(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXII. Des éloges des hommes illustres du dix-septième siècle, par Charles Perrault. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXII. Des éloges des hommes illustres du dix-septième siècle, par Charles Perrault. »

Chapitre XXXII.
Des éloges des hommes illustres du dix-septième siècle, par Charles Perrault.

Nous avons vu jusqu’à présent, que dès qu’un homme en place, roi ou prince, cardinal ou évêque, général d’armée ou ministre, enfin quiconque, ou avait fait ou avait dû faire de grandes choses, était mort, tout aussitôt un orateur sacré, nommé par la famille, s’emparait de ce grand homme, et après avoir choisi un texte, fait un exorde ou trivial ou touchant, sur la vanité des grandeurs de ce monde, divisé le mérite du mort en deux ou trois points, et chacun des trois points en quatre ; après avoir parlé longuement de la généalogie, en disant qu’il n’en parlerait pas, faisait ensuite le détail des grandes qualités que le mort avait eues ou qu’il devait avoir, mêlait à ces qualités des réflexions ou fines ou profondes, ou élevées ou communes, sur les vertus, sur les vices, sur la cour, sur la guerre, et finissait enfin par assurer que celui qu’on louait, avait été un très grand homme dans ce monde, et serait probablement un très grand saint dans l’autre. On sent très bien que dans ces sortes d’ouvrages, on donne toujours un peu plus à l’appareil et à une espèce de pompe, qu’à l’exacte vérité. C’est un honneur qui, sous le nom du mort, est rendu aux vivants. La vanité de la famille a ses droits, il faut bien les satisfaire ; mais la vanité de l’orateur a aussi les siens, et ils ne sont pas oubliés. Il y a plus de mérite à louer un grand homme, qu’un homme médiocre ; ainsi l’on exagère. Si le sujet est grand, on ne veut pas rester au-dessous ; s’il est mince, on veut y suppléer. Dans tous les cas on veut avoir ou de l’éloquence ou de l’esprit, car il est juste que dans le public on parle du mort ; mais il est un peu plus juste (comme tout le monde le sent) qu’on parle de l’orateur. Qu’arrive-t-il ? Le public écoute, applaudit l’orateur, quand il le mérite, et laisse le mort pour ce qu’il est. Jamais une oraison funèbre n’a ajouté un grain à la réputation de personne.

C’est sans doute une partie de ces raisons qui a engagé l’auteur des hommes illustres du dix-septième siècle à choisir dans ses éloges une route tout à fait différente, et à s’oublier lui-même pour ne se souvenir que des personnes qu’il voulait louer. L’auteur de ces éloges est ce même Charles Perrault, qui, quelque temps auparavant, avait élevé la fameuse dispute des anciens et des modernes. Perrault que l’on ne connaîtrait point, si on ne le connaissait que par l’humeur, les épigrammes et la prose de Boileau, est un des hommes du siècle de Louis XIV qui contribua le plus à honorer et à faire respecter les lettres ; au lieu de les avilir par la satire, il les soutint par son crédit : ses lumières et sa probité l’avaient rendu l’ami de Colbert. Dans cette place, où il était si aisé de nuire, il ne fut jamais qu’utile : il produisait les talents, comme d’autres les eussent écartés. Quiconque avait du génie, était sûr de trouver en lui un protecteur et un ami. Au-dessus de l’envie, au-dessus de la haine, au-dessus de tous les petits intérêts, il exerça auprès de Colbert le ministère des arts, avec autant de noblesse que Colbert l’exerçait auprès du roi. Ses connaissances étaient beaucoup plus étendues que celles d’un homme de lettres ordinaire. Il avait embrassé une partie des sciences abstraites, saisi plusieurs branches de la physique, et jeté sur la nature en général, ce coup d’œil d’un philosophe, qui cherche à étendre la carrière des arts, et à y transporter, par de nouvelles imitations, de nouvelles beautés. Mais il se distingua surtout dans cette partie de l’esprit philosophique, utile lors même qu’il se trompe, qui analyse les principes du goût, n’admire rien sur parole, et avant d’adopter une opinion, même de deux mille ans, cherche toujours à s’en rendre compte. Que Boileau reste à jamais dans la liste des grands écrivains et des grands poètes ; mais qu’on estime dans l’autre, de la philosophie, des connaissances et des vertus.

Quoi qu’il en soit, Charles Perrault était lié avec un parent de Colbert, qui avait occupé plusieurs places importantes, mais dont les places ne faisaient pas tout le mérite : il avait encore celui d’aimer les arts avec passion, de s’intéresser à leurs progrès, comme un courtisan s’intéresse à sa fortune ; et surtout il avait l’enthousiasme de son siècle et de sa nation. Il fit graver les portraits de tous les hommes les plus célèbres du dix-septième siècle, et rassembla beaucoup de mémoires sur ceux dont les succès avaient été éclatants et la vie obscure. C’est en grande partie sur ces mémoires que Perrault a composé ses éloges : ils sont au nombre de cent. Il y célèbre les hommes les plus distingués dans l’église, dans les armes, dans les lois, et enfin dans les sciences, les lettres et les arts. Un pareil assemblage est une grande et belle idée : c’est là qu’on retrouve avec plaisir Corneille et Condé, Turenne et Racine, Pascal et Sully, Colbert et Descartes, Molière et le maréchal de Luxembourg, La Fontaine et Quinault, avec le président de Lamoignon et Duquesne. Il faut avouer que Godeau, évêque de Vence, et Benserade, et Voiture, et Sarrazin, et Coëffeteau et Santeuil, ne sont pas tout à fait des grands hommes de la même espèce ; mais il y en a d’autres, tels que Du Cange, si justement fameux par son glossaire ; Sirmond par son travail sur les conciles de France et sur les capitulaires de Charles-le-Chauve ; Pétau par sa chronologie ; Joseph Scaliger par l’érudition la plus profonde sur l’antiquité ; les deux frères Pithou, et Pierre Dupuy, garde de la bibliothèque du roi, par la vaste étendue de leurs connaissances sur notre histoire ; tous hommes célèbres dans leur siècle, et qui ne sont peut-être pas assez estimés dans le nôtre. Mais nos richesses nous rendent ingrats ; nous oublions les hommes laborieux qui se sont ensevelis dans la mine pour nous tirer de l’or, et nous ne louons que l’artiste qui l’emploie. Aujourd’hui, d’ailleurs, que les connaissances s’effacent et se perdent ; aujourd’hui que la science de l’histoire se réduit presque à des anecdotes ; qu’on abrège tout pour paraître tout savoir, et que la vanité, empressée à jouir, n’estime plus, dans aucun genre, que ce qu’elle peut étaler dans un cercle ; ces recherches pénibles, ces discussions profondes, ces monuments, fruit de quarante ans de travail et d’étude, qui n’ont que le mérite d’instruire sans amuser, et dont le matin, on ne peut rien détacher pour citer le soir, doivent nécessairement, parmi nous, perdre de leur estime. Ces ouvrages fatiguent notre impatience, et la rebutent. On peut les comparer à ces armes antiques, que la curiosité et un vieux respect conservent encore dans nos arsenaux ; ces armes que portaient nos aïeux, mais que nous soulevons à peine, et dont le poids aujourd’hui effrayerait notre mollesse.

Après tous ces noms, on en trouve d’autres qui sont encore célèbres dans des genres différents ; le président de Thou, immortel par son histoire, et le président Jeannin, qui fut négociateur et ministre ; et le cardinal d’Ossat, qui se créa lui-même ; et le père Mersenne, digne d’être l’ami de Descartes ; et Gassendi, presque digne d’être son rival ; et le fameux Arnaud, qui écrivit avec génie, et fut malheureux avec courage. Enfin ceux qui sentent tout le prix des talents, et qui ont le goût des arts, voient avec intérêt, à la suite des princes, des généraux et des ministres, les noms des artistes célèbres ; de Lully, de Mansart, de Le Brun ; de ce Claude Perrault, qu’on essaya de tourner en ridicule, et qui était un grand homme ; de la Quintinie, qui commença par plaider avec éloquence, et qui finit par instruire l’Europe sur le jardinage ; de Mignard, dont ses parents voulurent faire un médecin, et dont la nature fit un peintre ; du Poussin, qui, las des intrigues et des petites cabales de Paris, retourna à Rome vivre tranquille et pauvre ; de Le Sueur qui mérita que l’envie allât défigurer ses tableaux ; de Sarrazin, qui, comme Michel-Ange, fut à la fois sculpteur et peintre, et eut la gloire de créer les deux Marsis et Girardon ; de Varin, qui perfectionna en homme de génie l’art des médailles ; enfin du célèbre et immortel Callot, qui eut l’audace, quoique noble, de préférer l’art de graver, à l’oisiveté d’un gentilhomme, et qui imprima à tous ses ouvrages le caractère de l’imagination et du talent.

Il n’est pas inutile de remarquer que lorsque ces éloges parurent, quelques hommes trouvèrent mauvais qu’on eût déshonoré des cardinaux et des princes, jusqu’à les mettre à côté de simples artistes. Il faut avouer que cette espèce de sentiment a quelque chose de singulier. On veut qu’il y ait des rangs, même après la mort, et que les titres des grands passent, pour ainsi dire, à leurs réputations. On craint que leurs noms même ne se heurtent et ne se froissent dans la foule ; et il faut que les autres noms se rangent par respect. Il est nécessaire, sans doute, et l’ordre de la société, fondé sur la politique et sur les lois, demande que ces distinctions subsistent pendant la vie ; mais des cendres renfermées dans des tombeaux, deviennent égales. Chez la postérité il n’y a plus de rangs, il n’y a que des hommes. Qu’on se rappelle le mot de Charles-Quint aux grands d’Espagne. Il avait ramassé le pinceau du Titien, et ses courtisans s’en étonnaient. « Je puis, leur dit-il, en un moment, faire vingt hommes plus grands que vous ; Dieu seul peut faire un homme tel que le Titien. » Voilà ce que Perrault avait répondu d’avance à ses censeurs. Il aurait pu ajouter que parmi les grands talents même, ou politiques, ou militaires, il y en a beaucoup qui, après eux, ne laissent point de traces ; au lieu que les monuments des arts restent. Ils instruisent et charment encore la postérité. Les noms d’Apelle et de Phidias étaient peut-être aussi chers à la Grèce que celui de Thémistocle ; et de tous les généraux de l’Italie moderne, quel est celui dont le nom est mis à côté de Raphaël ?

J’ai déjà dit un mot de la manière dont ces éloges sont écrits. L’auteur s’est défendu, avec sévérité, tout ornement. Chaque éloge n’est qu’une notice très courte, qui contient les faits avec les dates, et presque sans réflexions. Ce sont des dessins ou l’artiste n’a employé que le trait pour dessiner sa figure, et en saisir le caractère et l’attitude. Dans ce genre-là même, ces éloges pourraient être beaucoup plus piquants qu’ils ne sont. Le style a trop peu de saillie ; le mérite est le fond, c’est-à-dire la multitude et la justesse des connaissances. Une anecdote connue sur ces éloges, c’est qu’on en fit exclure Arnaud et Pascal. Leurs ennemis auraient voulu apparemment anéantir ces deux noms, et défendre même à la postérité de s’en souvenir ; mais ces efforts ne servirent qu’à prouver l’impuissance de la haine. Le public n’aime ni les tyrans d’autorité, ni les tyrans d’opinions. On loua un peu plus ceux qu’il était défendu de louer, et on leur appliqua, comme on sait, ce fameux passage de Tacite : præfulgebant Cassius atque Brutus, eo ipso quod effigies eorum non videbantur . Il fallut à la fin rétablir leurs éloges. On reconnut qu’il était plus aisé d’obtenir un ordre, que de détruire deux réputations ; et malgré une cabale, Arnaud et Pascal restèrent de grands hommes.