II
Nous avons passé en revue un certain nombre de philosophes français, en tenant surtout compte de leur diversité, de leur originalité, de ce qu’ils ont apporté de nouveau et de ce que le monde leur doit. Nous allons maintenant chercher s’ils ne présenteraient pas certains traits communs, caractéristiques de la pensée française.
Le trait qui frappe d’abord, quand on parcourt un de leurs livres, est la simplicité de la forme. Si on laisse de côté, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une période de vingt ou trente ans pendant laquelle un petit nombre de penseurs, subissant une influence étrangère, se départirent parfois de la clarté traditionnelle, on peut dire que la philosophie française s’est toujours réglée sur le principe suivant : il n’y a pas d’idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse et ne doive s’exprimer dans la langue de tout le monde. Les philosophes français n’écrivent pas pour un cercle restreint d’initiés ; ils s’adressent à l’humanité en général. Si, pour mesurer la profondeur de leur pensée et pour la comprendre pleinement, il faut être philosophe et savant, néanmoins il n’est pas d’homme cultivé qui ne soit en état de lire leurs principales œuvres et d’en tirer quelque profit. Quand ils ont eu besoin de moyens d’expression nouveaux, ils ne les ont pas cherchés, comme on l’a fait ailleurs, dans la création d’un vocabulaire spécial (opération qui aboutit souvent à enfermer, dans des termes artificiellement composés, des idées incomplètement digérées), mais plutôt dans un assemblage ingénieux des mots usuels, qui donne à ces mots de nouvelles nuances de sens et leur permet de traduire des idées plus subtiles ou plus profondes. Ainsi s’explique qu’un Descartes, un Pascal, un Rousseau, — pour ne citer que ceux-là, — aient beaucoup accru la force et la flexibilité de la langue française, soit que l’objet de leur analyse fût plus proprement la pensée (Descartes), soit que ce fût aussi le sentiment (Pascal, Rousseau). Il faut, en effet, avoir poussé jusqu’au bout la décomposition de ce qu’on a dans l’esprit pour arriver à s’exprimer en termes simples. Mais, à des degrés différents, tous les philosophes français ont eu ce don d’analyse. Le besoin de résoudre les idées et même les sentiments en éléments clairs et distincts, qui trouvent leurs moyens d’expression dans la langue commune, est caractéristique de la philosophie française depuis ses origines.
Si maintenant on passe de la forme au fond, voici ce qu’on remarquera d’abord.
La philosophie française a toujours été étroitement liée à la science positive. Ailleurs, en Allemagne par exemple, tel philosophe a pu être savant, tel savant a pu être philosophe ; mais la rencontre des deux aptitudes ou des deux habitudes a été un fait exceptionnel et, pour ainsi dire, accidentel. Si Leibniz fut à la fois un grand philosophe et un grand mathématicien, nous voyons que le principal développement de la philosophie allemande, celui qui remplit la première moitié du XIXe siècle, s’est effectué en dehors de la science positive. Il est de l’essence de la philosophie française, au contraire, de s’appuyer sur la science. Chez Descartes, l’union est si intime entre la philosophie et les mathématiques qu’il est difficile de dire si sa géométrie lui fut suggérée par sa métaphysique ou si sa métaphysique est une extension de sa géométrie. Pascal fut un profond mathématicien, un physicien original, avant d’être un philosophe. La philosophie française du XVIIIe siècle se recruta principalement parmi les géomètres, les naturalistes et les médecins (d’Alembert, La Mettrie, Bonnet, Cabanis, etc.). Au XIXe siècle, quelques-uns des plus grands penseurs français, Auguste Comte, Cournot, Renouvier, etc., vinrent à la philosophie à travers les mathématiques ; l’un d’eux, Henri Poincaré, fut un mathématicien de génie. Claude Bernard, qui nous a donné la philosophie de la méthode expérimentale, fut un des créateurs de la science physiologique. Ceux mêmes des philosophes français qui se sont voués pendant le dernier siècle à l’observation intérieure ont éprouvé le besoin de chercher en dehors d’eux, dans la physiologie, dans la pathologie mentale, etc., quelque chose qui les assurât qu’ils ne se livraient pas à un simple jeu d’idées, à une manipulation de concepts abstraits : la tendance est déjà visible chez le grand initiateur de la méthode d’introspection profonde, Maine de Biran. En un mot, l’union étroite de la philosophie et de la science est un fait si constant, en France qu’il pourrait suffire à caractériser et à définir la philosophie française.
Un trait moins particulier, mais bien frappant encore, est le goût des philosophes français pour la psychologie, leur penchant à l’observation intérieure. Assurément ce trait ne pourrait plus suffire, comme le précédent, à définir la tradition française, car l’aptitude à se sonder soi-même, et à pénétrer sympathiquement dans l’âme d’autrui, est sans doute aussi répandue en Angleterre et en Amérique, par exemple, qu’elle l’est en France. Mais, tandis que les grands penseurs allemands (même Leibniz, même Kant) n’ont guère eu, en tout cas, n’ont guère manifesté, de sens psychologique, tandis que Schopenhauer (tout imprégné, d’ailleurs, de la philosophie française du XVIIIe siècle) est peut-être le seul métaphysicien allemand qui ait été psychologue, au contraire il n’y a pas de grand philosophe français qui ne se soit révélé, à l’occasion, subtil et pénétrant observateur de l’âme humaine. Inutile de rappeler les fines études psychologiques qu’on trouve chez Descartes et chez Malebranche, intimement mêlées à leurs spéculations métaphysiques. La vision d’un Pascal était aussi aiguë quand elle s’exerçait dans les régions mal éclairées de l’âme que lorsqu’elle portait sur les choses physiques, géométriques, philosophiques. Condillac fut un psychologue autant qu’un logicien. Que dire alors de ceux qui ont ouvert à l’analyse psychologique des voies nouvelles, comme Rousseau ou Maine de Biran ? Pendant tout le XVIIe et le XVIIIe siècles, la pensée française, s’exerçant sur la vie intérieure, a préparé la psychologie purement scientifique qui devait être l’œuvre du XIXe siècle. Nul, d’ailleurs, n’a plus contribué à fonder cette psychologie scientifique qu’un Moreau de Tours, un Charcot ou un Ribot. Remarquons que la méthode de ces psychologues, — celle qui a valu à la psychologie, en somme, ses plus importantes découvertes, — n’est qu’une extension de la méthode d’observation intérieure. C’est toujours à la conscience qu’elle fait appel ; seulement, elle note les indications de la conscience chez le malade, au lieu de s’en tenir à l’homme bien portant.
Tels sont les deux principaux traits de la philosophie française.
En se composant ensemble, ils donnent à cette philosophie sa physionomie propre. C’est une philosophie qui serre de près les contours de la réalité extérieure, telle que le physicien se la représente, et de très près aussi ceux de la réalité intérieure, telle qu’elle apparaît au psychologue. Par là même, elle répugne le plus souvent à prendre la forme d’un système. Elle rejette aussi bien le dogmatisme à outrance que le criticisme radical ; sa méthode est aussi éloignée de celle d’un Hegel que de celle d’un Kant. Ce n’est pas à dire qu’elle ne soit pas capable d’édifier, quand il lui plaît, quelque grande construction. Mais les philosophes français semblent avoir eu généralement cette arrière-pensée que systématiser est facile, qu’il est trop aisé d’aller jusqu’au bout d’une idée, que la difficulté est plutôt d’arrêter la déduction où il faut, de l’infléchir comme il faut, grâce à l’approfondissement des sciences particulières et au contact sans cesse maintenu avec la réalité. Pascal a dit que l’« esprit géométrique » ne suffisait pas : le philosophe doit y joindre l’« esprit de finesse ». Et Descartes, ce grand métaphysicien, déclarait avoir consacré peu d’heures à la métaphysique, entendant par là, sans doute, que le travail de pure déduction ou de pure construction métaphysique s’effectue de lui-même, pour peu qu’on y ait l’esprit prédisposé. — Allèguera-t-on qu’en se faisant moins systématique la philosophie s’écarte de son but, et que son rôle est précisément d’unifier le réel ? — Mais la philosophie française n’a jamais renoncé à cette unification. Seulement, elle ne se fie pas au procédé qui consiste à prendre telle ou telle idée et à y faire entrer, de gré ou de force, la totalité des choses. À cette idée on pourra toujours en opposer une autre, avec laquelle on construira, selon la même méthode, un système différent ; les deux systèmes seront d’ailleurs également soutenables, également invérifiables ; de sorte que la philosophie deviendra un simple jeu, un tournoi entre dialecticiens. Remarquons qu’une idée est un élément de notre intelligence, et que notre intelligence elle-même est un élément de la réalité : comment donc une idée, qui n’est qu’une partie d’une partie, embrasserait-elle le Tout ? L’unification des choses ne pourra s’effectuer que par une opération beaucoup plus difficile, plus longue, plus délicate : la pensée humaine, au lieu de rétrécir la réalité à la dimension d’une de ses idées, devra se dilater elle-même au point de coïncider avec une portion de plus en plus vaste de la réalité. Mais il faudra, pour cela, le travail accumulé de bien des siècles. En attendant, le rôle de chaque philosophe est de prendre, sur l’ensemble des choses, une vue qui pourra être définitive sur certains points, mais qui sera nécessairement provisoire sur d’autres. On aura bien là, si l’on veut, une espèce de système ; mais le principe même du système sera flexible, indéfiniment extensible, au lieu d’être un principe arrêté, comme ceux qui ont donné jusqu’ici les constructions métaphysiques proprement dites. Telle est, nous semble-t-il, l’idée implicite de la philosophie française. C’est une idée qui n’est devenue tout à fait consciente à elle-même, ou qui n’a pris la peine de se formuler, que dans ces derniers temps. Mais, si elle ne s’était pas dégagée plus tôt, c’est justement parce qu’elle était naturelle à l’esprit français, esprit souple et vivant, qui n’a rien de mécanique ou d’artificiel, esprit éminemment sociable aussi, qui répugne aux constructions individuelles et va d’instinct à ce qui est humain.
Par là, par les deux ou trois tendances que nous venons d’indiquer, s’explique peut-être ce qu’il y a eu de constamment génial et de constamment créateur dans la philosophie française. Comme elle s’est toujours astreinte à parler le langage de tout le monde, elle n’a pas été le privilège d’une espèce de caste philosophique ; elle est restée soumise au contrôle de tous ; elle n’a jamais rompu avec le sens commun. Pratiquée par des hommes qui furent des psychologues, des biologistes, des physiciens, des mathématiciens, elle s’est continuellement maintenue en contact avec la science aussi bien qu’avec la vie. Ce contact permanent avec la vie, avec la science, avec le sens commun, l’a sans cesse fécondée en même temps qu’il l’empêchait de s’amuser avec elle-même, de recomposer artificiellement les choses avec des abstractions. Mais, si la philosophie française a pu se revivifier indéfiniment ainsi en utilisant toutes les manifestations de l’esprit français, n’est-ce pas parce que ces manifestations tendaient elles-mêmes à prendre la forme philosophique ? Bien rares, en France, sont les savants, les écrivains, les artistes et même les artisans qui s’absorbent dans la matérialité de ce qu’ils font, qui ne cherchent pas à extraire — fût-ce avec maladresse, fût-ce avec quelque naïveté — la philosophie de leur science, de leur art ou de leur métier. Le besoin de philosopher est universel : il tend à porter toute discussion, même d’affaires, sur le terrain des idées et des principes. Il traduit probablement l’aspiration la plus profonde de l’âme française, qui va tout droit à ce qui est général et, par là, à ce qui est généreux. En ce sens, l’esprit français ne fait qu’un avec l’esprit philosophique.