans mes séances publiques, et que cette marche, qui garde plus de mouvement que les chapitres d’un traité, produirait encore cette heureuse illusion, par laquelle le lecteur se croit l’auditeur d’une conférence animée avec l’homme qui lui expose ses opinions sur la doctrine.

Première partie.

Introduction. Première séance.
Vues générales sur l’importance d’une analyse exacte dans tous les genres de la littérature.

Messieurs,

Chargé d’entreprendre un Cours de Littérature générale, mon premier soin dut être de rechercher quelle fut l’origine des belles-lettres, et quels en sont les moyens et la fin : j’ai vu qu’elles naquirent du besoin de nous communiquer nos sentiments et nos pensées, qu’elles tiennent de l’agrément le pouvoir de plaire et d’instruire, et que leur but est l’utilité.

De toutes les connaissances que l’homme veut acquérir, la plus nécessaire, celle que sa curiosité poursuit avec le plus d’ardeur, c’est la connaissance de l’homme. Le désir qu’il ressent de se pénétrer lui-même a le plus exercé son génie. La nécessité, le soin de sa conservation, l’intérêt de ses plaisirs, tout le porte à s’étudier : ce penchant l’oblige à tourner des regards attentifs sur ses semblables pour se mieux connaître : il considère leurs passions pour les comparer avec les siennes : l’intime liaison de son individu avec ceux de son espèce, le prévient qu’il ne saura ce qu’il est qu’en sachant bien ce qu’ils sont ; et que, de même, il ne jugera des autres que par lui. Les choses inanimées ne l’intéressent que par leurs relations avec sa propre existence : son esprit ne s’attache à démêler l’instinct des animaux que par les rapports qu’il trouve en eux avec un instinct plus complet, qu’il nomme sa raison : les images des générations passées ne le touchent qu’en ce qu’elles lui semblent les exemplaires de ses actions présentes, et des actions futures qui les suivront : il cherche dans leurs différences le perfectionnement que le temps lui promet, ou les altérations qu’il lui fait subir : enfin, la nature entière n’est l’objet des spéculations de l’homme que par le besoin qu’il éprouve d’approfondir son être particulier. De là cette infatigable activité de la race humaine à multiplier les sciences qui étendent ses rapports avec tout l’univers. Tout correspond avec l’homme par la médiation de ses sens, tant sur la terre qui le nourrit, qu’au ciel dont les astres l’éclairent ; et, soumis partout aux effets qui l’étonnent, il demande aux sciences d’en révéler les causes à la supériorité de son esprit, et n’estime leur exactitude qu’en raison des moyens qu’elle lui donne pour les concevoir. Cette curiosité nécessaire, et corrélative à tous les objets qui l’environnent, est la source de son inclination à les imiter. C’est peu que de les avoir bien vus, bien gravés dans sa mémoire, il se plaît à en produire des copies imaginaires. Ce sentiment a créé les beaux-arts, dont les ouvrages sont comme autant de fidèles miroirs où l’homme regarde la nature, et se contemple encore soi-même. En quoi la peinture le charme-t-elle ? C’est qu’elle lui représente ses propres formes exprimées par des traits, ses différents âges et sa vie, par des couleurs, ses émotions, par le choix des attitudes, les lieux et l’action des hommes, par les groupes et la perspective. L’homme, frappé de l’effet des sons mesurés, les a réglés par le rythme, et mis en accord avec la voix de ses passions : il a cherché dans la mesure des sons rapides ou prolongés, graves ou aigus, les plus justes combinaisons qui pussent lui rappeler l’amour ou la haine, le ton de la colère, les cris de la joie, les gémissements de la douleur, et les bruits des éléments.

La musique a soupiré, menacé, gémi, et dès lors ses modulations imitatives des accents du cœur ont enchanté l’oreille humaine. Une pareille imitation des mouvements du corps fut l’origine de la danse : d’où naîtrait le vif plaisir qu’excitent en nous les tableaux fugitifs qu’elle nous expose, sinon que ses figures vives, gracieuses ou nobles, renouvellent les images des impressions qui nous transportent ? Ses caractères différents portent les ressemblances du caractère même des peuples : la danse est grave ou sautillante chez les nations du nord, dont les pensées sont morales et les sensations faiblement excitées : elle est passionnée, voluptueuse et hardie jusqu’à la licence, chez les habitants du midi, qui ne respirent que l’ardeur de leurs climats, le plaisir et la fougueuse ivresse des sens. Ainsi l’attrait des beaux-arts et des sciences tient pareillement à notre désir de nous bien connaître et de jouir de nous-mêmes.

De cette vérité nous déduirons conséquemment l’utilité première de la littérature, c’est-à-dire de la science qui communique, par les signes du langage, tous les secrets de nos âmes et toutes les opinions de nos esprits. La littérature nous sert d’interprète universel : ce privilège la rend égale en nécessité aux plus hautes sciences, et supérieure en agrément aux beaux-arts. Ceux-ci n’ont, en effet, qu’un pouvoir limité dans leurs moyens : l’empire des lettres est sans bornes. Le dessin et le coloris, la mélodie et l’harmonie des sons, les prestiges de la pantomime, c’est-à-dire le langage d’action, peuvent-ils imiter autre chose que nos formes, nos sensations, et parfois nos sentiments ? La poésie les retrace, les peint et les exprime non moins bien : car c’est à cela que revient cet axiome, «  ut pictura poesis  » ; c’est pour cela qu’on la nomme la sœur des beaux-arts ; mais elle fait plus encore, et ce qui la place quelquefois au-dessus d’eux, c’est qu’elle représente, non seulement les actions extérieures, les passions visibles, mais ce qui est dénué de formes dans l’imagination, les pensées, dernier point où les arts d’imitation ne sauraient atteindre. Elle développe nos idées spéculatives, nos mouvements les plus cachés, les plus internes ; et, tandis que le pinceau détermine avec choix nos surfaces et le dehors des choses, la littérature perce le fond, arrache à la nature mieux sondée ce qu’elle a de plus secret, pénètre jusqu’aux plus tortueux dédales de l’intelligence, développe les derniers plis du cœur humain, l’interroge, le fouille, et, l’ouvrant tout entier à notre œil, étale et anatomise, pour ainsi dire, au grand jour, l’intérieur même de l’homme et les mystères qui sans elle resteraient ensevelis au-dedans de lui. Le moindre exemple vous en convaincra : toute action déterminée peut se peindre ; mais qui peindra comme la parole cette idée du chagrin de l’ambitieux qui, selon Corneille, ne pouvant aller au-delà du comble de ses grandeurs imaginaires, s’en dégoûte, dit-il,

Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre.

et cette sublime réponse de Médée :

Dans un si grand revers, que vous reste-t-il ? — Moi.

Mille autres beautés de ce genre, sans parler des vérités abstraites et métaphysiques, ne sauraient être transmises que par les lettres. Sans elles, nos sciences n’auraient pu révéler leurs principes ; notre morale n’aurait pu préciser les lois, qui sont les conséquences des besoins de l’homme en société : les lois furent les premiers écrits, et nos premiers livres furent les dépôts nécessaires de nos connaissances : les lettres nous les ont acquises, conservées ; et ce sont elles qui légueront à l’avenir les richesses de notre esprit, richesses que nous n’eussions pas accrues sans l’héritage que les lettres nous laissèrent des travaux du passé. Elles sont, en un mot, les truchements de l’intelligence qui nous distingue des brutes, dont la grossièreté muette manque de signes comme d’idées.

Aussi remarquons-nous que les hommes ignorants ont plutôt les passions qui les rapprochent des animaux, que les sentiments qui participent de la raison éminente des hommes.

Je n’exagère donc pas l’importance de mon sujet, à l’exemple de ceux qui, se méprenant sur l’aridité des matières qu’ils traitent, en exaltent puérilement la fécondité ; ni comme le font la plupart des traducteurs, qui n’imaginent rien de plus grand et de plus beau que les ouvrages qu’ils transcrivent. Les nombreux services que nous rend la culture des lettres parleront mieux que moi en sa faveur : il ne faut que les prendre en témoignage : nous ne devons qu’à l’art d’écrire les relations continuelles qui nous unissent. Demandez au magistrat où il puisa les lumières du droit et l’éloquence qui protège vos lois, vos mœurs, et vos patrimoines : interrogez le navigateur que précèdent l’astronomie et les mémoires sur les voyages qu’il entreprend ; le politique instruit par l’histoire des nations qu’il prétend régir ; le guerrier tacticien à qui sont présents les commentaires de son modèle ; le médecin à qui les aphorismes de l’antiquité servent encore à pronostiquer et à guérir vos maladies ; le métayer et l’agriculteur qu’ont dirigés pas à pas les observations des botanistes et des émules de Pline ; le philosophe à qui d’abord une vaste lecture apprit à réfléchir sur la morale et sur les lois des êtres. Demandez même à ces familles dispersées, à ces amants que le sort ou le devoir sépare, combien la vue de quelques mots écrits leur porte de sécurité, de joie, ou de consolation, dans l’absence : ceux-là vous diront aussi ce que la grâce de l’expression ajoute de charme aux relations des sentiments. Les autres vous diront ce que la clarté, la force, la précision élégante du style, répandirent de douceur et de facilité dans les études de leur instruction civile, commerciale ou militaire. Les plus doctes vous répondront que la littérature se rattache à tout, embrasse tout, que tout y rentre et rayonne d’elle ; et qu’enfin elle est le centre unique d’où s’émanent les vérités universellement reconnues.

Cette partie de la littérature, qui, la rapprochant des arts imitatifs, comprend les ouvrages d’imagination, ne mérite pas plus que l’autre les dédains qu’affectent pour elle quelques esprits trop sévères. La poésie dans ses productions les plus fantastiques n’est inutile ni vaine. Autant que l’histoire et l’éloquence, elle est fondée sur le besoin des hommes, et ne leur servit pas moins à mesurer l’étendue de leurs facultés. Le propre de l’esprit humain est de ne point s’arrêter au réel, et de passer de là au possible qu’il suppose. S’il est vrai que la réalité ne lui suffise point, il faut donc que l’imagination y supplée et le satisfasse dans sa tendance à s’occuper de l’idéal. Nous ne goûtons dans la plupart des objets que les qualités que nous nous y figurons : nos sentiments sont mus par cette continuelle erreur. Telle femme n’adore en son amant que les perfections imaginaires que son amour lui prête : c’est moins souvent lui qu’elle aime qu’un beau rêve : dès qu’elle voit ses vrais défauts, son roman finit. Tel homme s’immole à la gloire, qu’il se peint comme un être vivant dans la postérité : l’instant où, cessant de l’imaginer, il en reconnaît le prestige, est la dernière ligne de son histoire. La poésie, s’emparant de cette magie naturelle, invente des illusions nobles et agréables, quand les sciences ne trouvent que des lacunes et du vide : de sorte qu’elles n’ont point d’arguments raisonnables contre la puissance réelle des fictions sur la multitude enchantée par les mensonges, parce que les fables poétiques se placent, comme les religions, là même où les systèmes des savants ne mettent plus rien. Ajoutons que sans les créations imaginaires l’homme aurait méconnu ses étonnantes facultés de conception : son orgueil jouit de cette découverte, et s’admire dans l’ordonnance régulière sur laquelle il établit tout l’idéal de ses compositions chimériques. L’Iliade seule, en nous donnant la mesure de l’intelligence d’Homère, devient pour tous les hommes le plus haut degré proportionnel de la grandeur de leur génie.

Si tels sont les avantages de la philologie, ou littérature universelle, doit-on, pour l’étudier, suivre une marche moins directe que dans l’étude des autres sciences ? J’espère vous prouver que la littérature a comme elles son exactitude, ses classifications, dont les genres sont les premiers chefs sous lesquels se rangent leurs espèces, que chacune a ses divisions, ses subdivisions de principes, et que l’ensemble des qualités et des conditions qui les constituent en est la synthèse.

Dans les sciences physiques et géométriques, il est vrai, les propositions sont reconnues ; les vérités élémentaires sont incontestables : on a des formules pour en constater l’évidence : les principes rigoureusement dépendants les uns des autres, vous guident directement eux-mêmes à leurs résultats les plus compliqués, sans exiger d’autre effort que de leur prêter attention. Maniables et apparents dans les expériences, on les rend plus visibles par les signes qui en sont les caractères, et par le jeu des machines dont l’aspect aide encore à l’explication du démonstrateur.

La littérature au contraire semble offrir à l’examen plutôt une collection d’ouvrages, que de lois méthodiques, et moins de règles à l’esprit qu’au sentiment. Ses règles sont toutes de goût et de finesse : elles ne sont ni posées distinctement sous la vue, ni palpables : on serait enclin à les croire confuses, parce qu’elles sont nombreuses ; à les soupçonner d’être nulles, tant elles sont déliées ; à les attribuer au caprice, tant elles se modifient. La métaphysique du goût a pourtant son analyse rigoureusement possible.

Ses principes, quoique délicats et reculés dans l’intelligence, n’échappent pas à une pénétration forte et subtile ; mais leur quantité trouble l’esprit qui, voulant en faire le compte, s’y éblouit quelquefois.

Ils ont en eux des conséquences si profondes ou si hautes, qu’elles passent les termes communs des définitions, et qu’elles se sentent mieux qu’elles ne se démontrent. Cette grande peine qu’on a de les manier en détail devient infinie, dès qu’on en veut faire sentir les raisons spéculatives aux hommes qui en ressentent pleinement les effets, sans y réfléchir ; et qui, les jugeant tout à coup par un tact ordinaire, se flattent de les avoir comprises, et se dégoûtent de les étudier plus à fond. Tant de difficultés demandent donc qu’on se précautionne d’avance par un travail écrit et qu’on ne s’expose pas au hasard des distractions, à l’infidélité de la mémoire, qui peuvent trahir l’orateur, morceler sa doctrine, et jeter le dérèglement dans l’énoncé des règles même.

Les lois du goût, a-t-on dit souvent, sont problématiques et changeantes : sur quoi se fonde ce préjugé, qui annulerait toutes les règles ? sur cette opinion que les vérités scientifiques sont les mêmes pour toutes les nations qui les entendent, et que les préceptes littéraires sont divers pour chacune d’elles.

Les Allemands accueillent ce que les Italiens rejettent : les intrigues de Calderona n’entrent point dans l’art dramatique des Anglais, et les grandes tragédies de Shakespeare nous semblent monstrueuses, parce qu’elles offensent les unités et la sagesse du théâtre grec. Cependant tous les peuples estiment leurs écrivains des modèles. On peut faire à cette objection deux réponses : la première, que les règles seraient fixes relativement à chaque pays, en admettant qu’elles dérivassent des convenances de mœurs, d’habitudes et de caractères propres aux peuples différents pour qui l’on écrit ; la seconde, que les erreurs des nations dont le goût n’est pas encore formé, ne font pas autorité contre les principes du vrai beau, dont les anciens nous ont donné des exemples admirables.

Ces chefs-d’œuvre de la Grèce, en éloquence et en poésie, ne sont-ils pas reconnus de toutes les nations comme les types invariables de la perfection de l’art ? Qu’importe donc aux préceptes les suffrages capricieux que l’ignorance accorde à de mauvais genres en tel temps ou en tel lieu ? Revenons aux vrais modèles, et de leur examen découleront les lois du goût, qui ne semblent arbitraires qu’aux esprits qui les méconnaissent. Nous partirons de ce point lumineux pour éclaircir ensuite les règles particulières qui conviennent au système des lettres modernes et étrangères. Ainsi, divisant les matières avec soin pour ne pas les traiter vaguement, je m’efforcerai à les réduire en un corps de doctrine, en théorie complète de littérature, dont les principes auront une pleine évidence.

Comment eussions-nous étudié la nature sans user d’une semblable méthode ? Son ensemble trop vaste, en s’offrant tout entier à la contemplation, n’eût été vu que confusément : sa grandeur en eût absorbé les détails, et notre admiration ignorante n’eût jamais démêlé les causes de tant d’effets, qui nous eussent frappés sans nous instruire : qu’a-t-on fait ? on a divisé ses parties, et leur étude spéciale est devenue l’objet de chaque science : on a pris soin après de subdiviser les branches différentes des unes et des autres ; et ces mêmes branches, encore séparées, ont été soumises à leur analyse particulière.

La science abstraite des nombres qui mesurent le temps, l’étendue, les pesanteurs, et l’équilibre, exprimés par les chiffres et l’algèbre, partage spécialement l’étude générale des quantités. La chimie et la physique rangent en séries l’enseignement partiel de leurs phénomènes. L’hygiène, art de prévenir les maux du corps ; la physiologie, art de raisonner sur le mécanisme de l’existence ; la thérapeutique, ou l’art de guérir, sont les trois grands rameaux de la médecine, qui classifie encore les autres parties de sa science, et chaque ordre de fonctions des organes humains ne se démontre que par les distinctions de plusieurs systèmes. L’histoire naturelle circonscrit pareillement ses tableaux géologiques, et n’eût pu faire discerner l’innombrable variété des animaux, sans leur assigner des titres de races et dénommer généralement les espèces. La botanique, afin de mieux définir l’immense règne végétal, compose même de la foule des plantes et des fleurs une quantité de familles qu’elle range d’après leurs attributs, pour les mieux remarquer. Toutes ces séries classifiées n’existent pas rigoureusement dans la nature ; mais on les suppose dans l’enseignement qu’elles facilitent, parce qu’elles secondent la marche de l’étude, autant que la démarcation des lieues dans les chemins sert à la mémoire et à la direction des voyageurs.

La route est tracée de même dans toutes les sciences : leur connaissance une fois bien acquise par cette méthode, il est aisé de reprendre la liaison de leurs parties, d’en considérer l’enchaînement et l’accord, et de juger, sans confusion, l’harmonie des divers principes qui rentrent les uns dans les autres, et coordonnent toutes les choses et tous les mouvements des êtres.

Les sciences, dit-on encore, diffèrent de la littérature en ce que, fondant leurs axiomes sur des faits constatés, elles ne reculent jamais dans le chemin des découvertes, et lèguent, de siècle en siècle, à de laborieux successeurs, les vérités révélées qui secondent leur progrès : tandis que l’art de parler et d’écrire, n’ayant d’autre loi que le caprice des opinions, est sujet à leur instabilité perpétuelle, et que d’ailleurs la poésie et l’éloquence naissent plutôt de l’inspiration que du jugement. Examinez toutefois les chefs-d’œuvre poétiques et oratoires, vous serez convaincus qu’ils sont les fruits d’un travail réfléchi, de l’expérience acquise du cœur humain, d’une profonde connaissance des mœurs, d’une philosophie éclairée sur le jeu des passions, d’un effort continuel du talent à bien accorder les expressions aux convenances, d’une délicatesse habituelle à nuancer les variétés des sons dans les paroles, et à disposer harmonieusement la cadence et la chute des phrases. Tout cela n’est point l’ouvrage du hasard ; et l’exemple des beautés et des défauts dans les écrits, loin de se perdre pour les écrivains futurs, leur devient des objets d’étude qui perfectionnent leur habileté.

Si la voix des expériences répond le plus souvent avec certitude aux sciences qui les interrogent, des expériences mal faites les trompent quelquefois, ou les tiennent dans le doute : en outre, les erreurs qui résultent de leurs faux témoignages retardent ces mêmes sciences, ou les rendent longtemps stationnaires. On sait que les vérités auxquelles s’immola Galilée n’eurent d’abord dans le monde savant d’autre appui que sa conviction. Les calculs de Copernic, dont il soutint l’opinion, furent démentis par Tycho Brahéb, qui mourut pourtant un demi-siècle après cet astronome. De pareilles erreurs, dans les principes du goût, suspendent les progrès du génie littéraire. Quelques hommes judicieux reparaissent dans la suite des temps : ceux-là reprennent toujours la route de l’art au point éminent où ils le retrouvent, et leur esprit l’élève par des degrés nouveaux à des hauteurs ignorées ; ainsi que des guides généreux, s’étant saisis des lumières laissées sur le chemin des explorateurs, les déposent sur d’autres sommets pour mieux éclairer le passage de ceux qui viendront après eux. Mais ces grands hommes n’arrivent que de loin en loin : l’admiration des peuples est la même pour eux chez toutes les nations où les lettres furent bien cultivées. Leur mémoire n’y est pas moins durable que celle des Archimède et des Newton, parce qu’ils poussèrent comme eux leurs travaux aussi loin qu’ils pouvaient aller.

Les sciences ont une borne qui les arrête : c’est celle de la raison humaine. Ni nos sens, ni nos instruments, ne sont assez subtils pour outrepasser un certain terme où nous ne jugeons l’indéfini que par approximation, où nous ne calculons plus que les probabilités : les principes du goût ont aussi leurs aperçus douteux et leurs conséquences probables ; peut-être aussi leur borne, que ne peut reculer tout l’effort humain, est la perfection des beaux modèles. Cherchons maintenant quelles sont, pour en produire de semblables, les qualités que doit avoir l’écrivain. Personne ne récuse cette vérité, que l’étude de l’art est infructueuse sans les dons de la nature. L’art ne fait que diriger les dispositions heureuses du caractère et du génie ; et les premières qu’on distingue dans tous les auteurs vraiment sublimes sont, la sensibilité, la raison, et la vertu.

Des trois qualités nécessaires à l’écrivain.
La sensibilité.

La sensibilité dont je parle ne se confond pas avec la faiblesse des organes irritables qui livrent le cœur à toutes les impressions passagères de la société, qui l’agitent au moindre désir, le désolent aux contrariétés qu’éprouve son caprice, l’abandonnent, comme au souffle du vent, à tous les hasards qui se jouent de sa mobilité puérile ; trouble dont il ne sort qu’en se plongeant dans une mélancolie rêveuse et lunatique. Ce n’est pas non plus cette sensibilité factice, toute de tête et non de cœur, dont le langage est plein d’une afféterie doucereuse, qui n’inspire que de fades madrigaux, et qui toujours s’extasie à froid dans les jours de fête et pour de frivoles galanteries. Il faut à l’écrivain cette sensibilité forte, active, charitable, qui le rende capable des nobles passions qu’il cherche à nous inspirer ; qui lui révèle le contraste des plaisirs et des peines de l’amour le plus tendre ; qui, sans le mettre au-dessus des atteintes d’une délicate jalousie, le remplisse du charme qui suit la confiance méritée, ou de ce vif ressentiment qui l’écarte d’une compagne infidèle. L’amitié lui sera sacrée, parce qu’il jouira de vivre dans une autre moitié de soi-même, et de penser qu’une âme entend la sienne et lui répond. Il nous tracera bien le bonheur d’une famille unie, si son cœur ouvert à tous les purs sentiments fut toujours filial et paternel. Il ne parcourra pas les riants paysages sans être ému de leur aspect. Il s’égayera aux mouvements de l’industrie champêtre : la belle lumière des beaux jours, en pénétrant ses sens, portera la sérénité jusqu’en son esprit qu’elle rendra plus lucide : toutes les richesses des arts et de la nature lui paieront un tribut qui enrichira ses compositions. Il nous promènera nous-mêmes par tous les lieux où nous sentirons que son âme s’est exaltée, que son cœur a tressailli d’innocente joie ou d’admiration. Tout en lui nous intéressera, parce qu’il ne sera jamais indifférent à rien, et que l’imagination résulte de la seule sensibilité. Le spectacle des misères d’autrui, qui seront sa propre misère, se peindra vivement sous sa plume : il trempera son style de généreuses larmes : il fera dans ses discours éclater le plus touchant attribut de l’homme, la compassion ; qualité dont les animaux sont privés les uns à l’égard des autres, vraiment distinctive de notre espèce : cette source de notre bienfaisance honorable répandra dans ses ouvrages les maximes fraternelles qui le rendront cher aux cœurs reconnaissants : elle épanchera sa morale en termes abondants et persuasifs ; et, comme il n’aura pu voir d’un œil froid les maux du peuple, le besoin de les soulager suscitera son éloquence brûlante à représenter les malheurs publics et leurs causes, en images énergiques et enflammées, dont le tableau frappera de pitié, non seulement la foule, mais les coupables fauteurs des désastres de sa patrie, qui, tout endurcis qu’ils soient, s’en attendriront eux-mêmes. Voilà les heureux effets de la sensibilité mâle que doit exprimer l’homme de lettres.

La raison.

La raison ne lui sera pas moins nécessaire, puisqu’elle ressort de la bonté du jugement, et que, s’il n’est pas sain, il porte ce qu’il a de vicieux dans toutes les choses qu’il considère. Le goût n’est que le ministre d’une raison parfaite. Si vous y regardez attentivement, vous apercevrez qu’elle lui dicte ses lois impérieuses. D’où vient que Corneille, Racine, Molière, et La Fontaine, ont gardé tant de pouvoir sur les esprits ? c’est que le fonds de leurs ouvrages est le bon sens. Qu’est-ce qui forme en Démosthène, et chez les autres fameux orateurs, le corps même de leurs discours ? c’est la raison forte et invincible : leur élocution noble n’en est que le juste vêtement. Le devoir des écrivains est de transmettre une saine philosophie, de défendre, au tribunal du sentiment, les droits de la morale publique et privée, et la cause des vertus attaquées ; s’ils oublient ce but de leur profession, leur art n’est qu’un amusement vain et pernicieux : ils ignorent que les belles-lettres exercent par leur influence une magistrature d’opinion. Le procès, éternellement élevé parmi les peuples, sur le juste et sur l’injuste, fut toujours plaidé par elles avec véhémence, et ne peut être gagné dans le monde que par elles. La raison seule donne la justesse à la métaphysique de la littérature, qui constate les directions de la sagesse humaine, comme la statique détermine exactement les lois fixes de l’équilibre matériel.

La vertu.

À une sensibilité profonde, à une raison pure, j’ai joint une troisième qualité, que je crois indispensable à l’auteur jaloux de la vraie gloire littéraire ; c’est la vertu. Sa carrière est assez difficile à remplir noblement, pour qu’il lui faille, dans les traverses qui l’attendent, une inflexible probité. Il aura des obstacles à surmonter, des préventions à combattre, des rivalités à subir, des critiques perfides à endurer, et ce qui coûte plus d’efforts, son propre orgueil à vaincre. S’il n’avait que de la bonté, l’injustice alarmant sa modestie, le résignerait à céder sans défense en s’accusant d’erreur soi-même, lorsqu’il aurait consacré la vérité. Mais, soutenu d’une force vertueuse, il poursuivra ses travaux, comme à l’abri de toutes les attaques. Les revers ne lasseront pas sa patience ; les succès n’auront pas d’honneurs qui l’enorgueillissent ; et, quand son esprit aura saisi le bon, il aura toujours en vue le mieux, qu’ont atteint les grands maîtres. Ses talents s’accroîtront par cette émulation toujours croissante ; et la paresse qui relâche les esprits négligents ne ralentira pas l’exercice du sien. Sujet aux maux de la vie, aux dangers, comme le reste des hommes, et de plus, aux chagrins de son génie, sa célébrité exigera de lui plus de fermeté de cœur, pour les supporter sans en être accablé, et sans se distraire de sa tâche laborieuse. Est-il opulent : la dignité de son âme soumettra les richesses à son usage et ne se soumettra pas aux richesses. Est-il pauvre : sa courageuse sagesse luttera contre l’indigence, en jetant les yeux sur la foule des citoyens plus infortunés que lui : exempt de jalouse haine pour les heureux, il ne verra dans leur situation et la sienne qu’un jeu de la destinée ; et, ne faisant pas de ses souffrances un prétexte à sa faiblesse, il ne mettra lâchement aux gages de la servitude ni sa plume, ni sa voix, qui ne pourraient démentir son cœur. Ces tristes combats profiteront à son génie. Au-dessus de toutes les envies, toujours inaccessible aux amorces du luxe et des faux plaisirs, toujours inaltérable aux froissements, vivant en soi, il habitera seul pour mieux penser au bien des hommes, ou saura méditer au milieu du monde dans la solitude intérieure que gardera toujours son âme. Là se recueilleront alors les sentiments magnanimes qu’exprimera sa fierté : là se réfléchiront les traits du malheur auguste : de là sortiront d’elles-mêmes les fortes et grandes pensées : car son âme n’aura qu’à parler pour être éloquente : le sublime n’est souvent que la haute vertu bien exprimée.

Doué de ces trois dispositions premières, l’écrivain accompli par un long exercice de son art, pourra prétendre au respect de la postérité, puisque ce n’est que par la vertu qu’on arrive à ce qu’il y a de plus grand. De toutes les leçons fécondes que donne Quintilien à l’orateur, le précepte qui la prescrit n’est ni le moins étendu, ni le moins recommandable. Nous aurons sujet de revoir ce qu’en pense Longin ; s’il est vrai qu’il condamne à ne s’élever jamais au sublime ceux qui n’osent envisager dans leurs travaux les suffrages de l’avenir, l’écrivain qui se sent capable de les mériter doit songer que s’il corrompt les fruits de son art, et que si l’intérêt sordide change son éloquence en vile marchandise, son éclat littéraire prolongera dans les siècles le souvenir de sa honte personnelle. La postérité maudira ses talents même, puisqu’ils n’auront distillé que des poisons dangereux pour tous les âges.

Après avoir reconnu les conditions qui dépendent de la nature, et rappelé l’importance des belles-lettres, comparée à celle des autres sciences, empruntons l’exactitude de celles-ci, afin d’établir solidement la doctrine littéraire. Que nous faudra-t-il faire pour éclaircir ce qui nous paraît y rester de désordre ?

Plan de l’ouvrage.

1º Classifier chaque genre, en marquer l’origine, l’essence, le caractère, et le perfectionnement.

2º Distinguer les espèces qui en dérivent, et les ranger dans les classes de leur genre.

3º Classer ceux des genres primitifs qui ne peuvent participer d’aucun autre sans en être altérés, ainsi que leurs espèces bien différenciées entre elles.

4º Reconnaître les genres qui peuvent rentrer les uns dans les autres, et devenir meilleurs par leur alliance.

Les tableaux qu’on en tracera, sous les titres de chacun, garderont tous un même ordre que le tableau de ces premiers principes d’examen.

Les convenances de style, ou élocution, suivant les genres et les espèces d’ouvrages, nécessiteront de pareilles distinctions entre elles ; et leurs règles nombreuses, aussi justement classées, achèveront un tableau complet d’analyse.

On sent que, par cette méthode, il ne me sera pas permis de discourir au hasard sur des points indéterminés. Les propositions une fois énoncées, je serai contraint à les prouver, à les suivre jusqu’en leurs dernières conséquences, qu’il faudra toutes prouver encore ; et les exemples cités des bons auteurs me fourniront les témoignages des démonstrations que j’aurai faites, ou les analogies aux inductions que j’en aurai pu tirer.

Cette méthode veut qu’on passe du genre simple au composé, de celui-ci au plus composé encore, et qu’on arrive graduellement ainsi au terme des complications pas à pas éclaircies.

Cherchons d’abord la marche qu’a suivie l’esprit humain dans la création de tant de genres, que nous classifierons en détail, pour en écarter la confusion, après en avoir parcouru le sommaire.

L’ignorance a souvent confondu les leçons de grammaire ou de rhétorique avec l’enseignement de la littérature ; et l’erreur a nié même que la philologie se pût professer, ne la distinguant pas de la grammaire et de la rhétorique, qui n’en sont que les instruments, comme la versification n’est que l’instrument de la poésie.

On acquiert l’usage de la grammaire par la simple éducation : c’est pourquoi chacun sachant, bien ou mal, parler et écrire, et gardant quelque idée de sa rhétorique, tout le monde se croit la compétence de juger sciemment de la littérature : on ne pense pas qu’il y a loin des règles élémentaires de la langue habituelle aux règles de choix qui constituent la solidité du style propre aux belles-lettres. Le langage commun, dont on se sert familièrement, diffère du langage travaillé, quoique étant composé des mêmes éléments de diction, autant que l’expression des traits et la rusticité de l’homme grossier diffèrent de la grâce élégante de l’homme façonné par la politesse des cours et par les mœurs des capitales.

Mon office n’est point ici de vous analyser, après Condillac, la formation primitive des langues, ni de vous dire comment les hommes attachèrent des sons significatifs aux choses et à leurs qualités, et des modes au cas, au temps, et au nombre : simple et merveilleux ouvrage de la pensée qui pourvut à tous les besoins des communications sociales. Je ne dois remonter qu’à l’époque où les idiomes étant inventés, on en composa les premiers ouvrages. Car le langage usuel, si embelli maintenant par l’éloquence, ne servit d’abord qu’aux nécessités urgentes, de même que les arts mécaniques furent les premières applications des théories devenues depuis transcendantes.

La plupart des bruits qu’on entend dans la nature sont mesurés, la chute de l’eau, les pas des animaux, et ceux de l’homme : on se sentit l’oreille flattée par l’effet de la mesure. Les accents cadencés des oiseaux avaient été d’abord imités parle chant : on assujettit enfin les mots au rythme, inventé déjà pour les sons : les voix alors concordèrent avec le rythme de la musique et de la danse, et les transports de la joie s’exprimèrent en paroles mesurées.

Les peuplades, en leur simplicité native, avaient plus de sensations et de sentiments que de pensées : l’amour, le vin, et les plaisirs, ont dû leur inspirer d’abord les chansons érotiques, qui furent sans doute leurs premières poésies. Quelques hommes sages, législateurs des races encore barbares, en poliçant leurs mœurs sauvages, élevèrent leur âme à la contemplation de la puissance céleste, et leur génie composa pour les dieux des nômes et des hymnes. On voulut qu’ils fussent dignes des divinités à qui l’on adressait un hommage : on choisit donc un rythme plus lent et plus grave. C’en fut assez pour reconnaître que la mesure courte et précipitée s’accordait aussi bien que les sauts et les bonds avec les mouvements du plaisir et de la gaîté, et que la mesure longue et tardive convenait, ainsi que les danses majestueuses, à la pompe des objets augustes.

Ces deux points observés sont les deux extrêmes du ton convenable aux genres opposés dans la poésie : tous les autres en sont les intermédiaires. Nous les trouverons pareillement dans les divers genres de la prose. Mais le perfectionnement et l’euphonie des langues ne sont dus qu’à la poésie. C’est donc en elle qu’il faut commencer à chercher l’origine de leur beauté.

Les mots simples, et les constructions communes du discours, suffisaient pour exprimer les sentiments ordinaires : mais, quand il fallut chanter la nature, les dieux, et l’immortalité, les tours et les hardiesses du langage se proportionnèrent à la grandeur de l’admiration et du respect. On éprouva ces mêmes sentiments à la vue des belles actions des hommes. Les héros parurent des images des dieux ; et, comme on leur vit le pouvoir de récompenser et de punir, les louanges qu’on adressait aux statues des dieux se tournèrent enfin vers les héros. Les odes naquirent de la reconnaissance du génie qui se plaît à éterniser la gloire des hauts faits, et la sagesse des fondateurs. Ces derniers aperçurent que le privilège des vers est de fixer les maximes dans la mémoire, et la poésie devint l’interprète, et la conservatrice des lois. Les fragments d’Orphée, et ceux qu’on nomme les vers dorés de Solon et de Pythagore, nous sont restés en monuments de ce genre, qui n’a pour objet que la gravité de la morale, et dont les vers ne sont qu’une suite de sentences purement énoncées. Ce genre fut le type du poème didactique, dont le but est d’instruire ; de même que la simple narration des entreprises héroïques fut la source de l’Épopée, qui ne raconta pas seulement les faits comme ils s’étaient passés, mais qui les embellit par les fictions que sut y mêler le génie. On s’imagina que les grands hommes n’avaient exécuté leurs actions prodigieuses que par l’assistance des êtres immortels, et le poème épique embrassa bientôt dans ses récits tous les intérêts des habitants de la terre, du ciel, et des enfers. Le monde entier alors fut l’immense carrière ouverte aux pas de l’imagination humaine. Ce fut là le dernier et le plus haut degré de la narration imitative.

La même gradation remarquée depuis les simples chansons jusqu’aux odes, et depuis les simples récits en vers jusqu’aux narrations du poème épique, apparaît clairement dans la poétique imitation produite par l’action feinte.

Des vers chantés alternativement par deux poètes furent les premiers dialogues simples, et des scènes pastorales animèrent les fêtes de l’Arcadie et de la Sicile. Aux bergers qui luttaient de grâce et de naïveté, en célébrant la vie champêtre, les plaisirs rustiques, et les nymphes des bois et des fontaines, succédèrent les mimes qui laissèrent leurs noms à un genre de dialogues satiriques. Ces deux sortes de jeux scéniques suggérèrent l’idée de faire dialoguer ensemble des acteurs plus nobles : la parodie mit en contraste avec eux ses masques bouffons : de là naquit ce double art si compliqué, l’art dramatique, qui se divise en deux genres bien distincts, la tragédie, et la comédie. On verra qu’ils ont aussi leurs points opposés de régularité parfaite, et que tous les genres de drames en sont les intermédiaires. Les convenances de style s’y retrouvent conformes aux convenances de compositions : les unes étant le rapport de la diction avec l’importance des choses qu’elles expriment ; les autres, celui de la fiction avec l’importance des personnages et des faits qu’elles imitent. Mais l’imitation poétique devant être embellie, il fallut orner la fable et la parole par l’excellence des figures et de l’action, pour atteindre au dernier terme du beau, qu’un ancien a supérieurement défini, l’éclat du bon, et que nous nommons l’idéal.

Analogies des genres en poésie et en prose.

Un seul coup d’œil sur le tableau de la littérature, révèle que tous les genres principaux dans la poésie ont presque leurs genres correspondants, en nombre égal, dans la prose ; de même que les compositions graves et pathétiques ont leurs contraires, presque aussi nombreux, dans celles du badinage et de la satire.

L’éloquence démonstrative qui déploie, en termes riches et pompeux, tantôt les attributs divins de la religion et des dogmes spirituels, où règne l’éminence des pensées, tantôt la splendeur guerrière des conquérants dont la main écrase les nations, et brise d’un seul coup les sceptres du monde, comme frappés d’un marteau ; également habile à louer les triomphes de la victoire, de la piété, ou de la sagesse, soit qu’elle veuille honorer le philosophe qui ne domine que par le savoir, ou le courageux citoyen qui ne se courbe que devant la loi, ou la sainteté profonde d’un apôtre qui vit humble et charitable, soit enfin qu’à l’entrée des sépulcres elle poursuive les passions humaines jusqu’à ce néant où les engloutit sitôt la mort ; on l’entend, sur la chaire et dans les académies, rivaliser par ses éloges, ses panégyriques, et ses oraisons funèbres, avec les hymnes sacrés et les odes sublimes de la poésie qui chante les dieux, les vertus, les palmes, et les cyprès.

Le rapprochement de l’histoire et de l’épopée n’est pas moins facile à faire : toutes deux sont narratives, grandes, et majestueuses : l’historien doit faire ressortir la vérité dans le récit des événements et la présenter, comme l’auteur épique, en racontant les faits et en supputant leurs causes. Son esprit ne doit pas plus se montrer dans ses peintures que le fond d’un miroir qui disparaît sous les justes images réfléchies par tous ses points rayonnants. Les intérêts incidents à l’intérêt principal que font marcher les caractères, ont besoin d’un enchaînement sage qui les lie, et qui soutienne la curiosité jusqu’aux époques où tout se termine. Les portraits vivants, les riches descriptions, les harangues nobles et variées, sont les moyens et les ornements de l’histoire et de la poésie épique. La différence de celle-ci consiste dans la fiction et dans le merveilleux du sujet raconté, qu’elle borne à une principale action, entremêlée de ses épisodes.

Les spectacles que donne l’éloquence délibérative et judiciaire sont plus comparables encore aux représentations dramatiques : là, c’est une volonté, c’est un fait qui s’expose : si cette volonté dont peut dépendre la fortune d’un peuple, ou la vie d’un homme, est traversée par de grands obstacles, nous apercevons le nœud d’un puissant intérêt, que suivra la catastrophe qui doit en être le dénouement : si le fait qu’on atteste, ou qu’on nie, n’a point assez de garants et de témoins qui l’annulent ou le prouvent, l’innocence va tomber sous la hache du bourreau ; le crime absous accusera la vérité d’être calomniatrice, et jouira d’un insolent triomphe. Quelle source abondante de terreur et de pitié dans ces débats dont les défenseurs des clients sont les éloquents acteurs, et les tribunaux, le majestueux théâtre ! Qu’est-ce qu’il faut pour son salut, à cette multitude qui presse les tribunes de ses flots inquiets ?… Démosthènec va le lui dire : le voilà qui s’élance avec le zèle et le feu d’une raison partout lumineuse, et, pour terrasser les traîtres vendus à l’argent de Philippe, il les éblouit et les foudroie, comme on l’a dit, des éclairs et des tonnerres de son éloquence. Un Consul opérera les mêmes prodiges ; car il veut qu’un sénat timide et consterné se lève tout entier autour de lui contre le féroce Catilina. Si le même orateur n’éclate encore, Verrès ne rendra pas compte des rapacités meurtrières et des dissolutions de sa préture : le poète Archias, près d’être exilé, n’aura plus de patrie, si la tendresse du cœur de Cicéron ne réclame du génie tout le pouvoir, toutes les grâces de son élocution riche, pathétique, harmonieuse, pour consacrer, par sa divine prose, l’honneur de l’art des vers, et pour retenir dans les murs de Rome, son ami, qui fut celui des muses. Là, tous les mouvements des passions qui agitent le forum, là, tous les développements de l’esprit politique, là, l’audace et la vivacité des images dans la diction, laissent à peine distinguer l’art de la tribune ou du barreau, de l’art entraînant de Melpomène.

Les écrits dialectiques, et les traités de science et de morale, qui concernent l’instruction, ont aussi leur analogie avec la poésie didactique. On pourrait pousser ces parallèles plus loin, mais suspendons-les, et remarquons seulement que, dans tous les genres, la prose retrace le réel, et que les vers le traduisent par les figures, et le mêlent à l’imaginaire.

Ainsi que les compositions en prose ont leurs analogues en poésie, j’ai dit que les genres sérieux et touchants avaient leurs contrastes dans les genres satiriques et badins. En effet l’esprit humain possède la double faculté de louer et de blâmer, d’admirer et de se moquer ; et le cœur éprouve un plaisir égal à l’attendrissement qui fait couler de douces larmes, et à l’enjouement qui l’épanouit à la vue des objets risibles. La malignité secrète des hommes, et leur envie excitée par les avantages d’autrui, leur font goûter une certaine joie à saisir et à dénoncer les ridicules. Leur gaîté s’amuse à contrefaire, afin de punir l’amour-propre de leurs semblables et de s’en venger. En recherchant bien la cause ordinaire du rire, on verra qu’il n’est jamais très vif qu’aux dépens de quelqu’un dont on se joue en révélant ses travers, et que la sottise est la victime nécessaire à notre vanité qui s’en divertit. Au contraire, la louange d’autrui nous importune, et quelquefois nous pèse d’autant plus qu’elle est plus méritée : elle nous force alors d’admirer ; et l’admiration ne saurait nous tenir longtemps sans nous lasser : elle semble, par le retour qu’elle nous fait faire sur notre infériorité quelconque, ne durer qu’en nous humiliant, et rompre l’égalité que nous voudrions vainement maintenir dans nos conditions intellectuelles. Le garant le plus sûr et le plus estimable de la générosité de cœur, est de se plaire à payer aux vrais talents, et aux facultés magnanimes, un tribut de sincère admiration, et à leur accorder ces louanges dont on n’a pas à rougir comme de celles qu’on adresse, dans les temps corrompus, à l’injustice en crédit et à l’ignorance en honneur.

Le blâme est toutefois un penchant de nos esprits qu’on doit leur reprocher d’autant moins que les actions et les prétentions des hommes méritent plus fréquemment la censure que l’éloge. On a plus souvent droit de critiquer que d’applaudir. Il est même une juste rigueur plus profitable aux talents qu’une faveur inconsidérée. La critique effraie la médiocrité et conduit le mérite à sa perfection, en le corrigeant par une sévérité raisonnable. La dérision même a le pouvoir de purger le monde d’une quantité de vices sur lesquels ne sévissent point les lois : elle est l’arme de la société, qui ne peut exercer sa jurisprudence, ni faire craindre ses arrêts, que par l’ironie. Tel qui serait incorrigible, et sourd à tous les avis sages, redoute les sarcasmes, et se réprime. L’orgueil surtout n’est déconcerté que par l’effroi qu’il en a. Les choses qui paraissent grandes sous quelque face ont toujours un côté ridicule, qu’il est bon d’apercevoir pour ne pas s’en laisser éblouir. Nil admirari, propè… , dit Horace, qui fut le plus sage et le plus fin railleur, sous le règne d’Auguste. La dérision est, d’ailleurs, la seule puissance qui venge la multitude de certains ridicules élevés, que la hauteur des rangs paraît mettre au-dessus du blâme : on ne peut douter que le rire les blesse, car ils s’en irritent toujours. Quand elle ne produirait que ce bien-là, ne serait-elle pas assez salutaire ?

Contrastes des genres en littérature.

Par ces raisons, l’imitation qui s’est portée d’abord sur tous les objets sérieux, ne s’est pas moins attachée aux objets plaisants ; l’esprit littéraire a donc mis en opposition, à la majesté de l’épopée, la folie du poème badin ; au cothurne de Melpomène, le brodequin de Thalie ; à la noble héroïde, l’épître naturelle et la satire ; aux douceurs du madrigal, le sel de l’épigramme ; aux poèmes anecdotiques, les contes rimés ; aux allégories, les fables ; aux romances, les vaudevilles ; à l’histoire des peuples et à celle des sciences, les mémoires et les œuvres critiques ; et enfin, aux romans de passions et de mœurs, les romans comiques.

C’est ainsi que le génie semble avoir fait deux parts du domaine de l’imitation, dont l’une consiste à peindre le beau, pour charmer les hommes en leur inspirant la vertu, et l’autre consiste à les corriger en les amusant. Ici, la discorde des rois entraînerait la ruine de leurs armées, si tous les dieux de l’olympe ne s’intéressaient en leur querelle, et cette moralité produit les graves et hautes fictions d’Homère. Là, de belliqueux chevaliers, toujours errants sur les traces de leurs dames infidèles, et la jalouse démence d’un paladin furieux, inspirent le tableau d’un extravagant héroïsme à la muse railleuse de l’Arioste. Ailleurs, tous les grands événements d’un siècle qui rassembla de fameux conciles, qui s’agita par tant de schismes, qui vit la politique ambitieuse de Charles-Quint triompher de l’audace guerrière d’un de nos plus illustres rois, le renversement et la réinstallation du siège papal, la réforme des universités savantes, la création de tant d’imposantes magistratures, enfin, tout ce que l’histoire transmettait à la postérité en paroles les plus augustes, ne présentent d’autres images à la gaîté satirique de Rabelais que la voracité du gigantesque Gargantua, l’astuce de Pantagruel, les rêves de Carême-prenant, la pédanterie des ergoteurs, les vols de Grippeminaud, et les jugements que tire de son cornet le bon Bride-Oye.

Ces aspects si différents sous lesquels sont offerts les mêmes objets leur impriment des couleurs trop fortement tranchantes, pour qu’il soit besoin de désigner ce qui les sépare ; mais il n’en est pas ainsi des genres qui gardent quelque ton conforme entre eux. On ne les distingue bien qu’en démêlant les nuances fines qui les caractérisent. L’Héroïde, si voisine de l’Épître, ne lui ressemble ni par les nobles et tendres sentiments qu’elle exprime, ni par son style, moins haut que celui de la tragédie, et plus élevé que celui de l’élégie. Sapho n’écrira pas ses adieux éternels à son amant, ni Médée ses reproches à Jason, ni, au pied des autels de son Dieu, la plaintive Héloïse ne déclarera l’impuissance des remords contre l’amour, du même style que Despréaux écrit son épître au Roi. Le ton de celle qu’il adresse au vertueux Lamoignon, la distingue encore du ton des lettres familières, autrement que par la mesure et la rime. Si toutes ces délicatesses ne sont pas nettement définies, on ne les appréciera jamais bien, et l’on sera plus loin encore de pouvoir les imiter. On oubliera que l’histoire, dont les faits sont la matière, exclut les ornements qui embellissent la Poésie, dont l’essence est la fiction. On ne saura dans quelle borne se resserre son éloquence, et l’écrivain diffus qui ensevelira le détail des événements sous la masse de ses opinions, transformera son ouvrage narratif en un livre polémique. Le compositeur d’éloges au lieu de soutenir les actions et la vie d’un héros, d’un saint ou d’un sage, par la magnificence des idées et des paroles, par les nobles prosopopées, ne sentira point que son discours n’a pas atteint au sublime s’il laisse à l’auditeur quelque chose de plus grand à concevoir : ce panégyriste n’étant que vrai, croira qu’il a fait assez, s’il fut bon historien : tomberait-il dans cette erreur, si les qualités de Bossuet lui étaient présentes ? Qu’il considère cet orateur chrétien, de qui l’éloquence ramasse et pétrit, pour ainsi dire, tous les matériaux du langage sacré, classique et vulgaire, et les fond ensemble, pour composer et cimenter les monuments que bâtit son génie en une langue surnaturelle. Aussi grand par les idées que par le style, il ne parle qu’aux princes du monde, parce qu’ils sont plus en spectacle que les autres hommes aux peuples qu’il veut instruire. Ouvre-t-il aux grands et aux rois les portes de la mort, il semble voir derrière le seuil un comble de hauteur, qui est l’éternité, un gouffre sans fond, qui est le néant : là, il envoie tout ce qui est spirituel ; là, il plonge tout ce qui est terrestre.

Ce modèle, dans la chaire, n’en serait pas un à prendre dans ces assemblées qui demandaient un autre art à notre véhément Mirabeau, digne émule, (rendons-lui impartialement cette justice), de celui qu’on nommait l’admirable monstre d’Athènes. Il possédait si bien la force et l’étendue de ce genre d’éloquence, qu’on eût dit un moment que lui seul était le cœur d’un peuple tout entier. Ce fut par la multitude de ses connaissances et par l’énergie de son imagination, qu’il nous frappa de ses paroles. Sans les vraies pensées politiques, les grands mots à la tribune ne sont que de l’enflure. On remarquera qu’il en est de la beauté de l’éloquence et de la haute poésie, comme de la beauté du corps humain ; ce n’est ni au fard, ni aux ressorts artificiels qu’il doit sa force et sa couleur, c’est à la santé.

Le style des écrivains géomètres, tels que Pascal et d’Alembert, est le plus clair et le plus précis que puissent choisir ceux qui écrivent des traités d’instruction. Tous deux sont, en ce genre, les meilleurs prosateurs : l’éloquence magnifique et nombreuse que possédait Buffon, et celle de Rousseau, non moins nombreuse quelquefois, mais toujours vive et passionnée, consistent en une autre partie de l’art que nous aurons à considérer. Ceux qui écrivent sur les sciences doivent, comme les deux premiers ci-dessus nommés, se borner à leur sujet unique, et ne pas faire de leurs livres des appendices de tout ce qu’ils ont appris. Leur expression ne doit être que nette, correcte et vraie, car s’ils y recherchent une politesse affectée et trop de fleurs de rhétorique, ils détruisent la confiance et l’attention, et prennent des grâces puériles, nuisibles à la gravité de leur profession : par cette vanité, ils perdent le titre de docte et n’acquièrent pas celui de littérateur. Il n’appartient qu’aux moralistes tels que Malebranched et Rousseau, de remuer éloquemment les cœurs qu’ils veulent purger de leurs passions destructives ; il ne sied qu’à l’historien de la nature, tel que Pline et Buffon, d’enfler quelquefois son discours d’une emphase sonore et pompeuse, qui le met en harmonie avec la magnificence de l’univers qu’il décrit : les exposés simples suffisent aux détails ; mais le naturaliste est froid, s’il ne couvre et n’anime le tableau de l’ensemble par toutes les richesses et toute la chaleur du coloris.

Pour éviter le désordre, et se bien pénétrer de la substance de chaque genre, il faut donc apprendre à la bien discerner : sans cette étude préliminaire, le poète chrétien et l’orateur sacré, associeront confusément au ton de leurs ouvrages le ton mythologique et profane ; le simple s’alliera au composé, le noble au familier, le choisi au commun, et le bas au sublime. Il n’y aura plus aucun mode dans l’art : tout ce qui se trouve au hasard réuni dans la nature, paraîtra bon dans les systèmes de l’imitation ; et l’on ne pensera pas que le choix doit séparer le bon de ce qui est mauvais par l’alliage.

Le génie, avons-nous dit, dépend de la nature ; mais l’expression dépend de l’art : on n’apprendra pas à penser, mais à dire et à écrire bien ce qu’on pense. Les vérités sur les sensations, sur les passions et sur la morale humaine, ont des principes invariables : l’art de les bien exprimer a aussi d’invariables règles, règles aussi fondées que les axiomes des sciences sur les principes des choses. Que font les mathématiques, si ce n’est de mesurer les forces physiques ? Les lettres nous donnent la mesure des forces morales ; et de plus, elles les produisent et les augmentent. Les Lacédémoniens seront vaincus par le nombre, si la lyre de Tyrtée ne triple à l’instant leur courage. La ville d’Antioche périra-t-elle sans nulle défense contre la colère d’un empereur ? Non ; la voix de Chrysostomee dissipe les escadrons incendiaires, et fait entrer la clémence dans ses murs, qu’elle protégeait mieux que les palissades. De tous les biens que Grégoire de Nazianze avait acquis, nous dit-il, en parcourant les terres et les mers, l’art de la parole était le seul qu’il estimait. Il dut en sentir mieux l’importance que les prêtres du paganisme : l’éloquence des pontifes païens n’eut pas besoin d’acquérir par ses formes une grande influence, chez des peuples dont les religions antiques avaient été reçues sans contestation, et fondées par l’autorité de leurs premiers chefs suprêmes ; mais l’éloquence chrétienne a dû naître et s’accroître de la contradiction qu’opposaient les puissances du temps à la croyance nouvelle des premiers évangélistes. Aussi le sacerdoce ne méprisa pas l’art oratoire : cet art, qui soutint longtemps la politique républicaine, lui servit à propager les dogmes et la suprématie des états de l’église, en lui assujettissant les nations, les potentats, par l’empire de la parole, qui lui mit dans les mains leur or et leurs armées.

Nous savons que tous les éléments des sciences sont justement classifiés : ceux des arts doivent l’être avec plus de certitude encore, puisqu’ils sont de convention humaine, et que les nouvelles découvertes ne les font pas varier autant que ceux de la physique, souvent douteux et changeants. C’est la régularité qui forme les écoles des arts. Raphaël a fait une école, et Rubens, tout grand qu’il soit, n’en peut faire. Il en est de même des classiques en littérature. Les Grecs s’étaient rendu raison de tout ce qui concerne l’imitation. Ils n’ont rien vu confusément. Dans le dessin antique, les connaisseurs distinguent un dieu de l’olympe, un faune, un héros, et un homme ordinaire, à la seule inspection d’un de leurs membres, ou de leur torse. La puissance divine d’Apollon se caractérise en sa statue, autrement que les forces athlétiques d’Hercule, dans la sienne. Dira-t-on que la correction si exacte chez les Grecs, a desséché le génie des beaux-arts ? Accusera-t-on leurs règles d’une aridité stérile ? Les modernes gagnent-ils à s’en affranchir ? Ne se confient-ils pas trop souvent à ce qu’ils appellent inspiration ? mot vague, s’il ne veut dire la raison échauffée par le sentiment. Il est évident que, dans la plupart de leurs productions, les différences des genres leur ont échappé. On intitule tous les jours des vers galants odes anacréontiques. Ont-ils rien de semblable à celles d’Anacréon, qui sont de petites narrations allégoriques dont le sujet est comme un noyau auquel se rattachent toutes les formes de sa riante imagination ? Traçons-nous toujours un dessin primitif, comme les bons modèles. Copions d’abord l’antique et les grands maîtres, pour ne pas contracter les manières d’une école mesquine. Exerçons-nous sur les chefs-d’œuvre en littérature, sans nous effrayer de leur grandeur ; et non sur les ouvrages inférieurs et médiocres, espérant ensuite arriver aux plus parfaits. Un ouvrage défectueux peut réussir pleinement par quelques bonnes qualités : dès lors on le prend pour modèle, afin de parvenir au même succès : on en admire jusqu’aux défauts, s’ils sont applaudis. De là, le goût vicié et l’influence de la vogue, qui soumet le talent aux caprices de la société. L’esprit de société rapetisse le mérite des écrivains ; l’esprit du public l’agrandit. Les vrais auteurs doivent être les maîtres du vulgaire, mais les disciples du public. C’est de lui seul qu’on acquiert la conscience de ses fautes, ou de ses propres forces : car, en se défiant trop de soi-même, on perd quelquefois le juste sentiment qui conseille le mieux : on atténue son originalité. De peur d’être faible, on exagère ; de peur d’être commun, on tourne à l’emphase ; de peur d’être froid, on extravague ; de peur d’être fade et mou, Ion devient âpre et dur. Tel est le danger de trop céder aux flux des perpétuelles critiques et de s’en intimider.

La vérité la plus assurée semble incertaine, lorsqu’elle est trop subtilement mise en doute. Ce malheur arrive dans les siècles où domine l’érudition scolastique et dissertatrice ; âges vicieux, qui furent toujours les époques des décadences. Il est donc utile à l’écrivain d’élever sa philosophie au-dessus des opinions passagères qui influeraient trop sur lui, s’il les envisageait trop, et de ne pas travailler seulement pour ses contemporains, mais pour la race humaine : averti par la nature, triste idée, mais inévitable ! que tous les individus qui l’environnent doivent mourir, il faut qu’il ne songe qu’au bien et à la durée de l’espèce qui est immortelle. Une telle pensée l’avertira que sa propre réputation, n’étant qu’un élément de la gloire de son pays natal, ne peut résister qu’avec elle et par elle au cours des temps, et lui rappellera que si les Grecs, et non les Égyptiens ou les Perses, restèrent les précepteurs du genre humain après une longue suite de siècles, c’est que leur idiome, étant le plus épuré, le plus sonore, devint universellement dominateur par la force et par la grâce, et que la matière de leurs écrits fut l’éternelle justice, comme la beauté de leurs expressions fut la justesse et l’harmonie. Ainsi, préjugeant de l’avenir par les méditations du passé, et s’élançant à deux ou trois mille années le l’époque où nous parlons, il se demandera laquelle des nations rivales aujourd’hui prévaudra sur toutes les autres par les lettres ; et quelle langue, morte alors, demeurera, comme celles d’Athènes et de Rome, toujours vivante et institutrice, au milieu du silence des barbaries éteintes dans l’obscurité, malgré l’éclat de quelques talents qui auront percé les nuits de leur ignorance. Laquelle ? Le monde entier lui répondra que ce fut celle qui exprima le mieux ce qu’il y a de meilleur, la liberté, intérêt recommandable et précieux à tous les peuples de la terre. Ces idées vraies et simples prouvent que non seulement les auteurs, mais encore les nations, ne reçoivent que d’une belle et morale littérature, leur immortalité.

Cette dernière réflexion nous porte à nous féliciter des lumières nouvelles que le temps où nous vivons prête aux vrais philosophes pour étendre leurs connaissances. Les divers cours de cet Athénée sont eux-mêmes des garants irrécusables du progrès des sciences dans le siècle dernier, et du zèle que manifeste le notre à reculer les bornes de l’esprit humain. Ces limites de l’empire du savoir ne seront bientôt plus que les seules barrières éternelles, opposées par la nature à notre ardente curiosité. Grâce aux travaux des infatigables esprits qui nous ont expliqué les révolutions planétaires, les merveilles de la physique, les décompositions des corps inertes et animés, l’organisation anatomique physiologiquement comparée depuis le zoophyte jusqu’à l’homme ; grâce enfin au système d’analyse qui rend de nos jours les études si régulières, j’ai cru qu’il fallait rendre celle de la littérature plus conforme, par une méthode exacte, aux autres enseignements, et, par là, digne de vous être offerte en un siècle où la raison ne marche que par les principes appuyés des preuves et des expériences.

On m’objectera sans doute que le danger de ce code réglé serait d’enchaîner les esprits créateurs qui ne souffrent pas de si étroites mesures : j’ai déjà répondu qu’il n’avait pas été infécond dans les beaux-arts si bien cultivés chez les Grecs : je réponds encore que les formules pratiquées dans les sciences n’opposent aucune entrave à la marche des découvertes, et ne les arrêtent point. J’en conclus que des directions justes et des certitudes acquises en littérature Embarrasseront le talent, ni ne glaceront le génie ; mais rendront l’enseignement aisé, prompt et clair. On sait qu’il est des personnes à qui rien n’est plus commode que de croire les lois du goût problématiques : cela leur donne le droit de les ignorer et de prendre sans gêne leur caprice pour guide. Elles s’épargnent ainsi la fatigue du raisonnement : elles auront intérêt à décrier l’importance des résultats d’une analyse qui réduit tout à la précision. Les autres remarqueront que, pour instruire, je tourne en faits et en preuves tous les sentiments qu’on a sur la poésie et sur l’éloquence, dont l’art le plus exquis est, pour émouvoir, de tourner toutes les choses et toutes les raisons en sentiments. Je ne présume pas toutefois qu’il soit possible de pousser la recherche des limites de l’art jusqu’à circonscrire la carrière que s’ouvrent les éminents génies. Observez-les bien : ils ne se sont pas affranchis des règles communes, mais s’en sont faites encore par-delà, de si hautes qu’elles échappent à notre vue. Le secret de leurs pensées et de leur style se renferme dans la singularité de leur conception. Ce mystère est le privilège de leur raison supérieure : rares et vastes esprits, ils sont comme des rois de l’empire littéraire, qui, sans refuser de ployer sous les lois, y ajoutent celles que leur donnent la grandeur nouvelle de leur but, leur feu divin, et leur intelligence prédominante. Homère, Sophocle, Démosthène, chez les Grecs, Bossuet, Corneille, et Molière, chez nous, s’élancèrent hors de la doctrine. L’étude de leurs systèmes ne serait entièrement développée que par des émules semblables. Remarquons seulement, vous dis-je, qu’ils n’ont rien méconnu, rien omis des parties de l’art ; mais qu’ils y ont superposé ce qui, pour nos formules critiques, s’y trouve d’incompréhensible.

L’objet de mes efforts dans une classification des genres et des espèces que contiennent leurs classes, est de résoudre les indécisions, et d’éclaircir les jugements confus, qui font de la littérature une sorte d’art tout conjectural. Si je parviens à extraire et à dénombrer avec ordre ses lois absolues, positives, les préceptes feront reconnaître précisément le bon et le mauvais en matière de goût, et formeront, je l’espère, le complément d’une théorie des belles-lettres.

Ce travail me paraît plus fructueux que l’examen détaché de la plupart des écrits, dont on renouvelle au hasard les analyses sans en conclure ce qui fonde un système général. J’examinerai les règles plus que les ouvrages ; et des principes je descendrai plus utilement à leurs applications. Les auteurs anciens comparés aux modernes, et les nationaux aux étrangers, me serviront à mettre en évidence les justes points de la supériorité dans les productions de l’esprit. Le tableau que je tracerai de leurs classes nombreuses convaincra les hommes qui affectent le plus de dédain pour les lettres de l’aveuglement de leur prévention. En considérant la patience laborieuse qu’elles demandent à ceux qui les cultivent, en songeant que la sensibilité naturelle, que la droiture du jugement et un fonds généreux de probité sont les dispositions primitives qui leur sont nécessaires, et que ces qualités si rares ne fructifient même pas sans la lecture et sans l’acquis du savoir, peut-être cessera-t-on de confondre les auteurs qui méritent les succès avec ceux qui les dérobent. Peut-être ne fera-t-on plus subir à la modestie des uns le blâme qui ne doit punir que la présomption des autres. Peut-être que, moins occupés à la défense de leur amour-propre et de leurs rivalités éphémères dans les cercles du monde, les auteurs s’occuperont d’avantage à propager l’amour du beau, à rivaliser les grands modèles et à briller dans la postérité. Peut-être les savants, trop sévères aux écrivains, frappés de la méthode analytique des principes de l’art d’écrire, mis en rapport avec les méthodes à leur usage, n’appelleront plus ironiquement les gens de lettres, des hommes à imagination. Ceux-ci peut-être, à leur tour, mieux guidés en leur raisonnement sur le goût, et enrichis des justes connaissances des savants, ne les nommeront plus avec raillerie, des hommes à systèmes.

De cet accord désirable résulteront l’honneur, le perfectionnement des belles-lettres et des sciences, tributaires alors les unes des autres : et le public, jouissant du profit de leurs succès communs, qui n’exciteront plus de jalousie entre elles, saura les évaluer également, et juger par quels travaux s’acquiert le titre de vrai Littérateur.

De tous les encouragements qui peuvent m’attacher à l’exécution de mon plan, le plus flatteur pour moi serait l’espoir de concourir, tant soit peu, aux progrès d’une science qui a rendu les autres sciences populaires, puisqu’en effet la littérature est l’interprète de toutes les découvertes, de toutes les observations, de toutes les conjectures de notre intelligence, et, de plus, de toutes les passions du cœur humain qu’elle console de ses peines, ou qu’elle dirige au bien et à l’utile. La jurisprudence lui doit son lustre et sa dignité ; nos avocats célèbres en empruntent cet art qui fit de l’éloquence l’effroi du spoliateur et le bouclier du faible.

C’est elle qui proclame en ses poésies les noms de nos défenseurs militaires : les guerriers aiment les poètes, parce que ceux-ci poursuivent comme eux la gloire et qu’ils concourent à la distribuer : les politiques leur sont moins favorables, parce qu’ils ne prisent que cette sorte de gloire attribuée à la puissance, et qu’ils sont jaloux de leur propre supériorité. Mais peuvent-ils se dissimuler que les plus grands siècles littéraires furent ceux qui produisirent les plus grands hommes, et qui contribuèrent le plus à la civilisation des empires ? Les monuments des lettres sont les archives respectables où la vérité, la raison, et le courage, ont déposé les registres des anciens honneurs de la liberté publique. Ce furent les lettres qui l’affermirent chez tous les peuples, nés pour la désirer, capables de la conquérir, jaloux de la garder, instruits à la défendre, et, par là, dignes de la conserver. C’est peu de ces importants services : la littérature charme les loisirs de l’homme, le suit dans ses voyages, l’accompagne en tous lieux, sert d’occupation à l’adolescence, qu’elle distrait des plaisirs funestes, devient le plaisir de la vieillesse, qui n’en goûterait plus d’autres : elle bâtit sans frais à l’indigence un édifice de magiques illusions ; elle retire l’opulent du fracas qui suit sa fortune, et lui apprend loin du tumulte à jouir de ses richesses intellectuelles. Elle est la source de l’instruction, de la félicité, de la gloire dont s’enorgueillirent les mémorables nations du monde ; et seule enfin, elle développe, ainsi que je l’ai dit, la plus vaste, la plus mystérieuse et la plus profonde de nos sciences, la science du cœur de l’homme.

Deuxième séance.
Revue sommaire des principaux Rhéteurs.

Messieurs,

Avant de considérer les matières que nous avons à traiter en ce cours littéraire, il est utile et peut-être curieux de jeter nos regards sur la méthode des différents rhéteurs qui ont professé l’art de bien dire et de bien écrire : les lumières dont ils nous éclaireront, en nous dirigeant dans la route qu’ils ont tracée, en nous affermissant dans notre marche, nous révéleront le but où tendait la leur, et même les écarts qui ont pu les en détourner. Leurs travaux, qui sont des titres à notre reconnaissance, faciliteront les miens. J’emprunterai leur pénétration pour discerner exactement les principes et leurs conséquences ; et, si j’ai quelques particularités à y ajouter, mes découvertes naîtront des premiers documents que j’en aurai reçus. En ceci, je me conforme à l’ordre qu’on doit suivre dans l’étude de chaque chose. Il n’en est aucune que puisse approfondir un seul homme. Il faut d’abord les examiner toutes, ainsi qu’elles ont été considérées, et ensuite comme si elles ne l’eussent jamais été, pour y faire, par ses observations, de nouvelles découvertes, et en tirer des rapports de son propre fonds. La discussion sur les préceptes déjà reconnus nous aide à les mieux concevoir, et nous sert à fonder ceux qui manquent au complément de la théorie : c’est ainsi que pas à pas l’esprit atteint tous les degrés de ses connaissances, et que le dernier homme qui les parcourt peut suppléer au vide qui reste à remplir ; et, quoique moins habile et moins fort que les maîtres qui l’ont précédé, il s’élève, porté par eux, à la hauteur d´une science où ceux qui le soutiennent n’étaient point parvenus encore. C’est ainsi qu’instruit des vérités et qu’averti des erreurs, on franchit sans obstacles et sans peine tous les intervalles que la raison a traversés avec tant de difficultés et d’efforts. Là où cheminait le doute s’avance la certitude : et l’on aurait d’autant moins raison de s’en enorgueillir, que déjà la carrière est ouverte, dépouillée de ses épines, et partout rendue lumineuse par le grand nombre des flambeaux qui y sont restés.

Considérations sur les principes d’Aristote.

L’utilité de la rhétorique d’Aristote et de sa poétique nous force à payer un tribut de louanges à la mémoire de ce philosophe qui a répandu la source de tant d’instructions en tout genre, et vers qui toujours il faut remonter, dès qu’on cherche à sonder les éléments des choses. C’est le propre de la gloire de cet homme qu’il soit nécessaire de revenir sans cesse à lui, lorsqu’on veut traiter de quelques sciences, ou de quelques arts, avec méthode : étant sorti vainqueur de toutes les attaques du temps, malgré ses axiomes quelquefois erronés dont on a plutôt lieu d’accuser son siècle que son jugement, il n’a pas même succombé sous le poids du ridicule qu’avaient attaché à son souvenir les argumentations et les fausses subtilités de la scholastique ; son antiquité, qui imprime une affectation pédantesque à prononcer encore son nom, n’empêche pas de le citer, en se mettant au-dessus des railleries, par le respect qu’inspirent ses lumières universelles.

D’où tient-il un si grand privilège ? de sa raison, de sa dialectique pressante, de son goût pour le vrai, de son soin scrupuleux à écarter le faux, de son ardeur à envahir les domaines de l’esprit humain : histoire naturelle, politique, économie, logique, rhétorique, il a tout saisi par l’intelligence comme son disciple par les armes ; tellement qu’on ne sent pas mieux la présence d’un conquérant dans toutes les provinces de son empire, que l’esprit de ce héros des sciences dans toutes les parties de chacune d’elles.

Je le considérerai donc ici dans l’objet dont nous nous occupons. Sa rhétorique est le plus ancien modèle de raisonnement sur les trois genres d’élocution oratoire, démonstratif, délibératif, et judiciaire. L’art d’exposer, de prouver, de confirmer, de réfuter, de récapituler, et de conclure, y est réduit aux purs éléments, ainsi que le secret de profiter des circonstances de lieu, de temps, de sujet, et de celles d’âge, de condition, et de caractère des personnes. Tout y est défini, lié, rangé convenablement, et bien assorti : rien ne manquerait aux leçons qu’il y joint sur l’arrangement des mots, sur la structure des phrases, sur la beauté des tours, enfin sur toutes les formes du style, si celui de l’auteur n’était, dans ce traité même, trop nu, trop sec, et trop austère. Sa poétique nous est encore plus précieuse : après avoir exprimé mon regret qu’elle ne nous ait pas été transmise en son entier, j’examinerai ce qui nous en est resté sous deux aspects : sous celui de son rapport avec l’art chez les anciens, et sous celui de sa différence avec l’art chez les modernes. On y voit que les lois fondamentales de l’imitation sont les mêmes pour tous les temps. Si nous eussions hérité des fruits de tout son travail, nous posséderions le meilleur traité des divers genres de poésie chez les Grecs : l’attention qu’il porta dans la recherche des principes, en résolvant nos doutes, eût servi à régulariser notre doctrine et à l’achever.

Nous ne pouvons juger que de l’ordre qu’il établit dans les propositions, exemple déjà très utile en toutes les matières, et qui le serait davantage, si son application ne s’arrêtait pour nous à ce qui concerne la tragédie.

Les curiosités que son ouvrage nous présente sur les spectacles d’Athènes, sur la variété des moyens qui les produisaient, sur l’appareil des théâtres, sur les usages et les mœurs des spectateurs, sur les soins des Archontes qui présidaient aux jeux scéniques, sur les sentiments agréables aux multitudes, et à l’esprit des juges, sont des monuments précieux qui nous prouvent combien de résultats instructifs nous eussions retirés de sa lecture. Plaignons-nous du vol que nous ont fait les siècles qui, en nous dérobant tout sans cesse, nous contraignent sans cesse à tout inventer de nouveau, incertains que nous sommes de savoir reconstruire ce qu’ils ont détruit !

Les réflexions d’Aristote sur la tragédie sont précédées de celles qu’il fait sur l’origine de la poésie ; et, après avoir dit qu’elle est née du penchant des hommes à l’imitation, source de tous les arts, il distingue ses divers moyens d’imiter, et la manière dont elle représente les choses à l’esprit, soit par le récit, soit par l’action. De ce dernier mode résultent les poèmes dramatiques, la tragédie qu’il envisage comme la peinture du bon, et la comédie, comme celle du mauvais. Or sachons ce qu’il entend par le bon, et par son contraire ; et nous admirerons la justesse de ses préceptes.

Il reconnaît que la tragédie n’a d’autre fin que de purger les passions par la terreur et la pitié ; ou, selon l’autre interprétation que les commentateurs ont donnée du même texte et qui me semble meilleure, c’est à la terreur, à la pitié même, qu’il applique la purgation ; ce qui prouve mieux le discernement d’Aristote sur les effets de l’art. Poussez la pitié trop loin, elle cause un déchirement de cœur qui rend cette passion désagréable ; forcez la mesure de la terreur, vous arrivez à l’horrible, et vous passez ce juste point qui est le terme du beau, nécessaire à la peinture poétique du bon. Qu’entend-il par le bon, convenable à la tragédie ? la vertu mêlée de faiblesses qui l’exposent à des malheurs par une faute, et non par un crime ; ou le crime excusable, mais puni par les dieux ou par les hommes. De ces deux choses sort une conclusion morale, essentielle à la noblesse de la fiction tragique. Qu’entend-il par le mauvais, convenable à la comédie ? ce n’est pas ce qui est vicieux, car l’image en serait haïssable ou dégoûtante, mais ce qui est ridicule et honteux, parce que l’image qu’on en offre excite le rire.

Ces remarques le conduisent naturellement à indiquer le choix des personnages convenables à la scène. Si deux ennemis se frappent, le coup prévu fait ressentir peu de surprise et peu de compassion : si la catastrophe amène le châtiment d’un scélérat détesté, la pitié ne peut naître ; si le vertueux succombe sans que nulle imprudence attire sa perte, sa mort est odieuse : or on manque le but avec de tels personnages, puisqu’on ne saurait prendre à leur sort une part agréable, et que la qualité distinctive du beau est de plaire.

Aristote tire de ce principe du beau des conséquences qui méritent toute notre attention : la première est la proportion des ouvrages, qu’il veut qu’on puisse saisir d’un coup d’œil en leur ensemble. Tout être, tout animal trop petit, ne saurait paraître beau, puisque ses parties, resserrées entre elles, se confondent sous le regard : au contraire, s’il est trop grand, il échappe à la vue par ses dimensions gigantesques, et, n’étant plus que partiellement aperçu, notre esprit perd le moyen de le juger beau en son entier, qui excède notre capacité. Cette comparaison rend la maxime évidente.

La poésie, de plus, n’offrant que des tableaux fictifs, est maîtresse d’orner et de perfectionner les traits qu’elle emprunte à la nature. Elle est obligée de les embellir et se mettrait, en ne le faisant pas, au-dessous de la peinture, qui choisit, parmi les qualités éparses en de nombreux modèles, les beautés qu’elle réunit pour en composer une beauté plus parfaite.

C’est cette perfection idéale qui, selon l’avis d’Aristote, rend la poésie plus instructive que l’histoire : celle-ci ne raconte, en effet, que les choses qui ont été, et n’a le droit d’en rien omettre et d’y rien ajouter : les hommes dont elle parle conservent dans ses portraits les imperfections que la nature avait mêlées à leur caractère : ils ne peuvent donner l’image que de la vertu qui leur était propre, et qui souvent n’est pas accomplie en tous ses points. La poésie invente les héros qu’elle anime, ou corrige les mœurs de ceux qu’elle imite ; et c’est ainsi qu’elle crée, pour l’admiration des hommes, des modèles plus qu’humains par leur sublimité, et dont les actions feintes deviennent les exemples vivants de la véritable grandeur et les types invariables de la justice et de la vertu dont elle inspire l’amour.

Instruits maintenant des opinions du philosophe grec sur le bon et le beau, achevons d’examiner celles de ses maximes qui n’ont pas changé pour nous. Il veut que la fable tragique soit une et fondée sur le vraisemblable, et même sur l’extraordinaire : il va jusqu’à autoriser l’absurde, lorsqu’on en retire des beautés qu’on n’atteindrait pas sans lui, pourvu qu’il soit néanmoins antérieur au commencement de l’action, comme dans l’Œdipe-Roi. Il veut que les mœurs soient nobles et invariables en chaque personnage, toujours pareil à lui-même, ou également inégal, suivant son caractère donné. Il veut enfin que les pensées soient conformes à l’élévation du sujet et la diction conforme aux pensées. Le développement de ces-seules idées comprend tout l’art.

Ces principes sont encore les nôtres, et je n’ai pas besoin d’en détailler ici les preuves : elles recevront leur application, quand je citerai les exemples que me fourniront les théâtres anciens et modernes, nationaux et étrangers. Je discuterai les règles des trois unités, quand j’en serai là : mais n’anticipons sur rien.

Ce qu’Aristote écrit des péripéties et des reconnaissances entrera plus tard aussi dans mon sujet. Remarquons seulement que ce qu’il enseigne à cet égard est encore propre à notre art dramatique. Il en est de même des quatre espèces de tragédies qu’il distingue ; la simple, l’implexe, la pathétique, et la morale.

La simple, où l’action est continuée sans obstacles au but annoncé pour son dénouement.

L’implexe, où les intérêts opposés changent les heureux en malheureux, et réciproquement.

La pathétique, qui comprend les actions douloureuses et meurtrières.

La morale, dont la fable tend à développer, par les sentiments et par la catastrophe, une instruction utile aux hommes.

En quoi ses leçons ne sont-elles donc applicables qu’aux Grecs de son temps, et cessent-elles de nous l’être ? c’est en ce qui concerne l’intervention des dieux, ou moyens surnaturels dans la tragédie, le spectacle, la mélopée, et les chœurs chantants. La moindre réflexion nous convainc que ces ressorts de la muse antique ne sont nécessaires qu’à nos tragédies lyriques nommées opéras, et non à nos drames tragiques, où rien ne se dénoue par des machines, où la présence des divinités est interdite, où la déclamation a remplacé le chant, et d’où enfin les chœurs sont exclus. Les chœurs parlés seraient impraticables ou ridicules : ils ont cédé leur rôle superflu aux confidents que nous y avons sagement substitués. C’est sans doute cette coutume d’introduire au théâtre les dieux parmi les hommes, qui a fait poser en axiome, par le docte Grec, que tout ce qui entre dans l’épopée entre dans la tragédie. S’il eût parlé de nos opéras, sa maxime serait vraie, et ce n’est pas la seule ressemblance qu’ils ont avec les tragédies grecques. Je le démontrerai dans la suite en établissant entre eux et celles-ci un parallèle exact et étendu : mais ce n’est point ici son lieu ; et je veux tout ranger distinctement.

La diversité du rythme des vers employés dans les tragédies grecques me suggère quelques remarques. Le double effet qu’elle devait produire contribuait à la grandeur de la Melpomène antique, par le chant rapide et élevé des chœurs, dont les strophes se répondaient en style dithyrambique et passionné, et par la naïveté du dialogue, que les ïambes simplifiaient, et dont le mouvement s’accordait avec la marche libre du cothurne. Il aidait à distinguer chez les Grecs le ton de l’épopée écrite en vers hexamètres, de celui de la tragédie dictée en vers d’une autre mesure. Nous n’avons que l’alexandrin pour les deux genres, et les anciens marquaient ainsi toutes les différences des leurs par la différence même des moyens d’exécution. Chez eux, tout est tranché, rien ne se confond : et chez nous, le ton seul de l’expression constitue la variété des ouvrages. Le goût pourtant n’en est pas plus arbitraire : mais il nous a fallu plus de finesse pour discerner les nuances et les couleurs des choses. Notre Racine nous apprendra cet art de soumettre l’alexandrin, consacré à l’épopée, au langage noblement familier des passions théâtrales. Quelle plus grande étude pour nous que les exemples d’un tel maître, illustré par tant de succès dans un genre qu’Aristote plaçait au-dessus du genre épique ! Ne nous étonnons pas de ce jugement : il l’avait réfléchi ; il avait lu les poèmes d’Homère dans la langue du poète, qui était la sienne, et qu’il goûtait mieux que nous ; mais il avait lu et vu Sophocle, et, mesurant des merveilles, il a préféré celles qui semblent les plus difficiles à produire. L’auteur, qui raconte, allonge ou abrège ses récits sans danger, s’il les diversifie par les ornements et par les épisodes. Il manie à son gré toutes les richesses de l’univers que possède son imagination : l’auteur qui crée une action est contraint de la renfermer dans les bornes prescrites par l’intérêt de sa fable : il n’a d’autres trésors que les passions du cœur de ses personnages : il faut qu’il attache sans interruption, qu’il émeuve, qu’il élève l’esprit et l’âme d’une multitude prête à lui refuser le prix, s’il ne la ravit sans cesse par la magie de ses compositions régulières et de son pur langage ; et si l’inutilité d’un incident, ou quelque partie languissante, dérange ou affaiblit l’illusion si fugitive des spectacles de la scène.

On objectera peut-être que le poète épique n’a pas recours pour émouvoir aux prestiges de la représentation, et que, puissant par lui-même, il tire de son propre fonds, sans cette ressource étrangère, la force de ses impressions touchantes et admirables : mais Aristote répond à cela, en statuant que le poète tragique doit saisir le spectateur autrement que par la vue, et qu’il doit attendrir et faire frissonner celui qui, les yeux fermés, ne prête que son oreille à la diction qui le remplit de pitié, de crainte, et d’étonnement, effets indépendants de l’appareil du théâtre.

C’est de cette façon surtout que, pour atteindre la palme, il faut toucher souvent au sublime, c’est-à-dire, à ce point qu’on sent plutôt qu’on ne le définit, et que nous ne pouvons mieux reconnaître qu’en rappelant les caractères par lesquels nous l’a désigné Longin.

Considérations sur le Traité de Longin.

S’il fallait un esprit aussi subtil que réglé, tel que celui d’Aristote, pour suivre pied à pied les opérations si fugaces de l’entendement humain, les saisir, et réduire, comme il le fit en sa logique, aux simples éléments du syllogisme tout l’art du raisonnement, il ne fallait pas une vue moins perçante et moins sûre pour pénétrer le caractère du vrai sublime. Alors qu’on se sent frappé, ébloui, enlevé hors de soi par l’enthousiasme qu’inspire un mot, un discours, ou une action, on s’écrie : Voilà le sublime ! Eh ! qu’est-ce que le sublime ? demande-t-on aussitôt qu’on y réfléchit. Toutes les définitions qu’en donnent les auteurs m’ont paru vagues, insuffisantes ; et celle de La Bruyèref lui-même, qui dit que le sublime est le son que rend une grande âme, ne désigne que celui qui éclate dans un mot, mais non l’essence du sublime de chaque espèce.

Six espèces de sublime.

Or le sublime en a six ; celle de la grandeur d’esprit ; celle de l’élévation d’âme ; celle de sentiment ; celle d’images ; celle des figures soutenues dans la poésie et l’éloquence, et qui se prend ici dans le sens de la rhétorique ; enfin le sublime d’action, qui tient de la hauteur de l’âme ou de l’étendue de l’esprit.

Longin cite les exemples du sublime pris en général, sans le définir ; mais il lui reconnaît cinq sources ; l’élévation des pensées, le pathétique, l’emploi et le tour des figures, la noblesse d’expression, et l’arrangement des mots. Faut-il d’abord vous prouver qu’il y en a plusieurs espèces ? En doutez-vous ? Pascal va le premier vous répondre ; il va, d’une seule phrase, vous manifester celle qui tient à la grandeur de l’esprit. « Le monde, dit-il, est comme une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » Eh bien ! il vous fait comprendre par là ce que c’est que l’infini ; et son langage, devenu géométrique, détermine le sens d’un mot qui semblait inintelligible, et n’avoir nulle signification précise, l’immensité. Ce sublime est de réflexion : il n’émeut pas le cœur, il étonne.

Alexandre est devant Diogène, et lui demande ce qu’il souhaite de lui : le philosophe, opposant à la puissance artificielle du monarque la généreuse magnificence de la nature, lui répond, « Ôte-toi de mon soleil. » Un conquérant vulgaire s’en fût offensé ; mais le disciple d’Aristote se tournant vers ses courtisans, qui souriaient de mépris, leur adresse ces mots : « Si je n’étais Alexandre, je voudrais être Diogène. »

Voilà le sublime de l’élévation d’âme : ce héros, qui mesure tout à coup les grandeurs rivales, prétend ne pas céder le premier rang même à un sage, et admire lui-même sa fierté.

Louis XI ordonne qu’un édit injuste soit enregistré à sa cour de justice ; et, apprenant la répugnance des magistrats, dit qu’il fera mourir ceux qui s’y opposeront. Lavaquerie, premier président, suivi de plusieurs conseillers, revêtu comme eux de la robe magistrale, s’avance à leur tête, et veut porter leur remontrance au roi. « Que voulez-vous de moi ? leur dit-il : — La mort, sire. » Et le politique judicieux promet de ne plus envoyer que des édits dont l’enregistrement ne coûtera rien à la conscience du parlement. La réponse sublime de ce magistrat français naît encore de la grandeur d’âme.

Le sublime du sentiment est d’une autre espèce : il touche le cœur en soulevant ses passions naturelles. Où trouver une citation de celui-ci plus pathétique que dans la belle tragédie de Rotrou ? Ladislas a commis un meurtre : Venceslas, son père et son roi, le condamne par les mêmes lois auxquelles ses autres sujets sont soumis : il le pleure, et l’envoie à l’échafaud. Le peuple se révolte, et sauve le prince qu’il aime : Venceslas, blessé dans son autorité par la rébellion, et charmé de lui devoir la vie de son fils, dépose la couronne sur sa tête, en lui disant :

Soyez roi, Ladislas, et moi, je serai père.

Ces seules paroles font éclater à la fois le sacrifice des droits de sa majesté méconnue, et l’émotion de ses entrailles paternelles. On sent aussitôt que les plaisirs vrais de la nature le dédommagent de la perte du pouvoir.

Voulez-vous quelque exemple du sublime d’images ? nos grands auteurs nous en fourniront autant que ceux de l’antiquité.

C’est surtout Bossuet qui abonde en cette sorte de richesse. Il veut rappeler les hommes à la contemplation de la divinité, et saper tout l’édifice dont la fausse splendeur aveugle les païens : d’un seul trait de son imagination il perce les ténèbres du paganisme. Écoutez-le : « Tout était dieu, excepté Dieu même. Ce monde, que Dieu fit pour manifester sa puissance, et où Dieu ne se trouvait plus, semblait être changé en un temple d’idoles. » Voilà comme il détruit en quelques mots l’absurdité des simulacres divins qui peuplaient le Panthéon de la fable. À cet exemple du sublime d’images, je joindrai ce beau vers sur la conversion de saint Paul, où le poète dit que ce proconsul

Tombe persécuteur, et se relève apôtre.

On voit dans ce seul vers s’opérer tout à coup le miracle.

Ce que j’entends par sublime de figures est celui qui brille dans toutes sortes d’ouvrages, ou élevés, ou naïfs. Notre fabuliste, La Fontaine, en offre mille traits. Suivez cette fourmi tombée dans une rivière, et que sauve une colombe qui lui jette par charité un brin d’herbe dans l’eau : que dit le narrateur ?

Ce fut un promontoire, etc.

Le sublime de cette hyperbole vous éclaire à l’instant sur la proportion de l’animal dont la petitesse agrandit pour lui l’objet qu’il surmonte ; il vous prête en idée les organes de la fourmi pour vous faire voir les choses de l’œil dont elle les voit. Cet exemple démontre que la grandeur n’est que relative et que toute autre n’est que chimère, et exagération.

La cinquième espèce de sublime est celle qui règne dans une hauteur continue d’élocution, effet du mélange de toutes les figures de pensées et de mots. Elle diffère des autres en ce qu’elle ne jaillit pas subitement par de courtes saillies, mais en ce qu’elle est, tant par la majesté des choses, tant par la rondeur des périodes, que par la magnificence des paroles, cette belle lumière, pleine, égale, et vive, qui du plus haut point du ciel au midi du jour, se répand sur les objets qu’elle colore et vivifie, et qui, rendant le relief à leurs formes, remplit tout l’espace qu’elle traverse de ses rayons lucides, et de son abondante et féconde chaleur.

Dans les morceaux où l’éloquence de l’évêque de Meaux n’est pas dure et trop heurtée, il donna des exemples de l’admiration qu’inspire ce grand ordre de sublimité. Cet orateur a écrit des pages entières brûlantes d’un feu vraiment divin : son Discours sur l’Histoire universelle est un prodige d’élévation et de rapidité ; son génie vole à travers les siècles et franchit le temps comme un aigle parcourt l’étendue. Vous le connaissez tous, et votre opinion devance ce que j’aurais à vous en dire. Mais si les dogmes religieux, le ton des prophètes, et l’héritage des pères de l’église, ont prêté des trésors à cet éminent esprit, considérons, dans un autre écrivain, jusqu’où va le génie par ses propres forces, et soutenu par les contemplations de la nature seule.

Sublime continu de Buffon.

Dans les discours intitulés première, seconde, et troisième vue de la nature, Buffon a manifesté comment la vigueur d’un noble esprit peut fournir une vaste carrière sans repos et sans lassitude, la parcourir d’un vol toujours tendu, se maintenir sur les sommités, et planant, pour ainsi dire, dans le sublime, monter au plus haut degré pour mieux embrasser le magnifique ensemble des détails aperçus et recueillis dans sa route, et assister de là au grand spectacle des mouvements de l’univers. Il a vu d’abord la terre sortir informe en sa naissance des mains du créateur ; sa force en sa verte jeunesse lui apparaît inculte, brute, hérissée, et n’enfantant que des animaux sauvages : bientôt dans sa maturité, il la voit travaillée, fertilisée, enrichie en tous ses continents par l’industrie des hommes : les révolutions des âges lui figurent enfin sa vieillesse : son appauvrissement lui rappelle les générations qu’elle a nourries et qui l’ont épuisée ; mais sa force végétative se ranime, la renouvelle, et le monde physique se succède à perpétuité devant son historien. À peine a-t-on lu ces courtes pages qu’elles ont imprimé en abrégé dans la mémoire un ineffaçable exemplaire du livre de tant de merveilles, où la création est peinte en un tableau lumineux, vivant, parfait, immense, et durable comme son modèle.

Si Longin eût pu connaître ce morceau de notre Pline, je ne doute pas qu’il ne l’eût jugé le prototype du beau.

La dernière espèce est le sublime d’action : celui-ci est particulier, surtout aux grands hommes, politiques et guerriers, qui marquent leurs vies par des faits plus que par de belles sentences, et qui agissent de génie. Il tient à la grandeur d’âme et de cœur.

Le plus célèbre exemple qui s’en trouve dans l’histoire est le trait d’Alexandre envers son médecin Philippe. Je l’ai tracé en quelques vers : permettez-moi de les extraire d’un poème que j’ai publié sous le nom de ce héros. Les Nymphes du Cygnus racontent le danger qu’elles lui avaient fait courir, lorsqu’il se baigna dans leurs eaux, et qu’il en sortit mourant.

On dit que, dans sa tente, il reçut les secours
Des disciples du dieu que révère Épidaure ;
Qu’en ce péril obscur il sut briller encore ;
Que d’un fils d’Esculape il protégea l’honneur ;
Et qu’averti de craindre un suc empoisonneur,
On le vit à la fois, buvant la coupe amère,
Montrer à l’accusé la lettre mensongère :
Et, vainqueur d’un soupçon justement combattu,
Braver plutôt la mort qu’avilir la vertu.

La chaste continence de Scipion et celle du chevalier Bayard, qui respectèrent la pudeur des jeunes captives que la victoire leur soumettait, ne sont pas moins surprenantes : peu d’hommes aiment mieux leur gloire que la beauté. Le sublime n’éclate pas toujours par les paroles, ni même par les actions ; mais quelquefois, par le refus d’agir ou de parler.

Le silence de l’homme-dieu devant Hérode, qui le jugeait insensé parce qu’il méprisait les rois de la terre, est un des traits sublimes de l’Évangile.

On trouve aussi dans la fable, où Longin puise les citations, l’admirable silence de l’ombre d’Ajax qu’interroge Ulysse vivant, et qui se tait pour lui marquer que sa haine survit au trépas. Cet exemple, imité par Virgile lorsqu’il peint le ressentiment de Didon aux enfers, n’est pas dans l’Énéide aussi grand que dans l’Odyssée. Ceci prouverait que le plus beau talent ne copie jamais assez bien le génie pour éclipser l’originalité de l’invention.

Définition du sublime.

J’essayerai maintenant de définir le sublime. D’où provient ce ravissement, cette extase qui saisit et transporte lorsqu’on entend une réponse sublime ? c’est de la foule de rapports qu’elle exprime en quelques termes. Un mot sublime est le signe collectif d’un concours de grandes pensées, comparable à un total qui représente sous peu de chiffres une précieuse quantité de sommes réunies. Le sublime continu est une suite nombreuse des plus hauts sentiments et des plus hautes idées.

Toutes les citations de Longin confirment ce que j’avance, et particulièrement cette expression de la volonté de Dieu dans le livre de Moïse : « Que la lumière soit faite. » Les sublimités qui étincellent dans les ouvrages ne sont souvent frappantes que dans la langue d’une nation ; mais telle est la grandeur de ce mot, qu’une fois prononcé, il fut su de tout l’univers, et qu’on ne l’oublia plus, tant il signale bien la toute-puissance divine. Le latin le rend plus brièvement que la traduction française : fiat lux est plus rapide et par conséquent préférable ; car il faut que l’idée jaillisse aussi promptement que la lumière même.

Les trois vices opposés au sublime, que Longin remarque très bien, sont : premièrement, dans les mots la vaine enflure : il la juge aussi pernicieuse à la substance du discours qu’à celle du corps ; elle n’a, dit-il, que de faux dehors, mais au-dedans elle est creuse et vide. Deuxièmement, la bassesse rampante qui dégrade l’élocution, et la manie de toujours rechercher du neuf dans les choses et dans le raffinement des tours. Troisièmement, le pathétique déplacé, qui, s’emparant mal à propos de l’esprit, l’échauffe d’une fureur hors de saison, qui l’enivre et l’emporte à des passions étrangères au sujet.

La traduction de Boileau reproduit les indications que Longin a données pour reconnaître le sublime.

« Dans la vie ordinaire, on ne peut point dire qu’une chose ait rien de grand, quand le mépris qu’on fait de cette chose tient lui même du grand. Telles sont les richesses, les dignités, les honneurs, les empires, et tous ces autres biens en apparence, qui n’ont qu’un certain faste au-dehors, et qui ne passeront jamais pour de véritables biens dans l’esprit d’un sage ; puisqu’au contraire ce n’est pas un petit avantage que de les pouvoir mépriser : d’où vient aussi qu’on admire beaucoup moins ceux qui les possèdent, que ceux qui, les pouvant posséder, les rejettent par une pure grandeur d’âme.

» Nous devons faire le même jugement à l’égard des ouvrages des poètes et des orateurs. Je veux dire qu’il faut bien se donner de garde d’y prendre pour sublime une certaine apparence de grandeur, bâtie ordinairement sur de grands mots, assemblés au hasard, et qui n’est, à bien l’examiner, qu’une vaine enflure de paroles, plus digne en effet de mépris que d’admiration : car tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre quand on l’écoute, qu’il élève l’âme et lui fait concevoir une plus haute opinion d’elle même, la remplissant de joie et de je ne sais quel noble orgueil, comme si c’était elle qui eût produit les choses qu’elle vient d’entendre. »

Ce n’est pas assez pour Longin de nous désigner le sublime, il veut que nous nous mettions en état de l’imiter ; et comment ? par la lecture assidue des bons auteurs : elle supplée en nous à ce qui nous manque de force ou d’instruction. Le souffle du génie nous remplit de vapeurs heureuses qui nous agitent de l’enthousiasme d’autrui et qui seconde merveilleusement le nôtre. C’est peu ; figurez-vous que vous allez soumettre vos ouvrages à des juges tels qu’Homère, Platon ou Démosthène, et la conscience de votre faiblesse vous avertira des défauts qui attireraient leur sévère censure. Ces grands hommes, que vous rassemblez en idée autour de vous, seront plus redoutables que l’auditoire le plus rigoureux dont on puisse s’environner. Vous ne vous permettrez donc plus rien ni de douteux ni de louche, ni de bas, ni d’emphatique, et vous composerez pour conquérir leurs suffrages, et dans la vue de la postérité. Car Longin exige cette noble émulation : il regarde l’homme dans le monde comme un courageux athlète introduit dans une lice où il ne doit respirer que la gloire. Ce sentiment lui fait préférer le sublime étincelant, mais inégal, au médiocre uniforme, qui, ne s’élevant jamais trop, ne peut ni se démentir ni tomber. Sa comparaison d’Hypéride et de Démosthène nous apprend (jugez de sa rigueur !) que ce qu’il entend par médiocrité est le composé de mille qualités dignes de louange, telles que la souplesse, la grâce d’esprit, le nombre dans les phrases, l’économie, l’élégance fleurie et variée, une certaine noblesse de langage et un sel plaisant qui assaisonne la raillerie, en un mot tout ce qui s’appelle le talent : mais il lui préfère la noble aisance du génie, sa fougue libre et impétueuse, qui s’élance sur des pas glissants, il est vrai, et qui tombe en des écarts, parce qu’elle hasarde ce que le médiocre esprit n’ose jamais tenter ; mais qui, dans sa périlleuse course, entraîne tout avec elle, et se relève après ses fautes, pour étonner et foudroyer l’auditeur par des éclairs qu’il ne peut regarder fixement sans en être ébloui. Ce génie lui seul est capable d’exciter un enthousiasme égal à celui dont Longin cite un exemple tiré du théâtre d’Euripide ; fragment qu’a traduit Boileau, en vers tels qu’il les savait faire. Le Soleil parle ainsi à Phaëton, en lui confiant les rênes de son char :

« Prends garde qu’une ardeur trop funeste à ta vie
« Ne t’emporte au-dessus de l’aride Lybie ;
« Là, jamais d’aucune eau le sillon arrosé
« Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasé.

et dans les vers suivants :

« Aussitôt devant toi s’offriront sept étoiles.
« Dresse par là ta course, et suis le droit chemin.
« Phaëton à ces mots prend les rênes en main ;
« De ses chevaux ailés il bat les flancs agiles.
« Les coursiers du Soleil à sa voix sont dociles.
« Ils vont : le char s’éloigne, et, plus prompt qu’un éclair.
« Pénètre en un moment les vastes champs de l’air.
« Le père, cependant, plein d’un trouble funeste,
« Le voit rouler de loin sur la plaine céleste ;
« Lui montre encor sa route ; et, du plus haut des cieux,
« Le suit, autant qu’il peut, de la voix et des yeux.
« Va par là, lui dit-il, reviens, détourne, arrête.

« Ne diriez-vous pas, ajoute Longin, que l’âme du poète monte sur le char avec Phaëton, qu’elle partage tous ses périls, et qu’elle vole dans l’air avec les chevaux ? » Je dis plus : toi, Longin, toi même tu t’élances en imagination avec le poète, tu sembles être à ses côtés, et tu le suis dans son essor jusqu’aux régions de l’olympe et du soleil.

Le rhéteur n’est pas moins admirable dans les autres parties de son traité : personne n’a mieux indiqué l’usage des figures dans la diction ; mais je suis surpris que son goût si pur ait offert comme un modèle de métaphores accumulées la description emphatique que fait Platon du corps humain. Vous en jugerez.

Il compare la tête humaine à une citadelle ; le cou à un isthme ; les vertèbres à des gonds ; les pores de la peau à des rues étroites ; la rate est, dit-il, la cuisine des intestins, et ainsi de suite. Tout cela me semble ridicule et affecté. Autant il est peu nécessaire de relever les fautes des mauvais écrivains, autant il est utile de discerner celles des bons, parce qu’ils font autorité. L’empire d’un nom fameux doit céder aux lois du goût. J’observerai que Longin a pu se tromper ici par la surprise que cette description lui aura causée. Les anciens littérateurs ignoraient la plupart des sciences physiques, et cet appareil d’anatomie lui était nouveau : de là, son erreur : car on ne distingue le mieux que dans les objets dont l’étude est devenue familière par un long exercice. Aussi ne porte-t-il aucun faux jugement sur les passions, ni sur les vices contraires au sublime qu’il traite lumineusement.

Je ne crois pouvoir rien ajouter à ce qu’il dit sur la véritable cause de la décadence des esprits ; c’est son plus remarquable chapitre.

« Il n’y a peut-être rien qui élève davantage l’âme des grands hommes que la liberté, ni qui excite et réveille plus puissamment en nous ce sentiment naturel qui nous porte à l’émulation et cette noble ardeur de se voir élevé au-dessus des autres. Nous, qui avons appris, dès nos premières années, à souffrir le joug d’une domination, qui avons été comme enveloppés par les coutumes et les façons de faire de la monarchie, lorsque nous avions encore l’imagination tendre et capable de toutes sortes d’impressions. — Nous, (ajoute-t-il, quelques lignes après), qui n’avons jamais goûté de cette vive et féconde source de l’éloquence, je veux dire de la liberté ; ce qui arrive ordinairement de nous, c’est que nous nous rendons de grands et magnifiques flatteurs. Un esprit abattu et comme dompté par l’accoutumance au joug, n’oserait plus s’enhardir à rien. Tout ce qu’il avait de vigueur s’évapore de soi-même, et il demeure toujours comme en prison. En un mot, pour me servir des termes d’Homère :

« Le même jour qui met un homme libre aux fers,
« Lui ravit la moitié de sa vertu première.

« Ainsi la servitude, je dis la servitude la plus modérément établie, est une espèce de prison où l’âme décroît et se rapetisse en quelque sorte. Ajoutez à cela ces passions qui agitent continuellement notre vie et qui portent dans notre âme la confusion et le désordre. »

(Ici Longin en fait une éloquente énumération, et continue de cette manière :)

« Sitôt donc qu’un homme, oubliant le soin de la vertu, n’a plus d’admiration que pour les choses frivoles et périssables, il faut de nécessité que tout ce que nous avons dit arrive de lui. Il ne saurait lever les yeux pour regarder au-dessus de soi, ni rien dire qui passe le commun. Il se fait en peu de temps et une corruption générale dans toute son âme. Tout ce qu’il avait de noble et de grand se flétrit et se sèche de soi-même, et n’attire plus que le mépris. »

N’est-ce pas là un langage digne de cet illustre rhéteur, qui vécut en sage, et mourut victime de l’empereur Aurélien, qu’irritèrent les conseils donnés par son courage à la reine Zénobie ? Cet accord des sentiments de son âme avec ses discours redouble le plaisir qu’on a de les entendre : car rien n’est plus touchant que la sincérité d’une éloquence qui est la vive image d’une âme forte et pure.

Considérations sur Rollin.

Ce furent sans doute ces vérités qui frappèrent après lui les hommes dignes de concourir à l’enseignement. Le judicieux auteur du Traité des études, Rollin, recteur de l’université, puisa, je pense, à de pareilles sources les maximes qu’il nous a transmises et la patience qui féconda ses travaux. Qu’on ouvre ses livres, on en sera convaincu. Cet homme simple a l’air de s’être consacré à ne vivre qu’avec les hommes de l’antiquité, pour mieux élever les enfants de nos jours : il les étudie, comme il étudie ces enfants eux-mêmes, pour mieux diriger leurs études. Il trace à ses disciples d’excellents préceptes qu’il dégage de toute pédanterie, et prescrit des leçons aux maîtres qui doivent les régenter. Sa raison éclairée brille partout : elle est nourrie du suc des plus solides auteurs, et le style de ses ouvrages en reçoit une gravité, une consistance qui alimente les bons esprits et les soutient dans leur diverse carrière. Habitué à traduire la latinité, sa plume en a emprunté la précision, la grâce, la pureté ; et, soit qu’il traite de la poésie, soit qu’il traite de l’art oratoire, on sent qu’il est toujours guidé par un goût sûr qui lui dicte ce qu’il écrit. Sa méfiance de soi-même est telle que, lorsqu’il présente ses réflexions au public, il explique modestement les raisons qui le déterminent à les transmettre en français, et l’on dirait qu’il doute de savoir s’exprimer en cette langue, tant il s’est approprié la latine. Cette timidité est remarquable : on voit, par son exemple, ce que la connaissance des anciens nous donne à notre insu de moyens faciles, et l’on apprécie la sagacité de Rollin craignant pour lui même le danger d’une érudition qui nous laisse parfois oublier notre propre idiome, et nous rend comme étrangers à nos temps et à notre patrie. Ses opinions sur le goût sont développées avec élégance et justesse. Les clartés qu’il répand sur cette matière émanent de cette maxime lumineuse qui est comme leur foyer : « Le discours est le visage de l’esprit, dit-il, s’il est peigné, ajusté, fardé, c’est un signe qu’il y a quelque chose de gâté dans l’esprit et qu’il n’est pas sain. » La plupart de ses documents sont extraits de Cicéron et de Quintilien, et la comparaison des textes fait ressortir évidemment son habileté à les traduire. Toutes les fleurs semées dans la rhétorique des Romains se raniment sur la nouvelle terre où les transplante son soin judicieux. Comme Quintilien, il conduit son disciple par la main à travers des sentiers riants et ornés, dans les beaux champs de l’éloquence, ouverts à l’orateur. N’ayant en vue que le profit des citoyens, il approfondit les mystères de l’histoire, l’étude des langues grecque, latine, et française, et n’envisage le reste de la littérature qu’en passant. Son traité ne suffirait donc pas à l’examen de tous les genres, et c’est en cela seulement qu’il nous laisse encore une tâche à remplir. Je le consulterai sur l’interprétation de l’écriture sainte et des poésies sacrées : la nécessité de le suivre encore dans sa lecture d’Homère et dans ses leçons sur Virgile, me convainc qu’il est peu de grands objets sur lesquels il n’ait jeté les lumières de sa raison et de son savoir littéraire. Il est superflu de le désigner comme un des meilleurs maîtres, puisque son code d’enseignement fleurit dans toutes nos écoles, que son nom y est encore en honneur, et que les nombreux suffrages récompensent encore les professeurs qui font le mieux l’éloge de ses talents, auquel se mêle toujours celui de ses vertus. Cette approbation unanime est sa gloire.

Lettre de Fénelon.

À la lecture réfléchie du traité des études, il ne faudrait ajouter que celle de la lettre sur l’éloquence par Fénelong, pour comprendre toute l’étendue de l’art de prouver, de peindre et de toucher en parlant, c’est-à-dire de persuader ; ce qui est plus que convaincre. Une juste dialectique vous convainc froidement : une véritable éloquence vous persuade et vous ravit. Rollin vous avertit avant tout qu’il faut être vrai, lorsqu’il répand toutes les clartés émanées de cette seule maxime qui est comme leur foyer, le discours est le visage de l’esprit : Fénelon joint à cet avis, la passion est l’âme de la parole, et c’est vous dire encore qu’il faut posséder le secret d’émouvoir. Cette faculté, qui relève toutes les autres, accomplit le talent de l’orateur, soit dans le style simple, soit dans le style sublime, soit dans le style tempéré, ou moyen entre les deux premiers. Les préceptes de Fénelon sont d’autant plus recommandables qu’il en a fait de nombreuses applications dans ses immortels ouvrages à la chaire, et dans ses épîtres évangéliques. Nul écrivain ne fut plus insinuant, plus gracieux, plus suave, ne sut mieux se parer sans fard, et ne toucha le cœur de traits plus pénétrants. Néanmoins, on ne s’explique pas comment l’auteur d’une prose si harmonieuse et presque poétique, put se tromper sur l’essence de la poésie française, et la juger si désavantageusement dans le plan de rhétorique qu’il esquissa pour l’académie. Contemporain de Boileau et de l’auteur de Phèdre, il déclare que la perfection de la versification française lui paraît presque impossible : ce sont ses expressions.

Il attribue ces difficultés à la monotonie de la rime, à la gêne qu’elle impose aux plus grands génies (n’apercevant pas qu’ils soulèvent si aisément son joug) ; à la contrainte où l’on est (présume-t-il) pour flatter l’oreille, de sacrifier le fond des pensées ; au scrupule qu’on attache à la rigueur même de cette rime, qui est une richesse de plus, et qu’il croit capable d’étouffer le feu d’un bon poète. Enfin cet admirable écrivain, si cadencé dans ses périodes, si ingénieux dans ses tours, méconnaît dans la poésie française le mélange heureux des longues et des brèves, l’usage fréquent de ces inversions et de ces ellipses hardies, mais pourtant claires, par lesquelles elle échappe aux règles de la grammaire, sans la blesser.

Ces erreurs m’ont fait observer que rarement les habiles prosateurs ont bien saisi le génie des habiles poètes. Les secrets de ceux-ci semblent au-dessus de leur compréhension : l’homme qui écrit habituellement en prose, affranchi de leurs entraves, libre dans l’expression de ses idées, se soumet avec peine au langage mesuré qui change son allure ordinaire. Il ne saurait se priver des deux tiers des éléments du langage pour s’exprimer avec choix et composer de bons vers. La plupart des poètes, au contraire, ont écrit correctement en prose, dès qu’ils en ont eu le besoin, parce qu’ils en savent le mécanisme : car qui fait le plus, fait le moins. Leur seul défaut est quelquefois de se trop dépouiller de parure, et de devenir secs et timides, de peur d’affecter encore le tour poétique ; vice le plus fâcheux qui puisse gâter la prose.

Réflexions de Louis Racine.

Ne nous en remettons qu’aux bons poètes du soin de juger de la versification. Le fils de Racine, imbu longtemps des confidences de son père, éclairera notre goût par le livre exquis de ses réflexions. J’ai toujours été surpris d’entendre vanter une foule d’érudits, qui se sont copiés les uns les autres, et qui n’ont d’autre droit à l’attention du lecteur que la traduction de quelques axiomes des anciens, qu’ils ont commentés sentencieusement, et rangés dans un ordre commun ; tandis que les réflexions de Louis Racine, pleines de vérités essentielles et fondamentales, sont moins présentes au souvenir. On en parle avec indifférence comme d’un livre raisonnable que chacun se rappelle d’avoir une fois lu ; mais, à mon gré, ce même livre est un trésor de bons préceptes, et le code véritable de la poésie française. Les plus importantes matières y sont traitées avec justesse, netteté, précision : le style bien châtié ne monte et ne descend jamais plus qu’il ne faut : l’élégance n’y sert à Louis Racine qu’à faire briller le fond du sujet. Il soumet avec une sage réserve les opinions qui restent en doute, et ce qu’il déduit des principes de l’art ne tend qu’à en faciliter l’application. Les exemples qu’il choisit éclaircissent parfaitement ses définitions, et partout il se montre riche d’un savoir puisé dans la langue attique et dans la bonne latinité. Ce n’est point un pédant qui vous répète ses leçons de collège, ni un homme superficiel qui s’efforce à disserter sur des auteurs évalués sur parole, et à couvrir ainsi son débit vague d’un dehors de gravité : c’est un littérateur vraiment instruit : tout coule de source et abondamment sous sa plume. L’art qu’il enseigne lui est cher et respectable : il le défend d’abord contre le préjugé de ces rigoristes qui rejettent la poésie au nombre des amusements pernicieux ou inutiles. Il oppose à ses détracteurs l’emploi que firent de l’art des vers les premiers législateurs et les prophètes. Il démêle l’usage qu’en ont fait les chantres de l’héroïsme et de la vertu, de l’abus fatal qui le rendit l’interprète des passions dangereuses, et de la servile adulation.

À peine entre-t-il en son sujet qu’il établit la distinction du langage particulier du poète et de celui du prosateur. La versification ne dépend pas seulement de la mesure et de la rime ; elle a d’autres secrets qu’il dévoile très bien : aucune des règles de la langue ne lui est étrangère, et il sait comment le génie ose même s’en affranchir pour la façonner à son avantage : je prie ceux qui prétendent que la nôtre est invariablement fixée, et qui deviennent les échos de cet axiome banal, d’écouter le fils de Racine qui avait entendu parler son illustre père, et qui était plein de la lecture de ses beaux ouvrages.

« On doit, dit-il, obéir aux règles : mais cette obéissance n’est point un esclavage pour ceux qui cherchent à plaire dans une langue vivante, parce que tant qu’elle est soumise à l’usage, elle peut recevoir des exceptions à ses règles, et qu’elle les reçoit surtout des auteurs qui, l’ayant étudiée avec soin, se sont acquis sur elle une espèce d’autorité dont ils n’usent qu’à son avantage ; et, quand nous jugeons ces auteurs sur la seule rigueur des règles, il nous arrive souvent de condamner ce qui n’est pas condamnable. »

Ce passage est-il clair ? Le fils de Racine n’excuse pas ici les habiles écrivains de la licence qu’ils prennent, mais il leur attribue le privilège de mouvoir au gré de leur art les constructions du discours, pourvu que la prudence et le savoir les empêchent d’user de cette liberté avec excès. Si la poésie n’a plus le droit de faire des mots, elle a celui de les détourner de leur propre sens, par des alliances qui changent leur signification. Elle ne parle que par figures ; et, si j’entreprenais d’analyser l’ouvrage de Dumarsais, sur les Tropes, on serait étonné de la quantité de celles que la nature même lui fournit. Ces figures ne sont rendues plus vives elles-mêmes que par des termes figurés. La poésie, obligée à tout rajeunir, doit les multiplier sans cesse, et les quitter sitôt qu’ils sont usés, et quand la prose les lui emprunte et s’en empare à son tour. De là ces rapprochements inaccoutumés des mots qui s’attirent par des attractions secrètes, et qui, se réfléchissant l’un sur l’autre, se prêtent un éclat inconnu, ainsi que des objets colorés varient leurs nuances par leur voisinage, et, dans leur échange réciproque, brillent aux yeux de lueurs nouvelles. La délicatesse du goût réussit seule à bien composer ce mélange des expressions.

La méthode de l’auteur du Poème de la Religion est visible encore dans le soin qu’il prend de diviser en deux espèces l’harmonie de la poésie française : l’une qu’il nomme harmonie mécanique ; l’autre, harmonie imitative : voici ce qu’il dit de la première.

« On remarqua d’abord que, pour rendre le discours harmonieux, il fallait lui donner une mesure et rendre cette mesure sensible à l’oreille. Le moyen de la rendre sensible était d’établir des repos dans la prononciation ; ce qui fit établir la césure qui est commune à toutes les langues. Il ne fut pas, si aisé de fixer la mesure : il fallait la régler ou sur le nombre, ou sur la valeur des syllabes. Les peuples qui purent la régler sur la valeur des syllabes furent les peuples particulièrement favorisés des muses. Les autres qui, dans leur prononciation, ne faisaient pas sentir si distinctement la valeur de toutes leurs syllabes, furent obligés de les compter. On fixa le nombre qu’on en donnerait à chaque qualité de vers, et on releva la simplicité de cette mécanique par l’ornement de la rime. »

Ce qu’il ajoute sur la rime et sur son effet ne permet plus de partager l’avis des personnes qui, de son temps, l’accusaient de n’être qu’un tintement ennuyeux de finales monotones ; mais son opinion rappelle ce vers du poète Lebrunh qui fut son disciple.

« Les rimes, de nos vers échos harmonieux.

Louis Racine passe ensuite à la seconde espèce d’harmonie.

« Voilà l’effet, dit-il, de l’harmonie imitative, lorsqu’au rapport mesuré que les mots ont entre eux, se trouve joint le rapport que ces mots ont avec les idées qu’ils présentent. C’est cette science si difficile de réunir les plaisirs de l’oreille et ceux de l’âme, qui a rendu dans toutes les nations les grands poètes très rares. Homère et Virgile sont toujours à la tête, parce que dans les plus petites choses, l’harmonie de leurs vers imite toujours ce que disent leurs vers. »

On se convainc, par la lecture des réflexions de Louis Racine, que la langue française a des ressources pour imiter par la fluidité ou le choc des diverses consonnes, par la fréquence des voyelles ouvertes ou muettes, par la longueur ou la brièveté des syllabes, tous les sentiments impétueux ou tendres, tous les mouvements tardifs ou prompts, les accents sonores ou sourds, les bruits les plus affreux, ou le calme le plus doux de la nature.

Muni de tant de moyens d’imitation, il ne s’agit plus que de les savoir bien employer. Notre littérateur achève de nous en instruire, en décomposant les beautés des poètes épiques et didactiques de l’antiquité, en comparant trois tragédies d’Euripide aux trois tragédies mythologiques de son père, en nous révélant l’admiration de celui-ci pour le grand Corneille, dont il devint l’émule si célèbre. Ce serait sortir de mon sujet que de le suivre ici : ne tendons maintenant qu’au but proposé, qui est d’éclaircir les principes d’instruction. Un de ceux que Louis Racine recommande expressément est l’étude des bons modèles, étude indispensable à qui veut accroître les forces naturelles qu’il reçut en naissant. La lecture est pour l’esprit ce que la gymnastique est pour le corps qu’elle exerce et fortifie. Voltaire disait à une dame étonnée de le voir lisant toujours, lui qui savait tant ! « l’esprit est comme un feu qu’il faut sans cesse alimenter en y jetant du bois ». Vainement consultera-t-on la nature, si l’on n’a pas appris à l’interroger, à la voir sous mille aspects : on ne saura copier ses traits, si l’on n’a pas acquis l’art et l’habitude de ses premiers peintres. Notre exécution sera inégale et grossière ; et les fruits de nos efforts ne peuvent bien mûrir qu’à la chaleur des inspirations que nous recevons des grands maîtres. Eux seuls nous feront distinguer le vrai simple du vrai idéal, double objet des spéculations de l’art.

Ce n’est pas assez pour la poésie ni pour la peinture que de représenter fidèlement les choses, si l’une et l’autre ne les embellissent. Le plus héroïque personnage est homme, comme un autre : si vous n’offrez de lui que l’image d’un homme ressemblant à ceux que vous voyez, on n’y reconnaît pas le héros qu’il fallait figurer tel qu’on se l’imagine.

L’imitation seule des ouvrages vous révélera donc les secrets de l’imitation de la nature. C’est ainsi que l’étude des statues antiques a longtemps exercé les meilleurs artistes, et que se sont formées les belles écoles des Michel-Ange et des Raphaël.

Cette distinction du vrai simple et du vrai idéal, ne la perdez pas plus de vue que celle qui sépare la prose des vers : toutes deux sont fondamentales.

« L’éloquence et la poésie, dit Louis Racine, ont chacune leur harmonie, mais si opposée, que ce qui embellit l’une, défigure l’autre. L’oreille est choquée de la mesure du vers, quand elle la trouve dans la prose. Chaque plaisir a sa place comme son temps. La prose emploie quelquefois les mêmes figures et les mêmes images que la poésie ; mais le style est différent, la cadence est toute contraire. Dans la poésie même, chaque espèce a sa cadence propre. »

Je vous ai dit à quoi Longin attribuait la décadence des esprits ; Louis Racine donne une autre cause à cette triste révolution. Ce qu’observe le commentateur grec est pris de plus haut, et regarde ce qui fait l’âme des ouvrages ; ce que considère le littérateur français sur l’influence des mauvais modèles ne touche que ce qui tient aux formes des compositions et ce qui en fait le corps.

Je me réserve d’expliquer amplement les livres de Quintilien et les dialogues de Cicéron, quand j’analyserai l’art oratoire. Je passe sous silence la pratique du théâtre de l’érudit et froid d’Aubignac, dont les ouvrages tombèrent dans toutes les règles, parce qu’il ignora celle de plaire. Je ne vous parlerai ni de Le Bossu, ni de Crevieri, pour ne pas faire repasser sous vos yeux des préceptes bien éclaircis qu’ils n’ont fait que mettre sous un nouveau jour : ils ne peuvent nous égarer, mais ils n’ont rien de plus à nous apprendre. Loin de vouloir m’étendre sur le sujet aride de cette séance, je ne m’efforce qu’à en retrancher ce qui n’est pas indispensable. C’est déjà beaucoup de suivre quelques rhéteurs, sans m’engager encore à vous dérouler la liste des pédants. Je me tairai même sur Le Batteux dont, la théorie littéraire est élégamment dictée, et que rend estimable son résumé exquis sur les beaux-arts réduits à un seul principe. Autant une chose si délicate que le goût se laisse apercevoir, autant il l’a bien saisie. Cependant, après de subtiles et nombreuses distinctions, quel est-il, ce bon goût ? se demande encore Le Batteux : « est-il possible, dit-il, qu’ayant une infinité de règles dans les arts, et d’exemples dans les ouvrages des anciens et des modernes, nous ne puissions nous en former une idée claire et précise ? »

La question qu’il se fait est celle que nous cherchons à résoudre. Aura-t-on recours pour y répondre aux Éléments de la littérature de Marmontel, livre plein d’idées ingénieuses, de savoir, et d’aperçus neufs et éclatants, mais déclamatoire et brillanté par la stérile élégance du bel esprit ; livre très bon pour l’homme instruit qui sait peser l’or qu’il contient, en le séparant de son faux alliage ; mais dangereux pour les élèves qui mettent trop de prix au clinquant qui s’y mêle et qui les éblouit ?

Nous serions-nous adressé à La Mottej, qui n’usa de son érudition que pour combattre les anciens classiques, qui plaida les avantages de la prose en ne traduisant que des poètes, qui se flatta d’embellir et de corriger Homère et Sophocle en les dépouillant du rythme et des fictions, et qui décria lui-même tout l’esprit qu’il eut en abusant de son adresse pour renouveler une vieille querelle, et ressusciter les Zoïles ?

Considérations sur le Cours de Littérature de La Harpe.

Mais, à son défaut, trouvera-t-on de quoi fixer les incertitudes du jugement, dans le volumineux travail d’un littérateur qui s’acquit de bruyants succès en plaidant, ici-même, le pour et le contre, en quelques années, et qui fut applaudi, pour l’un et pour l’autre, par des approbateurs très différents ?

On n’a pas oublié l’époque où l’amour des sciences, le zèle naissant pour les découvertes, l’intérêt des belles-lettres, inspirèrent le louable dessein d’ouvrir cet asile à l’instruction et aux arts. La foule, qui s’y rendit, récompensa par son empressement favorable les soins des personnes éclairées qui formèrent l’administration de cet Athénée. L’entretien des plus hautes connaissances y devint l’emploi des loisirs de la meilleure société de Paris. Cette réunion d’hommes savants et d’hommes du monde fut profitable à tous. Elle attacha les esprits les plus frivoles au charme des pensées sérieuses, et força les plus graves à dépouiller le langage scientifique de sa technicité, préjudiciable aux grâces du discours. Les femmes, que leur finesse d’esprit rend si délicates sur les choses de goût, joignirent, comme aujourd’hui, à ces avantages l’éclat que leur aspect et leur décence répand toujours dans les assemblées, et inspirèrent cette émulation qui ne brigue nul salaire plus doux que leurs suffrages. Ce fut alors que La Harpe se chargea du cours de littérature.

La rectitude des principes est ici l’objet de notre plus importante considération ; elle ne doit se ployer à aucuns petits égards, lorsqu’il s’agit de bien marquer la doctrine. Ce ne sera point moi qui jugerai si La Harpe eut autant de lumières que de zèle. On le comparera, dans ses travaux, avec les professeurs habiles qui l’ont précédé. On verra s’il possède l’esprit méthodique d’Aristote, la supériorité des vues de Longin, le discernement pur de Louis Racine, et l’instruction solide de Rollin. Ce procès se juge entre des morts ; c’est-à-dire au tribunal de la mémoire, où ne préside plus la partialité, et où l’arrêt que porteront souvent les auditeurs eux-mêmes, sur la révision des pièces, n’a plus besoin d’être adouci par le scrupule de blesser une personne vivante.

La Harpe était exercé dans la théorie, médiocre dans la pratique, versificateur plus que poète, déclamateur formé par les souvenirs de Lekaink, écrivain protégé dans sa jeunesse par Voltaire, qui s’en fit un admirateur passionné de sa philosophie et de ses talents ; qualités que La Harpe vanta d’abord avec tant d’enthousiasme, qu’il ne sut depuis comment s’en dédire : alors, divisant ses opinions sur ce grand homme, il se tira d’embarras, en louant toujours ses talents, dont il avait professé l’amour, et en décriant sa philosophie, dont il se confessa d’avoir été l’apôtre, lorsque plus tard il crut salutaire de prêcher contre elle.

Son caractère sans doute égara son discernement, s’il n’aperçut pas qu’en séparant ainsi, dans Voltaire, sa philosophie de ses talents, il lui refusait tout. C’était ruiner le fonds même que cet homme universel avait mis en valeur. Tenter d’anéantir ses maximes, c’était vouloir l’annuler dans son essence, et ne lui laisser que le frêle avantage de l’éclat d’un style vide de sens commun, et d’une poésie sans justesse. De cette sorte, La Harpe vantait en lui l’art de ses vers, qu’a souvent refroidis un langage philosophique ; ce qui fut son tort : et il blâmait en lui l’objet des pensées qu’exprimaient ses vers ; ce qui fut sa raison. Je dis que le ton philosophique de Voltaire fut son tort, et surtout en poésie dramatique ; parce qu’il détruit les images, la vérité des mœurs, et les ressemblances de localité, en substituant partout l’esprit personnel de l’auteur. L’intérêt des représentations théâtrales est fondé sur la peinture des passions et des temps, et non sur la sagesse des maximes. Je dis que la philosophie de Voltaire, comme fonds de pensées, fut sa raison, parce qu’il lui dut ce caractère distinctif de son talent qui se montre sans cesse animé du désir de rendre sa plume utile aux idées éternelles de justice et d’humanité : ses vues générales sont toujours nobles et imposantes, quoiqu’elles nuisent à la fidélité de ses peintures historiques et locales.

Mais d’ailleurs cette impérissable vérité, que La Harpe condamnait alors en son maître, qu’a-t-elle de si nouveau ? Qu’est-elle autre chose que cette sagesse de tous les siècles, de toutes les nations, contemporaine des premiers héros de la terre, compagne des Socrate, des Caton, des Malesherbes, des Bailly, victorieuse de toutes les sectes, et toujours reconnue par ce que l’homme a de plus noble et de plus libre, la conscience ? Voltaire n’en fut pas l’inventeur, il n’en fut qu’un ardent interprète : pourquoi la détacher de son art auquel toujours elle fut inhérente ? Il attaquait donc Voltaire tout entier en attaquant sa raison, fondement de ses talents, et sans laquelle il n’eut été qu’un futile versificateur.

Cette contradiction avec soi-même, qui dément à la fin du cours littéraire de La Harpe, les éloges qu’il fit de son protecteur au commencement, porte à croire qu’il ne fut pas de bonne foi, ou que sa doctrine fut mauvaise. On est donc en droit de se défier de ses jugements : la lecture attentive de ses écrits redouble cette méfiance.

Il lui fallait, dans son entreprise, former un plan général qui réglât les sujets de ses séances : ce soin préparatoire lui eût sans doute coûté trop d’efforts ; il s’en abstient. N’ayant pas, comme ses prédécesseurs, pu concevoir un ordre analytique des principes qu’il doit poser et suivre, il choisit un parti plus commode, et prend l’ordre chronologique que lui offrent les dates des ouvrages, sans songer qu’il devait se soumettre à celui des règles qui les produisent, sans prévoir que sa marche romprait le fil des préceptes, sans obvier à l’inconvénient de semer des maximes éparses qu’il ne pourrait plus rattacher à un système, et qui, non rassemblées dans l’esprit de l’auditeur, échapperaient à son attention. Qu’en résultait-il ? On louait des pages entières sagement écrites ; car son style est généralement clair, facile et correct ; on applaudissait à la déclamation adroite, quoiqu’un peu sentencieuse, du lecteur ; on souriait de quelques anecdotes, et l’on ne pouvait, en sortant, retenir un extrait simple des choses indéterminées qu’il avait dites.

On a prétendu que, s’il n’avait pas approfondi l’art, il avait au moins donné aux gens du monde connaissance des branches de la littérature que leurs affaires ou leurs distractions les empêchent d’étudier : c’est trancher légèrement, ce me semble. Les autres sciences leur peuvent être étrangères, mais la littérature ne l’est pas assez aux habitants de la capitale pour les traiter si superficiellement en disciples, qui n’ont besoin que d’une teinture légère, et pour ne pas leur parler quelquefois comme à des juges.

L’analyse traînante de tous les chapitres d’un livre, ou celle d’une pièce de théâtre, examinée scène par scène, acte par acte, n’est que le verbal du sujet qu’ils contiennent, et ce n’est point la leçon réfléchie de l’art.

Un tel examen ne devient curieux que s’il est tout de raisonnement, que s’il s’applique à la preuve des axiomes, et que s’il n’est pas cousu de lambeaux cités dont le souvenir ne retrace que ce que l’on sait. On se lasse encore plus de la revue minutieuse des productions du second, du troisième et du dernier ordre, qui sont dénuées de beautés frappantes, et dont les défauts sont trop évidents pour qu’on ne les ait pas d’avance condamnés. De là se perpétue une fatigante verbosité. On a recours aux digressions pour tenir l’attention éveillée ; et l’on perd de vue les lois positives qu’elle recherche. Le dissertateur parle à vide, et s’épuise en généralités d’autant plus fastidieuses, qu’on n’a point à les désavouer, et qu’on ne peut les avoir ignorées. Ces lieux communs, toujours rebattus, n’usent pas moins le temps que la patience ; car l’esprit engagé dans un discours dont la suite ne détermine pas le but, s’agite comme égaré dans un labyrinthe dont il craint de ne plus sortir. Ce malheur d’une loquacité diffuse n’arrive pas à l’homme qui se circonscrit une carrière et s’enferme en de justes bornes. Rarement La Harpe, qui mérite des louanges sous d’autres rapports, sut se défendre de de ses prédilections ou de ses haines. Le vernis de ses préventions se répand sur ses arrêts : il les prononce si magistralement, qu’on le croirait le juge du Parnasse, si le fiel mêlé à ses sentences ne décelait pas son injustice et ne contraignait pas à le récuser.

Les tributs d’admiration qu’il porte à Racine, tout éclatants qu’ils soient, ne semblent même lui être payés, en expressions fastueuses, que pour déprécier l’éminence du grand génie de Corneille, et le placer au-dessous de ce digne rival, qu’il rangera lui-même au-dessous du brillant Voltaire. Les respects qu’il défère aux anciens ne sont exprimés qu’à dessein de mieux signaler ses mépris pour les modernes, feignant de ne pas voir que ce n’est point un siècle dégénéré que celui qui, dans les seules poésies tragiques et didactiques, possède le touchant et profond Ducis, l’aimable et élégant Delille. On dirait que La Harpe a le premier introduit ce système, aujourd’hui trop méchamment en usage, de ne tant exalter le passé que pour avilir le présent. L’emploi que le fils de Racine a fait des secrets que lui confia son père fut de tâcher de nous instruire ; celui que le disciple de Voltaire fait des opinions dont l’avait prévenu son maître est de tâcher de nous confondre. Il ne se sert du crédit qu’il tint de la vogue, que pour disputer à tous la réputation. Est-ce là suivre les traces du docte Rollin, qui, modeste et généreux en son savoir, le prodiguait à ses élèves, n’usait de la censure que pour les écarter des fautes, et les enflammait de l’espoir d’un noble prix, chaque fois qu’un heureux essai lui fut le présage d’un talent futur, honorable à sa patrie ? Ce Rollin, translateur des histoires de l’antiquité, dont la mémoire était pleine de faits et de harangues politiques et sacrées, alliait-il à ses leçons littéraires des incidences oratoires sur les affaires des républiques et des empires ? Se détournait-il de son objet pour documenter en docteur de Sorbonne sur des points ardus de théologie ? Les intérêts de l’église et des états n’entrent dans les discussions de littérature que relativement aux ouvrages dont ils sont le fondement, et ce qu’on en dit alors ne doit pas noyer, ensevelir la matière qu’on se propose de montrer. En s’efforçant à les débattre, on ne révèle que la manie qu’on a d’en parler vainement : on laisse oublier l’homme lettré pour contrefaire l’homme d’état ; on s’escrime à philosopher, au lieu de remplir sa tâche en philosophe ; on trompe, on rebute l’auditeur judicieux qu’attira pour vous écouter le seul amour des belles-lettres, ou le désir peut-être de distraire son cœur de la triste et fatale image des révolutions de la politique dont on lui renouvelle le souvenir.

Dubos.

Dubos, à qui nous devons encore des documents littéraires, Dubos, qui, chargé d’importantes négociations par le ministère français, concourut à plusieurs pactes d’alliance avec les principales cours de l’Europe ; Dubos, qui composa une Histoire critique de l’établissement des Gaules sous Clovis, et qui marqua sa pénétration dans ses Présages sur les rivalités de la France et de l’Angleterre ; qui enfin mérita le suffrage public et celui de Voltaire même ; Dubos eût pu bâtir sur un texte quelconque tout un abrégé encyclopédique de ses connaissances variées, mais il les plaça plus sagement en les déposant dans ses divers livres, et il digéra mieux les objets particuliers qu’il traita plus sobrement.

Il serait fastidieux de vous analyser des écrits qui sont eux-mêmes les analyses des autres. Je ne l’entreprends donc pas, me réservant dans la suite de prouver ce que j’avance, quand je considérerai les genres en détail. Vous-même réfuterez les erreurs de La Harpe, et vous renouvellerez les éloges qu’il eut droit d’obtenir par la clarté de sa prose, par le mouvement agréable que ses narrations et les bons mots qu’il avait recueillis imprimaient à ses discours ; par ses observations ingénieuses sur le jeu et l’équilibre des passions opposées dans la tragédie ; par l’éloquence qu’il répand dans l’examen de la plus belle scène d’Iphigénie, et dans son admiration pour le pathétique des derniers actes de Zaïre. Vous le louerez aussi d’avoir cédé modestement à la conscience de ce qui lui manquait, lorsqu’il passe avec rapidité sur Homère, et sur la poésie épique, et qu’il s’étend sans mesure sur Lucain, sur la Henriade, et sur les autres poésies que peut-être jugeait-il plus à sa portée. Ce manque de proportion est l’indice qu’il n’eut pas de plan fixe, et qu’une juste ordonnance des matières n’était pas antérieurement dans sa tête. Mais vous reconnaîtrez encore qu’à travers ses divagations éclatait une véhémence parfois entraînante ; et nous retirerons de l’or précieux en fouillant cette mine où son désordre l’a enfoui sous l’amas de tant de matériaux étrangers. Toutefois ne vous étonnez pas que, mis en regard avec les autres disciples de Quintilien, on le force à rendre compte des engagements qu’il avait pris. Son introduction nous annonçait un Cours de littérature ; et ses livres ne nous présentent qu’un chaos de dissertations morales et polémiques. Je m’arrête, de peur de paraître sacrilège en parlant librement d’un philosophe qui jadis fut le patron du lieu, et qui se convertit en saint homme.

Considérations sur le plan du Cours de Chénier.

Un littérateur qui lui succéda dans cette même enceinte, Chénier, conçut, avec plus de raison, le plan qui admettait les idées universelles en mélange avec la littérature. Ce ne fut pas seulement un code sur les genres d’écrits, et sur les lois du goût, qu’il projeta, ce fut l’histoire même des belles-lettres. L’influence que l’esprit des siècles et des gouvernements exerça sur elles, et la puissance de leur réaction sur eux, toujours salutaire aux hommes autant que fatale aux préjugés de l’ignorance ; voilà quel est son grand objet. L’origine, les progrès, le perfectionnement de la pensée et de la langue, ne sont qu’une partie des matériaux de l’édifice qu’il voulut construire à la gloire des lettres françaises. Ma louange est d’autant plus sincère, qu’en plusieurs points je diffère d’opinion avec lui. Je ne dissimulerai pas que le système de nos jours, de tout rapporter à la philosophie et à la morale, me paraît nuire à la simplicité dont les cours élémentaires ont besoin, et outrepasser ce qu’on se propose, puisque le but est de connaître le bien faire, et qu’on en trouve souvent l’exemple dans des œuvres peu philosophiques, et même dans le genre licencieux de Catulle.

Les acclamations qui accueillirent Chénier en ses séances, témoignèrent qu’on était frappé de la hauteur de ses vues nouvelles sur les époques des annales de nos écrivains. On prévit par l’élévation du frontispice quelle serait la majesté du monument qu’il élevait avec un courage laborieux. Les lecteurs, toujours plus sévères que les auditeurs, ont confirmé sur quelques fragments publiés de ce beau travail le succès qu’il avait pleinement obtenu.

Lorsqu’il sera temps de comparer la littérature étrangère à la nôtre, je ne pourrai passer sous silence les leçons classiques de Pope, ni les judicieux examens d’Addisonl, auteurs que leurs travaux placent au rang des poètes, plus encore que parmi les savants critiques. Le cours du docteur Hugh Blair, dont l’esprit a souvent réfléchi leurs clartés, nous prêtera des lumières utiles pour juger les poèmes anglais : les écrits illustres dans l’Allemagne, si fertile en érudits, nous apprendront quelle est la liberté des règles qu’adoptèrent ses auteurs : les fruits de l’imagination espagnole et portugaise nous révéleront de nouveaux genres ; et, pour apprécier la riche littérature italienne, nous n’aurons qu’à la rapprocher de celle des anciens, dont son génie a le moins perdu la ressemblance.

Tel est l’aperçu des choses que nous allons envisager de nouveau. Je n’imiterai pas ceux qui m’ont précédé : mon dessein est d’entrer seulement dans la spéculation abstraite des lois de l’art, et de remonter à l’antique source où les bons écrivains ont puisé leur abondance.

Utilité des cours de littérature.

J’emprunterai de chacun des rhéteurs, des poètes, et des philosophes, que j’ai nommés, les préceptes qu’ils auront clairement définis, et m’efforcerai de remplir les lacunes de leur travail. Je décomposerai les formes de chaque genre et de chaque style qui leur convient. On pourrait croire cette décomposition minutieuse, puisqu’en effet un cours de littérature n’enseigne pas à faire des ouvrages : ce serait trop en attendre ; mais il apprend à les apprécier : et ce n’est pas le moindre service qu’on ait à rendre aux écrivains que de multiplier dans le monde le nombre de leurs véritables juges. Ceux-là les encouragent et les honorent : eux seuls les défendent contre les critiques du faux goût. Il importe donc ici d’établir des certitudes dans les jugements, afin que les arrêts ne soient plus douteux. Le législateur de notre Parnasse, Boileau, ne put lui même soustraire ses écrits aux injustes sentences. Un monument curieux nous en reste : c’est la critique imprimée de ses œuvres, par ce Pradon, de ridicule mémoire, non moins érudit que l’abbé Cotin. Il ne conseillait doctoralement à Despréaux rien moins que de savoir sa langue et de parler français. Ce sont ses termes ; et à qui s’adressait-on ? à celui qui sut le mieux

« D’un mot mis en sa place enseigner le pouvoir.

On se souvient de ces deux vers d’une épître au Roi :

« Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse
« N’est point le fruit tardif d’une lente vieillesse.

La qualité de héros, dit ce risible aristarque, implique avec elle l’idée de la valeur ; l’épithète de vaillant est donc de trop : c’est un pléonasme ; le héros étant jeune, il n’est pas étonnant que sa haute sagesse ne soit pas le fruit tardif de la vieillesse. Outre ces défauts, remarquez celui-ci ; il y a cinq épithètes dans ces deux vers. Quel mauvais auteur que ce Boileau ! Ses autres vers et ceux de l’art poétique sont décousus de la sorte dans ce livre rare, chef-d’œuvre d’ignorance.

La fausse critique est le fléau le plus cruel de la littérature. Sur quoi s’appuie-t-elle ordinairement ? sur l’impropriété des mots ; mais la poésie doit souvent rejeter le mot propre, et choisir le mot figuré. Ce point, s’il n’est éclairci, sera donc un éternel sujet de contestation entre le bon goût et le mauvais goût. Donnons-en le double exemple.

Boileau dit, en parlant d’un rimeur sans art, qui, surpris d’un accès de verve, se hasarde à saisir la trompette héroïque :

« Sa muse déréglée, en ses vers vagabonds,
« Ne s’élève jamais que par sauts et par bonds ;
« Et son feu, dépourvu de sens et de lecture,
« S’éteint à chaque pas, faute de nourriture.

Dérangeons les mots, et prenons-les au propre. Qu’est-ce qu’un feu dépourvu de sens et dépourvu de lecture ? À chaque pas : dit-on les pas d’un feu ? qui s’éteint faute de nourriture : on dit l’aliment du feu, et non la nourriture d’un feu. C’est de cette façon que Pradon censurerait aujourd’hui ces vers défigurés en lettres italiques.

Reprenons maintenant les mêmes mots au figuré, et nous jugerons par quelle affinité secrète chaque expression s’attire et s’allie en ces vers. Son feu, ce terme en poésie est synonyme d’amour, d’ardeur : il est mis là pour l’ardeur de la verve : elle peut donc être dépourvue de sens et de lecture. S’éteint ; éteindre se rapporte au mot feu, et continue l’image. À chaque pas ; le feu de la verve rappelle celui de l’esprit, du génie : on dit, les pas que fait l’esprit, la marche, les pas du génie. Faute de nourriture ; la verve en effet, pour ne pas s’éteindre, a besoin d’être nourrie par la lecture et le bon sens. Le tout ainsi justement regardé, paraît exact, plein de raison, et l’on voit que les figures s’accordent bien, et se soutiennent mutuellement.

L’Épître à Pison, et l’Art Poétique de Boileau.

Le même goût exquis dicta tous les vers de l’art poétique de Boileau, qui ne se peut comparer en justesse, en grâce, en excellence, qu’à l’art poétique d’Horace, le seul ouvrage sur cette matière vraiment digne d’entrer en parallèle avec lui. Ces sublimes esprits, nés tous deux dans les beaux siècles littéraires de l’Italie et de la France, ainsi qu’Aristote avait paru dans le bel âge de la Grèce, s’abstinrent de détailler en vers la nature de la poésie et ses sujets, comme ce savant le fit en prose. L’invention des genres, leur décomposition élémentaire, les modèles multipliés par le génie, le suffrage ou le blâme du bon goût public, formé par de nombreuses productions, tout les avait précédés, tout les avait instruits ; il ne leur restait qu’à jeter sur la perfection de l’art leur coup d’œil sagace, leurs vues profondes ; qu’à recueillir les jugements de leur nation éclairée ; qu’à saisir dans la contemplation des fruits de la pensée, les grands traits qui les caractérisent, qu’à réduire enfin toutes les maximes en un extrait purement tiré de ce trésor d’idées, d’opinions, de remarques, et d’ouvrages admirables, déjà répandus et commentés sans cesse avant eux : aussi leur raison, toute substantielle, est-elle délicatement assaisonnée du sel le plus piquant. Leurs préceptes resserrés, et si élégamment écrits, sont eux-mêmes des exemples. Ce que d’autres ne savent que délayer, ils le concentrent. Mieux on se les explique, et mieux on en conçoit l’étendue. Plus on réfléchit sur eux, et plus on sent le besoin de les méditer encore. Toujours on y trouve des beautés qu’on n’avait point aperçues. Un souffle divin, une vapeur subtile et céleste, les pénètre et nuance pour eux tous les objets ; ils sont tout éclat, tout feu ; et la sécheresse des détails, même les plus arides, se féconde sous leur style de flamme. Ils dessinent nettement et sans dureté le contour de leurs pensées ; ils les parent d’ornements simples ; les relèvent des couleurs les plus vives : ils ont enfin ce je ne sais quoi de doux et d’animé qui ravit et échauffe leurs esprits d’une particulière inspiration. Le peu de vers qu’ils ont tracés sur l’art des vers en est toute la quintessence, et leur concision lucide brille partout de vérité et de sagesse. Ces génies lumineux ressemblent à deux phares allumés au haut de l’Hélicon, pour éclairer les poètes qu’ils ont devancés.

Vida.

Leur marche fut si certaine, et la carrière qu’ils s’étaient bornée si bien remplie, que Vida, l’honneur aussi d’un beau siècle, n’osa la tenter après eux qu’en se traçant une route fleurie et nouvelle, mais moins droite que la leur, mais plus longue, mais devenue plus commune. Il n’a pas gravi les degrés escarpés et presque inaccessibles du Parnasse ; il mène le poète, comme Quintilien conduit l’orateur, à travers les vallons agréables et les fontaines, sources éternelles de l’innocente ivresse des muses. C’est à l’aspect varié des plus riants tableaux de la nature qu’il perfectionne son imagination et ses chants. Cette marche, où l’esprit se plaît à s’égarer, est plus séduisante, mais moins sûre. On s’éprend au goût des images épisodiques : et ce sont des enchanteresses dont le luxe distrait le lecteur des idées qui n’ont qu’un éclat convenable. Ainsi l’on préfère souvent une riche prodigalité à l’économie d’un plan mesuré, précis, où n’apparaît que ce qu’il doit offrir. Les principes du beau comme ceux de la nature sont réguliers et peu nombreux. Vous étonnerai-je en vous affirmant que leur exposition, rédigée succinctement en quelques notes, serait assez pour l’homme habile à s’en servir ? Aussi voyons-nous que les grands maîtres ne donnent qu’avec fatigue et regret les leçons qui en développent les détails. Ils présument employer mieux leur temps en créant des ouvrages qu’ils laissent à la méditation des commentateurs. Faut-il vous en convaincre ? les documents abrégés, résultats de l’expérience du grand Corneille, sur les représentations théâtrales, et les révélations rapides des mystères du style, énoncées par l’éloquent Buffon, dans son discours à l’Académie, sont les preuves indubitables de mon opinion.

Conclusion.

Je termine donc par ce conseil, de contempler surtout les beaux ouvrages plus instructifs que les scholies et que les cours des professeurs. Ceux-ci n’ont eu que le talent de les bien voir, moins rare et moins pénible que celui de les faire. Concluons qu’à l’aide des éléments d’Aristote, des maximes de Longin, des exemples d’Horace et de Boileau, on peut, sous les seuls rayons de ces quatre foyers de lumière, compléter une théorie des belles-lettres, parfaitement claire en toutes ses parties, depuis les plus petits genres jusqu’à ceux qui remplissent les vastes capacités de l’intelligence humaine. Nous saisirons les moyens propres à chacun d’eux. Nous verrons, que la poésie enchante, parce qu’elle imagine la belle nature ; que la prose instruit, parce qu’elle exprime la nature telle qu’elle est ; mais l’une et l’autre l’ont pour base fondamentale, parce que l’homme, n’existant qu’en elle, n’invente rien hors d’elle. Le génie, dont la vue est limitée aux objets qu’elle lui présente, ne peut que les copier en les perfectionnant : il ne crée point ; il trouve : et comme il ne saurait s’élancer au-delà des bornes qu’elle lui a circonscrites, c’est en embrassant la nature entière, c’est en puisant dans son sein le fonds immense et intarissable de ses richesses, qu’il manifeste son énergie, sa grandeur, et semble participer lui même à ses créations.

Troisième séance.
Application de l’analyse à l’art théâtral ; exposition et classification de ses genres et de ses espèces tragiques et comiques.

Messieurs,

Si vous vous rappelez la promesse que j’ai faite dans mon Introduction, d’établir la classification des genres en littérature ; si vous vous souvenez aussi comment j’ai mis en parallèle, dans ma seconde séance, les méthodes d’enseignement des premiers rhéteurs, vous sentez qu’il est temps d’entrer en matière, en développant les généralités que ces deux discours vous ont offertes, et en spécifiant l’essence et les qualités des divers ouvrages. L’ordre que je me suis prescrit dans ce Cours exigerait que je commençasse par vous parler des efforts primitifs de l’art en son enfance, afin de le suivre en son accroissement depuis ses productions simples et originelles jusqu’aux plus composées, fruits tardifs de sa maturité. Mais la subversion que je crois pouvoir ici me permettre, ne m’empêchera pas de replacer dans la suite toutes les choses au rang qui leur convient, et de vous en faire ressaisir le fil aisément. Notre intérêt d’honneur national m’engage à traiter d’abord le genre littéraire où le génie français a déployé le plus de richesse, et je craindrais en m’astreignant à une marche plus lente, de lasser votre patience, et de tromper votre juste curiosité. Je vais donc passer aussitôt à l’examen de l’art dramatique, c’est-à-dire l’art d’imiter les actions des hommes, par l’action feinte.

Généralités sur l’art dramatique.

En faisant abstraction momentanément des autres genres de littérature, pour traiter isolément le genre théâtral, la manière dont je l’analyserai vous donnera l’exemple de celle que j’emploierai pareillement pour analyser tous les autres : ils ont tous leurs caractères spéciaux qui feront naître un intérêt propre à chacun d’eux : mais l’art de la scène nous en inspire un plus vif et plus habituel : il tient à nos plaisirs, à notre orgueil, à notre civilisation : il est devenu la plus éclatante preuve de notre esprit et de notre bon goût : il est l’objet de notre prédilection journalière, l’entretien continuel de nos sociétés brillantes, le sujet attachant des débats de nos lettrés les plus célèbres, et de l’attention des plus doctes étrangers : les succès qu’il donne, et les revers auxquels il expose retentissent plus promptement et plus loin que ceux de la plupart des livres. Ceux-là ne risquent point d’être jugés précipitamment, et frappés à jamais d’un seul coup. Ils ont le temps pour sauvegarde, et les réflexions pour les défendre ; ou, du moins, l’obscurité pour mourir sans bruit, aussitôt oubliés qu’imprimés.

Mais les œuvres dramatiques courent le double péril du théâtre et de la lecture : une heure peut décider de leur sort : ils affrontent les mouvements de la multitude : l’effort du talent même ne les peut garantir des atteintes de l’ignorance ou de la malignité experte à les détruire, et comme le disait Boileau :

« Un clerc, pour quinze sols, sans craindre le holà,
« Peut aller sans péril attaquer Attila,
« Et, si le roi des Huns ne lui charme l’oreille,
« Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.

Dans la tragédie, la hardiesse des grands caractères, l’éminence des pensées, le choc nouveau des passions extraordinaires, s’élevant parfois au-dessus des communs esprits, n’ont plus pour vrais juges et pour défenseurs qu’une minorité d’hommes habiles. Car, ainsi que l’écrivait encore Boileau, dont j’invoquerai toujours l’autorité,

« Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
« Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
« En cent lieux contre lui les cabales s’amassent :
« Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ;
« Et son trop de lumière importunant les yeux,
« De ses propres amis lui fait des envieux.

Dans la comédie, la moindre plaisanterie disconvenante ou trop vive fait courir à l’auteur le risque d’une chute dont le devrait sauver tout un plan bien conçu ou un enchaînement de belles scènes. Un petit nombre de doctes appréciateurs conserve lui seul le sentiment fidèle des beautés que remarqua son attention, et l’effet d’une situation fausse ou d’un mot aventuré n’efface pas chez lui le souvenir que lui laisse un beau travail. Mais telle est l’ingratitude commune, qu’une seule faute dans la plus longue et la plus difficile besogne, fait oublier cent bonnes choses et le plaisir qu’on eut à les entendre. Souvent même c’est l’aveuglement qui juge ; et Despréaux nous apprend que le père de la comédie fut plus d’une fois victime du mauvais goût de son temps.

« Avant qu’un peu de cendre, obtenu par prière,
« Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
« Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,
« Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
« L’ignorance, et l’erreur, à ses naissantes pièces,
« En habits de marquis, en robes de comtesses,
« Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
« Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
« Le commandeur voulait la scène plus exacte :
« Le vicomte indigné sortait au second acte :
« L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
« Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu :
« L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
« Voulait venger la cour immolée au parterre.

Que fera donc un auteur jaloux de forcer tant de barrières et de marcher dans une lice aussi épineuse ? S’il fléchit sous l’empire de la vogue, il ne réussira que par des ouvrages imparfaits aux yeux des connaisseurs : s’il y résiste, il succombera sous les fausses critiques et le préjugé de la multitude : mais comment évitera-t-il l’un et l’autre danger ? en réfléchissant sur la nature et sur on art, et en prêtant une oreille docile à tous les jugements, pour les juger ensuite eux-mêmes par les lois des grands maîtres auxquelles il doit toujours appeler. L’envie même de ses rivaux ne servira plus alors qu’à l’éclairer dans sa route. Moi, dit encore Boileau,

« … Qu’une humeur trop libre, un esprit peu soumis,
« De bonne heure a pourvu d’utiles ennemis,
…………………………………………………………
« Je songe à chaque trait que ma plume hasarde,
« Que d’un œil dangereux leur troupe me regarde.
« Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
« Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
« Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
« C’est en me guérissant que je sais leur répondre ;
« Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
« Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.

En suivant ce conseil, applicable à toutes les carrières des hommes, un auteur dramatique saura conquérir les suffrages unanimes dans celle du théâtre : la difficulté, que le poète Lebrun nommait spirituellement une dixième muse, lui inspirera ce qu’il doit faire pour y remporter le prix. Il sentira que de premiers succès rendent les seconds plus douteux, que l’indifférence accueille indulgemment les jeunes inconnus qui s’essaient ; mais que la sévère rigueur, les préventions, et les rivalités, se proportionnent au mérite, et que plus il eut d’éclat, plus il faut que cet éclat s’épure, pour ne pas paraître se ternir. S’il est vrai qu’à la scène un hasard, ou l’opiniâtreté d’un parti, fait chanceler les ouvrages, et les peut renverser à jamais ; si le génie y lutte parfois contre le caprice et la fortune, son triomphe a d’autant plus de splendeur que, pour l’obtenir, il lui fallut surmonter plus d’obstacles, et tenir tête à plus d’orages. Une représentation théâtrale est, pour ainsi dire, une bataille de l’esprit au milieu de cent opinions qui l’attaquent et le défendent au parterre. De là ses chances ; de là sa renommée ; et l’amour du public pour ce bel art est naturel, depuis que notre théâtre a pour chefs son Corneille, son Racine, et son Molière, comme les Grecs avaient leur Sophocle, leur Euripide, et leur Ménandre ; et parce que les Français, comme les Athéniens, sont passionnés pour tout ce qui leur montre les difficultés, le péril et la gloire.

Parmi les modèles que les anciens opposent aux nôtres, j’ai nommé Ménandre pour la comédie, parce qu’il ne reste rien de lui que sa haute réputation, et que Molière est si parfait qu’on ne peut mettre en comparaison avec lui nul auteur comique dans le monde.

Tous les ouvrages nécessitent un ordre auquel il faut se soumettre pour leur donner une juste régularité : le seul aspect du premier portique et des entrées latérales d’un bâtiment fait apercevoir aux connaisseurs son genre et ses appartenances : tout ce qui contrarie ce jugement y paraît hors d’œuvre dans le plan de l’artiste : un discours préliminaire est de même le vestibule par où l’on doit passer aux distributions du reste de l’ouvrage : tout ce qui excède l’espace où l’on en a jeté les fondements, tout ce qui s’interrompt et n’y tient pas, sort des règles qu’on a dû se faire, pour construire un ensemble qui se puisse juger d’un coup d’œil. Je tâcherai de me conformer à cette loi, et la suite de ce Cours ne paraîtra qu’une continuelle conséquence des vérités énoncées dans mon Introduction, vérités dont chaque leçon accumulera les preuves et les commentaires, qui n’en seront que les strictes dépendances. J’ai avancé, en comparant les sciences et la littérature, que celle-ci, ayant des lois positives comme elles, ses progrès étaient aussi lents que les leurs, et provenaient des découvertes de l’étude et de l’expérience, plutôt que de l’inspiration et du hasard.

Si tant de siècles, comptés depuis Euclide jusqu’à Newton, ont été nécessaires à la science des nombres pour la conduire aux sublimités du calcul, mesurez quel temps il fallut pour que l’art naissant sur le chariot de Thespis arrivât jusqu’à ces hauts degrés où nos guides l’élevèrent sur la scène française. Il y a loin de la découverte des effets que deux verres placés l’un devant l’autre ont sur la vue, à ceux des télescopes fabriqués après qu’on eut étudié les jeux physiques de la lumière. La distance est plus grande entre l’invention des dialogues encore grossiers des anciens mimes, et celle des actions étendues et merveilleuses de nos théâtres. Le hasard a pu suggérer cette sorte d’imitation ; mais on a dû rechercher des lois pour la perfectionner : autrement les fruits de l’art résulteraient du caprice. Sur quel fondement diriez-vous qu’un ouvrage est bon ou mauvais, s’il n’existait pas des règles sensibles, fixes, et attestées par les expériences ? Les succès dans les genres barbares ou imparfaits, sont des exceptions qui tiennent à l’influence de quelque mode, aux erreurs du goût chez les nations plus ou moins polies les unes que les autres ; et ne contrarient pas plus les lois invariables du beau, que les succès des faux systèmes publiés par la charlatanerie ne démentent les axiomes d’une vraie doctrine.

Du genre tragique, et de ses espèces.

Exposons premièrement le tableau des genres dramatiques, et nous en traiterons après les règles spéciales. Le plus parfait de tous, le plus noble, le plus imposant, et le plus compliqué dans les éléments qui le composent, est la Tragédie, c’est-à-dire la représentation des malheurs et des passions des grands personnages. Ce genre a trois espèces : la tragédie fabuleuse, la tragédie historique, et la tragédie inventée. Elles ont des règles qui leur sont communes à toutes trois, et en ont chacune de particulières.

Essence de la tragédie fabuleuse.

Nous pourrions faire une quatrième division de la tragédie sacrée : mais elle se confond avec la fabuleuse, parce qu’elle est fondée comme elle sur les traditions religieuses dont les unes sortent de la mythologie et les autres de l’écriture sainte, et que leur essence est le divin et l’inexplicable. La tragédie fabuleuse ou sacrée fait parler les demi-dieux, ou les disciples des prophètes. Son action se soutient par des ressorts célestes ; ses discours doivent avoir un ton inspiré, ses personnages être au-dessus des princes ordinaires : tout doit, en un mot, y marquer la fatalité ou la puissance mystérieuse qui règne sur les hommes : et les héros ne semblent s’y mouvoir que par les volontés des immortels : c’est de là qu’émanent leurs vertus, et que descendent leurs châtiments. Cette sorte de tragédie est celle qui pénètre le mieux l’imagination, en ce qu’elle est puisée dans la profonde antiquité des temps où se perd l’origine des croyances, et que le penchant de l’esprit humain est d’admirer ce qu’il y a de plus idéal.

Essence de la tragédie historique.

La tragédie historique se compose des faits réels, et des vrais caractères qui ont brillé dans les annales du monde : elle n’a le droit d’imaginer que les motifs présumables, les circonstances ignorées qui purent causer les actions connues qu’elle représente. Sa grandeur consiste dans la noblesse des figures héroïques qu’elle anime sous les yeux : son éloquence est celle des passions élevées : les hautes vertus et les crimes politiques sont ses majestueux ressorts ; et la peinture des intéressantes époques est sa magnificence. Elle est plus instructive et plus satisfaisante pour la raison que la tragédie mythologique. C’est la seule qui mérite le titre d’école des grands hommes.

Des deux espèces de tragédie d’invention.

La tragédie inventée se subdivise en deux espèces ; celle de passions, et celle d’événements : dans l’une, elle crée une intrigue dont les incidents multipliés attachent un vif intérêt de curiosité à la catastrophe qu’ils préparent ; dans l’autre, elle étale les calamités qu’entraînent l’amour, la vengeance, ou l’ambition d’un caractère imaginé. Toutes deux se rendraient indignes du cothurne, si leur fable était romanesque ; et ce qui leur conserve la gravité du genre, est de placer leur intrigue, ou leurs personnages en des temps et en des lieux qu’elles puissent retracer avec vérité. Les images locales, et l’imitation fidèle des mœurs leur servent d’ornements qui les ennoblissent, et qui jettent l’esprit des spectateurs dans une complète illusion. Telles sont les définitions des trois principales espèces de tragédies : voici les exemples qui les constatent chacune.

Exemples de la tragédie fabuleuse ou sacrée.

Deux pièces magnifiques, Athalie, et Phèdre, remplissent toutes les conditions de la première espèce. Dans l’une, c’est Dieu, c’est Jéhovah qui conduit d’en haut son grand prêtre, et qui terrasse une reine implacable : dans l’autre, c’est la colère d’une divinité qui consume une mortelle des poisons d’un amour incestueux. Dans l’une, apparaît la majesté d’une théocratie miraculeuse : dans l’autre, se manifeste la mystérieuse fatalité qui plane sur la maison d’un héros issu des dieux. Les événements, les passions, les catastrophes, tout part du Ciel, tout est également surnaturel dans l’ouvrage profane et dans l’ouvrage sacré : la pompe d’un style qui reluit en leurs admirables tissus comme un fil d’or pur, correspond à la splendeur des choses ; et ce n’est pas là, je crois, la moindre merveille qu’on y reconnaisse.

Exemples de la tragédie historique.

Deux puissants chefs-d’œuvre, les Horaces, et Cinna, remplissent toutes les conditions de la seconde espèce : l’un éclate par la stature forte et grave des premiers romains, agrandis encore dans leurs justes traits historiques : l’autre brille par la majesté de la politique romaine au déclin de ses vertus. Dans les Horaces, l’on admire des citoyens courageux respirant déjà, sous le gouvernement des rois, les sentiments de la république solide qu’ils allaient fonder : dans Cinna, l’on reconnaît le républicanisme expirant, en des hommes qui conspirent pour un autre amour que celui de la patrie, contre un roi dont la clémence monarchique prépare déjà le despotisme du Bas-Empire. Ces ouvrages eux seuls embrassent dans leur rapprochement toute l’histoire de Rome, et sont les plus grands témoignages du génie supérieur de Corneille. J’aurais cité la savante pièce de Britannicus, si je n’avais eu ces deux beaux exemples.

Exemples de la tragédie inventée.

Toutes les conditions de la troisième espèce sont encore remplies par l’auteur des Horaces et par Voltaire. Les immortelles pièces de Rodogune et d’Héraclius, et celle de l’Orphelin de la Chine, sont des modèles d’invention tragique, où le poète, n’empruntant que les noms et les localités, imagine une suite entraînante d’événements, et s’enrichit en peignant les mœurs du pays où il place le sujet. Enfin l’attachante pièce de Zaïre nous fournit l’exemple de la seconde espèce de tragédie inventée, dont l’objet est moins d’offrir une vaste intrigue de faits que l’image d’une passion déplorable et meurtrière. Tout ce qui sort de ces conditions, tout ce qui ne comporte pas leur dignité, n’est pas de la tragédie, bien qu’affiché sous ce titre : car, il ne suffit pas de construire une action larmoyante et homicide pour avoir atteint le vrai genre de Melpomène. Nous expliquerons ceci plus amplement.

Tragédie lyrique divisée en quatre espèces.

Il est un autre genre tragique, la tragédie lyrique, vulgairement nommée opéra, c’est-à-dire, celle qui représente les passions et les adversités des dieux, des fées, et des héros : celle-ci a quatre espèces ; la fabuleuse ou sacrée, l’historique, la magique, et la romanesque. Ses conditions sont pareilles à celles de la tragédie déclamée, quant à la division des actes, et à la seule espèce qu’on nomme historique : ses qualités diffèrent par le choix et l’ordonnance des sujets dans les trois autres. L’extraordinaire et le surprenant sont l’essence des quatre. Son théâtre comprend les régions imaginaires de l’olympe et de l’enfer. Ce genre s’abstient des développements politiques et raisonnés, et ne vit que par les sentiments et par les faits. Le spectacle, les machines, les vers, la musique, la pantomime, et la danse, rendent son imitation généralement merveilleuse. C’est le pays des enchantements et des chimères. Tout ce qui cesse d’émouvoir, d’éblouir, et d’étonner, est étranger à ce genre brillant, qui, par la réunion des moyens de tous les arts, ravit tous les sens à la fois, et transporte vivement l’âme et l’imagination, quand le double pathétique des paroles et de la mélodie s’accorde à tous les prestiges d’une belle fable.

Principaux exemples des espèces de la tragédie lyrique.

Alceste est un modèle parfait, et quelques scènes de Saül donnent aussi l’idée de l’espèce profane et sacrée. Le gracieux, le ravissant opéra d’Armide est un riche exemple de l’espèce magique. Dans la romanesque, en considérant, non le style étrange et incorrect, mais la diversité charmante de la composition, je citerai Tarare. Il faut recourir au théâtre italien du fameux Métastase pour en trouver qui caractérise bien l’historique : Adrien, Artaxerce, Thémistocle, la Clémence de Titus, en offrent des images, et l’on n’est embarrassé que du choix entre les nombreuses pièces de ce mélodieux auteur.

Éléments du drame héroïque.

Après les tragédies déclamées et chantées, vient le drame héroïque, autrefois distingué sous les titres de tragi-comédie, et de comédie héroïque. Cette espèce de drame est moins élevée par le langage que la tragédie, et plus haute que la comédie ordinaire. Elle diffère de la première par ses aventures dont le dénouement tend au bonheur de ses héros ; elle se sépare de la seconde par le rang et le ton noble de ses personnages. Ce genre peut atteindre à une exquise délicatesse : il est fâcheux de n’en trouver dans Corneille et dans Molière, que les exemples de Dom Sanche d’Aragon, et de Dom Garcie de Navarre. On rangeait autrefois, sous la dénomination de tragi-comédie, les belles pièces du Cid et de Nicomède, dont les actions ont une fin heureuse. On pourrait mettre dans cette classe la tendre Bérénice, dont le fonds est élégiaque plus que tragique. Ceci nous fournira matière à d’utiles observations.

Analogie du drame lyrique avec le drame ci-dessus défini.

Au drame héroïque correspond l’opéra héroïque ou drame lyrique, genre mélangé du noble et du familier : il est en possession des sujets de chevalerie et des passions aventureuses des troubadours. Son effet, résultant du pathétique des situations et des sentiments, n’a jamais été plus vif, et mieux tiré des moyens qui lui sont propres, que dans Richard Cœur-de-Lion ; chef-d’œuvre de Sedainem, qui, le style excepté, mérite nos louanges, et me dispense d’en citer d’autres. Réfléchit-on un moment sur les objets qui le composent, on est frappé de tout ce qu’il réunit de séduisant pour l’esprit, le cœur, et l’oreille. L’amour et l’amitié dans l’âme d’un grand roi captif ; la fidélité de sa dame, qui soupire du besoin de sa délivrance ; le sensible dévouement du chevalier qui erre autour de sa prison en troubadour aveugle, et le naïf attachement d’un pastoureau qui se croit son guide : cette romance consacrée et ce violon de Blondel, dont les accords pénètrent dans la tour du prisonnier, révèlent sa demeure, et tiennent deux cœurs suspendus : enfin les voix amies du monarque et du sujet qui se répondent au milieu des airs, accents délicieux qui livrent le ménestrel évanoui aux mains de la garde qui le surprend et l’arrête ; et l’amitié sauvée encore par un hasard des jeux de l’amour. Là, tout intéresse et ravit, tout effraie et enchante. Jamais invention lyrique ne causa de trouble si agréable aux spectateurs, et jamais la musique, qui supplée au style dans les opéras, n’exprima par des sons plus vrais les nobles et galantes passions des preux de l’histoire moderne.

Cette sorte de drame lyrique allie, au gré du bon goût, le sublime au simple, le douloureux au risible, que l’on reproche à l’immense Shakespeare d’avoir associé monstrueusement. C’est le même principe de composition, mais corrigé.

Le drame pastoral.

Parmi les genres sérieux et nobles se trouve encore le pastoral, qui représente les scènes patriarcales et champêtres, telles que le sujet de Ruth et de Booz en donnerait l’exemple, et telles qu’il nous en reste un faible échantillon dans Mélicerte, œuvre trop fade, mais qui porte l’empreinte de son caractère simple. Les mœurs des divinités agrestes, et des bergers fabuleux, prendraient une grâce parfaite sous une plume délicate. L’image des beautés riantes de la campagne séduirait l’auditeur, si la pure naïveté de Théocrite et des églogues virgiliennes, respirait dans le dialogue ; ou si l’on savait animer d’un doux éclat les récits agréables de la Bible. Ce drame peut tendre à la finesse, et ne doit jamais excéder le ton de l’Aminte n du Tasse, ou des Idylles de Gessnero. L’opéra villageois se rapporte à ce genre : j’en aurais mille exemples charmants à citer, si je ne préférais vous rappeler ici la flexibilité du génie de J.-J. Rousseaup, qui ne dédaigna pas de descendre de sa tribune éloquente, pour nous enchanter sur le théâtre lyrique, en y introduisant le Devin du village. De nombreuses occasions s’offriront à nous de rendre hommage à ce moraliste passionné : nos cœurs aimeront toujours sa mémoire, parce que c’est du fond du cœur qu’il parla toujours à ses semblables. Ceux qui condamnent si sévèrement les fautes et les inconséquences de sa vie, devraient songer que le monde les eût ignorées, s’il ne s’en fut accusé lui-même. Incapable d’une hypocrisie qui eût réduit ses ennemis au silence, sa sincérité profonde les arme contre lui de ses propres aveux, pour nous mieux instruire : en l’admirant, nous ne payons que notre dette à ce grand homme.

Du genre comique, et de ses espèces.

À ce tableau de la série des quatre genres nobles et doux, va succéder celui des drames plaisants, bourgeois et satyriques. Le genre supérieur en cette classe, le plus difficile, le plus philosophique, est la Comédie ; c’est-à-dire, l’art de représenter les inégalités et les ridicules des hommes, en exposant leurs travers de façon à les corriger par le rire. Ce genre a six espèces : la satire allégorique dialoguée ou première comédie grecque ; la comédie de mœurs et de caractère ; la comédie intriguée ; la comédie composée de caractère et d’intrigue ; la comédie épisodique ou à tiroir ; et la comédie facétieuse.

Éléments de la comédie grecque.

La comédie grecque compte deux époques ; celle d’Aristophane, et celle de Magnès : l’une, où les choses et les personnes étaient traduites au théâtre sous leurs noms véritables et livrées sans déguisement à la dérision populaire : l’autre, où les objets critiqués n’étaient que désignés sous les formes de la parodie allégorique. Les dieux de la fable n’y sont pas plus épargnés que les hommes de l’histoire : on lui reproche de ne point distinguer les conditions, les traits, les physionomies des individus, par la diversité du langage et des habitudes : mais ce n’est pas là son but. Ses moyens sont autres, parce qu’elle a une autre fin. Elle ne peint point les mœurs des originaux d’une ville, ni tels ou tels personnages de la société : c’est la cité même qu’elle personnifie sous des emblèmes bouffons ; c’est le masque d’Athènes toute entière : son gouvernement, sa politique, ses abus, ses sophismes, s’y caractérisent par la licence, en des portraits effrontés. Elle est moins enjouée que méchante, moins forte qu’audacieuse, moins gaie que burlesque : le ton obscène de Rabelais salit quelquefois ses sarcasmes acres et envenimés : elle pique moins qu’elle ne mord et ne déchire : ses images, dépouillées de tout voile de pudeur, sont pourtant si vives, et ses leçons si animées, qu’on ne sait si l’on doit plus admirer sa hardiesse philosophique à mettre ainsi la peinture des vices au grand jour, qu’approuver la sagesse des magistrats qui réprimèrent l’excès de son libre cynisme : surtout, en se rappelant qu’elle naquit chez le peuple de l’Attique qui aimait à se faire justice soi-même des désordres publics et des partialités de ses chefs.

] Cette comédie, essentiellement républicaine, participe de l’esprit des temps où la réserve d’une censure, même légitime, eût paru gêner le génie indépendant de la Grèce. C’est le plus étrange monument que nous ayons de son excessive liberté. Si Platon et les autres beaux esprits d’Athènes goûtaient les pièces d’Aristophane, leur suffrage me donne le droit de dire que La Harpe a critiqué en aveugle ce genre extraordinaire : il le juge suivant les règles de la comédie domestique : il n’a pas vu que cette autre comédie grecque, prenant tout en général, ne trace pas, je le répète, les figures individuelles, mais les faces ridicules de la chose publique. Voilà ce que n’ont pas bien discerné les commentateurs modernes. Il est faux que son succès ne tint qu’aux allusions du moment ; c’est se méprendre que de réduire à un effet passager l’ingénieux tableau des grandes choses qu’Aristophane travestit, ou ne montre que du côté vicieux et risible. On y retrouve la vivacité, l’étendue, les formes idéales, et le feu de l’imagination athénienne. Lucien, dans ses dialogues, Rabelais, Molière, et La Fontaine, ne l’ont pas jugé si indigne d’être imité : les objets de ses allégories leur donnent une importance durable ; jugez-en, vous-mêmes, sur quelques vers, jadis imprimés, où j’ai fait parler l’ombre de cet auteur, qui répond à mes reproches d’avoir outragé Socrate et Euripide, dans sa comédie des Nuées, et qui me rappelle comment il railla les abus de la démocratie, dans la comédie intitulée les Chevaliers.

« J’eus tort, et j’en conviens, quand par un lâche affront
« Du génie insulté je fis pâlir le front,
« Et même, avant la mort, payant ces barbaries,
« Je passai plus d’un tour sous le fouet des furies :
« Mais Athènes m’a vu justement applaudi,
« Quand, chaussant au théâtre un brodequin hardi,
« J’osai représenter, sous des traits de démence,
« Le peuple, sot vieillard, dont on berne l’enfance ;
« Ses grossiers appétits, et ses goûts hébétés,
« Et les plats qu’on lui sert par la ruse apprêtés ;
« Sa maison, triste emblème, où ses chefs les plus braves,
« Chevaliers dégradés, gémissaient en esclaves.
« Le charcutier, rival du noble corroyeur,
« Y briguait le haut rang de son seul pourvoyeur.
« Là, leur orgueil sans fard, leur bruyante éloquence,
« Qu’appuyaient les poumons et la rude insolence,
« Des suprêmes emplois se disputant le prix,
« Citaient en leur faveur leurs titres au mépris.
« Toujours à s’enrichir l’injustice assidue,
« Toujours en plein marché la liberté vendue,
« Témoignaient que, soumis à ses fiers serviteurs,
« Dès que le peuple est roi, le peuple a des flatteurs.
« Rajeuni tout à coup, il chassait leur séquelle ;
« Et d’autres le dupaient, comédie éternelle.
« Voilà comme autrefois ma Thalie en courroux
« Aux fripons redoutés fit redouter ses coups.

Et ailleurs l’Athénien, continuant à me donner des conseils ;

« À l’exemple des Grecs produis la raillerie
« Sous les traits plus vivants de quelque allégorie.
« Ce peintre, qui d’Alceste a tracé les vertus,
« Ton Molière immortel admire mon Plutus.
« Conduis dans la maison de sa belle Thalie
« Ce dieu que je fis voir à la Grèce avilie,
« Ce dieu dont l’équité, l’honneur, n’obtiennent rien,
« Qu’aveugla Jupiter, jaloux des gens de bien ;
« Et qui depuis, sans choix prodiguant les richesses,
« Aux coquins empressés fait toutes ses largesses ;
« Qui pare aux yeux du monde un manant anobli,
« Met aux bras de Naïs Philonide vieilli,
« Engraisse un délateur, suppôt de l’injustice,
« Se rend maître des lois, achète la milice ;
« Et toujours encensé par la cupidité,
« Devient de tous les Grecs la seule déité.

On voit que ce fonds allégorique n’est pas seulement applicable à telle ou telle circonstance, mais à tous les siècles, et que le caractère des choses que critique Aristophane n’est pas plus changeant que celui des hommes dans les portraits de Ménandre. Celui-ci, dit-on, épura son art, et l’éloge qu’en fait Plutarque n’est pas son titre le moins honorable. Mais je ne fais point, je le répète, l’histoire des auteurs et des époques littéraires, je ne fais qu’une table des principes de l’art, et qu’un exposé de ses lois. Poursuivons donc leur classification.

Seconde espèce de comédie.

La comédie de mœurs et de caractère saisit le travers général et reconnu d’un individu ou d’un temps, en achève les portraits en rassemblant sur leurs seules figures tous les traits d’un même ridicule qui se rencontrent épars dans la société où elle les copie : elle les place en opposition plus ou moins directe avec les autres personnages, opposition qui fait ressortir le jeu mutuel de leurs manies. Son art est de plaisamment dessiner ce groupe, afin qu’il ne se meuve en aucun sens qui n’excite la moquerie. Son langage doit être familier, naturel, aisé, mais non relâché ; quelquefois grave et simplement passionné dans les scènes touchantes, mais loin du ton tragique, même en ses plus forts sentiments : il faut que sa politesse châtiée, ou sa naïveté populaire, y marque l’éducation ou la grossièreté des personnages ; que l’idiome particulier des professions, habilement versé dans le dialogue, distingue le maître du valet, l’érudit de l’ignare, le noble du bourgeois, le dévot du libertin. Les événements qui forment le nœud de la pièce ne s’y accumulent qu’au détriment des caractères : une action simple, demandant moins d’explications, laisse plus d’espace aux mouvements des ridicules, et par cette raison les personnages et les mœurs y sont mieux en relief, et plus distincts dans l’originalité de leurs formes. La tendance de ce haut genre s’arrête à faire rire l’esprit, et à corriger le cœur en le divertissant.

Troisième espèce de comédie.

La comédie d’intrigue peut se passer de caractères, et non de mœurs : elle n’est souvent qu’un seul fil d’aventures plaisamment surprenantes qui semblent se rompre et se renouer sans cesse, jeu continuel de la gaîté du spectateur qu’elle attache : elle est quelquefois l’assemblage de plusieurs liens qui se croisent, et dont le débrouillement ne s’effectue que par mille hasards frappants qui réveillent la curiosité, qui l’étonnent par leur confusion, et la réjouissent en l’irritant et en renouvelant les conjectures qu’elle trompe ou qu’elle réalise enfin. Elle tire de la peinture des mœurs les circonstances qui déterminent les faits. L’habileté dans ce genre consiste à rendre les complications claires, à démêler vivement les embarras de l’intrigue, à dialoguer par des traits de saillies conformément à l’âge, au rang, aux humeurs des personnages, et à multiplier sur la scène les situations risibles.

Quatrième espèce de comédie.

La comédie composée de caractères et d’intrigue est la plus parfaite : tous les ressorts des deux ci-dessus définies concourent à son effet théâtral ; mais les doubles moyens qu’elle unit s’y tempèrent les uns par les autres. Les caractères y abondent moins en détails, et s’y dessinent par leurs grands traits de ridicule : une fois marqués, les actions qui les manifestent, n’étant que les conséquences de leur nature, servent à les prononcer encore par les attitudes singulières qu’elles leur font prendre. Les événements abondent moins aussi dans cette espèce de comédie : ils n’y sont pas inventés pour émouvoir la curiosité des conjectures, mais pour faire mieux éclater les travers des caractères agissants auxquels la contexture de l’intrigue est subordonnée. C’est là qu’un peintre des hommes peut répandre toutes les couleurs de sa palette, et disposer en son plan une mobile et riche ordonnance ; c’est là que se déploie la force comique, tant par les discours que par les faits ; c’est là que le vice ou le ridicule, traîné en personne sur le théâtre, y est publiquement fouetté par Thalie.

Cinquième espèce de comédie.

La comédie épisodique, ordinairement appelée comédie à tiroir, n’est point un ensemble lié dans ses parties, c’est une continuité de portraits détachés, se succédant scène par scène devant un personnage qui les dévoile en fournissant à leurs rôles, ou qui servent à dévoiler le sien en conversant avec lui. Cette sorte de pièce amuse par la ressemblance des figures passagères avec les originaux du monde.

Sixième espèce de comédie.

Enfin, sous le nom de comédie facétieuse, je comprends toutes celles qui n’ont pour objet que le divertissement, avec ou sans but moral qui s’y mêle, et dont la gaîté se borne à nous dérider. J’en ai dit un mot dans la préface de ma comédie de Plaute, où j’ai superficiellement esquissé cette division des espèces de comédie.

« Laissons à ce genre, ai-je écrit, toute son aisance, le sa vérité, sa liberté, si nous voulons être égayés comme nos pères. Ne circonscrivons pas l’usage des termes aux mesures glacées de nos salons : le fard, le jargon étroit et précieux de quelques sociétés est étranger, inintelligible au peuple qui vient écouter et saisir les ridicules de tous les états. Vous amoindrissez l’art en le restreignant ainsi. Chaque auteur deviendra sérieux par timidité, si vous appelez son enjouement bouffonnerie, et son naturel indécence. »

Aristophane étant l’unique auteur de la satire allégorique dialoguée, je ne citerai les exemples de la comédie grecque qu’en analysant les œuvres de ce bizarre génie, pour en constater les règles.

La fécondité du docte Molière me fournira seule tous les types des cinq autres espèces de comédie, dans lesquelles se trouve comprise la comédie latine. Le premier hommage que nous devons à ce grand esprit, est de ne rechercher qu’en lui les divers exemples d’un genre qu’il a embrassé dans toute son étendue.

Exemples de la seconde espèce comique.

Son Misanthrope est l’honneur de son art et de la comédie de caractère. La généreuse noblesse de ce beau personnage eût repoussé le rire même de l’esprit, si le génie de l’auteur n’y eût mêlé ce plaisant excès de morosité qui gâte la vertu même, afin de railler sa rigueur outrée qui lui attire la censure du sage. Car loin, comme l’affirme J.-J. Rousseau, qu’il ait tourné la vertu en ridicule, Molière semble avoir peint l’image de la sienne propre, et avoir voulu corriger celle de ses semblables du seul travers qui l’empêche d’être aimée, pour donner à la probité la plus utile leçon de philosophie et d’indulgence humaine. Le groupe de figures environnant Alceste, le rehausse par le contraste de leurs imperfections. Ce plan simple et ingénieux suffit à représenter, autour de lui, la vanité coquette et médisante, la pruderie envieuse des plaisirs que l’âge lui ôte, et se dédommageant de leur perte par sa malignité ; le bas et implacable orgueil du faux bel esprit, vengeant sa propre sottise par des libelles diffamatoires ; la puérile importance des jeunes seigneurs ; en un mot, les mœurs de la cour et de la ville toute entière, profondément tracées, et colorées avec autant de vigueur que de grâce et d’éclat. Tout ce brillant tableau s’ennoblit de l’attitude d’un honnête homme, contrastant avec les ridicules du monde, par la haine outrée qu’il leur montre, par son mépris pour les pamphlets, pour les chicanes, et par sa fierté dans un procès injuste. Mais, fort contre tous les vices, il est pourtant faible devant les attraits d’une femme séductrice qu’il mésestime et qu’il aime. « Sa grâce est la plus forte », dit-il ingénument ; dernier coup de pinceau, qui fait reconnaître les bizarreries de la nature et du cœur humain, dans ce même Alceste, dont le rôle se termine enfin si dignement par cet adieu conforme à ses mœurs :

« Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
« Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
« Et vais chercher au loin quelque endroit écarté
« Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

Si cette vivante création ne l’emportait sur toutes les autres, j’aurais choisi pour modèle de caractère hautement comique, le Menteur du grand Corneille, qui, paré de son cothurne, eut le premier la gloire d’ennoblir le brodequin sur la scène.

Exemple de la troisième espèce comique.

C’est dans l’Étourdi qu’il faut aussi chercher la naissante image de la comédie d’intrigue, tracée à l’imitation de l’ancienne comédie romaine. Les Supercheries amoureuses, les Larcins des valets, les Marchands trompés, les Esclaves enlevés, les Déguisements, les Surprises, les Quiproquos, les Naissances fortuitement reconnues ; tous ces jeux scéniques doivent leur origine aux Latins, que notre auteur sut copier en maître. Ce genre, le plus facile de tous, fut pourtant dédaigné de sa raison : les imbroglios de l’Italie et les célèbres théâtres de Calderon et de Lope de Vegaq nous en prêteront de brillants exemples ; puisque la Folle Journée, toute spirituelle pour le temps qui la vit naître, et toute riche d’invention qu’elle me paraisse, ne peut se compter parmi les œuvres classiques dont on ait droit de tirer des preuves et des arguments.

Exemple de la quatrième espèce comique.

Où trouver un chef-d’œuvre qui remplisse mieux les conditions de cette parfaite espèce de comédie, unissant les caractères à l’intrigue, que le sublime et profond ouvrage, intitulé, Tartuffe r, ou l’Imposteur, ouvrage unique en intérêt, en force, en morale, en vérité de pensées et de style ; le plus beau, le plus frappant qu’aient vu sur leurs théâtres les peuples anciens et modernes ? Un misérable est accueilli dans sa pauvreté par un homme simple et généreux, qui le loge, l’alimente, l’enrichit, lui confie ses secrets, ses biens et sa vie : le fourbe se joue de la bonne opinion qu’il lui a donnée de sa foi, veut épouser sa fille, corrompre sa femme, dépouiller son héritier, se démasque effrontément, chasse son bienfaiteur de son propre asile, retient son patrimoine, le dénonce à son roi, et vient l’entraîner dans les prisons. Voilà le fonds terrible de l’intrigue ! elle inspire l’épouvante, l’horreur. Eh bien ! c’est avec de tels mobiles d’intérêt que Molière excite puissamment cette raillerie salutaire, ce rire vengeur qui poursuit les faux dévots, qui désole et confond l’incorrigible imposture. Mais comment fait-il rire sur des crimes abominables avec lesquels tout autre auteur n’eut su que faire pleurer et frémir ? par les ressorts des caractères qui meuvent les tissus de l’intrigue. Une vieille dame entêtée d’une superstition babillarde, et qui n’est incrédule qu’à l’évidence des fourberies d’un abuseur de familles ; un bon homme dupe des grimaces de sa bigoterie menteuse ; deux tendres cœurs, ses victimes, dont les perpétuelles brouilleries naissent plaisamment de leurs délicatesses jalouses et pointilleuses, gracieux portrait de la folie des amants ; une soubrette animée d’un esprit naturel, pénétrant, vif, et moqueur ; un cafard sensuel et cauteleux, baissant les yeux devant elle, et les levant pleins de luxure et d’ardeur pour sa maîtresse ; l’onction des paroles spirituelles mêlée à ses déclarations d’amour pour la chair ; enfin ce saint impie de qui Dorine avait dit, en le signalant au premier acte :

« Un gueux qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
« Et dont l’habit entier valait bien six deniers :

et qui, surpris en son transport adultère, par un mari qu’il embrasse risiblement au lieu d’une femme qu’il accourait saisir, ose dire à celui qui le reçut dans sa maison, et qui l’en chasse justement :

« C’est à vous d’en sortir, vous, qui parlez en maître ;
« La maison m’appartient…

Voilà, voilà ce sublime de la vraie force comique ! Voilà ces images ineffaçables, ces traits généraux qui dévoilent les deux extrêmes des caractères de ces sortes de scélérats dont l’indigente humilité s’insinue d’abord en rampant, vous vole, et vous écrase ensuite avec insolence, dans l’espoir de l’impunité !

L’examen détaillé de l’Imposteur vous convaincra que Molière n’est pas moins le plus éminent des beaux esprits que le plus courageux des philosophes.

Observez que ce sage ami de ses semblables et de la vérité n’outragea pas les dévots de conscience, en démasquant les hypocrites sans conscience ; et que ce furent ces derniers qui crièrent au scandale, et qui poussèrent Bourdaloue à prêcher en pleine chaire contre notre poète-comédien ; heureux alors que la plume du ferme et équitable Boileau le défendît contre les saintes cabales par ces vers adressés au roi :

« Au moindre bruit qui court qu’un auteur les menace
« De jouer des bigots la trompeuse grimace,
« Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux :
« C’est offenser les lois, c’est s’attaquer aux cieux :
« Mais, bien que d’un faux zèle ils masquent leur faiblesse,
« Chacun voit qu’en effet la vérité les blesse.
« En vain d’un lâche orgueil leur esprit revêtu
« Se couvre du manteau d’une austère vertu ;
« Leur cœur qui se connaît, et qui fuit la lumière,
« S’il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière.
Exemples de la cinquième espèce comique.

Un ouvrage ébauché à la hâte, pour plaire au digne monarque dont l’esprit éclairé sut entendre le sien, et autoriser la hardiesse de son pinceau (ce qui honore autant le roi que le poète), la comédie des Fâcheux est la meilleure encore de l’espèce épisodique, nommée pièce à tiroir : chaque scène y est finie en tous ses points ; le ton du coloris et la pureté des contours y détermine bien les ressemblances des physionomies ; les traits en sont pleins de consistance, nettement arrêtés et bien apparents dans leur juste cadre. Le passage successif d’acteurs qu’on ne revoit plus, me ferait ranger dans la même espèce la comédie du Festin de Pierre, où tous les personnages incidents ne sont amenés que pour le déploiement et l’action du seul rôle de Dom Juan ; mais la gaîté sinistre de cet athée original rapproche ce drame de la comédie à caractère. Voici le premier exemple du mélange des genres, dont le double effet ne nuit point à leurs qualités. Il est bon de se rappeler cette remarque : nous aurons lieu de l’appliquer à d’autres sortes de mixtions, pour discerner ce qu’en général elles ont de meilleur ou de désavantageux.

Exemples de la sixième espèce comique.

Il me reste à parler de la dernière espèce : la comédie facétieuse a ses exemples de deux sortes ; dans l’Amphitryon s et les Fourberies de Scapin, pièces où Plaute et Térence respirent tous deux, renforcés de la vigueur de Molière ; et dans le Bourgeois gentilhomme et Pourceaugnac, pièces où surabonde la gaîté populaire et le gros rire. Le maître de notre scène comique nous enseigne là ce que les locutions triviales et les basses mœurs fournissent de bonnes plaisanteries, d’esprit en proverbes, de jeux plaisants, et d’agréable folie pleine de bon sens et de sel. Il épanouit et dilate le parterre par les naïves images de la grossièreté bourgeoise et provinciale, et de la gentillâtrerie guindée ; ses portraits ne sont pas même chargés, ils ne sont que fidèlement grotesques : on sent que c’est la franche vérité qui les montre à nu pour égayer le peuple ; il n’en rirait pas si fort s’ils étaient moins ressemblants. Cette libre comédie, à qui nous devons la vieille et bonne pièce de l’Avocat patelin, a donc, comme les autres, son terme de perfection. On n’en doutera pas, si l’on mesure la valeur des ouvrages que je cite, sur celle des farces de Scarron, ou même du tissu romanesque et plaisant de la Femme juge et partie, pièce moins durable que celles-là, parce qu’elle est moins vraie. Racine, dans les Plaideurs, et Regnard, à son imitation, ont touché quelquefois par l’esprit et l’atticisme de leur style, cette comique excellence qu’atteignit constamment Molière par la force des situations. J’ose dire que cette dernière espèce qui faisait la joie de nos pères, dont les oreilles étaient plus sages et moins chatouilleuses que les nôtres, nous devient d’autant plus précieuse, que les délicatesses de notre goût scrupuleux, n’accueillant que les choses fardées, la rendront de jour en jour plus rare. On demande à rire, et l’on se révolte contre tout ce qui fait naître le rire. Mais peut-être cet excès de décence, que l’on n’avait pas autrefois dans le langage, provient-il chez nous de l’extrême sagesse que nous avons aujourd’hui dans nos mœurs.

Exemples des deux espèces de comédie lyrique.

Le rapport que nous avons trouvé entre la tragédie parlée et le grand opéra, se retrouve entre la comédie et l’opéra-comique, ou comédie lyrique : ce genre a deux espèces, l’opéra sérieux et gai alternativement, et l’opéra villageois. Le premier offre à la fois l’intérêt des aventures amoureuses et des passions ordinaires, et les intrigues risibles des personnages subalternes. La peinture des mœurs, des sentiments, et des manies ; la division des actes ; l’étendue de l’action, mais non sa conduite, sont conformes en ce genre à ce que renferme la comédie. Le gracieux opéra de Félix fait passer le cœur tour à tour de l’attendrissement à la douce gaîté ; on y sourit au caractère d’un abbé coquet, sorte d’insecte brillant qui n’est plus de saison ; mais qu’on se rappelle encore : l’Amant jaloux et les Événements imprévus, opéras imbroglio, correspondent à la comédie d’intrigue. Ce genre admet peu de développements, et n’est jamais meilleur que par l’intérêt de situations. Le sentiment y doit éclater plus que l’esprit ; or, pour ne laisser aucun sens louche et indécis, j’entends là, par esprit, le précieux des pensées trop subtiles, et le jeu recherché des mots : j’entends par sentiment, ce qu’inspire la passion du cœur, selon le lieu et les circonstances.

Les scènes riantes et rustiques de l’opéra villageois séduisent par la fraîcheur de coloris, ou par la naïveté des traits : les grâces même, et l’aimable enjouement, semblent avoir créé Rose et Colas, et Annette et Lubin, pièces légères qui sont, dans cette espèce d’opéra, ce que les Trois Cousines, et d’autres pièces de Dancourt, sont dans la comédie.

Éléments du drame domestique.

Entre le genre tragique et le comique, ou, pour mieux dire, après eux, par son infériorité sensible, vint le drame domestique ou bourgeois, genre qui se rapproche des deux premiers, par le mélange des scènes tristes et gaies, ou par le ton uniformément sérieux qu’il garde quelquefois ; car il a deux espèces, l’une qui ne se compose que d’un sujet sombre dont le dénouement se termine par le malheur ; l’autre qui varie son principal intérêt, en y ajoutant des épisodes riants, et dont le nœud pathétique se dénoue par le bonheur. Le terrible drame de Beverley, rendu si véhément par le talent regrettable de l’acteur Molé ; le Père de Famille, plein de la chaleur éloquente de Diderot ; le Philosophe sans le savoir, où brille le naturel de Sedaine, et la touchante Eugénie, ont signalé longtemps le pouvoir de ce genre sur la scène. Vainement la censure d’un goût rigoureux s’empressa de le proscrire : peut-être ne lui manque-t-il, pour en triompher, que d’être bien caractérisé par quelque homme habile qui l’affermisse en tous les droits qu’il a pour nous plaire. Quels arguments si forts a-t-on répétés contre lui ? « Ce genre dégrade le ton tragique ; il dénature la vraie comédie ; enfin il gâte le goût. »

Réponses aux objections élevées contre le drame domestique.

Certes-il est facile de répondre à ces trois accusations si peu fondées. Le drame ne saurait se confondre, ni par les sujets qu’il expose, ni par le ton qu’il doit prendre, avec les éléments dont se compose la tragédie. Celle-ci ne représente que les princes ou les héros, dont les destins influent sur le sort des états ; elle leur prête un langage aussi élevé que leur haute condition, et leur suppose, dans leurs malheurs ou dans leur crimes, des âmes aussi grandes qu’ils devraient les avoir. Celui-là n’introduit sous les yeux que les chances ordinaires de la vie, en des hommes nos semblables ; il nous instruit d’autant mieux que leur sort est le nôtre, et que nos passions sont les leurs. Les discours qu’il leur fait tenir ne sortent pas des termes communs de notre langage : son ton familier n’emprunte rien de l’emphase tragique ; car la tristesse des faits qu’il choisit ne nous pénètre jamais mieux que lorsqu’elle est exprimée le plus simplement. Ses ressorts, ni ses rôles, ni ses catastrophes, ni son style, ne sont ceux de Melpomène : il ne dégrade donc pas le ton de la tragédie.

Passons au second reproche. L’intérêt du drame tend à émouvoir nos cœurs sur les infortunes de nos maisons et à nous en faire pleurer ; l’effort du genre comique est au contraire de nous porter à rire. Sa contexture, ses situations, et sa fin, étant différentes, il lui faut d’autres secrets pour se développer. Il frappe l’âme par des objets graves et touchants que l’autre genre n’a pas même la permission d’admettre ; et qui, sans le drame, seraient perdus pour les spectateurs, à moins que la comédie ne dégénérât elle-même, en imitant la mollesse de La Chaussée, accusé justement d’avoir fait larmoyer Thalie. Le langage du drame, quoique ordinaire, se distingue de l’enjouement moqueur dont elle anime le sien, par le ton sévère et douloureux que ses sujets particuliers exigent. Si quelques scènes égayées suspendent agréablement son action pathétique, l’intérêt pressant qui domine laisse à peine à l’esprit le loisir de sourire un moment. Son plan, ni ses moyens, ni ses effet ?, ni ses discours, ni son but, ne doivent être les mêmes que dans la comédie : or, ne lui prenant rien, elle ne la dénature pas.

Arrivons à la troisième imputation, dont les rigoristes ont fait tant bruit. Avant de convenir que le drame puisse gâter le goût, sachons sur quoi le goût se forme, et comment il se gâte. Les chefs-d’œuvre que j’ai cités dans les deux grands genres sont, pour les écrivains jaloux d’un peu de gloire, les vrais modèles classiques à imiter. Nul de nous, je crois, n’ignore que, tout fraîchement sortis de nos écoles, déjà nous étions disposés à nous plaire aux belles tragédies, aux belles comédies. On se pourrait dispenser de nous redire perpétuellement que Corneille est sublime, que Racine est parfaitement admirable : aucun Français n’en doute. On nous relit chaque jour ce que nous avons lu et relu : si l’étude des beaux ouvrages en inspirait de pareils, la ville serait pleine de Sophocles et de Térences : la rhétorique et la lecture n’ont pourtant pas même fait parmi nous un grand nombre de bons Aristarques. Néanmoins nous n’hésitons pas à reconnaître, d’un sentiment unanime, la supériorité des deux premiers genres traités par les auteurs les plus célèbres. Notre goût tient d’eux ce qu’il lui faut pour s’exercer, et s’est formé par leurs excellentes leçons. Cela préserve-t-il le public de l’affluence des ouvrages médiocres ? et, pour être intitulés tragédies ou comédies, n’apercevez-vous pas que ni les uns, ni les autres ne tiennent la promesse de leurs titres ? Or, puisqu’en effet la porte n’est jamais fermée au mauvais goût, comment craint-on de la lui ouvrir, en accueillant un genre intermédiaire, plus facile à traiter pour les talents ordinaires, ou qui s’y sentent portés ? Un vrai talent peut-il altérer le bon goût ? Le goût ne se gâterait que si l’erreur et l’emportement de la vogue prétendaient suppléer par les succès du drame à ceux de Thalie et de Melpomène, et, pour cela, les condamner et les exclure tous deux. Je sais que l’ignorance, enthousiaste des effets naturels et puissants que ce genre a sur la foule, peut le leur préférer ; mais l’ignorance ne convainc pas les gens éclairés ; et, si quelque habile poète expose une belle œuvre tragique ou comique, le public et le temps la placeront toujours au-dessus du plus beau drame.

Ce genre mérite bien que nous en classions convenablement les conditions, parmi les rangs des autres. Il adresse des leçons directes à la multitude. Les vérités qu’il exprime n’ont rien de l’extraordinaire qui les rend incroyables. Sa morale touche immédiatement nos conditions et nos esprits. La crainte et la compassion qu’il excite ne peuvent nous être en rien étrangères. Il s’ennoblit aussi des sentiments élevés qu’il simplifie, lorsqu’il peint les hommes historiques dont lui seul offre des portraits fidèles : c’est alors que, prenant le titre de pièces-anecdotes, il participe de la comédie héroïque, et de la comédie de mœurs ; c’est à ce genre que nous devons le joli ouvrage de la Partie de chasse, où la vive physionomie d’Henri IV éclate sous des traits naïfs, au grand plaisir des cœurs français, qui aiment à reconnaître en cette image le bon cœur, l’esprit loyal, et l’héroïsme enjoué de ce roi, dont la gloire, unique dans le monde, fut d’avoir été l’ami de son peuple. C’est à ce genre qu’il appartient, de caractériser les grands hommes que leur singularité refuse à la tragédie : c’est à lui de saisir les traits originaux et particuliers qui nous charment dans la lecture des bons mémoires ; espèce de livres amusants, instructifs, et curieux, parce que leurs auteurs maniaient les hauts intérêts en acteurs du théâtre des cours, et faisaient eux-mêmes de l’histoire, avant que d’en écrire. Les matériaux qu’on y recueille sont jetés comme au hasard ; et l’esprit qui les prodigue, sans se mettre en frais, nous inspire d’autant mieux la confiance, que la sincérité semble avoir fait seule échapper tous les secrets qu’on y recherche.

Éléments du vaudeville.

On sait que le clairvoyant Boileau porta son attention sur toutes les branches de son art : le seul reproche inexplicable qu’on ait à lui faire, est d’avoir oublié l’apologue. Est-ce la tristesse d’un essai qu’il en fit, trop inférieur aux fables de La Fontaine, qui contraignit son amour-propre à s’en taire ? Sa fable prouverait que le plus grand talent n’a que les facultés propres au genre pour lequel il est né : or il est nécessaire de les bien différencier pour se rendre capable d’approfondir celui qu’on choisit. Nous lisons dans l’Art poétique ce vers charmant :

« Le Français, né malin, créa le vaudeville.

Ce genre tient aussi sa place au théâtre : il a deux espèces ; le vaudeville anecdotique, et le vaudeville parodiste. L’un et l’autre attachent sur un fait vrai ou imaginé le lien de leurs actes : les scènes en doivent être courtes ; le dialogue érotique et tout de saillies, les physionomies peintes d’un trait, et le dénouement enjoué. L’espèce parodiste met en jeu les masques des mimes d’Italie, connus sous les noms d’Arlequin et de sa vagabonde maîtresse, de Pantalon et de sa burlesque famille. Elle satirise les choses sérieuses et les graves ouvrages, en les tournant de leur sens inverse. Son épigramme est une arme de la critique, utile à la littérature, et doit à nos mœurs polies de piquer seulement les personnes sans les blesser, et de n’attaquer que le ridicule général. L’orgueil qui s’irrite de ses railleries les mérite d’autant plus qu’il lui prête le flanc par une vanité puérile. La parodie tue les mauvaises productions, et vivifie le succès des bonnes. L’homme d’esprit qui, dans ses œuvres, n’envisage pas le bien de l’art, et ne prend garde qu’à soi, n’est ] souvent qu’un sot : l’homme de lettres qui reste impassible aux offenses qu’on fait à son honneur personnel, inspire sur lui ce que le Clitandre des Femmes savantes dit sur le compte de Trissotin :

« Et de bien d’autres traits il s’est senti piquer,
« Sans que jamais sa gloire ait fait que s’en moquer.

Collé, Piron, Panard, forment le trio joyeux qui nous ravit tant de fois par ses refrains. Ils portèrent le mieux sur la scène les grelots de leur folie et l’ivresse communicative de leurs lestes amours et de leurs chansons de table : leurs couplets ne sont pas aiguisés de pointes, ni de subtiles équivoques, mais de vrais bons mots, finement épigrammatiques. Nous applaudissons fréquemment à leurs aimables successeurs, dont Laujon fut l’Anacréon par son esprit et par son âge.

Genre des parodies bouffonnes.

Outre le vaudeville fondé sur la parodie, on compte les parades, et parodies bouffonnes dialoguées. Ce genre, relégué chez nous sur les tréteaux ambulants, a pourtant quelque analogie avec la satire allégorique des Grecs : mais, je le redis, on aurait tort pour cela de lui comparer les pièces d’Aristophane, qui sont rehaussées par la pureté d’un élégant style et où la philosophie profonde se joint à la bouffonnerie. Nos pièces-parades ne sont que la dégénérescence des siennes, qu’on ne doit pas déprécier jusque-là. Je descends jusqu’à ce dernier genre pour suivre l’exemple d’Aristote, dont la poétique en son entier comprenait, dit-on, non seulement la haute tragédie, mais les règles des derniers mimes et des satires basses et populaires.

Aux époques des mascarades, époques où tout se travestit, où la joie désordonnée confond les sexes et tous les rangs, et qu’on peut nommer les saturnales de l’esprit, la célèbre farce, intitulée le Roi de Cocagne, parut le plus risible exemple de ce genre. À travers les extravagances du plus étrange canevas, et malgré le style le plus trivial, un fond satirique très remarquable brille dans cette grande parade. La folie d’un monarque gourmand et dissolu, entouré de grands maîtres d’hôtel, de grands sénéchaux de la table, de grands échansons, et de tous les grands officiers de la bouche, dignes ministres de sa débauche royale, ce roi, qui couronne un manant à sa place, le sommeil de ce grossier successeur qui s’endort sous le dais, la réponse du rustre au prince en démence, qui le réveille par cette interrogation :

« — Que fais-tu là, maraud, sur mon trône ? — Je règne.

Mot profondément comique, dans les temps où les rois pouvaient dormir ! Les étiquettes des cours burlesquement parodiées, tant de caricatures dont le côté ridicule n’offre que le revers des choses révérées par les préjugés du vulgaire, tout ce tableau bizarre de rôles outrés, forme un assemblage avivé par des couleurs tranchantes et fortes, dont l’éclat rivalise les grotesques peintures de Jordaenst. Ce genre n’est soutenable que par une surabondance de verve plaisante, par le jeu enflammé des plus savants comiques, et par les vives enluminures de ses masques. Le vrai n’y suffit pas : il veut l’exagération, mais il faut qu’elle s’y maintienne d’acte en acte, conformément au ton d’un délire qui ne se relâche ni ne s’attiédisse jamais.

Nécessité des dissertations littéraires pour le maintien du bon goût.

Veuillez rappeler en vos esprits la récapitulation de ces genres nombreux, et comptez de plus les essais de quelques novateurs dont la réussite nous fournit des exceptions instructives, et nous marque les pas qu’on a tenté de faire en des routes nouvelles, vous vous étonnerez de tant de moyens procurés à l’art dramatique pour étaler toutes les variétés de l’imagination humaine. Un regard jeté sur les différences de ses productions ne sera pas tout à fait inutile. Est-ce un soin superflu que de tracer nettement leur caractère aux hommes qui n’ont pu s’en former une idée fixe, nécessaire à motiver leurs suffrages ? On se souvient du temps où les professeurs de l’ancienne université préparaient une jeunesse érudite à porter des jugements rapides et sûrs : l’instruction quittait les bancs de leurs écoles pour siéger sur ceux des meilleurs théâtres ; et le parterre, alors tout plein de l’esprit de l’antiquité, portait comme par instinct les arrêts de la raison. Mais l’éducation, qui refleurit maintenant avec éclat, fut quelque temps suspendue : le goût cessa de recevoir les avertissements qui le guidaient par avance : on perdit la trace des préceptes ; on s’égara dans un dédale d’opinions confuses ; on applaudit indistinctement en des ouvrages les choses déplacées qui en auraient embelli d’autres : on blâma dans ceux-ci les beautés qui leur étaient propres. Le peu de vrais savants qui combattaient les erreurs n’étaient pas entendus : la multitude, entraînée par d’autres soins que la conservation des belles-lettres, ne tournait sur elles que des regards passagers ou indifférents. Mais aujourd’hui, que l’amour des bons modèles se ranime, n’est-ce pas une obligation à ceux qui n’ont cessé de cultiver la littérature, que d’en renouveler l’examen, et de communiquer leurs simples réflexions ? Il est une foule d’hommes, d’un mérite particulier, qui n’ont pas appliqué leur attention à ces matières : elles exigent une longue habitude de les connaître pour les bien goûter. Tel esprit occupé de spéculations abstraites, ou de fiscalité, n’aperçoit les finesses du goût que vaguement. On ajoute à ses plaisirs en les lui définissant : on lui prête des instruments de comparaison pour mesurer et juger ; et les gens raisonnables, toujours dénués de fausse vanité, ne repousseront pas des efforts qui ne tendent qu’à leur dévoiler des beautés qu’ils ignorent, et qu’à diriger leurs jouissances. Quels seront les fruits de cette nouvelle étude ? Les voici : la juste admiration des antiques chefs-d’œuvre littéraires ; l’opinion de leur supériorité mieux assurée et plus répandue ; le respect des écrivains pour le suffrage public, rendant leurs travaux plus assidus, et leurs productions plus rares ; la médiocrité contrainte à s’écarter de la lice, où ne lutteront que des esprits exercés et devenus vigoureux. On cessera d’opposer des préjugés exclusifs à l’accueil des audaces heureuses dans la carrière tragique, et des plaisanteries naïves et populaires de l’ancienne comédie. Dans les drames attendrissants, on n’aura plus honte de pleurer ; dans les pièces facétieuses, l’esprit égayé ne dédaignera plus de rire. Les bons auteurs, encouragés par les louanges qu’ils auront bien méritées, et retenus par une sévérité sans caprices, acquerront cette autorité qui suit la réputation légitime, et ne craindront pas qu’on les punisse, comme transgresseurs des lois de l’art, s’ils osent en reculer les limites et en étendre le domaine. La république des lettres fera, pour son accroissement en France, ce que la république romaine fit politiquement pour la sienne : elle répandra sa force et ses exemples chez les nations étrangères ; et, fière de leur rester supérieure, elle empruntera leurs richesses, leurs lumières, et ne dédaignera pas d’en recevoir quelquefois les leçons, ni d’en adopter les bonnes maximes. Nous irons rechercher, avec le grand Corneille, les beautés du théâtre espagnol ; nous irons fouiller, avec Molière et La Fontaine, les fabliaux, les canevas et les poèmes de l’Italie ; nous irons, avec l’infatigable Voltaire, nous enrichir de la morale poétique de Pope et d’Addison, et avec le tragique auteur de notre Œdipe à Colone, arracher aussi des lambeaux sublimes et terribles à Shakespeare. Nous irons enfin demander à Wielandu, à Goethev, et à Schiller, en quelles sources les muses germaines puisèrent cette ingénuité pure, et cette noble mélancolie qui verserait un charme sentimental en nos drames. Ainsi, de tous les foyers épars dans l’empire littéraire, soigneux de recueillir toutes les semences du feu sacré, nous tâcherons de rallumer entièrement cette belle flamme, qui, brûlante sur les trépieds antiques, étincelle encore parmi nous dans les chefs-d’œuvre des modernes.

À la table sommaire des diversités d’espèces qui composent le genre dramatique, il faut joindre maintenant celle des qualités qui constituent la nature de chaque ouvrage théâtral. Nous suivrons leurs séries dans cette décomposition, en commençant par la tragédie, et nous reprendrons successivement les autres d’après l’ordre de notre classification. De l’exposé des généralités premières sortiront, comme de leur tronc principal, les branches étendues qui s’offrent à notre examen, et dont le développement partiel nous donnera sujet d’admirer la multiplicité.

Ainsi va se réaliser l’effet de ma promesse, de ne pas diviser la doctrine en compartiments détachés par les époques séculaires du génie propre à chaque peuple et à chaque âge, mais de l’éclaircir par la distinction des principes éternels du bon, et du mauvais, relatif à tous les modes littéraires ; ainsi que les apparences du vrai et du faux sont rendues certaines dans les sciences physiques.

Réflexions sur ce que la littérature a de conjectural.

Je ne présume pas ne laisser rien de conjectural dans celle que je traite : n’est-il pas en toutes choses des qualités intimement occultes, inaccessibles à notre sagacité ? Que fais-je sur la littérature ? ce que l’anatomie physiologique fait sur le corps des animaux : elle démontre ce qui se manifeste de la forme et des conditions des organes ; elle se tait sur les mystères des puissances vitales dont les modifications sont infinies ; elle donne des noms aux parties des systèmes de mouvement et de circulation, pour en reconnaître la topographie et les fonctions résultantes : elle n’en saurait appliquer aux forces incommensurables de l’existence ; il est même de ces liens matériels si fins qu’ils échappent à notre subtilité, et qu’elle n’en peut unir les rapports à ceux que l’étude lui révèle. Pareillement, dans la littérature, l’assemblage des éléments qui forment le corps des ouvrages, n’en est que l’appareil mécanique ; et, sans le génie qui les anime, on n’en voit, pour ainsi dire, que le cadavre. Une certaine chaleur inspiratrice, un je ne sais quoi d’enflammé, en est la vie ; cause indéfinissable, inconnue, que je n’ai pas la prétention de sonder. Prétendre à donner les raisons de tout, me paraît la borne la plus étroite de l’intelligence, et le comble du déraisonnement. Au-dessus des vérités démonstratives, et si grosses qu’elles ne se dérobent point à nos sens, il en est de métaphysiques et de sublimes, si fugitives qu’elles nous sont soustraites, et si douteuses qu’il serait téméraire de croire les soumettre aux lois du calcul. C’est là qu’il faut s’arrêter, après avoir traversé la carrière du savoir : c’est là que des transports secrets élèvent le vrai poète, c’est-à-dire l’homme à qui le génie souffle ce feu qu’Horace appelle mens divinior , lorsque planant librement loin de notre vue, il domine son art et confond l’orgueil des rhéteurs qui le veulent astreindre à leurs insuffisantes mesures. C’est de là qu’on cesse d’avoir prise sur lui, et qu’on ne saurait plus le juger que d’instinct. Les plus habiles sont alors relativement à lui dans la même infériorité que la multitude ignorante à l’égard des plus habiles.

J’ai dû revenir sur ces maximes, afin qu’on ne me soupçonnât pas de vouloir étendre les droits de l’analyse plus loin qu’elle ne peut atteindre, afin qu’on ne m’accusât point de compasser avec une rigidité vaine la carrière de l’imagination, et d’enchaîner le sentiment en des entraves symétriques. Certes, et je puis m’exprimer figurément, puisque je parle de poésie et d’éloquence, ce serait couper les ailes à Pégase et à Mercure. Mieux vaudrait encore, pour l’accroissement de nos forces, les suivre tous deux en un essor déréglé, et céder à l’entraînement des hautes chimères, que de terrasser par de rigoureux préceptes les élans du génie et le vol hasardé de son inspiration méconnue.

Quatrième séance.
Du genre tragique, de ses espèces, et du nombre de ses règles, ou conditions.

Messieurs,

L’exposition que j’ai tâché de vous faire des genres dramatiques, et de leurs espèces, dans la séance précédente, me conduit présentement à vous définir les qualités constitutives de chaque genre.

De la tragédie selon Aristote.

Commençons par le plus auguste de tous, par la tragédie ; nous en avons reconnu trois espèces : la tragédie sacrée ou mythologique, la tragédie historique, et la tragédie inventée. Aristote leur attribue quatre qualités principales : il distingue la tragédie, en simple, en implexe, en pathétique, et en morale. Il la nomme simple, alors qu’elle présente un fait unique, dont l’accomplissement se produit sans changement de volonté ni de fortune des personnages, et sans obstacles au projet formé dès le commencement de l’action.

Exemples de la tragédie simple.

En ce rang, se place le Prométhée d’Eschyle, père de la tragédie antique : Jupiter irrité contre ce dieu, premier inventeur des sciences et des arts, veut le punir de son amour pour les hommes, à qui Prométhée remit un rayon du feu céleste. L’immortelle victime est seule instruite d’un arrêt du destin qui condamne Jupiter à tomber un jour du trône qu’il usurpa sur Saturne. Vainement le roi de l’olympe lui prétend arracher son secret par les supplices : un dialogue entre la Force et Vulcain apprend aux auditeurs quelle est la puissance du monarque des dieux, et quels tourments sont préparés au dieu rebelle, que Vulcain se charge à regret d’enchaîner sur le Caucase. Prométhée subit les tortures, et les scènes suivantes ne sont que le développement de sa courageuse résistance aux volontés d’un pouvoir suprême, qui ne lui semble pas mériter l’obéissance, parce qu’il est tyrannique. Les touchantes lamentations de la nymphe Io ne se mêlent épisodiquement au sujet que pour en interrompre la sombre uniformité par la pitié qu’elles inspirent, et pour faire éclater la science divinatoire de Prométhée, afin d’intéresser davantage à ses maux avant la catastrophe : elle se termine par l’exécution de l’arrêt qui livre le héros à la faim du vautour, dont il devient la pâture éternelle.

On voit que nul obstacle ne contrarie le dessein formé par Jupiter, et que ses rigueurs ne peuvent ébranler la constance du dieu protecteur des mortels. L’action se consomme ainsi qu’elle fut d’avance annoncée, et sa marche est accompagnée des chants du chœur qui coupent le dialogue par intervalles, en associant ses sentiments à ceux des principaux acteurs. Tel est le premier exemplaire du genre que nous étudierons sur d’autres beaux modèles. On se demandera d’où naquit l’intérêt que celui-ci put exciter dans Athènes ? Je crois, sans partager le mépris que des commentateurs modernes ont manifesté pour cette simple fable, qu’on eut lieu d’y admirer l’élévation des pensées, la grandeur des personnages, le spectacle toujours attachant de la vertu opprimée par l’injustice et par la force, son aveugle et cruel ministre, enfin cet inaltérable caractère d’un héroïsme luttant contre l’autorité même du plus redoutable des dieux, lorsqu’elle lui paraît criminelle : grande leçon donnée à la faiblesse du vulgaire, trop souvent complice des coupables violences des hommes. Rien ne marque mieux que ce premier exemple le haut rang du genre tragique. On y aperçoit déjà les éléments dont il est formé. La noblesse du style qui correspond à la majesté des choses se conforme à son origine et à son objet par les deux tons qui le distinguent : sublime dans les chœurs, qui prirent naissance du chant dithyrambique et des odes ; tempéré dans le dialogue, qui doit s’accorder avec les passions des grands personnages.

L’Agamemnon d’Eschyle est aussi simple par le sujet que le Prométhée. Le héros, vainqueur de Troie, est attendu par la vengeance : son épouse a promis et préparé sa mort : Cassandre prophétise la catastrophe : Atride est immolé par Clytemnestre, et l’adultère ne paraît avec Égisthe, au dénouement, que pour se vanter de son crime. Cette fable diffère de la première, non par la simplicité, mais par le choix des intérêts : ce ne sont plus des dieux qui les produisent, mais des hommes. Cette sorte de sujet est déjà plus convenable à nos théâtres ; mais on sent que sa nudité ne siérait pas à la scène française : il lui faut une complication qui en resserre le nœud, des ornements qui le relèvent ; des obstacles qui mettent en jeu les passions, et qui retardent le dénouement moins prévu. Ces nouveaux ressorts de la tragédie ne nous seront révélés que par Sophocle, Euripide, et Racine. Je citerais Alfieri, noble restaurateur de la tragédie grecque en Italie, et justement consacré par des chefs-d œuvre, si son Agamemnon ne me paraissait avoir quatre vices capitaux : 1º la lâche bassesse de son rôle d’Égisthe ; 2º la rentrée obscure d’Atride dans sa maison ; 3º l’absence de la Pythonisse, qui, ne paraissant pas, ôte à la pièce le beau contraste de la douleur des vaincus avec la joie des vainqueurs ; 4º la présence d’Électre, ainsi que dans la même tragédie de Sénèque, princesse indécemment confidente de sa mère adultère, et dont les reproches, avant le meurtre d’Agamemnon, révolteraient la délicatesse et le bon goût de nos spectateurs. Ce seul défaut causerait chez nous la chute inévitable de cet ouvrage. Du reste il est plein d’excellents morceaux et étincelle de beaux traits, qui m’ont paru dignes d’être imités sur notre théâtre.

Exemples de la tragédie implexe.

La tragédie qu’Aristote nomme implexe, est celle dont l’action unique comporte un soudain changement de sort, une révolution par des reconnaissances fortuites, en un mot, une péripétie. L’exemple s’en trouve encore dans la pièce d’Eschyle, intitulée les Choéphores w. Nous comparerons cet ouvrage à ceux de Sophocle, d’Euripide, de Voltaire, de Crébillon, et d’Alfierix, sur le même sujet. Ces cinq auteurs ont traité diversement la vengeance d’Électre, et l’Oreste, meurtrier de sa mère. Il sera curieux d’observer que la réunion des beautés de toutes leurs tragédies, n’offre rien de si grand et de si terrible que deux principales scènes de celle d’Eschyle. Son sujet renferme déjà cette particularité de tendre à une double catastrophe, qui change l’infortune des bons en prospérité, et le bonheur des méchants en malheur : élément nouveau à méditer.

Exemples de la tragédie pathétique.

La tragédie qu’Aristote nomme pathétique se fonde sur les passions douloureuses qui nous saisissent d’attendrissement et nous arrachent des pleurs sur une action destructive. Ne cherchons plus dans Eschyle cette source de pitié profonde : elle n’est abondante que dans les Œdipe, le Philoctète de Sophocle, les Iphigénie, l’Alceste, l’Hécube, et tant d’autres pièces du touchant Euripide. Car c’est en ce sens qu’il faut entendre le jugement d’Aristote, qui le regarde, avec les Athéniens, comme le plus tragique des poètes grecs, et non comme le plus parfait. Les éloges qu’il donne aux éminentes beautés de l’Œdipe-Roi éclaircissent nettement son opinion. Peut-être n’est-il pas superflu d’appuyer sur ce point, pour mieux réfuter les erreurs qui résultent de l’interprétation des maximes qu’on isole, en les tirant des savants rhéteurs, et qu’on donne ensuite pour des axiomes. Souvent elles ne sont dans leurs livres que les conséquences des pensées antérieures dont on les détache ; et l’ignorance, ou l’inattention, les transforme en principes, et proclame faussement leur autorité, sur la foi et le renom des ouvrages dont on les extrait aveuglément.

L’étonnement et la terreur furent les qualités primitives de la tragédie : ces fortes passions lui assignèrent sa haute place dans les suffrages des peuples de la Grèce. La pitié, qui relâche les âmes, ne doit s’y joindre que secondairement : passion plus commune, elle ôte au sujet de la fable tragique un peu de l’élévation qui la distingue, et ne sert qu’à détendre quelquefois les compressions trop fatigantes pour les cœurs, et qu’à rabaisser les héros à la condition humaine, en les faisant descendre jusqu’à notre infirmité, pour charmer la faiblesse de la multitude. Ce reproche, qui semble rigoureux, fut adressé par le peuple le plus jaloux des perfections de l’art, aux poètes qui suivirent Eschyle, et que le critique Aristophane accusait déjà de faire dégénérer l’art tragique. La préférence de quelques lettrés pour le grand Corneille s’appuie sur la même raison. Ni lui, ni le vieux Eschyle, ni Sophocle, ne prévalurent par la seule pitié ; mais la terreur et l’admiration furent les supports de leurs ouvrages immortels. Ce sont elles qui prêtèrent à leurs créations et même à leur langage le plus simple,

                       « Cette hauteur divine
« Où jamais n’atteignit la faiblesse latine.

Ce sont elles qui imprimèrent une teinte mâle et sombre à la tragédie des Sept Chefs devant Thèbes, dont Boileau nous transmit si bien la forte couleur dans ces vers :

« Sur un bouclier noir sept chefs impitoyables
« Épouvantent les dieux de serments effroyables :
« Près d’un taureau mourant qu’ils viennent d’égorger
« Tous, la main dans le sang, jurent de se venger :
« Ils en jurent la Peur, le dieu Mars, et Bellone.

C’est la terreur qui frappe, d’une consternation vraiment théâtrale, les auditeurs frissonnants à l’aspect du glaive de la muse antique : c’est elle qui les prépare à goûter plus délicieusement la pitié, si agréable lorsque par des larmes elle les soulage de la stupeur, et du triste étonnement, où la crainte les avait maintenus. Cette grande passion, amplement développée au cinquième acte de Rodogune, est la plus difficile à exciter noblement, sans la rendre convulsive, et la plus rarement bien déployée au théâtre : c’est la pierre de touche du génie. Nous le prouverons en l’analysant.

Je ne parlerai point séparément de la tragédie qu’Aristote nomme tragédie morale : cette qualité, s’appliquant à toutes les autres, n’est pas l’objet d’une distinction pour nous. Il n’en fait une, apparemment, que d’après des exemples particuliers à sa nation, et dont la connaissance ne nous est pas parvenue. N’est-il pas de notoriété que de tout ouvrage dramatique doit ressortir, soit par les maximes qu’entraîne le dialogue, soit par la composition du sujet, quelques moralités utiles pour l’auditoire ? Les Euménides ont cet avantage distinct sur les autres pièces d’Eschyle, de révéler les dogmes de la justice divine et humaine, selon les idées qu’en avaient conçues les anciens. Quand nous détaillerons les ressorts de cette terrible tragédie, vous désapprouverez, je crois, le ton d’ironie dédaigneuse que prend La Harpe en en parlant, et en la jugeant d’après son intelligence imbue des opinions de nos jours, et moins étendue que son érudition. Rien n’est plus puéril que de ridiculiser, comme il fait, le sommeil des Furies qui laissent reposer Oreste, en disant : « Ici le chœur ronfle, ici le chœur ronfle encore ! » Ces sarcasmes de mauvais goût devinrent la périlleuse habitude des écoliers de Voltaire, qui singent ses boutades sans avoir le feu de son esprit, et des chefs-d’œuvre pour excuses.

Exemples de la tragédie morale.

Le fonds moral que renfermaient les drames des Grecs s’enrichissait encore d’un intérêt national, dont la pièce intitulée les Perses nous fournit l’exemple. On y voit l’ombre évoquée de Darius, sortant du tombeau pour déplorer la ruine de son empire ébranlé par la folle expédition de Xerxèsy. La majesté de cette fiction jette une lugubre tristesse sur le récit du malheur des nations vaincues par la liberté grecque. De tels moyens secondent puissamment l’imitation idéale convenable au genre ; et l’on s’imagine faussement que l’art a pu gagner en se privant des effets qu’ils produisent. Si de justes et solennelles préparations faisaient apparaître au milieu de ses enfants avilis l’ombre du fameux Charlemagne, leur reprochant la dégradation de leur tonsure, et la dissolution des vastes états qu’il leur avait conquis, ne doutons pas que notre nation, flattée par d’augustes souvenirs, émue d’un si digne spectacle, n’en applaudît avec transport la grandeur et la moralité. Cette coutume qu’avaient les poètes grecs de se borner à des sujets nationaux, fut une des causes de la vérité de leurs peintures et de la supériorité que nous y admirons. Les habitudes, les mœurs, les lois particulières, mieux connues par les auteurs et par les spectateurs, ajoutent à l’intérêt de l’objet représenté. Notre Melpomène, en parcourant le monde entier, ne peut y saisir que les mœurs, les lois et les habitudes générales des peuples : elle ne les touche que d’un pinceau vague, et les détails, source de naturel et de naïveté, se perdent dans la profusion des sentences et des lieux communs oratoires qui les remplacent. Au contraire, les fictions chez les Grecs leur paraissaient identiques à leurs propres usages : ils jugeaient avec certitude l’imitation plus ou moins fidèle des réalités qui se rapportaient à leur histoire : leur goût dut aussi se perfectionner plus vite, et leurs auteurs durent plus promptement se former sur lui. En cela, notre Corneille imita leur génie : circonscrivant presque toute sa carrière, se bornant à peindre la grandeur d’un seul peuple, il sembla se transformer en citoyen de Rome ; et, soit qu’il parlât sous la toge républicaine, soit sous la pourpre impériale, ses discours respirèrent l’esprit et la politique de la nation dominatrice qu’il avait attentivement et doctement étudiée.

Ce qu’on aperçoit d’abord en lisant Eschyle, c’est l’extrême nudité du sujet de ses drames, non moins que la simplicité des traits et des contours de ses personnages. Leur dialogue, suspendu par des chœurs, ou s’entrecoupant avec leur coryphée, dirige une action que rien ne gradue en sa marche ; ils s’y montrent sous de fières et immobiles attitudes, tels que des statues parlantes : ils ne savent encore s’opposer les uns aux autres, ni se grouper ensemble, ni agir par leur concert ou par leurs contrastes : ce sont des hautes lignes sans courbure et presque parallèles : mais l’ordre qui pourtant règne entre elles est loin de l’enfance de l’art. Eschyle étonne par l’éminence des idées, par la sublime concision des maximes, et par le choix des caractères prédominants. Ce mode tragique, uniformément élevé, n’est déjà plus l’imitation exacte de la nature, mais une imitation convenue de la nature exaltée. Là commence à s’exécuter la loi transcrite par le fils de Racine, sur l’obligation d’imiter en poésie moins le vrai simple que le vrai idéal. La dignité d’Eschyle inspira sur lui ce jugement d’Horace dans l’Épître aux Pisons.

Docuit magnum loqui, nitique cothurno.

« Il a révélé la majesté du langage, et l’éclat du cothurne. »

Ces éléments reconnus, qu’il soumit à de premières expériences, ne furent pas stériles pour Sophocle, qui tendit à compléter progressivement le système de la tragédie antique. Les nouvelles règles, qu’il y adapta, le perfectionnèrent ainsi : chez lui, les personnages, devenus humains, gagnent en naturel ce qu’ils perdent en élévation épique ; et, par là, conviennent mieux au genre. Son dialogue et ses sentiments étonnent moins l’esprit que ceux d’Eschyle, mais ravissent et pénètrent mieux le cœur. Chaque scène, bien mesurée en ses pièces, va promptement au but sans y courir trop précipitamment : son action est bien une, et ses personnages bien différents les uns des autres, quoique toujours pareils à eux-mêmes : il sait modérer la pitié pour lui conserver une noble décence : il sait manier doucement la terreur à laquelle il donne un frein pour qu’elle n’aille pas jusqu’à l’horrible : ainsi que les antiques statuaires, animant les douleurs des Niobé et du Laocoon, en atténuèrent les trop vives expressions, afin de ne rien diminuer à la pureté régulière des traits de leurs belles images, et de maintenir gravement la dignité de leurs parfaites attitudes. Les Trachiniennes z, ou Hercule mourant, appartiennent encore au système de son prédécesseur, par le choix d’un héros divin : mais les acteurs qui figurent autour de lui, tenant plus à l’humanité, signalent déjà la correction et le goût de leur auteur.

Remarquons en passant que les anciens atteignaient mieux que nous l’expression des sentiments propres à la force idéale des héros qu’ils animaient. Alcide, brûlé des poisons de la robe trempée au sang du Centaure, et soupçonnant Déjanire de trahison, charge son fils de traîner sa mère à ses pieds, et de la déchirer en sa présence : cet ordre de commettre un parricide nous ferait horreur : mais c’est Hercule qui cède aux souffrances : ce commandement imprime l’idée de l’excès d’une douleur proportionnée à sa vigueur plus qu’humaine. Notre délicatesse est donc fausse lorsqu’elle mesure les passions de l’idéal sur la faiblesse de notre nature commune. Voilà l’extraordinaire vraisemblable en de certains sujets ; extraordinaire que l’on confond avec le bizarre, et que ne distinguent point les médiocres esprits, toujours incapables de concevoir à quelle sublimité monte parfois le genre dramatique.

Aux premières règles d’une action unique, présentée en dialogue, entre des acteurs distingués par le rang et le caractère, Sophocle a donc su joindre les oppositions d’intérêts contrastants, les moyens qui concourent aux péripéties, l’accroissement de terreur et de pitié progressives de scène en scène, et les divisions mesurées par les chœurs pour orner et rehausser la fable, sans la ralentir, ni l’interrompre.

Euripide, avons-nous dit, mérita le titre du plus tragique des poètes grecs, non qu’il fut si grand par les pensées qu’Eschyle, ni si parfait en toutes proportions que Sophocle, mais en ce sens qu’il fut plus pathétique que ses prédécesseurs : en effet sa muse retrace moins le courage et l’héroïsme, que la douleur humaine dans les profondes et illustres misères. Ses acteurs sont plus éloquents en leurs infortunes, et les traits de leur malheur se gravent plus avant dans les âmes. Il ajouta même à l’expression du détail, cette qualité si rare chez nos auteurs, la naïveté sans bassesse. Avouons que cette qualité précieuse est presque ignorée, ou mal à propos dédaignée par nos tragiques français. Une dignité monotone, un certain luxe artificiel qui l’exclut de notre scène, revêt et guinde en quelque sorte les plus simples rôles. Penserions-nous que la naïveté dégradât le sublime ? Je tiens qu’elle le ferait éclater plus vivement, qu’elle doublerait l’illusion, et que, pour tout dire, elle établirait dans les nobles fictions de la tragédie une vraisemblance égale à ce naturel frappant qu’elle donne aux intrigues familières de la comédie. Par ces raisons même, les imitations d’Euripide devinrent plus vraies, et son style en reçut une heureuse mollesse, une fluidité, un abandon entraînant qui saisit, emporte, et charme le lecteur. La muse de Racine, formée sur ce beau modèle, le surpassa par une douce mélodie, plus séduisante encore, et plus variée : supérieur à cet habile maître par la diction, il ne l’égala que passagèrement par ce qui tient au pathétique. La terreur et la pitié, sur le théâtre grec, allèrent bien au-delà de ces mêmes passions sur nos théâtres. Les étrangers seuls, parmi les modernes, parvinrent à ce degré dans leurs compositions hardies, mais informes et désordonnées : au contraire le goût français, trop timide, mais réglé, refroidit chez nous les actions tragiques ; et les parallèles que nous en offrirons, vous convaincront de cette vérité. Voltaire, qui la sentit bien, fit faire de nouveaux pas à l’art d’intéresser : mais ce qu’il imita le plus dans Euripide, fut son tour d’esprit philosophique, dont l’abus est de se prodiguer en sentences accessoires aux nécessités du sujet. On l’excuse de ce vice en raison du but moral et politique où tendait sans cesse la marche de son talent, et trop de beautés compensent en lui ce défaut, pour qu’il soit permis de le condamner.

Si l’exagération du pathétique outrepassait les limites que les anciens lui ont marquées, elle dégraderait la dignité de l’art : mais on peut, mais on doit même atteindre aux dernières bornes qu’ils ont posées à la pitié et à la terreur extrême, pour donner au public toutes les émotions qu’il a le droit d’attendre du vrai genre tragique.

Différences des systèmes tragiques anciens et modernes.

Passons maintenant à l’observation de quelques différences originelles entre la tragédie antique et la nôtre. Chez les anciens, l’action est nue, et dégagée de tout ornement inutile ; la seule diversité des rôles opposés produit la variété de l’effet total de leurs ouvrages : mais tous les caractères gardent, d’un bout à l’autre, leur même mouvement, et leurs mêmes déterminations. Ils paraissent comme des Athlètes dans une lice, où, dépouillés de tout vêtement, leur lutte mutuelle dessine fortement aux yeux les contours, la vigueur, et la légèreté de leur corps. Chez les modernes, la fable est moins simple, et comme parée de draperies fastueusement brodées : les passions de ses personnages sont continuellement modifiées par les bienséances sociales : leurs physionomies plus changeantes, ne sont pas moins vraies, quoique moins naturelles ; mais l’effet des figures entières, moins fixe dans leurs contrastes, est moins tranchant et moins grave.

Sans doute il faut attribuer ces variétés à l’étendue des cirques où se jouaient les tragédies grecques, à l’usage des masques immobiles que portaient les comédiens, à l’éloignement du point de vue offert en perspective à la foule environnante : elle n’eût pu saisir les nuances fines de sentiments et de détails, ni les complications d’intrigues démêlées par de subtils développements, ni les altérations multipliées des visages de nos Lekain et de nos Talma, images vivantes des plus sublimes transports de l’esprit, des plus intérieures pensées de l’âme, et des troubles les plus profonds du cœur humain. De là ces masses distinctes, ces larges divisions, ces lignes continues, qui frappaient les regards du peuple d’aussi loin que les porte-voix prolongeaient les accents des acteurs jusqu’à ses oreilles, aux extrémités les plus reculées d’un vaste amphithéâtre. Eschyle y devait plaire au nombreux concours de ses auditeurs, par sa grandeur colossale et sa haute uniformité. On retrouve dans le maintien de sa muse cette excessive roideur, vice presque inévitable aux génies inventeurs, qui semblent toujours douter d’avoir suffisamment creusé les traits de leur dessin, et qui, pour affermir la solidité de leurs formes, préfèrent les marquer trop durement, à ne les toucher que d’un crayon superficiel. Ses drames ressemblent à de vieux monuments taillés dans le marbre avec rudesse et âpreté, mais résistant par leurs blocs et leur inébranlable architecture à toutes les attaques des siècles. L’aspect des héros, qu’il choisit dans un ordre surnaturel et divin, inspira, je pense, cette maxime d’Aristote, que tout ce qui entre dans l’épopée, entre aussi dans la tragédie : maxime désormais inapplicable à la nôtre, et qui ne convient qu’à nos tragédies lyriques. La comparaison de l’une des espèces de nos grands opéras avec la tragédie fabuleuse, deviendra la preuve de ce que je dis.

Analogie de l’Alceste grec et de notre Alceste lyrique.

Prenons l’Alceste d’Euripide : transportée sur notre scène, elle n’a subi que peu de corrections pour mériter le durable succès qu’elle y obtint ; même ordonnance dans le sujet, même appareil dans le spectacle, même présence des chœurs, même simplicité d’action dans la fable. Le récitatif qui relève le dialogue noté n’est autre chose pour les Français que la mélopée pour les Grecs : un coryphée, ainsi que chez eux, est l’interprète du chœur quand le nombre de ses voix serait mal entendu : l’intervention merveilleuse des dieux parmi les personnages humains s’y retrouve dans la descente d’Hercule aux enfers, qui ramène, de chez les morts en son palais, l’héroïque épouse d’Admète : les changements de décorations y rappellent l’emploi des machines en usage dans la tragédie athénienne ; et la musique si passionnée, si vraie, si dramatique, de l’incomparable Gluckaa, y supplée à la sensible et véhémente éloquence des vers d’Euripide. Citerai-je Orphée ? Le chœur des démons, attendris par la lyre du héros, reproduit un exemple de l’imitation du chœur des furies apaisées par la voix d’une déesse dans la tragédie des Euménides, composée par Eschyle. Parlerai-je des Iphigénies et de l’Œdipe à Colone ? La ressemblance de ces opéras avec les pièces grecques est remarquable en tout point. La tragédie lyrique place ses fictions dans l’olympe comme sur la terre : elle use des ressorts célestes et de tous les prestiges surnaturels que déploient les drames de l’antiquité : elle s’empare de leurs détails et de leur ensemble : comme eux, elle mélange son style de rythmes variés que la poésie adapte aux convenances : elle exclut les dissertations prolongées, et le nœud trop compliqué des intérêts : sa marche est lente, grave, mais débarrassée des longs raisonnements : tout y éclate par les passions : tandis que la tragédie déclamée ne représente à nos yeux que des héros humains, rejette le secours des machines, n’emprunte aux pièces des anciens que des scènes détachées, et fondues avec art dans les scènes qu’elle invente, supprime le merveilleux qui frappe les regards, et n’emploie que celui qui étonne la pensée : elle ne seconde point son action par la présence des chœurs, mais elle la continue à l’aide des confidents que nos auteurs y ont sagement substitués. J’observe, de plus, qu’il est peu de tragédies grecques dont la mesure ne se soumette à la coupe de nos grands opéras, mais que leur étendue suffit si rarement à la mesure de nos tragédies, que Racine et Voltaire se crurent forcés d’y ajouter des intérêts épisodiques, ou inhérents, qui fournirent aux dimensions de leurs pièces. Quand nous poserons les règles du drame lyrique, nous achèverons de mettre ces conformités en pleine évidence.

Qu’on n’induise pas de ces remarques l’impossibilité de transmettre au théâtre français des ouvrages purement tirés du théâtre grec. Il en est de favorables à notre art, tel que l’Œdipe-Roi, auquel les corrections de nos auteurs n’ont fait que nuire, et dont la représentation eût été plus belle, s’il n’eût pas subi d’altération, au gré de notre goût national. Il en est d’autres que ce même goût doit proscrire du genre et abandonner à celui des poètes lyriques. La distinction en est aisée : tous ceux dont la fable merveilleuse comprend les actions, les mœurs, et la présence des immortels, sont hors de la tragédie moderne : tous ceux qui comportent les faits et les passions des hommes lui appartiennent aussi bien que les portraits des héros de l’histoire. Là, ce sont les cœurs des humains qu’on s’efforça de peindre ; et les sentiments que leur imprima la nature sont pareils dans tous les temps et chez tous les peuples : les traits que Sophocle en a bien marqués passeront donc avec un égal effet sous la plume de l’auteur d’Athalie, seule pièce comparable aux plus parfaites du poète athénien, par sa grave ordonnance et ses divins caractères.

La dernière différence entre nos pièces et les pièces anciennes tient à la suspension de nos cinq actes par la musique de nos orchestres ; division inusitée chez les Grecs, dont les drames ne formaient qu’un seul acte entrecoupé par les chœurs, qui restaient en place durant toute l’action : elle se composait du prologue, devenu chez nous l’exposition ; de l’épisode, qui n’est dans le fait que le nœud ; de l’exode, qui correspond à notre dénouement ; et, enfin, d’un chant du chœur, nommé complainte, qui achevait de remplir l’âme des spectateurs des sentiments de terreur ou de pitié qu’avait inspirés la fable. On ne trouve la loi de l’interruption des actes que dans l’Épître d’Horace aux Pisons : elle date du théâtre latin, dont nous ne décomposerons pas les tragédies, puisqu’elles suivent les mêmes règles que les tragédies grecques, et que ces règles y sont faiblement appliquées. La comédie latine peut seule fournir matière à l’étude des principes qui se rapportent à son genre.

Enfance de l’art dramatique chez les modernes.

Arrêtons-nous un moment pour considérer les nouvelles qualités que le genre dramatique, après les travaux de ses fondateurs illustres, reçoit de son plus puissant législateur. Corneille paraît : cet homme jette les yeux de son génie sur le théâtre de son siècle. Qu’aperçoit-il ? Des muses inhabiles et grossières, plus ignorantes que celles du moyen âge, avaient pourtant écarté déjà de la scène ces pièces ridicules intitulées les Mystères, œuvres de la dévotion mal entendue, œuvres informes et surtout dangereuses, puisqu’elles étaient risiblement absurdes, et que la superstition alors punissait les rieurs. Néanmoins ces ouvrages témoignent encore que l’origine de la poésie et sa tendance sont toujours religieuses : la crédulité de nos pères en l’appliquant à la passion du Seigneur, aux larmes de la Vierge et des saints, obéissait au même penchant que les Grecs, jaloux de se représenter les pieuses fables de la mythologie, objet de leur croyance. Boileau décrit ces deux époques en vers si bien faits, que chacun les sait, et que personne ne se lasse de les entendre relire.

« La tragédie, informe et grossière en naissant,
« N’était qu’un simple chœur, où chacun en dansant,
« Et du dieu des raisins entonnant les louanges,
« S’efforçait d’attirer de fertiles vendanges.
« Là, le vin et la joie éveillant les esprits,
« Du plus habile chantre un bouc était le prix.
« Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
« Promena par les bourgs cette heureuse folie ;
« Et, d’acteurs mal ornés chargeant un tombereau,
« Amusa les passants d’un spectacle nouveau.
« Eschyle dans le chœur jeta les personnages,
« D’un masque plus honnête habilla les visages

Notons en passant la hardiesse de cette hémistiche, habilla les visages. Boileau poursuit :

« Sur les ais d’un théâtre en public exhaussé,
« Fit paraître l’acteur d’un brodequin chaussé.
« Sophocle enfin, donnant l’essor à son génie,
« Accrut encor la pompe, augmenta l’harmonie, etc.

Et plus loin :

« Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré,
« Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré.
« De pèlerins, dit-on, une troupe grossière
« En public à Paris y monta la première,
« Et, sottement zélée en sa simplicité,
« Joua les Saints, la Vierge, et Dieu, par piété.

Les religions différentes durent avoir de différents effets sur l’imagination. Le temps seul put révéler à nos aïeux les erreurs de leur goût resté barbare ; car, ainsi que l’écrit Gibbon en son Essai sur l’étude de la littérature,

« La mythologie ancienne qui animait toute la nature, étendait son influence à la plume du poète. Inspiré par sa muse, il chantait les attributs, les aventures, et les malheurs des dieux.

« L’Être infini, que la religion et la philosophie nous ont fait connaître, est au-dessus de ses chants : le sublime à son égard devient puéril. Le fiat de Moïse nous frappe, mais la raison ne saurait suivre les travaux de la divinité, qui ébranle sans efforts et sans instruments des millions de mondes. »

Cette citation nous rend sensible que l’idée abstraite d’un Dieu est toujours rapetissée par les artifices de l’imagination : elle s’agrandit au contraire en nous par le sentiment intérieur ; l’expression en demeure tacite, et, ne donnant nulle prise aux paroles, elle échappe aux termes et aux figures du style :

« De la foi d’un chrétien les mystères terribles
« D’ornements égayés ne sont point susceptibles.

Ces maximes raisonnables durent arrêter ceux qui, se laissant entraîner au soin de rajeunir les vieilles choses et à la vanité de les remettre à neuf, prétendaient tirer de l’orthodoxie les mêmes ressources que des allégories brillantes, ingénieuses et poétiques, qui transformaient toutes les puissances de la nature en acteurs vivants, dans les temples du paganisme. Le bon goût de Fénelon ne se trompa point sur ces nuances, lorsqu’il préféra nous instruire par la bouche des divinités et des nymphes païennes ; lui, de qui l’esprit, aussi doux qu’évangélique, eût prêté tant de charme aux leçons du christianisme. Il en respecta l’austérité, contraire aux fictions et aux agréments de la poésie.

Vues générales sur les progrès de l’art dramatique.

Les malheureux essais que firent nos ancêtres, les ramenèrent à chercher, dans les purs modèles du beau, les véritables règles de leur art ; mais, abusés encore par les préjugés de leur âge, en excluant de leur théâtre Jésus, ses apôtres, et ses martyrs, ils y introduisirent des hommes de renom, mais défigurés par les habitudes vicieuses de leur temps, de leur servage, et de leur emphatique chevalerie.

Peu contents de ces expériences nouvelles, ils travestirent les héros de l’antiquité sous les formes bizarres de leurs grands suzerains, et leur prêtèrent un idiome tantôt affadi de banalités doucereuses, tantôt bassement trivial, tantôt hérissé des pointes du bel esprit, tantôt surchargé de locutions ampoulées.

L’influence des longues guerres n’avait fait acquérir aux lettres que les concetti de l’Italie, que l’érudition alors ténébreuse des Allemands, et que les galantes hyperboles de l’Espagne. Ce commerce de tant de nations corrompit la langue radicale sans l’enrichir, et les révolutions de l’Orient étaient trop récentes pour que la conquête des écrits de l’antiquité fût devenue notre précieux héritage. Les défectuosités de l’Hercule mourant, que Rotrou prit à Sophocle sans savoir se l’approprier, sont les témoignages de mes assertions. La seule Sophonisbe du Trissin porta dans l’imitation qu’en fit Mairet, quelque empreinte du genre dont elle fut le naissant honneur en France.

Révolution opérée par le génie de Corneille.

Tel était le triste tableau de la scène, quand Pierre Corneille se saisit du pinceau tragique, et lorsque, ouvrant le théâtre de Melpomène à Clio, son génie chaussa du cothurne cette féconde muse de l’histoire. L’autre parut être plus étrangère à ses vues : aussi la laissa-t-il pour compagne à Racine, né pour l’embellir et l’illustrer en rajeunissant Andromaque, Iphigénie, et Phèdre, ses nobles filles, plus heureusement que Corneille ne sut faire revivre Œdipe et Médée, autres enfants de la muse attique.

Création de la tragédie historique.

La majesté de l’histoire s’accordait davantage avec la gravité de son esprit. Obéissant aux conseils de sa raison élevée, il devint créateur d’un nouveau genre, et le soumit habilement aux règles déjà reçues d’unité, de vraisemblance, d’intérêt, et d’ordonnance théâtrale. Profondément pénétré des maximes d’état, docte scrutateur du jeu des ressorts que font mouvoir les chefs populaires et les monarques, il mit la politique, non en discours, mais en action ; une ferme logique dirigea les arguments de ses personnages, et son inspiration précipita les traits de leur dialogue : il passionna la raison et les vertus publiques, et ressuscita les héros sous des formes rehaussées par son génie. En les envisageant, on s’imagina qu’ils apparaissaient eux-mêmes ; en les mesurant, leur grandeur fit apercevoir qu’ils étaient l’ouvrage de son esprit sublime. Tout ce que les livres des Machiavels révélèrent de secrets sur les révolutions et les gouvernements se trouve compris dans l’immense fonds de ses tragédies ; et, de plus, il sut y joindre les mystères de son art, en exaltant les sujets sérieux qu’il traita par les beaux mouvements et par l’éloquence. Si quelquefois trop de pompe et d’ornements vieillis en ses discours surcharge ses rôles des emprunts qu’il fit à Lucain et à Sénèque, plus souvent son luxe répond à la magnificence de ses sujets ; et la simplicité de son style fait reluire naïvement l’énergie de ses pensées. Le dessin de ses caractères est si correct, et déterminé si solidement, qu’on ne saurait plus oublier les images des hommes qu’il fit agir et parler : on se ressouvient d’elles comme de personnes réelles et vivantes qu’on aurait vues dans le monde. Aucun auteur ne créa plus de grands simulacres et ne marcha plus escorté que lui de héros nés de son invention, il suffit, pour en être étonné, d’en faire le dénombrement. C’est avec cet admirable cortège qu’il se montre environné de gloire à la postérité. La tragédie devint par lui toute historique : et certes les Athéniens, qui manquaient d’exemples en ce genre, n’auraient pu, sans surprise et transport, assister à la représentation des Horaces, de Cinna, de Polyeucte, de Rodogune, et d’Héraclius, sans lui donner le prix à tous les titres : élévation, gravité, raison et pathétique, tout y éclate avec éminence, et pourtant le fondement de ses chefs-d’œuvre n’est pas tant la fiction que la vérité.

Ses successeurs, jaloux de traiter la politique après lui, eurent tous l’infériorité ordinaire aux imitateurs. Je ne parle pas seulement de ces auteurs érudits qui n’entendent que la lettre et non l’esprit de l’histoire, ni de ces docteurs de vingt ans qui, la tête frappée des faits qu’ils ont lus au collège, présument étourdiment, en versifiant les harangues de Tite-Live et de Salluste, en rimant de froides sentences, remplissage de leurs cinq actes, offrir le tableau des affaires d’état, et des intérêts des cours, qu’ils n’ont pas appris à connaître : je parle de Racine lui-même, de Voltaire, de Crébillon, qui, bien que les plus habiles de nos tragiques, n’ont atteint Corneille en cette partie que par intervalles, et qui furent plus constants dans le pathétique que dans la sublimité. Racine s’en approcha le plus souvent dans Acomat, dans Agrippine, dans Joad surtout, et dans quelques scènes de Mithridate ; mais ses jeunes princes et ses héroïnes secondaires ont tous une couleur égale et de pareils traits : il n’est aucune des figures nombreuses tracées par Corneille qui ressemble à l’autre ; et, si nous envisageons celles qu’il place en avant du tableau, ne nous écrierons-nous pas avec le père Brumoy, dans son parallèle des anciens et des modernes : « Les Romains furent-ils jamais si majestueux dans leurs sentiments et dans leurs idées, qu’ils le sont sur notre théâtre ? quelle profondeur de politique ! quel raffinement de fierté ! Sont-ce des héros de notre monde ? Sont-ce des génies d’un monde supérieur ? Tout tremble, tout s’abaisse devant eux ! » Cette différence existe donc entre les deux maîtres de la scène, que Racine a bien peint les cœurs, et Corneille les grands cœurs.

La préférence que La Harpe accorde au premier n’est pas, ce me semble, une de ses moindres erreurs ; et, lorsqu’il cherche, avec tant de peine, en quoi l’un fut plus sublime que l’autre, il avoue à son insu qu’il manquait d’un juste compas dans l’esprit pour les mesurer. Le sentiment et le style sont le génie de l’un ; l’élévation des choses et l’étendue des plans, le génie de l’autre. Dépouillez l’un du charme exquis de l’expression, il ne lui restera, comme dans Virgile, qu’une fable sage et commune : traduisez l’autre en une langue grossière, ses sujets, comme les fictions d’Homère, étonneront encore dans leur beauté nue, par leur contexture et leurs dimensions idéales. Mais ne nous engageons pas dans ces stériles contestations sur les prééminences, et n’apprenons qu’à goûter également les fruits des esprits excellents dont la nature varie à son gré les dispositions, pour nous procurer toutes sortes de plaisirs.

On a vu de quel point la littérature moderne partit à son origine, et qu’il fut nécessaire de revenir aux préceptes de l’antiquité, afin de reprendre de là le fil des progrès de l’art, et d’avancer pas à pas. Ainsi se confirme ce que j’avais statué dans mon introduction, que dans l’étude des lettres, comme dans celle des autres sciences, on est contraint à suivre l’ordre des découvertes pour en faire de nouvelles, et que son avancement tardif n’est que l’ouvrage du temps et le résultat des expériences.

Qualités de la tragédie.

Nous sommes en état désormais de constater les qualités principales de la tragédie, que nous ont fournies tant d’exemples depuis les Grecs jusqu’à nous. Or elle se compose d’une action divisée en cinq ou trois actes, présentée en dialogue, entre de grands personnages dont les intérêts, le rang, et les caractères, doivent exciter l’admiration, la terreur et la pitié, par l’exposition, par les péripéties, et par un pathétique s’accroissant de scène en scène, et qui doit arriver à son comble à la catastrophe, sans dégrader, par son excès, la noblesse du genre ; les couleurs et les nuances du style doivent s’y accorder avec les dispositions du sujet, et la diction descendre quelquefois à la plus simple naïveté, sans bassesse.

Énumération des règles, ou conditions de la tragédie.

Ces qualités à présent exprimées, je passe aux conditions qu’elles exigent ; elles sont au nombre de vingt-six, dont quelques-unes se subdivisent en plusieurs branches ; les voici :

1º La fable ou le fait : deux espèces ; simple, et composé ;

2º La mesure de l’action ;

3º La triple unité, qui ne se trouve exactement que dans l’action simple ;

4º Le vraisemblable : deux espèces ; naturel ou ordinaire, et extraordinaire ;

5º Le nécessaire : deux espèces, et qui sont les mêmes que celles du vraisemblable ;

6º La terreur ;

7º La pitié ;

8º Le mélange de la pitié et de la terreur ;

9º L’admiration ;

10º Les péripéties : trois espèces ; de reconnaissances, d’événements, et de changements de volonté dans les passions ;

11º La fatalité du destin ;

12º La fatalité des passions ;

13º Le genre des passions : deux espèces ; principales, et secondaires, qui servent d’instruments aux premières ;

14º Les caractères : quatre espèces ; grands, vulgaires dans les rôles subalternes, pareils à eux-mêmes, et changeants ;

15º Les mœurs ;

16º L’intérêt : quatre espèces ; de passions, de politique, d’événements, et de caractères ;

17º L’exposition : trois espèces ; simple de faits, compliquée de faits, exposant des caractères et non des faits ;

18º Le nœud ou l’intrigue ;

19º L’ordre des actes ;

20º L’ordre des scènes capitales ;

21º Le dénouement : trois espèces ; heureux, malheureux, mixte ;

22º Le style : deux espèces ; orné dans l’exposition et dans les choses locales, simple et passionné dans l’action ;

23º Le dialogue : deux espèces ; soutenu, et coupé ;

24º Les tableaux scéniques ou aspects des personnages ;

25º La symétrie : deux espèces ; de caractères pareils ou contrastants, et de situations ou tableaux ;

26º Complément ou réunion de toutes ces parties, dont je donnerai l’explication.

Telle est la quantité des conditions que nous allons étudier chacune, et auxquelles ont satisfait les grands maîtres, lorsqu’ils ont pu donner toutes les qualités ci-dessus requises à la tragédie. L’omission de quelques-uns des préceptes qui s’y attachent imprime aux ouvrages de ce genre les défauts qui les rejettent dans la classe inférieure, où bientôt ils tombent dans l’oubli, quelle que ait été leur vogue éphémère ; car, en cet art, ainsi que l’a dit le sévère Boileau :

« Il n’est point de degré du médiocre au pire.

Aussi Voltaire disait-il gaîment qu’un bel ouvrage dramatique était l’œuvre du démon.

Jugez, Messieurs, à la suite de réflexions et à l’étude qu’exigent toutes ces qualités et conditions diverses, si j’affirmai sans raison l’invariabilité nécessaire des principes que je range en série exacte, et si je me flattai imprudemment de prouver que les règles en littérature ne sont point vagues et arbitraires, puisque, sans leur rectitude, on ne pourrait ni prévoir, ni mesurer, ni forcer les succès. Je me souviens d’avoir écrit à ce sujet, dans la préface d’une de mes tragédies, qu’on ne peut fonder les calculs de l’art que sur la raison fixe, universelle, et éternelle du public ; que, s’il était capricieux autant que le croient ceux qui n’en ont pas étudié le caractère, on n’aurait aucune certitude acquise de ce qui doit lui plaire ou lui déplaire ; c’est-à-dire, qu’on manquerait de toutes règles sûres. Sophocle n’aurait pu pressentir que l’ouvrage qu’il offrait à son siècle et aux Athéniens, frapperait d’étonnement les âges et les peuples à venir.

Le premier principe de la grandeur du génie est la vertu.

Avant d’entreprendre l’examen détaillé des conditions que j’ai ci-dessus dénombrées, reconnaissons que les grands tragiques avaient dans l’âme la plus importante des trois dispositions naturelles qui me parurent indispensables à l’élévation du génie, la vertu.

Exemples de cet axiome. Eschyle.

Ce fut dès le berceau qu’Eschyle, nourri du lait de la liberté grecque, s’accrut dans l’amour de la patrie et des lois, au milieu d’Athènes dont la vertu s’élevait avec la sienne. Environné, presque en naissant, de bons exemples, qui fortifièrent son jugement et son cœur, il consacra d’abord son bras à sa république avant de lui avoir consacré son esprit. Le souvenir toujours renaissant des batailles de Marathon, de Salamine et de Platéesab, n’est arrivé jusqu’à nous qu’avec le renom qu’il y acquit dans les rangs du soldat. Ayant aidé lui-même à briser le colosse de la puissance des Perses, témoin et coopérateur des triomphes d’une libre peuplade sur un vaste empire d’esclaves envieux de l’anéantir, il apprit de bonne heure que la guerre n’est juste que pour se défendre, que cette seule nécessité rend ses attaques légitimes, que la victoire appartient au courage, et que le nombre cède facilement à la constance et à l’habileté. Le spectacle du renversement des despotes de l’Asie lui inspira le dédain des grandeurs fragiles ; la mort de son frère Cynégire, tué près de lui dans les combats, lui apprit ce que les triomphes même coûtent de larmes amères ; et la supériorité d’Athènes dominatrice par les arts, qu’elle sut cultiver dans le bruit des armes, comme dans les loisirs de la paix, lui montra la récompense attachée aux travaux du génie et de l’équité.

De quelque côté que se fussent tournés ses regards, tout leur eût offert des objets d’admiration ? Quel discours eussent entendu ses oreilles, qui ne l’eût rempli de zèle pour ses concitoyens ? Fier d’avoir honoré sa valeur avec eux, il le devint de laisser des monuments de leur gloire : il avait prouvé ce que j’exprimai une fois sur le poète Tyrtée ;

« Un vrai fils d’Apollon n’a jamais peur de Mars.

Il ne quitta donc ce dieu que pour être couronné des lauriers de l’autre. Aussi le talent qu’il déploya se ressent-il partout du noble et utile emploi de sa vie. Ses images sont graves et fortes, ses sentences austères, ses conceptions élevées et terribles : on croit entendre dans ses vers les oracles des dieux, le tumulte qui suit Bellone, les cris de la Discorde, du carnage et des Furies, les plaintes des ombres, et les retentissements des entrées du Tartare. Une âme lâche ou efféminée n’eût point approfondi ces tableaux redoutables, ni conçu les seuls drames qui pussent toucher les habitants de l’Attique, uniquement occupés alors d’assurer, par leur ardeur martiale, leur indépendance et leur renommée.

Sophocle.

Son successeur, digne en effet de l’être, ne le surpassa dans la lice guerrière tomme dans la lice théâtrale, que par une même inclination à la vertu. Dès sa seizième année, il chante devant les Grecs assemblés les défaites de leurs adversaires ; et cet enfant, dont la main délicate soutenait à peine sa lyre, et dont la voix plus faible encore pouvait à peine faire recueillir ses accents à la multitude, ce même enfant reparaît, sous le titre de capitaine, à côté de Périclès, et surmonte avec lui les ennemis de l’état. Voilà quel spectacle donna d’abord à sa ville le courage de Sophocle, avant que de lui donner ceux de son génie. Son existence ne fut qu’un long témoignage de sa sagesse et de son désintéressement. Longtemps enclin à la passion la plus excusable, puisque le feu des sens et du cœur y conspire, il se vantait d’être enfin échappé à l’amour comme à un maître dur et intraitable. Il en parle ainsi dans son Antigone :

« …… L’amour, domptant les hommes et les dieux,
« L’amour n’est pas toujours l’enfant du badinage ;
               « Souvent terrible et furieux,
               « Il répand sur un doux visage
               « Mille charmes pernicieux,
« Et, sur le trône assis, trouble le cœur du sage.

Les rivalités d’Euripide et de ce concurrent généreux, ne séparèrent point l’un de l’autre, et ne brisèrent jamais les nœuds de leur estime réciproque. Les dons des rois voisins qui voulaient attirer Sophocle dans leurs cours, ne l’arrachèrent point aux lieux de sa naissance ; et les leçons morales dont ses tragédies sont pleines, acquirent d’autant plus d’autorité qu’il y joignit son exemple en se refusant aux amorces d’un brillant esclavage. Quand les discordes civiles préparèrent à ses yeux l’asservissement de son pays et l’usurpation de Lysandre, son noble chagrin s’exila dans le bourg de Colone. Ce fut là qu’après tant de services et malgré l’éclat de ses chefs-d’œuvre, le poursuivirent les diffamations et l’ingratitude. Elles lui ménageaient un dernier triomphe : l’amertume de ses peines s’écoula peut-être en ces vers littéralement traduits.

« Les longs jours font les maux de l’homme infortuné ;
               « C’est pour souffrir qu’il reçut l’être :
               « Heureux pour lui de ne pas naître,
               « Ou de mourir dès qu’il est né !

De perfides conseils engagèrent ses enfants, avides de son héritage, à lui nommer lâchement un curateur ; ils accusaient d’avoir perdu l’intelligence, celui qui dans ce même instant témoigna si bien le pouvoir de son esprit, en présentant aux juges son Œdipe à Colone ! l’illustre vieillard, qu’osaient calomnier l’injustice et la cupidité, sortit vainqueur de cet odieux-procès : un chef-d’œuvre de son génie servit de défense à sa raison. J’ai exposé ce fait dans un acte composé sur cette même anecdote, rapportée par Plutarque, et sur le jugement de l’aréopage. Le fragment que je me permets de vous en citer fera diversion à la suite aride des préceptes, et rentre d’ailleurs en mon sujet.

Je représente le fils de Sophocle, nommé Jophon, abjurant son crime aux pieds du poète, et s’exprimant ainsi :

               « Athéniens, qui m’écoutez !
« Sachez tous son triomphe et mes remords sincères.
« Mon père au tribunal a remis un écrit,
               « Défense, où de son noble esprit
               « Toute la lumière rayonne :
       « Et ce chef-d’œuvre est Œdipe à Colone
               « Par ses enfants même proscrit.
« Des juges attentifs la surprise naissante,
               « D’acte en acte toujours croissante,
               « Admirait de ce beau travail
« Le grand ordre si simple, et le riche détail.
« L’un d’eux s’est écrié : « Va, ce titre de gloire
       « Déjà, Sophocle, a gagné ton procès,
               « Et nous rappelle la mémoire
               « De tes soixante ans de succès !
« Nous y reconnaissons en des scènes hardies
« La vigueur d’un esprit dont la fécondité
               « A su, par cent vingt tragédies,
« Signaler son pouvoir vainement contesté,
« Fournir sa longue course, et, sans être arrêté,
               « Triompher par sa fermeté
               « Des dégoûts et des perfidies,
« Qui lui fermaient la route à la postérité.
« Quel esprit est plus sain, plus réglé, plus fertile,
« Que celui d’un mortel qui sur les passions
« Attachant sans relâche un examen habile,
« En reproduit les traits et les expressions
« Par les lois de son art et le feu de son style ;
               « Qui devine les mouvements
               « Des cœurs courageux ou timides,
« Qui suit, sans s’égarer, tous les égarements,
               « Qui marche avec les Euménides
« Autour des scélérats de carnage fumants,
« Qui, sous le calme faux des tyrans homicides,
               « Pénètre leurs frémissements,
« Prête au juste opprimé des vertus intrépides.
« Fait des nobles héros parler les sentiments,
« Et d’un cirque auditeur, par mille effets rapides,
« Force, enlève et prévoit les applaudissements !
« Quel homme, ajouta-t-il, prouve autant de sagesse
« Que celui qui longtemps distingué dans la Grèce,
« N’affecte point d’orgueil, est le même toujours,
« Aux petits comme aux grands s’efforce de complaire,
« Et descend, s’il le faut, en ses simples discours,
« Des hauteurs du génie au bon sens du vulgaire.

Personne n’ignore que Corneille jugea le poète grec aussi bien que l’aréopage, lorsque sa muse s’écria si vivement :

« Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes !
« Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines.
Corneille.

Rendons au caractère du tragique français un semblable hommage : nous ne trouvons pas moins en sa vertu les sources de sa grandeur dramatique. Simple dans ses mœurs ; sensible, puisqu’il composa ses premiers essais dans le seul espoir de se faire mieux aimer de sa maîtresse ; peu jaloux d’une autre dignité que de sa propre estime personnelle ; véritablement homme de l’antiquité parmi ses contemporains, et tout romain par sa raison solide, il exerça, dans les succès, dans les revers, dans les liens de famille, et dans ses relations publiques et privées, la plus rare et la plus difficile des vertus, la modération, signe indubitable de la force. Il n’aima la gloire que pour elle-même ; capable de diriger les grandes affaires, il négligea celles de la fortune, pour vaquer plus librement aux travaux de sa réputation. Sa fierté magnanime l’affranchit de toutes les souffrances de la vanité. Son commerce avec son illustre frère et avec sa digne épouse fut uniformément fraternel et conjugal. Les triomphes ne l’exaltèrent point, et les critiques n’aigrirent point son cœur : sa vie qui ne brilla pas par des actions, mais par des ouvrages, porte néanmoins ce caractère de fermeté, de patience et de sagesse, qui s’égale à l’héroïsme, quand les injustices, les contrariétés du sort, et la fatigue d’y résister en silence, ne le démentent point en une longue suite d’années. Cette constance d’une âme tranquille, toujours fidèle à son équilibre, fonda la grandeur de ses entreprises théâtrales, et lui prêta l’énergie nécessaire à leur admirable accomplissement. Il sut mesurer les hommes du point éminent où son âme s’était placée. N’étant inférieur à rien d’élevé, son esprit saisit le dessus des choses, et son regard plongea d’en haut jusqu’aux derniers degrés où s’abaissent les vices qu’il voulut offrir au mépris de la multitude. Cette double dimension de sublime et de profondeur élargit les immenses tableaux de ses tragédies où respirent l’admiration des vertus héroïques, et l’indignation des lâchetés et des crimes, telles qu’elles s’étaient peintes dans la pureté de son âme.

Le caractère particulier des trois tragiques est vivement empreint dans leurs œuvres. Le premier, soldat républicain, étale les images des victoires de sa patrie et de la chute des trônes, dans le cours de sa carrière poétique. Le second, citoyen valeureux et sensible, consacre les malheurs des augustes familles, les héros victimes des passions et de la fatalité, et les rois léguant leurs tombeaux aux cités de la Grèce, religieux monuments qui devaient, dans leur opinion, en protéger la durée. Le troisième, plus sérieux, accroît sa sévérité naturelle par la lecture des historiens de Rome, et donne, en majestueux modèle à la monarchie sous laquelle il vécut, le spectacle politique de l’empire le plus savamment gouverné qui régna jamais dans l’univers.

Il n’est pas indifférent de remarquer que les tragédies des deux poètes grecs, toutes pleines de feu, portent le caractère passionné du peuple pour lequel travaillait leur génie ; et que celles du poète français, qu’une longue étude avait imbu des maximes et des mœurs latines, gardèrent toute la gravité des lois et des délibérations romaines. Tant l’influence des habitudes du cœur, et tant l’esprit des nations modifient puissamment les ouvrages des grands écrivains !

Euripide et Racine.

Les rapports qui nous frapperont entre les talents d’Euripide et de Racine n’existaient pas moins entre leurs âmes. Tous deux, moins fiers et plus tendres que leurs prédécesseurs, se plurent davantage aux sujets touchants et douloureux ; tous deux répandirent en leurs vers ce charme et cette tristesse délicieuse qui accompagne l’accent des nobles infortunes. Leurs muses soupirèrent et gémirent plus souvent qu’elles ne s’exaltèrent en sentiments héroïques : tous deux tracèrent les images des faiblesses humaines, et les excusèrent dans leurs fictions par l’éloquence du cœur et par le plaisir des douces larmes qu’elles faisaient couler ; tous deux aussi furent les favoris des cours. Archélaüs, roi de Macédoine, récompensa longtemps de ses bienfaits l’aimable dépendance où son goût des belles-lettres retenait Euripide ; Racine, longtemps comblé de pareilles faveurs par le plus magnifique de nos rois, se fit illusion au point de mourir désolé d’une disgrâce ; non, comme l’a pensé le vulgaire, qu’il regrettât les prérogatives des courtisans, mais parce qu’une sensibilité trompeuse lui fit oublier que Louis XIV était un roi, et qu’il pleura la perte d’un ami, ayant cru follement qu’on peut s’en faire un de son maître. Que dis-je ? Sully me nomme Henri IV.

Voltaire.

Voltaire se plut aussi dans la familiarité d’un souverain ; mais plus façonné aux affaires du monde que l’auteur d’Athalie, son esprit choisit mieux le prince, chez qui pourtant il ne demeura pas longtemps en paix. Frédéric, adversaire de tous les rois ses voisins, eut intérêt aux nouveautés des maximes que débitait le philosophe de Ferney. Le crédit de réputation, et même les secrètes disgrâces de cet illustre auteur à la cour de France, furent des motifs de l’accueillir dans la sienne. Leur commerce fut bientôt troublé par l’orgueil du bel esprit, qui du monarque et du sujet étranger fit presque des rivaux. Le penchant de Voltaire aux saillies de la dérision, lui fournit souvent des armes victorieuses contre les erreurs sociales et les préjugés habituels des nations : mais sa malignité les tourna quelquefois trop cruellement contre ses collaborateurs en philosophie et en littérature. Plus de respect de soi-même l’eût justement élevé au-dessus des libellistes qu’il perça de ses traits épigrammatiques : ses réponses, qui tirèrent leurs noms de l’obscurité, furent le seul tort que leur blâme envieux lui donna. Son temps devait n’appartenir qu’à l’honorable ministère qu’il s’était créé de défendre mémorablement la cause, toujours en débat, de la justice, de la libre raison, et de l’humanité ; car Voltaire fut ardemment humain et indépendant : ces deux passions éclatèrent à sa gloire dans les rôles admirables de Zopire, des deux Brutus, et d’Alvarès. Sans être aussi profondément sensible que Racine, il le fut vivement : de là naquirent les scènes attendrissantes de Mérope et de Zaïre sur lesquelles vos plus dignes éloges sont vos larmes. Infatigable conquérant dans tous les genres littéraires, on entrevoit l’ambition irascible et jalouse qu’il porte en son art, au fiel de ses écrits diffamatoires contre l’éloquent et infortuné Rousseau ; on l’entrevoit au soin vétilleux de reprendre en Corneille les fautes de son siècle et de sa langue informe encore, pour miner le piédestal d’un colosse dont la tête passait au-dessus de lui. Son talent adroit s’efforce à l’ébranler de sa place en vantant les beautés que chacun y reconnaît, louant à peine ses autres beautés supérieures qu’il n’avait pas atteintes. Toujours son habileté particulière fut de se montrer finement sous un dehors impartial, en déjouant sans cesse, dans l’estime du lecteur, par le sarcasme et la parodie des mots, toute espèce de grandeur qu’il s’avouait peut-être inaccessible. Plus heureux, plus admiré, et s’attirant à jamais les hommages publics, lorsque prudent ouvrier d’une fortune qui fit du poète une puissance, et le mit à l’abri des besoins et même des désirs ; riche de tous les mérites, prépondérant par tous les avantages, subtilisé par toutes les délicatesses du monde poli, versé dans toute érudition, prenant tous les tons, intelligible et clair pour toutes les classes, variant son talent en mille ouvrages et durant quatre-vingts années, pour affermir le seul système de la vérité ; son esprit, tantôt noble, tantôt populaire, toujours lumineux et piquant, usa du triple pouvoir de la poésie, de la sincère éloquence, et de l’ironie, sa qualité originale, pour terrasser les superstitions et les niaiseries vulgaires, qui ne se relèveront plus des blessures incurables que leur firent sa raison et son courage.

Conclusion

Je me borne à ces exemples ; mais on verra, par tous ceux que j’aurai lieu de rappeler dans la suite, quelles intimes correspondances ont toujours les humeurs des écrivains avec les qualités de leurs ouvrages : et si l’on avoue, sur la foi des preuves que j’espère en fournir, que les défauts de certaines productions résultent de quelques vices du cœur, et que la grandeur du génie décroît proportionnellement avec celle du caractère, la plus importante leçon à donner aux poètes dramatiques sera, pour se disposer au sublime, de former d’abord leur âme à la vertu.

Cinquième séance.
Des cinq premières règles fondamentales, ou conditions de la tragédie : le fait ou la fable, la mesure de l’action, les trois unités, le nécessaire, et le vraisemblable.

Messieurs,

L’énonciation des qualités générales de la tragédie fut l’objet de ma leçon précédente, et l’idée que vous avez de ce genre me dispense de vous redire ce qu’il est ; vous le saviez tous avant que je vous l’eusse défini : la seule obligation de remplir mon sujet m’a contraint à vous en faire l’exposé. Ce n’est pas le moindre obstacle au plaisir que peuvent procurer les cours élémentaires, que la nécessité de reprendre les choses à leur origine et de répéter les vérités que personne n’ignore ; mais il faut, dans l’enseignement, se conformer à ce devoir. Ce n’est que du connu que l’on passe à l’éclaircissement de l’incertain et à la révélation de l’inconnu. Maintenant il s’agit d’extraire chacune des vingt-six conditions constitutives d’une parfaite tragédie, et de les examiner séparément les unes des autres, pour les remettre après sous le grand aspect de leur réunion. Peut-être plaindrez-vous un peu l’homme qui vous parle ici, passionné pour un art qu’il s’essaya de cultiver, n’aimant à l’envisager que dans ses effets de prestige sur les peuples, n’en ayant médité la théorie que pour mieux jouir du charme de la pratique, et préférant créer de poétiques chimères à enseigner comment on les crée ; il est coûteux pour lui de se dépouiller de toute illusion en vous en expliquant les ressorts et en détruisant pour vous-mêmes leur appareil merveilleux par le soin qu’il va prendre de vous en dévoiler l’artifice et la magie.

Il est vrai cependant que mes soigneuses recherches m’ont fait trouver un charme inespéré dans la tâche que j’ai nouvellement entreprise ; ce charme tient à l’attrait qu’on éprouve toujours en rappelant à sa mémoire les traces brillantes du génie de l’antiquité, et les routes où nos grands maîtres ont répandu tant d’éclat.

Je tâcherai de me déguiser à moi-même la sécheresse des matières pour redoubler mon zèle à bien éclaircir la métaphysique de l’art que j’examine, et j’en séparerai exactement toutes les règles pour en bien démontrer l’utilité indispensable. Ce travail analytique est, pour ainsi dire, une vraie dissection des beautés de la tragédie ; et j’aurais craint, si je n’avais joui déjà de votre agréable approbation, que le seul fruit de mes peines ne fut de me dégoûter un jour d’avoir été l’amant de Melpomène, et ne me réduisît enfin au malheur le plus humiliant près des muses, à une tiédeur impuissante ; car il en est d’elles comme des grâces : elles n’enchantent pas ceux qui raisonnent trop, et ne pardonne plus à qui les a regardées d’un œil froid. Le spirituel Voltaire avait sans doute prévu ce danger des dissertations trop multipliées sur les lettres, lorsqu’il a dit, en déplorant cet abus fâcheux :

« Le raisonner tristement s’accrédite.

On doit pourtant se soumettre à l’esprit du temps où l’on vit, et puisque notre goût dominant est aujourd’hui de décomposer, de comparer et de raisonner, pour être en état de mieux juger, raisonnons donc le moins fastidieusement qu’il sera possible, et nous jugerons mieux après, si nous pouvons. Il est un autre inconvénient à redouter dans l’examen de toutes ces parties intégrantes de l’art dramatique, celui d’interdire au sentiment le droit de prononcer avant l’esprit, et sans qu’il ait donné sa sanction à nos suffrages. En ce cas, un seul défaut emporte la balance sur vingt beautés, et une rigueur outrée nous prive du plaisir d’admirer l’ouvrage agréable et bon, auquel il ne manque parfois que quelques conditions pour être excellent. Par l’excès d’une telle sévérité, nous repousserions toutes les pièces tant soit peu défectueuses et nous n’accueillerons que les pièces parfaites ; or, les chefs-d’œuvre étant rares, notre littérature s’appauvrirait par toutes les pertes que lui coûteraient nos raffinements et nos pointilleuses critiques. Le public, froidement attaché au scrupule de se laisser surprendre par des fautes brillantes, dédaignera tout, se refusera lui-même aux ravissements de l’enthousiasme, et chaque auditeur, inquiet de se tromper, n’osera peut-être rien applaudir sans l’approbation de quelque docte voisin. Un tel abus de raisonnement donnerait la mort au génie et glacerait le feu de l’invention. Ouvrons plus généreusement nos cœurs aux impressions que cherchent à nous prodiguer les écrivains ; détournons le plus souvent nos yeux de leurs irrégularités, quand leur talent les compense par des côtés louables, et ressouvenons-nous que les ouvrages ne sont pas si répréhensibles par la présence des défauts que par l’absence des beautés.

1re Règle. Qualités du fait, ou de la fable tragique.

La première condition d’une tragédie est l’invention d’un fait, qu’on nomme indifféremment la fable.

Sur quelque théâtre, soit grec, soit italien, français, anglais, germain, ou espagnol, que nous jetions nos regards, nous trouvons que la nature du fait tragique est d’être grave, auguste et funeste, bien qu’on le tire de la mythologie, de l’histoire sacrée ou profane, ou de l’imagination.

Il faut que ce fait ait une certaine étendue, c’est-à-dire un commencement, un milieu, et une fin ; le meurtre d’un homme tué dans une rencontre ne serait point dramatique, parce qu’il est trop soudain et ne permet nul développement. Corneille pose lui-même ce principe, en avouant, avec la noblesse ingénue qui lui est ordinaire, que la mort de Camille, dans les Horaces, n’y est qu’accessoire au sujet de sa tragédie. Lorsque, dans une action, les événements naissent les uns des autres, ils causent plus de surprise, dit Aristote, que s’ils arrivaient comme d’eux-mêmes et par hasard ; cela est si vrai que ceux que le hasard produit sont plus piquants lorsqu’ils semblent l’effet d’un dessein. Quand, à Argos, la statue de Mitysac tomba sur celui qui avait tué ce même Mitys et l’écrasa au moment qu’il la considérait, cela fut intéressant, parce que cela semblait renfermer un dessein. À cet exemple, rapporté par le philosophe, je puis joindre un exemple semblable, dont je fus témoin au commencement de notre révolution politique. On descendait, pour la fondre, la statue équestre de Louis XIV, érigée sur la place Vendôme ; de gros câbles soutenus par de longues perches, étaient tendus de haut en bas. Une femme, suivie de son enfant, la regardait, et s’écria d’un ton frénétique, qu’on aurait dû traiter de même le roi qu’elle représentait et tous ses pareils. Tout à coup l’un des supports de la statue manqua, et, frappant le crâne de cette femme, la renversa sur le pavé où sa tête fut brisée ; l’enfant jeta les hauts cris en pleurant autour de sa mère, et les assistants furent à la fois émus et surpris : car le simulacre de bronze avait paru venger le monarque, et la corde attachée semblait encore un nerf de sa puissance prompte à punir ses ennemis.

Nous déduirons de ces deux événements que l’action tragique doit avoir une origine, une suite, et une fin préméditée.

Œdipe, dépouillé par ses fils, les accable de ses imprécations, et son ressentiment de leur ingratitude est le fondement du fait qu’ont traité Sophocle, et Ducis, son noble et touchant imitateur ; le courroux du roi Learad, détrôné par ses filles, est le fondement du fait traité par Shakespeare et imité par le même illustre auteur français. Oreste venge son père en poignardant Égisthe et Clytemnestre, chez les trois poètes grecs, ainsi que Hamlet venge son père en tuant ses meurtriers, chez le poète anglais, et comme Ninias punit Sémiramis, dans la tragédie de Voltaire. Le jaloux Othello assassine une maîtresse qu’il idolâtre et dont il est aimé, comme Orosmane immole Zaïre. Philippe II, soupçonneux et cruel rival de son fils Carlos, le frappe d’une sentence de mort, que prononce un tribunal vendu. Ce même fait est la base d’une tragédie allemande du célèbre Schiller, et devint celle de l’intérêt d’une tragédie italienne qu’Alfieri sut régulariser à l’imitation des Grecs. L’action du Cid est la même chez Guillén de Castroae et chez Corneille. Le choix d’une action imposante et triste est pareil, comme on le voit, dans toutes les nations.

Le poète est-il en droit d’altérer le sujet qu’il emprunte des traditions fabuleuses ou de l’histoire, ou le doit-il rendre tel qu’il l’a pris ? Tous les exemples prouvent qu’il a droit de construire la fable selon le dessein de son art, pourvu qu’il ne change pas le fonds de l’événement, s’il est consacré invariablement dans les annales. Mais alors il est maître d’en imaginer les circonstances et d’y supposer tout ce qu’on en peut ignorer. Iphigénie n’est sauvée du glaive de Calchas que par l’intervention de Diane, qui met une biche en sa place sur l’autel du sacrifice. Racine supplée à cette tradition d’Euripide par le rôle d’Ériphile, dont la mort sauve la victime de Calchas : mais il n’eût pu faire qu’Agamemnon voulût immoler une autre fille que la sienne, sans dénaturer le fait qu’il choisit et manquer à la règle de son art. Si le fait est peu connu, sa disposition appartient à la volonté de l’auteur, qui n’a plus à craindre le péril de heurter les opinions adoptées, puisqu’on ne s’en est fait presque aucune, et qu’on ne reçoit que de lui tout ce qu’il présente sur la scène. Il est convenu que l’action se-doit passer entre de grands personnages dont le sort, influant sur celui des peuples, la revêt d’une majesté imposante. Un homme, tombé dans la démence, se jette la nuit parmi des troupeaux qu’il égorge, croyant venger sur ses ennemis une injure qui blessa son orgueil ; et, revenu de son égarement, il se tue de désespoir. Ce fait n’a rien de noble en une personne vulgaire, dont l’offense et le suicide n’intéressent que son individu ; mais si le refus des armes d’Achille a courroucé le fier Ajax contre Ulysse, qui les lui disputa par son adresse éloquente ; si, bientôt honteux d’avoir donné aux Grecs le spectacle d’un délire qui souille la gloire dont il fut si jaloux, ce héros se poignarde, une illustre famille perd son chef et toute une armée son plus vaillant défenseur ; le fait s’agrandit de la grandeur du personnage et des intérêts de sa cause. Tel est l’exemple que nous donne Sophocle dans sa pièce intitulée Ajax le flagellateur. Un guerrier, mordu au pied par une bête venimeuse, est infecté d’un mal qui force ses compagnons à l’abandonner dans un lieu désert, pour éviter la contagion : ce fait n’a rien que de commun, si ce malheureux ne fut pas l’ami d’Hercule, s’il n’a pas hérité des flèches du demi-dieu, et si le destin n’attache pas à son retour dans le camp des Atrides et à sa présence devant Troie la chute des murs de cette ville assiégée et la guérison même de la blessure du héros. Telles sont les circonstances qui élèvent la tragédie de Philoctète à la hauteur du genre, et qui rendent son sujet digne de figurer dans le Télémaque de Fénelon, et sur le théâtre français, où La Harpe nous la reproduit avec une simplicité attique, ce qui devint son plus beau titre de célébrité. L’invention toute entière, appartenant à Sophocle, est un témoignage de la profonde connaissance que ce poète grec avait de son art ; le traducteur, en le suivant pas à pas, s’est montré une fois, non son égal, mais son estimable interprète : inférieur à l’original que distingue une naïveté parfaite dans les choses et dans le style, il n’est pas au-dessous de lui par la marche unie de l’action. On doit le louer surtout d’avoir conservé, malgré nos usages, le dénouement à machines, la volonté opiniâtre du héros trahi et longtemps infortuné ne devant céder qu’à celle d’un dieu, et même d’un dieu qui fut son plus cher ami. Quelle autorité plus sacrée que celle d’Hercule eût pu vaincre la haine invétérée de cette héroïque victime ? Jupiter eût été moins puissant sur elle, et l’on ne saurait trop admirer Sophocle au choix de la divinité qu’il fait descendre pour unir, dans l’accomplissement de son sujet, le sentiment à la majesté.

L’Ajax et le Philoctète présentent deux fables de l’espèce simple ; fables difficiles à traiter, parce qu’il y faut tirer d’un sujet unique toute la richesse des différents actes, et qu’une seule intrigue y doit suffire aux qualités nombreuses dont se forme la tragédie. En revanche, elles sont plus puissantes que les fables de l’espèce composée, parce qu’elles n’apportent nulle diversion à l’intérêt dont elles remplissent graduellement le spectateur, parce que rien d’étranger n’en interrompt la suite, et ne vient distraire l’attention captivée.

L’espèce composée est celle en qui la fable présente le double destin des bons et des méchants, ou deux actions artistement liées, et causées l’une par l’autre.

Les Choéphores d’Eschyle, l’Électre de Sophocle, l’Oreste de Voltaire, et l’Andromaque de Racine, en sont des exemples parfaits : nous en compterions beaucoup d’autres. Dans les trois premiers, le même sujet, traité par les trois auteurs, offre le triomphe des vengeurs d’Agamemnon, et le châtiment de ses meurtriers. Ce double objet de curiosité se produit également en des faits inverses, par la victoire des criminels, et par la destruction des vertueux. L’Andromaque de Racine est un excellent exemple de la réunion de deux actions réagissantes entre elles, et je la cite de préférence à l’Andromaque d’Euripide, à son Hécube, et à ses Héraclides, dont les doubles actions se succèdent, et ne s’associent pas indispensablement comme dans la pièce française. Pyrrhus aime Andromaque, fidèle à l’ombre d’Hector, et trahit Hermione en l’épousant : voici la première action. Oreste adore Hermione, constante en sa passion pour son rival Pyrrhus, et, afin de mériter sa maîtresse, il embrasse sa vengeance, et assassine le roi d’Épire : voilà la seconde action. On a reproché cette duplicité de nœuds à l’intrigue de Racine ; mais, à mon avis, on eut tort ; car un art inimitable les fond tellement ensemble, et les prolonge si bien, que l’esprit ne quitte ni l’une ni l’autre fable, et, demeurant attentif aux deux intérêts, les suit avec étonnement, crainte et compassion, jusqu’à la fin, qui est à la fois le complément de chacune. La tragédie antique n’offre rien de plus beau que cet effet commun qui résulte conjointement de toutes deux, aux dépens de la plus importante des trois unités. C’est le prodige du talent que d’avoir si bien assorti deux intrigues, qu’elles paraissent identiques. Les Grecs eux-mêmes n’ont point d’exemples de cette sorte de perfection ; et le reproche que les bons critiques ont adressé justement à Euripide, l’attaque en un défaut contraire. Son Andromaque, épouse de Pyrrhus, et déjà mère de Molossus, est victime de la rivalité d’Hermione, première femme du fils d’Achille. Les dangers de la veuve d’Hector, et de l’enfant qu’elle eut d’un second lit, sont terminés, quand survient Oreste qui, retrouvant Hermione effrayée que son époux ne punisse ses jalouses fureurs, s’unit à cette princesse, et l’enlève en donnant la mort à Pyrrhus. Ces deux intrigues n’agissent pas même alternativement, mais se suivent, et sont mal attachées. De même, la mort de Polyxène précède, dans la tragédie d’Hécube, la vengeance de cette mère sur le perfide Polymnestor, meurtrier de son dernier fils Polydore, que lui avait confié sa tendresse. Le seul nœud de continuité qui lie ces deux sujets ensemble, est la durée pathétique des lamentations de cette veuve de Priam. Mais les causes successives de ses afflictions ne se joignent à ce tissu que par un enchaînement de scènes épisodiques, dont les objets, trop passagers, s’entrecoupent, se nuisent, et ne forment pas une véritable action. Un semblable vice, dans le plan des Héraclides, désunit en deux faits étrangers l’un à l’autre le sacrifice généreux de Macarie qui s’immole volontairement au salut des enfants d’Hercule dont elle est la sœur, et la victoire que son frère Hyllus remporte pour eux. La première moitié de cette pièce est relevée par le beau rôle de l’héroïne qu’on ne revoit plus, et dont on n’entend plus parler dans la seconde moitié, où paraissent de nouveaux personnages, et qui se remplit de nouveaux faits.

Une certaine durée est nécessairement requise dans le fait tragique, afin qu’il se puisse graduer et se distinguer en toutes ses proportions, et pour que sa fin ne touche pas à son commencement ; ce qui ne fournirait matière qu’à une scène. Un projet se forme, et l’exécution peut le suivre à l’instant : là, il n’y a point de gradation dramatique. Il faut au dessein prémédité, des obstacles qui le traversent ; aux personnages, des variations de fortune : sans cela, point d’émotions, point de surprise. Émilie aspire à venger son père, en conjurant contre Auguste ; Cinna aime cette Romaine, et l’amour de la liberté publique s’unit à ce sentiment pour le faire entrer dans les vues de sa haine, et gagner à son parti les plus illustres républicains échappés aux proscriptions. Du point où la conspiration se noue, jusqu’au point de sa réussite, ou de sa découverte, il y a de considérables intervalles. Les bontés du tyran pour Cinna, la rivalité de Maxime qu’il croit son ami, les fluctuations des volontés contraires, le développement des intérêts privés et publics, les alternatives du sort des personnages, soutiendront sans cesse les mouvements de l’esprit et du cœur, et prépareront à chaque acte, à chaque scène, de nouvelles émotions qui parviendront à leur comble au dénouement. La majesté des rôles resplendira de la majesté des choses, et la destinée de l’état romain sera le fond de cet auguste tableau, où se détacheront les portraits des héroïsmes opposés avec éclat sur le théâtre. Ce fait, largement étendu pour se développer en toutes ses parties, et justement borné pour être saisi dans son effet total, laissera distinguer son commencement, son milieu, et sa fin, dont la contexture bien ordonnée formera de tous les actes joints, et de toutes les scènes réunies, comme une seule magnifique scène qu’un regard pourra juger toute entière.

Une chose importante dans le choix de l’action, est d’intéresser directement le sort des individus et celui des nations, relativement à eux, mais non immédiatement. Lorsqu’un peuple est offert en victime, l’assemblage de ses calamités touche trop vaguement la pitié pour la rendre aussi profonde qu’à l’aspect d’une seule personne sacrifiée. Cette image de l’infortune ou de la destruction particularisée frappe mieux l’imagination que la peinture d’une catastrophe générale. L’absence des passions dans la tragédie d’Esther en est l’exemple : le péril de la nation juive proscrite n’exciterait qu’un médiocre intérêt, si le courage de Mardochée, et le saint dévouement de l’épouse d’Assuérus, n’en relevaient un peu la langueur ; tandis que l’enfance de Joas, menacée par la sanguinaire Athalie, tient suspendus tous les cœurs de la multitude aux dangers dont ils jouissent à le voir enfin échappé par la mort de cette reine implacable.

Une autre précaution à prendre, est de choisir le sujet de la fable, autant que possible, dans la haute antiquité nommée par les Grecs temps héroïques. L’intervalle des siècles accroît l’abondance du merveilleux que prodiguent aux poètes les traditions des peuples primitivement crédules et superstitieux. Racine, en s’excusant d’avoir osé mettre sur la scène une histoire si récente que celle de Bajazet, donne sur ce point d’excellents avis. Les moindres observations, inscrites dans les préfaces des grands maîtres, valent souvent mieux que les long traités des argumentateurs ; et ces jets de lumière qui leur échappent sont précieux à recueillir. Les courts examens que le docte Corneille a faits de ses propres ouvrages éclaireraient seuls toute la poétique du théâtre. Écoutons ici l’auteur de Bajazet.

« Je ne conseillerais pas, dit-il, à un auteur de prendre pour sujet d’une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s’était passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des héros sur le théâtre qui auraient été connus par les spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. — L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps ; car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu’ils soient, ont de la dignité sur le théâtre. On les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre.

« C’était à peu près de cette manière que les Persans étaient anciennement considérés des Athéniens.

« Aussi le poète Eschyle ne fit point de difficulté d’introduire dans une tragédie la mère de Xercès, qui était peut-être encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre d’Athènes la désolation de la cour de Perse après la déroute de ce prince. »

Ces judicieuses remarques de Racine attestent le soin qu’il prit de considérer toutes les circonstances convenables à l’action qu’il choisissait pour la scène, et combien il fut attentif aux leçons de l’antiquité, pour s’en appuyer toujours dans sa carrière, et ne s’égarer jamais. Négligerons-nous de prendre les mêmes soutiens et les mêmes précautions ? Et, plus faibles que lui, serions-nous assez orgueilleux pour oser marcher sans règles ? L’effet de l’imagination qui ne s’attache qu’aux choses anciennes et lointaines, effet dont il rend si bien compte, nous avertit encore que la tragédie se fonde moins sur le vrai que sur l’idéal. Rien ne le prouve mieux que cette nécessité de préférer dans la fable ou dans l’histoire les faits qui n’ont pas eu de témoins, et les héros que les vivants n’ont pu voir. L’illusion s’accroît, il est vrai, par l’éloignement des temps et des lieux ; et nulle réalité connue ne dément dans l’esprit l’attachante erreur que fait naître l’imitation poétique. L’antiquité est le berceau du mystère : elle nous enchante par les vagues prestiges que lui prête notre ignorance de ses annales. Les actions qui s’y sont passées ne nous sont transmises qu’à travers des voiles épais, et le temps change les couleurs des choses ainsi que l’espace nuance les aspects offerts en perspective. Chaque jour nous éprouvons ces perpétuelles mutations des objets dans nos propres souvenirs, et les images des personnes, dont la mort nous sépare, se dénaturent assez dans nos pensées pour dépouiller peu à peu de tous leurs défauts les êtres que nous regrettons, et ne nous figurer que les qualités qui rendent leurs traits plus agréables et plus chers à notre mémoire. Pourquoi ? c’est que la fatalité d’une séparation éternelle est mystérieuse pour tous les hommes, autant que l’origine des âges, et que là se jouent tous les rêves de nos esprits, qui s’exercent à imaginer ce que nos yeux ne verront plus. Aussi les héros des époques anciennes nous frappent-ils plus vivement que les héros des époques modernes. Nous attribuons à Bélus et à Sésostris tous les traits divins sous lesquels leurs images nous arrivèrent de l’antique Babylone et du fond de la vieille Égypte, tandis que nous n’envisageons dans les rois de nos temps et de nos pays que des hommes tels que nous. Les circonstances de leurs vies, plus certaines, et publiquement constatées, ne se laissent manier ni altérer au gré du poète ; et gêné par les historiens, il est réduit à se montrer moins inventeur que translateur. Peut-être cette cause produit-elle le désavantage attaché au grand sujet du poème de la Pharsale, et la supériorité de la petite fable qui servit de fondement à l’immense Iliade.

Concluons qu’il faut le plus fréquemment puiser à la source des traditions douteuses, puisque la poésie dramatique n’est jamais plus éclatante et plus belle que dans les fables surprenantes, et conséquemment rehaussées par l’imaginaire. Suivant ces raisons, le fait tragique, simple ou composé, doit être extraordinaire, imposant, triste, étendu, concerner principalement le sort des nobles personnages et secondairement celui des nations, et se tirer, autant qu’on le peut, des temps et des lieux reculés.

2e Règle. Mesure de l’action tragique.

La seconde condition de la tragédie est la mesure de l’action. Aristote nous dit qu’elle ne doit pas excéder la durée d’un tour de soleil ou peu au-delà. Cette règle fut une loi pour les poètes de son temps, en devint une pour les tragiques latins et italiens, et pour nous ; elle n’est pas respectée chez les autres peuples. Nous chercherons la valeur des motifs qu’ils ont de s’en affranchir, quand nous débattrons les raisons pour et contre les trois unités fondamentales. Je me borne ici à ce qui regarde nos propres règles. La mesure de l’action tragique ne comportait, chez les Athéniens, qu’un grand acte dont les Latins ont divisé les parties en cinq actes, et les Français en cinq et en trois. Il est facile de distinguer les actions qui conviennent à l’une ou à l’autre de ces deux dernières coupes ; quand le fait est simple et ne contient qu’une péripétie, rarement sa matière fournit à plus de trois actes, ou bien il faut l’associer à un fait épisodiquer souvent préjudiciable à ses beautés. Philoctète, Esther, la Mort de César, ne contiennent qu’un seul changement de sort qui précède la catastrophe : il est donc évident que la meilleure coupe est celle des trois actes, division naturelle en des sujets si nus ; le premier servant à l’exposition, le second à l’ample développement du nœud, et le troisième au dénouement. Quand le fait est composé ou compliqué d’intérêts, d’intrigue, et de nombreuses péripéties, la division des cinq actes est rigoureusement nécessaire ; autrement l’action, trop resserrée, y serait à l’étroit, ce qui lui ôterait son aspect majestueux. Voltaire se trompa, dans sa jeunesse, sur les justes proportions de l’Œdipe-Roi, dont l’action, quoique unique et simple, se compose de situations continuellement diversifiées par l’attitude du héros principal, et qui, sans autres éléments que ceux de l’ouvrage original, réussirait admirablement aujourd’hui dans une imitation scrupuleuse. L’auteur français avoua lui-même, lorsqu’il eut la profonde expérience du théâtre, que les amours épisodiques de la vieille Jocaste déparaient la beauté de cette antique tragédie. Je renvoie à ses préfaces et à ses notes instructives, comme à celles des autres grands maîtres. La Harpe soumit plus judicieusement le Philoctète à la mesure des trois actes, et le bon goût l’éclaira sans doute en cette heureuse détermination.

Nous avons dit que le fait tragique se formait quelquefois de deux actions habilement jointes ; mais rarement ont-elles, comme dans l’Andromaque, une égale importance qui les tienne sans cesse en un juste équilibre : souvent l’une d’elles est prépondérante sur l’autre ; conséquemment la plus grave domine dans la majeure partie de tous les actes, et la secondaire n’occupe que le peu d’intervalle que l’autre lui laisse. On en voit l’exemple dans la distribution des rôles d’Ériphile et d’Aricie qui coopèrent à la première action, ne l’interrompent jamais, et ne sont pourtant oubliés nulle part. Si le poète, séduit par un fait accessoire, l’étend disproportionné ment, le succès même de ce hors-d’œuvre ne couvre pas l’aspect de la faute aux yeux des vrais juges, et ne leur déguise pas l’inhabileté de l’auteur. L’art ne se manifeste pas en réussissant au hasard, mais en exécutant la volonté marquée dans le plan qu’il se forma. C’est à cette faculté qu’on reconnaît les ouvrages des hommes qui sauront en faire de nouveaux, et, au défaut contraire, ceux qui démentiront les promesses d’un talent dont ils trahissent l’espoir.

Souvent la puissance du génie féconde la stérilité d’un fait ; souvent la force de l’esprit, au contraire, en réduit l’étendue et la complication à d’étroites convenances. Tout autre auteur que Racine, moins rempli de l’esprit des prophètes Hébreux et d’un céleste feu de poésie, n’eût trouvé dans le péril de Joas que la mesure de trois actes, et son talent infini en a tiré les cinq divisions de son admirable Athalie. Tout autre auteur que Corneille, moins profond dans la connaissance de la politique et des grandes âmes, n’eut exposé qu’à peine en huit actes l’inextricable intrigue de son Héraclius qu’il resserra dans la mesure ordinaire, sans y rien obscurcir. Il fit un prodige dans le genre opposé, en donnant l’étendue de cinq actes à la courte action de ses Horaces. Cette nécessité d’observer la mesure propre à l’action est tellement considérable que la beauté des drames en dépend ; ainsi que la perfection des statues ou des figures d’un peintre résulte de la proportion correcte de leur dessin. Si la fable est trop distendue, elle devient lâche, fatigante, et s’amollit en tous ses mouvements. Si la fable est trop abrégée, ses situations trop rapides se confondent par leur multiplicité : les événements s’y entassent, et les coups, précipités l’un sur l’autre, ne jettent plus aucun éclat, et ne laissent nulle empreinte durable dans le souvenir. La quantité des surprises qui s’y accumulent nuit à l’étonnement que chacune d’elles exciterait, et tous les frais que l’auteur se mit en peine de faire pour acquérir les suffrages, ne lui valent que des mépris. Ce défaut naît de trois vices, ou de la chaleur d’une imagination trop emportée qui étrangle son sujet, ou de l’indigence d’esprit et d’instruction qui ne saurait fournir à l’abondance des matières, ou du manque de préméditation qui gâte les écrits expédiés à la hâte.

3e Règle. Les trois unités classiques.

La troisième condition de la tragédie grecque, italienne et française, est l’exactitude des trois unités d’action, de jour, et de lieu ; règle qui ne fut pas suivie dans toutes les nations. Personne ne contestera que cette loi ne fut pas instituée par le caprice, et que son excellence, quant à ce qui regarde l’action, tient à l’obligation de suivre les effets de la nature : le projet d’un auteur devant être d’attacher, le plus qu’il peut, l’attention de son auditoire au fait qu’il lui expose, nul doute que le plus puissant moyen de la captiver, ne soit de la concentrer sur un objet unique. Nos yeux, nos oreilles et notre esprit ne poursuivent point à la fois plusieurs choses aussi vivement qu’une seule. Lancez d’une raquette trois ou quatre balles, ou d’un arc le même nombre de flèches, l’œil sous lequel vous les faites partir, les perd toutes de vue en voulant les accompagner ensemble dans leur course ; n’en lancez qu’une, et le regard, qui ne s’en distrait point, suit sa direction jusqu’à son but. Les sons dominants qui se succèdent dans une phrase musicale sont ceux qui portent à l’oreille l’impression distincte de la mélodie que la complication des accords détruirait, si le ton ne s’en détachait pas sur l’harmonie pour faire saisir ses seules modulations. Pareillement, l’esprit ou le cœur ne se passionne jamais mieux que pour une idée ou pour un sentiment unique. Tous les objets qui l’en détournent divisent la force de l’impression excitée, et le caractère du fanatisme et de l’amour n’est si profond et si obstiné, que parce que l’un ou l’autre concentre toutes les affections de notre âme sur la seule image d’un dieu, d’une créature, ou d’une loi.

Unité de fait.

De ce principe naturel vient cette obligation de borner le fait dramatique à l’unité de péril du héros, unité qui emporte avec elle l’unité d’intrigue. Ce n’est pas que plusieurs actions particulières, mais imparfaites, n’y puissent concourir au complément du fait principal ; mais chacune doit y aboutir et s’y confondre pour l’accomplir au dénouement. Il faut de plus que ces actions secondaires naissent du fonds même de la fable et non du dehors. « Il y a grande différence, dit Aristote, entre les événements qui viennent les uns après les autres et ceux qui viennent les uns à cause des autres. » Dans cette maxime est tout le secret de l’unité d’action.

L’Œdipe-Roi, de Sophocle, Philoctète, Cinna, Polyeucte, Athalie, et la plupart des pièces italiennes d’Alfieri, sont des modèles de cette unité.

Unité de temps.

L’unité absolue de temps dut être exigible dans les tragédies grecques qui ne formaient, comme je l’ai dit, qu’un seul grand acte de toutes leurs scènes, et sans doute il serait à désirer que la durée de l’action n’excédât pas celle de sa représentation même, pour jeter le spectateur dans une illusion complète. Mais trop peu de sujets se prêtent à cette rigueur. La scène eût perdu ses plus beaux ornements, si les grands maîtres n’eussent élargi la carrière en prolongeant la mesure à celle d’un jour, et quelquefois la moitié d’un autre. Ils furent plus jaloux d’observer les proportions véritables du fait d’où résulte la grandeur des effets que d’affecter l’exacte soumission à une règle qui eût rétréci le sujet. La limite qu’ils ont posée est d’autant plus sage, qu’une plus longue mesure de temps entraîne nécessairement une succession de faits détachés, destructive de l’unité de la fable. Le Jules César de Shakespeare présente deux parts de la vie de Brutus, et non un seul péril de ce héros ; cette pièce, qui contient plusieurs mois, se compose de la mort du tyran dans Rome et de la mort du libérateur à la bataille de Philippesaf. Évidemment il y a là deux pièces, et non une tragédie. Malgré les beautés surprenantes qu’a répandues l’auteur anglais dans cette grande imitation des caractères et des troubles publics, la licence que prit son génie ne l’a conduit qu’à une imperfection du genre. Ajoutez que, dans une longue durée de temps, mille circonstances ont influé sur le sort, les traits et les humeurs des personnages, que le spectateur n’en peut être informé, et que son imagination, forcée à remplir ces lacunes, travaille sans cesse lorsqu’elle ne devrait que se prêter à la plénitude du spectacle. Il est rare d’ailleurs que le fait tragique ne s’accomplisse pas facilement en un jour : on le prend tout voisin de sa catastrophe ; et commençât-il dès la naissance du héros, l’artifice de l’exposition ramène aisément les intérêts au point où se noue l’intrigue, pour arriver bientôt jusqu’au terme où elle se débrouille entièrement. Si le sujet oppose des difficultés à remplir cette obligation, c’est alors que l’art éclate davantage, et n’en est que plus admiré : cause nouvelle de plaisir pour le spectateur, qui s’en étonne. Si le sujet s’y refuse absolument, peut-être vous prouverai-je qu’on n’est plus tenu à respecter cette loi, et que les grands maîtres nous ont appris à compenser le désavantage de commettre une faute par le profit des beautés qu’on sacrifierait à s’en abstenir, pour éviter un vain reproche. Mais gardons-nous le plus possible d’écarter ces barrières qui ferment la lice tragique à la barbarie ou à l’impuissance des médiocres talents.

Unité de lieu.

L’unité de lieu suit nécessairement les deux autres ; en effet, le peu de temps donné à l’action ne permet aux personnages de parcourir que peu d’espace. La vraisemblance requise dans l’imitation tragique exclut les changements de villes et de contrées dont le spectacle ne s’opère que par les ressorts du décorateur, par la même raison qu’elle exclut les mouvements des machines. Rien ne déconcerte plus l’accord de la fable avec la vérité, que ces translations soudaines d’un pays en un autre, et que ces passages subits d’un héros en des lieux éloignés de ceux où les yeux le virent à la même heure. La régularité voudrait que le tableau posé sous les regards dès le commencement de la tragédie, ne se dérangeât nullement jusqu’à la fin, pour que le spectateur, une fois transporté sur le lieu, et ne sortant plus de là, pût s’identifier avec les rôles qu’il voit jouer, et pour que sa vue, satisfaite du premier appareil, n’apportât plus aucun trouble à son idée. Mais cette belle règle coûte si souvent aux convenances, que les habiles auteurs ont eu rarement le pouvoir de s’y soumettre sans les blesser. Aussi leur opinion estime-t-elle peu préjudiciable de faire passer leurs acteurs d’une chambre dans une salle, d’un temple à une place publique, ou sous quelque vestibule, mais toujours dans une même ville : pourvu qu’on ne remue rien sur le théâtre, durant le cours d’un acte, mais dans l’intervalle qui le sépare de l’acte suivant. Cette restriction n’est en usage que chez les Français où l’art s’est le plus épuré. Les Grecs disposaient tout d’avance en figurant à la fois plusieurs lieux voisins les uns des autres dans la même décoration : on n’expliquerait sans cela ni les mouvements de leurs personnages, ni l’ordonnance de leurs drames. Instruits de cette triple condition des unités, déclarons la difficulté d’y satisfaire, et particulièrement en ce qui touche celle du lieu. Corneille avoue qu’il n’a pu lui-même y astreindre que trois de ses tragédies, les Horaces, Polyeucte, et la Mort de Pompée. Nous avons ses avis imprimés dans son discours sur cette matière : c’est ainsi qu’il le termine :

« Il est facile aux spéculatifs d’être sévères, mais s’ils voulaient donner dix ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auraient reconnu, par l’expérience, quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. »

Et ailleurs :

« Il est si malaisé qu’il se rencontre dans l’histoire, ni dans l’imagination des hommes, quantité de ces événements illustres et dignes de la tragédie, dont les délibérations et leurs effets puissent arriver en un même lieu, et en un même jour, sans faire un peu de violence à l’ordre commun des choses, que je ne puis croire cette sorte de violence tout à fait condamnable, pourvu qu’elle n’aille pas jusqu’à l’impossible. Il est de beaux sujets où l’on ne la peut éviter, et un auteur scrupuleux se priverait d’une telle occasion de gloire, et le public de beaucoup de satisfaction, s’il n’osait s’enhardir à les mettre sur le théâtre, de peur de se voir forcé à les faire aller plus vite que la vraisemblance ne le permet. »

On ne niera pas que cette indulgence, sollicitée par le vieux fondateur de notre scène tragique et comique, est bien contraire à la rigueur des lois que prétendent nous imposer les aristarques du jour. Ces derniers, sans avoir tenté les moindres épreuves du théâtre, furent prompts à nommer barbares et novateurs ceux qui ont voulu soumettre les préceptes à la discussion pour les adopter sciemment, et qui, ne les recevant pas avec un aveuglement religieux, refusent de croire que des nations entières soient stupides pour suivre des dogmes différents. Leur exclusion intolérante des beautés qui ressortent de chaque autre méthode admise par les étrangers, leur fait préférer les vices même d’un trop étroit attachement aux règles, à la certitude de plaire et d’émouvoir au prix de quelque inexactitude. Cette manie me semble nuisible à la création d’une multitude de beaux sujets dramatiques, et tient plus de la pédanterie que du savoir.

Je vous amuserai peut-être en supposant un dialogue entre un de ces opiniâtres scholiastiques, et un amateur éclairé des spectacles, tous deux piliers du théâtre. Leur conversation allégera la gravité dogmatique d’une leçon qu’elle continuera non moins utilement.

(A) Ignorez-vous, Monsieur, le précepte formel de Boileau, le législateur des poètes ?

« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
« Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

(B) Je sais ces vers par cœur, Monsieur ; vous prenez une peine superflue à me les redire sans cesse ; et je prise cette maxime théâtrale ; mais je ne l’interprète pas avec une rigueur pareille à la vôtre. Quelle que soit ma satisfaction à voir un drame assujetti aux unités, et la préférence que je lui accorde sur les poèmes irréguliers, je ne méprise pas pour cela celui qui manque de l’une des trois, si la fable en est noble, attachante, et rend son irrégularité indispensable, de telle sorte qu’on n’eût pu me la présenter sans prendre cette licence. J’aime mieux que l’auteur ne l’ait pas rejetée par un timide scrupule que d’être privé du plaisir de l’admirer.

(A) Moi, Monsieur, je n’admire rien qui ne soit dans nos préceptes ; et, depuis les Grecs, jusqu’à nous, les grands maîtres ont fait ma loi sur ce point, et non les bizarres caprices des muses étrangères. Aristote me tient tant au cœur, que votre goût vicié m’irrite, et que je me sens en colère de vous entendre seulement débattre un avis contraire au mien, sur des règles si sacrées !

(B) Quel zèle vous avez, Monsieur, pour la triple unité ! Ce n’est pas la trinité sainte, et pourtant vous ne défendriez pas celle-ci plus dévotement, et l’entendriez attaquer avec plus de tolérance. Mais, comme il n’est pas criminel d’examiner les mystères du goût plus librement que ceux de la foi, permettez-moi de n’être pas fanatique, et veuillez que, sans nous fâcher, nous discutions un peu les choses. Vous ai-je dit que je n’estimasse pas la règle fondamentale dont nous parlons ?

(A) Certes vous la voulez déprimer dans l’opinion, puisque vous excusez les auteurs qui s’en affranchissent.

(B) Non, Monsieur, je les blâme, s’ils le font par l’impuissance du talent, et non par la nécessité du sujet.

(A) Quelle nécessité d’admettre un sujet non susceptible de l’application des règles, et de quitter la trace des poètes athéniens et des modèles français ?

(B) Votre mémoire, Monsieur, ne vous rappelle donc pas qu’Eschyle s’est affranchi des unités dans la tragédie des Euménides, dont la première partie se passe au portique et dans l’intérieur du temple de Delphes, et la seconde dans le sanctuaire du temple de Minerve, où les furies poursuivent Oreste jusqu’au milieu d’Athènes ?

(A) La tragédie, Monsieur, était à son enfance, du temps d’Eschyle, et son exemple ne fait pas loi.

(B) J’y consens ; mais remarquez que l’Ajax de Sophocle va se tuer dans un autre lieu que celui où le spectateur vit ce héros avec le chœur placé sur le théâtre, et que le spectateur le voit encore s’immolant dans cet autre endroit nouvellement figuré sur la scène.

(A) Vous ne tirerez pas de semblables exemples d’Euripide.

(B) Euripide, Monsieur, m’en fournira d’une autre sorte pour vous convaincre. La victoire d’Hyllus, qui suit le sacrifice de Macarie dans la tragédie des Héraclides, outrepasse l’unité de temps, et comporte une duplicité d’action. Le sacrifice de Polyxène, le partage des captives troyennes, et le départ de la pythonisse Cassandre, esclave d’Agamemnon, sont des autorités frappantes dont pourraient s’appuyer les auteurs qui voudraient imiter les Grecs dans toutes leurs licences contre les mêmes unités.

(A) Soit, Monsieur ; renonçons aux anciens pour défendre la règle en question, et convenons que, l’art s’étant perfectionné depuis Racine, l’inobservation de sa loi la plus importante contrarie la pratique assidue de nos meilleurs poètes.

(B) Vous vous résignez donc, Monsieur, à ne plus m’opposer l’autorité d’Eschyle, de Sophocle, et d’Euripide ! Si je vous ai déjà réduit à cette extrémité, que deviendra votre sévère théorie, quand je vous réfuterai par l’opinion et l’exemple de Corneille, de Racine, et de Voltaire ?

(A) Oh ! ceci est fort ! Et vous me feriez croire que je dogmatise sur les choses de théâtre sans y rien connaître…

(B) peut-être.

(A) Sans y avoir bien réfléchi…

(B) Pas plus que tant d’autres !

(A) Qu’enfin je me suis empreint de la lettre des auteurs grecs, latins et français, sans en avoir saisi l’esprit, ni bien jugé le texte !

(B) Patience, Monsieur ! Ce malheur est celui de quelques hellénistes plus érudits que je ne le suis, mais moins méditatifs sur les méthodes des praticiens. Discutons. Les différents actes du Cid ne se passent-ils pas dans le vestibule d’un palais, dans la salle d’audience d’un roi, dans une place publique, et dans la chambre de Chimène, où Rodrigue s’introduit si dramatiquement après le meurtre du père de sa maîtresse ?

(A) D’accord, Monsieur ; mais le jugement d’une société savante condamna ces mêmes défauts dans cette illustre tragédie.

(B) Eh bien ! eût-il fallu sacrifier un si brillant ouvrage à l’intérêt de n’y pas souffrir ces imperfections inévitables ? Et ne puis-je à mon tour vous citer aussi Boileau ?,

« En vain contre le Cid un ministre se ligue,
« Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue :
« L’Académie en corps a beau le censurer,
« Le public révolté s’obstine à l’admirer.

(A) Ce que vous me dites est bel et bon ! mais l’irrégularité du Cid empêche de le choisir pour modèle, et c’est un admirable écart du génie, qu’on pardonne en faveur de son vif éclat.

(B) Vous en direz donc autant, Monsieur, d’Héraclius et de Rodogune ? L’action de l’un de ces ouvrages se passe, tantôt chez Phocas, tantôt chez Léontine, ou dans un salon commun à tous les personnages. L’action de l’autre tragédie devient inexacte, si Cléopâtre et Rodogune, implacables ennemies, s’entretiennent de leurs secrètes vengeances avec les deux princes, l’une pour leur demander la tête de leur maîtresse, l’autre la mort de leur mère, dans le même endroit où chacune peut surprendre l’autre, et la punir de ses criminelles révélations.

(A) Les pièces dont vous me parlez, Monsieur, ont encore des singularités que Corneille emprunta du mauvais goût espagnol.

(B) Nous reviendrons, Monsieur, sur l’art d’user de ces utiles emprunts que savaient faire aux théâtres étrangers les grands maîtres, qui les dédaignaient moins que vous. Mais considérons une pièce plus pure, et au-dessus de toutes les critiques : Cinna, par exemple.

(A) Tout ce qu’il vous plaira, Monsieur : mais je tiens à la stricte unité de lieu comme aux deux autres, et je ne souffre pas qu’une seule coulisse bouge de sa place, dès qu’une fois la toile est levée.

(B) Quoi donc ? il ne vous paraît pas hors de vraisemblance qu’Émilie et Cinna conspirent dans la chambre même où vient Auguste tenir conseil !

(A) Non, Monsieur ; je suis fait à cette habitude, et cela ne me choque pas autant qu’un mouvement de décoration.

(B) Ainsi vous trouveriez bon que les conjurés s’emportassent à crier près des oreilles de l’empereur romain qu’ils vont le tuer, sans qu’il se doutât de leur complot ?

(A) C’est une fiction de théâtre : je sais que cela n’arrive pas ainsi dans le monde ; mais peu m’importe, pourvu qu’on ne blesse pas la règle.

(B) C’est en être plus épris que Corneille lui-même, qui déclare, en notant ce défaut d’unité, qu’il faut que ses acteurs paraissent, tantôt dans l’appartement d’Émilie, et tantôt dans celui d’Auguste, et qui sacrifia une délicatesse de la règle à l’importance de la vérité dans l’imitation.

(A) Mais Racine, Racine, Monsieur, le plus correct des auteurs…

(B) Oh ! Racine ne fut pas plus esclave de son art, en représentant Esther en son palais au premier acte, dans la salle du trône d’Assuérus au second, et dans les jardins de sa retraite au troisième. Dirai-je plus ? l’immobilité des décorations nuit un peu aux illusions de la terrible scène où Néron, caché, surprend son frère Britannicus aux pieds de Junie épouvantée. Est-il vraisemblable que, dans la pièce de Zaïre, le vieux Lusignan et sa famille se livrent aux transports de leur zèle chrétien, dans l’appartement même du musulman Orosmane, qu’ils redoutent encore ? Ne serait-il pas plus raisonnable que le lieu changeât, puisque Voltaire ne se fit aucun scrupule d’altérer l’unité de lieu dans la pièce de Tancrède.

(A) Courage, Monsieur ! continuez, vantez le dérèglement, et bientôt nous n’aurons d’applaudissements à donner qu’aux imitateurs des Shakespeare et des Lope de Vegaag. Pour former notre muse tragique, envoyez-la par monts et par vaux courir les théâtres d’Espagne ! Oui, comme le dit encore Despréaux,

« Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
« Sur la scène en un jour renferme des années ;
« Là, souvent le héros d’un spectacle grossier,
« Enfant au premier acte, est barbon au dernier.

(B) Expliquons-nous, je vous prie, Monsieur, et n’exagérons rien. J’ai commencé par vous dire, et je le répète, que la contrainte des trois unités me semble la plus recommandable, et qu’elles sont fondées sur la nature même de la vraisemblance théâtrale. Le respect de cette loi contribua toujours à la beauté des plus parfaites tragédies et des comédies les plus régulières : mais n’arguons pas de là que, pour en bien estimer la sévérité, il faille en adopter la rigueur. Les fameux exemples que nous offre la scène ne remplissent pas tous la triple condition qu’elle comporte. Tous les sujets n’en sont pas susceptibles, et la gêne souvent fructueuse qu’elle impose devient quelquefois contraire à l’admission des beautés d’un autre ordre qu’elle exclut. Il n’est pas besoin que le spectateur ait vu Richard III, encore enfant, vieillir d’acte en acte sous ses yeux, pour s’intéresser au tableau prolongé des révolutions de son aine criminelle durant le cours de ses vastes intrigues politiques. La richesse de cette peinture a droit d’étonner en un spectacle à qui le génie de l’auteur anglais donne autant de profondeur que d’étendue. Dépouillez cette pièce immense des accessoires grossiers qui la souillent, des incidents bizarres qui la dégradent ; tirez l’or pur, dont elle est étincelante, de son alliage et de la fange qui le couvre ; mais gardez-vous de resserrer en vos mesures accoutumées les proportions hardies qui la rehaussent, et vous en admirerez la sublimité extraordinaire. Croyez-vous qu’un peuple, éclairé par le sage esprit d’Addison, soit tout à fait dénué de goût et de sens, lorsqu’il se plaît à suivre la longue carrière ambitieuse de Macbeth, depuis le jour où ce chef superstitieux, frappé par les horoscopes des prophétesses, sent palpiter son cœur au premier désir d’un crime qui peut le couronner, et se débat contre cette fatale idée, jusqu’au jour où, devenu l’instrument du féroce orgueil de sa femme, les mains trempées dans le sang, et si épouvanté de son forfait, qu’il n’entend même plus sans peur bourdonner les insectes de son foyer, il entasse meurtre sur meurtre pour couvrir son usurpation ? grande et forte image de l’enchaînement d’un premier crime qui précipite les coupables à de nouveaux attentats. La durée même du temps que l’auditeur s’imagine être écoulé durant la représentation ajoute en son esprit à la longueur des supplices du héros. D’ailleurs l’unité de passion graduées et de caractères profonds, est partout conservée dans le déroulement de ces lugubres intrigues ; qualité éminente des tragédies de l’Eschyle anglais. J’estime que l’aspect de ce haut genre de beauté, quelque informe qu’elle soit, peut compenser aux yeux d’un juge impartial le tort des plans désordonnés du vieux Shakespeare ; et je m’accuserais de réduire minutieusement à notre juste compas la mesure de ses gigantesques et surprenantes compositions. Interrogez les hommes de bonne foi, qui, bien instruits des règles, et prévenus en leur faveur par leur éducation, reviennent des pays étrangers après avoir assisté à leurs spectacles. Ils avoueront que, saisis des beautés qu’ils y trouvaient, loin de se sentir choqués, à peine s’apercevaient-ils qu’elles manquassent de régularité, tant ils furent emportés et séduits par elles. Si quelques écrivains, frappés des effets de ces productions exotiques, essayaient de les transplanter après sur notre théâtre, en les soumettant à notre coupe sévère, ils en élaguaient les beautés supérieures, et les rendaient méconnaissables. De cet inconvénient partent tant d’injustes critiques sur la littérature de nos voisins. Les Français, sans contredit, savent mieux construire leurs drames, mieux lier leurs scènes entre elles, et mieux faire tourner tous leurs actes sur un même pivot. Les changements de décorations à chaque scène, l’absence des personnages qui laissent le théâtre vide lorsque d’autres les viennent remplacer, la rupture des liens de l’action, sont autant de vices que je ne prétends pas défendre, et qui nuisent au vraisemblable dans les drames des étrangers. Mais ne doutez pas que si quelque héros extraordinaire, quelque fameuse époque, nécessitait, pour être dignement représentée, qu’un heureux génie créât une œuvre tragique dont les règles inusitées sortissent du sujet même et de ses circonstances particulières, ne doutez pas, vous dis-je, qu’il aurait tort d’y renoncer en l’honneur de nos préceptes, et que les suffrages publics ne le récompensassent avec éclat des émotions neuves et profondes qu’il exciterait en la produisant.

(A) Adieu, adieu, Monsieur, je vois où cela va : fermons la porte du théâtre ; vous y introduisez la barbarie. Vous croyez qu’il est facile de s’imaginer qu’un mois entier s’est écoulé comme un seul jour dans l’intervalle des actes. Vous trouvez de belles choses sur les théâtres des nations étrangères…

] (B) Oui, Monsieur, et je leur préfère pourtant le théâtre français, parce qu’il hérita le mieux des trésors du théâtre d’Athènes et de l’esprit attique.

(A) Brisons là, Monsieur, car jamais nous ne nous entendrons, et je ne démordrai pas de ma routine.

(B) Restez-y, Monsieur ; d’autres hommes seront moins sourds que vous à mes raisons, et n’en respecteront pas moins l’importance de la règle des unités. Séparons-nous, chacun avec notre avis, comme on le fait toujours. Mille choses dont j’aurais encore à vous convaincre, en prolongeant cette discussion, la rendraient peut-être fatigante. Adieu donc ! J’ai déjà peur qu’on ne nous écoute, et qu’on ne me fasse dire, en répétant mes paroles, tout le contraire de ce que j’ai dit.

Conclusion.

Ce dialogue contient, je crois, les remarques que j’avais à vous faire sur la condition des trois unités.

Concluons qu’on satisfait bien à la règle des trois unités, en ne donnant strictement à l’action que la mesure de la représentation même ; moins bien, en l’étendant à la durée d’un jour ; et qu’on en sort vicieusement, en lui faisant outrepasser ce terme, à moins que cette licence ne soit forcée par les circonstances du sujet, et rachetée par les avantages du sublime. Du reste rien ne démontre mieux à quelle perfection supérieure les trois unités conduisent, que l’examen de l’Œdipe grec et d’Athalie, modèles aussi purs dans le genre tragique, que le sont le Laocoon et l’Apollon du Vatican dans la sculpture, et, conséquemment, les types véritables du beau idéal en poésie dramatique.

4e et 5e Règles. Le nécessaire et le vraisemblable.

Les quatrième et cinquième conditions du genre sont le vraisemblable et le nécessaire, qu’Aristote joint ensemble, et que Corneille distingue en les expliquant très bien. Je les traite sans les désunir, parce que tous deux se suivent de près ; et, quoique différents l’un de l’autre, ils sont inhérents dans la composition. L’un et l’autre ont deux espèces : le nécessaire et le vraisemblable, ordinaires et extraordinaires. Le nécessaire est ce qui résulte d’une volonté, d’une passion, ou d’un fait, entraînant leur suite indispensable. Une épouse est trahie, et violente ; il est nécessaire qu’elle se venge ; cette nécessité est naturelle en ce personnage. Mais cette femme est Médée, et l’opinion reçue est qu’elle immola ses propres enfants pour mieux désoler son mari parjure : cette nécessité, que commande le sujet, est extraordinaire, puisqu’elle eût pu choisir une vengeance moins atroce. Il en est ainsi de la tradition adoptée sur l’action de la sœur de Philomèle meurtrière de l’enfant de Térée, et du repas sanglant qu’Atrée doit préparer à Thyeste. Les pièces de Crébillon et de Voltaire sur ce dernier sujet sont mal combinées ; car les moyens qui concourent à l’énormité de la catastrophe manquent de vérité. Dans Voltaire, l’offense est trop affaiblie et trop récente pour nécessiter une si noire vengeance. La colère n’a jamais la préméditation du ressentiment, dont le temps seul accroît la force jusqu’au période qui la relâche. Dans Crébillon, au contraire, la haine d’Atrée, nourrissant pendant vingt années son noir projet, et le soin recherché d’élever le fils de son frère pour l’égorger ensuite, sont hors du naturel et du possible ; car le temps change et use les plus fortes passions comme tout le reste. Il n’est pas vraisemblable, d’ailleurs, qu’Atrée immole Plisthène, ayant son père en sa puissance. Il eût fallu que l’aspect imprévu de Thyeste, longtemps fugitif, renouvelât les frénésies d’un courroux qu’il eût pu croire éteint ; et que ne pouvant s’attaquer à lui, sa fureur prît son fils pour nécessaire victime. Le fait, tel que l’arrange Crébillon, cause une horreur sans pathétique ; et ce défaut, malgré les beautés que nous remarquerons dans cette pièce, rend le dénouement plus hideux que terrible.

Le nécessaire n’est pas seulement dans la marche et l’objet de la fable ; il est aussi, dans le dialogue, la conséquence de ce qui s’est dit, et, dans les scènes, la liaison des causes qui les enchaînent successivement. Une juste logique est le nécessaire naturel : une logique passionnée est le nécessaire extraordinaire. César excuse par des motifs spécieux l’audace de sa tyrannie à Brutus : les raisons que lui oppose la vertu du héros républicain sont une simple nécessité du rôle, dont le caractère est donné par l’histoire ; mais César attaque son cœur par les sentiments de famille ; l’éloquence de Brutus, qui se défend alors par les sentiments d’un patriotisme héroïque, est une nécessité extraordinaire dans ce même rôle, pour qu’il paraisse conséquent avec soi-même. Telles sont les deux espèces du nécessaire dans le discours. Les historiens nous apprennent que César a péri sous la main de Brutus : il est simplement nécessaire que la tragédie, construite sur ce sujet, se termine par la mort du général romain sous les coups de ce même citoyen ; mais il découvre, en conspirant, qu’il est fils de l’usurpateur, et la nécessité historique du parricide, qui venge son pays, devient alors surnaturelle. Telles sont les deux espèces du nécessaire dans l’action.

Le nécessaire consiste encore à presser inexactement le fait dans la mesure du temps et du lieu y obligation qui gêne souvent la vraisemblance. Il en est de lui dans la tragédie, ainsi que dans la politique : l’irrégularité n’est plus une faute dans celle-ci, et l’iniquité cesse d’être condamnable dans celle-là, dès qu’on y fut forcé par une indispensable nécessité. L’on ne blâme, dans l’une et dans l’autre, que le vice ou le crime superflu, et qu’on peut ne pas commettre. On sait qu’il n’en est pas de même de la morale. Je n’aurais pas besoin de vous dire, s’il en était question ici, qu’elle ne reconnaît aucun prétexte qui autorise les crimes. Je n’en considère la nécessité que dans l’art dont nous nous occupons. Il eût été possible qu’un transport soudain suscitât Mérope à lever le poignard sur son fils, au moment de la reconnaissance ; et ce bel effet eût été pareil, sans que cette reine demandât d’être elle-même le bourreau d’Égisthe qu’elle croit le meurtrier de son enfant. Cette férocité gratuite devient donc une faute, parce qu’elle n’est pas nécessaire.

« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

À cette maxime de l’art poétique, on en peut joindre une contraire, non moins juste : que le faux a quelquefois aussi sa vraisemblance, et que l’impossible peut devenir croyable, autant que le possible être difficile à croire. Nous supposons des dieux ; leur volonté gouverne les actions des hommes, et les prodiges de ceux-ci, sans être vrais, ont néanmoins leur vraisemblance tragique, à qui l’opinion commune donne toute la croyance nécessaire. Par cette cause, le monstre marin, que Neptune déchaîne à la voix de Thésée contre son fils Hippolyte, rend sa mort dramatiquement vraisemblable.

Le vraisemblable est de deux espèces ; ordinaire, dans les directions et dans les discours des acteurs qui doivent agir et parler en conséquence de leurs mœurs et de leurs conditions ; extraordinaire, dans les faits et dans les passions des personnages divins, fabuleux, ou historiquement héroïques. Corneille établit une autre division entre le vraisemblable général et particulier, qu’il distingue en ces deux sortes, dont l’une s’applique aux actions et aux paroles d’un roi, d’un général d’armée, d’un amant, ou d’un ambitieux, et l’autre à ce que put ou dut faire et dire Alexandre, Alcibiade, ou Pompée. Mais cette seconde division me paraît superflue, étant comprise dans la première. L’art de conformer la représentation au vraisemblable exact ou convenu, n’est pas un des plus faciles à mettre en pratique et à bien juger : le rôle de l’Hippolyte français pêche par l’invraisemblance des mœurs, en raison de la tendresse que mêla l’auteur à la chaste vertu qui caractérise ce héros dans le modèle grec. Le rôle de l’épouse de Thésée, anobli, par notre poète, l’emporte en beauté sur le même rôle chez Euripide, parce qu’on y admire,

                              « La douleur vertueuse
« De Phèdre, malgré soi, perfide, incestueuse.

Il suffit de la raison pour diriger un auteur dans la marche d’une fable et dans la liaison des discours, convenablement au vraisemblable ordinaire : mais il faut un génie exercé pour conduire les hauts faits et les passions élevées, par les moyens du vraisemblable extraordinaire. La plupart des fables éminemment tragiques ont pour fondement le surnaturel, souvent même le dénaturé qui les rend si terribles. Aristote et Corneille osent avancer tous deux que leur base, antérieure il est vrai à l’exposition, est quelquefois l’absurde. Tous deux en citent l’exemple du meurtre de Laïus, ignoré vingt ans après sa mort, par Œdipe qui en fut l’auteur, et qui, de parricide, devient encore mari incestueux de sa mère. Corneille se loue d’avoir tiré d’un pareil fonds de l’absurde les belles scènes de ses tragédies les plus merveilleuses. Ces aveux nous apprennent qu’une sublime raison dans le poète, bien au-dessus de la portée d’une raison vulgaire, éclate dans la difficulté de rectifier le dessin des fictions hardies, d’établir la conformité dans les mœurs tout à fait imaginaires, de rendre sensible ce qui est plus qu’humain, et naturel et croyable le divin et l’impossible. C’est par ses grands efforts de l’art, que les images du vieux et du jeune Horace nous représentent Rome toute entière ; et que Polyeucte, dégagé des liens temporels et des attaches de la matière, nous montre l’âme d’un martyr qui, par son essor fanatique, s’élance en idées hors de notre monde et aspire à l’éternité. Les précautions qu’exige cet ordre de conceptions, dépendantes du vraisemblable extraordinaire, sont plus nombreuses que le présument les dogmatistes, qui n’en ont pas fait l’expérience. J’ai médité longtemps sur la manière d’offrir avec vraisemblance l’apparition des mânes, comme dans les pièces grecques, et comme apparaît l’ombre de Ninus, imitée du spectre d’Hamlet : car c’est encore une erreur de nos jours que ce préjugé qui n’attribue qu’à la tragédie anglaise la création et l’emploi de cette sorte de merveilleux : il doit son origine à la peur et à l’ignorance du peuple crédule aux revenants. L’ombre de Samuel et le songe de Balthazar dans la Bible, les mânes de Darius dans Eschyle, l’ombre de Polydore dans l’Hécube d’Euripide, en sont de frappants exemples qui, n’en déplaise à nos docteurs, remontent à la plus grave antiquité. Convaincu de la répugnance de notre public pour ces poétiques fantômes, j’essayai d’en réaliser l’illusion à la vue d’un homme vivant et cru mort par son empoisonneur, à qui le remords trouble le cerveau : je voulais de plus que l’aspect des tourments secrets d’un homicide, désarmât soudain un homme prêt à le devenir en se vengeant : pour dramatiser cette forte leçon, je fis sortir Ophis du tombeau des rois d’Égypte, et ramenai, dans la nuit, le glaive à la main, devant son frère parricide. Jamais l’épouvante d’un meurtrier, à l’apparition d’un spectre supposé, ne choqua moins la raison : le parterre se leva tout entier, plein de terreur, et les marques de son suffrage confirmèrent ce que j’avais prévu. Si j’eusse manqué cette scène originale, je n’aurais eu nulle confiance de mes certitudes en mon art ; et je prise le seul acte où cet effet se produit, plus que tous les essais que j’ai tentés : la moindre faute commise l’eût rendue bizarre et ridicule, de vraisemblable et extraordinaire qu’elle parut. Je prends cet exemple dans une de mes tragédies, parce que, selon Corneille, on connaît mieux ses propres ouvrages que ceux des autres, et qu’on y rend mieux compte de ce qu’on a voulu faire.

Ajoutons à ce que nous avons remarqué sur la difficulté d’établir la vraisemblance des fictions, que souvent même les faits véritables se refusent à la croyance, et que la tragédie se fonde sur des énormités que l’esprit humain répugne à croire. Le parricide, l’inceste, le meurtre, l’empoisonnement, les ordres dictés pour le carnage, sont de tristes réalités que l’instinct de nos cœurs nous porte toujours à démentir, et dont la multitude s’efforce, autant qu’elle le peut, à repousser l’idée. L’étonnement que de noirs attentats nous excite fait honneur à l’humanité : car les hommes rassemblés s’indignent tellement contre les barbaries, qu’on serait tenté de se persuader que les forfaits sont plus rares parmi les individus séparés. Du concours de tous les cœurs réunis dans un auditoire, se forme, pour ainsi dire, un seul grand cœur, qui ne croit qu’à la vertu, qui n’applaudit qu’à ses maximes. L’art du poète, en lui retraçant l’image des vices féroces et des cruautés, est contraint, pour la rendre vraie, d’entrer dans tous les mouvements qui les excusent ; non qu’il veuille, ni qu’il doive en atténuer l’atrocité, mais parce qu’il doit les expliquer, pour qu’on les comprenne, et les peindre sans révolter les âmes : autrement le public douterait de l’horreur des actions et de la ressemblance des portraits. Cette obligation est encore à la gloire de l’espèce humaine, puisque un penchant général au bien la rend si incrédule aux excès du mal, qu’il est besoin de motiver fortement les causes qui le font commettre ; puisque, sans le tableau des frénésies de nos passions, tous les actes sanguinaires nous sembleraient impossibles et faussement imaginés ; et puisque enfin, pour instruction universelle, toutes les spécieuses raisons dont les meurtres sont colorés, réduisent le public à ne plus douter de sa haine pour ceux qui versent ou qui font verser le sang humain. Il les regarde comme des monstres fabuleux, tant les homicides lui paraissent loin de la sensible nature des hommes ! Au lieu de renouveler ici le langage des misanthropes qui les calomnient tristement, je déclare qu’il m’est doux de tirer des inductions de mon sujet, une preuve de la noble et éternelle tendance du cœur de l’homme à nier la possibilité des grands crimes, et de clore ma leçon par cette louange due aux sentiments généreux de nos semblables.

Je crois m’être assez étendu sur les éléments des deux espèces du nécessaire et du vraisemblable dans les œuvres dramatiques : nous détaillerons dans la suivante les conditions de la pitié, de la terreur et de l’admiration, sujet d’autant plus intéressant, que ces passions sont les trois plus puissants mobiles de l’âme et de la pensée, et conséquemment de la tragédie.

Sixième séance.
De la terreur, de la pitié, et du mélange de l’une et de l’autre dans la tragédie.

Messieurs,

Nous en sommes à l’examen des conditions les plus importantes du genre tragique, la terreur, la pitié, et le mélange de la pitié et de la terreur.

6e Règle. De la tragédie, la pitié.

Commençons par la pitié, non que ce sentiment soit le plus caractéristique de la tragédie, puisque la terreur prévalait dans l’opinion des anciens ; mais parce que notre littérature nous offre plus d’exemples de cette passion que de l’autre, et que la sensibilité des spectateurs français semble accorder à la pitié la préférence, et avoir influé sur l’esprit de nos poètes qui l’ont mise au premier rang.

La tragédie n’a d’autre fin, dit Aristote, que de purger la terreur et la pitié par l’effet de ces passions même. Veut-il dire que la pitié et la terreur tragique nous guériront de compatir aux peines de ceux qui ne méritent pas d’être plaints, et de craindre les périls inévitables dans la vie ; ou plutôt que l’attendrissement aux infortunes des vertueux, et que l’effroi du châtiment des criminels serviront à nous rendre sagement humains et équitables ? L’obscurité de cette maxime équivoque a longtemps exercé les scholiastes. Du Molard, en sa dissertation sur l’Électre de Sophocle et sur le système tragique ancien et moderne, explique très bien que

« La terreur et l’attendrissement, portés à l’excès, précipitant les hommes dans les plus grands crimes et dans les plus grands malheurs, les Grecs entreprirent de corriger l’une et l’autre, et de les corriger l’une par l’autre.

« La crainte non corrigée, non épurée, nous fait regarder comme des maux insupportables les événements fâcheux de la vie, les disgrâces imprévues, la douleur, l’exil, la perte des biens, des amis, des parents, des couronnes, de la liberté, et de la vie. La crainte bien épurée nous fait supporter toutes ces choses ; elle nous fait même courir au-devant avec joie lorsqu’il s’agit des intérêts de la patrie, de l’honneur, de la vertu, et de l’observation des lois éternelles établies par les dieux. Les Grecs enseignaient sur le théâtre à ne rien craindre alors, à ne jamais balancer entre la vie et le devoir, et à supporter, sans se troubler, toutes les disgrâces, en les voyant si fréquentes et si extrêmes dans les personnages les plus considérables et les plus vertueux.

« La pitié non épurée nous fait plaindre tous les malheureux qui gémissent dans l’exil, dans la misère et dans les supplices. La pitié épurée apprenait aux Grecs à ne plaindre que ceux qui n’ont point mérité ces maux et qui souffrent injustement.

« C’est une injustice de plaindre ceux qui méritent d’être misérables, de s’attendrir sur les malheurs qui arrivent aux tyrans, aux traîtres, aux parricides, aux sacrilèges, à ceux, en un mot, qui ont transgressé toutes les règles de la justice. On ne doit les plaindre que d’avoir commis les crimes qui leur ont attiré la punition et les tourments qu’ils subissent. Mais cette pitié même ne fait que guérir l’âme de cette vile compassion qui peut l’amollir, et de ces vaines terreurs qui la troublent.

« C’est ainsi que le théâtre grec tendait à la correction des mœurs par la terreur et la pitié. »

Voltaire, peu mesuré dans ses commentaires sur Corneille, et jouant sur le mot d’Aristote, selon son habitude railleuse, nie cette purgation opérée par la tragédie, et dit que les spectateurs viennent frémir et pleurer au spectacle, sans nécessité pour cela de se sentir purgés. Des commentateurs plus sérieux ont donné au même texte une autre interprétation : ils présument qu’Aristote, ne parlant point du but moral de l’art, mais de l’art en soi, fait entendre que les passions tragiques doivent être purgées de l’excès qui les empêche de plaire. Ce sens donné à la version me paraît meilleur et plus d’accord avec les lois théâtrales que dicte le discernement du philosophe ; car, ainsi que je l’ai dit en ma seconde séance, poussez la pitié trop loin, elle cause un déchirement de cœur qui rend son effet désagréable ; forcez la mesure de la terreur, vous outrepasserez ce juste point qui est le terme du beau , nécessaire à la peinture poétique du bon. Or le rhéteur de Stagireah énonce expressément ces deux maximes très recommandables, que la tragédie ne doit pas exciter toutes sortes d’émotions, ni faire couler des larmes vulgaires. Ayez, je vous prie, attention à ceci : nous en déduirons tout ce que nous avons à enseigner sur la pitié, sur la terreur et, sur l’admiration, ou ce que les anciens nommaient le grand ἢ μεγάλα.

Principe de la pitié.

Nous avons reconnu que la sympathie naturelle qui lie les hommes entre eux et les intéresse mutuellement à leurs destinées, distinguait la supériorité de leur espèce entre tous les animaux que sépare leur instinct particulier de tous les individus de la même race. C’est de la compassion que relève la noblesse humaine : c’est elle qui rattache nos cœurs aux intérêts de nos semblables, à la prospérité de nos villes, à tous les mouvements de la société publique. Soit qu’elle nous émeuve à l’aspect d’une infortune privée, soit qu’elle nous saisisse à la vue des misères générales, elle nous fait du malheur d’autrui un malheur pour nous-mêmes, et par là nous inspire le généreux besoin de secourir le faible, de défendre l’opprimé, de partager nos biens avec l’indigent, et d’étendre notre crédit sur les classes souffrantes du peuple ; elle suscite en nous une haine salutaire et vengeresse contre les coupables fauteurs des désastres dont nous sommes les témoins ; et la seule pitié, en nous rendant frères, compose de tous les habitants d’une contrée les citoyens d’une patrie, et du genre humain une grande famille, toujours prête à ressentir les coups portés à chacun de ses membres. L’aversion et le mépris que nous portons au froid égoïsme qui glace quelques hommes insouciants, ne nous éloignent d’eux que par cette raison qu’il les dénature, et qu’au lieu de nous sembler un effet de leur sagesse et de leur force, il nous paraît en eux une grossière brutalité qui les dégrade, et les rejette parmi les bêtes farouches et indifférentes. Vainement prétendent-ils s’excuser en attribuant notre pitié involontaire à quelque retour craintif sur nous-mêmes, par quoi nous nous rappelons que, les maux d’autrui pouvant nous atteindre, nous n’attirerons l’intérêt des autres qu’en nous intéressant à eux. L’attendrissement plus soudain, plus vif dans nos âmes que ces raisonnements ne le sont dans nos esprits, devance quelquefois toutes nos réflexions ; le cri de la douleur nous a déjà percé le sein, l’aspect des larmes a déjà fait couler les nôtres, le danger qui menace une victime déjà nous élançait à son appui, qu’à peine avions-nous eu le temps de songer si nous aurons jamais les mêmes périls à craindre et les mêmes maux à souffrir. Malheur à qui ne fut jamais saisi par ces transports d’humanité ! son cœur n’a rien de généreux, rien de vivant ; ce n’est point un homme, c’est un monstre, dût-il, en son impassible stoïcisme, se qualifier du nom de philosophe ou de héros.

La noblesse de cette passion la rend donc, en effet, digne de la tragédie ; et, lorsque celle-ci se propose de la déployer, elle manifeste pleinement l’utilité morale de ses fables.

Voyons par quels ressorts les anciens et les modernes ont ému la pitié, sympathie éternelle de nos cœurs et fondement invariable de l’intérêt.

Éléments de la pitié tragique.

Il ne suffit pas, pour l’exciter, d’une catastrophe qui opère la destruction. Si deux ennemis s’entre-tuent, ou qu’un hasard subit cause la mort d’un individu, la pitié ne naîtra point ou sera trop passagère. Si quelque amant, épris d’un amour ordinaire, regrette la main de sa maîtresse ou gémit d’une infidélité, accident assez commun dans le monde, ses peines toucheront peu, et ce sont là des chagrins de comédie.

Si quelque riche possesseur, tout à coup ruiné, déplore le vol de son bien, cette perte de son argent, à quelque pauvreté qu’elle le réduise, n’est pas le sujet d’une noble douleur, et son dénouement ne pourrait être que l’objet d’un drame domestique : les larmes que versera cet infortuné sont encore de ces larmes vulgaires indignes de la tragédie. Si quelque scélérat tombe de la prospérité dans le malheur, il n’y aura là d’autre mouvement que celui de la joie de sa punition, sentiment contraire à la pitié que l’on veut produire. Il faut donc que le malheur soit grand et mérité par une faute et non par un crime ; et, s’il arrive par un forfait, il est nécessaire qu’une fatalité du sort ou d’une passion extrême l’excuse dans le coupable. C’est ainsi qu’un fils meurtrier de son père, une sœur prête à égorger son frère, une mère homicide de son fils, un père dévouant ses enfants au couteau, un sujet immolant son roi, un roi tuant son ami, un amant sa maîtresse, c’est ainsi, dis-je, que de pareils sujets porteront en eux tous les éléments d’un noble et profond pathétique, et soulèveront dans l’âme du spectateur le combat de tous les sentiments les plus forts et les plus sacrés de la nature.

Exemples de la pitié bien développée.

Entre les touchants objets de compassion présentés aux Athéniens, il en est un supérieur à tous, création. qui, dans leur jugement, balança l’Iliade : ce fut l’Œdipe-Roi, aveuglé par ses propres mains, qui le punirent de ses crimes involontaires, quittant ses sujets, son trône, son pays, pour fuir au mont Cithéronai, et disant un éternel adieu à sa famille déplorable.

Sophocle a soin d’abord de le montrer bon, juste, et recherchant les causes des calamités de son peuple, pour les faire cesser ; il ne conduit, pas à pas, cette victime des Dieux à la découverte de ses forfaits, qu’en signalant de plus en plus l’innocence de son cœur, et qu’en accroissant l’admiration pour ses qualités vertueuses : enfin, c’est lorsqu’il serait impossible d’attacher plus d’amour et de respect à son caractère, qu’il l’expose en proie aux fatalités de sa destinée, et que, certain de l’intérêt des spectateurs pour ce beau personnage, le poète exalte la pitié jusqu’à son comble, en le portant au plus haut degré d’un malheur non mérité. Ce grand chef-d’œuvre, tout entier, est un tissu de pathétique, où chaque fois que se relâche la terreur, viennent abonder les sentiments de la commisération.

La scène s’ouvre par les consolations du roi, qui suspend les lugubres plaintes des vieillards suppliants, et des enfants en pleurs, tenant en leurs mains les rameaux et les bandelettes, symboles de la prière. Les discours d’Œdipe ne répondent qu’à des clameurs et à des gémissements. C’est lui dont la multitude implore les secours contre un mal contagieux, lui qui pénétra l’énigme du Sphinx, lui qu’on révère comme une divinité propice, et c’est lui qui, prêt à se voir précipité du haut de toutes ces grandeurs, et à perdre cette adoration publique, succombera sous les imprécations dont sa propre voix charge le meurtrier de Laïus. Bientôt Tirésias, vieux, demi-nu, aveugle, pauvre, et sans pouvoir, jettera la consternation dans l’âme d’un roi si puissant, qui n’appela ce devin que pour trouver un remède aux maux de ses sujets. Déjà n’étant plus fils du roi de Corinthe, ainsi qu’il croyait l’être, ce n’est plus qu’un triste orphelin qui s’ignore ; il cherche le secret de sa naissance, et ne le découvre que pour se reconnaître un exécrable parricide, un incestueux mari de sa mère, un frère de ses propres enfants ! L’action ici paraît accomplie : mais la pitié se prolonge au-delà de cette déchirante catastrophe ; elle règne encore pleinement sur la scène, où le génie de Sophocle la fait déborder en lamentations indispensables à son effet immense. Œdipe a déroulé la trame mystérieuse de ses noirs destins ; il a vu pour la dernière fois le soleil ; lui-même s’est arraché les yeux dans l’accès de son désespoir ; et si vous entendiez les derniers accents que ce héros, le plus déplorable qu’ait enfanté la Melpomène antique, adresse à ses deux filles, qu’il reconnaît en frémissant pour ses sœurs, vous vous écrieriez tous ensemble avec Boileau :

« Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
« D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs !

Tel est le plus attendrissant exemple de la pitié tragique. Ces belles scènes manquent à la pièce de Voltaire ; et leur retranchement nuit plus à la beauté de son dénouement, que l’épisode des amours de Philoctète ne nuit au plan total d’un sujet si touchant, si richement simple, et si pur. La tragédie de Sophocle se termine par des larmes, et celle de Voltaire par des fureurs ; imitation déplacée du délire d’Oreste, qui dénature en Œdipe ses mœurs et ses véritables traits, et le rendent un instant méconnaissable aux doctes amateurs du théâtre grec. Ce personnage, tout noble et tout juste qu’il soit, n’est pourtant pas irréprochable : une curiosité téméraire, une violence fougueuse et impolitique, lui attirent la plupart des maux qu’il éprouve ; ce qui achève de le caractériser convenablement aux conditions théâtrales.

Il en est ainsi de Philoctète, que le long ressentiment de son abandon attache aux antres de Lemnos, tandis que l’oubli de ses injures, et son retour au camp des Atrides, mettraient fin à ses souffrances. Mais quoi de si intéressant qu’un homme blessé, jeté seul en une île déserte, sans asile, sans nourriture assurée, à qui la trahison vient ravir jusque ses dernières armes contre les bêtes sauvages, et tout moyen d’atteindre quelque proie qui soulage sa faim ! Et par qui cet homme est-il si cruellement traité ? par les seuls compatriotes qu’il ait revus depuis dix ans, par ceux même dont il implore l’humanité ! Jugez avec quelle force doit s’épancher le pathétique des discours en une telle situation. Le Philoctète de La Harpe adresse ses supplications à Pyrrhus, qui est le Néoptolème de Sophocle. Je ne noterai pas quelques enjambements vicieux dans les vers, et quelques rimes négligées dans cette paraphrase un peu longue d’un texte pur et concis, rendu plus naïvement par Fénelon, dans l’épisode de son Télémaque. Il vaut mieux extraire de la tragédie française les traits simples, les passages heureux qui rachètent des fautes légères dans un de ses morceaux les plus touchants. Le héros prie Néoptolème de le ramener dans sa patrie, et l’ayant conjuré par les mânes de son père, par sa mère, par tout ce qu’il a de plus cher sur la terre, de ne le pas laisser seul dans les maux qu’il voit : je n’ignore pas, mon fils, combien je te serai à charge ; mais il y aurait de la honte à m’abandonner.

                 « Il n’est que les grands cœurs
« Qui sentent la pitié que l’on doit aux malheurs,
« Qui sentent d’un bienfait le plaisir et la gloire !

Et plus loin :

« Jusqu’aux vallons d’Œta le trajet est d’un jour.
« Jette-moi dans un coin du vaisseau qui te porte,
« À la poupe, à la proue, où tu voudras ; n’importe !

Et poursuivant avec la même instance,

« Mène-moi dans l’Eubée, ou bien dans ta patrie :
« Le chemin n’est pas long à la rive chérie
« Où j’ai reçu le jour, aux bords du Sperchius,
« Bords charmants, et pour moi depuis longtemps perdus !

À ce tendre souvenir des lieux de sa naissance, Sophocle mêle habilement ici les regrets du héros, s’affligeant sur son père dont quelques voyageurs lui promirent des nouvelles, et qui depuis est peut-être mort : son discours pathétique se termine enfin par ces beaux vers :

« Considère le sort des fragiles humains :
« Eh ! qui peut un moment compter sur ses destins !
« Tel repousse aujourd’hui la misère importune,
« Qui tombera demain dans la même infortune :
« Il est beau de prévoir ces retours dangereux,
« Et d’être bienfaisant alors qu’on est heureux.

Après une telle prière, après la solennelle promesse qui la lui fait croire exaucée, après avoir confié ses flèches, son dernier bien, et le don d’Hercule, son ami, mesurez dans quelle misère le plongea l’artificieuse politique d’Ulysse, qui le fait dépouiller de tout, pour l’entraîner sous les murs de Troie ; et vos cœurs répondront à tous les cris qu’il adresse aux dieux, à sa caverne, aux forêts, aux rivages, et à la clarté du jour, qui lui devient intolérable.

Euripide n’excelle pas moins dans l’art d’émouvoir la pitié. Les douleurs de la veuve de Priam et de ses filles, arrachées d’entre ses bras l’une après l’autre, pour l’esclavage et la mort, la désolation de cette reine qui, selon la belle expression grecque, se rassasie de sanglots, rendent le lamentable rôle d’Hécube, à l’égard de la poésie dramatique, ce que la figure de l’inconsolable Niobé est à l’égard de la sculpture.

Euripide se garde bien de prêter à de jeunes victimes, offertes au trépas, le fastueux héroïsme qui s’y soumet sans frémir : plus naturel et plus naïf encore que Racine n’est pompeux, il fait regretter à son Iphigénie la douceur des caresses de sa famille, la lumière de son aurore, et la vie qu’elle ne va quitter qu’en pleurant. Admirez surtout le poète grec dans les adieux déchirants d’Alceste, se sacrifiant volontairement pour sauver les jours de son époux : elle meurt sur le sein d’Admète, environnée de ses enfants éplorés.

Vous suppléerez à l’insuffisance de ma version en prose, qui n’a d’autre avantage que de vous transmettre le sens littéral de vers inimitables.

ALCESTE.

Ô Soleil, lumière du jour ! célestes tourbillons de nuages qui fuient !

ADMÈTE.

Il te regarde, et me voit, et nous voit tous deux misérables, innocents envers les dieux qui te font mourir !

ALCESTE.

Ô terre ! ô toit de mes foyers ! ô couche nuptiale d’Iolchos, ma patrie !

ADMÈTE.

Soutiens-toi, ô malheureuse ! ne m’abandonne pas ! Prie les dieux dominateurs d’avoir pitié de toi !

ALCESTE.

Je vois la barque… voici la double rame et le nocher des morts tenant en main son aviron… Caron déjà m’appelle… Eh ! qu’attends-tu ? hâte-toi… tu retardes tous mes apprêts… Avec quelle impatience il me presse !

ADMÈTE.

Oh ! de quelle navigation funeste pour moi me parles-tu ? Ô fatal démon, où nous as-tu plongés ?

ALCESTE.

On m’entraîne… quelqu’un m’entraîne… Ne vois-tu pas dans le palais des morts Pluton ailé froncer ses bleuâtres sourcils, avec un regard affreux… Que fais-tu ? ne m’emporte pas… Ô malheureuse ! en quelle route m’avancé-je ?

ADMÈTE.

Route déplorable pour tes amis, et plus encore pour moi, et pour nos enfants à qui cette désolation est commune !

ALCESTE.

Soutenez-moi, soutenez-moi… Couchez-moi… Je ne me soutiens plus sur mes pieds… La mort est proche… Une ténébreuse nuit couvre mes yeux… Mes enfants, non, mes enfants, déjà… non, déjà votre mère n’est plus… Ô mes aimables enfants ! voyez longtemps la lumière !

ADMÈTE.

Hélas ! et moi, j’entends ces lamentables accents, pires pour moi que tout ce que la mort a d’horrible !… Ah ! par les dieux ! ne me laisse pas, mais que je te devance… car si tu es une fois partie, je ne resterai plus… Attaché à toi, vivante ou morte, je cultiverai ton amour.

ALCESTE.

Admète, tu vois où les choses en sont pour moi… Je souhaite de te dire mes volontés avant que d’expirer… Je t’ai considéré préférablement à tout ; et, te sacrifiant mon âme et la jouissance de la clarté, je meurs avant le temps de mourir, et pour toi ! Je pouvais posséder quelque riche Thessalien qui fût l’objet de mes désirs, et habiter une maison agréable à cet autre maître. Je n’ai pas voulu vivre au prix de ta vie, avec des enfants orphelins, ni même en faire naître encore dans les beaux jours de ma jeunesse dont il eût fallu jouir sans toi… Cependant et ton père, et ta mère, t’ont abandonné, quoiqu’il leur fût honorable de mourir pour que tu vécusses, quoiqu’il fût beau de conserver leur fils, et de s’immoler à lui glorieusement : car ils n’ont que toi seul, et nul espoir ne leur reste, après ta mort, d’avoir de nouveaux enfants ; et moi j’aurais vécu, et tu parcourrais le reste de ton âge sans être dans un solitaire abandon, sans avoir à pleurer ta compagne et tes enfants orphelins ! Quelqu’un des Dieux pourtant veut que ces choses soient faites comme elles le sont ! Soit : mais toi, accorde-moi cette grâce en reconnaissance… car je ne t’en demanderai jamais d’égale à mon sacrifice, rien n’étant plus précieux que la vie !… Déclare toi-même que la mienne fut irréprochable… Ces enfants, puisqu’ils te plaisent, ne les chéris pas moins que durant mon existence. Ne souffre pas de dominatrice en ma maison : ne soumets pas ma famille à une marâtre, à quelque femme moins bonne que moi, et dont la main poserait le joug par envie sur tes propres fils. Ne nous fais pas ce tort, je t’en conjure : toute marâtre qui succède est l’ennemie des enfants qui l’ont précédée, et ne leur est pas plus douce qu’une vipère. Mon fils est homme ; il a un père, son noble protecteur : il peut l’appeler à son aide, et en être appelé à son tour : mais toi, ô ma fille ! lorsque tu marcheras dans ton éclat aux chaînes de l’hyménée, est-ce qu’une épouse choisie par ton père, en te couvrant d’une fâcheuse réputation, corrompra la fleur de ta jeunesse à tes noces ? Car ta mère ne te mariera jamais, et sa présence ne t’encouragera pas, ma fille, en tes enfantements… Rien pourtant n’est alors si doux qu’une mère !… Il me faut mourir… à cela point de lendemain… Ce n’est pas tel ou tel jour de ce mois que m’arrivera ce malheur : mais soudain je vais être comptée parmi ceux qui ne sont plus ! Existez heureux !… Mais toutefois, mon époux, soyez fier d’avoir possédé une femme vertueuse, et vous, mes enfants, la mère qui vous fit naître.

CHŒUR.

Ah ! prends confiance avant tout : car je n’hésite pas à te dire qu’il fera ce que tu lui demandes, si son esprit ne s’égare pas.

ADMÈTE.

Ces choses seront… elles seront : ne crains point. Après avoir eu une épouse qui vécut pour moi, mon épouse expirée m’appellera seule vers elle… Jamais nulle femme après toi, nulle Thessalienne ne me nommera son époux… Il n’est plus d’autre femme pour Admète, fût-elle issue du plus noble sang ou la plus belle de toutes !… J’ai assez d’enfants, et je ne demande aux dieux qu’une race qui s’en perpétue… car nous n’en ferons plus naître ! Je porterai mon deuil non seulement une année, mais dans tout le cours de l’âge qui m’est réservé, ô mon épouse ! Je hais celle à qui je dois la naissance… Je hais aussi mon père et mes amis… car ils ne l’étaient que de titre et ne l’étaient pas en effet. Toi, tu as quitté pour moi ce qu’il y a de plus cher, la vie, et tu rachètes la mienne. Il n’est plus rien en moi que des gémissements après la perte d’une compagne telle que toi. Je renoncerai aux noces, aux entretiens des convives ! Plus de couronnes, plus de chants dans mes palais ! Je ne toucherai plus la lyre ; mon esprit ne s’exercera plus à faire résonner les flûtes de Lybie ; car tous les plaisirs de la vie me sont enlevés avec toi.

Considérez que nulle circonstance, nul détail, rien n’est oublié pour attendrir sur l’affliction de ces deux époux. Il faudrait traduire le rôle entier d’Admète pour faire sentir comment son souvenir transforme tous les objets qui l’entourent en images désolantes. Les choses inanimées, les flambeaux d’hymen, son palais, son lit, tout est veuf comme lui, dit Euripide, tout est en deuil et tout pleure autour de lui. Reconnaissez donc, à cela, que les sources de la pitié étaient plus profondes dans l’âme des poètes anciens, qu’elles ne le furent jamais dans celles de leurs imitateurs : nous avons su rehausser l’ordonnance générale de nos plans, mais nous n’avons pas creusé si avant dans les passions.

Notre pathétique, il est vrai, gagne parfois en noblesse ce qu’il perd en naïveté. Nous en offrirons la preuve dans le chef-d’œuvre de Rotrou. Qui ne serait touché du grand sacrifice de Venceslas, condamnant à la mort son fils homicide, pour ne point faillir à l’équité, premier devoir d’un roi ? Là s’accomplit noblement la condition de la pitié théâtrale, par cette lutte des sentiments paternels et monarchiques : ne vous arrêtez pas aux disparates d’un style vieilli, mais regardez la dignité des choses. Venceslas est seul, attendant son fils, dont l’échafaud est déjà dressé.

« Trêve, trêve, nature, aux sanglantes batailles,
« Qui si cruellement déchirant mes entrailles,
« Et me perçant le cœur, me veulent partager
« Entre mon fils à perdre et mon fils à venger.
« À ma justice enfin ta tendresse est contraire,
« Et dans le cœur d’un roi cherche celui d’un père :
« Je me suis dépouillé de cette qualité,
« Et n’entends plus d’avis que ceux de l’équité.

Le prince au même instant paraît, et la vaine constance de Venceslas et sa force imaginaire l’abandonnent. Il commence l’entretien en se jetant tout en pleurs dans les bras du coupable, et le termine par un embrassement, et par ces mots qu’il prononce en pleurant encore :

« Adieu ! Sur l’échafaud portez le cœur d’un prince,
« Et faites-y douter à toute la province
« Si, né pour commander, et tombé de si haut,
« Vous mourez sur un trône ou sur un échafaud.

Et seul enfin avec lui-même, et déplorant son équité rigoureuse,

« Vois, Pologne, en l’horreur que le vice m’imprime,
« Si mon élection fut un choix légitime,
« Et si je puis donner aux devoirs de mon rang
« Plus que mon propre fils et que mon propre sang !

La situation que vous rappelle cette scène dut accroître les difficultés du dénouement de Brutus l’Ancien aj, et Voltaire, en la reproduisant, marqua les fécondes ressources de son talent qui savait saisir dans les circonstances locales les différences d’une même catastrophe.

Corneille ne fut pas inférieur à l’antiquité, lorsqu’il imagina de ramener le jeune Rodrigue, teint du sang du père de sa maîtresse chez cette Chimène que le devoir et la douleur contraignirent à solliciter deux fois la mort de son amant, et qui, flottante également entre son regret et son amour, se sent forcée par une passion extrême à laisser en pleurant échapper de ses lèvres ces tendres paroles.

« Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.

Il serait superflu de vous rapporter mille traits touchants du Cid, dont les vers furent retenus de tous les cœurs, dès qu’ils furent prononcés. Le père de la scène française ne se montra pas moins pathétique, en créant dans la tragédie de Polyeucte, l’incomparable rôle de Pauline, mélange intéressant des émotions les plus pures et les plus tendres, femme faible, et dominant ses propres faiblesses, combattue par son amour illégitime, et toujours victorieuse de lui, modèle extraordinaire enfin de délicatesse et de douce pitié, parce que l’âme et la personne de cette épouse sont chastement conjugales, et que son cœur est adultère. Non, Racine, ce peintre sensible des passions, n’eût jamais surpassé Corneille dans l’art d’exciter l’attendrissement, si l’inconcevable Phèdre n’eût étalé en spectacle les plus vives, les plus attachantes, les plus tragiques douleurs qui pussent être exprimées sur le théâtre ! Pourquoi Corneille abonde-t-il moins dans la pitié que Racine ? c’est que chez lui les passions régularisées sont partout soumises au sentiment du devoir, et que chez Racine le sentiment du devoir est toujours surmonté par le désordre des passions.

Cette dernière peinture, plus vraie et plus conforme à notre commune faiblesse, nous touche davantage : la première, plus idéale, et supérieure à nos forces, nous étonne plus qu’elle ne nous attendrit. Par cette raison, le malheur du vieil Horace ne nous arrache pas de larmes, quoiqu’il ait à pleurer la nouvelle du désastre de Rome, de la mort de deux de ses enfants, et de la fuite du troisième, alors qu’interrogé sur ce qu’il voulait que fît son dernier fils, il répond ce fameux Qu’il mourût ! Par la raison contraire, le désespoir d’Oreste comprime notre cœur ému, lorsque, souillé du meurtre de Pyrrhus, commis pour plaire à Hermione, et lui rappelant que le coup porté fut ordonné par elle, elle lui fait cette réplique célèbre, Qui te l’a dit ? La Harpe, s’efforçant de chercher en Racine l’espèce de sublime qui ne se trouve qu’en Corneille, et qu’il eut le tort de méconnaître, crut comparer ces deux génies en les confondant l’un et l’autre : il tâche d’opposer à la réponse du vieux Horace la réponse d’Hermione : sans doute il fut trompé par l’éclat des applaudissements unanimes qu’elles enlèvent toutes deux pareillement, mais dont les causes sont très différentes. Qu’il mourût , est, dans la situation, un mot de sublimité ; Qui te l’a dit ? est, dans l’autre situation, un mot de profondeur : l’un est du sublime de raison ; l’autre, du sublime de sentiment : l’un sort d’une âme que l’héroïsme exalte en l’éclairant, l’autre échappe d’un cœur à qui le délire le plus aveugle fait oublier ses volontés mêmes. En quel état ce dernier mot plonge ensuite le triste Oreste ! Il en est terrassé comme par la foudre, et le voici devenu l’exemple de ce pathétique extrême, de cette pitié entraînante dont je me proposais de vous offrir un parfait modèle. Rien ne surpasse en ce genre le tragique monologue qui suit les adieux de l’amante de Pyrrhus.

« Où suis-je ? est-ce Hermione ? et que viens-je d’entendre ?
« Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
« Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
« Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?
« Quoi ! j’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire !
« J’assassine à regret un roi que je révère !
« Je viole en un jour les droits des souverains,
« Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains !
« Ceux même des autels, où ma fureur l’assiège !
« Je deviens parricide, assassin, sacrilège ;
« Pour qui ? pour une ingrate à qui je le promets,
« Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
« Dont j’épouse la rage ; et quand je l’ai servie,
« Elle me redemande et son sang, et sa vie !
« Elle l’aime, et je suis un monstre furieux !
« Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux,
« Et l’ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire
« Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !

Ajoutez à la diction d’une suite de vers, pleins d’une douleur profonde, la frappante magie d’un acteur tel que notre Talma, dont la voix, le visage, le geste, font revivre devant nous le véritable Oreste antique, poursuivi des furies sur la scène française, comme il le fut sur les théâtres de Sophocle et d’Euripide.

Il est une autre intarissable source de larmes, c’est le cœur d’une mère, à qui la mort est prête à ravir ses enfants : là se retrouve le comble de l’intérêt dramatique, et nul auteur ne mérita mieux qu’on lui dît en beaux vers :

« ……… Que tu sais bien, à l’aide d’un acteur,
« Émouvoir, étonner, ravir un spectateur !
« Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
« Ne coûta tant de pleurs à la Grèce assemblée !

Personne, dis-je, n’eut plus de droit à cet éloge, que le poète immortel qui, dans un long développement d’éloquence et de douleur maternelle, fit entendre les craintes, les sanglots, les prières, les menaces de la véhémente Clytemnestre, qui voyant sa fille en proie à la mort, pleure et rugit tout à la fois comme une lionne, en arrachant sa tendre victime à l’ambitieux Atride, et au fer de Calchas.

Voltaire se montra le digne émule de l’auteur d’Iphigénie, en ce bel acte où Mérope, après avoir reconnu son fils qu’elle allait immoler, tout effrayée encore d’un nouveau péril qui le menace, s’écrie d’une voix désolée :

                   « …… C’est mon fils ! c’est mon sang !…
« Narbas ! on va plonger le couteau dans son flanc.
« Ah courons !…

Et dans l’acte suivant, lorsqu’en présence de Polyphonte dont les soupçons menacent l’enfant et la mère, cette reine contrainte ou à poignarder son fils devant le tyran, ou à le lui découvrir, s’élance, se précipite au travers des gardes, en prononçant ces mots arrachés à sa tendresse.

                                    « Barbare ! il est mon fils.

ÉGISTHE.

« Moi ! votre fils !…

MÉROPE.

« Tu l’es : et ce ciel que j’atteste,
« Ce ciel qui t’a formé dans un sein si funeste,
« Et qui trop tard, hélas ! a dessillé mes yeux,
« Te remet dans mes bras pour nous perdre tous deux.

Et plus loin à Polyphonte.

« Je suis sa mère, hélas ! mon amour m’a trahie.
« Oui, tu tiens dans tes mains le secret de ma vie,
« Tu tiens le fils des dieux enchaîné devant toi,
« L’héritier de Cresphonte, et ton maître, et ton roi.
« Tu peux, si tu le veux, m’accuser d’imposture ;
« Ce n’est pas aux tyrans à sentir la nature :
« Ton cœur nourri de sang n’en peut être frappé.
« Oui, c’est mon fils, te dis-je, à ta rage échappé.

POLYPHONTE.

« Que prétendez-vous dire ? et sur quelles alarmes ?

ÉGISTHE.

« Oui, je me crois son fils, mes preuves sont ses larmes,
« Mes sentiments, mon cœur par la gloire animé,
« Mon bras qui t’eût puni s’il n’était désarmé.

POLYPHONTE.

« Ta rage auparavant sera seule punie.
« C’est trop.

MÉROPE.

                     « Commencez donc par m’arracher la vie !
« Ayez pitié des pleurs dont mes yeux sont noyés.
« Que vous faut-il de plus ? Mérope est à vos pieds ;
« Mérope les embrasse, et craint votre colère.
« À cet effort affreux jugez si je suis mère ! etc.

Il n’est pas un mot, pas une interjection, pas un sens interrompu ou continué qui n’exprime là tous les transports d’une crainte et d’un désespoir dont l’effet ne se communique rapidement à la foule des auditeurs. Je renvoie sur cette excellente tragédie à l’hommage digne en tout de son mérite que sut lui rendre La Harpe. On ne peut développer mieux qu’il l’a fait en son examen, les raisons de notre admiration pour ces beautés de la Mérope de Voltaire : il ne parle pas moins éloquemment des derniers actes de Zaïre, à mon avis plus beaux que les trois premiers, où trop d’événements se pressent : mais l’action, dégagée de toutes ses incidences dans les actes suivants, n’ayant plus alors qu’un pas à faire, laisse un jeu plus libre aux passions dont les ressorts n’agissent plus que dans le cœur. Prétendre à vous détailler plus clairement que le commentateur qui m’a devancé les causes et les effets de la pitié qu’ils font naître, ce serait tenter inutilement de recommencer un ouvrage parfait, et je n’ai ni si peu de mémoire, ni tant d’ingratitude, que d’avoir oublié déjà le prix qu’il reçut justement de vos suffrages, et le plaisir que j’eus à l’écouter, lorsqu’il nous entretint si bien des douloureuses et tragiques amours du jaloux Orosmane. En approuvant ses opinions sur ce qui concerne la pitié dans les rôles de Zaïre et de son amant, je crois pouvoir blâmer les excuses qu’il fournit aux négligences de style et à la romanesque intrigue de cette pièce.

Le Mahomet de Voltaire nous offre un autre exemple de pitié sur lequel il est indispensable que je m’arrête. Je veux vous parler des rôles charmants de Séideak et de Palmyre, s’élevant ensemble comme deux palmiers unis, et fléchissant sous les orages qui tourmentent le sol brûlant de l’Arabie. Qu’on se figure les agitations d’un jeune fanatique, nourri par un vieillard qu’il révère, qu’il aime, et dont il est aimé, contraint à lui plonger dans le cœur un-poignard dont il fut armé par un imposteur, qu’il croit l’organe de Dieu même. Il vient de le frapper : ce tableau est rembruni par l’obscurité de la nuit. Il ne se connaît plus ; il accourt, pâle, égaré, vers la timide Palmyre dont l’innocence le poussa tantôt à ce crime. Il la retrouve à ses côtés, et après un dialogue plein de désordre, qu’as-tu fait ? lui dit-elle.

SÉIDE.

                                    « Moi ! je viens d’obéir…
« D’un bras désespéré je viens de le saisir…
« Par ses cheveux blanchis j’ai traîné ma victime.
« Ô ciel ! tu l’as voulu… peux-tu vouloir un crime ?
« Tremblant, saisi d’effroi, j’ai plongé dans son flanc…
« Ce glaive consacré qui dut verser son sang.
« J’ai voulu redoubler… ce vieillard vénérable
« A jeté dans mes bras un cri si lamentable…

Et plus loin, le plaignant encore :

« Ah ! si tu l’avais vu, le poignard dans le sein,
« S’attendrir à l’aspect de son lâche assassin !
« Je fuyais : croirais-tu que sa voix affaiblie
« Pour m’appeler encore à ranimé sa vie ?
« Il retirait ce fer de ses flancs malheureux.
« Hélas ! il m’observait d’un regard douloureux :
« Cher Séide, a-t-il dit, infortuné Séide !
« Cette voix, ces regards, ce poignard homicide,
« Ce vieillard attendri, tout sanglant à mes pieds,
« Poursuivent devant toi mes regards effrayés.
« Qu’avons-nous fait ? etc.

Au milieu de tant d’émotions dignes de la plus profonde pitié, reparaît devant cet excusable homicide le vieillard qu’il assassina, et vers qui, pour le secourir, le ramène alors le seul mouvement de l’humanité : tout à coup on vient découvrir à Séide et à Palmyre qu’ils sont nés de leur respectable victime.

Le fils parricide s’écrie à Zopire :

« Frappez vos assassins ! — J’embrasse mes enfants !

S’écrie en mourant leur père ! Est-il sur aucun théâtre un pareil assemblage de moyens pathétiques, plus puissants sur les cœurs, et mieux imaginés pour inspirer la pitié due aux aveugles instruments de l’imposture et du fanatisme.

Influence de la diction sur la pitié.

Outre la pitié qui résulte de la composition du plan et des situations, il en est une qui naît de la convenance du style avec le sujet. Je n’essayerai pas de l’analyser dans Sophocle et dans Euripide, puisque Racine, dont nous jugeons mieux la langue, sembla les avoir égalés dans ce genre de perfection. Il ne se contente pas de nous émouvoir par les choses, il nous attendrit encore par le choix exquis de ses paroles, par une douce harmonie, par une certaine grâce négligée que recherche son art avec soin, pour nous toucher de toutes les expressions tristes, en accord avec la tristesse des sentiments. Que dit Agamemnon en s’excusant devant Ulysse de pleurer le sacrifice de son Iphigénie ?

« Ah ! seigneur, qu’éloigné du malheur qui m’opprime,
« Votre cœur aisément se montre magnanime !
« Mais que si vous voyez, ceint du bandeau mortel,
« Votre fils Télémaque approcher de l’autel,
« Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,
« Changer bientôt en pleurs ce superbe langage ;
« Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui,
« Et courir vous jeter entre Calchas et lui !

Que dit la veuve d’Hector pour détourner Pyrrhus de l’aimer, en lui parlant d’elle-même ?

« Captive, toujours triste, importune à moi-même,
« Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?
« Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
« Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?

Que dit Phèdre abattue et à demi mourante ?

« Tout m’afflige, et me nuit, et conspire à me nuire.

Et plus loin :

« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
« Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

Admirez les liaisons lentes et égales de ces phrases, et cette suite de syllabes longues, convenables à la plainte. Lorsque Phèdre a su qu’Hippolyte aimait Aricie, et qu’elle déplore toutes les circonstances de ses peines :

« Encor dans mon malheur de trop près observée
« Je n’osais dans mes pleurs me baigner à loisir ;
« Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir,
« Et, sous un front serein déguisant mes alarmes,
« Il fallait bien souvent me priver de mes larmes !

Quelle expression dans cette infinitif ! on ne se sent privé que des biens et des plaisirs ; et le seul bien dont puisse jouir Phèdre est de pleurer seule en liberté, triste satisfaction dont elle est encore privée ! Ces vers m’offrent une nouvelle occasion de noter que c’est souvent en détournant les mots de leur acception usitée qu’on leur donne un tour plus poétique.

Écoutez aussi les soupirs de Bérénice, à qui sa confidente conseille de rajuster une parure dérangée par les mouvements de son désespoir, afin de mieux plaire à Titus.

« Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

Vers élégant et plein de grâce !

« Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.
« Eh ! que m’importe, hélas ! de ces vains ornements ?
« Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements,
« Mais, que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,
« Si ma mort, toute prête enfin, ne le ramène :
« Dis-moi, que produiront ces secours superflus,
« Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus !

Que d’interruptions, que d’alternatives ! Que de désordre en cette seule période ! Que leur trouble exprime bien l’état de cette amante désolée ! Avons-nous tort d’estimer Racine comme le plus habile de nos poètes et Virgile a-t-il mieux peint dans ses vers les passions de l’amante d’Énée.

Ce fut en imitant ce genre de beauté que Voltaire fit dire à l’époux de Jocaste :

« Vous ne reverrez plus l’inconsolable Œdipe !

Et qu’il mit dans la bouche d’Idamé voulant fuir avec sa famille son pays dévasté par les Tartares :

« Allons vers la Corée, aux rivages des mers,
« Aux lieux où l’Océan ceint ce triste univers !
« La terre a des déserts et des antres sauvages :
« Portons-y nos enfants, tandis que les ravages
« N’inondent point encor ces asiles sacrés,
« Éloignés du vainqueur, et peut-être ignorés.

Voltaire n’observe pas si bien les convenances du langage dans la belle scène du meurtre de Zopire, lorsqu’il prête à Séide consterné ce tour philosophique :

« La nature avait mis dans ses regards mourants
« Un si grand caractère, et des traits si touchants !

Les réflexions sur la nature sont là hors de propos et interrompent la vive peinture qu’il faut présenter au cœur.

Un vivant interprète de Sophocle, notre Ducis, a fait plus que l’égaler en pathétique dans les belles scènes qu’il en imita. Je ne crains pas que la tendre amitié, par laquelle il récompensa vingt ans la mienne, me fasse accuser de partialité en sa faveur, tant sa muse ressemble bien à la muse grecque dans son Œdipe à Colone, tel qu’il l’a nouvellement réduit en trois actes et rétabli dans sa simplicité originelle.

Quelle charmante pitié respire dans ces vers qu’adresse Antigone à son père infortuné :

« J’ai soutenu vos pas, j’ai recueilli vos larmes ;
« Hélas ! pour vous nourrir, j’ai souvent essuyé
« Les refus insultants d’une avare pitié :
« Il semblait que le ciel, adoucissant l’outrage,
« Aux malheurs de mon père égalait mon courage.
« Seule, au fond des déserts, j’ai marché sans effroi,
« Croyant avoir toujours vos vertus avec moi.
« Vos ennuis sont les miens, ma douleur est la vôtre ;
« Nous seuls nous nous restons, consolés l’un par l’autre.
« L’univers nous oublie, ah ! recevons du moins
« Moi, vos tristes soupirs, et vous, mes tendres soins !
« Que Thèbe à vos deux fils offre un trône en partage,
« Vous aimer, vous servir, voilà mon héritage.

Le langage d’Œdipe est aussi pénétrant que celui d’Antigone, lorsqu’il lui répond ensuite :

« Oui, tu seras un jour, chez la race nouvelle,
« De l’amour filial le plus parfait modèle.
« Tant qu’il existera des pères malheureux,
« Ton nom consolateur sera sacré pour eux ;
« Il peindra la vertu, la pitié douce et tendre :
« Jamais sans tressaillir ils ne pourront l’entendre.

Admirez quelle douceur règne en ces beaux vers : admirez encore combien le choix des mots et des syllabes longues contribue à la tristesse qui s’épanche dans ceux-ci :

« D’être heureux en naissant l’homme apporte l’envie :
« Mais il n’est point, crois-moi, de bonheur dans la vie.
« Il lui faut d’âge en âge, en changeant de malheur,
« Payer le long tribut qu’il doit à la douleur.
« Ses premiers jours peut-être ont pour lui quelques charmes :
« Mais qu’il connaît bientôt l’infortune et les larmes !
« Il meurt dès qu’il respire ; il se plaint au berceau :
« Tout gémit sur la terre, et tout marche au tombeau.

La diction ne sert pas moins à relever ces grands traits de mélancolie profonde, cette fantastique image que se fait Œdipe de son malheur et de celui des hommes :

« Nous errons avec crainte, et dans l’obscurité,
« Sous l’astre impérieux de la fatalité.
« Tout trahit nos projets, tout sert à les confondre.
« De nos seules vertus nous pouvons seuls répondre.
« Grands dieux ! oui, je commence à lire en vos desseins :
« Tout entiers devant moi vous offrez mes destins.
« Vous m’avez entouré de douleurs et de crimes,
« Pour mieux voir votre Œdipe au fond de tant d’abîmes,
« Pour mieux le contempler, luttant, privé d’appui,
« À qui l’emporterait de son sort ou de lui !

On trouve des vers pleins du même pathétique dans le rôle du roi Lear qu’on pourrait nommer l’Œdipe de Shakespeare : ce prince, chassé par ses enfants, et tombé dans la démence, est interrogé par la seule fille qui lui soit restée fidèle, et qui, cherchant à s’en faire reconnaître, lui dit en lui rappelant sa destinée :

« Auriez-vous été roi ? Roi ! non : mais je fus père.

Beau trait qui marque au fond de ce cœur ulcéré, dont les souvenirs de grandeur sont effacés, l’empreinte ineffaçable des sentiments naturels de la paternité. Ce roi bientôt, sortant de son délire, reconnaît Helmonde, qui est une autre Antigone, et s’écrie avec attendrissement.

« Larmes de mon enfant, coulez sur ma blessure !

Cet art d’assortir le style aux choses seconde puissamment les effets de la pitié : il manque au touchant sujet d’Inès de Castro ; c’est pourquoi cette fable si attendrissante n’a pu se soutenir longtemps. Corneille et l’Italien Alfieri, quoique tous deux pathétiques par les sentiments, ne le sont que rarement par l’expression. Ces poètes aussi paraissent plus énergiques et plus grands que les autres, mais moins attachants que Racine et Métastase.

Je crois superflu de joindre des exemples inférieurs à ceux-ci, pour vous rappeler quelles sortes d’émotions attendrissantes doit causer Melpomène, et comment elle nous tire des larmes qui ne sont pas vulgaires. On voit que la tragique pitié ne naît point des souffrances physiques, ni des misères communes, mais des souffrances morales, résultantes d’une infortune extraordinaire. Ni Philoctète blessé, ni l’Hercule mourant, ni l’Hippolyte déchiré, ne démentent cette vérité, puisque les supplices du corps n’y sont offerts que pour exalter plus pitoyablement les supplices de l’âme. Le vice de plusieurs tragédies anglaises et allemandes est, au contraire, de trop souvent fonder la commisération sur l’aspect des seules tortures corporelles, dont le spectacle n’est que hideux et dégoûtant, et dont l’expression dégénère en grimaces odieuses.

La pitié ne pénètre jamais mieux les cœurs de sa douleur agréable, qu’en s’y insinuant par les douces expressions de la sensibilité. Il faut qu’on se plaise à l’éprouver, pour qu’on s’y livre ; autrement l’âme se ferme au charme de sympathie qui nous attire vers les tristes images de la misère. Ainsi le mendiant sollicite votre aumône par ses traits affligés et son attitude suppliante, où votre œil lit une empreinte des chagrins muets de son âme, et les marques des privations journalières de sa famille. La compassion qui force votre bienfait devient pour vous un soulagement, tandis que le malheureux infirme qui, pour vous attendrir, expose à nu quelque plaie horrible, ou quelque membre mutilé, contraint souvent votre faiblesse à se détourner d’un aspect si repoussant. La commisération qu’excite communément la rencontre d’un aveugle naît d’une pareille disposition de notre cœur qui, dans le spectacle de la cécité, plaint moins la perte des yeux que la mélancolie ténébreuse où l’âme de cet indigent est plongée pour toujours.

On remarquera que plus les nations sont civilisées, plus se multiplient au théâtre les moyens divers d’émouvoir la pitié ; parce que la société tend sans cesse à perfectionner les hommes, et que plus leurs cœurs et leurs esprits s’exercent et s’épurent, plus ils deviennent sensibles et compatissants, c’est-à-dire vraiment humains.

Cette maxime exige pourtant quelque restriction, car lorsque les cités arrivent au dernier période du raffinement, les subtilités de l’esprit minent les sentiments du cœur, et détruisent la pitié mutuelle entre les habitants d’une ville. Cette époque, véritable dissolution sociale, désunit nos intérêts les uns des autres, prête aux maux du prochain l’apparence d’une contagion qu’il faut fuir, et substitue à la charité naturelle, sinon le mépris dérisoire, au moins cette fermeté réfléchie qui s’écarte des malheureux comme des pestiférés. Chacun n’a de pleurs que pour soi ; chacun s’isole ; on souffre, on meurt solitaire au milieu des individus glacés et satisfaits d’un bonheur insolent. Ce vice est sans remède ; car la dureté d’âme s’arroge les titres spécieux de raison et de prudence. Alors l’art du théâtre perd son plus agréable pouvoir ; alors les blessures sanglantes et mortelles que se faisaient les gladiateurs, offerts en des spectacles dignes du Bas-Empire, peuvent seules émouvoir des cœurs usés par d’infâmes jouissances, et tirer quelques larmes à des yeux secs, où les sources de la tendre pitié sont taries. Cette fatalité, que le prévoyant Horace déplorait déjà dans son temps pour les ouvrages de goût, prouve que les nations corrompues se dégradent du noble rang de l’humanité, et redescendent au-dessous du point d’où sont parties les nations barbares. La vérité de cette assertion, qu’il ne serait à propos de développer que relativement aux révolutions de l’histoire, rentre dans le système général de la nature, où tout est périodique.

E. Règle tragique. Principe de la terreur.

La terreur, sentiment le plus tragique, et le plus agissant sur les fortes âmes des peuples de l’antiquité, la terreur n’a pas moins que la pitié, ses germes profonds dans le cœur de l’homme. Elle sert à le pénétrer de l’horreur des crimes, à la vue du châtiment des scélérats et des oppresseurs du monde ; et comme ce ne sont point, ainsi que je l’ai dit à l’égard de la pitié, les seuls tourments physiques qui doivent susciter la terreur de la tragédie, mais les tourments de l’âme, c’est dans l’effroi de la vengeance et des remords qu’il en faut chercher les éléments. Le remords consterne les faibles coupables ; et c’est la peine inévitable à laquelle les condamne la nature : la vengeance intimide les audacieux criminels qui échapperaient aux reproches de leur conscience ; et c’est la menace publique et éternelle des hommes, implacables ennemis des tyrans, des meurtriers, et des traîtres.

Je dois remonter jusqu’au poète Eschyle, pour en tirer les premiers exemples de la terreur tragique. Comparons-la dans le dénouement des Choéphores, dans celui des Électre de Sophocle, d’Euripide et de Crébillon, et dans celui des Oreste de Voltaire et d’Alfieri. Ces sept catastrophes, différentes sur un même sujet, faciliteront l’éclaircissement de la matière que nous examinons : nous les rapprocherons de celles de Sémiramis et d’Hamlet, où le même sujet fut traité sous d’autres noms.

Exemples de la terreur tragique.

Le meurtre d’une mère, par la main de son fils, nous semble être de soi-même trop horrible, pour que nous osions en offrir la volonté préméditée, et qu’il nous ait suffi d’en présenter le fait produit par un coup du destin ou de l’aveugle hasard. Les poètes français ont soin de soustraire aux yeux le spectacle de cette catastrophe, et de ne supposer d’autre dessein à leur Oreste que la punition d’Égisthe. Les Grecs, plus forts et plus hardis, montrent au spectateur leur Électre et son frère conspirant à la fois la mort de Clytemnestre et de son complice, et tendant à ce double but par l’ordre des dieux. L’Oreste d’Eschyle, après s’être ensanglanté par le juste assassinat du bourreau de son père, vient sur la scène prendre sa mère pour seconde victime expiatoire. Figurez-vous la présence de cette reine, pâle, balbutiante, épouvantée, à qui son propre fils dicte la mortelle sentence qu’il s’apprête à exécuter sur elle. Cette scène, qui fait frémir, vous révolterait peut-être ; mais ce qui lui conserve une dignité théâtrale, et en atténue l’atrocité, c’est l’éclat du sublime dialogue qui la relève, et dont j’ai traduit les principaux traits vers pour vers. On vient d’entendre, au milieu du tumulte, les derniers cris d’Égisthe : Oreste, tout armé, reparaît devant Clytemnestre.

« Je vous cherche ; et déjà, c’en est fait d’un coupable.

CLYTEMNESTRE.

« Ah ! meurs-tu, cher Égisthe ?…

ORESTE.

Amante inséparable,
« Ton complice est déjà couché parmi les morts :
« Sois-lui fidèle : il faut le joindre aux sombres bords.

CLYTEMNESTRE.

« Retiens tes coups, mon fils !… Vois ta mère éplorée
« Dont le lait a nourri ton enfance adorée,
« Ta mère qui longtemps te berça dans son sein !…

ORESTE.

« Ah ! Pylade !… oserai-je en être l’assassin ?

PYLADE.

« À de trop justes coups ses pleurs font-ils obstacle ?
« Delphe aurait-elle en vain prononcé son oracle ?
« Veux-tu trahir tes dieux pour tes vils ennemis ?

ORESTE.

« Non, j’en crois tes conseils : frappons !… je l’ai promis.
] « Venez mourir ; venez retrouver l’adultère,
« Que, vivant, votre amour préférait à mon père :
« Au dernier lit d’un traître allez donc enfermer
« Ce cœur qui haïssait ce qu’il devait aimer.

CLYTEMNESTRE.

« Ah ! de qui t’enfanta prolonge la vieillesse !

ORESTE.

« Mon père mort veut-il que notre haine cesse ?

CLYTEMNESTRE.

« Le destin fit mon crime, et c’est l’œuvre du sort.

ORESTE.

« Vous-même avez par lui préparé votre mort.

CLYTEMNESTRE.

« Crains Cerbère en courroux, si tu frappes ta mère !…

ORESTE.

« Craindrais-je moins l’aspect de l’ombre de mon père ?

CLYTEMNESTRE.

« Près d’entrer au tombeau pleuré-je vainement ?

ORESTE.

« Ton forfait a, lui seul, prescrit ce châtiment.

CLYTEMNESTRE.

« Ô serpent né de moi, que m’annonçait un songe !

ORESTE.

« Qu’un crime égal au tien dans les enfers te plonge.

À ces mots, Oreste immole Clytemnestre ; et dans la pièce suivante, poursuivi des Euménides, une des Furies l’interrogeant :

« Défends-toi, si tu peux : immolas-tu ta mère ?

ORESTE.

« Je l’immolai moi-même, et n’en fais nul mystère.

L’EUMÉNIDE.

« Déjà, c’est avouer ta chute en ce combat.

ORESTE.

« Attendez à me voir sortir de ce débat.

L’EUMÉNIDE.

« Déclare-nous comment ta mère fut frappée.

ORESTE.

« Cette main dans sa gorge enfonça mon épée.

L’EUMÉNIDE.

« Qui te le conseilla ? quel pouvoir ? quel démon ?

ORESTE.

« L’ordre sacré d’un dieu : j’en atteste Apollon.

L’EUMÉNIDE.

« Son organe aurait-il prescrit un parricide ?

ORESTE.

« Je fus soumis au sort, et rien ne m’intimide.

L’EUMÉNIDE.

« Le glaive humiliera l’orgueil de tes discours.

ORESTE.

« Les mânes paternels viendront à mon secours.

L’EUMÉNIDE.

« Invoques-tu les morts, meurtrier d’une mère ?

ORESTE.

« Deux crimes dans la mienne ont forcé ma colère.

L’EUMÉNIDE.

« Deux crimes ? quels sont-ils ? prouve-les devant nous.

ORESTE.

« Ensemble elle égorgea mon père et son époux.

Quel trait que ce dernier vers qui fait d’un seul forfait deux crimes irrémissibles ! Convenez que des répliques si vives et si frappantes jettent sur le ton de ce tableau cette splendeur lugubre qui dut le faire briller dans Athènes, conformément à la noblesse du cothurne : sans ces éclairs de génie, la sombre horreur en serait insupportable.

L’Oreste de Sophocle, adouci déjà par le goût délicat de ce poète, n’immole sa mère que derrière le théâtre ; mais Électre, restée sur la scène, pleine du désir de venger les coups portés à son père, entend les gémissements de Clytemnestre expirante, et crie à son frère : « Frappe ! redouble ! » élan de fureur qui reporte sur le lieu tout ce que ce parricide a de terrible. Bientôt après, Égisthe, de retour, est frappé de la vue du corps sanglant de sa complice qu’on découvre à ses regards ; et c’est à lui qu’Oreste prononce le même arrêt de mort qu’il adresse, dans la pièce d’Eschyle, à sa propre mère. La beauté du dialogue devient encore ici l’ornement de cette effroyable situation.

Euripide, plus pathétique en ce point qu’il n’est terrible, écarte également de la vue le spectacle des deux meurtres, dont l’un est mis en récit dans la bouche d’Oreste, et l’autre est entendu, dans l’intérieur du palais, par les personnages du chœur, dont le trouble et l’épouvante le rendent présent à la pensée qu’il consterne.

Les modernes ont renchéri sur ces précautions. Ni l’Oreste, ni l’Électre, qu’ils reproduisent, ne conçoivent le projet d’assassiner Clytemnestre, et leur vengeance, ne tendant qu’à la mort d’Égisthe, n’excite qu’une terreur modérée dont la diminution est, selon mon avis, la seule cause du peu de succès qu’eut toujours ce dénouement sur notre scène. Ainsi notre habileté évite souvent le vice d’un excès, mais elle perd l’occasion même d’offrir une beauté. Il ne s’agit pas d’éluder les difficultés au théâtre, mais de les aborder vivement et de les vaincre ; ni de faire louer l’adresse de son art, mais d’en faire admirer la force et l’heureuse audace.

Dans la pièce de Voltaire, on entend les cris des victimes d’Oreste ; et l’auteur, en corrigeant très bien l’odieux de l’exclamation d’une fille contre sa mère, substitue ces mots qui conservent l’esprit du texte grec :

« Il frappe Égisthe… achève, et sois inexorable !
« Venge-nous, venge-la ! tranche un nœud si coupable !
« Immole entre ses bras cet infâme assassin !

Mais Oreste, déjà parricide involontaire, reparaît devant elle qui lui dit alors, pleine d’alarmes :

« Qu’avez-vous fait, cruel ?

ORESTE.

Elle a voulu sauver…
« Et les frappant tous deux… je ne puis achever.

ÉLECTRE.

« Quoi ? de la main d’un fils ! quoi ? par ce coup funeste,
« Vous…

ORESTE.

Non, ce n’est pas moi ! non, ce n’est point Oreste !
« Un pouvoir effroyable a seul conduit mes coups,
« Exécrable instrument d’un éternel courroux, etc.

Dans la pièce de Crébillon, Oreste ignore même qu’il a tué sa mère, et revient tranquille et content d’avoir puni l’infâme Égisthe, lorsque Palamède lui apprend le reste.

« Votre main redoutable allait trancher sa vie,
« Dans ce fatal instant la reine l’a saisie.
« Vous, sans considérer qui pouvait retenir
« Une main que les dieux armaient pour le punir,
« Vous avez d’un seul coup, qu’ils conduisaient peut être,
« Fait couler tout le sang dont ils vous firent naître.

Et là, le fils d’Agamemnon s’abandonne, ainsi que dans la tragédie de Voltaire, à tout le délire des remords qu’ils ont empruntés d’Euripide, dont tous deux suivent le mouvement. Le morceau des fureurs est plus beau dans Crébillon : son génie a su y jeter un trait sublime, et qui n’est qu’à lui. Le héros, dans son trouble, croit descendre aux enfers.

« Que vois-je ? mon aspect épouvante les ombres…
« Que de gémissements ! que de cris douloureux !…
« Oreste !… qui m’appelle en ce séjour affreux ?

Quoi de plus terrible et de plus vrai que le désordre de ce parricide, effrayé d’entendre son nom, qu’il a prononcé lui-même ? On dit que l’auteur dut ce beau trait à la rencontre d’un homme ivre qui s’appelait et se répondait à haute voix. Cette anecdote prouve deux choses, que le génie sait profiter des moindres observations et tout transformer, et que les plus tragiques effets ont leur parodie naturelle dans le contraste du bas au sublime.

Vainement le célèbre Alfieri prétend réclamer son titre d’originalité, en affectant des mépris pour les muses françaises, par lesquelles il fut formé, et dont il avait vu si longtemps les ouvrages sur nos théâtres. Il est évident qu’il a suivi dans son Oreste la double trace de Crébillon et de Voltaire. Il ramène au cinquième acte son héros couvert du sang d’Égisthe ; mais ignorant le parricide dont il s’est involontairement souillé. Le seul avantage qu’il me semble avoir droit de réclamer sur nos deux auteurs, consiste dans la supériorité de la scène de reconnaissance entre Électre et son frère, et dans la véhémence qu’il ajoute au caractère fougueux d’Oreste. La fureur dont le transporte le souvenir des crimes de Clytemnestre est si fortement empreinte dans ce rôle, qu’elle lui donne une plus juste ressemblance avec l’Oreste antique. Le sien n’est pas résolu, comme dans les pièces grecques, à tuer sa mère ; mais on sent, chaque fois qu’il s’en approche, qu’il est capable de le faire, et destiné à ce crime. Les traits étincelants de son dialogue font partout frémir. Lorsque reconnu de son ennemi, qui l’avait livré à ses gardes, il leur échappe, et poursuit le tyran, qu’il cherche dans le palais, « personne, dit-il, ne doit prétendre à égorger Égisthe que moi-même ».

Il n’est aucune épée qui le doive frapper que la mienne. Holà, Égisthe ! où es-tu, lâche ? Égisthe ! où donc es-tu ? Viens ! la voix de la mort t’appelle ! Où es-tu ?… N’y est-il plus ? Ah ! infâme ! te caches-tu ? C’est vainement… le centre du profond Érèbe ne te servirait pas de refuge.

Clytemnestre accourant alors au secours de son complice :

Mon fils, aie pitié ! — Pitié !… Dis-moi de qui je suis fils ? Je suis le fils d’Atride.

Mot terrible dans cette situation. Bientôt après Oreste revient vers Électre s’applaudir de sa vengeance ; mais il ne raconte que la mort d’Égisthe, égorgé par sa main.

Il pleurait le lâche !

Ô mon père ! un homme qui n’osait mourir, t’a tué !

Dans la scène suivante, Électre et Oreste interrogent Pylade sur le sort de leur mère : il frémit de le leur apprendre.

Raconte-moi : serait-elle ?… — Poignardée : répond Pylade. — Et par quelle main ? dit encore le malheureux Oreste.

Tu la perças du glaive, sans t’en apercevoir, aveugle de fureur, et en courant sur Égisthe. — Oh ! quelle horreur me saisit !… Moi ! parricide !

À ces mots, les Furies s’emparent de son esprit, et la pièce finit par cette exclamation, qui rappelle les idées de l’antiquité :

« Ô dure et inévitable loi d’un horrible destin !

La comparaison de ces diverses scènes modernes avec les anciennes, témoigne que les étrangers, comme les nationaux, n’ont osé déployer que la moitié du moyen de terreur entièrement développé par les Grecs.

L’Hamlet de Shakespeare, et celui que notre Ducis en a noblement imité, et la Sémiramis de Voltaire, contiennent des scènes remarquables en ceci, que le fils et la mère y sont en présence, comme dans la pièce d’Eschyle, et que les menaces du fils et l’épouvante de la mère y éclatent aussi par ces vives saillies de dialogue, qui ne jaillissent que du choc des grandes passions opposées, et qui distinguent les combinaisons d’où résulte la terreur extrême. Le succès de l’effrayant interrogatoire qu’Hamlet fait subir à sa mère coupable, et de l’instant où il lève le fer sur elle devant l’ombre de son père, prévaut sur l’effet de l’entrevue de Ninias confondant Sémiramis. Je n’ose vous citer le dialogue de la scène du véhément Ducis, qui ne peut être bien exprimé que par les accents inimitables de Talma ; ce nouveau Roscius lui seul est le digne organe de la Melpomène échevelée de notre moderne Eschyle. Si quelques-uns des lambeaux détachés de ses tragédies nous étaient venus en fragments de l’antiquité, nous n’hésiterions pas à les juger comme de précieux débris de leurs plus beaux modèles. Ce respectable auteur est au-dessus de Crébillon, parce que sa terreur ne marche jamais sans pathétique. En effet assistez à la représentation d’Atrée et Thyeste, elle vous épouvante sans vous attendrir. Ce n’est point assez pour son extraordinaire dénouement, que ce grand trait de dialogue, au moment qu’Atrée présente à son ennemi la coupe remplie du sang de son fils égorgé ;

« Méconnais-tu ce sang ? — Je reconnais mon frère.

Il fallait que de si terribles ressorts se relâchassent, afin que le cœur cessât d’être si comprimé. Cette pièce est pourtant construite avec art, et ne mérite pas les mépris de La Harpe. Nous y admirerons la sortie de Plisthène, envoyé si dramatiquement à ses bourreaux : ce fils innocent de Thyeste va périr ; il demande quel sera le destin de son père et de sa maîtresse, après son cruel trépas ; sentiment tendre et vrai d’une âme qui croit se survivre, et que la mort ne détache pas des intérêts de ce qu’elle aime :

ATRÉE.

« Va, tu prétends en vain t’éclaircir de leur sort.
« Meurs dans ce doute affreux plus cruel que la mort.
« De leur sort aux enfers va chercher qui t’instruise.

Et Plisthène, emmené par les gardes, se résigne, et sort en silence. Je ne connais rien de plus terrible et de plus touchant à la fois.

Sources de la terreur tragique.

Il est plusieurs sortes de terreur, et de moyens convenables pour l’exciter ; la terreur qui provient du péril d’un héros intéressant ; celle qui accompagne une action dénaturée, rendue possible et vraisemblable par la fatalité, ou par les passions ; celle qui résulte des fantômes et des chimères de l’imagination frappée ; celle que nous imprime le spectacle des choses effrayantes, et celle-ci est la moins bonne ; celle qu’inspirent les récits, et les images dans la diction ; et, enfin, celle qu’on peut nommer préparatoire, et qui agit dans les expositions diverses des pressentiments et des humeurs des personnages.

La terreur préparatoire se développe durant tout le cours des actes, et, dans les premiers surtout, par les visions, les songes, et les signes des caractères. La nourrice des enfants de Médée, dans la tragédie d’Euripide, ne sait quels noirs desseins médite cette femme, et néanmoins elle recommande déjà qu’on écarte ces mêmes enfants de sa vue, disant que leur mère troublée roule sur eux des yeux de taureau : cette préparation vous indique aussitôt leur péril, sans trop vous l’éclaircir. Jocaste, Thyeste, Iphigénie en Tauride, Pauline, et cent autres, s’agitent par avance de visions affreuses. Je ne prendrai que le songe d’Athalie, comme étant le plus terrible, parce que Racine est un modèle en tout ce qui tient à l’exécution. Cette reine a vu lui apparaître, dans la nuit, sa mère Jézabel,

« Même elle avait encor cet éclat emprunté
« Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,
« Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
« — Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;
« Le cruel dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
« Ma fille ! en achevant ces mots épouvantables,
« Son ombre vers mon lit a paru se baisser :
« Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser,
« Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
« D’os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
« Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux,
« Que des chiens dévorants se disputaient entre eux !
Influence de la diction sur la terreur.

Là, le choix des mots pleins d’horreur accroît l’horreur des circonstances de ce récit : vous retrouvez partout, dans le style de ce morceau, le soin exact des convenances de terreur, aussi bien conservées que le sont les convenances de pitié dans les fragments que j’ai cités, en parlant de cette autre passion. Cette conformité des paroles et des choses est de tous les mystères de l’art le plus important à pénétrer, et celui qui, en se joignant à la pureté grammaticale, fait le grand écrivain tragique.

La terreur qu’imprime le spectacle doit être plus souvent, dans l’action, l’accessoire que le principal : souvent même elle est vicieuse.

« Il est de ces objets que l’art judicieux
« Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux.

Le cœur de Raoul, offert aux regards du spectateur dans la pièce de Gabrielle de Vergi, cause un effet plus dégoûtant que terrible ; reproche que méritent fréquemment les théâtres étrangers, à l’exception de ceux d’Italie.

Remarques sur l’intervention des fantômes et sur les visions réalisées au théâtre.

Il n’en est pas ainsi de la terreur qu’impriment les images fantastiques : nous les blâmons injustement dans les tragédies anglaises, puisque, je le répète, elles sont communes dans les tragédies grecques. L’ombre de Banco, assassiné par le prince Macbeth, et venant s’asseoir à sa table entre les convives, invisible pour eux, et visible pour le meurtrier lui seul, me paraît une invention admirable, et digne d’être renouvelée. Prenons l’avis du sage Addison, dans son journal intitulé le Spectateur, ouvrage brillant d’esprit et de goût.

« Il peut y avoir certaines occasions où il est à propos d’exciter ces mouvements : et, lorsqu’ils ne viennent que pour aider le poète, on ne doit pas seulement les excuser, mais y applaudir. C’est ainsi que le son d’une cloche, dans la pièce qui a pour titre, Venise sauvée, tragédie d’Otway, fait trembler tous les assistants, et imprime plus de terreur que les paroles n’en sauraient causer. L’apparition d’un fantôme dans la tragédie intitulée, Hamlet, prince de Danemark al, soutenue de toutes les circonstances qui peuvent exciter l’attention ou l’horreur, est un coup de maître en ce genre. L’esprit du lecteur est merveilleusement bien disposé à l’épouvante par tous les discours qui précèdent la venue du fantôme.

« Le silence qu’il garde à son entrée, frappe vivement l’imagination ; et toutes les fois qu’il paraît, il devient plus terrible. Qui peut lire sans être ému le discours que le jeune Hamlet lui adresse en ces termes ?

OPHÉLIE.

« Le voilà.

HAMLET.

« Ministres du ciel ! daignez nous protéger. Qui que tu sois, ange ou démon, de quelque séjour que tu sortes, et quelque chose que tu viennes m’annoncer, tes traits le sont ceux d’Hamlet. Pourquoi tes os se sont-ils relevés ? pourquoi ton tombeau s’est-il ouvert ? Quel motif t’engage à paraître ainsi armé, comme si ta vue ne suffisait pas pour causer de l’effroi ?

« Je ne désapprouve donc pas les artifices dont je viens de parler, quand ils sont placés à propos, et que la noblesse des sentiments et des expressions y répond. »

Outre les simulacres extérieurs dont parle ici le critique anglais, il est des spectres que se figurent intérieurement les imaginations en délire, frappées par les souvenirs, ou par les remords : ce sont les plus naturellement terribles. Transcrivons l’un des monologues du Richard III de Shakespeare, traduit par Le Tourneuram, morceau dignement loué par Voltaire, dont le bon goût au théâtre ne peut être accusé d’anglomanie. L’usurpateur, souillé du sang de toute sa famille, seul, au milieu des ténèbres, se parle de tous ses forfaits, et son âme semble être, devant lui-même, un interrogateur qui l’épouvante. Il s’éveille en sursaut :

« Qu’on me donne un autre cheval ; — bandez mes plaies * — ciel ! aie pitié de moi ! — Mais que fais-je ? — Ce n’est qu’un rêve. — Ô lâche conscience, comme tu m’épouvantes ! — La lueur de ce flambeau me paraît bleuâtre. Ne suis-je pas à l’heure de minuit ? Une froide sueur couvre mon corps tremblant. — Que crains-je donc ? — moi-même. — Il n’y a ici que moi seul. — Richard aime Richard. — Y a-t-il ici quelque meurtrier ? Non… — Oui, moi. Ma conscience a mille voix, et chaque voix accuse un forfait, et chaque forfait me condamne et me démontre scélérat. Le parjure, le parjure au plus haut degré ! Le meurtre, le meurtre féroce, au degré le plus abominable ! Tous les crimes divers, tous commis sous toutes les formes, s’attroupent au tribunal de ma conscience, et me crient tous ensemble, homicide ! homicide ! Je tomberai dans le désespoir. — Il n’y a pas une créature qui m’aime…, et si je meurs, personne qui ait pitié de moi… Eh ! pourquoi les autres auraient-ils de la pitié pour moi ? — moi-même je n’en trouve aucune dans mon cœur. — Il me semble que toutes les âmes de ceux que j’ai fait périr sont venues dans ma tente, et que chacune d’elles a menacé la tête de Richard de la vengeance pour demain. »

Je ne crois pas qu’on ait jamais rendu si épouvantable la terreur qui bouleverse l’imagination d’un criminel surpris par les remords : et quels que soient les vices des drames de Shakespeare, des morceaux si inspirés le placent à côté des génies rares et supérieurs dans la tragédie, en observant de plus que c’est le créateur de la fable attendrissante de Roméo, pleine d’une pitié tendre, qui excella dans la profonde terreur ! Mais, pour la gloire de l’art et pour la nôtre, je veux pourtant qu’en ce genre il cède encore, ainsi que tous les auteurs dramatiques, le premier rang à notre Corneille. Que dirait aujourd’hui la délicatesse de nos juges polis, sur un poète qui, voulant porter l’émotion tragique à son comble, imaginerait une mère ayant assassiné son époux, faisant assassiner un de ses fils, et empoisonnant l’autre, et une maîtresse demandant à ses amants la tête de leur mère ? Lui a-t-il fallu cet amas d’horreurs pour nous attacher ? Où donc a-t-il puisé tant d’atroces infamies ? N’est-ce pas d’un cerveau troublé par les barbaries d’une révolution sanglante que sont sortis de pareils monstres ? Tels sont pourtant les éléments du chef-d’œuvre intitulé Rodogune, dont le sujet contient autant d’absurdités exécrables, que l’intrigue de l’Œdipe incestueux et parricide.

8e Règle. Le mélange de la terreur et de la pitié.

Le fameux cinquième acte de Rodogune, presqu’entièrement composé d’une seule scène, me suffira pour vous développer ce que j’ai à vous dire sur une nouvelle condition de la tragédie, celle qui consiste dans le mélange de la terreur et de la pitié. Ce bel exemple me dispensera de vous en citer un grand nombre d’autres.

Suivez dans ses contours la longue et magnifique scène où le prince Antiochus se réconcilie avec sa perfide mère, qui ne lui présente sa maîtresse et la coupe d’hyménée que pour l’empoisonner, après avoir fait poignarder son frère. La seule réunion de ces tragiques personnages imprime d’abord la consternation ; et le concours d’un peuple et des grands, au couronnement et au mariage de leur nouveau roi, investit cette situation de la majesté d’un pompeux spectacle. Le jeune prince, assis entre Cléopâtre et Rodogune, implacables et ambitieuses ennemies, contraste durant toute l’action par son amitié fidèle et désintéressée pour son frère, et par ses sentiments, d’amour d’un côté et de respect filial de l’autre, pour les deux princesses. Cléopâtre, feignant de sceller son hymen, lui dit, avec une fausse douceur :

« Recevez de ma main la coupe nuptiale.

Il la prend ; et déjà le spectateur a sujet de frémir ; mais il s’attendrit à l’instant sur ce prince, qui demande à revoir Séleucus, déjà mort.

« Mais si mon frère était le témoin de ma joie !…

Ces paroles affectueuses, ce souvenir d’une âme fraternelle, ajoutent à la pitié qu’on prend pour cette sensible victime. Il saisit la coupe, on frémit encore. Timagène accourt, et suspend son danger par la nouvelle de l’assassinat de Séleucus. Ce frère a voulu s’expliquer en mourant, et ses paroles, interrompues par son dernier soupir, n’ont pu découvrir à Antiochus qui de sa mère ou de sa maîtresse est coupable de cet homicide, et qui des deux il doit craindre pour soi-même. Le mourant a dit, en parlant d’une main qui lui fut chère, et sans désigner encore laquelle est criminelle,

              « Gardez-vous de la même main :
« C’est… La Parque à ces mots lui coupe la parole.

Ce vers jette à la fois la consternation dans tous les personnages, il répand l’effroi dans l’âme d’Antiochus, et rend la sécurité au noir esprit de Cléopâtre. Quel tableau varié ! que de mouvements contraires ! que d’objets de terreur et de pitié ! Ici le poète devient éminemment grand et théâtral : tout autre qu’un prince eût fait éclater ses alarmes en interrogations subites, en exclamations brisées ; mais Antiochus, moins homme que héros, n’envisage que la calamité générale dans son malheur particulier : il pressent tout ce qu’il n’ose s’avouer, et sa douleur s’exprime en ces termes augustes, dont la gravité suspend l’étonnement, le laisse planer sur la scène, en ralentissant l’intérêt de curiosité ; et le sujet reçoit de là cette pompe qui rayonne de la majesté du langage.

« Rapport vraiment funeste, et sort vraiment tragique,
« Qui va changer en pleurs l’allégresse publique !
« Ô frère plus aimé que la clarté du jour !
« Ô rival aussi cher que m’était mon amour !
« Je te perds, et je trouve, en ma douleur extrême,
« Un malheur dans ta mort plus grand que ta mort même.
« Ô de ses derniers mots fatale obscurité !
« En quel gouffre d’horreurs m’as-tu précipité ?
……………………………………………………………
                  « Une main qui nous fut bien chère.
« Madame, est-ce la vôtre, ou celle de ma mère ?
« Vous vouliez toutes deux un coup trop inhumain ;
« Nous vous avons tous deux refusé notre main :
« Qui de vous s’est vengée ? est-ce l’une ? est-ce l’autre ?

Le désespoir d’Antiochus, objet de la plus profonde pitié, remplit le reste de toute cette scène que prolongent, entre Cléopâtre et Rodogune, d’éloquents débats qui ne font que rendre son doute plus cruel : cependant il ressaisit la coupe homicide ; il veut achever la cérémonie : nouvelle occasion de crainte pour ses jours, nouvelle terreur ! Mais Rodogune innocente le retient, se méfie des projets de sa rivale, et demande qu’on fasse l’épreuve du breuvage : nouvelle incertitude ! nouvelles fluctuations ! La féroce Cléopâtre tombée alors dans son propre piège, risque sa vie pour accomplir sa vengeance : elle porte le poison à ses lèvres, satisfaite d’en offrir les restes à son héritier, qu’elle s’efforce d’entraîner à la mort : nouveau sujet de frémissement ! enfin Antiochus va consommer le sacrifice, quand Rodogune apercevant les effets du venin sur leur ennemie dénaturée, et tout à coup s’élançant :

                                 « Seigneur, voyez ses yeux
« Déjà tout égarés, troubles et furieux,
« Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
« Cette gorge qui s’enfle… Ah ! bons dieux ! quelle rage !

A cet instant, la terreur monte à son comble : l’horreur d’Antiochus, la tragique allégresse de Rodogune, la pâleur et les tortures de Cléopâtre, tout porte le désordre et l’épouvante dans les âmes : et de cet inconcevable choc de passions dramatiques, éclatent les vers les plus terribles que dans l’excès de ses transports ait jamais pu dicter Melpomène.

« Règne ; de crime en crime enfin te voilà roi :
« Je t’ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi.
« Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
« Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
« Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
« Qu’horreur, que jalousie, et que confusion ;
« Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
« Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !

Interrogez les muses de tous les temps, de tous les pays, elles vous répondront que l’art n’alla plus loin sur aucun théâtre de l’univers. Le public, témoin de ce grand acte, manifeste par son attention suivie, par ses sentiments toujours émus, que nulle condition ne manque à ce dénouement sublime, pour captiver sa curiosité, attacher son intérêt, saisir sa pitié, le tenir dans la terreur, et le remplir d’un merveilleux étonnement. Si quelque humeur me rendait partial contre les commentaires minutieux de Voltaire sur les chefs-d’œuvre de Corneille, elle naîtrait de celle qu’il laisse percer lui-même à chaque ligne dans son examen de Rodogune. Plus on le lit et mieux on découvre le soin qu’il prit de nuire à cette tragédie : il ne lui reproche les invraisemblances nécessaires des premiers actes, qu’en annonçant son approbation fondée sur la beauté du dernier ; et, dès qu’il arrive à ce cinquième acte, on est étonné de ne trouver encore que des critiques qui l’anéantiraient jusqu’à faire douter de ce qu’on y admire, si la puissance du génie ne se défendait toujours si bien, contre les attaques de l’erreur et les injustices d’une envie peut-être involontaire.

Vous conclurez, si mes opinions vous semblent motivées, que le mélange continu de la terreur et de la pitié concourt à la perfection du genre, puisque la seule pitié, sentiment trop mou et trop délicat, détend la force des ressorts tragiques, en relâchant les âmes et en les attendrissant pour des peines souvent communes ; et puisque la seule terreur, sentiment atroce et repoussant, lorsqu’il est extrême, roidit la contexture des drames, en inspirant une sorte de stupeur immobile, en séchant les cœurs, et en tarissant la source agréable de l’intérêt et des larmes.

Fondement de la terreur dans la nature.

La compassion, avons-nous dit en commençant, prend sa racine dans la sympathie instinctive des hommes : la terreur tient aussi naturellement à leur amour instinctif d’eux-mêmes. L’homme s’épouvante des maux, des périls, et de la destruction de ses semblables, par amour de soi ; et cette crainte lui vient du dehors : il s’effraye au souvenir, ou au pressentiment des dangers, des supplices, et de la mort ; et cette crainte, en agitant sa propre imagination, lui vient du dedans. Or, soit qu’on imite à ses yeux les redoutables catastrophes du monde, objets visibles et extérieurs de son effroi, soit qu’on lui peigne les spectres et les rêves fantastiques de son cerveau troublé, objets intérieurs et sensibles de sa peur, il les reconnaît et s’en étonne, parce que la vérité le frappe toujours. Si le cœur le plus courageux, si l’esprit le plus docte et le plus sage, ne sont point à l’abri de se consterner parfois eux-mêmes, dans la méditation, dans la solitude, ou dans les ténèbres, à quelles visions ne peuvent donc pas se livrer les cœurs exaltés et timides, les esprits ignorants et crédules ? La tragédie ne crée donc point de chimères, en représentant les simulacres des frénésies humaines, et conséquemment, les personnages extatiques et superstitieux lui servent à produire ses effets frappants et irrésistibles ; car, tirant tout du cœur humain, la terreur et la pitié extrêmes sont ses deux premiers mobiles. Ce double principe est commun à tous les arts d’imitation ; et le plus beau modèle dans la sculpture ne remplit pas moins les conditions du pathétique et de l’effroi que la scène de Rodogune, choisie par moi comme le plus beau modèle au théâtre.

Parallèle des beautés de Rodogune, et de celles du Laocoon.

Comparez-lui le groupe du Laocoon : si ce grand prêtre était lui seul en proie à la fureur d’un serpent, sa statue offrant l’image de la mort physique d’un homme déchiré par une bête venimeuse, n’exciterait qu’une désagréable horreur ; mais c’est un père enlacé avec ses deux enfants par deux hydres qui les dévorent tous trois, et la destruction de ces trois âmes inséparables se joint à celle de leurs corps douloureusement blessés par les morsures. Les horribles nœuds des dragons qui les tuent n’apparaissent que pour effrayer la vue, autour de ces touchantes figures dont l’expression vous pénètre, vous attendrit, et que relève la belle tête du père, qui expire dans sa propre personne, et meurt dans celle de ses deux fils. Observez que la majesté de sa douleur en modère la convulsion odieuse, et rehausse la beauté de cet ensemble admirable. Ainsi le déplorable Antiochus n’est pas seul aux prises avec l’exécrable Cléopâtre : il meurt à demi d’abord dans la personne de son frère Séleucus. Sa douleur, que réprime, à cette première atteinte, le respect et de son rang, et de sa mère, et de son amour, ne défigure pas les traits héroïques de ce malheureux prince. Les haines des deux rivales redoutées circulent longtemps, autour de lui, comme les deux serpents de l’antique statue, jusqu’au moment où le poison a gonflé le sein de la reine atroce que la catastrophe punit. Sa mort semblerait être celle d’une hideuse Gorgone qui révolterait le spectateur, si l’éclatant pathétique, en se déroulant sans cesse dans les sinuosités de cette longue scène, ne tempérait par sa splendeur tout ce que son assemblage dramatique a d’horrible et de dénaturé.

J’établis ce parallèle entre le Laocoon et la Rodogune, pour faire surtout sentir que c’est peu de savoir passionner les rôles et la diction, et de faire respirer le marbre ou la toile, mais que c’est l’art de grouper les personnages qui signale toute la force d’une invention créatrice. Un beau caractère offert n’est qu’un portrait ; de justes maximes et de hauts sentiments ne sont que des tissus d’éloquence ; mais il faut des ensembles et des tableaux. Décomposez les situations vraiment théâtrales, vous vous convaincrez qu’elles résultent d’une combinaison d’attitudes entre des passions extrêmes hardiment opposées, qui se rencontrent en un point, et qui, pour ainsi dire, appelées à un rendez-vous, s’y heurtent, et se livrent un combat, qui cause par ses chocs surprenants et impétueux, les frémissements, le plaisir, et les acclamations du public.

On arrive au complément de toutes les émotions propres à la tragédie, lorsqu’aux effets du mélange d’une terreur non commune, et d’une pitié non vulgaire, se joignent le concours des nobles circonstances, l’appareil et le langage qui constituent le grand et le sublime.

Septième séance.
Du principe de l’admiration, ou du grand, dans la tragédie ; et des péripéties.

Messieurs,

Nous avons vu que le but de la tragédie est d’exciter la terreur et la pitié : nous avons défini ces deux passions, et développé les moyens par lesquels on les produit au théâtre.

9e Règle. L’admiration

Il nous faut considérer ceux qui servent à frapper le spectateur du sentiment de l’admiration ; c’est-à-dire, que nous devons traiter la condition qui constitue le noble et le grand. On ne peut dire qu’une tragédie contienne rien de grand, si le style n’a pour noble fondement les hauts caractères et les sentiments héroïques. La bonté des mœurs communes ne suffit donc pas à sa grandeur nécessaire : il y faut la vertu presque surnaturelle, ou des passions qui surpassent la force humaine, sans qu’elle paraisse affectée ni guindée : les actions et les paroles qui s’en suivront conséquemment, auront cette sublimité qui excitera l’admiration, La courageuse résistance que Prométhée oppose à Jupiter lui-même, dans la pièce d’Eschyle, nous a déjà donné l’idée de ce genre qu’on nomme admiratif. La piété vertueuse d’Antigone, rendant à sa famille les devoirs funéraires, malgré les édits du tyran et l’horreur des supplices, élève ce caractère au degré idéal où le voulait porter Sophocle, et où l’a su maintenir le célèbre Alfieri, dans sa belle imitation de cette tragédie. De cette grandeur des choses sortent ces traits de dialogue qui les rehaussent encore. Antigone, ne balançant pas entre la vie et son devoir fatal, brave en ces mots Créon, qui lui propose un hymen avec son fils qu’elle aime, ou le plus cruel châtiment, si elle le refuse.

As-tu choisi ? — J’ai choisi. — Emon ? (c’est le nom de son amant) — La mort. — Tu l’auras.

Et cette terrible menace n’ébranle point le cœur d’Antigone. Est-il un spectateur qui n’admire autant son courage que la concision sublime des réponses qui le signalent, et qu’Alfieri renferme en un seul vers. Les réparties de Polyeucte à Félix, dans l’ouvrage de Corneille, étincellent d’un éclat plus vif encore. Le féroce et lâche gouverneur, chargé des ordres de l’empereur Décie, veut contraindre son gendre à blasphémer Dieu, et à se courber devant les divinités des païens : que lui répond le martyr ?

                          « Je suis chrétien. — Impie !
« Adores-les, te dis-je, ou renonce à la vie.
« — Je suis chrétien. — Tu l’es ? Ô cœur trop obstiné !
« Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.
« — Où le conduisez-vous ? — À la mort. — À la gloire !
« Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.

Et le saint va courageusement au supplice. La grandeur de ces traits n’est admirable que parce qu’elle est également soutenue dans tout le rôle. Autrement ces saillies inattendues sembleraient disparates et exagérées, et ne seraient que de vaines bravades plus dignes de risée que d’admiration, si la fermeté du personnage de Polyeucte ne les nécessitait dans son langage toujours en accord avec son sublime caractère.

Les réparties de Néron et de Britannicus, dans la pièce de Racine, quelque terribles qu’elles soient par la situation, n’ont pas cet éclat ; parce que dans les dialogues de Racine il n’y a que le vrai et le nécessaire ; mais dans ceux de Corneille, outre le vrai, il y a l’extraordinaire, d’où résulte la grandeur qui surprend.

Causes de l’admiration.

Peu d’hommes se sentant capables d’un aveugle dévouement à des institutions religieuses ou politiques, le spectacle qu’on leur en présente force leur âme à s’en étonner. Alors ces sacrifices des martyrs ou des héros, à leur foi ou à la liberté publique, reçoivent de la multitude les applaudissements unanimes, qui confondent la bassesse du vulgaire, toujours enclin à qualifier ces grandes choses du nom d’actes de démence ; parce que la raison commune, espèce d’instinct, marchant terre à terre, ne reconnaît d’autre intérêt que celui de la fortune et de la vie, tandis que les belles âmes ne s’immolent que pour la gloire et pour les vérités qu’elles croient éternelles.

Exemples fournis par Corneille.

Eschyle et Corneille sentirent si bien ces différences, qu’ils furent les plus habiles à produire l’admiration. L’auteur français dépouille son Polyeucte de tous les attachements du siècle, avant de l’offrir à la mort : la jalousie conjugale n’a plus même d’accès en son cœur : il n’appelle en sa prison sa femme, et le prince qui l’aime, que pour la céder et la laisser d’avance en héritage à son rival aimé : puis, comme dégagé de tous les liens du sang et de la chair, après avoir résigné à autrui ce qu’il aimait le plus, il semble, avec son ami Néarque, planer entre la terre et le ciel, fier de consommer glorieusement son sacrifice, et de se couronner d’une palme victorieuse.

La noblesse politique de Sévère et la sagesse de Pauline, ne sont que des degrés ascendants, qui servent d’échelle comparative à l’élévation prédominante de Polyeucte, à laquelle l’auteur oppose en dernier degré contraire, la bassesse du courtisan Félix, vil esclave du pouvoir, afin de nous donner la mesure entière du cœur humain.

Les mêmes rapports de grandeur se retrouvent dans les Horaces. Mesurez le personnage du généreux et sensible Curiace sur les héros en première ligne, dans les autres tragédies : il vous paraîtra les égaler : mais comparez son héroïsme ordinaire avec la vertu surnaturelle du jeune Horace : dès lors vous le réduirez dans cette pièce à la proportion secondaire qu’il y doit avoir ; et le jeune Horace lui-même ne le cédera pas moins en sublimité au grand caractère du vieux chef de cette famille toute romaine.

C’est ainsi que Corneille, partant toujours d’un point élevé, s’élance hardiment au plus haut terme du grand idéal, et nous surprend par ses vastes et sublimes dimensions. C’est peu que de donner à ses personnages la plénitude de leur grandeur historique ou imaginée ; son génie personnifie en eux la grandeur même de toute leur nation, ou celle des lois augustes de leurs temps et de leur patrie. Ce ne sont pas seulement des citoyens romains qui revivent dans les Horaces et dans Cinna ; c’est la république entière, c’est tout l’empire de Rome. Polyeucte n’est pas seulement un martyr ; c’est l’âme de tout le christianisme : et le spectacle des conversions successives, soit sincères, soit politiques, qu’entraîne l’exemple ou l’intérêt, offre l’image de la pente générale de tout le premier âge de l’église. Rodrigue n’est pas seulement un amant héroïque et invincible ; mais l’honneur de la chevalerie espagnole parle, agit et respire tout entier dans le Cid. C’est là ce qui saisit et transporte, à leur insu, la foule des spectateurs.

Moyens d’exciter l’admiration.

S’ils réfléchissent ensuite sur le mystère de pareilles conceptions, ils s’apercevront que Corneille agrandit ses personnages, en leur supposant toujours une vertu, une force, ou une volonté à laquelle toutes les autres affections sont subordonnées. Voilà comment les discordes civiles, qui rendent inconciliables les hommes ordinaires, permettent à Sertorius et à Pompée de commencer leur entretien généreux par ces mots dignes de leur noble caractère.

« L’inimitié qui règne entre les deux partis
« N’y rend pas de l’honneur tous les droits amortis :
« Comme le vrai mérite a ses prérogatives
« Qui prennent le dessus des haines les plus vives,
« L’estime et le respect sont de justes tributs
« Qu’aux plus fiers ennemis arrachent les vertus :
« Et c’est ce que vient rendre à la haute vaillance,
« Dont je ne fais ici que trop d’expérience,
« L’ardeur de voir de près un si fameux héros,
« Sans lui voir en la main piques ni javelots,
« Et le front désarmé de ce regard terrible
« Qui, dans nos escadrons, guide un bras invincible.

Et quelques vers après.

« Je vois ce qu’il faut faire à voir ce que vous faites.
« Les sièges, les assauts, les savantes retraites,
« Bien camper, bien choisir à chacun son emploi,
« Votre exemple est partout une étude pour moi.
« Ah ! si je vous pouvais rendre à la république,
« Que je croirais lui faire un présent magnifique !

La réponse de Sertorius est pleine d’une pareille noblesse. Ces deux ennemis s’honorent personnellement ; et leurs reproches ne touchent que l’intérêt public.

SERTORIUS.

« Est-ce être tout Romain qu’être chef d’une guerre,
« Qui veut tenir aux fers les maîtres de la terre ?
« Ce nom, sans vous et lui, nous serait encor dû,
« C’est par lui, c’est par vous, que nous l’avons perdu,
« C’est vous qui sous le joug traînez des cœurs si braves ;
« Ils étaient plus que rois, ils sont moindres qu’esclaves,
« Et la gloire qui suit vos plus nobles travaux,
« Ne fait qu’approfondir l’abîme de leur maux.
« Leur misère est le fruit de votre illustre peine.

Et plus loin :

« Comme je vous estime, il m’est aisé de croire
« Que de la liberté vous feriez votre gloire,
« Que votre âme en secret lui donne tous ses vœux :
« Mais si je m’en rapporte aux esprits soupçonneux,
« Vous aidez aux Romains à faire essai d’un maître,
« Sous ce flatteur espoir qu’un jour vous pourrez l’être ;
« La main qui les opprime, et que vous soutenez,
« Les accoutume au joug que vous leur destinez,
« Et doutant s’ils voudront se faire à l’esclavage,
« Aux périls de Sylla vous tâtez leur courage.

Par une même prédominance d’un sentiment sur tous les autres, le caractère de Cornélie maintient sa grandeur, lorsque surmontant son aversion pour César, elle lui dévoile généreusement une obscure conspiration tramée contre sa vie.

                               « César, prends garde à toi.
« Ta mort est résolue, on la jure, on l’apprête.
« À celle de Pompée on veut joindre ta tête.
« Prends-y garde, César, ou ton sang répandu
« Bientôt parmi le sien se verra confondu.
a Mes esclaves en sont ; apprends de leurs indices
« L’auteur de l’attentat, et l’ordre, et les complices ;
« Je te les abandonne.
« — Ô cœur vraiment romain,
« Et digne du héros qui vous donna la main !

Le reste de la réponse contient deux qualités notoires : l’une de bien peindre l’orgueil ingrat de César, qui répugne à se laisser vaincre en générosité par une femme, et qui ne souffrant de concurrence qu’avec son rival, dépouille l’héroïne de tout l’honneur d’un avis qui le sauve, et l’attribue aux inspirations de l’époux dont elle est la veuve : l’autre qualité concerne le style, par la figure poétique de la phrase qui applique la gloire de cette action aux seuls mânes de Pompée. Ces vers seraient irréprochables si le tour n’en était un peu vieilli et gêné. Cornélie signale aussi noblement l’héroïsme qu’elle garde en sa haine, lorsque dans la même scène elle poursuit en ces termes :

« J’attends la liberté qu’ici tu m’as offerte,
« Afin de l’employer toute entière à ta perte,
« Et je te chercherai partout des ennemis,
« Si tu m’oses tenir ce que tu m’as promis.
« Mais avec cette soif que j’ai pour ta ruine,
« Je me jette au-devant du coup qui t’assassine,
« Et forme des désirs avec trop de raison,
« Pour en aimer l’effet par une trahison.
« Qui la sait et la souffre a part à l’infamie.
« Si je veux ton trépas, c’est en juste ennemie.

Et plus loin.

« Rome le veut ainsi…
« Et tiendrait à malheur le bien de se voir libre,
« Si l’attentat du Nil affranchissait le Tibre :
« Comme autre qu’un Romain n’a pu l’assujettir,
« Autre aussi qu’un Romain ne l’en doit garantir.
« Tu tomberais ici sans être sa victime,
« Au lieu d’un châtiment, ta mort serait un crime ;
« Et, sans que tes pareils en conçussent d’effroi,
« L’exemple que tu dois périrait avec toi.

Corneille sait conserver aussi éminemment la grandeur des choses idéales dans les plaintes que l’héroïne romaine exhale sur l’urne de Pompée, dont elle vient de recevoir les cendres. La présence imaginaire de l’ombre du héros de la république est dans cette tragédie ce que l’ombre d’Hector est dans la tragédie d’Andromaque. Rendons à la fois sa gloire à l’inventeur de cette grande fiction dramatique, et notre hommage à son noble et touchant imitateur. On a lieu de s’étonner que Racine, au milieu de sa carrière, et que Voltaire, dans sa maturité, aient méconnu l’intention de Corneille jusqu’à le blâmer d’avoir fait documenter un politique et un conquérant par la voix d’une jeune femme. Leur inattention ne remarqua point que César n’est pas seulement en présence de Cornélie, mais en regard avec l’âme de Pompée, dont la grandeur et le juste ressentiment lui survivent encore dans le cœur de sa noble moitié qui le représente. Voilà de ces hauteurs du génie qui, trop souvent, échappent à l’examen des maîtres les plus habiles, et qui frappent toujours la multitude saisie par l’inspiration du beau. Il est plus aisé de critiquer ces conceptions là que de les égaler.

Voyons par quel moyen on subordonne tous les objets à celui qu’on veut rendre prédominant. L’honneur et l’amour sont les premiers sentiments dans le cœur du Cid, puisqu’il sacrifie sa tendresse à son devoir, et sa vie à sa maîtresse. Ce beau rôle finit par un trait qui fait rayonner l’amour chevaleresque de splendeur et de majesté. Rodrigue, vainqueur dans trois combats, est admis devant son roi qu’environne sa cour ; mais le monarque, les courtisans, la pompe du trône, et les égards de l’étiquette disparaissant à ses yeux en présence de la personne qu’il aime, il ne porte ses hommages qu’aux pieds de Chimène, en prononçant ces mots, les plus nobles et les plus gracieux que puisse inspirer la situation :

                    « Permettez, sire, que devant vous
« Un respect amoureux me jette à ses genoux.

Cette élévation que notre poète sut prêter à l’amour, comment sut-il l’attribuer pareillement à l’amitié ? en faisant au contraire primer celle-ci sur tous les autres sentiments. La noble fraternité d’Antiochus et de Séleucus, celle de Martian et d’Héraclius, ne sont pas inférieures à tout ce que l’antiquité nous offre d’héroïque dans l’amitié d’Oreste et de Pylade. Ce sentiment, dans les exemples modernes, y est mis sous un jour d’autant plus éclatant, qu’il y semble inaltérable aux rivalités d’ambition et d’amour, et qu’il triomphe constamment de ces deux passions, les plus indomptables et les plus aveugles dans le cœur des hommes. Corneille veut-il cacher la difformité du crime sous un appareil de grandeur ? il enfante une monstrueuse Cléopâtre, en qui l’attachement au diadème surmonte tous les nœuds de la nature et de l’humanité : rien ne lui coûtera pour se venger de ses propres fils, dont chacun lui refusa de commettre un meurtre pour satisfaire sa haine contre Rodogune et l’assurer dans le pouvoir absolu.

« Dût le peuple en fureur pour ses maîtres nouveaux
« De mon sang odieux arroser leurs tombeaux,
« Dût le Parthe vengeur me trouver sans défense,
« Dût le ciel égaler le supplice à l’offense,
« Trône, à t’abandonner je ne puis consentir.
« Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir.
« Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge !

Le même auteur veut-il montrer le pouvoir étendu de la prudence et de la volonté ; soudain paraît une immobile et impénétrable Léontine, qui, maîtresse du secret de toute une cour, se joue en paix de la multiplicité des intrigues d’un tyran, et le fait trembler au moment où il la menace d’un trépas qu’elle brave sans le craindre. Émilie et son amant ennoblissent leur complot contre un César, lorsque reconnus complices, et prêts à périr, ils se disputent, devant lui, l’honneur d’avoir voulu l’assassiner pour la délivrance des citoyens. Cette étonnante querelle fait ressortir la magnanimité de l’empereur romain, et le caractérise. Octave les eût envoyés à la mort, Auguste leur pardonne. Ce peu d’exemples n’atteste-t-il pas qu’on chercherait en vain dans tous les autres poètes les types véritables du noble et du grand portés jusqu’à ce terme sublime.

On me blâmera peut-être d’avoir affirmé que La Harpe méconnaissait les principes qui constituent le beau dans son excellence, et d’avoir suivi l’esprit des commentaires de Voltaire, son maître, sur les œuvres du premier maître. Je me suis engagé à vous prouver pas à pas ce que je vous ai dit de ce littérateur : nous l’avons déjà vu se tromper dans ses jugements sur Eschyle, et nous le voyons s’égarer encore au milieu de ses minutieuses remarques sur le style suranné, et sur les trop longs et trop subtils raisonnements qui gâtent quelques pièces de Corneille ; mais la juste admiration que m’inspirent ses beautés d’un grand ordre, dont le rhéteur ne fait nulle mention, me contraint à critiquer ses critiques, ne présageant pas qu’on ait lieu de m’accuser d’erreur et de témérité, si je prends contre cet écrivain le parti du plus éminent de nos poètes. Réduit à choisir entre la théorie de La Harpe et la pratique de Corneille, je me range du côté de ce dernier, sans crainte et sans scrupule. Le soin de La Harpe à balancer les qualités de Racine avec celles que nous offrons en exemples, nous décèle, sinon sa prévention injuste, au moins la confusion de ses idées sur le sublime. La grandeur chez Corneille tient à l’essence de la composition ; celle de Racine à l’accomplissement de l’exécution ; Corneille tient la sienne de son âme et des passions même qui font les hommes historiques : Racine doit la sienne à la lecture de l’histoire et des écrits qui peignirent ces mêmes passions : l’un crée, et l’autre emploie : ce dernier, puisant avec choix dans les historiens, en retire des personnages : plus frappants par la vérité que par la grandeur, et fait agir le rôle de son Britannicus, et celui de Mithridate : ce rôle ne se rapproche de ceux des tragédies de Corneille que par ses entretiens politiques avec ses fils, scènes dont l’entrevue de Sertorius et de Pompée, et le conseil d’Auguste avec ses deux favoris, avaient été les modèles primitifs. L’Acomat de la tragédie de Bajazet, dément, par une inaction forcée, la vigueur qu’il annonce en ses discours, et ne tient pas ce qu’il promet dans les scènes d’exposition. Mais ayons recours aux pièces mythologiques et sacrées ; là, nous retrouverons les sources du grand qui s’écoulent de la hauteur des fables païennes et des traditions bibliques.

Oreste, dans la tragédie d’Andromaque, est comme poussé au crime par une fatalité supérieure qui règne dans toute l’action. L’ombre d’Hector, toujours présente à sa veuve, agit comme personnage mystérieux dans la pièce, ainsi que, je le répète, l’ombre de l’époux de Cornélie dans la Mort de Pompée. Phèdre est entraînée par une déesse fatale à son sang, et comme l’exprime si poétiquement l’auteur,

« C’est Vénus toute entière à sa proie attachée.

Le jeune Hippolyte meurt victime d’une influence divine, attirée par les imprécations de Thésée. Ailleurs, l’oracle de Calchas livre lui seul au désespoir toute la puissante famille d’Iphigénie, et devient une barrière opposée à l’impétueux Achille. Dans la pièce qui porte le nom d’Athalie, cette reine se précipite en des lacs qui lui sont tendus par la main de Dieu même ; et ce Dieu soutient miraculeusement le zèle inébranlable et la voix tonnante de son prêtre Joad : un faible enfant, entouré d’ennemis, parle hautement et librement contre eux, sous l’égide de sa sainteté, et triomphe, à l’abri des ailes de lange du Seigneur, par une suite d’événements qui n’ont que le merveilleux pour vraisemblance. De là cette grandeur qui s’accroît encore de la majesté du plus beau style. Reconnaissons que dans ce qui concerne l’excellence de la poésie, Racine est partout plus grand que son prédécesseur. L’expression dans l’un paraît quelquefois égale à la grandeur des choses ; mais elle conserve toujours cette égalité dans l’autre : l’enflure des ornements de Lucain, et la subtilité de Sénèque, altèrent le langage de l’un par l’emphase oratoire et l’abus de l’esprit ; la diction de l’autre lui est continuellement supérieure par la justesse exquise et par une audace noblement mesurée. On voit donc que ce qu’on appelle le sublime et le grand appartient immédiatement à l’un par l’essence et le fonds, et à l’autre médiatement par les formes : aussi les deux auteurs produisent-ils sur le public une admiration égale, dont on ne confond les effets que faute d’en bien discerner les causes différentes.

Ne m’étant pas fait un devoir de me borner à des exemples classiques, mais vous ayant prévenu que je croyais utile de rechercher le beau jusques chez les muses étrangères, j’oserai vous citer un passage du Jules César de Shakespeare, où la grandeur apparaît dans toute son élévation. En cette pièce, dont Voltaire ne dédaigna pas d’emprunter une foule de pensées, Brutus, représenté dans ses mœurs privées et publiques, juste, courageux, humain, et doux, Brutus se signale autant par son amour pour le pays, comme bon citoyen, que par sa tendresse pour la fidèle Porcia, comme bon mari : prêt à livrer bataille aux champs de Philippe, il entre en conférence avec son ami Cassius. Les désordres de l’armée, dont ce chef est la cause par sa licence, suscitent les reproches amers de Brutus attristé des malheurs de son parti : Cassius l’accuse, dans la violence de leur longue querelle, d’outrager l’amitié par ses emportements. « Je n’aurais pas cru, lui dit-il, que tu fusses capable de tant de colère. — Ô Cassius, je souffre de plusieurs chagrins ensemble. — Tu ne fais pas usage de ta philosophie, si tu laisses ton âme ouverte aux maux accidentels. — Nul homme ne supporte mieux la douleur : Porcia est morte. » Jusque là Brutus n’avait point encore parlé de la mort de sa femme. À cette nouvelle, Cassius s’étonne que son ami ne l’ait pas tué, lorsqu’il l’affligea si cruellement, tandis que la plus sensible perte déjà l’accablait au fond de l’âme. Ce trait de dialogue est un coup de maître qui relève aussitôt l’héroïsme inflexible de Brutus ne s’entretenant que des maux de tous, et taisant ses peines particulières, noblement étouffées dans un cœur tout romain qui ne se passionne que pour la patrie.

C’est ainsi qu’on ennoblit les grands caractères connus, et qu’on atteint à la hauteur que l’imagination et les siècles leur ont prêtée. Il ne me reste plus qu’à faire observer comment le dialogue peut rendre théâtrales les belles maximes ou les nobles réparties que les annales renferment. Tel mot qui nous y surprit est entendu froidement à la scène, à moins que l’art de le bien placer ne lui donne un lustre imprévu qui renouvelle son effet usé dans les esprits. Tout le monde connaît la digne réponse de Porus à son vainqueur, aussi est-elle peu saillante dans la tragédie que composa Racine en sa jeunesse ; mais si son Alexandre, irrité contre son captif, et prêt à punir sa fierté, lui eût, dans cette disposition, demandé comment il prétendait qu’on le traitât, et, qu’au risque d’accroître son courroux, Porus eût répliqué « en roi », le péril qu’il eût couru et la surprise d’Alexandre, eussent été doublement dramatiques. Il est donc nécessaire de bien méditer l’usage des emprunts qu’on fait à l’histoire ; et ce n’est pas assez de s’en enrichir pour arriver à produire l’étonnement. Racine, dans la suite de sa carrière, instruit par l’expérience, nous enseigna ce secret mieux que tous les autres poètes.

Du style propre à exciter l’admiration.

On ne peut parler des qualités de cet auteur sans revenir à considérer celle qu’il porta le plus loin, la perfection du langage. Ce que j’ai dit sur le style convenable à la terreur et à la pitié s’applique aux convenances de l’admiration. En suivant ainsi pas à pas les diverses parties des ouvrages, nous rappellerons que l’art de bien écrire se réduit à rendre le langage conforme à chacune de leurs conditions.

En premier exemple de ce ton de grandeur, j’opposerai un morceau des Horaces de Corneille, aux puristes qui ne lui laissent que la qualité d’historien tragique. Sabine, dans l’exposition de cette pièce, répand en ses discours la grâce, l’élégante pureté, la poétique magnificence nécessaire au sujet, et trace à la fois l’origine et l’avenir de Rome. C’est ainsi qu’elle s’explique :

« Je suis romaine, hélas ! puisque Horace est romain :
« J’en ai reçu le titre en recevant sa main :
« Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée
« S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
« Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
« Albe, mon cher pays, et mon premier amour,
« Lorsque entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
« Je crains notre victoire autant que notre perte.
« Rome, si tu te plains que c’est là te trahir,
« Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
« Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
« Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre,
« Puis-je former des vœux, et sans impiété,
« Importuner le ciel pour ta félicité ?
« Je sais que ton état encore en sa naissance
« Ne saurait sans la guerre affermir sa puissance ;
« Je sais qu’il doit s’accroître et que tes grands destins
« Ne le borneront pas chez les peuples latins ;
« Que les dieux t’ont promis l’empire de la terre,
« Et que tu n’en peux voir l’effet que par la guerre.
« Bien loin de m’opposer à cette noble ardeur
« Qui suit l’arrêt des dieux et court à ta grandeur,
« Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées
« D’un pas victorieux franchir les Pyrénées.
« Va jusqu’en l’Orient pousser tes bataillons ;
« Va jusqu’aux bords du Rhin planter tes pavillons ;
« Fais trembler sous tes pas les colonnes d’Hercule :
« Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.
« Ingrate, souviens toi que du sang de ses rois
« Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois :
« Albe est ton origine ; arrête, et considère
« Que tu portes le fer dans le sein de ta mère :
« Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants,
« Sa joie éclatera dans l’heur de ses enfants,
« Et se laissant ravir à l’amour maternelle,
« Ses vœux seront pour toi, si tu n’es plus contre elle.

Heur, employé dans le sens de bonheur, est la seule expression vieillie dans cette longue suite de beaux vers. Corneille se sert du calme de l’exposition théâtrale, pour représenter pompeusement la destinée entière de la république. Il use aussi habilement de l’éloquence des passions, pour agrandir son sujet en retraçant l’image des révolutions romaines. Tout le monde sait par cœur la belle imprécation de Camille.

« Rome, l’unique objet de mon ressentiment.

Il est superflu de la redire. Nul orateur, je crois, n’imprima mieux que Corneille, dans les scènes augustes, le ton majestueux et grave qui ajoute à la dignité des sentiments et des pensées. Racine pourtant le surpasse en cette partie, étant plus uniformément pur, élégant, et poétique. Les rôles des moindres confidents ont chez lui une noblesse admirable de langage. Quelle pompe dans cette exposition que fait Arcas du sujet d’Iphigénie !

AGAMEMNON.

« Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
« Libre du joug superbe où je suis attaché,
« Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !
« — Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage ?
« Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage
« Les dieux à vos désirs toujours si complaisants,
« Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents ?
« Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
« Vous possédez des Grecs la plus riche contrée.
« Du sang de Jupiter issu de tous côtés,
« L’hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez.
« Le jeune Achille enfin, vanté par tant d’oracles,
« Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
« Recherche votre fille, et d’un hymen si beau
« Veut dans Troye embrasée allumer le flambeau.
« Quelle gloire, seigneur, quels triomphes égalent
« Les spectacles pompeux que ces bords vous étalent !
« Tous ces mille vaisseaux qui, chargés de vingt rois,
« N’attendent que les vents pour partir sous vos lois !
« Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes :
« Ces vents, depuis trois mois, enchaînés sur nos têtes,
« D’Ilion trop longtemps nous ferment le chemin :
« Mais parmi tant d’honneurs, vous êtes homme enfin.

La tragédie entière, dont j’extrais ce passage, est dictée par le même goût : aussi la magnificence y règne-t-elle d’un bout à l’autre. Clytemnestre veut conduire sa fille à l’autel, et dit à son époux, en lui parlant de l’hymen supposé d’Iphigénie :

« Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ?
« — Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée ;
« Vous êtes dans un camp… — où tout vous est soumis ;
« Où le sort de l’Asie en vos mains est remis ;
« Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière ;
« Où le fils de Thétis va m’appeler sa mère ;
« Dans quel palais superbe, et plein de ma grandeur,
« Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur !

Ailleurs, c’est en deux vers que le poète trace un tableau digne d’Homère : il raconte que le fils de Pélée a voulu ravir la victime au fer de Calchas :

« Achille contre tous, Achille furieux,
« Épouvantait l’armée, et partageait les dieux.

Cette grandeur qui apparaît dans la diction de l’Iphigénie de Racine, le croirait-on ? elle fut pourtant rivalisée : oui, messieurs, elle le fut, mais par Racine lui-même ; lui seul pouvait égaler ce chef-d’œuvre de poésie en créant celui de Phèdre ; je ne sais même s’il ne s’est pas encore surpassé, lorsque quittant la langue mythologique, il parle celle des inspirés et des prophètes, et qu’il met dans la bouche de Joad cette réponse au guerrier qui réclame de nouveaux prodiges pour convaincre les juifs incrédules.

« Eh ! quel temps fut jamais si fertile en miracles !…

La crainte de trop multiplier les citations m’engage à ne rappeler ce beau morceau à votre mémoire, qu’en vous le désignant.

Ailleurs, ce même Joad, enflammé du souffle de son Dieu, et surpris des merveilleux ressorts que fait mouvoir une puissance invisible :

] « Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle !
« Des prêtres, des enfants ! ô sagesse éternelle !
« Mais, si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?
« Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler.
« Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.
« Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites,
« Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,
« En tes serments jurés au plus saint de leurs rois,
« En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,
« Et qui doit du soleil égaler la durée.
« Mais d’où vient que mon cœur frémit d’un saint effroi ?
« Est-ce l’esprit divin qui s’empare de moi ?
« C’est lui-même : il m’échauffe ; il parle : mes yeux s’ouvrent,
« Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.
« Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,
« Et de ses mouvements secondez les transports !

Ce discours n’est que le prélude des oracles prononcés ensuite par Joad, et qui peuvent seuls vous donner l’idée de la hauteur des chants de Sophocle dans les plus beaux chœurs de ses tragédies. C’est ainsi que le ton des paroles suit de moments en moments l’élévation du sujet. Nul poète, et Voltaire même en ce genre, ne saurait soutenir le parallèle avec Racine.

Les comparaisons le feront sentir, Dans la tragédie intitulée Mahomet, que dit Omar à Zopire, en parlant de Dieu ?

              « Ne sais-tu pas, homme faible et superbe,
« Que l’insecte insensible, enseveli sous l’herbe,
« Et l’aigle impérieux qui plane au haut du ciel,
« Rentrent dans le néant aux yeux de l’Éternel ?

Ciel et éternel riment peu exactement : ces négligences ne se rencontrent pas dans le poète qui fit dire à Mardochée, en parlant aussi de Dieu à Esther :

« Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble ;
« Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ;
« Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
« Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.

Remarquez que les mots sont simples ici, et que la grandeur de l’image apparaît sans l’opposition emphatique du néant et de l’éternel. Un moderne a très bien dit que la clarté est le seul ornement des pensées profondes. Plus loin Mahomet dit à Séide :

« Si la Mecque est sacrée, en savez-vous la cause ?
« Ibrahim y naquit, et sa cendre y repose :
« Ibrahim, dont le bras, docile à l’Éternel,
« Traîna son fils unique aux marches de l’autel,
« Étouffant pour son Dieu les cris de la nature.

Examinons si Joad, pour exprimer la même pensée emploie ce terme philosophique, et s’il passe rapidement sur l’importante circonstance du sacrifice d’un fils, seul espoir d’une nombreuse postérité. Voyons comment il traduit ce mot de prosateur, fils unique, dans la langue de la poésie.

« N’êtes-vous pas ici sur la montagne sainte,
« Où le père des juifs, sur son fils innocent,
« Leva, sans murmurer, un bras obéissant,
« Et mit sur le bûcher ce fruit de sa vieillesse,
« Laissant à Dieu le soin de remplir sa promesse,
« Et lui sacrifiant, avec ce fils aimé,
« Tout l’espoir de sa race en lui seul renfermé.

La supériorité de Racine est visible et palpable en cet endroit : Voltaire ne lutte quelquefois en ce genre que dans ses immortelles pièces de Brutus, de Mérope, et de l’Orphelin de la Chine, qui fournissent les exemples de la grandeur soutenue par les sentiments et le langage. Je ne puis me dispenser de prendre dans l’auteur de Rodogune, dont il a tant critiqué le style, un des modèles de cette même élévation dont nous recherchons les sources. Elle éclate éminemment en ce premier monologue de Cléopâtre ;

« Serments fallacieux, salutaire contrainte,
« Que m’imposa la force et qu’accepta ma crainte,
« Heureux déguisements d’un immortel courroux,
« Vains fantômes d’état, évanouissez-vous.
« Si d’un péril naissant la terreur vous fit naître,
« Avec ce péril même, il vous faut disparaître,
« Semblables à ces-vœux, dans l’orage formés,
« Qu’efface un prompt oubli, quand les flots sont calmés ;
« Et vous, qu’avec tant d’art cette feinte a voilée,
« Recours des impuissants, haine dissimulée,
« Digne vertu des rois, noble secret de cour,
« Éclatez, il est temps, et voici votre jour.

Vous avez remarqué que le tour poétique, les vives interpellations aux choses inanimées, et la majesté des comparaisons et des images, contribuent en ce discours, au ton auguste et à la gravité qui sied au style de la haute tragédie.

10e Règle. Les péripéties tragiques.

Après avoir reconnu ce qui constitue le grand, source véritable de l’admiration, qui, après la terreur et la pitié, est le troisième mobile de la tragédie, nous avons à examiner comment ces trois passions ont lieu d’être excitées dans la fable. Ce ne peut-être que par les révolutions dans la destinée des personnages ; ce qu’on nomme Péripétie ou changement de sort.

Si le sort des acteurs du drame restait le même, il n’y aurait point de fait ni d’intrigue qui se dénouât ; par conséquent, ni surprise, ni crainte, ni attendrissement progressifs, et sans cela, point de tragédie parfaite. Nous allons donc traiter cette dixième condition du genre.

Fondement naturel des péripéties.

Les revers de la fortune portent à nos âmes des émotions d’autant plus vives, que ses coups sont plus subits et moins attendus ; le bonheur ou le malheur qui nous arrive par degrés nous devient moins sensible. L’intervalle qui sépare l’opulence excessive de l’extrême misère, la plus haute espérance du désespoir le plus profond, le premier des rangs et le trône de l’abjection et de l’échafaud, cet intervalle, dis-je, nous paraît si grand, que si quelque révolution jette un personnage de l’une à l’autre de ces extrémités, notre esprit s’en étonne, et notre cœur mesure ses sentiments de surprise, de crainte, et de compassion, sur la violence du choc imprévu dont nous sommes les témoins. C’est à produire illusoirement cet effet que tend la tragédie, lorsqu’elle fait passer en un instant ses acteurs de la sécurité et de la joie, dans les frémissements et dans la douleur. Plus le changement vraisemblable est rapide, plus la péripétie est jugée belle : elle est, pour ainsi dire, le pivot sur lequel doit tourner promptement la fortune des héros du drame. Figurez-vous le personnage tragique irrévocablement destiné à souffrir lorsqu’il arrive à tel période, comme un Sisyphean que vous verriez d’abord plein de force et d’espoir, tout près de sentir ses efforts couronnés du succès, et de déposer son rocher sur le sommet qu’il a gravi, quand tout à coup la masse fatale redescend, l’entraîne, et roule avec lui dans les profondeurs de l’abîme où elle le plonge misérablement. Le période où s’effectuera sa chute sera l’instant où éclatera le cri de votre pitié, et où votre âme s’étonnera de son supplice. Si vous ne l’eussiez vu d’abord s’avancer avec confiance, et si vous n’eussiez pris part à l’erreur qui le flattait, vous eussiez été moins émus de la révolution qui l’accable.

Les drames qui n’offrent pas de ces sortes de changements inopinés sont peu frappants, et manquent d’une importante condition du genre.

« Notre esprit n’est jamais plus vivement frappé,
« Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé,
« D’un secret, tout à coup, la vérité connue
« Change tout, donne à tout une face imprévue.
Boileau.

L’analyse que j’ai faite, dans une de mes séances, de la fable de l’Œdipe-Roi, vous a prouvé que la meilleure des péripéties fut imaginée par Sophocle. Ce beau sujet en contient lui seul plusieurs qui se succèdent, et qui font passer le héros de la félicité au malheur, et de ce malheur à une plus grande calamité. La péripétie la plus ordinaire et la plus tragique suit cette route vers la douleur continuellement croissante : quelquefois elle s’opère en marchant vers la prospérité. Telle est celle dont l’Iphigénie en Tauride nous offre le meilleur exemple. Oreste, fuyant les Euménides, arrive chez les Scythes, pour obéir à l’oracle d’Apollon, qui lui ordonne de ravir la statue de Diane. Sa sœur est prêtresse du temple de cette déesse, à qui l’on immole tous les étrangers ; elle voit amener son frère, qu’elle ne connaît pas, qu’elle croit mort, et qui la croit immolée en Aulide : bientôt elle charge Pylade, inséparable ami du grec méconnu d’elle, de porter une lettre à ses parents dans la ville d’Argos ; et la lecture de cet écrit révélant aux deux personnages principaux ce qu’ils sont l’un à l’autre, les remplit de joie, et change en un moment leur destinée. Oreste et Iphigénie déploraient mutuellement le bruit de leur mort, et les voilà ne respirant tous deux que pour se défendre et se secourir ; Iphigénie préparait le sacrifice d’Oreste, et la voici toute occupée du soin de prolonger sa vie : Oreste allait périr avec son cher compagnon, et tous deux préparent leur fuite et l’enlèvement de la statue au pied de laquelle devait couler leur sang.

Dans les Héraclides du même auteur, Iolas, après avoir obtenu du roi d’Athènes un asile pour les enfants d’Hercule, apprend qu’un Oracle ne consent au bonheur qui leur est accordé, qu’au prix du sang d’une fille illustre ; et Macarie, frappée de ce coup, se livre généreusement à la mort, pour sauver ses frères de la poursuite d’Eurysthée.

Dans une autre pièce d’Euripide, Admète, près d’expirer, est soudain rappelé à la vie, et rendu aux vœux de ses enfants : l’allégresse remplit déjà son cœur, et éclate dans son palais. Aussitôt il apprend le dévouement d’Alceste, et que la mort de cette épouse fidèle, en rachetant ses jours, va les condamner à un deuil éternel.

Des trois espèces de péripéties.

On aperçoit dans ces divers exemples que les péripéties s’effectuent par trois principales causes ; par les reconnaissances, par les événements, et par les changements de volonté dans les personnages. Dans l’Iphigénie, Oreste, reconnu par sa sœur, voit au même moment varier sa destinée. Dans l’Alceste, le dévouement de l’épouse d’Admète est l’incident imprévu qui le sauve de la mort pour le plonger dans la tristesse. Dans les Héraclides, le roi Démophoon, prêt à offrir l’hospitalité sans condition aux enfants d’Hercule, change de volonté en leur refusant un abri, si l’illustre victime exigée par les dieux ne leur est sacrifiée.

Des reconnaissances théâtrales, selon Aristote.

Aristote distingue expressément quatre sortes de reconnaissances auxquelles nous pourrons appliquer de justes exemples, et de toutes, il préfère celles qui naissent du fond même du sujet, et non de l’artifice des inventions ou des discours du poète.

La première est celle qui se fait par des signes tels que les cicatrices et les empreintes sur le corps des personnages.

La seconde est celle que produit la vue des joyaux, des armes, des lettres, ou des lieux quelconques.

La troisième est celle qui résulte du raisonnement ; et la quatrième de la mémoire frappée d’une image qui lui renouvelle chaque souvenir.

Le Rhéteur grec différencie encore la reconnaissance que fait un seul personnage d’un autre qu’il méconnaissait, de celle qui a lieu entre deux personnages à la fois ; reconnaissance mutuelle qui se lie souvent à la péripétie, et qui l’opère elle-même.

Cette dernière circonstance la rend supérieure aux autres, par l’effet subit et surprenant qu’elle y ajoute.

Ulysse rentre dans ses foyers, après vingt ans d’absence : l’ancienne blessure qu’il reçut le fait subitement reconnaître par sa nourrice Euryclée.

L’épisode de la tragédie de Zaïre nous fournit un exemple de cette première espèce et de la seconde, dans une même scène. Le vieux Lusignan, à qui l’amante d’Orosmane vient annoncer sa délivrance, l’interroge, ainsi que le jeune Nérestan, sur le sort de sa famille :

« Hélas ! de mes enfants auriez-vous connaissance ?
« Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux.
« Quel ornement, madame, étranger en ces lieux ?
« Depuis quand l’avez-vous ? — Depuis que je respire r
« Seigneur. Eh quoi ? d’où vient que votre cœur soupire ?
« — Ah ! daignez confier à mes tremblantes mains.
« — De quel trouble nouveau tous vos sens sont atteints !
« Que faites-vous, seigneur ? — Ô ciel ! ô providence !
« Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance.
« Serait-il bien possible ? oui, c’est elle… je voi
« Ce présent qu’une épouse avait reçu de moi,
« Et qui de mes enfants ornait toujours la tête,
« Lorsque de leur naissance on célébrait la fête :
« Je revois…, je succombe à mon saisissement.
— Qu’entends-je ? et quel soupçon m’agite en ce moment ?
« Ah ! seigneur. — Dans l’espoir dont j’entrevois les charmes,
« Ne m’abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes !
« Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous,
« Parle, achève, ô mon Dieu ! ce sont-là de tes coups.
« Quoi, madame ? en vos mains elle était demeurée ?
« Quoi ? tous les deux captifs, et pris dans Césarée !
« — Oui, seigneur. — Se peut-il ? — Leur parole, leurs traits,
« De leur mère en effet sont les vivants portraits.
« Oui, grand Dieu ! tu le veux, tu permets que je voie…
« Dieu ! ranime mes sens trop faibles pour ma joie !
« Madame… Nérestan… Soutiens-moi, Châtillon ;
« Nérestan, si je dois vous nommer de ce nom,
« Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse
« Du fer dont à mes yeux une main furieuse…
« — Oui, seigneur, il est vrai. — Dieu juste ! heureux moments !
« — Ah, seigneur ! ah, Zaïre !… — Approchez mes enfants.
« — Moi, votre fils ! — Seigneur ! — heureux jour qui m’éclaire !
« Ma fille, mon cher fils, embrassez votre père !

On voit que cette triple reconnaissance du vieillard et de ses enfants s’opère à la fois par la cicatrice de Nérestan, et par la croix que porte Zaïre. Bientôt Lusignan, inquiet sur la piété de sa fille

« Toi, qui seul as conduit sa fortune et la mienne,
« Mon Dieu, qui me la rends, me la rends-tu chrétienne ?
« Tu pleures, malheureuse ! et tu baisses les yeux…
« Tu te tais !…, je t’entends. Ô crime ! ô justes cieux !
« — Je ne puis vous tromper : sous les lois d’Orosmane…
« Punissez votre fille…, elle était musulmane.

Et de cette déclaration s’ensuit la péripétie la plus funeste pour cette jeune princesse, contrainte à fuir la mosquée, où l’amour allait l’unir au soudan qu’elle adorait.

Dans la pièce qui porte le nom de Sémiramis, Ninias est reconnu de cette reine, par le moyen d’une lettre que Ninus écrivit en mourant, et dont la lecture produit aussi le terrible changement de fortune des personnages, et prépare la catastrophe qui le suit.

Électre dit, dans les Choéphores d’Eschyle, un homme est venu qui me ressemble : personne ne me ressemble qu’Oreste : Oreste est donc venu . Cette reconnaissance, qui naît d’un raisonnement, est pareille à cette autre qu’Aristote tire de l’Iphigénie en Tauride de Polyidès, tragédie perdue. Ma sœur fut immolée , dit Oreste ; je vais donc l’être comme elle ! et ces mots révèlent ce qu’il est.

Un des bons auteurs modernes, Alfieri, dans sa tragédie d’Oreste, effectue aussi la reconnaissance d’Électre et de son frère, par le moyen du raisonnement. Cette princesse interroge le fils d’Atride et Pylade, sur le motif qui les amène dans le palais d’Égisthe, et fatiguée de leurs réponses ambiguës, les prie de lui laisser poursuivre sa route vers une tombe voisine : Oreste trésaille à l’aspect de ce monument où repose Agamemnon. Tu frémis à cette vue ! dit Électre : Est-ce que le bruit de l’horrible mort qu’il reçut dans Argos est venu jusqu’à toi ? — Où n’est-il pas parvenu ? répond Pylade. Au même instant, Oreste, saisi de fureur, s’écrie :

« Ô tombe sacrée du Roi des rois ! tu attends une victime :

« Tu l’auras.

Ce prompt mouvement est très beau. Que dit-il ? repart Électre. Je ne l’ai pas entendu  : interrompt Pylade, qui veut cacher les transports de son ami. Électre s’étonne qu’il parle de victime : pourquoi la mémoire d’Atride lui est-elle sacrée ? Vainement Pylade explique le trouble de son ami, en supposant que la perte récente d’un père cause sa déraison, et que ses douleurs se renouvellent à toutes les images lugubres. Celui-ci attache sur le tombeau des regards fixes, immobiles, étincelants : il garde une attitude terrible, et jure à l’ombre d’Atride de plonger le glaive dans le cœur de son meurtrier, autant de fois que la plaie qu’il lui fit put verser de gouttes de sang ; et comme Électre prononce le nom de père :

« Oui, s’écrie-t-il, un père me fut enlevé. Ô rage ! et il reste encore sans vengeance ! »

Électre, à ces mots, repart vivement :

« Eh ! qui seras-tu donc si tu n’es pas Oreste ?

Réflexion rapide qui l’éclairé à l’instant. Oreste ! dit son frère égaré, qui, qui m’appelle ? Cette exclamation le trahit, et Pylade le croit perdu ; quand tout à coup sa sœur se nomme, le presse dans ses bras et sur son cœur, lui commande de bannir tout effroi près d’elle et près d’un ami ; enfin, elle ajoute éloquemment qu’elle a reconnu Oreste à ses fureurs, et qu’il doit reconnaître Électre à son deuil, à ses larmes, et à sa tendresse. Cette reconnaissance est une des mieux faites en ce genre, et décèle toute l’habileté d’un noble imitateur des Grecs.

Dans la pièce d’Adélaïde Duguesclin, Vendôme reconnaît un rival en son frère, par un même effet du raisonnement. Ce héros, tourmenté de jalousie, soupçonne Adélaïde d’aimer un objet méprisable, et le lui reproche injurieusement, en présence de Nemours :

« Pourquoi d’un indigne choix osez-vous l’accuser ?
« — Et pourquoi, vous, mon frère, osez-vous l’excuser ?

À ces mots, la situation change, et les doutes de Vendôme deviennent tout à coup des certitudes.

De toutes les reconnaissances qui occasionnent les péripéties et qui résultent des images retracées dans la mémoire, à l’aspect d’une chose ou d’une personne, je n’en sais point de plus intéressante et de mieux ménagée que celle de Rhadamiste et de Zénobie, et nulle qui soit plus terrible que celle d’Atrée et de Thyeste, dans les tragédies de Crébillon. Thyeste, jeté par la tempête sur les rivages où règne son frère, lui est présenté sous un faux nom : Atrée l’interroge, et l’ayant à peine entendu,

               « Quel son de voix a frappé mon oreille !
« Quel transport tout à coup dans mon cœur se réveille !
« D’où naissent à la fois des troubles si puissants ?
« Quelle soudaine horreur s’empare de mes sens ?
« Toi, qui poursuis le crime avec un soin extrême,
« Ciel ! rends vrais mes soupçons ; et que ce soit lui-même.
« Je ne me trompe point : j’ai reconnu sa voix.
« Voilà ses traits encore : ah ! c’est lui que je vois.
« Tout ce déguisement n’est qu’une adresse vaine :
« Je le reconnaîtrais seulement à ma haine.
« Il fait pour se cacher des efforts superflus :
« C’est Thyeste lui-même, et je n’en doute plus.

Croit-on que nulle part la fameuse inimitié des Pélopides ait été plus dramatiquement caractérisée ? Ce sont-là de ces beautés dignes d’Eschyle, qui eussent forcé La Harpe à juger plus favorablement l’auteur français, si les préventions, qu’il adopta contre lui, ne lui avaient fermé les yeux sur ses qualités et s’il se fût borné sagement à ne critiquer que sa versification dure et peu châtiée. On doit pourtant pardonner au commentateur une partialité que fit naître l’injustice des jalouses cabales qui vantaient Crébillon, moins pour son mérite, que pour déprécier les grands talents de Voltaire. La tactique de l’envie fut communément de mettre en rivalité les hommes d’une même carrière, afin de couronner le plus faible aux dépens du plus fort : ce fut ainsi qu’on opposa longtemps Boursault à Molière ; et, dès que celui-ci eut fait tomber son concurrent sous le poids du ridicule, on le mit en parallèle avec Montfleury : La Femme juge et partie balança le succès du Tartuffe. Tels furent toujours les vils moyens employés contre le génie, pour abuser le public, qui ne s’y méprend pas longtemps, et qu’éclaire la postérité, qui ne se trompe jamais. Chacun sent aujourd’hui que le petit nombre des beautés de Crébillon, quelque distinguées qu’elles soient, ne peut entrer en comparaison avec la quantité de belles choses, imaginées par l’auteur à qui nous devons l’éclatante péripétie de Mérope.

L’héroïne de cette pièce est prête à plonger le couteau dans le sein du jeune et intéressant Égisthe : le vieux Narbas accourt, et saisit le bras de cette aveugle mère : elle lui dit, étonnée de son transport,

« J’allais venger mon fils. — Vous alliez l’immoler.

Et ces paroles occasionnent une continuité de revers, plus merveilleux les uns que les autres, dont l’effet se prolonge et s’accroît jusqu’au dénouement de cette immortelle tragédie.

Mérope est avertie et retenue au moment d’immoler son fils ; et cette révolution tourne du malheur au bonheur : il en est de même d’Iphigénie, qui retrouve son frère dans un étranger qu’elle allait sacrifier. Mais, parmi les différentes reconnaissances, Aristote juge que la meilleure est celle qui se fait après avoir achevé et porté le coup : la révolution qui tourne en ce cas au malheur est la plus tragique de toutes. Séide, dans la tragédie de Mahomet, espère se rendre agréable au ciel et sanctifier son hymen, en frappant Zopire ; et, après l’avoir poignardé, il reconnaît en lui son père.

Orosmane croit Zaïre parjure, il la tue, et bientôt après il la reconnaît innocente. Aussi n’est-il point de situations plus déchirantes que celles de ces personnages ; et je pense que si, dans quelque pièce, un malheur tel que celui de Séide, au lieu d’être épisodique, était principalement développé, il ferait fondre en larmes tous les spectateurs.

On trouve les exemples des péripéties causées par les événements, en deux magnifiques ouvrages de la scène française, Iphigénie en Aulide, et Cinna.

La famille d’Agamemnon est rassemblée autour d’Achille ; Clytemnestre se dispose à lui donner sa fille pour épouse ; tous les cœurs respirent la joie, et sont pleins d’heureuses illusions : le messager d’Atride vient chercher Iphigénie. Et que dit Arcas envoyé par son ordre ?

« Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.

Ce seul vers porte à la fois quatre coups différents, et renverse aussitôt les espérances d’une félicité trompeuse. Rien n’est au-dessus de ce grand effet. C’est un trait de génie que d’avoir réuni tant d’intérêts divers sous un seul point de vue. Nous analyserons spécialement cette scène, lorsqu’il sera temps d’expliquer comment on offre les situations en tableaux frappants au théâtre.

La révolution est lente et grave, mais très sensible dans Cinna, au moment où Maxime, découvrant à l’empereur le complot formé contre sa vie, fait passer sur la tête des conjurés le péril qui menaçait la tête d’Auguste. Cette pièce s’achève par la dernière espèce de péripétie, puisque l’empereur, résolu à punir les coupables, change de volonté, et leur fait grâce. Le retranchement que les acteurs ont fait du rôle de Livie, diminue la vraisemblance historique de ce dénouement, et augmente son éclat théâtral : car le public, toujours sensible aux beaux mouvements, applaudit moins volontiers aux froides mesures de la raison qu’aux transports généreux du cœur. Le judicieux esprit de Corneille n’eût pu néanmoins prêter à un tyran tel que fut Octave une clémence naturelle ; il avait trop bien étudié le cœur humain pour lui attribuer une autre bonté qu’une clémence politique, semblable à celle dont le premier César eût accablé pareillement Caton, si ce grand homme eût daigné l’attendre, et si sa fierté n’en eût prévenu l’injure par une mort héroïque et volontaire. L’un des plus beaux motifs de cette mort m’inspira de faire dire au héros d’Utique, en parlant de son ennemi,

« De sa fausse bonté je prévois l’insolence :
« Je ne veux point subir son altière clémence,
« Et ne souffrirai pas, quand j’ai tant combattu,
« Que le crime impuni pardonne à la vertu.

Parmi toutes les péripéties résultantes du changement de volonté, il importe de distinguer la double révolution que contient le quatrième acte de Britannicus, où revit l’esprit de Tacite, utile révélateur de la bassesse des vices couronnés, de la servile férocité des milices, et de l’abrutissement des peuples. Là fut personnifié le crime naissant, dans le jeune Néron, luttant entre la vertu personnifiée en Burrhus, et le vice personnifié dans Narcisse. Ces trois figures présentent dans leur combat mutuel le groupe le plus attachant, le tableau le plus salutaire à la morale des hommes, qu’on leur ait jamais offert sur le théâtre. Agrippine a ressaisi son crédit sur son fils : Britannicus, réconcilié avec son frère, possédera Junie, et vivra content, si l’on en croit les promesses menteuses de l’empereur romain : mais, bientôt délivré de la présence de sa mère, et jetant le masque, que dit-il ?

« Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher :
« J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.
« — Quoi, seigneur ! — C’en est trop. Il faut que sa ruine
« Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine.
« Tant qu’il respirera je ne vis qu’à demi.
« Elle m’a fatigué de ce nom ennemi :
« Et je ne prétends pas que sa coupable audace
« Une seconde fois lui promette ma place.
« — Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ?
« — Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.

L’amant de Junie est donc irrévocablement condamné à la mort : mais Burrhus parle, et le poète ajoute à l’éloquence victorieuse de la vertu toute la force et l’élévation de son génie. Burrhus triomphe en retraçant au prince, timide encore, le souvenir de ses qualités premières, l’amour de tous les cœurs qui en fut là récompense, le péril d’entrer une fois dans la sanglante carrière des forfaits, et l’horreur universelle attachée au nom des scélérats sur le trône. Il éteint les semences de discorde : Néron cède, et Britannicus sera sauvé. Mais Narcisse paraît ; et l’idée que le spectateur a prise de ce lâche ministre, fait de sa seule présence une péripétie. En effet quels mots sortent les premiers de sa bouche devant Néron ? Le poison est tout prêt. Cependant l’empereur hésite, flotte ; il oppose à son sinistre conseiller le serment d’une réconciliation : il craint que les Romains ne lui donnent les noms d’empoisonneur et de parricide. Écoutons la réponse de Narcisse, ingénieux modèle du langage de tous les vils esclaves qui auront besoin sur la terre de fournir des prétextes aux attentats de leurs maîtres.

« Eh ! prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides ?
           « …. Les Romains ne vous sont pas connus.
« Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
« Tant de précaution affaiblit votre règne :
« Ils croiront, en effet, mériter qu’on les craigne.
« Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés :
« Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
« Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
« Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
« Moi-même, revêtu d’un pouvoir emprunté,
« Que je reçus de Claude avec la liberté,
« J’ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
« Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.
« D’un empoisonnement vous craignez la noirceur :
« Faites périr le frère, abandonnez la sœur ;
« Rome sur les autels prodiguant les victimes,
« Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.
« Vous verrez mettre au rang des jours infortunés,
« Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.

Observez que cet esclave se sert des nobles mots de gloire et de liberté, en rappelant son propre sort ; mais dans la bouche de tels infâmes, liberté veut dire les privilèges d’un affranchi, et gloire, les avantages de leur autorité servile. Cependant Narcisse a parlé ; et le jeune tigre, que des liens captivaient encore, échappant aux barrières qui l’effarouchaient, est enfin déchaîné pour jamais dans l’univers. La mort de Britannicus est résolue. Nulle péripétie n’est aussi grande, aussi complète, aussi généralement instructive que celle-ci : il semble que dans la propre affaire des trois acteurs se traite l’intérêt de tous les humains. Ce spectacle des fluctuations de volontés d’un prince, dont les oreilles sont assiégées, d’un côté par les réclamations de la justice, et de l’autre par les insinuations de la basse flatterie, était digne du talent supérieur que Racine sut déployer dans tout ce qu’il exécuta. Il doit les riches détails de cette pièce à Tacite, mais il n’en doit le vaste plan qu’à lui-même.

Le changement de volonté d’Assuérus, entre Aman et Mardochée, est moins frappant, parce qu’il est moins prompt, et que l’opposition du vice et de la vertu n’y est pas aussi étroitement rapprochée.

Vous conclurez, Messieurs, des choses que je viens d’exposer, qu’une péripétie est une condition essentielle de la fable tragique, puisque la terreur, la pitié et l’admiration ne naissent que des différentes sortes de changements de fortune. Toutes les pièces où ces révolutions ne s’effectuent pas ne sont que des déclamations dialoguées, et le manque d’action les glace. Le spectacle des revers subits de la destinée nous frappe lui seul, convenablement aux dispositions de nos esprits et de nos cœurs.

Il faut avoir su d’abord que la vénérable Hécube fut mère d’un grand nombre d’enfants illustres, épouse de Priam, l’un des plus fortunés rois de l’Asie ; que ses filles prétendaient à de nobles alliances ; pour nous attendrir et nous effrayer, en la revoyant triste, veuve, dépouillée de son faste, spectatrice de la mort ou de l’esclavage de sa famille, esclave elle-même, et, précipitée du trône sur un lit de cendre arrosé de ses pleurs, et où l’accablent d’outrages ceux qui l’eussent révérée en sa puissance.

La fortune passée d’un héros, son malheur présent, ses misères futures, deviennent pour le spectateur les trois points de comparaison qui frappent à la fois sa pensée ; et lorsqu’un personnage, élevant sa tête au-dessus de tous les obstacles, sous le poids d’une calamité qui terrasserait les autres hommes, reste pareil à lui-même au milieu de ses destins changés, et soutient dans ses maux la fermeté de ses discours par l’immutabilité de son âme, alors vous ressentez pour son caractère cette admiration qui vous arrache des larmes plus nobles que les larmes de la pitié. Telles furent celles que fit couler, à la représentation des Templiers, le très beau rôle de Jacques Molay. La source des larmes d’admiration est d’autant plus rare, qu’elle vient du spectacle des actions généreuses ou des magnanimes dévouements. Ce sont ces larmes que l’auteur des Horaces nous fit répandre le premier à la vue des images du grand, dont il fut le peintre inimitable. Ce sont ces larmes que ne peuvent refuser à la scène les hommes graves et presque impassibles. Ces héros même, que le malheur et la guerre auront longtemps raffermis contre l’effroi de tout danger, et qui ne trouveraient que faiblesse puérile dans les tourments des passions ordinaires et de l’amour désespéré, eux-mêmes, dis-je, ne seront pas insensibles au spectacle de la magnanimité qui leur ressemble, et ne rougiront pas d’éprouver une noble émotion pour ce qui est vraiment admirable. Ils verseront donc ces larmes dont je parle, celles enfin qui méritèrent que la poésie, en associant avec éloge deux beaux noms en un seul vers, fît remarquer à la postérité,

« Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille.

Huitième séance.
De la fatalité du destin dans la tragédie fabuleuse. De la fatalité des passions dans la tragédie historique : du genre de passions généralement propres à la tragédie.

Messieurs,

En établissant une distinction entre la tragédie sacrée ou fabuleuse, la tragédie historique et la tragédie inventée, j’avançai que chacune d’elles avait des règles particulières et des règles communes avec les autres : autrement les principes généraux suffiraient à toutes les trois, et leur division serait inutile à l’éclaircissement des préceptes de l’art. Le sujet de cette leçon va vous en offrir la preuve.

11e Règle. La fatalité du destin dans la tragédie mythologique.

L’image de la fatalité du destin est une des conditions de la tragédie fabuleuse, et nous considérerons pourquoi et par quoi l’on y supplée dans les sujets empruntés de l’écriture sainte.

Les Grecs, en leur religion, présumaient que le destin était une divinité souveraine de toutes les divinités maîtresses des hommes. Chacun de leurs dieux n’ayant que des attributions bornées, et qu’un pouvoir limité à leur ministère spécial, semblait ne posséder d’autre prérogative que l’immortalité, et n’être en effet, dans leur hiérarchie naturelle, qu’une puissance subordonnée à un pouvoir inconnu. L’homme étant soumis par ce dogme aux passions de ces divinités secondaires que dirigeait la volonté supérieure et cachée du destin, agissait donc en aveugle esclave sur la terre, et ne marchait qu’au hasard vers le malheur ou vers la prospérité. L’idée des anciens sur la fatalité est l’aveu tacite de leur ignorance des causes et du but de leurs directions dans le monde. N’ayant pu s’expliquer comment les vertus conduisaient souvent aux dernières calamités, comment les crimes paraissaient si souvent mener les criminels au bonheur, voulant peut-être réprimer l’orgueil de la fausse sagesse humaine, et la maintenir dans un doute et dans une crainte mystérieuse, les philosophes déclarèrent qu’un ascendant suprême décidait de la fortune des mortels, et que la raison consistait à s’y soumettre, à l’exemple des immortels eux-mêmes. Ce dogme, seulement propre à inspirer la modération et la patience, eût été contraire à toutes les autres qualités morales, puisque le mal et le bien ne dépendant plus de nous, on eût suivi l’un ou l’autre indifféremment, si l’idée des récompenses et des peines d’une autre vie, n’eût contrebalancé le danger de cette doctrine.

On ne peut nier que, dans la pensée des chrétiens, le libre arbitre, laissé à la créature pour choisir et se guider, ne paraisse être plus digne de la grandeur de l’homme, et que tous, ayant reçu d’un Dieu la faculté de diriger leurs actions, ne semblent échapper à l’influence de l’aveugle fatalité : mais, si l’on remonte aux origines hébraïques, on trouve que l’humanité entière, frappée d’anathème pour une faute qui ne fut pas la sienne, et condamnée à racheter perpétuellement, par la souffrance et par les croix, l’erreur d’un premier père, est en quelque sorte sous la loi d’une fatalité comparable à celle que reconnaissaient les Grecs.

Il ne m’appartient pas de résoudre les difficultés que le parallèle ou le débat entre les croyances du paganisme et de l’orthodoxie offre aux théologiens ; et, bien que je pusse prouver en bonne et claire dialectique, que l’homme poussé par un destin funeste, et l’homme puni d’un crime antérieur à son existence, sont tous deux sous la même loi, les jouets du sort, je m’abstiens d’une excursion superflue, et je retourne à ce qui concerne spécialement la condition de l’art que nous envisageons dans ses moyens théâtrals.

La volonté de Dieu dans la tragédie sacrée.

Ce qui seulement ici m’est utile à vous énoncer, c’est que dans la tragédie fabuleuse tout doit partir de la fatalité du destin ; dans la tragédie sacrée tout de la volonté de Dieu ; et que ce sont deux hautes puissances, en apparence identiques, impossibles à expliquer ni l’une ni l’autre, et dont le mystère permet à l’imagination de s’élancer au plus grand idéal ; qualité qui les rend très favorables à la majesté du genre tragique. En effet dépouillez les fables théâtrales d’Iphigénie en Aulide, et d’Athalie, du principe de leur action, l’armée des Grecs ne sera plus qu’une bande d’aventuriers trompés par la superstition ; Atride, qu’un ambitieux tuant sa fille pour donner l’exemple de la soumission qu’il affecte envers un imposteur, afin qu’on s’assujettisse plus aveuglément à son sceptre au prix de tous les sacrifices ; et Calchas ne sera plus qu’un fourbe intéressé à cette catastrophe sanglante : mais que le destin enchaîne les vents attendus par une flotte entière, que les dieux, soumis à son décret, choisissent l’organe d’un grand prêtre pour le dicter ; que ce saint interprète d’un arrêt fatal, qui condamne l’innocence à la mort, arrache une fille tendre, obéissante et pieuse, aux embrassements du roi des rois ; que le pouvoir de ce chef suprême ne puisse lutter contre l’empire mystérieux qui règle les actions des divinités et des hommes ; qu’un amant guerrier, toujours invincible, soit vaincu par des obstacles surnaturels ; la fable alors, de vile et atroce qu’elle est dans le fonds, devient noble et merveilleuse par les formes. La pitié s’attache d’autant mieux à la victime, qu’elle ne mérita nullement de tomber sous le couteau sacré : elle ne pourra dire à son père, sans faire couler vos pleurs,

« Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
« Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
« Ni qu’en me l’arrachant, un sévère destin,
« Si près de ma naissance, en eût marqué la fin.

Agamemnon, touché de ses supplications et de sa piété filiale, resterait sans réponse, ou ne l’enverrait pas mourir sans exciter votre indignation, si l’ordre de la destinée ne l’autorisait à répliquer :

                        « J’ignore pour quel crime
« La colère des dieux demande une victime.
« Mais ils vous ont nommée. Un oracle cruel
« Veut qu’ici votre sang coule sur un autel.
« Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières,
« Mon amour n’avait pas attendu vos prières.
………………………………………………………
« Ils ont trompé les soins d’un père infortuné,
« Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné.
« Ne vous arrêtez point sur sa faible puissance.
« Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence,
« Quand les dieux, nous livrant à son zèle indiscret,
« L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret !

Ainsi, soutenu par la rigueur des oracles, ce malheureux père, contraint à immoler une fille si chérie, deviendra le plus digne objet de compassion ; loin de l’accuser de barbarie, votre pitié le défendra même contre les discours qu’inspire à Clytemnestre son désespoir maternel, lorsque, exigeant des efforts inutiles, elle demande si éloquemment ce qu’osa tenter son époux pour sauver Iphigénie.

« Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?
« Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?
« Quel débris parle ici de votre résistance ?
« Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?

Et plus loin, cherchant à noircir les raisons qu’Atride se donne pour livrer sa fille au glaive,

« Mais, non, l’amour d’un frère, et son honneur blessé,
« Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé.
« Cette soif de régner que rien ne peut éteindre,
« L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
« Tous les droits de l’empire en vos mains confiés,
« Cruel ! c’est à ces dieux que vous sacrifiez !

Ce reproche sanglant tombe de lui-même devant l’idée de la fatalité du destin qui règne sur Agamemnon, et qui le justifie merveilleusement. Ôtez cette condition de la pièce, et toute sa grandeur et son intérêt disparaissent.

Passons à l’exemple que nous offre Athalie : en faisant d’abord abstraction de la volonté divine qui plane sur toute l’action, le personnage de Joad n’est plus qu’un fanatique rebelle à une reine politiquement jalouse d’établir la domination qu’on lui dispute, et qui, contrainte à sa défense personnelle, perdra le trône et le jour, si son autorité n’étouffe les restes d’une secte ennemie : le prêtre, aussi hautain qu’imprudent, aura tort de risquer sa ruine et celle de ses amis par d’injurieux discours et par le refus des armes et du bras d’Abner, zélé pour sa défense : la perfidie sera sa seule ressource en attirant ses adversaires dans le temple, et le guerrier, qui conduisit la reine en ce piège, ne paraîtra plus qu’un traître : l’imprévoyance de sa victime sortira de toute vraisemblance possible : mais qu’Athalie ait lassé par des crimes la miséricorde céleste, qu’irrévocablement livrée par la main de Dieu aux suites d’un anathème, elle soit poussée par ce Dieu vengeur dans le sanctuaire où la mort l’attend ; que le pontife Joad ait fait exaucer ses vœux, lorsqu’il s’écria :

« Daigne, daigne, mon Dieu ! sur Mathan, et sur elle,
« Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
« De la chute des rois funeste avant-coureur.

] Que fort de l’appui d’un Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces, il néglige les soins étrangers à ceux du tabernacle, et que, tranquille au milieu d’une armée qui l’assiège, loin de songer à soustraire Joas aux yeux qui le poursuivent, il dise à la pieuse Josabet, en un moment si périlleux,

« Les temps sont accomplis, princesse, il faut parler ;
« Et votre heureux larcin ne se peut plus celer.
« Des ennemis de Dieu la coupable insolence,
« Abusant contre lui de ce profond silence,
« Accuse trop longtemps ses promesses d’erreur.
« Que dis-je ? le succès animant leur fureur,
« Jusques sur notre autel votre injuste marâtre
« Veut offrir à Baal un encens idolâtre.
« Montrons ce jeune roi que vos mains ont sauvé,
« Sous l’aile du Seigneur dans le temple élevé.

Que non moins confiant dans l’invariabilité des décrets du ciel, il rassure les terreurs d’Abner, et rejette le secours de son épée, en lui répondant par ces vers mémorables :

« Celui qui met un frein à la fureur des flots,
« Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Qu’enfin, oubliant toute réserve, agité d’un transport insurmontable, il confonde son audacieux rival, et foudroie ainsi le puissant prêtre de Baal :

« Sors donc de devant moi, monstre d’impiété !
« De toutes tes horreurs, va, comble la mesure.
« Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure,
« Abiron, et Dathan, Doëg, Achitopel ;
« Les chiens, à qui son bras a livré Jézabel,
« Attendant que sur toi sa fureur se déploie,
« Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie.

On s’épouvante, on s’étonne, on admire, et le fait tragique apparaît dans sa plus haute majesté. Les libres paroles d’un enfant prennent dans sa bouche une force miraculeuse ; il n’est plus téméraire, il est inspiré ; ses défenseurs ne sont plus aveugles et présomptueux, mais éclairés et confiants en l’Éternel ; Abner n’est plus un perfide, mais un fidèle qui se sépare des idolâtres, et le dénouement éclate alors comme un prodige inexplicable. Voilà quels sont les brillants résultats de la condition particulière des tragédies sacrées et mythologiques. Celles-ci sont éminemment augustes, parce qu’elles se fondent en général sur l’imaginaire, et qu’elles ne se forment que d’un tissu de merveilleuses circonstances auxquelles le génie seul peut affecter un ordre nécessaire à l’illusion théâtrale, pour qu’elles ressemblent aux événements réels.

La volonté divine, ou la fatalité du destin, ont sur les autres moyens tragiques cet avantage que leur irrévocabilité règne pendant la durée entière du sujet, et partout y répand une secrète terreur qui pénètre l’âme. Toutes deux servent encore à diminuer l’horreur des catastrophes, ou des crimes, ou des passions coupables, et par conséquent à embellir le sujet de la représentation. Par elles, vous vous effrayez d’avance de l’amour que conçut Oreste, prêt à devenir le ministre d’une jalouse vengeance. Le destin l’a marqué pour être assassin, et vous le plaignez plus que vous ne le haïssez, lorsqu’il ose dire à Pylade :

« S’il faut ne te rien déguiser,
« Mon innocence enfin commence à me peser :
« Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
« Laisse le crime en paix, et poursuit l’innocence :
« Mais, de quelque côté que je tourne les yeux,
« Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.

Son égarement après son forfait involontaire attirera votre compassion pour un si malheureux instrument du sort, et vous vous apitoierez de l’entendre applaudir ainsi par une ironie douloureuse à l’excès de ses maux, pour lesquels il n’a plus de larmes.

« Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !
« Oui, je te loue, ô ciel ! de ta persévérance :
« Appliqué sans relâche au soin de me punir,
« Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
« Ta haine a pris plaisir à former ma misère,
« J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
« Pour être du malheur un modèle accompli :
« Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.

Il en est ainsi de Phèdre : son incestueuse flamme exciterait vos dégoûts, si cette princesse ne se changeait à vos yeux en une triste victime des fureurs d’une déesse ; et le crédule Thésée ne vous intéresse pas moins que son chaste fils, par la même raison. Vous supportez, par l’idée de la fatalité, le spectacle de ces amas d’horreurs que renferme le sang des Pélopides et des Labdacides ; et vous n’êtes plus forcés de croire que cette succession d’assassinats et d’empoisonnements peut résulter de la férocité même des passions humaines. Un sentiment d’épouvante naît encore de cette cause, et se prolonge sur l’étendue entière des fables que développe le poète. Ainsi l’on frémit aux premières malédictions que prononce l’Œdipe-Roi contre le meurtrier de Laïus ; et la crainte redouble dans les esprits, lorsque le Tirésias de Sophocle, à qui le roi de Thèbes reproche sa triste cécité, lui répond par ces termes ambigus, que j’emprunte ici de la version littérale de M. Gail, helléniste justement distingué par son zèle laborieux :

« Tout roi que vous êtes, il est juste que je vous réplique. Moi aussi j’en ai le droit : en effet, ministre d’Apollon, je ne suis point votre esclave ; aussi n’invoquerai-je pas l’appui de Créon. Puisque vous m’avez outrageusement reproché ma cécité, je vous dirai que même avec vos yeux ouverts, vous ne voyez ni dans quels maux vous êtes plongé, ni quelle maison vous habitez, ni avec qui. Savez-vous bien de qui vous êtes né ? Oui, vous ignorez que vous êtes l’ennemi des vôtres, tant de ceux qui sont chez les morts, que de ceux qui sont encore sur la terre. Entouré des Furies vengeresses d’une mère et d’un père, ces redoutables Furies vous frappant à la fois, vous chasseront de cette terre, vous dont les yeux maintenant ouverts, seront couverts de ténèbres. Sur quels bords les vents ne porteront-ils pas vos horribles cris ! Quel Cithéron ne formera pas avec vous un lamentable concert, lorsqu’enfin vous connaîtrez quel est cet orageux hymen dans lequel vous êtes embarqué, trop heureux dans les premiers jours de votre trajet ?

Œdipe s’irrite contre Tirésias, et après quelques traits animés d’un dialogue vivement entrecoupé, le roi chassant le devin de sa présence, celui-ci reprend en ces mots :

« Je m’en irai, mais après avoir dit, sans redouter votre présence, tout ce que j’avais à dire ; car il n’est pas en votre pouvoir de me perdre. Je vous annonce donc que l’objet de vos menaces, de vos décrets, de vos poursuites publiques, pour venger la mort de Laïus, que cet homme que vous cherchez depuis longtemps, est ici présent, étranger, dit-on, établi depuis un temps dans cette ville. Bientôt il sera reconnu Thébain, né dans Thèbes même ; avantage dont il ne se réjouira pas, puisque aussitôt, aveugle de clairvoyant, pauvre de riche qu’il était, il errera dans une terre étrangère, n’ayant que son bâton pour guide. On verra en lui le père et le frère de ses enfants, le fils et l’époux d’une femme dont le sein l’a porté, l’assassin de son père, le mari de sa mère. Rentrez à présent, et méditez sur ce que vous venez d’entendre ; et si vous me reconnaissez menteur, dites que je ne connais rien à mon art. »

Cet exemple amène une autre considération importante. Les conséquences du fatalisme ou d’une volonté du ciel absolue, sont les divinations et les prophéties, comme on le voit par Tirésias dans l’Œdipe-Roi, par Joad dans l’Athalie, et par les magiciennes du Macbeth de Shakespeare.

Cause des superstitions humaines.

Il est facile de reconnaître quelle source d’intérêt et de terreur naît de la possibilité présumée de prédire. Peut-être n’est-il point d’homme qui n’ait eu la faiblesse d’arrêter involontairement sa pensée aux horoscopes des Bohémiennes. Il est peu de femmes qui ne se troublent aux contes des diseuses de bonne aventure, ou à l’inspection du jeu mystérieux de leurs cartes. De cette crédulité naturelle résultèrent les oracles de Delphes, les sibylles de Cumes, le vol augural des oiseaux, les présages de la corneille et des pigeons sacrés, qui faisaient marcher ou fuir les armées grecques et romaines, et qui influaient sur le sort des batailles. Si l’on s’en étonne, et si l’on se demande d’où provient cette tendance superstitieuse, n’a-t-on pas à se répondre que, ne sachant rien de ce que nous sommes, ni les raisons des événements qui nous arrivent, nous avons dû nous interroger mutuellement pour nous en instruire ? Or quelques hommes, plus avisés que les autres, en examinant les effets des choses, et leurs directions, se sont habitués à en tirer de justes pronostics sur l’avenir, et se sont érigés en prophètes. Ils n’étaient pourtant rien de plus que le personnage de Plaute, à qui j’ai fait dire ingénument en ma comédie :

« Je vois, je réfléchis, et je raisonne un peu,
        « N’est-ce pas là comme tout se devine,
                « Sans qu’on soit ni démon, ni Dieu ?

Le reste des hommes plus inattentifs consulta ces devins ; et, voyant quelquefois les hasards confirmer leurs prédictions, ils ont cru qu’on pouvait lire dans les décrets d’une destinée régulière. Cette opinion est bientôt devenue générale : on entend chaque jour répéter au peuple : Un tel a un mauvais sort, un tel est né heureux. Chez les païens, Socrate passait pour avoir son démon familier ; chez les catholiques, un juste a son ange gardien. D’où vient cela ? de ce que les petits et les grands, tourmentés de s’ignorer eux-mêmes et de sentir leurs esprits flotter sans cesse dans l’incertitude, tendent continuellement à remonter vers un principe éternel et suprême ; et que, nous étant lassés à recourir aux impénétrables causes de tout, les noms de Destin ou de Dieu fixent une borne aux recherches de notre perpétuelle inquiétude, et opposent un but élevé à l’essor fatigant de nos âmes. Aussi les ouvrages qui n’ont pas cette hauteur d’idée pour origine, satisfont moins que les autres à la portée de notre intelligence.

Voyons comment le tragique anglais, non moins habile à manier la terreur que les poètes grecs, s’est emparé du mobile que lui offrait la superstition de l’esprit humain. Trois hideuses magiciennes, rencontrant le prince Macbeth dans un sentier obscurci par la dernière heure du soir, l’arrêtent au milieu des buissons sauvages, et, criant toutes trois, Vive Macbeth ! le saluent d’une dignité nouvelle, le nommant d’abord thane de Glamis, ensuite thane de Cawdor, enfin roi.

« Arrêtez, obscures prophétesses ; expliquez-vous plus clairement : je sais bien que par la mort de Sinel, mon père, je suis thane de Glamis ; mais comment puis-je l’être de Cawdor ? le thane de Cawdor est vivant, et il est dans tout l’éclat de la prospérité. Et que je sois jamais roi, c’est un événement où ne peut atteindre mon espérance… ni thane de Cawdor, non plus : parlez ; d’où tenez-vous ces étranges connaissances ? ou pourquoi arrêtez-vous nos pas sur ces arides bruyères, par vos vaines prédictions ? parlez, je vous l’ordonne. »

Les trois femmes disparaissent : Macbeth les prend pour des figures vaines, évanouies dans l’air. Mais, dans la scène suivante, un courrier lui annonce que le thane de Cawdor doit être décapité, et que le roi lui confère sa dignité : il était déjà thane de Glamis, par la mort de son père, et, s’absorbant dans ses pensées, il se dit à lui-même :

« Voilà deux prédictions accomplies qui sont comme l’heureux prélude du grand événement qui doit les couronner sur un trône. Cette instigation surnaturelle ne peut être criminelle, elle ne peut pas non plus être innocente. Mais, si elle est criminelle, pourquoi me donner un gage du succès, en commençant par une vérité qui s’accomplit ? si elle est innocente, pourquoi, en cédant à cette tentation, son horrible image fait-elle dresser mes cheveux sur ma tête, et battre mon cœur avec une violence qui n’est pas naturelle ? L’acte même, à l’instant de l’exécution, est moins terrible que ne l’est son horrible projet dans l’imagination. Ma pensée, qui ne commet encore qu’un meurtre idéal, ébranle si violemment toute ma machine, que toutes mes facultés sont alarmées et suspendues devant cette image ; mon esprit ne s’arrête à rien qu’à des choses qui ne m’arriveront point, et ce n’est qu’un néant. — Si la destinée veut me faire roi, soit ; qu’elle me couronne : mais je ne veux pas faire un pas.

Et, malgré cette résolution, il franchira tout pour arriver au trône, et ne craindra pas même de marcher dans le sang et sur le cadavre de son maître et de son ami. Qui pourrait méconnaître dans cette scène le profond esprit de Shakespeare, et l’habileté avec laquelle il représente l’ascendant qu’une première idée coupable prend sur un cœur ambitieux, les désordres qu’y sème un désir naissant, aussi prompt à s’y accroître qu’un germe actif à jeter de profondes racines, et qui dans la saison où doit bouillonner la sève, pousse mille rejetons, grandit en arbre démesuré, et s’élèvera jusque dans les nues, tant que la hache ne le renversera pas. Telle est en effet la marche de toutes les passions : d’abord elles ne sont en nous qu’un penchant indécis, facile à surmonter ; et bientôt elles deviennent une irrésistible pente à des fureurs que notre force ne peut plus réprimer. Les mêmes remords, les mêmes malheurs qui agitent les Œdipe, les Oreste, les Athalie, et les Macbeth, par la fatalité des arrêts divins agiteront d’autres personnages par la fatalité des passions : c’est cette autre condition des tragédies, historique et inventée, dont nous allons entreprendre l’analyse.

12e Règle. La fatalité des passions dans la tragédie historique, et dans la tragédie d’invention

La tragédie historique et inventée n’existe que par les passions : le fonds des moyens par lesquels son imitation nous émeut est donc uniquement puisé dans la nature humaine : en effet que doit-elle peindre ? les actions remarquables des hommes ; et l’homme, à le bien considérer, n’agit que poussé par des chagrins imaginaires : qui représenterait un sage, ne peindrait pas les hommes, mais une exception parmi nous. Cette raison constante, inaltérable, impassible, qui se nomme sagesse, et qui, supposant l’âme dans un parfait équilibre, la maintient dans un calme égal au milieu des orages de la vie, est une qualité si rare, que l’individu qui la posséderait, à l’exclusion des vains désirs, des craintes chimériques, et de tout attachement aux choses mortelles et changeantes, ne ressemblerait pas à un être humain, mais nous paraîtrait supérieur et divinisé : on n’aurait plus lieu de s’attendrir, ni de s’effrayer pour lui, on ne pourrait que s’en étonner.

Dirai-je plus ? la vraie sagesse resterait inutile, muette, et cachée, si la vertu, qui est une passion, ne la rendait ostensible en s’y mêlant, et ne la forçait de s’exprimer et d’agir. Sans le zèle ardent pour le bien, la sagesse, toujours tranquille, étrangère aux vertus publiques, respirerait en paix au-dessus d’elles, et les laisserait presque s’éteindre par un juste mépris des affaires du monde. Aux yeux d’une philosophie si pure, César n’est qu’un superbe insensé dont elle dédaigne la vaine renommée : elle le laisse se glorifier d’avoir parcouru, comme une grande carrière, le cercle étroit des opinions humaines, et fait le tour entier de la petite roue de sa fortune : d’un autre côté, Brutus n’est à ses regards qu’un fanatique, prodiguant ses efforts et ses jours parmi les factions, pour une liberté mensongère que les peuples n’acquièrent jamais. L’insouciance de tous les intérêts politiques serait cette même sagesse dans l’âme des chrétiens, si leur disposition au martyre ne la transformait chez eux en une réelle passion : par cela seulement, leur image devient théâtrale en Polyeucte, qu’une foi téméraire anime contre les idoles du siècle, et qui brise audacieusement leurs statues au prix de son bonheur et de son sang. Il ne faut donc chercher que dans nos égarements les sujets de terreur et de pitié, c’est-à-dire qu’il faut montrer les acteurs de l’histoire et du monde tels qu’ils furent, tels qu’ils sont, et seront toujours.

La colère, la vengeance, l’ambition, l’amour, et le fanatisme, se disputent tour à tour le premier rang parmi les passions du cœur humain : ces passions ne sont tragiques que lorsqu’elles sont extrêmes ; et de leur excès naît la fatalité qui les accompagne, condition indispensable au grand genre dramatique.

Dans les personnes qui n’éprouvent que de légères et fugitives émotions, le courroux n’est qu’une fougue impatiente que le raisonnement maîtrise bientôt, et qui, ne leur imprimant pas le souvenir d’un désordre long et douloureux, ne saurait leur devenir fatal : en elles l’ambition, peu obstinée, se réduit aux prétentions de l’intrigue ; l’amour, émotion passagère, n’est qu’un désir tiède et capricieux ; le fanatisme ne trouve point en elles de quoi les emporter. Susceptibles néanmoins de ces diverses agitations, elles les auront faiblement ressenties, et penseront que les lois du devoir, ou l’ascendant de la volonté, peuvent les régler et les soumettre. Mais il en est autrement dans les créatures véhémentes et fortes, organisées pour tout sentir avec excès, créatures nées pour le malheur d’autrui et d’elles-mêmes. L’orgueil offensé, l’amour jaloux, auront-ils allumé tout à coup la furie de leur sang ; il bouillonnera dans toutes leurs veines, il brûlera leurs entrailles, et de leur sein ému s’échappera l’impétuosité d’un courroux involontaire, où se déborderont par torrents les expressions d’une douleur frénétique. Le ressentiment d’une aliénation si misérable gravera dans leurs cœurs énergiques l’injure qui les aura blessées : la plaie se creuse ; elle est profonde, incurable ; chaque fois qu’on la touche, leur vive souffrance se renouvelle, leur arrache les mêmes cris, et les replonge en un délire également pitoyable ou terrible. Telles sont les personnes qui se meuvent sous l’empire des passions comme sous celui de la fatalité : leurs projets, leurs paroles, leurs gestes, ne dépendent plus de leur volonté raisonnée ; une rage indomptable les presse, les pousse ; un démon les aveugle ; et l’on dirait qu’une noire folie leur a mis un bandeau sur le front, pour les mieux précipiter au sein du crime et de lin fortune. La raison, en vain lumineuse, s’efforcera-telle d’indiquer un chemin au malheureux qu’entraînent ces passions effrénées, bientôt cessant d’être dirigées, elles l’emporteront dans leur fougue, comme ces chevaux enflammés qui, brisant les rênes et les mors, embrasent de leurs feux, et abîment le présomptueux Phaéton d’Euripide.

En de pareils caractères où rien n’est modéré, chaque impression garde une continuité funeste, chaque idée empreinte devient exclusive et ineffaçable : or on sait que tout sentiment unique est l’infaillible symptôme de la démence. Quiconque a réfléchi sur les préoccupations involontaires dont ses amours ou ses intérêts l’ont agité dans les différents âges de sa vie, ne peut se nier que les mouvements passionnés sont des intervalles d’aliénation : supposez l’excès et la durée de semblables transports d’esprit, et vous vous ferez l’image de ces passions déplorables qui désordonnent entièrement la raison.

Le Ladislas de Rotrou est un prince vaillant et vertueux : mais une humeur prompte et hautaine qui corrompt ses belles qualités, le soulèvera contre son père et contre sa maîtresse à la vue d’un rival ; cette insurmontable fureur le destine à se souiller enfin d’un assassinat qui lui mérite l’échafaud. Ce héros, premier Achille de la scène française, dont le courroux superbe s’allumait de toute l’ardeur de son âge, à qui la présomption de son rang et des forces de sa bouillante jeunesse persuadait que ses droits étaient sans bornes, et sa vie sans terme, tout à coup en face de la mort, précipité du haut des grandeurs, et du midi de ses beaux jours, tend la gorge au fer, en agneau patient, et subit, sans murmurer, la dernière leçon de la justice paternelle et de la nature. Ce changement, que produit l’aspect d’un néant si prochain dans une âme jusqu’alors indomptable, est une des plus solennelles péripéties.

Plutarque nous rapporte qu’un Romain put dire une fois : Il vaut mieux être le premier dans un village que le second dans Rome. Et cette vaine pensée devient une fatalité pour cet homme qui, se destinant à changer la face des empires, ne verra plus dans sa carrière, ni les vieux trophées de sa patrie, ni la majesté des lois, ni les réclamations d’un sénat auguste, ni les périls des champs de Pharsale, ni le nombre des victimes immolées à sa glorieuse chimère ; il ne verra que sa passion de tout dominer, et, conduit par ce mobile unique, lui sacrifiera la liberté du monde et sa propre vie. Un républicain, non moins passionné, son propre fils, aimé de lui, comblé de ses faveurs, vainement lui opposera tout le zèle de ses vertueux sentiments, que Voltaire a si éloquemment résumés en deux beaux vers :

« César m’est en horreur portant le nom de roi,
« Mais César citoyen serait un dieu pour moi.

En vain lui répétera-t-il :

« Romps nos fers, sois Romain, renonce au diadème.

Son père, demeurant sourd à ses prières, lui répondra fièrement :

« L’univers peut changer, mon âme est inflexible.
« Rome doit obéir quand César a voulu.

Et Brutus, aveuglé comme lui, mais par une plus noble pensée, ne lui prononce qu’un triste adieu, signal d’un parricide vengeur.

Maintenant, recherchons dans l’amour ce même excès qui prête aux passions un ascendant inévitable ; ouvrons l’Andromaque de Racine, interprète si pur et si brûlant des dérèglements du cœur. L’Hermione, qu’il fait parler, n’est-elle pas irrévocablement vouée au meurtre par le désespoir jaloux qui l’égaré ; et tandis qu’Oreste, son instrument, ne suit qu’une noire destinée, ne se livre-t-elle pas à la seule fureur de ses rivalités avec la même violence ? Elle a déjà dicté la sentence de son infidèle, et pourtant elle l’adore, et pourtant elle oubliera, elle maudira l’ordre sanglant qu’elle donna dans sa rage, et l’expiera par un suicide. Cependant le coup qu’elle apprête est encore trop lent à son gré ; rappelons les paroles de sa colère, et nous jugerons celles de son désespoir :

« Quoi ? sans qu’elle employât une seule prière,
« Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ;
« Ses yeux, pour leur querelle, en dix ans de combats,
« Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas !
« Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure,
« Et je charge un amant du soin de mon injure ;
« Il peut me conquérir à ce prix sans danger ;
« Je me livre moi-même, et ne puis me venger !
« Allons ! c’est à moi seule à me rendre justice.
« Que de cris de douleur le temple retentisse.
« De leur hymen fatal troublons l’événement ;
« Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.
« Je ne choisirai point dans ce désordre extrême,
« Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
« Je mourrai, mais au moins ma mort me vengera.

Aussitôt le ministre de son courroux lui annonce que l’assassinat de Pyrrhus est commis.

« ……… Vous pouvez justement vous flatter
« D’une mort que leurs bras n’ont fait qu’exécuter.
« Vous seule avez poussé les coups.

HERMIONE.

Tais-toi, perfide !
« Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
« Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur ;
« Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
« Barbare, qu’as-tu fait ? Avec quelle furie
« As-tu tranché le cours d’une si belle vie.

Et là cette interrogation foudroyante, Qui te l’a dit ? Et lorsque Oreste lui retrace les circonstances de son ordre :

« Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
« Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
« Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
« Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
« Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
« N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
« Toi-même avant le coup me venir consulter
« Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
« Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
« Qui t’amène en ces lieux où l’on fuit ta présence ?
« Voilà de ton amour le détestable fruit :
« Tu m’apportais, cruel ! le malheur qui te suit.

En écoutant ces mots, quel spectateur ne plaindrait le désordre des passions homicides ? Est-il quelque leçon plus salutaire que l’image ainsi fidèlement tracée des crimes qu’elles suggèrent aux âmes qui ne s’accoutument pas à en étouffer les semences. L’art ne les retrace pas pour les excuser, mais pour mieux manifester quelle horreur perce à travers les prétextes ingénieux de leur déraison, et pour mieux en inspirer l’épouvante aux cœurs trop enclins à céder complaisamment à leurs propres faiblesses. Les cœurs faibles, il est vrai, ne doivent pas moins se craindre que les plus forts ; car les passions, se proportionnant à nos facultés, empruntent de nous-mêmes une puissance qui réagit contre nous. Elles roidiront l’opiniâtre fermeté d’un monstre tel qu’Attila ou Rodogune ; elles entraîneront la mobile frénésie d’un héros tel qu’Orosmane et Vendôme, et d’un jeune enthousiaste tel que Séide. De leurs divers caractères naîtront des forfaits pareils, et s’ensuivront de mêmes châtiments.

J’ai réservé jusqu’ici l’exemple qui m’a paru le meilleur pour répandre la lucidité sur mon opinion. C’est Crébillon qui nous l’offre ; et je me flatte de vous prouver mon impartialité, en reproduisant l’avis, conforme au nôtre en cet endroit, d’un écrivain dont je me suis vu forcé de réfuter souvent les erreurs. Le plaisir de rendre justice à l’éloge que La Harpe a fait du rôle de Rhadamiste, s’unit à ma satisfaction de vous relire des réflexions claires, nettement écrites, et quelques beaux passages de Crébillon.

« Quelle attente n’excite pas en nous la première vue d’un homme qui a été capable de plonger un poignard dans le sein d’une femme adorée, plutôt que de la laisser au pouvoir d’un rival ! Et cette attente, il la remplit dès qu’il paraît. À l’ouverture du second acte, il effraye par ses fureurs et intéresse par ses remords. Le tableau, qu’il trace lui-même de l’action terrible et furieuse qu’il a commise, montre en même temps tout ce qui peut l’excuser, et inspire plus de pitié que d’horreur. Ce n’est point un scélérat froidement atroce, c’est un homme en qui tous les sentiments sont extrêmes, qui aime avec fureur, dont la passion est une espèce de fièvre ardente qui lui ôte la raison ; enfin, que le péril affreux où il se trouve, toutes les circonstances qui l’accompagnent, toutes les noires pensées qui doivent l’assaillir, ont jeté dans un égarement qui nous fait regarder comme involontaire tout ce qu’il a pu alors attenter. — Ses premières paroles nous le font connaître tout entier : Hiéron, dit-il :

« Loin de faire éclater ton zèle ni ta joie
« Pour un roi malheureux que le sort te renvoie,
« Ne me regarde plus que comme un furieux,
« Trop digne du courroux des hommes et des dieux,
« Qu’a proscrit dès longtemps la vengeance céleste ;
« De crimes, de remords, assemblage funeste ;
« Indigne de la vie et de ton amitié ;
« Objet digne d’horreur, mais digne de pitié ;
« Traître envers la nature, envers l’amour perfide,
« Usurpateur, ingrat, parjure, parricide :
« Sans les remords affreux qui déchirent mon cœur,
« Hiéron, j’oublierais qu’il est un ciel vengeur.

« Plus un coupable s’accuse, plus il obtient de compassion et d’indulgence. — S’il est de la justice naturelle de plaindre celui que les passions ont égaré, et qui se reproche ses fautes, et de n’avoir que de l’horreur pour la perversité tranquille et réfléchie, il est de notre raison de considérer avec effroi et que les faiblesses du cœur et l’impétuosité du caractère peuvent quelquefois mener au même résultat que la méchanceté et la scélératesse, et ne laisser entre l’homme passionné et le méchant, entre et le coupable et le pervers, d’autre différence que le remords.

« Hiéron demande à Rhadamiste quels sont ses fi desseins, et ce qu’il veut faire à la cour de Pharasmane. Sa réponse, à quelques vers près, est d’une beauté remarquable.

« Dans l’état où je suis me connais-je moi-même ?
« Mon cœur, de soins divers sans cesse combattu,
« Ennemi du forfait sans aimer la vertu,
« D’un amour malheureux déplorable victime,
« S’abandonne aux remords sans renoncer au crime.
« Je cède au repentir, mais sans en profiter,
« Et je ne me connais que pour me détester ;
« Dans ce cruel séjour sais-je ce qui m’entraîne,
« Si c’est le désespoir, ou l’amour, ou la haine ?
« J’ai perdu Zénobie : après ce coup affreux,
« Peux-tu me demander encor ce que je veux ?
« Désespéré, proscrit, abhorrant la lumière,
« Je voudrais me venger de la nature entière.
« Je ne sais quel poison se répand dans mon cœur ;
« Mais jusqu’à mes remords tout y devient fureur.

« Qu’on se souvienne que Rhadamiste a trempé ses mains dans le sang d’une femme qu’il idolâtre, qu’il l’a perdue au moment où il allait la posséder, et l’a perdue par un emportement barbare. — Est-il étonnant que cet homme bouillant, emporté, implacable, longtemps tourmenté par la fortune et par son propre cœur, par le souvenir de crimes qu’il ne peut réparer, et d’injures dont il voudrait se venger, soit livré sans cesse à des transports douloureux, ou à cette fureur sombre, à cette rage aveugle qui ne sait où se prendre, et veut se prendre à tout. — On sent qu’il dit vrai, lorsqu’en parlant de son repentir, il ne renonce pas au crime ; on sent que si l’occasion de se venger se présente à lui, il peut le commettre encore. Que ne promet pas un semblable personnage, annoncé ainsi dès la première scène. »

Et en effet, après la reconnaissance la plus attendue, la mieux préparée, la plus vive et la plus tendre, après avoir imploré aux genoux de sa femme l’oubli des crimes qui, n’ayant d’autre cause que l’aveuglement d’un amour extrême, se font aisément pardonner du cœur aimant de toutes les femmes, il se laisse emporter à de nouveaux accès de jalousie en voyant Arsame et Zénobie, et surtout en apprenant qu’elle lui a confié le secret de son sort.

] « Qui peut à mon secret devenir infidèle,
« Ne peut, quoi qu’il en soit, n’être point criminelle.

« Zénobie lui rappelle, avec toutes les bienséances convenables, les droits qu’elle avait d’écouter le choix de son cœur, et finit par un mouvement aussi noble qu’il était neuf au théâtre. Elle a dit, qu’en se faisant connaître au prince elle n’avait d’autre dessein que de le guérir d’un amour sans espérance ; et elle continue ainsi :

« Mais puisqu’à tes soupçons tu veux t’abandonner,
« Connais donc tout ce cœur que tu peux soupçonner.
« Je vais par un seul trait te le faire connaître :
« Et de mon sort après je te laisse le maître.
« Ton frère me fut cher, je ne puis le nier ;
« Je ne cherche pas même à m’en justifier.
« Mais, malgré son amour, ce prince qui l’ignore,
« Sans tes lâches soupçons l’ignorerait encore.
(à Arsame.)
« Prince, après cet aveu, je ne vous dis plus rien.
« Vous connaissez assez un cœur comme le mien
« Pour croire que sur lui l’amour ait quelque empire :
« Mon époux est vivant, ainsi ma flamme expire.
« Cessez donc d’écouter un amour odieux,
« Et surtout gardez-vous de paraître à mes yeux.
(à Rhadamiste.)
« Pour toi, dès que la nuit pourra me le permettre,
« Dans tes mains, en ces lieux, je viendrai me remettre.
« Je connais la fureur de tes soupçons jaloux ;
« Mais j’ai trop de vertu pour craindre mon époux.

Ici, La Harpe trouve cette scène comparable à celle de Pauline et de Sévère ; mais mon admiration pour la scène de Corneille ne m’empêche pas de mettre celle de Crébillon au-dessus, parce que la présence de l’époux, témoin du chaste vœu que prononce Zénobie, avec la dignité de sa pudeur, et au péril de ses jours, ajoute au sensible intérêt qui attache le spectateur à sa victime, l’épouvante qu’inspire le caractère de Rhadamiste.

Manière dont les poètes anciens traitaient les passions.

Concluons de l’effet original de ce beau rôle que les passions, auxquelles sied le cothurne, sont les passions excessives et invincibles. Les anciens, si délicats sur les éléments du beau dans l’imitation, si habiles à choisir le convenable en tous les genres, se plurent à multiplier dans leurs drames les personnages passionnés jusques au délire : ils ne se persuadèrent pas, comme les modernes, que les strictes bienséances et les mesures de la raison dussent modérer les frénésies qu’ils représentaient dans leurs Œdipes et leurs Pélopides. Le raisonnement les avait conduit justement à traiter les caractères déraisonnables par les transports d’une déraison conséquente à elle-même ; et le spectacle de la démence, suite des passions désordonnées, loin de leur sembler méprisable, leur parut digne d’exciter mieux que tout autre la crainte et la compassion : la crainte, puisque aucun homme n’envisage la dégradation où peut tomber le plus noble esprit, sans songer qu’un pareil avilissement le menace de devenir ainsi le jouet des autres, après avoir été par ses fureurs la victime de soi-même : la compassion, puisque les écarts, les violences, les forfaits résultent de la folie d’un malheureux qui, saisi d’un aveugle emportement, n’y saurait plus opposer le frein de sa volonté, n’agit qu’à son insu, dépend de l’impulsion des hasards, et cède à mille résolutions intempestives, comme un arbre battu des tempêtes se ploie et s’agite sous les chocs de l’air, tant que l’orage ne l’a pas déraciné misérablement et jeté sur la terre fatiguée de sa vaine résistance. Que l’on cesse donc, en contemplant le théâtre des grecs, de reprocher à l’auteur anglais d’Othello, de Lear, et d’Hamlet, la représentation du délire ; incurable maladie de l’âme, et dernier degré de la fatalité, pour le cœur sensible des hommes. Que l’on s’abstienne de refuser aux imitateurs de Shakespeare l’introduction de ces personnages nommés dérisoirement extravagants et épileptiques. Qu’on se souvienne qu’Hamlet n’a d’autre passion que celle de l’Oreste d’Euripide, accablé par le malheur, couché sur la poussière, entre les bras d’Électre qui essuie l’écume tombant de sa bouche pendant un sommeil affreux. Qu’on s’aperçoive qu’Othello n’a d’autre maladie que la fièvre jalouse de l’amant qui poignarde Zaïre. Qu’on s’aperçoive enfin que le roi Lear n’intéresse à ses actions déréglées que parce qu’il n’est pas moins en démence que l’aveugle Œdipe, à qui les cruautés de sa famille ont ôté jusqu’à la raison, dernier ornement de la vieillesse. Les atrocités de Médée, les ardeurs incestueuses de Mirrha, seraient-elles supportables, si le désordre de leurs pensées ne les soumettait aux fureurs de leurs désirs coupables. Phèdre ne meurt-elle pas du même mal, chez Euripide et chez Racine ? Le plus régulier des tragiques n’a pas dédaigné d’attendrir les Athéniens sur le désespoir insensé d’Ajax, victime de son orgueil blessé, se donnant la mort pour l’expiation des actes de sa furie, et qui, honteux de s’être rendu la risée de tout son camp, ne croit plus pouvoir cacher son opprobre que dans le fond des enfers. Les rôles les plus profondément dramatiques, sont tous tirés des sources de ce même délire, dont il est si nécessaire d’offrir à la pitié les terribles exemples. Le crime involontaire, la mort inévitable, sont les conséquences des passions irrésistibles : elles portent donc bien, par leur condition, la véritable empreinte d’une fatalité qui supplée, dans la tragédie historique, à la fatalité du destin, dans la tragédie fabuleuse.

13e Règle. Genre de passions convenables à la scène.

L’amour n’était autre chose pour les Grecs qu’une affection individuelle et physique. Une continuelle préoccupation du cœur pour une femme, leur paraissait indigne de la noblesse d’un homme, et la domesticité de sa compagne l’excluait du partage de ses sentiments. Avec une telle opinion, les troubles des sens eussent dégradé leur tragédie, qui ne retrace que les troubles de l’âme. Les faiblesses amoureuses à leurs yeux devenaient si puériles et si vulgaires, qu’elles ne fournissaient qu’aux sarcasmes de la comédie : on n’a qu’à consulter les Harangueuses d’Aristophane, pour juger avec quelle dérision ils envisageaient ce que le crédit, abandonné au beau sexe, avait de ridicule chez eux. Aucun de leurs ouvrages tragiques n’a pour fondement l’amour. Il n’en faut même excepter Antigone, ni Phèdre, ni Médée : la première représente principalement la pitié fraternelle ; elle tient aux intérêts de famille. La seconde n’a pour objet que le malheur d’Hippolyte, et son incestueuse belle-mère n’y apparaît que pour mourir, et servir d’instrument à la fatalité qui punit un jeune héros trop enorgueilli de sa chasteté, et rebelle aux lois de Vénus. La troisième représente moins l’amour que la vengeance d’une magicienne ; et cette passion de la vanité courroucée élève à la hauteur qu’exigeait le cothurne athénien, le sujet terrible de Médée, dans lequel l’amour n’est qu’une cause antérieure à l’action.

On sait que l’Achille d’Euripide n’est pas plus amoureux d’Iphigénie que l’Achille d’Homère ne l’est de son esclave Briséisao, qu’il laisse indifféremment passer dans une autre lit : tous deux ne vengent que leur nom offensé, tous deux ne s’irritent que de leur injure personnelle. Bien que l’amour conjugal reçoive une dignité plus morale, on voit pourtant qu’Ulysseap ne défend Pénélopeaq que comme on défend son bien, et punit les prétendants moins par jalousie que par justice, et pour ressaisir son patrimoine. Cette exclusion de l’amour tenait aux justes idées du grand que s’étaient faites les anciens ; et l’on conviendra qu’en effet le peu de nos tragédies où l’amour n’entre point, telles qu’Athalie, Iphigénie en Tauride, et la Mort de César, ont un aspect plus majestueux et un caractère plus mâle. Considérons toutefois les raisons opposées à la rigueur de ce précepte, nous les trouverons encore dans l’influence des mœurs de nos nations.

Je ne doute pas que si la Médée du sensible Ovide nous fut parvenue, elle n’eût été aussi différente à nos yeux de la Médée antique, que la Phèdre de Sénèquear l’est déjà de celle d’Euripide, et celle de Racine de cette même Phèdre de Sénèque.

Influence des mœurs sur le choix des passions théâtrales.

Le pouvoir des femmes chez les Romains apporta cet élément nouveau à leur Melpomène, et cet empire, plus général chez nos peuples, achève de le rendre indispensable à notre tragédie. L’opinion, qui fait remonter l’influence des femmes sur les cœurs français au temps des Amadis et de la chevalerie, est loin de marquer la date de leurs droits, comme elle doit l’être. Prenons la de plus haut, et dépouillant notre orgueil masculin, rétablissons chronologiquement les titres de la noblesse féminine. Ce soin qui s’accorde avec notre justice et notre galanterie, ne sera pas sans plaisir pour nous, puisque la politesse de nos mœurs a replacé dans son égalité naturelle la plus attachante et la plus belle moitié du genre humain. Une partie de cette séance, consacrée à l’honneur des femmes, me fournira l’occasion de jeter quelques fleurs sur les préceptes arides d’un professorat soumis à la sévérité des hommes, et témoignera mieux à celles-ci, que, loin d’affecter un rigorisme qui atténue l’importance de leurs suffrages, je me glorifierais d’avoir toujours des auditeurs de leur sexe, que Racine n’a pas dédaigné de prendre pour juges dans la moitié des travaux de sa carrière. Ce grand poète dut peut-être à leur tact fin les grâces que le goût n’emprunte que d’elles.

Les historiens font foi du respect que les premiers habitants de la Gaule portaient à leurs compagnes. Nos ancêtres, frappés des qualités subtiles de leur esprit et des inspirations de leur cœur, ne se contentaient pas de leur offrir des hommages particuliers et de les consulter dans leurs maisons, ils les admettaient dans les conseils publics, leur rendaient de grands honneurs, et leur supposaient quelquefois le don de prophéties. Les Francs virent une célèbre Basine, reine de Thuringe, protéger Childéric détrôné, et le titre de mère de Clovis, illustra son nom dans notre histoire. L’hymen du vainqueur de Tolbiac, avec la dévote Clotilde, signale avec éclat combien l’alliance de telle ou telle femme importe à la destinée des royaumes et à la conversion des peuples modernes. Plus tard, la répudiation impolitique d’Éléonore, qui, mariée en secondes noces à Henri, comte d’Anjou et duc de Normandie, lui apporta en apanage un tiers des provinces Françaises, lorsqu’il fut assis sur le trône d’Angleterre, signala, par l’imprudente jalousie de Louis le jeune, quels maux publics naissent des passions des femmes, et quels droits dangereux s’attachent au don de leur main. Dès avant cette époque, le pouvoir de l’amour commença de s’unir avec celui de la religion ; et ce mélange, qui augmenta son influence, ne fera que s’accroître, lorsque ces deux sentiments se joindront à la loi de l’honneur, et que nos preux consacreront leur servage et leur épée à la défense des dames. Cette révolution fut bientôt générale dans l’Europe, et les siècles qui précédèrent le règne de François Ier as donnèrent l’exemple des brillants tournois que multiplia ce monarque, dans une cour dont les fêtes n’étaient que des triomphes pour le beau sexe. Dès lors nos spectacles furent disposés uniquement pour leur plaire, et les muses dramatiques firent pour l’amour et l’honneur chevaleresque ce que leur inhabileté avait fait d’abord pour la dévotion. Le jargon affété, les allégories galantes, furent les ornements de la scène, comme les images superstitieuses avaient été ceux des tréteaux de nos pèlerins ambulants. Le bon goût revint lentement au naturel : on se dégoûta du langage hyperbolique des Cyrus et des Artamènes ; et l’on quitta les bords du fleuve de Tendre pour recourir aux véritables sources d’Hippocrèneat. L’amour alors mérita de prendre son rang dans les poésies du sévère législateur qui, d’abord avait écrit justement :

« Je hais ces vains auteurs dont la muse forcée,
« M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée,
« Qui s’affligent par art, et fous de sens rassis,
« S’érigent, pour rimer, en amoureux transis.
« Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines ;
« Ils ne savent jamais que se charger de chaînes,
« Que bénir leur martyre, adorer leur prison,
« Et faire quereller le sens et la raison.

Boileau constatant les succès mérités de Rodrigue et de Phèdre, se relâcha dans les vers suivants de la rigidité des anciens. « Bientôt, dit-il,

                « L’amour, fertile en tendres sentiments,
« S’empara du théâtre, ainsi que des romans.
« De cette passion la sensible peinture
« Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
« Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux. »

On voit qu’il donne ici son consentement plutôt que son assentiment à l’introduction de l’amour au théâtre ; et cette particularité ne doit pas être oubliée. Plus loin, il indique le piège où les devanciers de Corneille et les poètes de son temps étaient ridiculement tombés.

« Gardez-vous de donner, ainsi que dans Clélie,
« L’air, ni l’esprit français à l’antique Italie,
« Et sous des noms romains faisant notre portrait,
« Peindre Caton galant, et Brutus dameret.

Racine, inimitable peintre de l’amour, ne mérita pas directement ce reproche ; mais la supériorité de ses principaux rôles nous éclaire sur la faiblesse de ses personnages secondaires ; car c’est à son propre talent que nous devons les moyens de comparer le beau avec le médiocre. Ni son Bajazet n’est un digne prince ottoman, capable de se soutenir près de la fatale Roxane ; ni son tendre Hippolyte n’est mis en une assez ferme attitude près de la sublime Phèdre. Les plus graves écrivains l’ont repris de cette faute ; et le célèbre Arnauldau de Port-Royal, tout plein de l’austère esprit de l’antiquité, autorise notre rigueur. L’héroïne de notre poète surpasse son modèle, autant que le héros cède le pas à celui de l’auteur grec. Vainement Louis Racine se flatte-t-il de racheter la faute de son père, en nous détaillant les admirables mouvements qui résultent de la jalousie de Phèdre ; mais l’amour du héros pour Aricie n’était pas nécessaire à la lui inspirer : il eût suffi qu’une erreur le lui fît soupçonner, ainsi qu’une erreur persuade Thésée du crime qu’il punit injustement en son fils. Si l’Hippolyte de Racine prévaut sur toutes les critiques, par l’éclat et la grâce de son langage, ne vous y laissez pas séduire, et supposez que la même plume eût tracé avec autant d’art les sentiments de l’Hippolyte grec, si chaste, si fier, si fidèle à la pudeur de Diane, toujours présente à ses côtés ; n’avouerez-vous pas que ce portrait de la vertu, un peu farouche du jeune prince, eût mieux contrasté que sa tendre innocence avec l’impur désordre de sa belle-mère ? Ce grand tableau, de deux oppositions bien distinctes, est d’un effet éclatant et noble chez Euripide. Ajoutons que la légère faute de notre poète embarrasse sa pièce de faibles amours que leur tendresse légitime exclut d’un genre qui n’admet que les passions fortes et coupables.

Les comparaisons d’Ariane et de Médée, de Phèdre et de Didon, mettront pleinement en évidence les qualités nécessaires aux passions amoureuses, pour qu’elles soient aussi tragiques qu’elles doivent l’être.

Examen comparatif des caractères d’Ariane et de Médée.

Ariane et Médée sont toutes deux abandonnées de leur amant ; mais la jeune fille de Minos, victime d’une séduction facile à son âge, exposée par son inexpérience à se tromper sur la valeur des serments d’un volage héros, ne commet, en cédant aux désirs de Thésée, qu’une faute excusable ; égarement ordinaire de plus d’une fille crédule et ardente. La magicienne d’Iolchos, savante en tous les artifices, embrasée d’une flamme qui alluma celle de Jason, meurtrière de sa famille, qu’elle sacrifia pour le suivre dans la Colchide, et pour faciliter sa conquête, commit, en s’unissant aux Argonautes, un crime épouvantable. La tendre Ariane, quittée et trahie par une sœur qui fut sa confidente, ne peut qu’exhaler de sensibles regrets, et n’a que des sujets d’un repentir douloureux. La coupable Médée, qui perd en Jason tout le fruit de ses atrocités, n’éprouve pas seulement les tourments de l’amour désolé, mais la fureur de s’être inutilement souillée de forfaits pour un ingrat, mais toute la violence des remords et du ressentiment. Or, s’il est vrai que la tragédie seulement attendrissante, est moins parfaite que celle qui tout ensemble est touchante et terrible, l’amante désespérée, qui se plaint, est moins dramatique que l’amante éplorée et furieuse qui se venge. J’ajouterai que la diversité des mouvements du cœur et de l’imagination n’est pas si grande en un rôle tel que celui d’Ariane, dont le souvenir n’a d’autres circonstances à se retracer que ses faiblesses premières et l’abandon qu’elle déplore ; tandis que Médée se rappelle tous les lieux qu’elle a souillés, tous les pas sanglants qu’elle a faits, tous les nœuds qu’elle a brisés, tous les ennemis marchant contre elle sur les membres déchirés de ses parents, tout l’univers armé qui la repousse ; enfin elle est magicienne, et cette qualité idéale lui prête les secours de l’enfer, dont elle évoque les démons pour la défendre. Ce pouvoir ajoute aux imprécations de sa rage les prestiges qui frappent la pensée. Que dirai-je encore ? Ariane est une maîtresse délaissée ; son infortune étant celle d’un grand nombre de femmes, elle aurait pu la prévoir. Médée est mère, et ce titre, qui n’a pas garanti ses liens, noircit Jason à ses yeux, et transforme sa douleur en un féroce désespoir, qui la livre à tous les combats du sentiment et de la nature, avant de violer leurs lois dans l’accomplissement de sa noire vengeance. Un tel personnage, créé pour exciter à la fois la pitié, la terreur, et l’étonnement, ne possède-t-il pas plus de conditions théâtrales que celui d’Ariane, pour servir de modèle à la fatalité des passions ? Le succès divers de ces deux rôles sur notre scène paraît contredire mon avis ; mais ne nous abusons pas à leur effet théâtral, puisque Thomas Corneille a très bien traité l’un, et que Longepierre a traduit l’autre très imparfaitement. Je ne compare ici que les deux sujets abstractivement des deux pièces qu’ils nous ont fournies.

Examen comparatif des caractères de Phèdre et de Didon.

Prenons maintenant Didon et Phèdre. Ces deux noms, fameux dans la poésie, nous rappellent déjà les deux plus comparables génies qu’aient vu briller Paris et Rome. L’excellence, en tous points égale, de l’art qu’ont déployé ces illustres rivaux, engagea plusieurs savants critiques à placer sur le même rang l’une et l’autre fille de leurs muses ; mais ce n’est pas sans plaisir que je combats ce parallèle, puisqu’à la gloire du poète de notre nation, j’espère vous prouver que Phèdre est la plus dramatique. Même beauté dans les discours des deux reines, même poétique mouvement, et surtout même style inconcevablement enchanteur ; tellement qu’un Latin, en lisant le rôle de Phèdre, penserait lire Virgile, et qu’un Français, en récitant celui de Didon, penserait faire écouter Racine. Néanmoins les deux passions sont si différentes, que l’une n’a rien que d’ordinaire et de vrai, et que l’autre a tout l’extraordinaire et l’idéal possible. Didon, veuve et libre, cède au penchant naturel d’aimer : on la quitte, et son hymen furtif, qui ne fut qu’un jeu de l’amour, la livre au même malheur que mille femmes ont eu sujet de pleurer. Il fallut que l’imagination de Virgile rattachât son infortune aux suites du courroux de Junon, les reproches de son repentir à son infidèle oubli de l’ombre de Sichée, et ses imprécations aux implacables guerres de Rome et de Carthage. Sans ces grands artifices du génie, l’aventure de Didon n’aurait de surprenant que le parti qu’elle prend de mourir ; car il est rare que les maîtresses se tuent pour une infidélité, et ne sachent pas comment on s’en console heureusement. Mais Phèdre, sous la loi d’un époux dont elle aime le fils, est de soi-même, par l’adultère et l’inceste, en butte aux atteintes du remords. Ce remords précède même le crime de ses aveux ; sa nourrice même ignore ce qui l’agite ; elle n’ose lui prononcer le nom de celui qu’elle aime ; elle a tout tenté pour se soustraire à ses propres fureurs.

« Je l’évitais partout ; ô comble de misère !
« Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
« Contre moi-même enfin j’osai me révolter.
« J’excitai mon courage à le persécuter.
« Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
« J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre.
« Je pressai son exil, et mes cris éternels
« L’arrachèrent du sein et des bras paternels.

Honteuse encore d’avoir confié ses secrets au cœur d’Œnone, comment lui parle-t-elle ?

« J’ai conçu pour mon crime une juste terreur.
« J’ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur.
« Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
« Et dérober au jour une flamme si noire.

En elle point d’espérance, mais le désordre et le tremblement : approche-t-elle d’Hippolyte ?

« Le voici ! vers mon cœur tout mon sang se retire.
« J’oublie en le voyant ce que je viens lui dire.

Et, malgré soi, elle lui parle de son amour ; déclaration sublime d’une passion dont Phèdre inspire elle-même l’horreur à celui qui en est l’objet.

« J’aime : ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
« Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
« Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
« Ma lâche complaisance ait nourri le poison :
« Objet infortuné des vengeances célestes,
« Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Et plus loin,

« C’est peu de t’avoir fui, cruel ! je t’ai chassé.
« J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.
« Pour mieux te résister j’ai recherché ta haine.
« De quoi m’ont profité mes inutiles soins !
« Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.
« Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
« J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes.

Elle s’écrie bientôt après,

« Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour.
« Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
« Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
« La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte.

Elle s’est déclarée ; et son époux qu’elle a cru mort, est vivant et de retour. Alors la crainte d’un châtiment ignominieux se joint à ses remords : et cette femme agitée de tant de transports involontaires, par un inconcevable mouvement du cœur humain, éprouve à la fois l’horreur de ses désirs incestueux et le regret de n’avoir pu jouir de leur objet.

« Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit,
« Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit !

Déjà trop coupable, elle devient calomniatrice : ses remords s’en augmentent, et la jalousie achève de la dérégler à tel point que sa mort devient nécessaire à l’expiation de tant d’horreurs.

Notez encore qu’en analysant ce rôle, j’en extrais les conditions merveilleuses que le poète y joint, et qui s’y unissent aussi bien qu’à celui de Didon. L’origine de la Sœur d’Ariane descend du dieu du jour,

« Noble et brillant auteur d’une triste famille,
« Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille,
« Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
« Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.

Mais où fuira-t-elle sa vue qu’elle ne peut plus soutenir : Jupiter est son aïeul : le ciel, le monde est rempli des auteurs de sa race : ira-t-elle aux enfers ? elle y retrouvera son père Minos, qui tient l’urne fatale d’où sortent les éternels jugements des morts, circonstance dont Racine tire les plus éminentes beautés poétiques. Tout concourt à l’élévation de ce personnage fabuleux, la fatalité du destin, la colère d’une déesse, enfin ce que le sujet comporte de surnaturel et d’imaginaire : et pourtant, sans de tels supports, vous voyez que Phèdre monte au plus haut rang tragique par la seule fatalité des passions.

Principe des puissants effets de l’amour au théâtre.

Cette dernière condition omise, l’amour dégrade la tragédie dans laquelle, ainsi que l’a très bien dit Voltaire, s’il n’est pas tout, il n’est rien  : mais lorsqu’il s’y montre extrême et coupable, son ascendant extraordinaire le place au rang des autres nobles passions dramatiques. Nos mœurs lui donnent même un avantage sur les autres ; plus généralement senti de tous les cœurs, il en est mieux reconnu. Parmi la multitude des spectateurs européens, peu d’hommes ont éprouvé le vrai zèle patriotique, la forte ambition, l’aveugle fanatisme, et le besoin des sanglantes vengeances, mais tous ont cédé plus ou moins aux sympathies du beau sexe et du nôtre. Le pouvoir que nos usages abandonnent aux femmes s’accroît encore pour les belles ; et les attachements qu’elles nous inspirent, dans les années brillantes de la vie, ont plus de force que l’ambition, le désir de la gloire, ou l’intérêt politique. Ces autres inclinations d’ailleurs ne prennent naissance que dans l’esprit, et souvent attendent l’époque de l’affaiblissement de nos facultés physiques pour devenir nos seules passions : mais l’âme, le cœur, les sens, tout agit à la fois en nous pour nous entraîner irrésistiblement à l’amour. La vive jeunesse nous y livre quelquefois moins aveuglément que la maturité : pleine encore des illusions du monde, elle oppose à la violence de ses feux la variété des caprices, la vigueur du caractère, et le respect du devoir ; mais l’homme apprenant ce que l’adolescence ignore, que la fortune et la célébrité sont de vains contentements, s’attache plus obstinément au bien réel de se faire aimer d’un être qu’il aime. La plupart de ses chimères sont tombées, et celle de l’amour, qui leur survit encore, prend la première place en ses affections : il n’a plus de préjugés assez forts pour le défendre d’une si enivrante erreur, et sa raison ne triomphe qu’avec peine d’un sentiment qui, dès notre jeune âge, met le feu dans nos veines, qui enflamme le sang et les pensées de l’âge mûr, et qui remplit d’agréables images les souvenirs de la vieillesse. Les regrets, les jalousies, les remords, et les catastrophes de cette passion furent la source inépuisable des tragiques modernes qui surent le mieux pénétrer les replis mobiles et délicats du cœur des femmes, et déployer l’énergie d’une exquise sensibilité, qui s’égale en elles à ce que le cœur des hommes a de plus véhément, de plus profond, et de plus héroïque en amour.

Un double rapport met ce sentiment en parallèle avec celui de la religion : tantôt, comme la piété, l’amour s’absorbant en soi, se satisfait par une abnégation entière et désintéressée ; et, content de ses sacrifices intérieurs et cachés, il s’immole volontairement à ce qu’il adore : tantôt ardent et jaloux, il ressemble au zèle fanatique plus qu’à la charité ; et surveillant, inquiet, intolérant, implacable, il dicte ses lois avec furie, venge ses soupçons par les meurtres, et ses larmes par le sang et la destruction. Ces deux passions, comme on le voit, sont susceptibles des abstractions du même platonisme, et des excès de la même frénésie.

Concluons que les grands maîtres ont admis justement l’amour au nombre des passions théâtrales, puisque nos mœurs l’élèvent à la dignité du genre. La seule précaution à prendre est de ne point l’y faire entrer parmi les personnages austères de l’antiquité, qui le réduisaient au plaisir des sens, et de ne pas oublier que parmi les personnages modernes, l’amour galant n’est pas l’amour tragique. Mais quel que soit l’amour, il figure mal avec les Annibals, les Césars, les Catons, et les Brutus, atroces animæ, âmes d’ailleurs trop vastes pour être remplies par une autre pensée que la double chimère de la domination universelle, ou de la liberté du monde.

Neuvième séance.
Sur les caractères, sur leurs espèces, et sur les mœurs.

Messieurs,

L’existence des vingt-six conditions de la tragédie commence à se constater pour vous : j’ai fourni les définitions et les exemples des treize premières, et je n’en manquerai pas pour les suivantes, qui concernent les caractères et les mœurs.

On ne m’accusera pas d’innover au gré de ma fantaisie, puisque je n’ai fait, par quelques méditations, que donner une juste étendue à la plupart des radicaux d’Aristote, esprit régulièrement analytique.

Il enseigne aux poètes de tracer les caractères pareils à eux-mêmes, ou également inégaux, et conformément aux mœurs. Avant d’expliquer sa maxime, sachons ce qu’on entend par caractère, afin de tout éclaircir.

Définition des deux sens attribués au mot Caractère dans les personnes.

Un caractère est l’habitude constante des pensées qui dirigent nos actions, ou l’inconstance perpétuelle de notre esprit ; variabilité qui nous ôte la direction volontaire de nos démarches. Telle est la différence d’un caractère fort et d’un faible. Mais, pris dans une acception plus générale, le mot caractère exprime la volonté d’un esprit, que ne font dévier ni les passions, ni les obstacles, et qui marche à son but avec une suite invariable. Ce qu’on appelle, avoir un caractère, c’est la faculté de tout soumettre au conseil de son intelligence, et de toujours prendre d’elle une résolution inflexible, que ne peuvent changer ni l’intérêt, ni les sophismes de la conscience qui se trompe, ni les impressions des sens, ni même l’horreur de l’indigence et de la mort. Cette fixité absolue est théâtrale, parce qu’elle tient à une passion de l’âme, et qu’on la trouve dans le vice comme dans la vertu.

L’orgueil l’inspire comme le zèle de l’équité. De là vient qu’elle semble funeste au repos des hommes quand elle siège dans un personnage ambitieux, et fatale au juste qui la possède, lorsque sa raison lutte contre les puissances de l’iniquité dont elle le rend le martyr. Sa rigidité paraît souvent, aux yeux fascinés de la multitude, n’être que l’opiniâtre aveuglement d’une folie vaine et dangereuse.

Discernons encore les différences qui constituent les caractères ; nous apercevrons que les individus ont le leur, que les passions ont le leur, et que les mœurs ont leur influence marquée sur chacun. Le caractère d’un héros tel qu’Achille est autre que celui d’Ulysse : le caractère de l’amour est autre dans Médée que dans Iphigénie : le caractère de cette même passion, modifiée par les mœurs, est autre dans Oreste que dans Rodrigue. Telles sont les nuances délicates qu’il faut toujours avoir dans l’esprit pour bien imiter ; autrement les portraits ne ressemblent pas.

Comment on se rend capable de représenter les physionomies caractéristiques.

Il résulte de ce principe que, pour bien tracer les caractères, il faut préalablement se dépouiller du sien propre, et raisonner très logiquement dans celui d’un autre. Ce talent exige la plus grande capacité de tête et le meilleur entendement. Les paroles, les actions d’un personnage n’étant que les conséquences rigoureuses de sa façon habituelle de penser, de l’influence de la religion, des lois, et des coutumes sous lesquelles il vit, de son éducation, de son rang, des idées de son siècle, et de ses passions individuelles, le poète doit, chaque fois qu’il le fait parler ou agir, se demander en quelles circonstances, en quel temps, par quelle humeur, tel homme, ou tel héros, dit, ou fait telle ou telle chose. J’agirais ainsi : je répondrais cela ; tous les hommes peut-être agiraient et répondraient de même en cette occasion, en ce pays, à cette époque, et mus par une passion semblable : mais qu’importe ! ce personnage est différent des autres ; il est autre que moi ; il a les sentiments d’un autre âge et d’une autre nation : c’est lui qui doit paraître, s’expliquer et se mouvoir ; ce n’est ni moi, ni tout autre. Est-ce un sage ? est-ce un demi-dieu ? est-ce un fanatique ? est-ce un amant ? L’amour, le fanatisme, la magnanimité, et la sagesse en lui, à l’époque où je le représente, ne ressembleront pas à ces mêmes sentiments en moi, parmi mes contemporains. Je ne lui prêterai donc ni mon langage, ni mes attitudes : je transmettrai ses paroles, et je copierai son maintien.

14e Règle. Les caractères

Si tant de questions sont indispensables à se faire, si tant de difficultés se rencontrent à supposer un personnage tel qu’il doit être offert ; s’il faut craindre toujours de l’identifier avec soi pour ne pas mériter qu’on nous applique ce risible vers de Boileau,

« Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon,

on voit quelle force de réflexion et quelle pureté d’intelligence sont nécessaires pour ne pas trahir la vraisemblance, ni dévier des justes traits, dans la représentation des caractères : surtout lorsqu’on veut remettre sous les yeux les images des héros de la fable et des grands hommes de l’histoire, à qui les temps et les traditions ajoutent des qualités surnaturelles que nous ne retrouvons ni dans les hommes ordinaires, ni dans nous, puisque souvent ils n’ont point de semblables dans les annales et dans le monde. Ce n’est donc pas assez que l’esprit de l’auteur soit une glace fidèle qui représente les acteurs qu’il fait revivre ; il faut que son âme profonde soit encore le miroir de la nature idéale : car les portraits d’un athlète, d’un conquérant, d’un philosophe, ou d’un citoyen, ne ressembleront pas tous à Hercule, à Alexandre, à Socrate, à Caton ; et le tableau est imparfait, si l’on a voulu peindre ces personnages.

Si nous comparons les caractères tracés dans les tragédies antiques et dans les pièces modernes, il nous sera facile de remarquer que la simplicité de la peinture des anciens n’offrait guère que le caractère général des passions de l’homme, représenté distinctement vertueux ou vicieux. Le caractère d’Œdipe est l’imprudence et la curiosité téméraire : il est naturel qu’un homme engagé dans l’inextricable labyrinthe de ses destinées s’efforce impatiemment d’en sortir. Le caractère de Philoctète est le ressentiment du malheur et d’une longue injure : il est naturel qu’un héros abandonné à l’indigence et à ses maux ne puisse pardonner à ses compatriotes leur ingrate inhumanité. Le caractère d’Antigone est la piété : il est naturel qu’elle brave tout pour ne pas laisser les cadavres de ses frères pourrir sans sépulture, en proie aux oiseaux sauvages. Clytemnestre, Médée, Phèdre, Prométhée, Oreste, et Hippolyte, sont peut-être les seuls personnages dont le caractère individuel agisse conjointement avec celui de leurs passions. Aussi voit-on, par ces exemples, qu’Eschyle, Sophocle, et Euripide, ne savaient pas moins bien que nous dessiner nettement les physionomies qu’ils animaient : néanmoins c’est aux grands maîtres de nos siècles qu’il faut demander le secret de ce genre de supériorité. Corneille et Racine le possèdent mieux que Voltaire, qui jeta la plupart de ses rôles dans le moule de ses opinions familières. Shakespeare, en Angleterre, Schiller, en Allemagne, Alfieri, en Italie, excellèrent dans cet art de particulariser un individu dans l’espèce humaine, par un ordre de pensées différent de celui des autres hommes.

Supériorité de Corneille dans l’art de peindre fidèlement les personnages héroïques.

Cette condition date chez nous du grand Corneille, et la gloire de ce créateur veut encore que nous en cherchions d’abord les règles en son théâtre historique. Si l’on penchait à nier l’avantage que les modernes ont à cet égard sur les anciens, le poids des travaux de ce fondateur des principes emporterait sans difficulté la balance.

Exemples

L’éloge si justement répété sur Homère, qui caractérisa tous les degrés de la vaillance en une multitude de héros, s’applique parfaitement à l’auteur des Horaces. Il veut reproduire à la scène l’image des premiers Romains. La famille des défenseurs de Rome montre une autre vertu que celle des défenseurs d’Albe ; le frère de Camille tient de son héroïque père, et la sœur de Curiace tient de son sensible frère. Camille elle-même signale qu’elle est du sang d’Horace par son dévouement effréné à un amour qui s’égale au zèle de son frère pour la patrie. Ces cinq personnages ont la même noblesse de sentiments, et pourtant rien ne les confond. Horace et Curiace aiment tous deux leur pays ; mais l’un est détaché par la force d’une vertu civique des liens de la parenté, et l’autre ne peut se dégager des nœuds du sang en restant fidèle au devoir public. Ses sentiments généreux lui permettent d’envisager ce que peut la valeur de son beau-frère contre les Albains, et d’accoutumer sa pensée à la sujétion de leur ville : Horace, au contraire, ne regarde dans le choix qu’on fit de lui, pour la défense de Rome, que la victoire ou la mort.

« Rome a trop cru de moi, mais mon âme ravie
« Remplira son attente, ou quittera la vie.
« Qui veut mourir ou vaincre est vaincu rarement :
« Ce noble désespoir périt malaisément.
« Rome, quoi qu’il en soit, ne sera point sujette
« Que mes derniers soupirs n’assurent ma défaite.

Que leur langage est divers, lorsqu’un triste honneur, accordé à Curiace, le consacre à combattre ce héros, qui ne voit dans le même honneur qu’un sujet de faire éclater mieux son dévouement à l’état. Tout autre sacrifice lui paraît l’effet d’une valeur commune :

« Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,
« S’attacher au combat contre un autre soi-même,
« Attaquer un parti qui prend pour défenseur
« Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,
« Et, rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie
« Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
« Une telle vertu n’appartenait qu’à nous :
« L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux ;
« Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée
« Pour oser aspirer à tant de renommée.

Curiace, loin d’embrasser le parti d’un zèle si enthousiaste, déplore la nécessité de le suivre. Il jette, dit-il, un œil d’envie sur ceux que la guerre a déjà fait périr : il ne reculera pas, mais il s’émeut d’un devoir trop cruel ;

« Et, si Rome demande une vertu plus haute,
« Je rends grâces aux dieux de n’être pas Romain,
« Pour conserver encor quelque chose d’humain.
« — Si vous n’êtes Romain,

lui réplique vivement Horace,

                                             « Soyez digne de l’être :
« Et si vous m’égalez, faites-le mieux paraître.

Et bientôt

« Notre malheur est grand, il est au plus haut point :
« Je l’envisage entier ; mais je n’en frémis point.

Et continuant ainsi,

« Avec une allégresse aussi pleine et sincère
« Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère :
« Et, pour trancher enfin des discours superflus,
« Albe vous a nommé ; je ne vous connais plus.

Voilà le héros de ces temps ; et ce dernier vers est devenu l’épigraphe de toutes les factions.

« Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue !

Voilà l’homme de tous les temps ; et ce vers est l’expression touchante d’un cœur sensible.

« N’embrassez pas de vertu par contrainte :

ajoute Horace ; et cet avis confirme encore le spectateur dans l’opinion qu’il prend de la sincérité de la sienne. Sa vertu n’a rien de feint, rien d’exagéré, rien d’emphatique, rien de rigoureux dans ses jugements sur autrui : aussi ne se démentira-t-elle pas comme les vertus empruntées, qui, ne nous étant pas naturelles, craignent de se trahir, nous coûtent trop d’efforts, et ne peuvent rester les mêmes dès qu’une sorte de bruit et d’ostentation ne les soutient plus. Celle du jeune Horace brille d’un nouvel éclat, lorsque, regardant le chagrin de Curiace avec une douce indulgence, sans prétendre orgueilleusement le blâmer d’aucune faiblesse, il poursuit en ces mots pleins de justesse et d’affection :

« Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
« En toute liberté goûtez un bien si doux.
« Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous :
« Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme
« A se bien souvenir qu’elle est toujours ma femme ;
« A vous aimer encor, si je meurs par vos mains,
« Et prendre en son malheur des sentiments romains.

On sent, à ce premier entretien des deux guerriers, quel est celui qui vaincra l’autre ; et leurs physionomies sont d’avance marquées par les traits ineffaçables qu’ils gardent durant toute l’action. Les attaques réitérées de la nature, de l’hymen, et de l’amour, n’ébranleront pas de telles âmes ; et le vieil Horace n’en paraîtra que plus rigide en son suprême héroïsme, lorsque, les séparant de Camille et de Sabine, il dira d’une voix ferme :

« Qu’est-ce ci, mes enfants ? écoutez-vous vos flammes ?
« Et perdez-vous encor le temps avec vos femmes ?
« Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?

Vers frappant, et rendu plus terrible par la naïveté du vieux style. L’inflexible Romain n’aura pas un langage outré, puisque ne pouvant soutenir les adieux de ces chers ennemis qu’il envoie au combat, « Ah ! dit-il,

            « N’attendrissez pas ici mes sentiments !
« Pour vous encourager, ma voix manque de termes ;
« Mon cœur ne trouve point de pensers assez fermes ;
« Moi-même en cet adieu j’ai les larmes aux yeux.
« Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

Les mouvements intérieurs de sa paternité rehausseront encore ceux de son patriotisme, au moment qu’à la fausse nouvelle de la fuite de son fils il prononcera le mot sublime de la pièce, et s’écriera, plein de douleur et de colère :

« J’atteste des grands dieux les suprêmes puissances,
« Qu’avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains,
« Laveront dans son sang la honte des Romains !

Ce même homme qui n’aura pu soutenir le bruit d’une défaite qui eût assujetti sa ville, défendra dans le sauveur du pays le meurtrier de sa fille ; et supportera la perte de Camille et de ses deux frères, en un mot, de trois enfants morts en un jour,

« Avec déplaisir, mais avec patience.

Expressions modérées du courage résigné d’un vieillard, accoutumé par l’âge et les longs malheurs à la nécessité de souffrir. Le caractère distinct de ce héros et de son fils est, comme on le voit, l’amour de la patrie ; sentiment qui n’exclut point les autres en eux, mais qui les surmonte tous. Les dépouiller des affections du sang, ce serait mal peindre des hommes : les y faire céder, serait mal peindre des héros. De même, le caractère stoïque de Brutus l’Ancien n’est pas l’insensibilité, mais la constance d’âme, qui l’emporte en lui sur la douleur de son sacrifice, alors que ce père, devenu le juge public de ses enfants, dit, après l’exécution de leur sentence :

« Rome est libre ; il suffit : rendons grâces aux dieux.

Ce même caractère d’amour civique apparaît dans Guillaume Tellav, par un vers d’autant plus beau qu’il exprime le sacrifice même de la gloire, prix de tous les sacrifices :

« Que le pays soit libre, et que nos noms périssent !

Ce désir seul met en évidence tous les efforts dont l’Helvétien est capable pour sa liberté. À ces grands traits on reconnaît les caractères primitifs de ces pères des nations. Leur zèle eut besoin d’abord de l’excès que nous y blâmons témérairement, pour bien graver dans l’esprit de leurs neveux, sitôt dégénérés, une durable mémoire de leur courage, de leur indépendance, et de leur respect des lois publiques.

Considérons maintenant dans le personnage d’Auguste, l’habileté de Corneille à dessiner les caractères : celui d’Octave n’est pas moins achevé que ceux des Horaces : factieux proscripteur, érigé monarque, il n’a pas une idée qui ne lui soit personnellement relative : il n’examine pas, avec Maxime et Cinna, s’il doit garder ou quitter le sceptre pour le bien de Rome, mais pour sa sûreté : il ne s’épouvante pas du souvenir de ses attentats par un remord involontaire, mais pour sa sûreté : il ne pardonne pas aux conjurés par ancienne amitié, ni par grandeur d’âme, mais pour sa sûreté : il use ainsi de la clémence pour sa sûreté, comme du faste des monuments publics auxquels il doit l’admiration et le repos des romains étonnés : toutes ses vues n’ont que lui pour objet, et le monde entier se concentre en son individu dans sa pensée. D’un bout à l’autre ce caractère est celui de l’industrieuse tyrannie, déguisée sous le nom de gouvernement légal et protecteur. Ce rôle, toujours pareil à lui-même, est un exemple aussi parfait que ceux des libres sujets de Tullus. Mon nouveau cours, fondé sur l’analyse de chaque partie de l’art littéraire, devenant un continuel tribut d’éloges à Corneille, relativement à la tragédie, me conduit involontairement à faire observer que si La Harpe, qui le critiqua trop légèrement, eût porté ses observations vers de tels points, il ne se fût pas appesanti sur le détail des locutions vicieuses et des irrégularités de la marche des Horaces. Il eût admiré comme nous ce grand et bel ordre de portraits caractérisés et placés, comme il faut, en leur vrai jour, de façon à se distinguer hautement selon leur convenance réciproque. Ces mystères d’une forte conception, ne devaient pas lui échapper ; et l’estime due au plus vaste génie eût imposé silence à ses reproches minutieux. Mais, je le prouve encore, la sublimité et l’ampleur des chefs-d’œuvre du poète excédaient le système étroit du littérateur, quelque habile qu’il se soit montré dans plusieurs ouvrages, auxquels je me plais d’autant plus à rendre justice, que je me sens réduit à la nécessité de combattre sa doctrine partiale ou superficielle. Ses erreurs ne nous égareraient pas moins, si nous adoptions ses jugements défavorables sur les personnages subalternes de Félix et de Prusias ; et si nous partagions son mépris général pour les pièces d’Othon, de Suréna, de Pulchérie, de Théodore, et d’Attila. Corneille, en ces derniers ouvrages, pêche par d’autres conditions théâtrales que celles des caractères et des mœurs. Je le démontrerai dans le rôle même de son Attila, qu’a proscrit une épigramme trop célèbre. Mais, avant de revenir à ce rôle, et au personnage de Félix, portrait de la lâche intrigue et de la cupidité, observons premièrement que les caractères au théâtre sont de deux espèces : grands, dans les rôles principaux ; vulgaires, dans les rôles subalternes.

Cette distinction établie, nous chercherons en quoi Félix paraîtrait plus répréhensible que Mathan, Aman, et surtout Narcisse, personnage bas et féroce, imité des affranchis de la tragédie d’Othon, seule pièce où soient bien tracées les révolutions des milices prétoriennes, et où l’on voit les esclaves Martian et Lacus, du fond du palais, disposer ainsi du bas empire.

« Quoi ? vous nous donneriez vous-même Othon pour maître ?
« — Et quel autre dans Rome est plus digne de l’être ?
« — Ah ! pour en être digne, il l’est, et plus que tous :
« Mais aussi, pour tout dire, il en sait trop pour nous.
« Il sait trop ménager ses vertus et ses vices.
« Il était, sous Néron, de toutes ses délices,
« Et la Lusitanie a vu ce même Othon
« Gouverner en César et juger en Caton.
« Tout favori dans Rome et tout maître en province,
« De lâche courtisan, il s’y montra grand prince ;
« Et son âme ployant, attendant l’avenir,
« Sait faire également sa cour, et la tenir.
« Sous un tel souverain nous sommes peu de chose.
« Son soin jamais sur nous tout à fait ne repose.
« Sa main seule départ ses libéralités.
« Son choix seul distribue états et dignités.
« Du timon qu’il embrasse il se fait le seul guide,
« Consulte et résout seul, écoute, et seul décide ;
« Et, quoique nos emplois puissent faire du bruit,
« Sitôt qu’il nous veut perdre, un coup d’œil nous détruit.
« Voyez d’ailleurs Galba, quel pouvoir il nous laisse,
« En quel poste sous lui nous a mis sa faiblesse.
« Nos ordres règlent tout : nous donnons, retranchons ;
« Rien n’est exécuté dès que nous l’empêchons.
« Comme par un de nous il faut que tout s’obtienne,
« Nous voyons notre cour plus grosse que la sienne,
« Et notre indépendance irait au dernier point,
« Si l’heureux Vinius ne la partageait point.

La faiblesse et l’âge de Galba les font donc pencher en sa faveur :

« Lui-même il nous priera d’avoir soin de l’empire,
« En saura seulement ce qu’il nous plaira dire.
« Plus nous l’y tiendrons bas, plus il nous mettra haut :
« Et c’est là justement le maître qu’il nous faut.
« — Mais, seigneur, sur le trône élever un tel homme,
« C’est mal servir l’état, et faire opprobre à Rome.
« — Eh ! qu’importe à tous deux de Rome et de l’état ?
« Qu’importe qu’on leur voie ou plus ou moins d’éclat ?
« …………………………………………………………
« Point, point de bien public, s’il nous devient funeste.
« De notre grandeur seule ayons des cœurs jaloux.
« Ne vivons que pour nous, et ne pensons qu’à nous.

Cette bassesse d’esprit se retrouve en Narcisse, et ne fut pas indigne du pinceau vrai de Racine : pourquoi Félix déshonorerait-il, par sa lâcheté, une tragédie où ce caractère concourt à rehausser, par un juste contraste, l’aspect des vertus courageuses et résolues ? N’est-il pas beau d’avoir su réunir en un seul tableau l’image de la dégradation d’un cœur servile à côté de la noblesse des sentiments chrétiens et politiques. Félix manquerait à ce drame excellent, s’il n’y était pas ; et le public n’eût pas appris, par une si complète leçon, qu’il n’est rien de plus féroce que l’avarice et la pusillanimité. Par cette raison l’irrésolu Prusias mérite une pareille louange : faible, inquiet, soupçonneux, jaloux même de son fils, et ombrageux de la gloire de son jeune défenseur, c’est là le portrait naïf d’un vieux roi : les craintes mobiles de ce monarque, esclave de la république romaine ; ses frayeurs de déplaire à l’ambassadeur du sénat, second rôle parfaitement dessiné, font ressortir magnifiquement la volonté invariable que Nicomède a conçue d’affranchir sa couronne. Voltaire, frappé de la singularité du rôle de ce héros, a très bien apprécié ce qu’il a d’original, et très bien senti que, mis en jeu dans une fable vraiment tragique, il produirait l’effet le plus terrible. L’ironie qui le distingue n’est pas le persiflage de l’esprit, c’est le langage amer de l’indignation de l’âme : Nicomède, environné des souples instruments des cours, des subterfuges de l’intrigue, des tracasseries dans lesquelles son héroïsme est embarrassé par des femmes, des soupçons d’un roi soumis à toutes les faiblesses, Nicomède, qui voit des moyens où les autres n’aperçoivent que des obstacles, Nicomède perce d’un regard à travers mille subtilités perverses, et dédaigne tant de petits pièges, et tant de viles complications. Il ne s’en courrouce point, parce qu’elles ne méritent pas sa colère ; il n’y est pas indifférent, parce qu’elles le gênent ; il ne se révolte pas contre elles, parce qu’il ne veut pas sortir des bornes du devoir ; il les raille, parce qu’il les méprise. Sa magnanimité se joue des périls qu’elle attire sur sa tête, et n’honore pas assez ses ennemis pour les combattre par d’autres armes que les paroles de sa fierté moqueuse.

On assure que les visites familières de Corneille chez le grand Condé, dans sa retraite à Chantilly, lui donnèrent l’idée de le peindre en ce Nicomède, victime des tracas envieux d’une cour où sa valeur est forcément oisive. La noblesse du caractère de l’élève d’Annibal rend cette anecdote intéressante et vraisemblable. Heureux le génie qui peut rencontrer les grands hommes ! Heureux les grands hommes qui sont sous la perspicacité des regards du génie ! Tandis que l’infériorité jalouse n’apercevait peut-être, dans les témoignages railleurs des chagrins de Condé, que l’expression de son dépit qui vengeait, par les sarcasmes, son estimable gaucherie dans les petites affaires de la cour, Corneille empruntait d’un héros le langage qu’inspire à une âme franche et élevée son dédain pour de tortueuses démarches ; et le talent du poète perpétua dans le souvenir le caractère d’une magnanimité que les flatteurs de Versailles auraient obscurcie.

L’excellente uniformité que l’auteur a su donner aux caractères vertueux, il la conserve aussi régulièrement dans les caractères criminels : témoins les rôles de la parricide Cléopâtre, que j’ai souvent offerte à votre admiration, et de l’inébranlable Léontine, dont une vengeance mystérieuse dirige tous les pas et toutes les déterminations. Mais prenons un modèle dont la perfection ait été plus contestée ; le rôle d’Attila.

Personne n’ignore quelle fut l’humeur altière et farouche de ce roi des Huns. Une ironique férocité l’animait contre les souverains des deux empires ; son orgueil marchait sans faste au milieu d’une cour chargée d’un luxe qui faisait reluire sa simplicité affectée ; il avait des rois pour serviteurs, et leurs états pour domaines. Le plaisir de ce barbare était de les consulter sur des desseins formés d’avance, pour se rire de leurs débats, consterner leurs esprits irrésolus, et chercher dans leurs avis les raisons de les anéantir. L’ambition démesurée de ce monstre ne respectait l’administration de la justice que dans son camp, devenu, par une exacte discipline, l’instrument d’un brigandage qu’il nommait sa politique. La renommée d’un tel héros appartenait au peintre de Cléopâtre.

Les deux vers qui commencent sa tragédie font reconnaître Attila dès qu’il paraît :

« Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? Qu’on leur die
« Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie.

Quelle fierté sauvage en cet ordre ! quelle épouvante inspirent ces derniers mots Attila s’ennuie. Le naturel de cette expression la rend terrible : il faut qu’au risque de la mort, ses esclaves s’empressent d’accourir pour le distraire ; et ses esclaves, ce sont des princes, des potentats, dont il s’amuse comme de ses vils jouets. Ce premier trait de caractère est sublime. Comment s’explique ensuite Attila sur les princes, ses favoris ?

« Ce titre en eux me choque, et je ne sais pourquoi
« Un roi que je commande ose se nommer roi.
« Un nom si glorieux marque une indépendance
« Que souille, que détruit la moindre obéissance ;
« Et je suis las de voir que, du bandeau royal,
« Ils prennent droit tous deux de me traiter d’égal.

A-t-on jamais fait de meilleurs vers ? A-t-on mieux défini le sentiment de la dignité monarchique, et mieux dit ce que doit être un roi, dont la liberté souveraine représente en effet la liberté nationale du peuple qu’il gouverne par la volonté des lois ?

Cependant les deux souverains paraissent, et le conquérant, les nommant ses amis, et les soutiens de sa puissance, joint la fourbe à l’audace, en les interrogeant sur le choix à faire entre les princesses que lui offrent en mariage l’empereur Valentinien et le roi Mérovée. Aucun des deux confidents couronnés n’osant traverser ses vues, chacun lui conseille de suivre au hasard son inclination. Écoutez le langage du barbare :

« L’amour chez Attila n’est pas un bon suffrage.
« Ce qu’on m’en donnerait me tiendrait lieu d’outrage,
« Et tout exprès ailleurs je porterais ma foi
« De peur qu’on eut par là trop de pouvoir sur moi.
« Les femmes qu’on adore usurpent un empire
« Que jamais un mari n’ose ou ne peut dédire.
« C’est au commun des rois à se plaire en leurs fers,
« Non à ceux dont le nom fait trembler l’univers.
« …………………………………………………………
« Parlez donc seulement du choix le plus utile,
« Du courroux à dompter ou plus ou moins facile ;
« Et ne me dites point que de chaque côté
« Vous voyez comme lui peu d’inégalité :
« En matière d’état, ne fût-ce qu’un atome,
« Sa perte quelquefois importe d’un royaume :
« Il n’est scrupule exact qu’il n’y faille garder,
« Et le moindre avantage a droit de décider.

VALAMIR.

« — Seigneur, dans le penchant que prennent les affaires,
« Les grands discours ici ne sont pas nécessaires.
« Il ne faut que des yeux, et, pour tout découvrir,
« Pour décider de tout, on n’a qu’à les ouvrir.
« Un grand destin commence, un grand destin s’achève :
« L’empire est prêt à choir, et la France s’élève.
« L’une peut avec elle affermir son appui,
« Et l’autre en trébuchant l’ensevelir sous lui.
« Vos devins vous l’ont dit : n’y mettez point d’obstacles,
« Vous qui n’avez jamais douté de leurs oracles.
« Soutenir un état chancelant et brisé,
« C’est chercher par sa chute à se voir écrasé.
« Appuyez donc la France et laissez tomber Rome.
« Aux grands ordres du ciel prêtez ceux d’un grand homme.
« D’un si bel avenir avouez vos devins ;
« Avancez les succès et hâtez les destins.

ARDARIC.

« — Oui, le ciel, par le choix de ces grands hyménées,
« A mis entre vos mains le cours des destinées ;
« Mais s’il est glorieux, seigneur, de le hâter,
« Il l’est, et plus encor, de si bien l’arrêter
« Que la France, en dépit d’un infaillible augure,
« N’aille qu’à pas traînants vers sa grandeur future,
« Et que l’aigle accablé par ce déclin nouveau
« Ne puisse trébucher que sur votre tombeau.
« Serait-il gloire égale à celle de suspendre
« Ce que ces deux états du ciel doivent attendre,
« Et de vous faire voir aux plus savants devins
« Arbitre des succès et maître des destins ?
« J’ose vous dire plus. Tout ce qu’ils vous prédisent,
« Avec pleine clarté, dans le ciel ils le lisent ;
« Mais vous assurent-ils que quelque astre jaloux
« N’ait point mis plus d’un siècle entre l’effet et vous ?
« Ces éclatants retours que font les destinées
« Sont assez rarement l’œuvre de peu d’années,
« Et ce qu’on vous prédit, touchant ces deux états,
« Peut être un avenir qui ne vous touche pas.
« Cependant regardez ce qu’est encor l’empire :
« Il chancelle, il se brise, et chacun le déchire ;
« De ses entrailles même il produit des tyrans :
« Mais il peut encor plus que tous ses conquérants.

Le reste de cette savante délibération, trop longue pour vous être lue, est de la même majesté. Voici comment la termine Attila :

« Est-ce comme il me faut tirer d’inquiétude
« Que de plonger mon âme en plus d’incertitude,
« Et pour vous prévaloir de mes perplexités,
« Choisissez-vous exprès ces contrariétés ?
« Plus j’entends raisonner et moins on détermine :
« Chacun dans sa pensée également s’obstine ;
« Et quand par vous je cherche à ne plus balancer,
« Vous cherchez l’un et l’autre à mieux m’embarrasser.
« Je ne demande point de si diverses routes :
« Il me faut des clartés, et non de nouveaux doutes :
« Et quand je vous confie un sort tel que le mien,
« C’est m’offenser tous deux que ne résoudre rien.

VALAMIR.

«-Seigneur, chacun de nous vous parle comme il pense.
« Chacun de ce grand choix vous fait voir l’importance :
« Mais nous ne sommes point jaloux de nos avis ;
« Croyez-le, croyez-moi ; nous en serons ravis.
« Ils sont les purs effets d’une amitié fidèle
« De qui le zèle ardent… — Unissez donc ce zèle,
« Et ne me forcez pas à voir dans vos débats
« Plus que je ne veux voir ; et… je n’achevé pas.
« Dites-moi seulement ce qui vous intéresse
« A protéger ici l’une et l’autre princesse.
« Les frères vous ont-ils, à force de présents,
« Chacun de son côté rendus leurs partisans ?
« Est-ce amitié pour l’une ? est-ce haine pour l’autre,
« Qui forme auprès de moi son avis et le vôtre ?
« …………………………………………………………
« Accordez-vous ensemble, et ne contestez plus ;
« Ou de l’une des deux ménagez un refus,
« Afin que nous puissions, en cette conjoncture,
« À son aversion imputer la rupture.
« Employez-y tous deux ce zèle et cette ardeur
« Que vous dites avoir tous deux pour ma grandeur.
« J’en croirai les efforts qu’on fera pour me plaire ;
« Et veux bien jusques-là suspendre ma colère.

Dites-moi si la force, l’élévation, la vérité, manquent à cette belle scène ; si, à quelques fautes près dans la diction, nul auteur en surpassa l’excellence, et si Boileau eut raison de se joindre une fois à l’injustice de ses contemporains, en criant : Hola ! au vieux Corneille ! Je n’hésite pas à croire que Racine, plus habile à recueillir les semences du beau dramatique, fit fructifier les germes que lui fournit la pièce d’Attila, dans le caractère parfait du Néron de la pièce de Britannicus, où les caractères d’Agrippine et de son fils, de Burrhus et de Narcisse, sont au-dessus de tous les éloges. Celui de Mithridate, dans la pièce de ce nom, est moins constant dans ses attitudes, et l’adresse du poète n’a fait qu’en colorer les fautes. Sa haine invétérée pour les Romains, et ses projets de conquête, portent le caractère de ce héros ; mais son amour pour Monime, et ses supercheries, le montrent un peu trop comme un homme ordinaire, quoique l’histoire nous ait appris quel fut l’esprit jaloux et rusé de ce prince. L’inaction d’Acomat dément, ainsi que nous l’avons dit, les paroles qui caractérisent l’âme de ce vizir. Racine a droit à d’autres louanges que nous lui donnerons bientôt. Tournons les yeux un moment sur l’art que son successeur employa dans la peinture de Gengis-kan, caractère d’autant plus théâtral, que Voltaire y mit un trait frappant de petitesse humaine, en ramenant ce conquérant tartare aux pieds d’Idamé, dont la famille l’avait dédaigné, lorsqu’il n’était qu’un citoyen obscur appelé Témugin. Les soins de dix états conquis n’ont pu lui faire oublier sa première blessure : il cède au besoin d’étaler l’appareil de sa gloire devant une femme qu’il aima. La cause des vertus et des vices d’un tel héros, l’orgueil humilié, se reconnaît là.

Infidélité dans la peinture du caractère de Mahomet.

Cet amour, qui sied à Gengis-kan, ne convient pas au personnage audacieux et profond de Mahomet. J’oserai me fier à la solidité des principes pour reprocher l’invraisemblance à ce caractère si vanté. Premièrement, le désir de posséder une jeune esclave n’est point une passion dans un guerrier prophète : ce n’est qu’un transport des sens, et rien de plus. Secondement, le vainqueur, entré dans la Mecque, en triomphe, n’a pas assez d’intérêt à gagner un vaincu rebelle, pour lui dévoiler la trame de ses impostures. J’ajoute qu’il eût pu le faire tuer par le dernier de ses sectaires, et que sa conférence emphatique avec cet adversaire est plutôt le langage d’un législateur lettré que d’un conducteur de chameaux, génie extatique et violent, mais grossier et digne maître de tribus encore barbares.

« En Égypte Osiris, Zoroastre en Asie,
« Chez les Crétois Minos, Numa dans l’Italie,
« À des peuples sans mœurs et sans culte et sans rois
« Donnèrent aisément d’insuffisantes lois.
« Je viens après mille ans changer ces lois grossières.
« J’apporte un joug plus noble aux nations entières.

Osiris et Zoroastre sont les seuls noms que peut citer un Arabe ignorant et vagabond, dont l’instinct de la guerre était la seule science, et pour qui le sabre était le seul gage d’une mission. Le parricide qu’il commande n’est ni vraisemblable, ni nécessaire : il le serait contre un père qui posséderait un pays ou un trône, si le crime exigé de la main du fils pouvait occasionner, par son exécution, la ruine de tous deux. On a vu plus d’un conquérant user de cette infâme politique, qui rend les membres d’une famille criminels les uns envers les autres, pour les perdre tous, et s’emparer de leur héritage ; mais il y faut l’intérêt d’un royaume ; et l’on ne risquerait pas l’horreur de tels crimes, sil y allait d’aussi peu que d’abattre le crédit d’un citoyen comme Zopire. L’empoisonnement de Séide est d’ailleurs un moyen de théâtre. Mahomet n’eût pas joué sa fortune à ces coups de hasard. Une femme spirituelle disait avec raison, que si le prophète avait eu besoin de tant de manœuvres criminelles contre un seul homme, il n’eût pas eu le temps de se défaire de tous ses ennemis. La remarque est juste ; mais en ce cas, répliquera-t-on, d’où provint le succès immense de cette pièce ? Ah ! de la beauté des quatre fidèles caractères de Zopire, d’Omar, de Palmire, et de Séide ! Est-il beaucoup de drames qui fondent leur célébrité sur un même nombre de solides appuis ? Autant nous devons louer ces quatre figures, autant nous pouvons blâmer celle du héros principal ; car, dans la tragédie en question, tous les rôles sont beaux et vrais ; mais, par le tour d’esprit sentencieux de l’auteur, le rôle de Mahomet est le seul qui me paraisse manqué. Les respects qu’on garde à ce grand ouvrage me forcent. à répéter ici, avec Montaigne : « Je ne donne pas ces opinions pour bonnes, mais pour miennes. » Si je me trompe, les gens doctes et sages rectifieront mes pensées. Je ne dissimulerai pas toutefois ce qui me les fait croire justes : c’est d’avoir vu les littérateurs les adopter et les reproduire depuis que je fis cette leçon.

Supériorité de Racine dans la peinture des caractères tenant aux passions du cœur.

Les exemples cités ne touchent que la première espèce de caractères constants et sans inégalités : ceux-là se meuvent par les déterminations de l’esprit. Les caractères irrésolus, qu’il faut peindre également inégaux, sont ceux qui n’agissent que par les passions du cœur, telles que la vengeance, les rivalités, et l’amour. Ici l’avantage de Racine sur son prédécesseur paraît incontestable. Personne ne traça mieux que lui ces mouvements opposés, ces fluctuations des volontés qui précipitent à la fois un personnage dans mille partis contraires par l’effet d’une passion changeante. Ce malheur est celui de la faiblesse, que toutes les impressions dominent. Le faible n’est pas tant à blâmer qu’à plaindre, parce qu’il ne s’appartient pas à lui-même. Eh ! quel spectacle plus théâtral, il est vrai, que les agitations d’un Oreste, d’une Hermione, d’une Phèdre, entraînées au crime d’un côté, à la vertu de l’autre, et ne devenant coupables de meurtre ou de calomnie, que pour se haïr après, que pour tomber dans le désespoir, dans les remords, et mourir enfin victimes de leurs propres combats et de leur aveugle frénésie !

Supériorité de Shakespeare dans la peinture des caractères tragiques de toute espèce.

Qu’on me permette désormais de désigner, dans l’informe tragédie que Schiller intitula Don Carlos, les rôles contrastants de Philippe, du duc d’Albe, et du marquis de Posa, comme étant de très bons modèles de caractères bien tracés. Qu’on n’accuse pas mon goût de vouloir admettre au rang des beautés dramatiques les bizarreries de Shakespeare, lorsqu’on m’entendra répéter que ce poète mérite les grands honneurs qu’il s’acquit chez les Anglais, par son art suprême à dessiner largement les physionomies historiques et passionnées dans tous les genres. Les esprits judicieux qui prendront le soin de ne l’envisager que sous ce point de vue, et d’extraire les qualités de ses œuvres, associeront, j’espère, leurs suffrages au mien, pour confirmer les titres éternels que la fidélité de ses crayons savants et hardis grava si profondément dans la mémoire : titres que n’effaceront jamais les critiques multipliées que lui attirèrent justement les erreurs de son âge et son ignorance des règles. Les étonnantes figures du sombre Richard III, du terrible Othello, du noir Iagoaw, de l’atroce lady Macbeth, du triste Hamlet, du sensible Roméo, de Coriolan, Jules Césarax et Brutus, plaideront toujours sa cause, et semblent vivre pour former l’immense galerie de ce poète michelangesque. Les aberrations de son génie n’obscurciront pas à nos regards l’éclat qu’un flambeau si lumineux jeta dans sa carrière et dans la nuit de son siècle.

15e Règle. Les mœurs.

La quinzième condition, celle des mœurs, importe moins que la plupart des précédentes aux effets de la scène ; mais elle contribue à leur puissance. En poésie dramatique, ainsi qu’en peinture, on peut même se passer de mœurs ; et le rhéteur de Stagire dit que Zeuxis n’excellait que par la correction des figures et la vérité de l’expression naturelle. Ce philosophe veut que les mœurs soient bonnes dans la tragédie. Pour comprendre son axiome, il faut entendre clairement ce qu’on appelle les mœurs en ce genre, et pourquoi leur observation doit être scrupuleuse. L’utilité de les bien établir est relative à la justesse de l’imitation que l’art se propose, et non à aucun but moral que la représentation tende à offrir au public. Ne confondons pas les deux questions : nous parlons de l’utilité des mœurs locales, convenables aux temps et aux personnages, et non du respect des mœurs en ce qui touche la moralité résultante des drames pour les spectateurs. Cette qualité, dont Voltaire a fait la principale, n’est qu’accessoire à l’art du théâtre. La fin de la tragédie est d’attendrir et d’effrayer, et non pas précisément d’instruire ; elle doit plaire en attachant, et non pas régenter : on ne lui demande pas des leçons, mais des spectacles. Cependant ses exemples et ses maximes concourent à former les auditeurs à la sagesse, et nous oserons combattre les fausses idées trop éloquemment énoncées par le philosophe de Genève, qui s’imagina que la méchanceté des mœurs théâtrales conspirait à la corruption des mœurs publiques. Sa thèse serait bonne s’il l’eût bornée à ce qui regardait les cantons de la Suisse : il la rend mauvaise en la généralisant. Rejetons ce point de discussion au terme de notre séance, et poursuivons auparavant l’analyse de la bonté des mœurs à la scène.

Les mœurs sont bonnes au théâtre, non, comme on le pourrait croire, quand elles y sont vertueuses ; car, y fussent-elles vicieuses, elles seraient bonnes, si l’image en est dignement conforme aux coutumes et aux idées des nations, des époques et des acteurs représentés.

L’usage de sacrifier des hommes sur les autels des dieux est criminel ; mais le poète qui fait agir les habitants de la Tauride adopte leur superstition, et les mœurs de ce peuple seront bonnes dans sa tragédie, en ce qu’elles y sont fidèlement tracées. Guimond de La Toucheay rendra ces mœurs mauvaises en exagérant la cruauté du ministère d’Iphigénie, dont le seul office était de préparer l’offrande expiatoire, et non d’égorger les victimes. Il n’eût point commis une telle faute, s’il ne se fût pas écarté d’Euripide, et s’il l’eût copié dans cette partie aussi bien que dans les autres, qu’il a su même embellir par une vive et pathétique éloquence.

Les Espagnols, vainqueurs du nouveau monde, s’y montrèrent cruels, avares, tyranniques, et sans pudeur, au nom d’un Dieu de paix, de miséricorde et de chasteté, qu’annonçaient quelques vertueux missionnaires : les mœurs horribles de ces conquérants seront bonnes dans la pièce d’Alzire, où le mélange de la férocité et de la religion distinguera le fier Gusman du pieux Alvarès. Les mœurs simples, confiantes, libres, et courageuses des Mexicains, leurs victimes, sont moins bonnes dans cette tragédie, parce que l’auteur a fait d’un cacique ignorant et sauvage un héros philosophe, et de l’amante de Zamore une princesse soumise à toutes les délicatesses sentimentales et à toutes les modestes bienséances de nos femmes européennes.

Le double exemple de Bajazet et de Zaïre nous servira mieux à faire concevoir qu’un sujet peut réussir sans la condition des mœurs, et ce que le respect de cette règle a d’avantageux. Le Musulman de la pièce de Voltaire a le langage et les manières d’un amant français. Sa maîtresse ressemble à l’une de ces filles timides que l’éducation parisienne aurait disposée à s’enflammer d’un amour romanesque et à s’en repentir par dévotion : on oublierait que, chez Orosmane, elle habite chez un infidèle, s’il n’appelait son temple une mosquée : on ne songerait pas que le lieu de la scène est un serrait, si le jaloux sultan ne jurait une fois à Zaïre de la confier plutôt à la garde de sa propre pudeur qu’à l’œil injurieux des eunuques ; usage qui le scandalise, quoiqu’il dût le trouver simple en son pays. Enfin il ne rappelle les rigueurs de son séjour que par un transport de jalousie qui lui dicte ces vers mêlés de trop d’emphase :

            « Que le serrail soit fermé pour jamais,
« Que la terreur habite aux portes du palais,
« Que tout ressente ici le frein de l’esclavage.
« Des rois de l’Orient suivons l’antique usage.

] Ce n’est pas en ces termes que Roxane, irritée contre Bajazet, rétablit les consignes de sa demeure.

« Allons ! que le serrail soit désormais fermé,
« Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

Et l’ordre dont elle parle est celui que maintiennent mille surveillants terribles, une troupe de monstres, exécuteurs des proscriptions du sultan. Elle ne s’en étonne pas, comme une étrangère : elle referme les portes qu’à ses périls elle avait ouvertes un moment, pour offrir sa main au prince qu’elle aime, et lui dire, en lui promettant ses secours :

« Vous le savez : je tiens sous ma puissance
« Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,
« Peuple que dans ces murs renferme ce palais,
« Et dont à ma faveur les âmes asservies,
« M’ont vendu dès longtemps leur silence et leur vies.

Pourquoi s’est-elle enhardie à voir Bajazet ? Comment espérait-elle le contraindre à l’épouser ?

« Je sais que des sultans l’usage m’est contraire,
« Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi
« De ne point à l’hymen assujettir leur foi.
« Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,
« Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse :
« Mais toujours inquiète avec tous ses appas,
« Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras ;
« Et, sans sortir du joug où leur loi la condamne,
« Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.
« Amurat, plus ardent, et seul, jusqu’à ce jour,
« A voulu que l’on dût ce titre à son amour.
« J’en reçus la puissance aussi bien que le titre ;
« Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.
« Mais ce même Amurat ne me promit jamais
« Que l’hymen dut un jour couronner ses bienfaits :
« Et moi, qui n’aspirais qu’à cette seule gloire,
« De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.
« Toutefois, que sert-il de me justifier ?
« Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.
« Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère,
« Il m’a plu sans peut-être aspirer à me plaire.
« Femmes, gardes, visir, pour lui j’ai tout séduit.
« En un mot vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.
« Grâces à mon amour, je me suis bien servie
« Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.
« Bajazet touche presque au trône des sultans :
« Il ne faut plus qu’un pas ; mais c’est où je l’attends.
« Malgré tout mon amour, si, dans cette journée,
« Il ne m’attache à lui par un juste hyménée ;
« S’il ose m’alléguer une odieuse loi ;
« Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi,
« Dès le même moment, sans songer si je l’aime,
« Sans consulter enfin si je me perds moi-même,
« J’abandonne l’ingrat ; et le laisse rentrer
« Dans l’état malheureux d’où je l’ai su tirer.

Ne sont-ce pas là les mœurs locales ? Et la tragédie entière de Zaïre fournit-elle un pareil tableau ? Néanmoins ces traits ne sont pas les seuls qu’on remarque dans la pièce de Racine. Les discours d’Acomat avaient ébauché d’avance la peinture des barbaries ordinaires aux despotes orientaux.

« Le frère rarement laisse jouir ses frères
« De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang
« Qui les a de trop près approchés de son rang.
« L’imbécille Ibrahim, sans craindre sa naissance,
« Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance ;
« Indigne également de vivre et de mourir,
« On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
« L’autre, trop redoutable, et trop digne d’envie,
« Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.

Il poursuit, il dépeint la captivité du jeune prince ; les intérêts qui sollicitèrent sa pitié pour lui, et les motifs de la passion qu’il fit naître dans le cœur de Roxane. L’amour entre-t-il avec liberté dans ces prisons fermées par l’ambition et la jalousie ? Non : c’est au risque de leurs têtes que les deux amants se sont vus ; c’est au prix des soins les plus industrieux ; c’est sur la foi d’une révolution dans l’empire.

                                                 « Un récit peu fidèle
« De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.
« La sultane, à ce bruit, feignant de s’effrayer,
« Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer ;
« Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ;
« De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent ;
« Et, les dons achevant d’ébranler leur devoir,
« Leurs captifs, dans ce trouble, osèrent s’entrevoir.
« Roxane vit le prince ; elle ne put lui taire
« L’ordre dont elle seule était dépositaire.
« Bajazet est aimable ; il vit que son salut
« Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.
« Tout conspirait pour lui : ses soins, sa complaisance,
« Ce secret découvert, et cette intelligence,
« Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,
« L’embarras irritant de ne s’oser parler,
« Même témérité, périls, craintes communes,
« Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
« Ceux même dont les yeux les devaient éclairer,
« Sortis de leur devoir n’osèrent y rentrer.

L’audace de ces amants et leurs précautions nombreuses, n’eussent pas même forcé les barrières étroites du sérail, si le fier Acomat n’avait eu des raisons de protéger leur complicité ; raisons qui sortent encore des mœurs du pays, dont l’image se retrace en tout ce qu’il exprime.

« Un visir aux sultans fait toujours quelque ombrage ;
« À peine ils l’ont choisi, qu’ils craignent leur ouvrage.
« Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
« Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.

Quelle poésie ! Quelle vérité ! Relisez la pièce entière, et partout vous apercevrez le soin de l’écrivain à conserver exactement les habitudes et les bienséances du lieu, ou plutôt vous n’apercevrez plus aucun art ; mais les choses apparaîtront elles-mêmes à vos yeux, et l’illusion complète qui vous saisira malgré vous, frappera votre esprit de la consternation qu’inspire toujours la vue d’un asile habité par l’esclavage.

Les pièces d’Héraclius et de Britannicus offrent, parmi le nombre de leurs beaux rôles, les physionomies opposées de deux confidents très bons à envisager sous le rapport des mœurs. Exupère, chez Phocas, et Narcisse, chez Néron, produisent un effet constant par leur aspect, à côté de tous les personnages. Dans la cour des tyrans le vice en effet peut se montrer lui seul, et la vertu doit s’y cacher : rien d’ailleurs n’en rappelle mieux les mœurs infâmes que la présence assidue de l’espionnage.

Les mœurs bien respectées font la magnificence du chef-d’œuvre d’Athalie ; chacun le sait, chacun le sent, et les suffrages unanimes accordés à cette immortelle tragédie se fondent particulièrement sur cette condition admirablement observée : là tout est local, les rites, les sacrifices, les cérémonies, les faits, les discours, le maintien du rang, du sexe, la vieillesse, l’âge mûr, et l’enfance, tout est juif ; et les vers français transformés en poésie hébraïque prennent la hardiesse et la force sublime de l’esprit des cantiques et des prophètes.

Suivez la craintive Esther dans le palais d’Assuérus ; vous vous croyez transportés à la cour des rois persans : vous frémissez de la voir s’approcher, seule et sans être appelée, d’un lion farouche dont le regard donne la mort, et si l’amour n’enchaînait la colère du despote, qui lui tend son sceptre en gage de fraternité, l’usage fatal de sa cour asiatique vous glacerait d’effroi pour les jours de la fidèle princesse qui l’ose aborder. Comme Assuérus est bien un despote assis sur le trône, aveugle maître d’un pouvoir consacré par un immémorial préjugé ! un esclave acheté, qui devint son ministre, lui demande pour faveur le carnage et la dépouille d’une nation ; et le monarque a déjà signé l’édit sanguinaire. D’autre part, un malheureux couvert de cendre l’éclairé en un instant : aussitôt le barbare, épargnant les Juifs, tourne indifféremment son glaive sur leurs ennemis, et frappe sans jugement son ministre et ses complices. De l’un ou de l’autre côté, il faut qu’il proscrive et qu’il tue. Cette catastrophe est conforme aux mœurs de ces climats et de ces cours, où des révolutions aussi rapides qu’imprévues jettent le puissant dans la boue ; et, tandis qu’il tombe sous le couteau, tirent l’inconnu de sa misère et de son oppression, et l’exposent, en le couronnant, au même caprice qui menace d’ensanglanter le lendemain sa pourpre nouvelle.

Le portrait d’Assuérus est d’autant plus vrai, que ce roi garde dans son amour, comme dans sa puissance, la gravité de son rang suprême. Tous ses pas sont augustes ; ce n’est pas un tyran, c’est un despote. L’obscur instinct de justice qui l’anime, malgré l’aveuglement de sa raison, donne à son pouvoir une sorte de majesté naturelle, et à sa confiance ignorante le maintien de la dignité. Souverain dans l’Asie, il est montré tel qu’il doit être, prince dont la volonté révérée peut tout légitimement, et qui lui-même est la loi. Un tel monarque en France révolterait par son insouciance de la vie des hommes, qu’il condamne à son seul tribunal ; et son image, étant celle d’un ennemi des lois, n’offrirait plus le portrait du despotisme, mais de la tyrannie. Si, d’après ces vérités, Racine, comme on l’a dit, avait voulu peindre Louis XIV en son Assuérus, ce serait de la part de cet habile auteur, qui ne se méprenait sur rien, ou la plus insigne flatterie, ou la plus profonde satire. On sent donc l’importance de bien nuancer la peinture des mœurs auxquelles tient la vraisemblance exacte des choses et du style.

On admire trop aveuglément les Grecs, selon moi, en ce qui concerne la représentation des mœurs : ils l’ont bien représenté celles de leur nation, mais ils ont transformé en Grecs tous les autres peuples. Les Français à leur exemple font tous leurs personnages Français. Est-ce une faute à corriger ? est-ce un choix du goût national devenu nécessaire ? Cette question a besoin d’être décidée, et demanderait une longue délibération. Peut-être nous convaincrait-elle qu’en ceci, comme en tant d’autres choses, le mieux serait de prendre un terme moyen où l’on ne défigurât pas les mœurs qu’on imite, et où l’on ne s’écartât pas entièrement de celles de son propre pays.

Il est d’ailleurs une règle sentie de tous les écrivains dramatiques, et qui n’a pas besoin d’être mise en préceptes : elle se prend de la nature même de l’imitation théâtrale. Réduits à copier les objets réels pour nous plaire, les poètes ne nous charment que par la fidélité des images qu’ils en rendent ; et s’ils s’écartent de la justesse des traits, nous ne saisissons plus le sujet de leurs tableaux, et nous ne pouvons y applaudir, ne pouvant seulement le reconnaître. Ce n’est point que les images des choses exigent toutes les conditions de la réalité même ; elles ne sont que le dessin du type original, dont l’idée réfléchie en un plan dans la tête de l’auteur est la première esquisse : la composition achevée que l’art en produit, n’en est donc que le troisième exemplaire, et s’éloigne d’autant de l’objet qu’il représente. Cet intervalle de la réalité à l’imitation devient la cause du plaisir que les arts nous procurent. Leurs moyens sont dans leurs prestiges, et leur charme le plus certain est de porter en eux l’avertissement de l’illusion qu’ils font naître. Le langage convenu des vers dans la tragédie, la musique et le chant dans l’opéra, le relief des formes, par les clairs et les ombres, tracés sur la surface plane d’un tableau, le marbre incoloré qui reçoit des contours humains sous le ciseau du statuaire, nous préviennent de l’erreur par laquelle nous séduisent à leur gré le poète, le peintre, et le sculpteur. L’imitation ne nous ravit que par un artifice qui ne se dément en rien ; et si la vérité même apparaissait au lieu d’elle, souvent les objets exposés n’inspireraient que le dégoût et l’horreur : au contraire, si leur représentation n’est que mensongère,

« Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,
« Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.

Rappelons-nous quelle sensation désagréable et gênante se mêle à la surprise dont nous frappent les figures colorées et modelées en cire : leur ressemblance, approchant par trop de points de la réalité, outrepasse les bornes de l’imitation des beaux-arts : leur immobilité nous consterne. Pourquoi ? parce qu’il ne leur manque plus qu’une relation avec le spectateur ; c’est la vie, et qu’il voudrait presque la leur ajouter, ou quelque chose du moins qui y suppléât. Supposez que de belles campagnes vous soient découvertes de l’intérieur d’une chambre par une trouée faite dans un mur, et encadrée ; leur vue n’excitera sur vous qu’une émotion ordinaire, tandis que les mêmes sites artistement peints frapperont vos yeux de cet agréable étonnement qui résulte d’une magie imitative, conforme en tout à elle-même, et de l’admiration qu’inspire la difficulté vaincue par le talent. La réduction des images sous les glaces de la chambre noire nous séduit, par cette raison, mieux que ce qu’elles représentent. En ce tableau rapetissé nous admirons déjà l’effet de l’industrie. On m’objectera que les images réfléchies dans un miroir simple, ne déplaisent pas quoique plus ressemblantes et plus près de la réalité que les modèles en cire. La réponse est aisée : Les images du miroir ont de plus que les figures auxquelles on les compare, ce qui les rend telles que l’objet qu’elles nous montrent, le mouvement, qui paraît leur donner la vie. Les objets peints sur la surface de l’eau ne nous satisfont pas autant ; car ses ondulations brisent, changent et altèrent leurs formes. Un même effet se produit dans les imaginations agitées, où rien de suivi, rien de correct, ni d’arrêté, ne se trace avec exactitude et ne se colore purement. Aussi le calme n’est pas moins nécessaire aux écrivains que la sagesse : alors, par le recueillement des souvenirs et des réflexions, leur cerveau, plein d’idées fermement gravées, les reproduit dans leurs ouvrages, comme une glace fidèle renvoie les objets complètement dessinés.

De ces observations il faut conclure que l’imitation n’étant pas la vérité même, et seulement sa représentation, on en doit conformer les effets aux moyens convenus dans l’art dramatique, en agrandissant un peu ce qui est noble, en chargeant un peu ce qui est risible, et, lorsqu’on s’arrête au vrai, en n’offrant que la nature choisie.

Sur une opinion de Platon et de J.-J. Rousseau.

S’il est incontestable, comme le pense Platon, et comme l’affirme Rousseau de Genève, d’après lui, que les vérités, ou les choses réelles sont les modèles originaux dont les idées sont les images secondaires, et dont nos ouvrages ne sont que les troisièmes copies, il est paradoxal d’en déduire que ces dernières imitations, offertes par les poètes et les peintres, soient viles et dangereuses, en ce qu’elles n’émeuvent, disent-ils, que la partie sensible de l’âme, et négligent la rationnelle. Notre intelligence ne conçoit rien aux pensées abstraites sans des signes et des figures qui les lui expliquent. Or ces philosophes ont tort, ce me semble, de les mépriser dans la poésie et dans la peinture, qui traduisent les choses en les imitant. Eux-mêmes ne se contredisent-ils point par le fait, lorsque, nous proclamant les vérités naturelles, ils cherchent, dans leur propre éloquence, des figures multipliées qui les rendent évidentes et sensibles ? Les images théâtrales prêtent également leur support à l’art dramatique, pour retracer aux hommes la réalité du vice et de la vertu. L’accusation qui lui reproche de suppléer au vrai par le mensonge, de corrompre les mœurs, et d’être ainsi pernicieux à la morale des villes, ne me paraît pas moins injuste que déclamatoire. Le scrupule de Rousseau s’alarme de la peinture imitative des passions humaines qui, loin d’en purger nos âmes, les y soulève et les fomente. Il impute à la tragédie d’inspirer l’admiration pour les grands crimes, et l’indulgence pour les faiblesses. Il reproche à la comédie d’exciter le rire aux dépens de la décence et de la bonté. Je doute que la vue des passions et des attentats, punis par d’effroyables catastrophes, ou par la voix intérieure des remords, ait fait envier le sort des tyrans et encouragé les incestueux : je doute que les tours effrontés des Scapins, les railleries des dom Juans, et la théocratie meurtrière de Mahomet, ait fait souhaiter aux spectateurs de devenir des fripons, des athées, ou des imposteurs haïssables. En niant que l’art dramatique stimule nos passions pernicieuses, j’accorde que ses impressions sont trop passagères pour corriger les vices : mais, sans en extirper les racines, il suscite fortement et accroît les vertus dont le cœur humain reçut en naissant tous les germes. Le tyran de Syracuse, il est vrai, cache en sa loge un attendrissement involontaire causé par une fiction qui le touche, et commande, au sortir du spectacle, un crime atroce, sans être ému de pitié. Je ne vois dans cet exemple que le pouvoir momentané de l’art sur les âmes les plus farouches, et je me convaincs davantage de son influence sur la foule des hommes moins dénaturés que ce monstre.

Essaye un peu, Rousseau, ce que ferait sur lui la force de ton génie oratoire. La férocité du prince, d’abord étonnée, réduira bientôt tes entraînants discours à la même impuissance, et tes stériles paroles ne lui produiront que l’effet d’un vain son, amusement de ses oreilles. Pour cela, renonceras-tu aux prérogatives d’une éloquence qui se rend divine, en propageant, dans la multitude plus humaine, la commisération et la sagesse ? Te courrouceras-tu contre ton art s’il échoue sur quelques rois ; et n’est-ce pas assez qu’il soit salutaire à tous les peuples ?

Une imputation aussi fausse que les autres, est celle qu’il adresse à tous les auteurs en la personne de Molière lui-même, l’osant blâmer de flatter le goût corrompu du public, en caressant ses inclinations, et de soumettre la morale aux préjugés du vulgaire. J’ai relevé déjà cette erreur en parlant du Misanthrope.

Chaque ouvrage dramatique, bien disposé, a son unique point de vue dans l’aspect d’un vice, ou d’un ridicule principal. Les objets coïncidents y sont subordonnés à celui-là. De quelques parures que s’y montre embelli un personnage odieux ou risible, on ne sort de la salle qu’en le méprisant et qu’en le détestant. Les ornements de l’art font vivement éclater la haine ou le dédain que s’attire la bassesse ou la méchanceté : car si tant de lustre, tant d’ingénieux discours n’excusent pas à nos yeux la scélératesse et l’infamie, quel d’entre les spectateurs se flatterait de faire tolérer ses mauvais penchants dénués des mêmes charmes trompeurs ? si les grâces de l’entretien, le sel des bons mots, les finesses de la coquetterie, enfin tout ce que l’esprit d’un homme tel que Molière prête d’éclat à la médisance de Célimène, ne lui gagne ni l’estime, ni les cœurs, quelle femme, aussi brillante dans le monde, se targuerait de faire honorer ses noirceurs, son infidélité perverse, et ses ruses de petite maîtresse ?

Quelle fille, livrée aux tendres émotions de son âge, aux rêveries de ses loisirs, aux témérités d’une jeunesse ardente et séductrice, n’apprendra dans la haute comédie à réprimer son inclination d’aimer, en considérant que ses pareilles n’intéressent, à la scène, que par un choix honnête et légitime. Elles chercheront dans la société l’amant accompli dont le génie de l’auteur aura fourni le modèle à leur pensée ; et les délicates héroïnes du théâtre les sauveront d’agir au hasard en amoureuses de romans.

Rousseau s’indigne surtout de la disproportion entre les châtiments et les fautes, qu’il ne voit punies sur la scène que par des forfaits énormes. Comment sa prévention l’aveugle-t-elle à cet excès, de ne pas discerner que par cela même les leçons dramatiques sont plus morales et plus fortes ? Le seul point de vue que prétende offrir le poète dans les haines d’Atrée, est le flambeau de la discorde jeté dans une maison par l’adultère : le supplice de Thyeste, expiant son emportement après vingt années, n’est-il pas le but terrible que l’art devait atteindre ? De même, le point de vue de l’auteur comique, en désolant George Dandin pour guérir la manie qu’on a de s’allier à plus haut que soi, est le désespoir d’un manant châtié par les ridicules dont le couvre une demoiselle noble et désordonnée : plus on rit des tours qu’elle lui joue, et plus le bourgeois qui veut sortir de sa sphère est éclairé par la punition du personnage.

Combien n’aurais-je pas à citer de scènes fécondes en instructions pour toutes les classes d’hommes, en saines maximes pour les deux sexes, en choses profitables, dont se composent le tissu, les détails et le plan de nos meilleures pièces dramatiques !

Les ouvrages anciens et modernes en ce genre, même ceux auxquels on ne présume d’autre objet que l’image de la fatalité, ont pour fondement quelque leçon relative aux époques et aux vices des peuples qui en furent les spectateurs : si les auteurs vulgaires assujettissent leurs fictions au goût dépravé de la foule qui les tient timidement dans l’esclavage, les grands maîtres ont bravé les communes préventions ; et, frondant l’esprit corrompu de leur siècle, ils ne craignirent jamais d’essuyer des revers qui retardaient leur gloire apparente, mais leur assuraient, par de vertueux efforts, des succès éternels et une impérissable mémoire, garantie par la reconnaissance des hommes. Je prouverai que si l’éloquent Rousseau anima du feu de sa plume la critique des mœurs de nos cités, dont il attribue le désordre et le relâchement à l’influence du théâtre, nous ne devons pas nous laisser prendre aux séductions de ses paroles, lorsqu’il nous peint ses libres et heureux montagnards, artisans de leur bonheur, riches de leur pauvreté laborieuse, trouvant des plaisirs simples dans leurs maisons de bois, goûtant tous les délices de leur naturelle indépendance, sans avoir besoin de recourir aux illusions de nos spectacles. L’opulence et les loisirs de la population des grandes capitales la réduisent à d’autres nécessités que celles qui suffisent aux habitants épars des hameaux. Le jeu, les débauches, les querelles, le brigandage, suite du désœuvrement, remplaceraient dans les villes l’innocente occupation des esprits attentifs à écouter les merveilles d’une muse imitatrice. L’affluence des étrangers qu’elles appellent des deux bouts de l’Europe, attire leur opulence non moins que leur curiosité. Notre langue, par eux apprise au théâtre, reporte au loin les richesses de notre génie national. Est-il dans les plaisirs que nous procurent les passe-temps de nos cercles, une jouissance aussi vive pour ] l’esprit, aussi fructueuse pour la raison, que la représentation des chefs-d’œuvre ? Préférerons-nous le babil commun de nos sociétés au délicat ou sublime entretien des personnages de nos belles tragédies et de nos excellentes comédies ? Les heures que nous userions dans un monde futile ou muet, comment les employer mieux qu’à nous instruire en nous amusant ? Notre langage se polit à celui de la scène, et notre mémoire recueille, dans ses dialogues épurés, un trésor de sentences ineffaçables et de fines railleries.

Dans la comédie, le ton du ridicule, auquel la vertu de Rousseau préférerait celui de l’indignation, corrige nos vices mieux que les harangues ampoulées de nos sermonnaires. Ce passionné moraliste ne se fût pas élevé avec tant de rigidité contre le talent des auteurs habiles à revêtir les fictions d’ornements et de grâces, s’il se fût jugé comme il les jugeait, et s’il eût pensé que c’est par les charmantes fictions de son style figuré que lui-même sut prêter un corps trompeur à la plupart des paradoxes qu’il nous trace comme des vérités. Où donc a-t-il vu que les nations originelles, peuplades sauvages et grossières, sans arts, ni sciences, ni théâtres, aient manifesté des mœurs douces et innocentes ? Interrogez les temps : écoutez le bruit qui nous est venu des Tartares, des Scythes, des Huns, et des Gaulois : ce n’est que celui de leurs irruptions homicides et incendiaires : le pillage et le meurtre fut l’unique emploi des loisirs de ces barbares, nos ancêtres, qui passèrent dans le monde sans gloire, et s’y ensevelirent sans noms. Les mœurs de leurs descendants, au contraire, ne se sont policées dans les cités, que par le goût des fruits abondants de nos muses, et par le riche héritage de l’esprit attique. Est-ce le sage de Genève, l’ami le plus ardent du genre humain, qui doit, en sa vanité d’écrire des choses neuves, par le tableau exagéré de quelques abus qu’introduisit le luxe des spectacles, remplacer la fatale image des crimes de l’histoire, sujet plus digne des couleurs de sa palette inépuisable ? Ce métier d’un vulgaire artiste, qui n’est envieux que de plaire, ne sied pas au tribun de l’humanité, jaloux de confondre les préjugés corrupteurs. Mais, s’il fut sincère, peut-être lui arriva-t-il ce que l’âge et l’habitude font tristement éprouver aux hommes, de se dégoûter en ingrats des mêmes sciences qui formèrent leur génie, et des mêmes arts qui fatiguèrent leur sensibilité, après l’avoir longtemps charmée. Il oublia que les muses elles-mêmes lui dictèrent sa brûlante scène de Pygmalion ; œuvre idéale, unique en son espèce, et dont l’exquise beauté l’absout de ses opinions contre la magie délicieuse du théâtre.

Je voudrais que la nature et l’art m’eussent prêté la voix puissante et quelques rayons du génie de cet immortel avocat des peuples, pour mieux démêler et combattre ses erreurs, et à la fois mieux faire apprécier et reluire l’excellence de ses préceptes, magasin de vérités durables et invincibles.

Dixième séance.
De l’intérêt et de ses espèces ; de l’exposition ; dit nœud ou intrigue ; de l’ordre des actes, de celui des scènes ; de la formation des scènes capitales ; et des dénouements.

Messieurs,
16e Règle. De l’intérêt dramatique, et de ses espèces.

Parmi les conditions que nous avons dénombrées, celle qui va nous occuper spécialement est une des plus importantes, puisqu’en elle réside la force même de l’effet dramatique : je dis plus, elle est essentielle, indispensable ; c’est la condition de l’intérêt. Vous la nommer seulement, c’est rappeler toute son utilité à votre pensée. Il n’est pas besoin de vous définir ce que c’est que l’intérêt, ni de vous dire qu’il prend ses sources tantôt dans le cœur, tantôt dans l’esprit. Qu’un événement, ou qu’une suite de choses nous émeuve, nous attendrisse, nous effraye, nous nous attachons dès le commencement à en suivre la direction et à en savoir la fin, soit pour sortir de notre perplexité momentanée, soit pour satisfaire notre curiosité tenue en suspens. Cette situation où nous sommes durant le cours de la fable, est la cause unique du plaisir qu’elle nous procure ; or, puisque sans elle nous ne la goûterions point, cherchons comment l’intérêt se produit, et combien il y a d’espèces d’intérêts. J’en découvre principalement quatre : l’intérêt excité par les faits ; l’intérêt excité par les passions ; l’intérêt excité par la politique ; et celui que font naître les caractères. Quelquefois une seule tragédie les réunit tous : plus souvent un seul de ces intérêts suffit à notre attention ; et, bien que l’un des quatre n’aille jamais absolument dégagé des autres, on peut faire cette division, pour discerner celle de ces espèces qui prédomine dans un ouvrage.

De l’intérêt chez les anciens

Le théâtre des Grecs nous fournit peu d’exemples de l’intérêt fondé sur la multitude des événements, et aucun sur les développements de la politique. Leurs tragédies se composent d’un fait simple dont la catastrophe s’annonce presque à l’exposition ; et chez eux l’intérêt ne se fonde que sur les mouvements des passions, et sur le jeu des caractères. La pièce d’Œdipe-Roi est, selon moi, la seule où la révélation successive des faits inspire une curiosité qui tient à la marche de l’action. Mais partout ailleurs ce sont les attitudes des héros qui intéressent le spectateur. En telle circonstance marquée, que feront Achille, Ajax, Ulysse, Agamemnon, Prométhée, Électre, Médée, Phèdre ? Voilà les premières questions à résoudre : comment penseront, agiront les passions de l’orgueil, de la vengeance et du désespoir ? Voilà les secondes. Cette sorte d’intérêt est la seule base de tous les ouvrages anciens.

De l’intérêt chez les modernes.

L’art, plus compliqué chez nous, a aussi plus de ressources. Nous avons des tragédies, comme Venceslas, le Cid, Héraclius, Rodogune, Mahomet, Sémiramis, Alzire, Zaïre, Tancrède, et Rhadamiste, où la multitude des faits qui se croisent et se débrouillent ensemble, soutient la curiosité, et l’intéresse à ce que deviendront les événements. Cette espèce d’intérêt s’établit en donnant à la marche des choses principales et épisodiques la juste proportion qui leur convient, de façon que l’attention toujours excitée ne soit ni distraite, ni fatiguée de les suivre. Nous avons d’autres tragédies où le tissu de l’action est simple et presque nul, mais où les grandes passions, qui sont tout, agitent en mille manières la sensibilité de nos cœurs. Dans ce nombre, on range Ariane, Phèdre, Médée, Polyeucte, Vendôme, les Électres, l’Iphigénie en Tauride ; ce ne sont point les hasards de l’action qui vous intéressent dans ces ouvrages, mais les émotions continuellement changeantes de toutes ces victimes de l’amour, du zèle, et de l’amitié. Prendrai-je Phèdre pour exemple ? Au premier aperçu nous reconnaissons le vide d’action de cette tragédie : ce n’est proprement qu’une passion représentée, mais dont les langueurs, les transports, les incertitudes, et le désespoir, établissent tout l’intérêt. Phèdre arrive, et périt d’un mal dont nous ignorons la cause ; elle découvre le secret de son penchant incestueux ; ses aveux seront-ils accueillis ou repoussés ? Elle se déclare, et devient l’objet de l’aversion et du mépris de l’homme qu’elle adore. Vengera-t-il son père ? Se vengera-t-elle de lui ? Ce mystère ne nous sera révélé que par les desseins que lui suggéreront sa flamme, sa honte, ses périls, et sa jalousie : mais sa jalousie même la livre à de nouvelles agitations. Son amour s’est transformé en une aveugle rage : des conseils pervers achèvent de l’égarer ; elle s’arme contre l’accusateur qu’elle redoute des traits de la calomnie, et le remords la force enfin à se punir par le poison. Là, nul événement qui vous surprenne, mais des changements de volonté qui vous étonnent : toutes les paroles sont dictées par un seul et même sentiment du cœur ; toutes les péripéties partent du cœur et vous ne pouvez détacher-vos esprits du spectacle attendrissant que ce cœur vous donne.

Analysez de même la passion de Médée, celle de Didon, celle de Philoctète, et vous vous convaincrez que le pathétique est une cause d’intérêt plus infaillible que le cours des incidents offerts à la curiosité. De là vient notre préférence justement accordée aux tragédies simples, dans lesquelles le poète a plus d’espace pour déployer les affections de son personnage, et remue les âmes plus aisément, s’il est doué d’un génie abondant, verveux et fécond.

L’intérêt que les modernes ont fondé sur la politique règne exclusivement dans les pièces de Cinna, de Britannicus, de Brutus, et de l’Orphelin de la Chine. Ici, ce ne sont pas seulement les personnages dont les physionomies nous frappent : à leur danger se lie le danger d’une république ou d’un empire ; et les grands ressorts des affaires d’état, déployés aux yeux du spectateur, agissent sur lui plus directement que les démarches des passions individuelles. Les lois en péril, les mœurs publiques menacées, la ruine d’un royaume, sont le fonds du sujet, et les infortunes particulières n’en sont que des circonstances. On sent la difficulté d’établir cette espèce d’intérêt qui exige de la part de l’auteur une connaissance profonde de l’histoire, sans laquelle les harangues politiques n’ont aucune solidité, ni rien qui satisfasse le jugement. Émilie demande qu’Auguste lui soit immolé : mais ni le sort de cette républicaine, ni celui de l’empereur, ne vous toucherait assez pour vous émouvoir durant cinq actes, si l’intérêt des destinées de Rome ne se joignait à celui que ces deux ennemis vous inspirent. Il semble que le génie tragique vous fasse assister aux débats de toutes les factions opposées, aux graves délibérations du pouvoir suprême et de la liberté ; vous vous y plaisez dès lors, et vous prenez parti vous-mêmes dans la grande cause qui se décide par la catastrophe.

Ainsi quand Brutus l’Ancien prononcera la sentence de ses fils, le sacrifice qu’un père fait de ses enfants à la loi immuable, loin de vous sembler barbare, vous paraîtra magnanime, parce que votre âme, avertie des puissantes raisons qu’il a de les condamner, s’unira aux sentiments patriotiques d’un tel héros ; et que votre intérêt, s’attachant plus à Rome qu’aux conjurés, les jugera, comme leur père, que vous plaindrez en l’admirant. Oui, nous l’admirerons, si nous n’avons les préjugés de ces esprits faibles qui trouvent féroce un pareil sacrifice, et qui oublient que le vieux Brutus ne fait exécuter sur ses fils, par zèle de la loi, que ce qu’Abraham exécute lui-même sur le sien, par soumission à des idées religieuses. L’inhumanité paraîtrait égale en ces deux grands personnages, s’ils n’étaient également sanctifiés par leur sublime dévouement. Pourquoi ne pèserait-on pas leurs actes dans une même balance ? Et pourquoi blâmer dans l’histoire romaine ce qu’on loue dans l’écriture sainte ? Pourquoi séparerait-on les exemples de la bible et de la fable, qui se touchent si souvent par de semblables rapports ? Le sacrifice de Jephté est-il moins cruel que celui d’Idoménée et d’Agamemnon ? N’ai-je pas la même chose à dire du sacrifice de Zamti dans la tragédie de l’Orphelin de la Chine ? L’héroïsme de ce mandarin remplit les spectateurs du respect des augustes institutions qu’il veut soutenir, et d’une certaine vénération pour la fidélité que le peuple vaincu garde à l’antique dynastie qui le gouvernait : la pensée mesure à l’effort surnaturel du héros de la pièce toute l’étendue de son devoir et ses regrets de la chute d’un trône qu’il révère. On ne rougit pas d’accorder des larmes aux constants serviteurs qui s’immolent pour la race de leurs maîtres, les refusera-t-on aux généreux citoyens qui dévouent leur sang à la liberté de leur patrie ?

C’est sous ce point de vue qu’il faut regarder les sujets dont l’intérêt politique est la base.

Observez après, le soin de tous les bons auteurs à particulariser la cause publique sur quelques individus, pour rassembler sur eux les émotions de la pitié et de la terreur. Le malheur d’une nation, je le répète, nous frapperait moins que celui d’une famille : il ne faut jamais s’écarter de cette maxime, si l’on veut attacher fortement l’auditoire. La poésie dramatique suit en cela le procédé de la peinture, qui ne représente les calamités générales que sous l’image du malheur de quelques personnes. Le spectacle des fléaux contagieux, des batailles, perdrait de sa force, si toutes les souffrances, si toutes les morts s’y offraient en multitude aux regards. Un petit nombre de figures bien choisies porte une impression plus vive et plus puissante : un groupe seul attire mieux sur lui l’intérêt et la compassion ; et tandis que la foule des victimes entraînée dans les torrents du déluge échapperait à l’attention, une dernière famille, prête à périr, sur la pointe du seul rocher qui ne soit pas encore submergé au milieu d’un Océan universel, retrace l’engloutissement de tant d’autres familles dont le sort fut le même, et atteste le génie savant du Poussin.

Une autre espèce d’intérêt est celle qui résulte de la singularité d’un caractère ; intérêt tel qu’il peut soutenir lui seul une tragédie sans événements et sans passions véhémentes. Un personnage s’est annoncé grand dans la vertu ou dans le crime ; s’il est à son entrée dessiné nettement, nous le voudrons mieux connaître d’acte en acte, et son maintien captivera notre attention d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Les tragédies de la Mort de Pompée, de Sertorius, de Nicomède, en sont d’indubitables preuves. Ces pièces ne brillent que par cet avantage. On m’a parlé de César, de Cornélie, de Pompée, de l’élève d’Annibal ; je m’intéresse à les voir et à les entendre eux-mêmes. Nicomède surtout vient à l’appui de ma démonstration : l’originalité de ce rôle supplée, dans la tragédie qui porte son nom, aux conditions de la terreur et de la pitié, par celle de l’admiration qu’il excite de scène en scène. Le cadre de la pièce entière ne renferme, pour ainsi dire, que son portrait, mais si coloré, mais si fier, mais si beau, que le public ne se lasse point de le contempler.

L’intérêt est si nécessaire au théâtre qu’avant d’entreprendre une composition, l’auteur doit se demander longtemps quel est le plus propre à son sujet, s’il est de nature à en exciter un puissant, et s’il résultera des faits, des passions, ou des caractères, ou de ces trois moyens réunis. Réside-t-il dans les faits : que dans ce cas il choisisse quelque époque fameuse, quelque révolution extraordinaire sur laquelle l’imagination se plaise à s’exercer. Réside-t-il dans les passions : qu’alors il cherche entre les plus fortes émotions du cœur celles qui se communiquent le plus vivement à la multitude. Réside-t-il dans les caractères : qu’il s’applique à produire la surprise et la curiosité par la grandeur de quelque personnage que distinguent du reste des hommes les qualités de son âme ou de son esprit, conformément à cette maxime du législateur,

« Faites choix d’un héros propre à m’intéresser.

Sans ces choses, l’ouvrage le plus éloquent, le mieux écrit, étant dénué d’intérêt, ne sera qu’une déclamation insipide revêtue faussement du titre de tragédie.

17e Règle. L’exposition.

La conduite de l’intérêt dépend des autres conditions que nous allons traiter et qui déterminent l’ordonnance et le mécanisme des drames. Boileau nous dit :

« Que dès les premiers vers l’action préparée
« Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.
« Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
« De ce qu’il veut, d’abord, ne sait pas m’informer
« Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
« D’un divertissement me fait une fatigue.
« J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,
« Et dît, Je suis Oreste, ou bien Agamemnon ;
« Que d’aller, par un tas de confuses merveilles,
« Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles.
« Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.

Ces vers si connus donnent une idée précise de ce que doit être une exposition : il ne reste donc plus, pour indiquer les moyens de la rendre claire, qu’à désigner le nombre de ses espèces, selon ma méthode analytique.

Différentes espèces d’expositions.

J’en trouve trois : l’exposition simple d’une action ; l’exposition composée de plusieurs actions qui marchent de front ; et l’exposition des passions ou des caractères, et non des actions.

On voit que ces différentes espèces seront conformes à celles de l’intérêt qu’on voudra produire, et que toutes les parties de ce système se lient immédiatement.

Rien n’est plus facile que d’exposer un fait unique ; il ne faut que l’exprimer. Deux Grecs viennent chercher Philoctète abandonné dans une île par eux-mêmes : il conserve du ressentiment de l’injure qu’ils lui ont faite ; il sera nécessaire de le tromper. Ce fait simple est exposé sans peine ; mais, lorsque les faits sont compliqués, et qu’ils influent sur le sort de plusieurs personnages, l’exposition exige mille précautions adroites pour en développer les circonstances, de façon à ne les pas confondre dans l’esprit de l’auditeur ; et à lui en laisser un souvenir toujours présent. La première impression reçue de lui dirigera dès l’instant ses pensées vers telle ou telle fin où vous les voulez conduire, comme la première impulsion donnée à un corps le lance dans la route qu’il doit parcourir. Si cette impression est trompeuse et qu’il faille la détruire, elle réagira sur vos efforts, et la seconde, reçue avec incertitude, sera par conséquent affaiblie, ainsi que toutes celles qui la suivront. Vous ne serez donc plus maître de pousser l’esprit au terme où vous tendiez, et vous manquerez votre but. C’est en ce sens que, sur d’autres matières, le judicieux Pascal a si bien pensé que la première ligne d’un ouvrage était la plus difficile à écrire ; car, une fois celle-ci trouvée, tout le reste est fait, et n’en est plus que la conséquence dans un esprit droit.

Lorsqu’à la complication des faits antérieurs se joignent les complications d’intérêts politiques, la difficulté de tout éclaircir s’accroît encore, puisqu’il est indispensable de faire à la fois connaître la situation de l’état, et celle des personnages. À tant d’obstacles s’unit aussi le danger d’être mal écouté, si l’on ne choisit l’instant où l’attention du public est déjà captive, pour lui inculquer les choses qu’il ne faut plus qu’il oublie. L’exposition doit donc contenir quelques répétitions déguisées avec art, pour renouveler les détails sur lesquels il est besoin que s’appuie la mémoire. Ces préparations habiles résultent de la parfaite connaissance des mouvements de l’esprit humain. Racine est de nos poètes celui qui la possédait le mieux, si nous en jugeons par les subtiles expositions de ses pièces. L’ouverture de son Iphigénie est un coup de maître. Non seulement cette exposition, imitée de celle d’Euripide, est claire, mais elle porte en elle un pathétique dont la source entraîne tous les cœurs.

Un guerrier veille au milieu de ses soldats endormis ; quel est-il ? Nous l’apprenons dès qu’il rompt le silence pour instruire son confident de ce qui l’agite.

« Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.
« Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
« — C’est vous-même, seigneur ! quel important besoin
« Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?
« À peine un faible jour vous éclaire et me guide,
« Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.
« Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?
« Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?
« Mais tout dort, et les vents, et l’armée, et Neptune.

Ce peu de mots, déjà si pompeux, nous a fait connaître les personnes qui paraissent, et l’heure et le lieu où elles se parlent. Les réflexions d’Atride nous révèlent soudain qu’un chagrin le tient éveillé dans la nuit : la réponse d’Arcas redouble notre curiosité d’en apprendre la cause ; et quand notre âme est toute entière à cet objet, Agamemnon, reprenant la parole :

« Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés
« Nos vaisseaux, par les vents, semblaient être appelés.
« Nous partions ; et déjà par mille cris de joie
« Nous menacions, de loin, les rivages de Troie.
« Un prodige étonnant fit taire ce transport.
« Le vent, qui nous flattait, nous laissa dans le port.
« Il fallut s’arrêter ; et la rame inutile
« Fatigua vainement une mer immobile.
« Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
« Vers la divinité qu’on adore en ces lieux.
« Suivi de Ménélas, de Nestor, et d’Ulysse,
« J’offris sur ses autels un secret sacrifice.
« Quelle fut sa réponse ? et quel devins-je, Arcas,
« Quand j’entendis ces mots prononcés par Calchas :
« Vous armez contre Troie une puissance vaine,
« Si, dans un sacrifice auguste et solennel,
                      « Une fille du sang d’Hélène,
« De Diane, en ces lieux, n’ensanglante l’autel.
« Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,
                      « Sacrifiez Iphigénie.
« — Votre fille ! — Surpris, comme tu peux penser,
« Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer ;
« Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage
« Que par mille sanglots qui se firent passage.

Serait-il possible qu’une fois instruit d’une infortune si dramatiquement exprimée, on l’oubliât ensuite ? Non certes, dût la beauté des vers ne l’avoir pas même imprimée dans le souvenir de manière à ne s’effacer jamais.

Informé du malheur de la famille de ce roi, des résolutions qu’il a prises de soustraire sa fille au couteau sacré, la seconde scène vous présente le jeune Achille qui la doit épouser, et vous révèle noblement son caractère impatient, superbe et belliqueux. Vous pressentez la colère de ce héros à la nouvelle du sacrifice qui lui arrache son épouse : déjà l’auteur vous avait averti de ce qu’on aurait à redouter des emportements maternels de Clytemnestre ; l’adresse éloquente d’Ulysse achève de vous montrer qu’Agamemnon est sans appui contre le grand orage qui s’amasse, et tout est exposé magnifiquement, puisqu’il ne vous reste plus rien à apprendre pour concevoir la suite de l’action.

L’excellence de cette exposition atteste combien Racine savait profiter du commerce d’Euripide, dont il emprunta ces formes préparatoires. Le sujet de l’Électre de Sophocle ne s’annonce pas moins bien : on ne saurait trop remettre ces beaux exemples sous les yeux des disciples, et les doctes ne sauraient trop les méditer. Oreste paraît avec son gouverneur, qui le nomme, et nomme son ami Pylade, en le conduisant dans les lieux de sa naissance, qu’il lui nomme aussi, pour les lui faire reconnaître et mieux diriger ses pas. Les crimes d’Égisthe et de Clytemnestre, l’ordre des dieux qui commandent au fils d’Agamemnon de punir les deux coupables ; le deuil, l’esclavage, et l’espoir d’Électre, sa sœur, tout est révélé dès le commencement en peu de mots, et dans un langage aussi simple que noble. Cette exposition est d’autant meilleure, que les deux interlocuteurs, ne s’étant point vus depuis longtemps, s’entretiennent pour s’instruire réciproquement, et non pour instruire seulement le spectateur. On a lieu de renouveler cette dernière remarque avec éloge en examinant la première scène d’Esther avec Élise, scène comparable en ce point à celle de la tragédie grecque. La fille d’Israël fait chercher depuis six mois cette confidente, qui la retrouve.

« Quel climat, quel désert a donc pu te cacher ?
« — Au bruit de votre mort justement éplorée,
« Du reste des humains je vivais séparée,
« Et de mes tristes jours n’attendais que la fin ;
« Quand tout à coup, madame, un prophète divin :
« C’est pleurer trop longtemps une mort qui t’abuse :
« Lève-toi, m’a-t-il dit, prends ton chemin vers Suze,
« Là, tu verras d’Esther la pompe et les honneurs,
« Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs.

Elle continue ainsi ; elle apprend à sa maîtresse les circonstances de son arrivée, et son étonnement de la voir couronnée dans la cour des Persans. Esther lui raconte la répudiation de l’orgueilleuse Vasthi, première femme du roi, dont elle devint la nouvelle épouse. Elle lui dit quel fut son sort jusqu’au jour où le ciel l’offrit aux regards d’Assuérus.

« Devant ce fier monarque, Élise, je parus.
« Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes ;
« Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,
« Tandis qu’en ses projets l’orgueilleux est trompé.
« De mes faibles attraits le roi parut frappé.
« Il m’observa longtemps dans un sombre silence ;
« Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,
« Dans ce temps-là, sans doute, agissait sur son cœur.
« Enfin, avec des yeux où régnait la douceur :
« Soyez reine, dit-il ; et, dès ce moment même,
« De sa main sur mon front posa son diadème.
« Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,
« Il combla de présents tous les grands de sa cour ;
« Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces,
« Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.
« Hélas ! durant ces jours de joie et de festins,
« Quelle était en secret ma honte et mes chagrins ?
« Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise,
« La moitié de la terre à son sceptre est soumise,
« Et de Jérusalem l’herbe cache les murs !
« Sion, repaire affreux de reptiles impurs,
« Voit de son temple saint les pierres dispersées,
« Et du dieu d’Israël les fêtes sont cessées !

Après ces choses exprimées en une poésie enchanteresse, elle vante les soins de Mardochée, attentif à régler de loin ses démarches et sa piété.

« Son amitié pour moi le rend ingénieux :
« Absent, je le consulte ; et ses réponses sages
« Pour venir jusqu’à moi trouvent mille passages.
« Un père a moins de soins du salut de son fils.
« Déjà même, déjà par des secrets avis,
« J’ai découvert au roi les sanglantes pratiques
« Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.
« Cependant mon amour pour notre nation
« A rempli ce palais des filles de Sion,
« Jeunes et tendres fleurs, par le sort agitées,
« Sous un ciel étranger comme moi transplantées.

Avec quel art prévoyant est jeté ce détail du service rendu au roi par l’humble juif, encore méconnu du prince et de sa cour ! Ce même service lui vaudra la pourpre, et deviendra la cause du crédit de l’Israéliteaz et de la chute d’Aman, proscripteur de la nation entière, dont il souhaitait l’égorgement et la dépouille.

La simplicité de l’histoire d’Esther diminuait la difficulté de l’exposition. Il n’en était pas ainsi de l’intrigue de Bajazet ; et le poète a déployé là tous les mystères de son art. La scène entre Acomat et Osmin est regardée aussi comme le modèle le plus achevé. Le vizir habitait le sérail ; son confident parcourait les camps répandus dans l’Asie ; tous deux ont des raisons de se communiquer les secrets qu’ils se confient, et d’apprendre ce qui s’est passé dans leur absence : leur entretien nécessaire prépare le développement de toute l’action, fait démêler les intérêts de chacun, leurs moyens de pénétrer dans l’intérieur d’un palais jusqu’alors inaccessible, leurs caractères différents, et jusqu’aux sentiments les plus cachés de ce fier vizir, qui, prévoyant déjà l’heure où le sultan trahi demandera sa tête, annonce par ces mots ce dont il est capable :

« Je ne m’explique point, Osmin ; mais je prétends
« Que du moins il faudra la demander longtemps.
« Je sais rendre aux sultans de fidèles services ;
« Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
« Et ne me pique point du scrupule insensé
« De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.

Quelquefois l’exposition se fait par un monologue, à l’imitation des prologues anciens où le premier personnage venait dire ce qu’il était et ce qui allait se faire : mais cette manière d’ouvrir la scène est languissante, froide, et peu naturelle, si le personnage qui se parle n’a pas sujet d’être vivement agité, comme l’Émilie de la pièce de Cinna. En ce cas même, il est rare que le public entre soudain dans sa passion, et les mouvements qu’il exprime sont perdus ou nuisibles à l’effet des scènes suivantes. Cet inconvénient est très bien évité dans Cinna, parce que le magnifique tableau que vient faire le chef des conjurés répand sur l’exposition qu’il remplit un éclat admirable, et que la terreur qui saisit les personnages, au moment qu’Auguste les appelle, commence à engager l’intérêt que leur complot a fait naître.

Plus j’extrairai de conditions particulières dans la tragédie, et plus j’aurai occasion de montrer par combien de qualités l’Œdipe-Roi de Sophocle est accompli. Qu’on se souvienne de l’appareil qui distingue son exposition, de cette foule désolée et suppliante qui entoure le monarque, de ces interrogations touchantes qu’il adresse au grand-prêtre, des réponses augustes de ce pontife, du vœu terrible prononcé contre l’auteur des misères publiques, et de ce mélange de compassion, de crainte, et de curiosité, que le commencement de cette tragédie laisse dans les âmes. Quoi de plus attendrissant, de plus pompeux, de mieux préparé ? Mais aussi, quoi de plus périlleux qu’un si superbe portique, si le génie de Sophocle n’avait pu le soutenir en y coordonnant les autres beautés de son sublime monument !

Le reproche si souvent adressé aux poètes étrangers de mal préparer le tissu de leurs drames, et de tendre plus d’un fil à la fois, me paraît en ceci très mérité. La plupart de leurs compositions manquent d’ordre par cette raison. Forcés de conduire ensemble ou d’amener les incidents les uns à la suite des autres, leur exposition générale est obscure, et chacun de leurs actes en nécessite une nouvelle. La fable en est sans cesse arrêtée, ou subitement coupée ; l’esprit perd sa route, ou se fatigue à revenir sur ses pas, pour la retrouver après en être sorti mille fois. Cette gêne rebute l’auditeur, et son goût ne jouit pas complètement de l’effet des plus belles scènes, parce qu’elles arrivent inopinément, et que les beautés larges n’ont pas assez de place pour se déployer avec grandeur.

L’art d’exposer les caractères demande encore quelques éclaircissements : ce n’est pas en les annonçant par le portrait qu’on en trace, c’est en les faisant mouvoir et s’expliquer eux-mêmes qu’on les fait connaître. Ce qu’une personne dit d’une autre ne la représente qu’imparfaitement : elle la juge par soi-même, par ses propres passions, par ses mœurs ; elle l’interprète infidèlement ; et celle-ci exprimerait mal ce qu’elle est elle-même, ne sachant pas se juger comme les autres la jugeront. Il faut donc qu’un personnage semble s’ignorer et se trahir à son insu aux yeux du spectateur, pour que le public en prenne une juste idée. Car le théâtre et le monde se doivent ressembler, puisque l’un imite l’autre. Or nous ne pénétrons jamais bien les individus dans la société par les choses qu’on nous a dites sur eux, ni par celles qu’ils ont l’adresse d’en dire, mais par nos remarques furtives sur les paroles et sur les mouvements qui leur échappent sans le savoir. Aussi le visage de l’homme est-il le dénonciateur le plus véridique de ses pensées.

On m’apprend que Néron est cruel : je ne le saurai bien qu’au moment où sa propre bouche fera le récit de l’enlèvement de Junie qu’il aime, et quand je l’entendrai me dire qu’il se complaisait au spectacle de son effroi et de son désespoir.

                      « Excité d’un désir curieux,
« Cette nuit, je l’ai vue arriver en ces lieux.
« Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes
« Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ;
« Belle sans ornement, dans le simple appareil
« D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
« Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
« Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
« Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
« Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
« Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
« J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
« Immobile, saisi d’un long étonnement,
« Je l’ai laissé passer dans son appartement :
« J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,
« De son image en vain j’ai voulu me distraire :
« Trop présente à mes yeux je croyais lui parler :
« J’aimais jusqu’à ces pleurs que je faisais couler.

À ce discours, j’entrevois sa férocité même dans ses plaisirs, et sa passion m’ayant paru l’amour d’un tigre, il ne me sera plus possible de le croire humain.

Orosmane se présente sur la scène, amoureux, galant, noble, confiant dans sa maîtresse et dans ses ennemis ; personne ne m’a dit encore qu’il pût s’enflammer de jalousie, et que cette passion le rendît capable d’enfoncer un poignard dans le cœur de la femme qu’il idolâtre : mais il reçoit des chevaliers captifs dans sa cour, il rompt leurs fers, et les comble de faveurs devant Zaïre : bientôt elle et les autres acteurs se retirent ; alors sans contrainte, il s’ouvre à son confident intime, et lui montre la première piqûre envenimée qui deviendra bientôt une plaie profonde en son cœur.

« Corasmin, que veut donc cet esclave infidèle ?
« Il soupirait, ses yeux se sont tournés vers elle.
« Les as-tu remarqués ? — Que dites-vous seigneur !
« De ce soupçon jaloux écoutez-vous l’erreur ?
« — Moi, jaloux ! qu’à ce point ma fierté s’avilisse !
« Que j’éprouve l’horreur de ce honteux supplice !
« Moi, que je puisse aimer comme l’on sait haïr !
« Quiconque est soupçonneux invite à le trahir.
« Je vois à l’amour seul ma maîtresse asservie ;
« Cher Corasmin, je l’aime avec idolâtrie.
« Mon amour est plus fort, plus grand que mes bienfaits.
« Je ne suis point jaloux. Si je l’étais jamais.
« Si mon cœur. Ah ! chassons cette importune idée !
« D’un plaisir pur et doux mon âme est possédée.

Non, non, il n’est plus pour Orosmane de jouissance ni de sécurité. Il se trompe ; il se ment à soi-même : je le sais, je le connais déjà trop bien pour ajouter foi à ses paroles. Toujours une secrète amertume se mêlera aux expressions de son amour : sa joie sera sans cesse troublée d’inquiétude, et son sang bouillonnera de fureur au plus léger doute. L’orage s’amasse, il est prêt à fondre sur lui : dès ce moment nous suivrons toutes ses démarches, nous épierons ses gestes, ses regards ; et chacune de ses attitudes nous fera pressentir les tourments et les crimes de sa passion. Ce trait est aussi beau qu’inattendu : tout dans la scène précédente paraissait innocent au spectateur : mais la jalousie a d’autres yeux qui voient partout un désir coupable ; et c’est la caractériser en son naturel soupçonneux que de l’agiter ainsi sur les moindres apparences qu’elle interprète criminellement.

18e Règle. Le nœud, ou intrigue.

De la clarté des trois espèces d’exposition dépend la beauté du nœud de l’intrigue, autre condition à examiner. Tel auteur saura très bien exposer les faits, les caractères, et les intérêts, qui les dirigera très mal, s’il n’a pas une idée précise de ce que c’est que nouer une intrigue : chacune des choses arrivera sans celle qui doit l’accompagner, et se terminera seule ; une seconde prendra sa place à la suite, et la troisième ira de la même allure sans obstacle, et sans effet, puisque les unes et les autres, incohérentes entre elles, n’aboutiront pas ensemble à un même dénouement. Il faut donc bien méditer sur les circonstances qui concourent à un nœud : souvent il en faut plusieurs dans la même pièce, ainsi qu’on le voit dans le Cid. Chimène était prête à s’unir au jeune Rodrigue ; mais une loi de l’honneur le force à tuer le père de sa maîtresse. Elle demande la tête de celui dont elle recherchait la main : mais la victoire qu’il remporte sur les Maures le met au-dessus du châtiment : quelle sera l’issue de tels intérêts ? Rien n’est fini pour elle, qui doit toujours conjurer sa perte, ni pour lui, qui implore son pardon pour récompense. Un rival s’autorise de l’usage du duel, et Chimène est contrainte à regret d’accepter l’offre de la vengeance. L’intrigue ainsi renouée prépare une nouvelle incertitude au public jusqu’à la fin du combat. Ce double nœud est d’autant mieux formé, qu’il accroît la force des sentiments contraires qui agitent les personnages : car le triomphe du Cid sur les ennemis de l’état ne le rend que plus digne de l’amour de Chimène, au moment même où le devoir la réduit à réclamer son châtiment avec plus de véhémence, pour cacher l’admiration qui la sollicite en sa faveur, et pour se montrer plus forte que l’empire de l’amour et de la gloire, qui, lorsqu’ils s’unissent en un même objet, ont des droits si puissants sur le cœur des femmes.

Le nœud forme, pour ainsi dire, le cœur et les entrailles de la tragédie. C’est là que se passent toutes les agitations, tous les chocs intérieurs, toutes les douleurs déchirantes : c’est là que se concentrent les embarras des affections contraires et le jeu de tous les ressorts agissants. Le spectateur pleurait sur le désordre de Phèdre qui, trop crédule au bruit de la mort d’un époux, osa déclarer ses feux à Hippolyte. Sa honte encore secrète était son seul malheur : mais Thésée reparaît : il entre avec l’espoir d’être accueilli par les embrassements de sa femme et de son fils. Sa famille entière se disperse à son abord : chacun le fuit dans sa maison : il va porter la lumière au milieu des horreurs qui l’environnent. Le pathétique et la terreur s’emparent alors du sujet. Que deviendront Phèdre, Hippolyte, Aricie, Thésée ? Quelle force d’intérêt et de curiosité suspendue à la solution d’un tel nœud !

Réflexions sur les effets du plan analytique adopté dans ce cours.

Je vous prie d’observer que la simplicité de ma méthode élémentaire me délivre du soin de varier les citations à l’infini, et de les puiser dans une foule d’ouvrages différents pour répandre la clarté sur les principes que j’extrais avec exactitude. Un petit nombre de chefs-d’œuvre me suffit pour appliquer les exemples, et j’offre le plus que je puis les mêmes tragédies à votre examen, en les considérant sous de divers rapports. C’est ainsi que sans autres modèles qu’une petite quantité de belles statues, on pourrait former une bonne école de dessin en les montrant sous mille faces, et en les donnant à copier sous un jour différent à telle ou telle place autour du lieu où seraient posées ces mêmes figures. Tantôt la tête ou les extrémités, tantôt le torse ou les membres, seraient l’objet des études de l’artiste ; et quand il en aurait saisi tous les contours, tous les mouvements, toutes les expressions, sous chaque point de vue, il en garderait une idée complète et un souvenir durable. Le moyen simple que j’ai pris dégage mes leçons d’un appareil d’érudition inutile et affecté, et empêche que l’attention ne perde son objet, en se partageant sur la quantité des exemples toujours nouveaux, et sur la qualité des préceptes toujours les mêmes. On voit que de cette manière, eussé-je lu peu de pièces, je pourrais faire le dépouillement de toutes les règles : il ne me faut qu’avoir bien lu le peu de celles qui sont les plus parfaites ; car il ne s’agit pas de parcourir une foule de choses pour étonner, mais d’en approfondir quelques unes pour instruire.

Je reviens donc aux tragédies que je vous ai déjà citées : c’est en elles que les principes sont le mieux mis en vigueur. Les louanges que nous avons données à l’exposition de l’Œdipe antique, nous aurons lieu de les accorder à la beauté du nœud de son intrigue. Le roi de Thèbes cherche le meurtrier de Laïus, pour le punir, et Tirésias, appelé pour le trouver, déclare qu’Œdipe subira les châtiments dont ses imprécations ont menacé ce même coupable : il annonce de plus que le proscrit est un Thébain : ses discours n’assurent pas que ce soit Œdipe, car le dénouement serait là : mais ils le font présumer ; et l’interprétation du sens de ses oracles devient le nœud terrible de tous les intérêts suspendus.

Le nœud de l’Électre de Sophocle ne suit pas moins bien l’exposition. Oreste arrive dans le palais d’Égistheba qu’il veut immoler : il répand le faux bruit de sa mort, et se soustrait par cet artifice aux soupçons de ses ennemis : l’instant de son entrevue avec eux est celui où l’intrigue se noue et prépare le choc des passions qui précipitent la catastrophe.

Les seules tragédies d’Iphigénie, et de Mérope, comportent l’une et l’autre en elles un nœud comparable aux plus beaux qui soient dans les drames de l’antiquité : dans l’une, et nous n’avons pas besoin de développer cet exemple, l’ordre d’envoyer la victime à l’autel rattache à soi les mouvements pathétiques de tous les personnages : dans l’autre, l’entraînante reconnaissance de Mérope et de son fils, qu’elle allait égorger, change aussitôt la face de leur destinée imprévue, et redouble les périls du jeune héros et de sa mère.

Défauts des drames étrangers relativement au nœud de leurs intrigues.

Rarement trouve-t-on quelque nœud aussi bien formé dans les drames étrangers qui se composent de plusieurs tissus entremêlés : l’embarras qui gêne leur exposition, en obstrue la conduite et porte dans leur nœud une confusion qui se prolonge jusqu’à leur dénouement. On doit attribuer surtout au défaut d’unités ce désordre de chacune de leurs parties ; et rien ne prouve si victorieusement l’excellence de cette triple règle que l’examen spécial des autres, qui en dépendent. J’en déduis que si les détracteurs des trois unités avaient pris la peine de méditer les diverses conditions de l’art, ils se fussent moins obstinés dans leur système ; et, certes, ils auraient aperçu que plus on peut se soumettre à toutes trois, plus l’ordonnance générale est aisée, élégante, et correcte. Cette opinion convaincra bien mes auditeurs que, si j’applaudis au génie qui s’affranchit des unités quand la nécessité du sujet l’exige, j’improuve cette licence, quand elle provient du caprice et de l’indépendance d’un esprit que rien ne force à les négliger, et dont les ouvrages ne peuvent faire exception par des beautés extraordinaires.

Une des tragédies dont le nœud me semble admirable est l’Héraclius de Corneille. L’application extrême qu’exige du spectateur la contexture de cette pièce a fait accuser son intrigue de trop de complication ; mais lorsqu’on en conçoit nettement la fable, on se convainc qu’elle est en effet très simple, et que le péril du héros principal en est l’unique objet. Que craint le tyran Phocas ? Un bruit répandu parmi le peuple de l’apparition d’un Héraclius vivant ; la publicité d’un billet lui fait découvrir que ce prince est élevé dans sa cour sous le nom de Martian son fils, ou sous celui de Léonce : mais qui des deux est Martian ? qui des deux est Héraclius ? Qui faut-il couronner ? Qui faut-il faire périr des deux princes ? Tous deux se dévouent fraternellement ; tous deux haïssent Phocas, et préfèrent mourir l’un pour l’autre à monter sur un trône usurpé. Leur nourrice Léontine cache en son sein le mystère de leur naissance : Phocas l’appelle : l’intrigue va donc se débrouiller : on l’espère, on l’attend : mais le nœud, déjà si fortement lié, se resserre à chaque mot que dit cette héroïne. À quoi tiennent pourtant ces intérêts attachés en tous sens les uns aux autres ? à un seul secret : et ce secret renfermé dans le cœur d’une femme, ce secret facile à lui échapper, ce secret qu’expose l’indiscrétion commune à son sexe, reste profondément caché dans son âme, et suspend à lui seul les espérances et les craintes de tous les partis. Le souvenir de ce beau lien de la fable d’Héraclius me ramène à d’autres observations. On voit clairement par l’exemple de Léontine que ce ne sont pas seulement les caractères de la vertu et des passions éloquentes qui constituent le grand et le sublime dramatique, mais la qualité de l’extraordinaire.

Considérations sur l’extraordinaire dans la tragédie.

La nourrice d’Héraclius n’a rien de généreux, rien d’attendrissant ; son langage n’a rien de terrible ; sa fidélité à la famille de ses maîtres ne se déclare par aucuns sentiments magnifiques ; il semble que son seul intérêt la dirige froidement. Elle a sacrifié son propre enfant à la conservation de l’héritier de l’empire : elle a reçu les bienfaits du tyran sans en être gagnée : Phocas qui l’a comblée de richesses n’a pu se l’acquérir : elle n’aime ni Martian, ni Héraclius ; elle n’aime en ce dernier que le successeur légitime de ses rois dont elle attend le prix de ses grands sacrifices. Son âme n’est agitée d’aucune émotion : elle n’a qu’un projet, et le besoin de l’exécuter rend sa conduite invariable et sa prudence muette.

Son obstination surnaturelle et nécessaire est le fil mystérieux de l’intrigue entière. Le public est réduit en l’écoutant à l’état d’incertitude où ses discours jettent Phocas lui-même : il cherche comme lui, en sondant les replis de cette âme profonde, à lui arracher la révélation de ce qu’elle veut taire : il sent comme lui l’impossibilité de l’ébranler par la crainte, de l’effrayer par les menaces de la mort : il s’étonne de son calme inaltérable en face des périls ; il s’étonne de la réserve de ses paroles, de son adresse à maîtriser les événements ; et, partageant la surprise, les doutes, et les frayeurs des personnages, il admire en elle ce que peut la volonté d’un cœur ferme, seule puissance immuable et cachée que les oppresseurs ne sachent vaincre, et qui triomphe de leurs fureurs, mieux que les remparts, mieux que la force des lois, mieux que les nombreuses armées, puisque tous ces obstacles leur cèdent et se renversent, mais qu’une âme fixe et résolue les peut désoler par son insurmontable résistance. Tel est le grand spectacle que présente l’héroïsme extraordinaire de Léontine, dont la constance forme le nœud le plus solide que j’aie à vous offrir en exemple, dans les tragédies anciennes et modernes.

Ajouterai-je que la situation du quatrième acte d’Héraclius reçoit encore un lustre de son résultat moral : ici, deux rivaux d’ambition se disputent entre eux, quoi ? à qui laissera le trône à l’autre, et n’ont de digne objet de concurrence que l’honneur de sacrifier leur vie à leur noble compagnon. Héraclius s’écrie en son généreux débat avec Martian :

« Ami, rends-moi mon nom ; la faveur n’est pas grande,
« Ce n’est que pour mourir que je te le demande.

Et la mort qu’il sollicite ne lui est précieuse que pour se dérober à l’affront d’hériter du fruit des crimes de l’usurpateur. Celui-ci le conjure en vain au nom de la nature de le reconnaître pour son père, et victime de son impuissante souveraineté, est contraint à caresser, à flatter humblement une femme qui le brave, et des fils qui le repoussent. Quel prix, quels avantages lui ont valu tant de forfaits commis dans sa carrière ! le malheur de se voir l’horreur de ses sujets et de ses parents, enfin le désespoir qui le force à prononcer ces mots, en mémorable leçon pour tous ses pareils :

« Ô malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice !
« Tu retrouves deux fils pour mourir après toi,
« Et je n’en puis trouver pour régner avec moi !

Aucune éloquence n’exprimera mieux que cette sublime exclamation combien les grandeurs du crime sont déplorables, si la probité préfère la mort à jouir de leur flétrissante possession. À de tels sentiments, on reconnaît quel fut Corneille : les maximes de son art ne lui auraient pas inspiré ces pensées, qu’il ne dut qu’à la noblesse de son âme.

Voilà ce qui sort des règles positives, ce qu’on n’enseigne pas, et ce qui prouve, on ne saurait trop le redire, que la vertu féconde le génie.

19e Règle. L’ordre des actes.

L’explication de ce qui constitue le nœud de l’intrigue, nous fait aisément discerner la place qu’il doit occuper dans la tragédie : on sent qu’il ne se peut former qu’au milieu de l’action, puisque le commencement expose, et que le dénouement termine le sujet.

L’ordre des actes est, d’après cela, une des conditions nécessaires à la perfection de l’ensemble. Jetons un coup d’œil sur les parties dramatiques qui composent un tout. Nous apercevrons, d’abord, quelle en est l’ordonnance régulière ; et, ensuite, quelle est la plus favorable aux dispositions du spectateur. J’abstrais de cet examen les divisions usitées chez les anciens dont les pièces ne formaient qu’un long acte entrecoupé par des chœurs. Pour nous, qui interrompons trois fois la marche de la fable, il nous importe seulement de tracer les bornes dans lesquelles nos cinq actes se resserrent. Le premier est destiné à l’exposition des choses, des caractères, et des passions : le second peut quelquefois la continuer encore ; mais il vaut mieux qu’elle soit achevée lorsqu’il s’ouvre, et que déjà l’action s’engage : car notez qu’une exposition en action est de toutes la meilleure. Le troisième et le quatrième contiennent le nœud : et le cinquième une solution complète de tous les intérêts qui se dénouent.

Les tragédies en trois actes gardent la même gradation en leur marche. Le premier acte n’y doit pas servir entièrement à l’exposition de la fable ; mais ne se clore qu’au moment où l’intrigue se lie. Le nœud doit remplir amplement le second acte et la moitié du troisième : ce qui en reste appartient au dénouement. Cet ordre bien connu est le plus régulier : mais, comme les divers sujets ne se prêtent pas uniformément à ces règles, il faut rechercher les moyens d’y suppléer par les ressources de l’art. On les trouve en observant l’effet des beaux ouvrages sur le parterre. Sa sévérité n’exige pas que l’intérêt aille toujours en croissant pas à pas jusqu’à la fin ; mais qu’il ne languisse pas trop de temps, avant d’arriver à quelques révolutions préparées : ce serait lui faire acheter par trop d’ennui, quelques instants de surprise et de plaisir.

Sa disposition attentive et patiente souffre des lenteurs au premier acte ; mais gardez-vous de compter sur son indulgence, si le second ne regagne aussi tôt le temps écoulé, et ne réveille son intérêt. Au contraire, avez-vous pu l’éblouir dès l’ouverture du drame, détendez le tissu du second acte, mais renouvelez l’étonnement au troisième : alors vous serez maître de restreindre vos moyens au quatrième, pourvu que vous ayez des richesses à prodiguer au dernier. Cette économie théâtrale se réduit à deux choses : à ne pas user de tous ses ressorts dans les premiers actes, qui n’agiraient plus ensuite avec la même énergie ; et à rendre les puissants effets alternatifs, en les portant du premier au troisième, et de celui-ci au cinquième ; ou bien, du second au quatrième, et de celui-ci à la dernière moitié du dernier. Le succès des meilleures tragédies sert d’épreuve à cette règle, et nous en comptons peu dont les cinq actes soient également pleins et soutenus avec une vigueur progressive. Celles dont l’exposition est attachante et pompeuse ne reprennent leur éclat qu’aux troisième et quatrième actes ; en celles-ci le cinquième n’est qu’une simple conclusion de tout. Il semble que le génie de l’auteur se soit ralenti en chemin, et fatigué vers le but. Ces intervalles sont remplis chez les bons poètes, par les ressources de leur diction et les ornements industrieux de leur art. Peut-être ces espaces ménagés avec soin, sont-ils des points de repos qu’ils réservent à l’esprit des auditeurs, afin de les mieux agiter après, du choc des passions dont ils préparent le spectacle. En effet, une émotion continue nous lasse et nous rebute : les secousses les plus violentes cessent même de nous ébranler, quand leur durée nous y habitue. La colère d’un homme toujours en fureur ne nous épouvante plus ; et nous regardons des larmes qui ne cessent de couler d’un œil plus froid que les pleurs arrachés par l’excès d’une douleur inaccoutumée : ainsi que la chute d’un torrent qui frappait nos oreilles, et nous empêchait d’entendre nos propres voix, quand nous parlions auprès de ses cascades bruyantes, à la longue, ne nous étonne plus de leur son perpétuellement monotone. On sent donc le danger de précipiter effets sur effets, et d’exciter sans relâche les émotions du spectateur. Plus on étudie les opérations de l’esprit, et plus on se convainc que son intérêt ne saurait toujours rester actif et tendu au même degré. L’habileté consiste à mesurer les efforts à ses facultés naturelles, à profiter de sa faiblesse et de sa force, pour varier sans cesse les moyens d’exécution de la fable, et à bien choisir les moments de le reposer et de l’émouvoir. Néanmoins on peut conclure généralement des expériences nombreuses faites au théâtre, que si le premier acte d’une tragédie et les deux derniers sont très forts ; le second et le troisième, quels qu’ils soient, ne nuiront pas à sa réussite ; et que si le cinquième, sans être vicieux, est peu de chose, il est besoin, comme dans Phèdre, Britannicus, et Iphigénie en Aulide, que le troisième et le quatrième soient riches et éminents en beautés, afin que le poids de ces deux actes emporte et décide un succès durable.

20e Règle. L’ordre des scènes capitales.

L’ordre des actes s’établit mal, si l’on néglige l’ordre des scènes principales et secondaires, autre condition intégrante de ma classification. De cet ordre dépendent leur conduite, leur liaison, et leur proportion naturelle. La confusion qui embarrasse la plupart des drames anglais, allemands, italiens, et espagnols, naît d’un défaut de bonne méthode dans l’arrangement des scènes : on les y voit commencer, s’interrompre, et finir comme au hasard. Ni les unes ni les autres ne s’entraînent et ne correspondent entre elles. Les acteurs quittent le théâtre et font place à d’autres, sans qu’on sache ce qui les amenât, ni pourquoi ils sortent, ni d’où ils viennent, ni où ils vont. Ceux qui leur succèdent paraissent sans être a perçus de ceux qui se retirent, et sans leur parler. Ces ruptures continuelles, à travers les actes, entrecoupent le sujet, dérangent l’esprit, et fatiguent les yeux. Nous voulons plus de régularité dans nos compositions ; et le goût français, aussi délicat que le goût athénien, serait blessé de ces mouvements heurtés et désordonnés : il demande que les acteurs ne puissent faire un pas sans en dire le pourquoi, et qu’ils rencontrent sur la scène, toujours occupée, ceux qui les viennent remplacer, de sorte que leurs entrées et leur sorties, bien motivées, soient artistement conduites par un lien imperceptible qui enchaîne la pièce entière comme un seul et même tout.

Formation des scènes capitales.

Cette règle de l’arrangement des scènes et celle de la division des actes, toutes deux observées, sembleraient suffire à l’ordre total d’un ouvrage dramatique : mais l’art des grands maîtres nous révèle un autre important secret. Celui de faire de chaque scène capitale un tout partiel compris dans la totalité générale des cinq actes. Expliquons cela ; car, si l’on ne pénètre bien ce mystère de l’art, on ne doit prétendre à aucun solide succès. Remarquez que c’est moins la bonne conduite des scènes nécessaires qui assure la réussite d’une tragédie, que la puissance des scènes capitales qui force l’admiration, et distingue le vrai talent. Un médiocre auteur fabriquera cinq actes entiers, sans faute contre les règles, et pourtant n’aura pas su construire une seule grande scène : pourquoi ? parce qu’il ignore le secret de la composer, et qu’elle doit avoir un commencement, un milieu, une fin, comme l’ouvrage entier dont elle fait partie.

En effet, détaillez les scènes capitales des chefs-d’œuvre, vous apercevrez qu’elles ont un développement complet. Choisissons pour exemple celle où Phèdre expose sa passion : cette princesse paraît et se plaint :

                         « Demeurons, chère Œnone.
« Je ne me soutiens plus ; la force m’abandonne :
« Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
« Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
« Hélas !

Vous ne savez encore ce qui l’accable, et ces premiers vers commencent à exciter votre curiosité. Sa nourrice vous instruit de l’excès de son mal inconnu.

« Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !
« Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
« Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
« Vous-même, rappelant votre force première,
« Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.
« Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher,
« Vous haïssez le jour que vous veniez chercher.

Phèdre ne lui répond pas ; elle exhale ses ennuis en lamentations, en invocations au soleil et aux dieux de sa race : mais d’où lui vient ce souvenir de la retraite des bois ?

« Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
« Que ne puis-je, au travers d’une noble poussière,
« Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière !

Vous n’entrevoyez rien encore sur le sujet qui l’afflige : Œnone la supplie en vain de découvrir ses peines cachées, et de continuer à vivre.

« Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
« Voulez-vous sans pitié faire finir vos jours ?
« Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
« Quel charme, ou quel poison en a tari la source ?
« Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
« Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;
« Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
« Depuis que votre corps languit sans nourriture.
« À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?
« De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?

Enfin elle lui nomme Hippolyte ; et Phèdre, pleine de trouble, s’écrie :

« Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !

Ces mots sont de légers traits de lumière jetés dans l’esprit de l’auditeur : il écoute plus attentivement ; il forme des conjectures ; il se joint à la prière d’Œnone, qui conjure Phèdre de rompre le silence ; le public la presse et s’inquiète avec sa nourrice ; il s’intéresse à ses larmes ; il veut, comme elle, arracher le secret de cette infortunée. Elle se lève ; il se flatte alors qu’elle va parler. Mais le talent du poète à reculer sa confidence pour prolonger les émotions, la replonge en de nouvelles craintes.

« Ciel ! que lui vais-je dire, et par où commencer ?

Elle n’ose répondre, ni s’expliquer ; et, par un mouvement naturel aux cœurs désespérés, elle ne s’entretient qu’avec soi-même.

« Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !
« Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

Elle déplore ensuite le malheur d’Ariane, celui de tout son sang, et plaint en elle-même la dernière et la plus misérable victime de Vénus. Sa confidente s’étonne de tant d’agitations déréglées : « Aimez-vous ? » lui dit Œnone. Ce mot est le nœud de la scène, dont le dialogue précédent était l’exposition :

            « Tu vas ouïr le comble des horreurs.
« J’aime… À ce nom fatal je tremble, je frissonne…

Quel nom ? de qui parle-t-elle ? elle n’a encore désigné personne : elle hésite, elle ne sait comment déclarer l’objet de son feu criminel ; et, par un tour sublime emprunté d’Euripide, elle accuse Œnone d’avoir seule osé prononcer le nom qu’elle eût rougi de proférer. Enfin l’admirable récit, un récit brûlant de tout le feu passionné de la belle ode de Sapho, détaille les circonstances de son amour, achève de satisfaire la curiosité, débrouille le nœud de cette grande scène, et en devient le dénouement pathétique.

Supposez cette scène faite par un auteur moins habile ; il l’eût ouverte par les confidences de Phèdre, en présumant y répandre plus de clarté, et l’eût fermée par les plaintes qui précèdent les aveux. La fin en serait tombée en langueur, et le secret, connu dès le commencement, n’eût laissé à sa suite qu’un désordre inutile, et des déclamations sans intérêt. Il n’eût point risqué, il est vrai, de n’être pas compris par la médiocrité, dont les arrêts injustes attaquent si hardiment les plus belles choses, ni de déplaire au bel esprit des Deshoulièresbb qui, ne concevant pas le génie de Racine, osaient écrire,

« Dans un fauteuil doré Phèdre tremblante et blême
« Dit des vers où d’abord personne n’entend rien.

Il est notoire, par l’exemple que je cite, que le sublime de cette scène ne consiste pas seulement dans les sentiments et dans les expressions poétiques, mais dans l’arrangement des choses.

Chaque acte porte en soi une ou deux scènes capitales, dont la marche doit être ainsi dirigée. Il y a plus : dès que le poète en est arrivé à l’instant des péripéties, il faut que la scène construite pour déployer amplement le jeu des passions se combine de deux impulsions contraires, pour que les sentiments diamétralement opposés s’élancent, s’entraînent l’un l’autre, et reviennent sur eux-mêmes par un grand mouvement d’oscillation. Phèdre apprend, au quatrième acte, qu’elle a une rivale : elle ne respire que dépit, que fureur, que vengeance et calomnie. Le remords l’éclaire tout à coup ; et, soudain changée, elle n’exprime que le désespoir, le regret, la honte et l’horreur d’elle-même.

Dans la tragédie de Britannicus, Agrippine aborde Néron, pour l’accabler de reproches et le menacer ; Néron ne la reçoit que pour achever de détruire son pouvoir : après leur débat, la férocité de Néron paraît vaincue, et la fière Agrippine l’embrasse satisfaite et triomphante. Dans la scène suivante, Néron, furieux, jure devant Burrhus la mort de son frère, et la vertueuse éloquence de Burrhus renverse ses idées et ses résolutions avant la fin de l’entretien. Arrêtons notre examen sur la plus éclatante des scènes de notre théâtre ; celle du quatrième acte d’Iphigénie en Aulide nous offrira la même disposition. Jamais rien ne fut plus savamment conçu et exécuté.

Beauté supérieure de la scène capitale d’Iphigénie en Aulide.

Iphigénie doit mourir : sa mère, qui l’amène devant Agamemnon, fait d’abord parler pour sa défense la bouche timide de sa fille, ses tendres pleurs, et son innocent respect. Les douces expressions de la victime pénètrent agréablement les cœurs, et répandent l’intérêt sur l’exorde de ce long entretien. Cependant l’inflexible père va répondre, et ses paroles sont pour Iphigénie un arrêt, qu’il prononce en versant des larmes : alors plus d’espérance pour la fougueuse Clytemnestre ; alors elle rompt ce silence pénible dont elle attendait un autre profit ; alors son cœur crie, et réclame hautement tous les titres de la tendresse paternelle, tous les droits du sang, pour ravir sa fille à la mort. L’indignation, la fureur, les pleurs maternels, l’horreur d’un sacrifice dénaturé, elle rassemble tout, elle emploie tout pour lui sauver la vie ; et son douloureux emportement s’échappe en un torrent de phrases éloquentes qui surmonte les obstacles, les périls, les décrets des hommes et des dieux, et remplit les auditeurs de pitié, d’épouvante, et d’étonnement.

Essayez de déranger un si bel ordre de choses, et les trois sublimes discours, qui composent cette scène capitale perdront ces effets gradués, cette puissance invincible, qui forceront les applaudissements et l’enthousiasme de tous les siècles.

Les scènes de raisonnement, où brille la logique de l’esprit, se concertent par les mêmes principes : mais il est éprouvé qu’elles ne réussissent que dans les premiers actes. Les scènes de passions, où éclate la logique du cœur, se placent avantageusement dans les derniers où l’action plus rapide tend à sa catastrophe.

21e Règle. Le dénouement et ses diverses espèces.

Traitons enfin de la condition des dénouements. Il en est de trois espèces ; malheureux, heureux, et mixtes. Les dénouements malheureux sont de la meilleure espèce, en ce qu’ils s’accordent mieux au but que se propose la tragédie, dont la fable et les discours ne tendent qu’à effrayer et attendrir. Aristote pense que les dénouements heureux participent du genre comique, et qu’ils ne sont tolérés dans le tragique, que par le plaisir qu’on y prend. Cette raison les fait souvent choisir par les poètes enclins à condescendre à la faiblesse des spectateurs et au goût de la multitude, distributrice des prix : mais il les blâme, et sa sévérité penche à exclure ces sortes de péripéties, qui tournent au bonheur. Les dénouements ne peuvent être parfaitement heureux ou malheureux, que dans les pièces simples, telles que le Philoctète, ou les Trachiniennes, ou l’Ajax ; mais dans les pièces implexes, où il s’agit de la double destinée des bons et des méchants, les dénouements sont nécessairement mixtes, puisqu’il faut qu’un parti triomphe, et que l’autre succombe. Si les bons sont les victimes, l’effet de la catastrophe produit la douleur et la pitié, ainsi qu’on le voit dans l’Antigone : si les méchants sont punis, la compassion n’est point excitée, puisqu’on ne peut les plaindre ; mais la catastrophe produit son effet tragique par la consternation et la terreur, ainsi qu’on le voit dans l’Électre. Les dénouements heureux, tels que celui d’Iphigénie en Aulide, et d’Adélaïde Duguesclin, n’obtiennent les suffrages que dans les pièces dont le fonds est très pathétique ; en ce cas, la catastrophe satisfait le spectateur, et nul malheur n’a jouterait aux larmes que la fable a déjà fait répandre : la source en est d’avance épuisée : l’âme oppressée longtemps a besoin d’être soulagée, et se refuserait à un surcroît d’affections pénibles. Les dénouements malheureux, tels que ceux de Polyeucte, d’Alzire, de Zaïre, et de Tancrède, sont les plus favorables à la réussite des ouvrages, parce que la compassion, sentiment tendre, porte avec elle une douleur agréable, et que les spectateurs se prêtent à l’éprouver, et s’en honorent eux-mêmes.

Les dénouements terribles, tels que ceux de Rodogune, où le crime est hideusement puni, et de Mahomet, où l’imposture est triomphante, sont les plus frappants ; mais les plus difficiles à traiter, parce que leur objet révolte, s’il n’est présenté avec toutes les précautions imaginables. On doit même les préparer de loin, afin que leur horreur imprévue ne repousse pas les spectateurs. Si Voltaire nous eût montré l’Œdipe des Grecs, qui s’offre tout sanglant dans le cinquième acte, après s’être crevé les yeux, le public français n’en aurait pas supporté l’aspect, en sa tragédie, telle qu’il l’avait conçue. La scène capitale du grand prêtre, au troisième acte, ne préparait pas à ce spectacle, et son goût l’a judicieusement écarté de la vue. Mais admirons ici le talent de Sophocle à ménager par de justes nuances la forte et lugubre couleur de son dénouement. Il doit ramener Œdipe sans yeux, et récemment ensanglanté de ses propres mains : il introduit d’abord un Tirésias aveugle, mais non défiguré, dont la présence habitue déjà le spectateur à l’aspect du héros affreusement aveuglé, qu’il devance. Cette préparation décèle l’extrême habileté du poète grec, et atteste l’excellence de son goût. Je doute qu’on puisse offrir un modèle plus exquis, plus recommandable, et plus digne d’être étudié et médité par les disciples de Melpomène.

Si vous vous souvenez de l’analyse que j’ai faite du dénouement de Rodogune, en parlant des conditions de la terreur et de la pitié, vous appliquerez les mêmes préceptes à cet exemple, et vous jugerez facilement combien les scènes capitales de cette tragédie préparent antérieurement à l’énormité de sa catastrophe.

Généralités sur les effets de l’ordre dans les ouvrages.

Que conclure de l’examen de tant de conditions nécessaires ? que le talent, l’éloquence, la chaleur de style et de pensées, en un mot, le génie, ne produisent rien de parfait sans l’ordre. Certes l’ordre qui règne dans les ouvrages médiocres ne parvient pas à les rendre beaux et durables ; mais les beautés sublimes et éternelles ne brillent éminemment que par un ordre élevé qui leur ressemble. L’ordre est le travail de la nécessité, de la raison, du bon sens : c’est l’ordre qui range à leur place convenable, et qui distribue sagement toutes les richesses de l’esprit : c’est l’ordre qui assortit ensemble les différentes parties de la fable : c’est l’ordre qui fait reluire la composition, les idées, le langage : c’est lui qui expose, noue, éclaircit, débrouille, termine, et accomplit : c’est lui par lequel éclatent surtout les merveilles que nous admirons dans les chefs-d’œuvre où mille belles choses ne seraient sans lui que des matériaux précieux et informes. Si je n’en fais pas une condition spéciale de la tragédie, c’est que l’ordre est la loi universelle à qui sont soumis nos travaux en tous genres, nos habitudes, nos usages, nos soins domestiques, notre économie rurale et civile, la police de nos cités, de nos républiques, de nos royaumes, et même les créations de la nature entière, dont la marche réglée nous offre partout l’image et l’exemple de l’arrangement, dans le monde moral et physique.

Onzième séance.
Sur le style tragique ; sur le dialogue ; sur les tableaux scéniques ; et sur la symétrie théâtrale.

Messieurs,

Nous approchons du terme des conditions tragiques que j’ai tâché de démêler et de définir : après celles dont je me propose aujourd’hui de vous parler, il n’en restera plus qu’une, et celle-là n’est que la réunion de toutes les antécédentes, réunion sans laquelle un ouvrage ne saurait passer pour accompli ; condition majeure, et résultante de la connaissance des vingt-cinq autres.

Jusqu’ici l’objet de mes leçons se renferma dans l’art de la composition : j’examinai le fonds et l’essence même de la tragédie, ses sentiments, sa contexture, ses proportions, sa marche, en un mot, ce qui en fait le corps et l’âme. Maintenant il faut enseigner ce qui concerne l’art de l’exécution, c’est-à-dire ses formes, les charmes et la force qu’elle emprunte de son langage et de ses attitudes, en un mot ce qui en fait l’expression et la parure.

22e Règle. Le style propre à la tragédie.

Commençons par le style ; cette partie dont la plupart des rhéteurs ont fait l’objet capital de leur enseignement, les a tellement absorbés qu’ils ont à peine considéré les autres qualités littéraires, et que limitant leur examen à ce qui touche les lois de la grammaire et de la versification, ils ont prisé les poètes dramatiques, plutôt sur la beauté des discours que sur celle des inventions. De là, leur superficiel jugement sur ce Corneille, que nous avons eu tant d’occasions de louer : de là, leur préférence marquée pour Racine et Voltaire, dont la diction est plus brillante et plus pure. Je n’ai pas cru devoir adopter leur méthode, pensant qu’elle avait étroitement borné leurs vues, et qu’il m’était indispensable de vous retracer d’abord les idées créatrices et fondamentales du grand, du pathétique, et de l’ordre, et de vous rappeler ensuite les conditions du style, qui font valoir ces mêmes qualités.

J’ai voulu traiter le principal avant l’accessoire ; et, me souvenant de la maxime générale de Boileau,

« Avant donc que d’écrire apprenez à penser.

j’ai porté préalablement l’analyse sur la pensée de la tragédie, et vais entreprendre désormais d’analyser l’élocution qui lui est propre.

Deux qualités spéciales au style tragique.

Les qualités du style tragique se réduisent à être clair, et à n’être pas commun : clair, parce qu’il faut le rendre facilement intelligible à la multitude ; non commun, parce qu’il doit correspondre à la dignité des graves sujets que le genre commande. Le style tragique a deux espèces : il est orné dans l’exposition de la fable et dans les choses locales ; simple et passionné dans l’action. Ces deux principes, bien développés, sont les éléments uniques de l’éloquence dans ce genre.

Ce qui produit la clarté.

Le style est clair, toutes les fois que la phrase construite grammaticalement, comporte les mots propres dont la signification absolue exprime les choses sans équivoque, et que, dégagée des termes superflus dont l’embarras la surchargerait et l’obscurcirait, elle court à la fin de la période, soutenue par des liaisons légères et naturelles.

Ce qui produit l’élégance.

Mais la clarté n’est point l’élégance : celle-ci dépend du choix des mots, de la place qu’ils prennent, de l’harmonie de leur son, d’une certaine grâce arrangée, et de la précision aisée qu’ils impriment au sens : le style par là devient élégant ; mais il ne cesse pas encore d’être commun : les entretiens familiers, la diction épistolaire réunissent parfois ces avantages sans s’élever au-dessus du discours vulgaire. Ce n’est donc pas assez pour la tragédie : les vers dont elle se compose nous avertissent de la différence de son élocution : elle a une langue poétique qui n’est ni celle de la comédie, où les expressions populaires sont admises, ni celle de l’épopée, où les descriptions merveilleuses et l’intervention des dieux exigent une pompe extraordinaire : son élocution noble doit donc tenir un juste milieu : rester claire par le fréquent usage des mots propres, se rendre élégante par leur bon choix, et s’élever au-dessus de l’idiome commun, par les métaphores adroitement fondues avec le sens de ses expressions, et par la triple harmonie des termes, de la mesure, et des rimes. Le vers iambique, affecté par les anciens à la tragédie, établissait une différence positive entre le ton de ses dialogues et celui de leurs narrations épiques composées en vers hexamètres : nous, qui n’avons, ainsi que je l’ai remarqué, que l’alexandrin pour les deux genres, comment distinguerions-nous le style propre au théâtre du style de l’épopée, si notre esprit ne mesurait le ton poétique de Melpomène sur la valeur des mots, des tours, et des figures ? Le poème chante, et la tragédie parle. Une noble simplicité doit donc toujours régner en son langage, et les tropes qui le rehaussent n’y éclater que dans les élans passionnés du discours. Notre délicatesse est le seul juge qui puisse apprécier ces nuances : chez les Grecs, chez les Latins, elles étaient marquées par le rythme ; et, chez les Français, elles n’ont que le bon goût pour arbitre, et que sa loi pour constante règle. Si j’ai paru mettre plus d’importance aux éléments de l’invention et de la composition, qu’à ceux de l’exécution même, on me ferait tort d’en arguer que je ne la considère que subsidiairement : le style est une condition essentielle de tous les ouvrages de l’esprit : il est à son égard ce que le coloris est au dessin linéamentaire : lui seul ajoute le relief et l’éclat aux contours : lui seul leur prête la vie et prolongé leur durée : c’est de lui qu’ils reçoivent en quelque sorte l’immortalité : car sans lui les productions les mieux conçues languissent et meurent dans la mémoire ; et l’on pourrait dire que le style qui revêt, soutient et pénètre toutes leurs formes, est pour elles ce que pour les corps est l’embaumement qui les conserve à jamais dans leur couleur fraîche et animée.

Avantages d’une diction correcte et élégante.

En effet quel agréable souvenir garderions-nous d’une fable, dès que l’action nous en serait connue, si nous n’emportions avec nous le souvenir du charme qui flatta notre oreille en l’écoutant, du plaisir que causèrent ses développements à notre esprit, des douces émotions dont les discours des personnages saisirent nos cœurs, des fortes secousses que leurs expressions figurées portèrent à nos âmes ? Notre curiosité sèchement satisfaite par elle, nul attrait ne nous ramènerait à l’entendre une seconde fois, si la diction incorrecte nous avait rebutés. Reviendrions-nous lui redemander compte de nos plaisirs ? rechercherions-nous en elle ces précieux détails dont se compose le trésor d’une poétique éloquence ? nous appliquerions-nous à étudier les secrets de son harmonie, à retenir ses beaux traits, à suivre l’élégante conduite de ses raisonnements, à remanier mille fois un tissu de choses merveilleuses qui ne reluisent que par le style ? Tel est l’avantage des tragédies bien écrites. On les a d’abord nettement comprises, on croit les savoir vers par vers, et chaque fois qu’on revient les écouter, pour renouveler en soi les jouissances qu’on y éprouva, on croit ne les avoir point encore entendues, tant on y retrouve de beautés qu’on n’avait pas aperçues ; sources d’enchantement qui semblent inépuisables. Qui que vous soyez, qui aspirez à laisser des drames durables, ne négligez pas l’art de les bien écrire : appliquez-vous à répandre sur toutes leurs parties ce baume qui les préserve des injures du temps, et qui les perpétue : donnez à vos paroles cette souplesse active qui s’insinue au fond de l’intelligence, qui, tantôt douce et pathétique, remue les cœurs les plus froids ; et, tantôt forte et pressée, s’ouvre des routes jusques dans les entrailles des auditeurs. Ne vous fiez pour vous immortaliser, ni sur l’étendue de vos idées, ni sur l’éclat de votre imagination, ni sur votre érudition savante, ni sur la chaleur de vos sentiments : un style bas, dur et haché, obscurci de sens énigmatiques, corrompra vos pensées, voilera vos conceptions, enfouira votre savoir, et attiédira ou glacera votre véhémence. Vous n’aurez laissé d’autre produit de votre fécondité que des matériaux bruts et informes, dont un sage écrivain s’emparera légitimement, dès que sa plume habile, en vous les enlevant, s’enrichira de vos dépouilles, qui recevront de son art un lustre tout nouveau. Voilà ce qu’ont fait les Racine sur leurs grossiers prédécesseurs : ceux-ci ne manquaient pas de génie ; mais ils ignoraient le talent de le mettre en œuvre ; et leurs innocents spoliateurs se sont acquis toute la gloire dont leur ignorance, ou peut-être leur négligente insouciance du pouvoir d’un style châtié, les a privés malgré leurs qualités brillantes. Réfléchissez à ce péril, vous qui êtes jaloux de vous survivre, et songez que vous n’y échapperez pas, si Crébillon lui-même n’a pu l’éviter : qui de nous se flattera d’avoir mieux conçu ce qui constitue le grand et le terrible ? N’eut-il pas souvent une hauteur digne de Melpomène ? Manquait-il d’énergie, de vérité, de noblesse ? Pourquoi hésite-t-on à croire que son cothurne ait marché de pair avec celui des principaux tragiques de l’antiquité ? C’est qu’il l’a terni par les taches de sa plume, et qu’il ne s’offre entre ses concurrents que souillé des vices dont ils ont su se garantir. La faveur publique lui fût demeurée fidèle, s’il eût tracé les images douces et tendres, comme il traça celles qui impriment l’épouvante : on les eût retenues comme on retint les vers terribles de ce songe, dans lequel peignant le courroux de tous les flots d’une vaste mer agitée par la tempête, il jette ce trait plus frappant qu’une suite de beaux vers.

« La mort seule y parut.

On se souvint pareillement de ce tableau que renferme la réponse de Pharasmane,

« La nature marâtre, en ces affreux climats,
« Ne produit au lieu d’or que du fer, des soldats ;
« Son sein, tout hérissé, n’offre aux désirs de l’homme
« Rien qui puisse tenter l’avarice de Rome.

De même on se fût rappelé mille passages poétiques, si, comme les écrivains épurés, il n’eût pas brillé seulement par éclairs, mais d’une lumière continue, vive, tantôt ménagée, tantôt étincelante, égale à celle qui rayonne dans les chefs-d’œuvre, et qui en échauffe et vivifie le détail et l’ensemble : car c’est le propre des choses bien énoncées de s’imprimer si avant dans l’entendement, que nul oubli ne les efface.

Tous les moyens convenables à l’orateur appartiennent au poète tragique qui expose, prouve, réfute, délibère, et conclut : mais l’un doit cacher son art en s’expliquant, et la liberté de sa prose courante aide à le déguiser sans cesse : l’autre est contraint à montrer son art dans ses discours, et la pompe nécessaire à sa versification gêne son naturel de mille entraves, si toutefois il ne s’habitue à les porter avec autant de force que d’aisance et de grâce. Il ne dédaignera pas les ornements, puisque son devoir est de plaire et d’étaler ses apprêts, tandis que l’orateur les dissimule ; et de parler un langage extraordinaire que l’autre n’affecterait qu’à son détriment.

Dogme d’Aristote.

L’un a pour but de convaincre, et l’autre de séduire ; or jugez de la différence qu’Aristote établit entre l’oraison et la tragédie, lorsqu’il écrit dans sa poétique excellente : Quel serait le mérite de l’élocution dramatique si le plaisir qu’elle cause venait des pensées, et non de l’élocution même ? En commentant ce peu de paroles, on en sentira la justesse. Le mérite, dit-il, ne consiste pas dans les pensées ; il ne l’attribue qu’à la diction : non qu’il ait prétendu que le fonds des idées n’ait pas besoin de solidité, de suite, et de sagesse ; mais ces qualités appartiennent à chaque production comme à la tragédie ; elles ne lui sont pas exclusives : celles qui lui sont spécialement propres, celles qui en font le charme séparé, ce sont l’élégance, l’élévation, la force, la mélodie du langage. Le défaut de cette condition, si rarement accomplie, la rendrait méconnaissable, et c’est en quoi la maxime du philosophe est vraie à la rigueur. Une tragédie n’aura donc point encore le mérite attaché à son genre, si les idées en sont bien convenables et la construction bien combinée ; il faut, de plus, qu’elle soit revêtue de l’appareil artificieux du style, afin qu’on admire moins l’objet de la pensée, que la tournure heureuse, neuve, enchanteresse, qui l’exprime de manière à causer un plaisir inaccoutumé. Ce soin de rajeunir les choses par l’expression, et de les embellir, ne doit pas vous pousser à la recherche des superfluités, ni au luxe qui les chargerait d’un fard dangereux. Il est même des actes entiers où le dialogue prenant, par intervalles, une simplicité presque familière, n’a plus pour ornement que le choix noble des mots ; mais dans les premières scènes, où il s’agit de saisir, de frapper l’imagination, un peu de faste sied à la tragédie, dont il annonce la grandeur.

L’auteur qu’il faut citer le premier pour ce qui concerne le style, Racine, nous donne partout l’exemple de ce précepte ; et sa plume, sans prodiguer l’emphase épique, fit monter plus d’une fois l’exposition de la tragédie au plus haut degré de magnificence. Particulièrement, dans la scène entre Hippolyte et Théramène ; il surpasse en noblesse tout ce qu’il avait écrit : le confident interroge son maître sur l’état de son cœur, et le soupçonne d’aimer.

                                  « Ami, qu’oses-tu dire ?
« Toi, qui connais mon cœur depuis que je respire,
« Des sentiments d’un cœur si fier, si dédaigneux,
« Peux-tu me demander le désaveu honteux ?
« C’est peu qu’avec son lait une mère amazone
« M’ait fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne ;
« Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,
« Je me suis applaudi quand je me suis connu.
« Attaché près de moi par un zèle sincère,
« Tu me contais alors l’histoire de mon père.
« Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix,
« S’échauffait au récit de ses nobles exploits ;
« Quand tu me dépeignais ce héros intrépide
« Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,
« Les monstres étouffés et les brigands punis,
« Procule, Cercyon, et Scirron, et Sinnis,
« Et les os dispersés du géant d’Épidaure,
« Et la Crète fumant du sang du Minotaure.
« Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,
« Sa foi partout offerte et reçue en cent lieux ;
« Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ;
« Salamine témoin des pleurs de Péribée ;
« Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés,
« Trop crédules esprits que sa flamme a trompés !
« Ariane aux rochers contant ses injustices ;
« Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;
« Tu sais comme, à regret écoutant ce discours,
« Je te pressais souvent d’en arrêter le cours.
« Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire
« Cette indigne moitié d’une si belle histoire !
« Et moi-même à mon tour je me verrais lié !
« Et les dieux jusques-là m’auraient humilié !
« Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable,
« Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable ;
« Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui
« Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui.

La vie entière de Thésée ne peut être renfermée en moins de vers : pourtant leur précision n’empêche pas que toutes les couleurs, toutes les nuances nécessaires à la beauté du tableau qu’ils contiennent, n’y soit richement étalées. L’auteur épargne-t-il ce feu dont s’anime sa poésie dans la réponse de Théramène, et craint-il de le prodiguer en faisant parler les moindres confidents :

            « D’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?
« S’il a quelque douceur n’osez-vous l’essayer ?
« En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?
« Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?
« Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés ?
« Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez,
« Si toujours Antiope, à ses lois opposée,
« D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?

Considérez ici le fond des pensées : ce n’est que le conseil donné complaisamment par l’amitié de céder à un penchant irrésistible : tout autre aurait mis les mêmes choses dans la bouche de Théramène : mais Racine, lui seul, en lui faisant parler de l’amour dont Hippolyte s’effraye, eût su lui faire dire gracieusement,

« S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?

Lui seul eût exprimé avec un charme mythologique cet empire qu’exerce la beauté sur les vertus les plus rebelles aux séductions voluptueuses :

« Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés ?

Lui seul eût eu l’adresse d’ennoblir par un tour heureux le sens vulgaire de ces vers finement construits.

« Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez,
« Si toujours Antiope, à ses lois opposée,
« D’une pudique ardeur n’eut brûlé pour Thésée ?

Lui seul enfin eût su relever si poétiquement la peinture détaillée de l’oisiveté du jeune chasseur qui néglige ses chevaux et ses exercices.

« On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,
« Tantôt faire voler un char sur le rivage,
« Tantôt, savant dans l’art par Neptune inventé,
« Rendre docile au frein un coursier indompté :
« Les forêts de nos cris moins souvent retentissent :

Il peint d’un seul trait la maladie incurable qui enflamme son sang :

« Chargé d’un feu secret vos yeux s’appesantissent.

Pradon avait eu les mêmes pensées, mais la platitude de son style les défigura : une foule d’auteurs ont eu de pareilles raisons à donner en faveur des passions amoureuses ; mais le fard des expressions, les tours affétés, la fausse galanterie, ont affadi leurs vers lâches, mous, pleins de lieux communs et de froides redites.

Racine est grand poète, parce qu’il est toujours naturel, et n’est jamais ordinaire. Ses hardiesses sont si bien déguisées que l’on ne s’aperçoit pas qu’elles soient si fortes et si fréquentes. Il ne fait pas dire à son Arcas que vingt rois attendent l’instant de partir avec Agamemnon, leur chef ; mais par un tour métaphorique,

« Tous ces mille vaisseaux qui, chargés de vingt rois,
« N’attendent que les vents pour partir sous vos lois.

Souvent il escorte le sens d’un concours d’images et d’épithètes insolites : souvent il use des ellipses les plus audacieuses : Agamemnon hésite à immoler sa fille ; il se rappelle ses combats secrets, et raconte avec quelle cruelle industrie Ulysse lui représentait son devoir.

« Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nuits,
« Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis,
« Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,
« Me venaient reprocher ma pitié sacrilège ;
« Et, présentant la foudre à mes esprits confus
« Le bras déjà levé, menaçaient mes refus.

c’est-a-dire me menaçaient de me punir si je leur refusais leur victime : et là les refus, personnifiés en quelque sorte, sont les objets directs de la colère des dieux. L’audace poétique a-t-elle jamais franchi plus d’intermédiaires ?

Souvent il brille par une finesse singulière, qui paraît si peu qu’elle échappe aux observateurs les plus subtils, et qu’on ne l’entrevoit qu’en la méditant. Burrhus demande s’il était besoin de Sénèque et de lui pour priver Néron de toute instruction utile :

« Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire !…

Y a t-il rien de plus neuf que cette expression, instruire dans l’ignorance ; et n’appartient-elle pas à une plume exercée qui trouve seule ce qu’il lui faut ?

« Déjà de ma faveur on adore le bruit

Autre expression remarquable, et que rien ne vaudrait, puisqu’on ne saurait mieux figurer en poésie la disposition du peuple et de la cour à se prosterner devant les premières apparences du crédit ; et que cela est mis en image dans un seul hémistiche, trouvé par le génie.

Quelquefois, en plaçant un mot au point lumineux de la phrase, Racine lui prête un effet surprenant. Le ministre Aman ne peut dans sa grandeur supporter la présence d’un homme inflexible qu’il rencontre chaque jour à sa porte : ce qui le blesse en lui, c’est la fierté de son regard : voilà donc le trait qui doit éclater ; aussi comment Mardochée est-il peint par ce ministre ?

« Revêtu de lambeaux, tout pâle ; mais son œil
« Conservait sous la cendre encor le même orgueil.

Son œil, semble étinceler visiblement au lieu où il est placé. Si ce mot n’était au bout du vers, il perdrait son éclat piquant.

Quelquefois, par une élégante métonymie, il prend l’effet pour la cause, et dicte ces vers exquis à Œnone ;

« Phèdre mourait, seigneur, et sa main meurtrière
« Éteignait de ses yeux l’innocente lumière.

Ailleurs, mesurant l’espace par le temps, il attribue les qualités de la durée à la route qui va conduire Phèdre dans les enfers.

« J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,
« Par un chemin plus lent descendre chez les morts.

Dans une autre pièce un héros vaincu, de qui l’on parle comme d’un monument qui s’écroule, reçoit le conseil de ne pas aller de contrée en contrée,

« Montrer aux nations Mithridate détruit.

Ce même héros avait peint sa destinée en des vers les plus hardis peut-être dont on puisse admirer l’artifice dans Racine.

« Vaincu, persécuté, sans secours, sans états,
« Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,
« Conservant pour tout bien le nom de Mithridate,
« Apprenez que, suivi d’un nom si glorieux,
« Partout de l’univers j’attacherais les yeux ;
« Et qu’il n’est point de rois, s’ils sont dignes de l’être,
« Qui, sur le trône assis, n’enviassent peut-être
« Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé
« Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.

Un naufrage qui est plus élevé que la gloire des rois, un naufrage que n’ont achevé ni Rome, ni quarante années ; là tout est vrai et magnifique, cependant tout est osé, inusité, original ; et l’effet résultant de cette phrase extraordinaire ne tient qu’à son arrangement.

Réfutation d’une maxime accréditée par Voltaire. Importance de l’inversion en poésie

Transposez les mots, ainsi que l’ont impoétiquement conseillé Voltaire et La Harpe, qui présumèrent que pour bien juger les vers, on les devait remettre en prose, et que s’ils ne perdaient rien de leur sens après cette épreuve, ils étaient bons et corrects : ce mode d’estimation démentirait l’axiome de Boileau, puisque chaque mot, comme il l’enseigne, n’a de pouvoir que par la place qu’il occupe ; dérangez-le, il prend une autre signification. L’erreur que je combats tendrait à persuader, 1º que les seules difficultés de la poésie française sont la mesure des syllabes et la consonance des rimes ; 2º que l’inversion n’aurait lieu que pour soumettre les termes au nombre, et au retour du son final : mais l’inversion est d’un usage plus étendu, plus compliqué, plus utile : c’est elle qui varie les positions harmonieuses, et qui change la valeur des mots : c’est elle qui les fait passer du propre au figuré : c’est elle en que réside le mystère de l’art des vers dont la mesure et la cadence ne sont que le mécanisme sensible. Soumettez à la trompeuse expérience, que je blâme, les vers cités de Mithridate, ils vous paraîtront mauvais. On ne pourra dire, sans être un barbare écrivain, un naufrage élevé, si l’on n’a dit par avance dans l’hémistiche, au-dessus de la gloire des rois, et le reste de la phrase ne semblera pas moins bizarre et obscur, s’il n’est précédé de la circonstance qui l’annonce, et qui motive la déviation affectée au sens du participe achevé, qui clôt la période.

Tentons l’épreuve sur d’autres vers dont la beauté soit incontestable, et nous serons frappés évidemment de son ridicule.

« Ce nom de roi des rois, et de chef de la Grèce,

Chatouillait la faiblesse orgueilleuse de mon cœur : Est-il rien de plus étrange que cette phrase ainsi dérangée de son ordre poétique ? L’action du verbe chatouiller peut-elle être imprimée à la faiblesse d’un cœur ? Mais rétablissez le vers, et jugez le tel qu’il est fait.

« Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.

Le verbe qui exprime une action physique, se trouve près du cœur, objet physique de son action ; et la qualité morale de ce cœur qui est la faiblesse, est accompagnée d’une épithète morale justement appliquée à cette qualité. Le tout est convenablement attiré, et d’un choix exquis.

Transposons aussi les mots de ce vers connu d’Athalie.

« Et de David éteint rallumé le flambeau.

Si vous dites, rallumer le flambeau éteint de David, le régime, dès lors, est au sens propre, et signifie lumière ; et quand vous parlez ensuite de David, il vous faut recourir à la signification trompeuse du régime pour la rectifier ; autrement elle est perdue, et tout devient inintelligible : mais, dans l’arrangement du vers, vous êtes d’avance avertis par ces deux mots bien rapprochés : David éteint ; de là, ce flambeau qu’on veut rallumer, reçoit pour vous un sens figuré, et vous désigne la race de ce roi qu’on veut faire renaître après son extinction. Votre esprit n’est pas obligé de revenir sur sa route.

L’embarras augmenterait encore, ou plutôt cette transposition serait impraticable en des vers ornés de ces épithètes explétives, redondantes, seulement ajoutées pour la chute des cadences, et pour le plaisir de l’oreille ; ou dont le sens est abrégé par des latinismes concis, par les incidences des ablatifs absolus, ou affranchi par des ellipses rapides de tous les éléments de diction que la poésie omet, et que la prose ne saurait rejeter.

Il serait facile de prouver par cent exemples de cette sorte qu’on apprécie mal toute poésie en la décomposant ainsi : sa beauté ne résultant que de sa construction, on la doit envisager dans son intégrité même. À ce propos, je vous rapporterai ce que le poète Lebrun avait entendu dire à Racine le fils, qu’il interrogeait, dans sa jeunesse, sur les secrets de son illustre père. Il comparait cette façon d’analyser les vers transmis en prose, à l’opinion qu’on serait tenté de prononcer sur la proportion et l’effet d’une belle colonne détachée d’un édifice, séparée de sa base et de son chapiteau, tronquée dans la longueur de son fût, n’offrant enfin que des fragments désunis sur la terre, par lesquels on voudrait juger de la beauté et de l’élégance qu’elle avait lorsque, entière et debout, elle ornait la face d’un monument dont elle était le noble soutien avant qu’on l’eût renversée.

La poésie, d’ailleurs, emploie moins de mots, et se sert d’autres mots que la prose : elle supplée à la moitié des éléments du langage dont elle se prive, par la multitude des circonlocutions particulières qu’elle recherche. Il serait donc absurde de prétendre la soumettre à l’examen que Voltaire et La Harpe lui veulent faire subir.

Peut-être ces deux écrivains, et surtout le dernier, ne restèrent si loin du style de Racine, que parce que leur dangereux procédé leur dictait souvent de la prose rimée, au lieu de poésie. Quand Voltaire adressait en vers ce reproche à notre versification :

« Eh ! ne péchons-nous pas par l’uniformité ?

c’était lui qui péchait, et non la langue de Racine et de Boileau. Ce que les deux critiques pensèrent faussement encore sur les vers français, qu’ils accusèrent de marcher uniformément, deux à deux, avec une monotonie inévitable, n’a pas peu contribué à la décadence du style poétique. On adopta leur opinion sur parole : on négligea d’observer que l’uniformité du ton tient à la facture des versificateurs médiocres, et non à un vice de la langue : on oublia que Racine, plus versé dans son art, sut varier ses coupes, ses césures, ses périodes, et les cadencer sans cesse diversement. Ce talent éclate surtout en lui dans les rôles passionnés, où le désordre des expressions suit le désordre du cœur de ses personnages. Roxane, Bérénice, Hermione, Oreste, Phèdre, prononcent peu de vers qui soient d’une mesure uniforme. Écoutons l’épouse de Thésée :

] « Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
« Je l’ai perdu : les dieux m’en ont ravi l’usage.
« Œnone, la rougeur me couvre le visage.
« Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,
« Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.

Plus loin, dans la scène où Phèdre se déclare, que de mouvements, que de variété ! Tantôt les vers sont isolés, tantôt unis, quelquefois brisés, souvent enchaînés l’un à l’autre par un assemblage qui n’est jamais pareil, et cependant nul enjambement vicieux n’en altère l’intégrité ; car dans les vers il faut souvent des césures et jamais d’enjambement.

« Oui prince, je languis, je brûle pour Thésée :
« Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
« Volage adorateur de mille objets divers,
« Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
« Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
« Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
« Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
« Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;
« Cette noble pudeur colorait son visage,
« Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
« Digne sujet des vœux des filles de Minos.
« Que faisiez-vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,
« Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
« Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
« Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
« Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
« Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
« Pour en développer l’embarras incertain,
« Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
« Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;
« L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée ;
« C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours…

Ailleurs, lorsque Phèdre cède à ses fureurs jalouses contre Hippolyte et Aricie :

« Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
« Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ?
« Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire ?
« De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?
« Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
« Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?
« Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence ;
« Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ;
« Ils suivaient, sans remords, leur penchant amoureux ;
« Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux :
« Et moi, triste rebut de la nature entière,
« Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ;
« La mort est le seul dieu que j’osais implorer.

Sent-on que des vers, si bien tournés, aient une mesure égale et forcément monotone ? L’alexandrin est dans notre langue, pour les poètes qui savent l’employer, le vers le plus libre, le plus mobile, et le plus aisé à couper, à quatre, à huit, à dix syllabes : il contient en ses deux hémistiches le nombre de pieds dont se composent tous les autres vers. Tous leurs mètres se retrouvent en lui, selon qu’il en est besoin. Il ne faut pas confondre les hémistiches qui marquent le milieu du vers, avec les césures qui suspendent le vers à volonté.

Décomposition du récit de Théramène.

Prenons le récit le plus pompeux dont s’honore notre poésie, morceau parfait auquel on ne peut, comme style, reprocher sur la scène qu’une élévation trop voisine du ton épique. Vous y admirerez comment chaque phrase, chaque période, est différemment coupée par la ponctuation.

« A peine nous sortions des portes de Trézène,

Vers suspendu par le sens, et que suit un hémistiche détaché.

« Il était sur son char.

Maintenant la moitié d’un vers, et un autre tout entier, enchaînés dans une seule phrase.

                       « Ses gardes affligés
« Imitaient son silence, autour de lui rangés.

La double action que Racine peint ensuite est lente et égale : il poursuit en deux vers isolés :

« Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
« Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.

Après, une période de quatre vers dont les deux premiers forment le premier membre sans qu’une virgule en sépare le sens, dont le troisième se marque en deux hémistiches bien suspendus, et dont le quatrième va tout d’une pièce :

« Ses superbes coursiers, qu’on voyait autrefois
« Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,
« L’œil morne maintenant et la tête baissée,
« Semblaient se conformer à sa triste pensée.

Ici deux vers masculins expriment l’effet d’un bruit inattendu, et deux vers féminins de mesure longue, le retentissement de ce bruit.

« Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
« Des airs en ce moment a troublé le repos ;
« Et du sein de la terre une voix formidable
« Répond en gémissant à ce cri redoutable.

Là, un seul vers pour marquer la promptitude du saisissement de Théramène :

« Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé :

Un second vers seul pour marquer le même effroi qui saisit les chevaux :

« Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.

Maintenant Racine va mettre la césure à la troisième syllabe, et en détachera neuf pour l’élégance du reste de son vers ; celui qui suit marche d’une pièce ; le troisième se rompt deux fois dans le premier hémistiche, et sa dernière moitié s’unit au dernier vers qui termine la phrase.

« Cependant, sur le dos de la pleine liquide,
« S’élève à gros bouillons une montagne humide :
« L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
« Parmi des flots d’écume, un monstre furieux.

Désormais il prend le style descriptif, et la pompe de ce genre lui demande des nombres plus égaux.

« Son front large est armé de cornes menaçantes ;
« Tout son corps est couvert d’écaillés jaunissantes ;
« Indomptable taureau, dragon impétueux,
« Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;
« Ses longs mugissements font trembler le rivage.
« Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
« La terre s’en émeut, l’air en est infecté,
« Le flot, qui l’apporta, recule épouvanté.
« Tout fuit ;

Ces deux syllabes ont une action rapide : les dix qui restent donnent un vers de cinq pieds.

« Et, sans s’armer d’un courage inutile,
« Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Mais il faut représenter la résistance du jeune homme qui retient son char : là, chaque hémistiche suspendu renferme une circonstance.

« Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros,
« Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
« Pousse au monstre…

Voici une nouvelle coupe. Ce qui reste du vers s’engage avec le suivant, et varie encore la chute de la phrase.

                         « Et d’un dard lancé d’une main sûre
« Il lui fait dans le flanc une large blessure.
« De rage et de douleur le monstre bondissant
« Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
« Se roule,

Encore une nouvelle césure. Reste un vers de cinq pieds.

            « Et leur présente une gueule enflammée
« Qui les couvre de feu, de sang, et de fumée.
« La frayeur les emporte ;

Cet hémistiche, isolément jeté, produit un effet excellent : ce qui le suit en reçoit un mouvement prodigieux.

                             « Et, sourds à cette fois,
« Ils ne connaissent plus ni le frein, ni la voix ;
« En efforts impuissants leur maître se consume ;
« Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.
« On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux,
« Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.
« À travers les rochers la peur les précipite ;

Ce vers tombe encore seul, après l’assemblage des précédents.

« L’essieu crie, et se rompt :

Autre hémistiche trop célèbre pour qu’il soit nécessaire d’en louer la beauté imitative.

                                 « L’intrépide Hippolyte
« Voit voler en éclats tout son char fracassé ;

Le son récidivé de la voyelle, a, ouverte et retentissante dans tout le vers, imite tellement le bruit du char qui se brise, qu’on croit entendre le choc qui le met en pièces de tous côtés. Désormais les vers vont se détendre, se mouiller de larmes, et peindre le relâchement et l’abandon convenables aux regrets, et à la plainte.

« Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.
« Excusez ma douleur… Cette image cruelle
« Sera pour moi de pleurs une source éternelle :
« J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
« Traîné par les chevaux que sa main a nourris, etc.

Je ne crois pas qu’on ait encore examiné ce beau modèle poétique sous le rapport de la variété des nombres. On aurait lieu d’y admirer aussi l’usage profitable des longues et des brèves bien employées, qualités qui, sans être positivement marquées dans notre langue, n’y sont pas moins sensibles pour les oreilles délicates. On y pourrait apprécier encore la vigueur du coloris, la finesse des nuances, la diversité des figures, l’excellence des termes, leur ton mélodieux, la netteté des contours déterminés des images, la richesse descriptive, et le sentiment exact du vrai, soumis à la magie de l’idéal. J’aurais mille autres éloges à faire de ce morceau classique ; mais celui auquel je m’astreins répondra suffisamment aux erreurs de ceux qui condamnent la langue française en lui attribuant l’impuissance des auteurs qui l’ont maniée ; et qui faisant consister notre poésie dans les rimes et les hémistiches, l’accusent de monotonie. Que de raisons n’aurais-je pas à déduire en sa faveur, des seuls écrits de Racine ! Cet auteur, qu’on croit si simple, apprit de Despréaux, comme on le sait, à faire difficilement des vers faciles : la multitude qui en saisit le sens avec promptitude est lente à en découvrir les secrets artifices ; car, selon ce que le général Montecuccolibc écrivit sur les mystères d’un autre art, tout ce qui est profond est caché. Cette maxime peut s’appliquer au style de Racine. Aujourd’hui ses belles pages, que nous avons retenues par cœur dès l’enfance, nous cachent des finesses que l’habitude nous empêche souvent de remarquer ; mais si nous songeons qu’il fut si longtemps décrié, méconnu, qu’il n’eut vers la fin de sa carrière que l’estime de Boileau pour appui contre l’injustice publique, nous sentirons combien sa simplicité est travaillée, puisqu’il fallut que les jugements des meilleurs esprits du siècle qui suivit le sien, accoutumassent la foule à goûter ce qu’il a d’exquis, pour consacrer son style dans la multitude inattentive qui le croyait mou, languissant et maniéré. Voltaire, qui, travaillant moins ses vers, eut une clarté plus commune, approcha moins que l’auteur de Caliste, du mérite de cette poésie qu’on peut nommer Racinienne : en toutes ses tragédies, il garda sa couleur propre, et fut le même : on ne trouverait nulle part dans sa versification courante de tels mystères à révéler. Son goût facile en poésie n’était point assez dédaigneux des termes et des tours admis dans la prose.

Variété de la diction appropriée aux sujets dans les pièces de Racine.

Racine transforme tout, et jusqu’à son propre style, qu’il latinise à l’égal de Tacite et de Salluste dans Britannicus ; qu’il enrichit d’hellénismes harmonieux dans Andromaque, Iphigénie et Phèdre ; et qu’il rendit judaïque, dès que l’esprit des prophètes lui inspira les divines scènes de ses héros israélites. Le secret de tant de métamorphoses littéraires serait curieux à expliquer encore ; mais cela nous mènerait trop loin, et ne serait possible que dans une ample démonstration. Je retourne aux principes généraux.

J’ai dit pourquoi le style tragique peut avoir une grande magnificence dans l’exposition : le cœur n’est pas encore saisi par l’intérêt, l’esprit s’attache complaisamment aux peintures des choses. C’est là que s’établissent les localités dont le tableau ne se produit que par de pompeuses descriptions. Gardez cependant de les prodiguer, et de trop les étendre : on apercevrait votre rhétorique fleurie, on ne verrait plus les fondements de l’action qui doit commencer. Soyez avares de métaphores et de figures hyperboliques : leur abus changerait vos discours en fatigantes énigmes. L’instant de s’en abstenir presque absolument est celui du nœud de l’intrigue, c’est-à-dire le moment où l’intérêt vivement excité ne souffre plus que le simple langage des passions.

« Que devant Troie en flamme, Hécube désolée
« Ne vienne point pousser une plainte ampoulée.

Là, plus vos expressions seront usitées, naturelles, et même familières sans bassesse, plus vous maîtriserez les cœurs et captiverez les esprits. La douleur, le courroux, ne s’exaltent point avec des raffinements, ne s’égarent pas en des descriptions fastueuses, ne raisonnent pas à l’aide d’ingénieuses comparaisons. Entendez-vous Achille irrité, répondre par un discours figuré aux outrages d’Agamemnon ?

« Eh ! que m’a fait, à moi, cette Troie où je cours ?
« Aux pieds de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
« Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,
« Et d’un père éperdu négligeant les avis,
« Vais-je y chercher la mort, tant prédite à leur fils ?
« Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
« Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
« Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
« Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
 » Qu’ai-je à me plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?
« Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes !
« Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien,
« Vous, que j’ai fait nommer et leur chef et le mien,
« Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,
« Avant que vous eussiez rassemblé votre armée.
« Eh ! quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
« Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
« Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même,
« Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?
« Seul, d’un honteux affront votre frère blessé
« A-t-il droit de venger son amour offensé ?
« Votre fille me plut, je prétendis lui plaire.
« Elle est de mes serments seule dépositaire.
« Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,
« Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
« Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ;
« Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée ;
« Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris :
« Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.

Tel est le vrai, tel est le naturel : ainsi parlent les passions animées. L’ornement de leurs discours est la précision et la rapidité de leurs paroles. Vous y rencontrez peu d’images, peu de périodes ; mais des phrases courtes, vives et serrées.

23e Règle. Le dialogue coupé ou soutenu.

La condition du Dialogue tragique a ses particularités recommandables. Qui ne sait dialoguer, ne peut dramatiser un sujet : ce n’est pas dialoguer que de faire disserter des personnages l’un après l’autre en débitant des tirades vainement éloquentes durant le cours d’une scène, dont la scène suivante termine l’objet en changeant les interlocuteurs. Dialoguer bien, c’est répondre. Or le dialogue a deux formes ou deux espèces : il est soutenu, quand l’acteur développe ce qu’il pense en un discours suivi, et que l’acteur opposé approuve, ou combat ses arguments, en une réplique suivie, d’une certaine étendue. Cette espèce, ordinaire à nos théâtres, n’est pas si commune à celui des Grecs. Ils usent fréquemment du dialogue coupé, qui répond mot par mot, vers par vers. En cela, plus imitateurs que nous de la nature, voici comme ils commencent leurs scènes. Le dialogue coupé en engage d’abord le sujet, et quand les esprits échauffés ont besoin de se répandre en prétextes ou en raisons, alors ils prolongent la discussion en discours suivis, dont la solidité remplit le milieu de l’entretien ; et la conclusion le ferme par un nouveau dialogue vif et coupé. Cette marche est conforme aux vrais mouvements de l’esprit humain : elle sert à la variété des effets, et si nous l’eussions plus souvent suivie, on n’eût pas eu lieu de reprocher à nos scènes l’uniformité de leur coupe, la langueur traînante qui les refroidit, et leurs interlocutions trop périodiques. Les Italiens me paraissent n’avoir pas négligé cette règle : j’ignore s’ils l’ont observée par étude, ou par instinct de bon goût ; mais leur dialogue animé, et particulièrement celui d’Alfieri, reçoit de cette précaution une vivacité très piquante.

Excellence du dialogue, en Corneille.

Corneille, de tous nos tragiques, est l’auteur dont les personnages se répondent le mieux dans les deux espèces de dialogue. La brillante scène de Rodrigue et du Comte est exécutée suivant la méthode que je loue dans le théâtre grec. Elle s’ouvre par un dialogue coupé, se nourrit de l’éloquence d’un discours vers le milieu, et se clôt par des répliques vivement rendues : les deux dernières ne sont pas les moins belles : dans l’une, éclate l’orgueil de l’agresseur qui s’obstine à refuser de rendre raison à un fils de l’outrage fait à son père ; et dans l’autre, brille le courage du jeune homme qui force irrévocablement l’offenseur à se battre pour laver à son tour sa propre injure.

« Es-tu si las de vivre ? (a dit le comte,)
                  « As-tu peur de mourir ? (est la réponse :)

et tous deux, également irrités, sortent pleins de vengeance. Cette scène, aussi bien finie que commencée, fut la première qui manifesta la vigueur de Corneille dans le dialogue. Ses autres chefs-d’œuvre étincellent en cette partie de l’art. On ne peut qu’en admirer les effets, mais non en enseigner les causes. On n’acquiert point ces saillies du génie : c’est le feu du ciel : il jaillit, il foudroie dans Polyeucte, il jette cent traits de lumière dans les rôles de Léontine, de Sertorius, de Pompée, de Cinna. On apprend à épurer le dialogue chez Euripide et chez Racine, à le presser chez Voltaire, mais non à l’enflammer de cette divine inspiration qui étonne, enlève et terrasse, selon qu’il faut transporter ou consterner les auditeurs : cela n’appartient qu’à Corneille. Cet auteur, si grand par les pensées, ne l’est pas moins par le style : il n’a pas la pureté, la grâce, la souplesse de son successeur ; mais ses discours solides sont pleins de verve, de tournures originales, d’expressions hardies, et d’une substance nourrie par la bonne latinité. Il porta l’invention jusque dans la langue ; il la travailla fortement, la dégrossit, et la prépara, pour ainsi dire, à recevoir la dernière main de ceux dont elle illustra la plume. Injustement lui reproche-t-on des incorrections fréquentes, en le comparant à Racine, qu’on nomme son rival contemporain. L’intervalle de trente années sépare les premiers ouvrages de l’un des premiers travaux de l’autre : et lorsqu’un homme d’un talent supérieur suit les traces d’un homme de génie, il hâte rapidement les progrès de l’art ; et, prompt à mettre à profit ses découvertes, il hérite même de son vivant du fruit de ses méditations. Les personne qui étudieront Corneille a percevront combien de locutions neuves et heureuses Racine emprunta de son vieux langage et sut rajeunir sous sa plume subtile. On trouve de lui ce vers :

« Qu’il n’ait, en expirant, que ses cris pour adieux.

L’auteur du Cid avait dit auparavant, dans le récit de la bataille contre les Maures,

« Nous laissant pour adieux des cris épouvantables.

Un grand corps littéraire ayant dogmatiquement décidé que des cris n’étaient pas des adieux, et Corneille s’étant rendu à ce jugement, on assure que Racine, dirigé par un meilleur goût, s’écria : Puisque l’académie condamne ce vers, et que Corneille le rejette, je le prends.

Pompée, en parlant à Sertorius, se félicite d’approcher un si fameux héros,

« Sans lui voir en la main, pique ni javelots,
« Et le front désarmé de ce regard terrible,
« Qui dans les escadrons guide un bras invincible.

Ce front désarmé d’un regard terrible parut mauvais et trop hyperbolique : l’imitateur ne craignit pourtant pas de faire dire à Phèdre, se plaignant des rigueurs d’Hippolyte ;

              « À mes vœux l’ingrat inexorable
« S’armait d’un œil si fier, d’un front si redoutable.

L’expression, comme on le voit, est reprise en sens inverse, et a passé de l’un dans l’autre. Ces imitations indirectes ne sont point des plagiats, mais des hommages que les doctes poètes rendent malgré eux à des beautés que le vulgaire des écrivains attaque ou méprise. Je rapporterais cent passages imités ainsi de l’un par l’autre, si je ne craignais d’être minutieux et si je voulais accumuler les preuves des erreurs de la fausse critique souvent empressée à décrier les choses même qui font la gloire des auteurs originaux, toujours méconnus par eux, et toujours défendus par la postérité. Les éloges qu’ont faits les deux Racine du créateur de la scène française attestent le respect du père et du fils pour le style de ce grand homme ; et l’on sent que ce que Virgile disait de son modèle, qu’il était plus facile d’arracher la massue des mains d’Hercule que d’enlever un beau vers à Homère ; ils l’eussent dit des beaux vers de Corneille.

Nulle chose, sans doute, ne serait plus aisée à faire que la poésie, si sa seule qualité consistait dans le naturel et la clarté du sens : mais elle exige une finesse qui ne soit pas pointilleuse, une bienséance qui ne soit pas contrainte, une énergie qui n’ait rien d’outré, une grâce qui n’ait rien de fardé, une grandeur qui ne soit pas montée sur des échasses. Elle veut parfois être simple, et n’admet pas les mots ordinaires ; elle veut parfois les employer, et demande que des adjectifs nobles ou piquants les défendent ou les déguisent. Elle use ici d’une tournure lente et molle pour adoucir une image trop forte ; elle prend là une locution un peu rude, afin de heurter brusquement l’esprit et de le fixer en le frappant mieux. Enfin un bel écrit à besoin de tant d’artifices, qu’il ne devient coulant et poli qu’après avoir été longtemps sous la lime. Les vers qui, s’éloignant de la simplicité première du discours, semblent gênés et torturés, n’ont cette apparence que parce qu’ils ne sont pas encore assez travaillés : mais ils peuvent être plus près du caractère poétique vers lequel ils tendent, que les vers jetés avec trop de négligence : et les vers dont le fil délié paraît aussi pur, aussi beau que l’or bien laminé, tiennent leur perfection d’un travail opiniâtre qui leur donna leur dernière façon. Calculez donc le temps et les peines que dut coûter à Racine cette poésie facile, qu’on croit née de l’inspiration naturelle, et demandez même à l’auteur de Mérope si la clarté populaire de la sienne mérite un prix égal.

24e Règle. Les tableaux scéniques.

Le style poétique tend à produire des images perpétuellement variées dans l’esprit, comme la composition tragique tend à présenter des situations animées devant les yeux. Aussi doit-on faire attention à l’effet des tableaux scéniques, c’est-à-dire à l’aspect des personnages sur le théâtre. Passons à cette condition. La faculté la plus rare est de pouvoir se bien figurer d’avance les positions respectives des acteurs qu’on amène en divers nombres, ou isolément, et qu’on groupe ensemble de mille manières. Tâchez qu’ils ne se succèdent pas uniformément, deux à deux, ou trois à trois, dans chaque acte : mais tantôt deux, tantôt un seul, quelquefois trois, quatre ou cinq, et souvent deux que les yeux n’aient pas vus depuis un temps ou qui leur soient nouveaux. Leur assemblage différent prévient l’ennui que causerait leur présence toujours pareillement accouplée. Les bonnes tragédies, durant le cours entier de leur action, n’offrent presque jamais les mêmes personnages plus de deux fois réunis en nombre égal. Vous remarquerez cela en les parcourant de scène en scène. Si les hasards du sujet ne se prêtent pas à ce calcul, dérangez les choses artificiellement pour obtenir la variété qui plaît aux regards. Le propre des cerveaux à imaginations fortes est de se réaliser la vision fantastique des personnages, de les élancer au dehors, et devant les yeux, et de poser en idée sur la scène les simulacres qu’on y fera parler. Leur génie voit intellectuellement la place qu’ils prendront, le maintien de chacun, leurs attitudes contrastantes, ou l’accord de leur pantomime : il assiste aux coups de théâtre que l’action commandera : il mesure la durée qu’aura l’entretien des acteurs, ou leur silence. La pièce se joue dans nos pensées ; et spectatrices du spectacle qu’elles projettent de donner, elles sont compétentes à décider par là des beautés frappantes ou des défauts nuisibles qui occasionneront les périls ou le succès de la représentation future.

Utilité des coups de théâtre : danger de leur abus.

On sait quelle agréable surprise excitent les coups de théâtre ; leur éclat résulte des tableaux complets qu’ils exposent. Il serait dangereux de les multiplier sans cesse, parce que la tragédie ne doit pas tant agir sur les yeux que sur le cœur, et qu’un tel artifice sied mieux aux magiques opéras qu’à la gravité du genre déclamé : toutefois il ne faut pas négliger la puissance de ces grands coups de théâtre, portés de loin en loin, dans les principaux actes tragiques. Le plus dramatique tableau de cette espèce qui puisse servir de modèle est celui du troisième acte d’Iphigénie en Aulide. La réunion nombreuse des personnages qui le composent lui donne une grandeur surprenante. Les intérêts dont ils sont agités les meuvent à la fois et les rattachent tous à l’action. Un amant superbe, c’est Achille, brûle de sceller le nœud qui va l’unir à la fille du roi des rois ; une mère orgueilleuse et triomphante, c’est Clytemnestre, se flatte d’allier son sang à celui du fils de Thétis ; une princesse jeune, innocente et belle, c’est Iphigénie, laisse éclater avec une douce pudeur l’espérance de s’unir à un héros invincible ; une triste rivale, jalouse de leur hymen, c’est Ériphile, frémit dans les bras de sa confidente du bonheur de cette famille qu’Atride envoie appeler au temple : mais Arcas arrivé pour les chercher, leur dit, en déplorant la cruauté du père d’Iphigénie,

« Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.

Ce seul vers échappé, perçant à la fois tous les cœurs, est un trait foudroyant pour Clytemnestre, pour sa fille, et pour le guerrier qu’elle aime, et un divin rayon d’espoir et de joie pour leur sinistre ennemie. Celle-ci, dont la douleur contrastait avec l’allégresse commune, comme l’ombre opposée à une grande lumière sur un des côtés du tableau, Ériphile, dis-je, sort tout à coup de son attitude ; elle fait seule briller son contentement au milieu de l’indignation, de l’effroi, du désespoir qui saisit généralement les autres personnages accablés ; et tout change en un instant l’aspect de cette inimitable peinture. Je ne sais de comparable à ce beau tableau scénique, en tous points achevé, que les deux situations étonnantes du cinquième acte de Rodogune, dont je vous retraçai, dans un commentaire étendu, le pathétique, la terreur, et le pompeux appareil. Les anciens, ni les étrangers, n’ont rien, je crois, qui s’égale à ces modèles ; et l’on peut conclure de l’examen des conditions théâtrales, que nos poètes nationaux ont laissé sur chaque règle des traces si lumineuses qu’elles éclipsent la splendeur de tous les talents rivaux.

25e Règle. La symétrie théâtrale.

L’art de former des tableaux agréables dépend de celui qui met les choses en accord, ou en justes oppositions : c’est l’art de la symétrie. Cette condition délicate ne saurait être omise dans le genre que nous traitons. La symétrie théâtrale est de deux espèces : elle tient à l’ordonnance des caractères pareils, ou à l’ordonnance des caractères contrastants. Elle imprime une certaine majesté générale aux compositions, et établit une force correspondante entre leurs parties. Un édifice ne peut plaire si les ailes dont s’appuie le corps de*sa façade ne présentent aux regards des masses proportionnellement parallèles, et si la petitesse de l’un de ses côtés, ne répondant pas à la hauteur de l’autre, défigure l’ensemble du monument. Eh bien ! la satisfaction que l’œil demande à l’architecture, l’esprit l’exige de l’art dramatique. Ce n’est donc pas sans raison qu’on parle figurément de la charpente d’une tragédie, lorsqu’on en veut louer ou blâmer la construction.

Ces proportions parallèles que la nature garde dans la structure des membres de l’homme et des animaux, elle les indique, pour le plaisir des yeux et de la pensée, à tous les arts d’imitation. Une tragédie sera conséquemment irrégulière, si les parties qui la constituent manquent de cette égalité : les passions n’y peuvent entrer en lutte si elles ne sont aux prises avec des passions contraires aussi fortes qu’elles. Les sentiments les plus puissants de la nature ne seront bien mis en jeu que contre la volonté la plus dénaturée : c’est le cas du sacrifice d’Iphigénie. L’enthousiasme d’un martyr n’aura rien qui balance son zèle, si la vertu politique ne brille en opposition avec lui : c’est le cas de Polyeucte et de Sévère. L’habileté d’un tyran triomphera de toute la prudence humaine, si la profonde discrétion d’une âme indignée ne le déconcerte : c’est le cas de Phocas et de Léontine. Ajouterai-je des exemples d’une autre sorte ? Les deux caractères généreux, ouverts, et désintéressés d’Héraclius et de Martian, contrasteront sans cesse avec les caractères reployés, vindicatifs, et ambitieux, des autres personnages : ces puissances égales, toujours en équilibre et réagissantes entre elles, contribuent à l’étonnement que produit leur continuel combat. Ah ! surtout dans l’immortelle tragédie de Rodogune, cette majesté qu’impose la symétrie, est non seulement sensible, mais évidente ! Deux frères tendres, vertueux, noblement amis l’un de l’autre, au-dessus des rivalités de l’amour et du trône, double objet de leur concurrence, contrastent tous deux avec deux princesses dont l’une est le crime en personne, et l’autre la haine irréconciliable. L’une, mère des deux princes, leur demande la tête de leur maîtresse ; l’autre, dans une scène formée sur le même modèle, leur demande la tête de leur mère. Les scènes entre les deux héros suivent, dans un même ordre, celles où leur sont faites ces propositions également odieuses. Ils manifestent à la fois la même indignation contre les deux femmes ennemies, et la même fraternité l’un pour l’autre. De cette ordonnance symétrique résulte un dénouement où l’accusation, qui plane également sur les deux reines, est débattue en deux harangues parallèles, dont l’éloquente opposition ajoute à la catastrophe une inconcevable grandeur. Tels sont les effets de la symétrie théâtrale qui fut rarement établie avec tant de suite et de magnificence.

C’en est assez, je crois, de cet aperçu rapide sur la vingt-sixième condition tragique. Je n’ai plus qu’à répéter à l’égard de toutes, le conseil qu’Aristote donne aux poètes sur les diverses espèces de tragédies. Ils doivent tâcher de réussir dans le plus de conditions qu’il leur sera possible, et dans les plus importantes. Cela est nécessaire aujourd’hui surtout, que le public est devenu plus difficile. Comme on a vu des poètes qui excellaient chacun dans quelqu’une de ces conditions, on voudrait aujourd’hui que chaque poète eût, lui seul, ce qu’ont eu tous les autres ensemble. » La prévoyante indulgence du philosophe alla plus loin pour les auteurs : voulant les sauver de l’abus des critiques erronées, qui, sous leur nombre, étouffent le talent dans son germe, il leur fournit le moyen défensif d’y opposer les réfutations. Il leur prête même douze réponses péremptoires aux reproches multipliés qu’on peut leur adresser injustement. Ce soin secourable diffère beaucoup de la rigueur de nos juges prévenus, qui ruinent les ressources de l’art, pour le plaisir de dogmatiser et d’humilier souvent le génie, journellement victime des verbeuses opinions dont s’entête leur morgue jalouse, et que leur suggèrent les partialités.

Si le génie n’échappe qu’avec peine à leurs attaques réitérées, que peuvent les faibles talents contre elles ? Serait-ce orgueil ou pédantisme que de m’appuyer moi-même de l’autorité d’Aristote pour user aussi du droit de repousser mille fausses critiques par autant de valables excuses ? Mais quelle perte de temps entraînerait le soin de répondre à une nuée d’obscurs ennemis, qui, me prêtant des idées contraires à celles que j’énonce, démentent ma profession de foi littéraire, bien publique, ou m’accusent d’encourager, par mes hardiesses, à l’infraction des lois que je proclame ; qui combattent mes œuvres par mes documents, et qui me divisent en rhéteur sage et en auteur téméraire, afin de s’accorder en partie avec vos approbations élevées en ma faveur.

Il faudrait me taire sur leurs inculpations, plus perfides que justes, si l’intérêt du cours que vous avez honoré de vos suffrages ne m’ordonnait de détruire des erreurs vulgairement propagées, qui atténueraient le crédit de mes leçons, et qui, malgré mon zèle, m’empêcheraient de coopérer efficacement à consolider la saine doctrine : mais je m’abstiens ici d’une polémique dans laquelle un système de dénigrement trop concerté me força d’entrer en 1811, époque des séances dont la matière composera le second volume de ce cours. On y verra que mes détracteurs feuilletonnaires n’ont fait que se copier les uns les autres d’année en année. Ce peu de mots, que m’arrache le besoin de m’assurer votre confiance, n’est donc qu’une exposition de mes moyens de défense, qui se développeront dans le drame de ma vie, et qui, peut-être, ne triompheront qu’à son dénouement, c’est-à-dire, après moi ; catastrophe personnelle, que retardera le plus possible ma philosophique insouciance de toutes vanités d’écrivain.

Douzième et dernière séance.
Application des vingt-six règles qui constituent le genre tragique, méthodiquement faite à l’Athalie de Racine, chef-d’œuvre dont l’analyse complète prouve la perfection incontestable.

Messieurs,

L’instant est venu de me conformer à la méthode qu’ont adoptée avant moi les professeurs de littérature. Lorsque j’osai les blâmer d’avoir réduit leurs moyens d’instruction à des analyses successives d’ouvrages entiers dont les extraits servaient de matière à des leçons de goût arbitraire, semblables aux articles détachés qu’on insère dans les feuilles périodiques ; lorsque je leur reprochai de ne s’être pas occupés de la décomposition des règles pour compléter une théorie dont ils cherchassent ensuite l’application dans la pratique des grands maîtres, on put croire que je prétendais seulement à m’ouvrir une route différente de la leur, et à me débarrasser des obstacles que leurs succès antérieurs pouvaient apporter à celui que je désirais obtenir. Je n’avais néanmoins que le projet de répandre plus de clarté sur les principes ; et, témoin du débat de tant d’opinions contraires sur la littérature, je ne voulus que trouver une marche qui conduisit à des certitudes, et démontrer que l’art de composer et d’écrire avait ses lois positives, à l’instar de celles des sciences exactes, et que ses préceptes se déduisaient des lois de la nature, en considérant cet art comme la science du cœur de l’homme.

Récapitulation de la première partie de ce cours.

Tel fut le premier point d’où je partis : je classifiai d’abord les genres et les espèces, je me saisis après de l’un d’eux, le genre dramatique. Je fis abstraction de ses diversités, et n’examinai que la tragédie. Dès que j’en eus défini les qualités, je passai aux conditions qui lui sont nécessaires : j’en comptai vingt-six ; et les ayant commentées l’une après l’autre, excepté la dernière, et appuyées chacune de leurs exemples tirés des anciens et des modernes, je vous donnai par là un essai de mes formules, applicables à tous les autres genres littéraires. Quelques personnes, surprises de la nouveauté de cette méthode, me contestèrent ma division qu’ils crurent imaginaire, et pensaient que le nombre des conditions que j’avais désignées n’était que problématique. Je ne les avais pourtant pas inventées, mais aperçues, mais observées, mais extraites attentivement des meilleurs ouvrages du théâtre. Voici quelle fut ma réponse : Si les vingt-six conditions n’existent pas, leur explication ne me sera pas possible ; si le public est frappé de leur évidence, d’après leurs définitions et leurs preuves, elles existent, et mon erreur ne sera plus d’avoir trop multiplié leur nombre, mais de n’avoir pas encore entrevu la quantité plus grande qu’un docte esprit saurait ajouter encore au peu de conditions indispensables que j’ai premièrement aperçues. Heureux si mon système analytique, employé par des hommes plus éclairés que je ne le suis et plus dignes de l’étendre et de l’accomplir, concourait dans l’avenir à séparer enfin le positif du conjectural en littérature, et à rendre les progrès de son enseignement aussi certains que ceux des autres sciences, avancées par les lumières de notre siècle !

La vingt-sixième condition de la tragédie, et, selon moi, la dernière, est la réunion de toutes les antécédentes. De cette réunion si rare et si difficile résulte la beauté parfaite d’un drame tragique. Il faut donc, comme je le disais, reprendre ici la marche commune aux autres professeurs, et analyser une seule tragédie suivant chacune des règles maintenant constatées. Ils ont commencé par où je finis ; et je me flatte en cela d’avoir choisi l’ordre le meilleur, puisque l’examen d’un ouvrage qui serve d’exemple à tous les préceptes n’en doit être que la subséquence dépendante.

Mais en quel théâtre choisir ce chef-d’œuvre formé de l’observation de toutes les règles ? Sera-ce en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre ? Les belles tragédies italiennes sont en petit nombre, si l’on en excepte les lyriques, et ce n’est pas ce genre dont il est question. Les pièces de Trissin, de Maffei, ont des côtés louables, mais ne sont point parfaites : Celles d’Alfieri sont graves, correctes, pleines de nobles sentiments, mais elles manquent de pathétique : une simplicité trop nue imprime l’affectation de la régularité antique, et la sécheresse du style roidit la maigreur de leurs formes. Les tragédies espagnoles, trop invraisemblables, abondent en incidents compliqués et merveilleux, et la division de leur sujet en journées prive leurs plans du bénéfice d’une régulière économie. Les tragédies anglaises, étincelantes de génie, en prodiguent les traits sans choix, et Shakespeare conserve lui seul par sa sublime grandeur la dignité qui caractérise le genre, au milieu d’un monstrueux mélange où le terrible et le pathétique s’allient aux trivialités bouffonnes.

La plupart des tragédies allemandes, quoique brillantes de sentiment et de vérité naïve, ont usurpé le titre qui les décore, et ne passeront pour des modèles que dans le genre intermédiaire, proprement nommé le drame. Sera-ce donc chez les Latins que nous prendrons l’exemple achevé qu’il nous faut ? Mais les muses romaines ne nous présentent que Sénèque dont le cothurne est démesuré, tout scintillant de pointes, et brodé de faux clinquant. Remontons, remontons aux Grecs : c’est entre Eschyle, Sophocle, et Euripide, qu’il convient de chercher un modèle. La perfection dramatique appartient à la Melpomène athénienne. Les peuples de l’Attique ont donné le prix à son Œdipe-Roi, premier ouvrage au monde qui contient des beautés de chaque sorte, nées de l’exacte application de toutes les règles. Ce juste éloge témoigne assez que l’ouvrage de Sophocle est le plus savamment accompli dans ses vingt-six parties qui jamais ait paru sur les théâtres. Mais une de ses importantes conditions, dont nous ne saurions plus être de bons juges, c’est celle du style. Les rhéteurs modernes, et je dis même les meilleurs hellénistes, qualité dont je n’ai pas droit de me vanter, n’entendent qu’à demi le fonds d’une langue morte. Ils n’en peuvent saisir absolument la prononciation, les délicatesses, l’euphonie ; ils n’en apprécient que le sens, et s’ils en supposent le charme d’expression, sans en dévoiler les mystères, ils l’admirent aveuglément sur la foi de l’antiquité, dont les suffrages ont tant de poids. Cependant les finesses d’exécution dans la tragédie ne méritent pas moins d’être évaluées que l’ordonnance de composition. Me résoudrai-je à les omettre, à les sous-entendre tacitement, et n’auriez-vous pas à m’objecter la nullité de ces avantages implicites, que j’attribuerais à l’Œdipe-Roi, sur quelque chef-d’œuvre national dont vous comprendriez la démonstration entière, tant sous le rapport de la fable que sous celui de la langue vivante, à l’usage de nos contemporains ? J’éviterai donc ce danger en décomposant un modèle français, après avoir reconnu que les théâtres étrangers ne m’en offrent point qui l’égale. Je convaincrai nos rivaux eux-mêmes de la supériorité de nos muses sur les leurs, et mettrai mon impartialité en évidence, lorsque, me détournant une fois du grand Corneille, pour m’occuper uniquement de Racine, j’avouerai que, s’il a des beautés dans ses chefs-d’œuvre partiellement plus larges et plus hautes que celles de son successeur, il n’a point de pièces qui surpasse la beauté générale d’Athalie, où l’art qu’il créa fut si régulièrement perfectionné.

Les tributs de louange que méritent l’illustre Voltaire, aussi agréable qu’entraînant et pathétique, et Crébillon, qui moins touchant fut plus terrible, ne m’empêchent point de croire que la palme acquise à Racine leur doit être refusée, et que la collection de leurs œuvres dramatiques ne renferme rien de comparable à la tragédie dont je soumets l’analyse à la loi des vingt-six conditions.

Simplicité du fait. Juste mesure de l’action

Suivons graduellement le fil merveilleux d’Athalie. La meilleure qualité de la fable, ou fait tragique, est d’être simple : rien ne l’est autant que le sujet dont il s’agit. C’est Joas reconnu, et remis sur le trône ; ainsi que l’énonce l’auteur dans sa préface. Cette action a son étendue nécessaire. Le secret qui couvre le sort caché de l’enfant, les dangers de révéler ce mystère ignoré de lui-même, de sa nation, des prêtres du temple où il fut élevé à l’ombre et sous le nom d’Éliacin, les précautions à prendre pour le proclamer au moment favorable, sont autant de raisons qui prolongent l’intrigue et en retardent le dénouement.

Observation des trois unités.

La triple unité y est complètement observée : l’unité de lieu ; tout se passe en un même endroit, que fait connaître Abner dès l’ouverture de la première scène, en marquant la fête annuelle qui motive son arrivée.

« Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel ;
« Je viens, selon l’usage antique et solennel,
« Célébrer avec vous la fameuse journée
« Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.

L’unité de jour ; les premiers discours de Joad avertissent que l’action commence le matin, et qu’elle sera terminée avant la nuit.

                    Quand l’astre du jour
« Aura sur l’horizon fait le tiers de son tour,
« Lorsque la troisième heure aux prières rappelle,
« Retrouvez-vous au temple avec ce même zèle.
« Dieu pourra vous montrer, par d’importants bienfaits,
« Que sa parole est stable et ne trompe jamais.
« Allez : pour ce grand jour il faut que je m’apprête,
« Et du temple déjà l’aube blanchit le faîte.

L’unité d’action ; un seul personnage est principalement eu péril, et l’unique objet de l’intérêt est la destinée de Joas : tous les rayons convergent sur ce point lumineux : Joad ne se meut que pour défendre ce dernier rejeton de ses rois : Athalie ne marche que pour le détruire : Josabet ne s’occupe que de le conserver : Abner ne s’efforce qu’à sauver le temple devenu son refuge : Mathan conseille de s’en saisir et de l’immoler. La règle des trois unités, si bien suivie, ne coûte rien d’ailleurs à la conduite raisonnable de l’ouvrage, et les morceaux sublimes, dont il est rempli sans y être artificiellement attachés, répondent mieux que toutes les démonstrations, aux détracteurs, de cette excellente loi théâtrale, puisque l’art s’y est soumis sans gêne, et sans que le génie en parût éprouver nulle contrainte.

Le vraisemblable et le nécessaire ordinaires et extraordinaires.

Le fait, les sentiments, les discours, ont partout, dans ce grand exemple ; les deux espèces de vraisemblable et de nécessaire dramatique, si recommandé Vraisemblance ordinaire, dans l’aventure du jeune héritier de David qui, déjà cru mort par ses assassins, est emporté dans les bras de sa nourrice et de Josabet, et soigneusement déguisé dans le sanctuaire où son enfance est reçue comme orpheline ; mais vraisemblance extraordinaire dans sa conservation mystérieuse au milieu de tant de témoins, et malgré tant d’adversaires, contre lesquels il n’a que quelques lévites pour défenseurs ; car des protections célestes l’appuient ; l’aile des anges et la main de Dieu sont sur lui. Vraisemblance naturelle dans son langage naïf, et dans l’élocution de tous les personnages qui l’entourent ; mais vraisemblance idéale dans les réponses lumineuses d’un enfant, bercé au sein du sacerdoce qui lui fit sucer avec le lait la substance de son instruction religieuse, et dans les harangues inspirées d’un pontife imbu des sources d’une éloquence prophétique. Nécessité indispensable dans le silence que garde Joad devant Abner, dans sa précaution de rassembler des armes consacrées, dans sa prévoyance qui redoubla le nombre des lévites, dans l’artifice qu’il emploie pour attirer son ennemie, isolée de toute escorte, au lieu où le piège est tendu. Nécessité encore indispensable au sujet, dans l’imprudence d’Athalie, que l’avarice et un effroi superstitieux poussent dans le temple qui se referme sur elle ; mais nécessité extraordinaire dans le refus du pontife d’accepter des secours humains, et dans le calme inaltérable qui le maintient inactif à l’heure où le péril presse, où l’orage est conjuré sur sa tête et sur celle de Joas ; car le doigt de Dieu conduit l’événement. Si Joad intriguait, s’il s’alarmait, sa foi dans la parole céleste semblerait se démentir, et son aveugle enthousiasme est, là, le seul encouragement de ses vengeurs.

Application au sujet, de la terreur et de la pitié.

Les grandes conditions de la terreur, de la pitié, du mélange enfin de ces deux passions, sont-elles ici négligées ? Il y a pitié, dès l’instant que l’innocence de Joas est connue, que sa vie sur laquelle repose le salut d’Israël est mortellement menacée : il y a pitié pénétrante, lorsqu’on voit sa faiblesse exposée à la violence d’une reine sanguinaire, plus cruelle que la dent des bêtes farouches auxquelles il se crut jadis arraché : il y a pitié charmante, lorsque sa confiance dans les promesses de son Dieu courbe sa tête docile sous le poids d’une couronne, qu’il se dévoue à porter devant une foule de meurtriers prêts à paraître : il y a pitié profonde, dans les larmes pieuses que verse sur lui le courageux grand-prêtre, qui ose affermir, sur un si frêle appui que son pupille, le destin d’une nation, et fixer le sort de sa propre vie sur la fidélité douteuse du cœur d’un enfant : il y a enfin une douce pitié, dans les pleurs de tendresse, de crainte, et d’étonnement de la sensible Josabet, dont l’âme fut pour lui si maternelle, et dans ceux des compagnons de son âge qui le chérissent fraternellement, et qu’enlève à leur familiarité le rang suprême d’un jeune ami que désormais ils viendront adorer à genoux.

Alliance du terrible et du pathétique.

Il n’y a pas moins terreur, à la présence de la sacrilège Athalie, dont le seul aspect fait reculer les serviteurs de l’autel, et menace le sanctuaire de Jérusalem. Le portrait de cette reine, ses projets, sa haine implacable, ses noirs pressentiments, l’affreuse apparition de sa mère Jézabel, les fureurs de cette femme semblable à une louve dévorante qui tient sous sa dent l’agneau craintif qu’elle veut déchirer, l’envoi de son féroce ministre chargé de prendre Joas, le tumulte de son camp autour du temple, son arrivée dans le lieu préparé pour son châtiment, tout inspire une tragique épouvante : terreur dans le sujet, terreur dans les pensées, terreur dans les paroles ; et ce qui remue plus violemment encore, le mélange continu de cette pitié, de cette terreur, doublement produites par le tableau du dévouement religieux et paternel de Joad pour son élève, qu’il résigne aux décrets du ciel, et par l’image de l’impiété barbare de ses ennemis, qui sont ceux de Dieu même, et sur qui le Très-Haut étend son bras exterminateur.

Les tristes circonstances des premiers périls de Joas disposent à l’attendrissement avant qu’on le voie : Josabet fait ce récit plein de charmes :

« Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue :
« Je me figure encor sa nourrice éperdue,
« Qui devant les bourreaux s’était jetée en vain,
« Et, faible, le tenait renversé sur son sein.
« Je le pris tout sanglant. En baignant son visage
« Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ;
« Et, soit frayeur encore, ou pour me caresser,
« De ses bras innocents je me sentis presser.
« Grand Dieu, que mon amour ne lui soit point funeste !
« Du fidèle David c’est le précieux reste :
« Nourri dans ta maison, en l’amour de ta loi,
« Il ne connaît encor d’autre père que toi.

Quoi de plus touchant que ces vers sur Joas, si ce n’est la sublimité de son rôle entier ? Cependant quoi de plus terrible que la manière dont cette même Josabet venait de peindre la fatale marâtre de cet enfant ?

« Hélas ! l’état horrible où le ciel me l’offrit,
« Revient à tout moment effrayer mon esprit.
« De princes égorgés la chambre était remplie :
« Un poignard à la main l’intrépide Athalie
« Au carnage animait ses barbares soldats,
« Et poursuivait le cours de ses assassinats.

Ce trait, tout sombre qu’il soit, n’atteint pourtant pas au ton lugubre et effrayant du récit où cette reine est annoncée.

« Une femme… peut-on la nommer sans blasphème !
« Une femme… C’était Athalie elle-même.
« — Ciel ! — Dans un des parvis, aux hommes réservé,
« Cette femme superbe entre, le front levé,
« Et se préparait même à passer les limites
« De l’enceinte sacrée ouverte aux seuls lévites.
« Le peuple s’épouvante et fuit de toutes parts.
« Mon père… ah ! quel courroux animait ses regards !
« Moïse à Pharaon parut moins formidable :
« Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,
« D’où te bannit ton sexe et ton impiété.
« Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté ?
« La reine alors, sur lui jetant un œil farouche,
« Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche.
« J’ignore si de Dieu l’ange se dévoilant
« Est venu lui montrer un glaive étincelant ;
« Mais sa langue en sa bouche à l’instant s’est glacée,
« Et toute son audace a paru terrassée ;
« Ses yeux, comme effrayés, n’osaient se détourner :
« Sur tout Éliacin paraissait l’étonner
« — Quoi donc ! Éliacin a paru devant elle ?

À ce dernier vers, on s’alarme avec Josabet pour les jours de son neveu menacé : que sera-ce après que le sinistre songe d’Athalie aura redoublé cet effroi ? Cependant Cette épouvante s’accroîtra de plus en plus pour monter à son comble, vers la catastrophe.

Principe admiratif.

Si le ressort de l’admiration doit seconder celui du pathétique dans la tragédie sacrée, où le verra-t-on plus hautement déployé que dans les actes de celle-ci ; disons mieux, dans ce grand acte lié en ses cinq parties par des hymnes rivaux des plus beaux chœurs de la Melpomène antique ?

Mobile surnaturel suppléant à la fatalité du destin

L’éminence des rôles de Joad, d’Athalie, et de Joas, ne suffisait-elle pas au talent de l’auteur, à l’élévation du sujet ? Un personnage mystérieux, invisible, y est partout présent ; Dieu lui-même, Dieu préside à la marche entière de l’action ; c’est Dieu qu’Athalie vient attaquer dans son sanctuaire ; c’est le Très-Haut qui règne, et dont elle veut renverser l’empire ; c’est l’Éternel qui jura de terrasser cette créature d’un moment ; c’est lui qui dirige son prêtre, lui qui l’inspire, lui qui l’éclaire, lui qui tonne par sa bouche : voilà le rôle dominant en cette pièce, fondée sur une imposante théocratie. L’imagination partout frappée entend les arrêts du ciel, frémit des supplices de l’enfer, et le spectacle des prodiges passés se joint pour l’étonner à celui qu’elle attend.

« Des prophètes menteurs la troupe confondue,
« Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ;
« Élie aux éléments parlant en souverain,
« Les cieux par lui fermés et devenus d’airain,
« Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;
« Les morts se ranimant à la voix d’Élisée.

Ce sont-là quelques-uns des miracles de ce même Dieu, que proclament tant de vers inimitables, et qui ne cessera d’agir sur l’âme des divers personnages de la pièce. Tel est le poétique fondement de l’admiration dont cette tragédie transporte les appréciateurs de la vraie beauté idéale, puisque Racine, a puisé les sources de sa sublimité dans ce qu’il y a de plus haut et de plus inaccessible aux esprits vulgaires.

Beauté des péripéties.

La stabilité du décret divin qui règle la grave ordonnance du sujet en occasionne les péripéties merveilleuses ; car cette tragédie, si grave qu’elle semble uniforme et lente, n’est point privée de leur mouvement : elle en a des trois espèces : péripétie de volonté, dans les irrésolutions de la criminelle Athalie ; péripétie de reconnaissance, dans la proclamation de l’enfant à la royauté, après cette révélation qui change aux yeux de tous, Éliacin pauvre et méconnu, en Joas couronné, héritier de David ; enfin péripétie d’événement, alors qu’assiégé par les gardes d’Athalie ; Joas triomphe de la fortune doucette, audacieuse reine entraînée à la mort par les lévites vainqueurs : la catastrophe qui la précipite à ses pieds est le coup d’une vengeance céleste ; cause qui supplée si bien, dans la tragédie sacrée à la condition de la fatalité dans les fables mythologiques. J’ai développé ce principe assez amplement dans ce cours, pour n’être pas obligé d’y revenir. :

Présence des passions irrésistibles et fatales. Genre de passions propres au sujet.

Jusqu’ici quelles conditions ne sont pas exactement remplies ? Que manque-t-il aux qualités de ce parfait ouvrage ? L’examinera-t-on maintenant, sous le rapport des passions ? J’entends la voix de la critique passée lui reprocher de n’en point avoir. Si l’usage introduit sur nos théâtres de mêler l’amour à toutes les actions dramatiques, fait appeler tragédies sans passions les pièces où l’amour n’entre pas, on rangera sans doute Athalie dans le nombre de celles qui en sont dénuées ; mais si l’on reconnaît justement que le zèle religieux, que la fidélité pour les lois, que la soif des vengeances, et que les rivalités haineuses suscitent les grandes émotions de l’âme, on apercevra la parité qui existe entre Athalie et les tragédies antiques : on avouera qu’elle est toute pleine du feu des passions élevées, et qu’elle s’enflamme de toute la rage des communes frénésies. D’un côté paraît Joad, qui, embrasé de l’enthousiasme de sa loi, poussé de haine contre les impies, d’exaltation pour les décrets éternels, de charité pour ses frères, et de paternité pour son pupille, verse en paroles éloquentes les anathèmes sur les oppresseurs du peuple saint, et l’onction persuasive sur les affligés qu’il console et défend. Sa passion spirituelle respire la force des passions de la chair et du sang ; elle a de plus cette hauteur sublime qui place ses vœux dans les récompenses de l’éternité, ses désirs dans les triomphes de la justice divine et de l’humaine équité, ses alarmes dans l’humilité de sa propre faiblesse, ses efforts dans le zèle pour le salut de tous, ses secours dans l’appui d’un ange exterminateur, ses vues dans le ciel irrité, et son courroux au milieu des éclairs et des tonnerres. De tels transports, inspirés par l’amour de Dieu, n’ouvrent-ils pas au génie une carrière plus vaste que les jalousies du vulgaire amour des créatures ? D’un autre côté se montre Athalie, furieuse de l’impuissance de sa souveraineté terrestre, ivre de l’orgueil de son rang et de ses conquêtes mondaines, aveuglée par une inimitié dénaturée, terrible adversaire d’un enfant dont la vue l’intimide, et dont les moindres paroles la percent comme des aiguillons. Elle est assise près du ministre de l’impiété, qui la rassure contre les remords de sa conscience, et qui ne se peut rassurer contre la sienne. Athalie est l’adversaire du faible Joas ; Mathan est celui de Joad : son active et cruelle envie aspire à le punir des prérogatives de sa vertu : sa haine naquit d’une concurrence ambitieuse ; et la vile fureur de sa vanité, et la basse avarice, deviennent en lui, comme en son exécrable reine, l’exemple de la fatalité des passions qui s’unit dans cette pièce, à la fois historique et sacrée, à la fatalité céleste, double condition éminemment éclatante en ce chef-d’œuvre.

La différence établie entre les passions principales et les secondaires n’y est pas maintenue moins habilement dans leurs deux espèces. Le prêtre du Dieu d’Israël n’attend la victoire que d’en-haut ; il dédaigne les réserves de la sagesse humaine ; car il se sent guidé par une main supérieure : et tandis que le perfide Mathan s’insinue dans les replis du cœur de la confiante Josabet afin d’en arracher les secrets par la flatterie et les séductions menteuses, Joad, indigné de la présence de ce ministre redoutable, Joad cède à l’horreur soudaine qu’inspire aux hommes scrupuleusement vertueux la rencontre de tout lâche apostat : la prudence ne réprime pas son courroux involontaire : trop de retenue en face du crime ressemble aux ménagements de la complicité, ou du moins à l’indulgence tacite d’un cœur qui n’a qu’une faible haine pour la scélératesse. Résolu à triompher ou à périr, Joad trahirait sa confiance aux promesses du Très-Haut, s’il s’humiliait à condescendre aux propositions d’un infâme : c’est donc aux risques de sa perte qu’il s’écrie, sans lui adresser la parole :

« Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ?
« Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître ?
« Vous souffrez qu’il vous parle ? et vous ne craignez pas
« Que du fond de l’abyme entr’ouvert sous vos pas
« Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent ;
« Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ?

Mathan qui le reconnaît, dit-il, à cette violence, ajoute qu’il devrait

« Respecter une reine, et ne pas outrager
« Celui que de son ordre elle a daigné charger.

Remarquez l’esprit de cette courte réponse, expression commune de tous les subalternes émissaires d’un pouvoir oppresseur. Mathan s’appuie de la majesté du trône et des injonctions de sa souveraine pour compromettre la noble véhémence de Joad devant une autorité suprême, et pour le noircir du crime de rébellion, Mais le juste sait que le droit sanctifié des rois ne balance point le droit imprescriptible de la vertu et du salut des peuples : il ne s’embarrasse pas dans les pièges d’une adroite fausseté ; il poursuit au nom de la reine, sans s’abaisser encore à répondre aux paroles de son envoyé.

« Hé bien ! que nous fait elle annoncer de sinistre ?
« Quel sera l’ordre affreux qu’apporte un tel ministre ?
« — J’ai fait à Josabet savoir sa volonté.

À ces mots enfin, la réplique de Joad devient directe ; mais c’est pour le bannir de sa présence et trancher le cours de l’entretien qui le courrouce.

« Sors donc de devant moi, monstre d’impiété.
« De toutes les horreurs, va, comble la mesure.

Il ajoute aussitôt une imprécation foudroyante qui réduit Mathan à le fuir, aveuglé de confusion et d’horreur. Avaient-ils oublié cette scène, ceux qui reprochaient le relâchement d’intérêt et le vide à cet acte, et l’absence des passions à la pièce entière ?

Énergie des caractères.

De ces observations ne déduirons-nous pas encore que les caractères y sont généralement tracés avec force, grandeur, et justesse ? Le rôle de Joad prophétique, imposant, auguste, zélé, redoutable, est le caractère distinct du sacerdoce militant : Josabet, près de lui, fidèle, compatissante, charitable, est l’image de la religion consolante : le zèle de l’un parle le langage de la justice éternelle, stable, et vengeresse ; la piété soumise de l’autre exprime l’onction de la miséricorde : l’un menace et promet, l’autre prié et espère : l’un effraye et convainc, l’autre gagne et persuade. Josabet, intimidée au péril de la foi et de Joas, cherche des appuis autour d’elle ; Joad compte sur l’aide de Dieu, et ne s’ouvre même pas aux dispositions généreuses d’Abner : c’est un guerrier : il vit dans les cours, dans les armées ; l’habituel emploi des seules forces militaires ôte à son esprit l’exercice des puissances intellectuelles ; il ne connaît que les ressorts visibles, et ceux de la foi sont au-dessus de ce qu’il peut comprendre : l’homme saint, qui juge de son infériorité, renonce à le persuader de l’évidence de ses moyens ; il ne veut trouver en lui que, ce qu’il est chez les princes, l’instrument zélé d’une volonté qu’on lui cache. Abner montre, du reste, toutes les vertus de son état, l’honneur fidèle, l’humanité, la valeur, et le dévouement de sa vie. Quelle ardeur l’anime à sauver les Hébreux et leur temple menacé ! Par quels efforts ne presse-t-il pas le pontife de se rendre aux avis qu’il lui croit salutaires !

« Votre austère vertu n’en peut être frappée :
« Eh bien ! trouvez-moi donc quelque arme, quelque épée ;
« Et qu’aux portes du temple, où l’ennemi m’attend,
« Abner puisse du moins mourir en combattant.

Ce même Abner n’est pas plus vaillant dans l’armée, que courageux dans le conseil des rois ; il s’indigne contre le projet d’un meurtre injuste et inutile : sa noble voix éclate avec d’autant plus d’avantage qu’elle attaque un organe de miséricorde qui n’exprime que les sentiments de la cruauté. L’image d’un enfant épouvante une puissante reine : Mathan ne sait encore quel il est, et conclut à s’en saisir pour lui donner la mort.

          « On le craint ; tout est examiné.
« À d’illustres parents s’il doit son origine,
« La splendeur de son sort doit hâter sa ruine :
« Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé,
« Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ?
« Est-ce aux rois à garder cette lente justice ?
« Leur sûreté souvent dépend d’un prompt supplice.
« N’allons point les gêner d’un soin embarrassant :
« Dès qu’on leur est suspect, on n’est plus innocent.

] La concision de ce discours est parfaite ; car l’innocence considérée sous deux suppositions générales y est sacrifiée irrévocablement à la tranquillité d’un pouvoir criminel : digne langage qui servira de texte à jamais aux émules sacrés d’un tel courtisan.

« Eh quoi, Mathan ! d’un prêtre est-ce là le langage ?…

Ces deux interlocutions rapprochées présentent, sous un même coup d’œil, le contraste qu’on a gémi de revoir perpétuellement dans le monde ; la profession guerrière, souvent humaine et généreuse, au sein des discordes même, et le sacerdoce sanguinaire et proscripteur après les victoires et au sein de la paix.

Le caractère particulier d’Athalie est si fièrement dessiné qu’il n’aurait pas besoin de la consistance et de la magie des couleurs qui le relèvent pour être admiré des connaisseurs : cette figure hardie imprime, au premier regard, le souvenir de ses traits : il le fallait ainsi ; car leur effronterie criminelle les rend odieux, et le poète, fidèle aux préceptes d’un art dont le but est de plaire, a si peu prodigué sa hideuse présence, qu’elle ne paraît qu’au second et au cinquième actes, bien que l’action entière se remplisse de la terreur que le personnage inspire. Ainsi le peintre immortel de la transfiguration se garda d’exposer sur un premier plan l’image difforme du possédé, et de le détacher en une grande figure : mais il recula des yeux son aspect horrible, et le borna dans de petites proportions, pour laisser les regards jouir en liberté des autres objets sublimes qui font le charme et la gloire de son pinceau. Ces procédés comparables de la poésie et de la peinture, en ce qui touche la règle du beau, deviennent très lucides, si l’on met à côté de Raphaël ce Racine qui le rappelle par sa correction et par les grâces d’un goût sévère.

Peinture exacte des mœurs.

Le caractère d’Athalie se montre peu, tandis que Joad, son épouse, et son élève, paraissent le plus souvent ; disposition conforme au penchant honorable du public, toujours satisfait d’entendre les discours abondants de la morale et de l’équité, mais sitôt las d’écouter les récits des forfaits, et l’expression des féroces vengeances. C’en est assez pour lui de voir une fois Athalie superbe, égarée, menaçante : il se souvient, en se rappelant ses meurtres, et sa présomption fondée sur un trône fragile, qu’elle a le caractère de l’impiété audacieuse et de la tyrannie : désormais il ne veut la revoir que châtiée au gré du peuple, dont la voix unanime est, selon l’écriture et tous les temps, celle de Dieu même. Le châtiment qu’elle subit, suite des anathèmes lancés contre elle, l’accomplissement des sentences prédites par Joad, l’attaque imprévue des lévites armés, le trône élevé par les descendants d’Aaron, il n’est rien qui ne s’accorde avec les coutumes des Israélites : la condition des mœurs, si rarement jointe à celle des caractères, n’offre nulle part un exemple de son effet magique plus puissant que dans cette tragédie. Racine, qui sut se dépouiller de ses propres idées pour admettre celles des Hébreux, de sa douceur naturelle pour animer le rôle de la féroce Athalie, de sa tolérance philosophique pour exalter le fanatisme du pontife, de sa candeur modeste pour déployer la fourbe ambitieuse de Mathan, enfin des richesses de son savoir pour faire parler la simplicité d’un enfant ; Racine, en toutes ces parties si supérieur à Voltaire, quoi qu’on en dise, l’emporte encore sur lui par la vérité des mœurs. On dirait qu’il vécut dans Jérusalem, qu’il fut initié aux mystères de l’arche sainte, qu’il ne respira que les parfums de l’encensoir et l’inspiration des cantiques. Ce même poète, qu’on eût pris dans ses pièces mythologiques pour l’abeille du mont Hymette, qu’on eût cru dès l’enfance abreuvé aux seules eaux du Permesse, maintenant est un chantre sacré qui semble, comme le Psalmiste, n’avoir puisé son ivresse que dans les ondes du Jourdain. Dès les premiers vers, il vous fait déplorer avec Abner l’attiédissement du peuple de Dieu, et vous décrit ses usages pour la fête qui se prépare. Ailleurs, les circonstances qu’il détaille sont si précises, que l’auteur paraît en avoir été le témoin, et non les rapporter vaguement sur la foi des traditions. C’est ainsi que Zacharie rend compte des apprêts d’une solennité annuelle :

« Déjà, selon la loi, le grand-prêtre mon père,
« Après avoir au Dieu qui nourrit les humains
« De la moisson nouvelle offert les premiers pains,
« Lui présentait encore entre ses mains sanglantes
« Des victimes de paix les entrailles fumantes ;
« Debout à ses côtés le jeune Éliacin
« Comme moi le servait en long habit de lin ;
« Et cependant du sang de la chair immolée
« Les prêtres arrosaient l’autel et l’assemblée.
« Un bruit confus s’élève…

En ces détails éclate le talent de relever les moindres choses par le style, non en écrivain puérilement prétentieux qui s’use à vaincre de petites difficultés, mais en poète qui sait anoblir, comme il le doit, tous les objets nécessaires. Dans un autre endroit, la loi de la purification, si sacrée pour les Juifs, est rappelée avec éloquence. Racine sait y joindre un sentiment excité dans l’âme de Joad par la présence d’Athalie : il craint qu’elle n’ait souillé le sanctuaire.

« Rentrons ; et qu’un sang pur, par mes mains épanché,
« Lave jusques au marbre où ses pas ont touché.
Sources de l’intérêt.

Contemplez l’ordonnance générale que rehausse l’habile exécution des détails : prêtez-vous à l’illusion préparée, ou plutôt cédez malgré vous à la magie de l’art, vous vous supposerez admis au milieu des habitants de la Judée. L’ascendant du grand-prêtre ne vous étonnera plus, en vous figurant la crédule soumission des Hébreux habitués à suivre la voix de leurs inspirés, et à marcher comme leur Salomon sur les pas du chef des enfants de Lévi, qui les devançaient dans les cérémonies, qui promettaient la victoire à leurs armées, qui sacraient leurs rois, et sanctifiaient les contrats de leurs familles. Frappés du spectacle de leurs mœurs, vous ne vous demanderez plus quel intérêt tragique peut exciter le sort d’un prêtre et d’un enfant. Joas sera dans votre esprit le dernier espoir de la monarchie théocratique des Juifs, et Joad la solide colonne du temple de Jérusalem. Les événements qui menacent de le renverser vous attacheront ; les caractères de ses défenseurs et de ses ennemis vous toucheront ; les passions, nées de leur culte, de leurs rites, de leurs coutumes, et de leur époque, vous agiteront ; et leur politique, plus divine qu’humaine, s’expliquant à vous par des raisons supérieures à celles de la politique du monde, vous saisira puissamment. Douterez-vous après cela que l’importante condition de l’intérêt ne soit remplie complètement dans ses quatre espèces ?

Qualités de l’exposition.

Eh ! comment, en effet, nier l’intérêt d’une action exposée avec tant d’art et de pompe ? Son exposition auguste sème dès le commencement les germes de la curiosité, de la surprise, et de l’épouvante. Le fait est simple, mais les circonstances antérieures en sont nombreuses : elles se déroulent avec un ordre majestueux et dans un langage si resplendissant que les pensées et les figures y apparaissent revêtues de lumière : la condition de bien exposer les noms, les localités, et le sujet, emporte avec elle l’exposition des caractères : vous ne l’avez pas oublié : eh bien ! le second discours d’Abner y satisfait si bien que tous les personnages sont désignés, et leurs passions découvertes avant la fin du morceau, il présageait à Joad ses craintes sur les projets d’Athalie, et continue en ces mots :

« Pensez-vous être saint et juste impunément ?

Maxime dramatiquement exprimée par le tour interrogatif qui la rend directe au personnage, quoiqu’elle puisse être généralisée ; car il est trop vrai que sous le règne des méchants, la vertu est le seul crime qu’ils punissent. On doit le moins possible au théâtre mettre les choses en sentences détachées ; cela trahit l’artifice de l’auteur.

« Dès longtemps elle hait cette fermeté rare
« Qui rehausse en Joad l’éclat de la tiare :
« Dès longtemps votre amour pour la religion
« Est traité de révolte et de sédition.
« Du mérite éclatant cette reine jalouse
« Hait surtout Josabet votre fidèle épouse.
« Si du grand-prêtre Aaron Joad est successeur,
« De notre dernier roi Josabet est la sœur.
« Mathan d’ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilège,
« Plus méchant qu’Athalie, à toute heure l’assiège ;
« Mathan, de nos autels infâme déserteur,
« Et de toute vertu zélé persécuteur.
« C’est peu que, le front ceint d’une mitre étrangère,
« Ce lévite à Baal prête son ministère ;
« Ce temple l’importune, et son impiété
« Voudrait anéantir le dieu qu’il a quitté.

Cette rage de l’apostasie est peinte fidèlement : les transfuges de toutes les sectes ressentent une honte dont ils se vengent sur les partis qu’ils abandonnèrent ; ils s’efforcent de les détruire, pour éviter devant eux le reproche d’avoir été faibles ou traîtres.

« Pour vous perdre il n’est point de ressorts qu’il n’invente :
« Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante ;
« Il affecte pour vous une fausse douceur ;

Véritable image de l’habile inimitié, d’autant plus pernicieuse qu’elle se masque d’un air de bonté. Nos ennemis les plus à craindre sont ceux qui feignent de nous excuser, afin d’aggraver sur nous, et de prolonger le blâme,

« Et, par là de son fiel colorant la noirceur,
« Tantôt à cette reine il vous peint redoutable ;
« Tantôt, voyant pour l’or sa soif insatiable,
« Il lui feint qu’en un lieu que vous seul connaissez,
« Vous cachez des trésors par David amassés.
« Enfin, depuis deux jours, la superbe Athalie
« Dans un sombre chagrin paraît ensevelie.
« Je l’observais hier, et je voyais ses yeux
« Lancer sur le lieu saint des regards furieux ;
« Comme si, dans le fond de ce vaste édifice,
« Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.

Ce trait n’est pas jeté au hasard ; il porte un rayon de clarté sur le sujet qui s’annonce. Le vengeur caché que présage la terreur d’Athalie, on cherche à deviner quel il est ; et la seconde scène révèle que c’est Joas, élevé sous l’aile du Seigneur, héritier de David ; tout est disposé, tout est su : les noms, les lieux, les intérêts, les desseins, on connaît tout ; et la pièce, exposée avec noblesse et lucidité, va se développer sans embarras dans son extrême splendeur.

Force du nœud de l’intrigue.

À peine s’ouvre le second acte que déjà l’intrigue se lie ; son nœud se forme entre Athalie et Joas, dont le sublime rapprochement occasionne le trouble et l’admiration des spectateurs. J’ai dit que le nœud se devait resserrer au sein des troisième et quatrième actes des tragédies : ce Joas échappé miraculeusement des mains de sa féroce ennemie, n’est pas sorti de ses périls : voici que Mathan le redemande au nom de la reine : son entretien avec Josabet redouble ses dangers. L’indiscrétion involontaire que cause la frayeur peut arracher à cette femme le secret de l’origine d’Éliacin : le public s’épouvante comme elle des mouvements tortueux de Mathan qui cherche à l’envelopper dans ses ruses : mais Joad survient, et le terrasse : l’imposteur fuit, et court à la vengeance. Abner est jeté dans les prisons. L’armée d’Athalie allume des feux pour incendier le temple, et c’est à l’heure où tant d’orages se soulèvent contre le pontife, qu’il ose couronner son pupille, et le proclamer fils des rois d’Israël. J’ignore pourquoi Voltaire, si supérieur par l’universalité de son esprit, eut l’ambitieuse manie de s’attaquer particulièrement aux chefs-d’œuvre et aux noms des grands maîtres ; tels, par exemple, qu’Homère, Corneille, Fénelon, Jean-Jacques, en un mot, les rois de la littérature, comme s’il eut voulu faire une révolution en sa faveur contre leur renommée : j’ignore, dis-je, pourquoi il démentit son admiration exclusive pour Racine, en dépréciant la beauté du nœud intéressant d’Athalie. Sa superficielle critique est si injuste à cet égard, que son disciple La Harpe osa la lui reprocher très judicieusement, et le haut génie de Racine répand ici tant d’éclat, que frappant le rhéteur de son évidence, il l’échauffe, et le contraint à déclarer l’aveuglement de Voltaire, dont l’esprit alors vieillissait.

Bel ordre des actes.

Athalie, considérée sous le rapport de l’ordre des actes, atteste la science et l’expérience du théâtre que possédait son auteur.

Le premier acte est consacré à une exposition claire et magnifique dont le double effet capte l’attention par les circonstances du sujet et par l’appareil qui le rehausse. Dès le second acte, tout se meut, tout s’anime : le troisième resserre le nœud ; et le ralentissement de l’action permet au poète de déployer les richesses de son imagination et d’ouvrir les trésors des cantiques et des prophéties, ou de cacher le vide qu’on lui reprocherait, par ses ressources ingénieuses. Plus haut, le cœur et l’âme étaient intéressés par les faits : plus loin, l’esprit est étonné par la diction : mais toujours le spectateur occupé passe de merveilles en merveilles. Au quatrième acte, tout semble se suspendre ; le calme règne sur la scène : l’action s’interrompt-elle ? Non, elle marche insensiblement ; et là s’exécute cette loi si rarement suivie de modérer la rapidité des événements pour que leur marche soit plus auguste et que la grandeur des sentiments s’imprime dans le souvenir, ainsi que la pompe tardive des cérémonies solennelles. Là, ce que les ignorants nomment des longueurs, ce dont ils exigeraient le retranchement, par leurs étroites coupures, est ce qui constitue la majesté même des choses, puisqu’elles ne sont point superflues, mais graves et sublimes. Elles ont ce mérite encore de précéder dans Athalie, les secousses d’un cinquième acte mis en action. Si le quatrième ne ménageait un repos, le mouvement qui le suit ne surprendrait plus, ou fatiguerait les esprits agités par son accélération. Il fallait que le tissu se relâchât un moment. En effet l’action se détend, mais elle continue : la scène se remplit du couronnement de Joas, et s’anime de la chaleur du plus éloquent discours de Joad. C’est alors qu’il s’adresse aux lévites, à qui l’on découvre leur légitime roi, à qui l’on fait jurer sur les livres saints de le défendre jusqu’à la mort. Cependant le temple est au dehors assiégé : d’où vient cette paix apparente qu’il garde en son intérieur ? La vraisemblance souffre-t-elle que le grand-prêtre catéchise son élève couronné, tandis qu’il faut courir aux armes et soulever Israël ? Sans doute, elle l’exige, selon les nécessités du sujet et des caractères.

« Il faut que sur le trône un roi soit élevé,
« Qu’il se souvienne un jour qu’au rang de ses ancêtres
« Dieu l’a fait remonter par la main de ses prêtres.

Telle est l’ambition élevée d’un homme de la profession de Joad. Racine n’a rien omis de ce qu’un prêtre devait dire ou penser. Les mesures du pontife sont prises : il sait que la prudence des hommes n’y peut rien ajouter. Il doit être maintenant oisif ; c’est un grand politique, c’est un inspiré ; voici quelle est la prévoyance de son génie. Si, trop faible contre ses adversaires, son destin est de succomber avec Joas sous leur puissance, le monde apprendra qu’il mourut avec lui en martyr de sa loi, sans même s’alarmer de l’approche de leurs coups : s’il en triomphe, le monde croira que la main de Dieu seul a garanti sa tête et son roi des forces de l’iniquité. Sa victoire sera tout à fait miraculeuse. Dirai-je plus ? il couronne un maître futur ; nouveau Samuel, il peut redouter que Joas ne devienne un autre Saül. Il saisit l’instant des périls pour étonner sa jeunesse, et graver au fond de son cœur le souvenir de son zèle mêlé au sentiment ineffaçable de la révolution qui s’apprête : il lui inculque dans l’âme cette morale vraiment sainte, qui soumet l’homme à la divinité, avertit les rois des pièges de l’adulation, leur imprime le respect des peuples, et leur rappelle les souffrances du pauvre ; leçon d’autant plus étendue qu’elle ne se restreint pas au dogme, et qu’elle est universelle. Après lui avoir déclaré qu’un roi ne reçoit son titre et sa puissance que de la loi à laquelle il l’enchaîne par un serment, il continue en ces mots, qui le préviennent de l’ivresse du pouvoir absolu, et de l’ascendant des flatteurs :

« Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
« Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;
« Qu’un roi n’a d’autre frein que sa volonté même ;
« Qu’il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
« Qu’aux larmes, au travail, le peuple est condamné,
« Et d’un sceptre de fer veut être gouverné ;
« Que, s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime.
« Ainsi de piège en piège, et d’abîme en abîme,
« Corrompant de vos mœurs l’aimable pureté,
« Ils vous feront enfin haïr la vérité,
« Vous peindront la vertu sous une affreuse image.
« Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.
« Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,
« Que Dieu fera toujours le premier de vos soins ;
« Que sévère aux méchants, et des bons le refuge,
« Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge :
« Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
« Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.

Ces seuls vers serviraient de code à l’humanité toute entière ; et l’onction des paroles de Joad ajoute à la force des vérités générales toute la douceur de la persuasion. En te morceau, Racine est créateur ; car ces beautés n’eurent point de modèles, et nées de son âme, devinrent d’éternels exemples.

Le compte que je rends démontre l’importance et la plénitude de cet acte, faussement accusé de langueur. L’apparence de repos qu’il présente, au milieu de mille intérêts agités, a je ne sais quoi de lugubre et de sinistre. L’armée des oppresseurs contraint les lévites enfermés au mystère et au silence. Quand la tyrannie pèse, tout paraît tranquille, tout est muet. Le calme répandu est celui qu’inspirent la crainte et les méditations de la vengeance : il ressemble à l’immobilité de l’air, sous un ciel orageux et noirci ; les hommes gênés sentent jusqu’à leur souffle comprimé : mais bientôt le nuage crève, et quand la foudre éclate de tous côtés, et que les tempêtes fondent en pluie, les hommes et les animaux respirent, heureux d’espérer la sérénité future, et de sentir leur âme épanouie. Le cinquième acte est pareil à la fin de cet orage : le bruit et l’effroi le commencent : les chocs s’y multiplient, et l’invisible rôle de la pièce s’y dévoile en portant les derniers coups : car la suite conséquente de ce chef-d’œuvre voulait que l’ennemie implacable de l’Éternel pérît dans son sanctuaire. Aussi Joad annonce-t-il son châtiment par ce vers terrible :

« Grand Dieu ! voici ton heure ; on t’amène ta proie.

Athalie venait attaquer Dieu dans son temple ; elle y revint essayer de fléchir ce Dieu par ses dons ; elle ose tenter d’arracher à ce Dieu le trésor qu’il conserve à l’abri de l’autel, et, selon son propre aveu, c’est ce Dieu même qui la tue : car vous ne l’entendez point nommer Joad, l’auteur de sa ruine, mais ce céleste adversaire :

« Dieu des Juifs, tu l’emportes !

Admirable exclamation qui est l’accomplissement de l’œuvre. Il s’achève, comme il fut commencé, par des ressorts merveilleux et divins.

Magnificence des scènes capitales.

Outre l’ordre des actes, admirez la liaison habile de chaque scène, et l’arrangement des scènes capitales, le combat des forces contraires, le jeu et l’équilibre des passions, le mouvement oscillatoire des volontés l’une par l’autre poussées, et revenant sur elles-mêmes. C’est là ce qui distingue surtout l’entretien d’Athalie et de Joas. La terreur et la pitié président à cette grande entrevue. L’auteur vous dispose d’abord à frémir pour Éliacin, et à gémir sur la faiblesse de son âge, qui n’a d’autre appui que le ciel. Le guerrier Abner promet à Josabet de le prendre sous sa garde : elle reste présente ; on montre l’enfant à la reine ; celle-ci reconnaît l’image que lui offrirent ses pressentiments ; elle l’interroge ; Josabet tremble de l’imprudence de ses paroles,

« Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?

dit la soupçonneuse Athalie : elle veut qu’il s’explique seul. Son désir avertit le spectateur du péril de Joas. La suite de ses réponses naïves est au-dessus des louanges. Athalie semble déjà vaincue par les grâces de sa jeunesse ; mais revenant sur soi, elle se dit en sa pensée,

« Je serais sensible à la pitié !

J’ai longtemps réfléchi sur ce mot que je crus être la seule faute de cette scène. Rarement on s’avoue sa propre méchanceté ; on se la déguise plutôt sous des prétextes plausibles : mais me rappelant qu’Athalie usurpa son rang par des cruautés, ce mouvement involontaire m’a paru vrai en elle. L’inclination du cœur humain est la compassion : mais comme elle trahirait tous les desseins de l’orgueil ambitieux qui ne s’avance qu’à travers le carnage, ce n’est point assez pour les héros de cette carrière sanglante que de triompher de la pitié des autres, il faut qu’ils triomphent de la leur, comme d’un vice nuisible. Le soin de leurs succès leur fait un devoir d’étouffer en eux la nature même, qui s’en révolte intérieurement.

Ici, l’on croit la fille d’Achab satisfaite : on s’empresse de soustraire Joas à ses yeux ; mouvement qui coupe en deux parts une longue scène qui fut devenue peut-être fatigante sans cet artifice. Vous sortez, dit la reine ; et sa surveillance, qui attire Joas de nouveau, ramène avec lui les sentiments tragiques, et resserre le nœud de la scène divinement exposée. Le cours des interlocutions, en redoublant les transes et les doutes du spectateur, développe à son esprit le riche détail des pratiques de l’éducation sacerdotale, et de la nation juive. Athalie veut dégoûter Joas de l’austérité de ses rites, elle l’invite à s’asseoir en sa cour à la table des rois :

« Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.
« — Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.
« — Ces méchants, qui sont-ils ?

Un homme eût payé de sa vie le sens d’une pareille allusion : mais un enfant la prononce : séparé par un vaste intervalle de la puissance qu’il brave, sa faiblesse est sa garantie : la vraisemblance est gardée. C’est ainsi, que contre les rois et les grands, armés de la force, un parti rival ne saurait défendre une nation, tandis que la misère, nue et sans armes, d’un apôtre de la vérité, le quelquefois à couvert de leurs fureurs : organe bas et méprisable devant eux, il acquiert de leur utile dédain le droit d’éclairer hautement les peuples.

La colère d’Athalie ne se tourne que contre ceux qui instruisirent Éliacin : elle ajoute qu’elle désire le traiter comme son propre fils.

« Comme votre fils ? — Oui : vous vous taisez ? — Quel père
« Je quitterais et pour… Eh bien ? — Pour quelle mère ?

L’orphelin ne connaît d’autre père que Dieu. Comme il déclare bien ici la suprême noblesse de son origine ! il la préfère à l’adoption d’une reine. Tout est sublimité dans ce dialogue. Enfin Athalie outrée, se livre à ses fougueux emportements, et sa passion échauffée termine la scène par un discours plein et suivi, conforme à la gradation marquée dans les scènes antiques. Elle sort furieuse, combattue dans ses volontés premières par ses propres incertitudes, et laissant après elle l’horreur et l’épouvante.

Perfection du dénouement.

L’éloge que j’ai déjà fait du cinquième acte d’Athalie, en examinant l’ordre général, m’a fait anticiper sur ce que j’avais à dire de la condition de son dénouement. Remarquons seulement qu’il est de l’espèce des dénouements mixtes, puisque l’action est implexe, et se compose du double et différent destin des bons et des méchants.

Style en tous points admirable

Passons au style : c’est l’occasion de rappeler la nécessité du travail préparatoire des leçons écrites dans les cours de littérature : obligé d’assimiler son langage au style des poètes dont on parle, on doit y accorder le ton de la prose même, du mieux qu’on le peut, sans qu’aucune recherche élégante obscurcisse les préceptes du goût. Ce soin serait impraticable quelque habitué qu’on fût d’aborder les matières et de les traiter en des discours prononcés d’abondance, lorsqu’il faudrait conformer son élocution et ses pensées aux purs et lucides exemples de Racine. Nul écrivain ne fut plus souple sans mollesse, plus fleuri sans vaine parure, plus pompeux sans ostentation, plus riche sans faste inutile, plus précis sans sécheresse, plus fort sans perdre de sa grâce et de sa beauté. Son style, qu’on croirait le même partout, et qui n’est qu’à lui, porte à son gré les trois caractères de la mythologie, de l’histoire, et de l’écriture sainte. L’analyse de son procédé découvre le mystère de cette variété. Dès qu’il fait parler l’histoire, il fond habilement dans ses expressions les termes de la politique et du raisonnement ; son élocution animée par les images, n’est que la raison et la logique en figures. Lorsqu’il développe la fable, les passions s’expriment dans ses vers sous les attributs de l’allégorie, et sous les formes des divinités païennes, dont les noms sans cesse répétés prêtent un charme à sa poésie. Dans Athalie, au contraire, tous ces enchantements du paganisme disparaissent : le feu des psaumes enflamme sa diction ; il affranchit ses pensées des entraves du discours ordinaire, tranche les liaisons, s’élance aux plus hautes idées d’un vol brusque, et revient à une simple naïveté par des transitions rapides. Il prend tantôt l’attribut physique pour le moral, les choses pour les personnes, et la partie pour le tout. L’œil, la main, la bouche de Dieu, désignent tantôt sa présence cachée, tantôt sa force invisible, tantôt ses arrêts inévitables. Le front des villes dans le ciel, ou abaissé dans la poudre, annonce leur grandeur ou leur ruine. La race de David est éteinte, et le flambeau qu’on en rallume en est à la fois l’image et le symbole du Messie dont les Juifs, en leur croyance, attendent la lumière.

« Du milieu de mon peuple exterminez les crimes.

En ce commandement, renouvelé d’Isaïe, les crimes sont là pour les criminels, et le verbe exterminer, qui agit sur eux, les personnifie.

Quelquefois il passe vivement de l’objet à la comparaison par un tour neuf et hardi.

« Ce roi, fils de David, où le chercherons-nous ?
« Le ciel même peut-il réparer les ruines
« De cet arbre séché jusques dans ses racines ?

Les mesures des hémistiches, le retour des rimes, ne gênent pas sa liberté facile. Il montre que bien écrire, ce n’est pas seulement arranger les mots selon les lois grammaticales et la syntaxe, c’est donner à la parole le même mouvement qu’à la pensée. Il faut que le style aille vite ou lentement comme les choses. Jugez-en sur la dernière partie du fameux songe d’Athalie : elle raconte qu’elle crut voir un enfant lui plonger un poignard dans le cœur,

« Dans le temple des Juifs un instinct m’a poussée,
« Et d’apaiser leur Dieu j’ai conçu la pensée ;
« J’ai cru que des présents calmeraient son courroux,
« Que ce Dieu, quel qu’il soit, en deviendrait plus doux.
« Pontife de Baal ; excusez ma faiblesse.
« J’entre. Le peuple fuit ; le sacrifice cesse ;
« Le grand-prêtre vers moi s’avance avec fureur :
« Pendant qu’il me parlait ; ô surprise ! ô terreur !
« J’ai vu ce même enfant dont j’étais menacée,
« Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée.
« Je l’ai vu ; son même air, son même habit de lin,
« Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin :
« C’est lui-même. Il marchait à côté du grand-prêtre.

Ces vers, partout coupés et variés en leurs césures, annoncent le trouble, le tumulte, et la fuite. J’ai vu ce même enfant, dit-elle d’abord ; et elle répète plus bas, je l’ai vu. Mais son imagination, se réalisant l’objet de son souvenir, le lui rend présent ; car, à cette heure, elle le revoit, c’est lui-même ! s’écrie-t-elle. Voilà comme parle en effet la passion émue dont ce beau récit peint la gradation naturelle : la seule vérité en constitue l’éloquence. Les deux espèces de style, convenables à la tragédie, concourent à l’excellence de l’exposition et de la conduite de celle-ci. La poésie en est pure, élevée, magnifique, dans les peintures locales ; elle est nette et simplement animée dans l’action.

Vérité, noblesse du dialogue.

Le dialogue, tantôt formé de discours soutenus, s’échauffe par degrés d’une éloquence qui remue profondément les cœurs, et tantôt, se pressant en répliques entrecoupées, étincelle de traits naïfs ou sublimes. La même plume, qui colore si richement ] les choses, lorsqu’il faut étonner et peindre ; use des termes les plus familiers, lorsqu’il ne convient que de les dire, et que les moments sont comptés. Joad se hâte de découvrir Joas à son ennemie confondue.

              « Vois-tu cette Juive fidèle
« Dont tu sais bien qu’alors il suçait la mamelle ?

Cette expression, sucer la mamelle, blesserait la délicatesse du faux goût ; peut-être l’accueillerait-on aujourd’hui par des huées. Racine, ne dédaigne pas de l’emprunter du langage vulgaire, parce qu’en ce moment il ne veut être que clair et vrai. Il avait su pourtant, par le choix des mots et des tours les plus nobles, faire entendre les oracles de Joad, et égaler les chants des chœurs à la sublimité des psaumes.

« Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?
« Le Seigneur a détruit la reine des cités :
« Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés.
« Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités.
« Temple, renverse-toi. Cèdres, jetez des flammes.

Plus loin :

          « Quelle Jérusalem nouvelle
« Sort du fond du désert brillante de clartés,
« Et porte sur le front une marque immortelle ?
          « Peuples de la terre, chantez !

On sait que l’aréopage assemblé pour juger Sophocle couvrit d’applaudissements la lecture de la première strophe de son Œdipe, et que le charme mélodieux de ses vers transporta l’assemblée de ravissements. Ne doutons pas que les Athéniens n’eussent apprécié de même la douceur et la grâce inconcevable de ces strophes que chantent les Israélites en honneur du petit Joas.

          « Quel astre à nos yeux vient de luire ?
« Quel sera quelque jour cet enfant merveilleux ?
        « Et ne se laisse point séduire
        « À tous ses attraits périlleux.
        « Pendant que du dieu d’Athalie
        « Chacun court encenser l’autel,
        « Un enfant courageux publie
        « Que Dieu lui seul est éternel,
        « Et parle comme un autre Élie,
        « Devant cette autre Jézabel.

Et dans le chant qui suit :

        « Tel en un secret vallon,
        « Sur le bord d’une onde pure,
         « Croît, à l’abri de l’aquilon,
    « Un jeune lys, l’amour de la nature.
« Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux
        « Il est orné dès sa naissance ;
    « Et du méchant l’abord contagieux
        « N’altère point son innocence.

Ailleurs, les hymnes dialogués se remplissent d’inspiration.

« Sion ne sera plus ; une flamme cruelle
        « Détruira tous ses ornements.
« Dieu protège Sion ; elle a pour fondements
                « Sa parole éternelle.
« — Je vois tout son éclat disparaître à mes yeux.
« — Je vois de toutes parts sa clarté répandue.
« — Dans un gouffre profond Sion est descendue.
        « — Sion a le front dans les cieux.

Auparavant le poète avait interrogé la ville elle-même, qu’il anima par une sublime prosopopée.

« Comment as-tu du ciel attiré la colère ?
« Sion, chère Sion, que dis-tu quand tu vois
                « Une impie étrangère
        « Assise hélas ! au trône de tes rois ?

Tel est le jeu continuel d’un style, toujours proprement adapté aux choses, qui monte ou s’abaisse au ton convenable, selon les desseins du poète, et dont l’heureuse mobilité suit avec aisance les contours multipliés des images et la promptitude des idées.

Tableaux majestueux et nobles ; symétrie théâtrale.

À ces conditions ajoutez celles des tableaux scéniques et de la symétrie. Quoi de mieux mesuré que les contrastes frappants de Joad plein de zèle, de vertu et de confiance en Dieu, avec Mathan plein d’agitation, de vices, et d’endurcissement dans l’incrédulité ? Quoi de mieux placé en opposition théâtrale qu’une reine impie, sanguinaire et puissante, et qu’un orphelin, pieux, innocent et sans défense ? Quelle juste proportion dans les effets secondaires que produisent les vertus humaines de la fidèle Josabet et du vaillant Abner ? Remettez-vous dans l’esprit le tableau tragique formé du concours des principaux acteurs, au moment qu’Athalie interroge l’enfant. Ne dirait-on pas une brebis craintive sous les ongles d’une lionne farouche, dont la rage épouvante autour d’elle tous les témoins. La cérémonie du couronnement de Joas, le triomphe ensanglanté qu’il obtient sur le trône, aux pieds duquel périt sa cruelle adversaire, sont autant de tableaux scéniques inimitables. Si la peinture les voulait reproduire sur la toile, elle ne pourrait mieux poser les groupes, choisir les attitudes, et n’aurait qu’à les copier pour exciter l’admiration.

Accomplissement d’Athalie en toutes les règles observées.

Concluons que rien ne manqué à la perfection de ce chef-d’œuvre, puisque analysé sous vingt-six différents rapports, il satisfait à là dernière, à la plus rare des conditions, qui est de les réunir toutes dans son étonnante beauté. Cinna, Rodogune, Polyeucte, ni les Horaces, ni même Phèdre, ou Iphigénie en Aulide, ne lutteraient avantageusement contre ce grand modèle. Non que ces ouvrages, et surtout ceux de Corneille, ne présentent quelques faces plus éminentes et plus vastes ; mais Athalie les surpasse par l’ensemble parfait de toutes ses parties. Déplorons les erreurs de la critique partiale ou ignorante, qui osa si longtemps réprouver, cette fameuse tragédie. Déplorons les faux jugements du bel esprit sur les travaux du génie, puisque l’auteur mourut sans avoir été témoin de la gloire de sa pièce publiquement décriée, et que Fontenelle sema contre elle ce refrain plus nuisible à lui-même qu’à Racine :

« Pour faire pis qu’Esther
« Que pouvait-il faire ?

Le croirait-on ? ce chef-d’œuvre n’eût jamais illustré la scène, si le régent de France, intéressé à flatter la vogue par des allusions a l’enfance d’un roi ; pour qui Massillon prêcha son Petit-Carême avec tant de célébrité, n’eût trouvé dans Athalie un spectacle digne de plaire à son pupille et à la nation, dont il était l’espérance. Ce ne fut donc pas même la justice du bon goût qui la tira de l’oubli, mais le hasard d’une circonstance de cour ; et du moins, cette fois, l’intérêt des grands devint favorable aux intérêts du génie.

Messieurs, la première partie de mon cours littéraire finit à cet exposé de ma méthode appliquée au genre tragique. Je crois utile d’avertir qu’il serait dangereux de multiplier beaucoup le nombre des conditions que j’ai classées. Les lègues modifications ne sont pas des règles ; et si l’on s’en faisait trop, l’esprit, ne les pouvant bien déterminer, s’y confondrait, comme si l’art n’en avait aucune. En appliquant mes vingt-six principes à l’examen de toutes les tragédies, on saura positivement en quoi elles sont bonnes, en quoi fautives : dès lors, plus d’arbitraire, ni de débat sur les décisions. C’est à ce résultat que je me suis efforcé de parvenir par mon travail analytique. En statuant les axiomes sur les règles capitales, j’ai tâché d’approfondir les causes de celles-ci, pour me rendre compte de leurs effets, ayant remarqué qu’autrement les littérateurs se serviraient des préceptes de l’art, comme les ouvriers emploient et construisent même des machines, sans connaître les lois qui en meuvent les leviers, les ressorts, et les rouages.