Voiture, et Benserade.
Ils ont donné naissance au faux bel-esprit françois. Leur goût est un goût dépravé, mais séduisant, fait pour plaire aux femmes, aux jeunes gens, à tous les lecteurs superficiels. Qu’est-ce qu’on trouve dans ces deux écrivains si fêtés autrefois ? Des antithèses, des pointes, quelques pensées brillantes, des applications & des allusions plus forcées qu’heureuses, un ton continuel de fadeur & de galanterie, le stile le plus enjoué, le plus fleuri, le plus ingénieux, mais le moins naturel ; un stile propre à mettre en réputation un auteur de son vivant, & qui bientôt après le fait oublier. Il s’en faut bien qu’on les regarde aujourd’hui comme des modèles. On peut les comparer au cavalier Marin & au Guarini des Italiens. Voiture surtout aime l’esprit & les concetti, s’épuise à dire de jolies choses.
C’est un des hommes illustres de la ville d’Amiens. Il étoit fils d’un marchand de vin, & ne buvoit jamais que de l’eau. Comme on le sçavoit très-sensible sur cet article, on ne lui épargna pas les plaisanteries. Les personnes de la première qualité le recherchèrent. Il étoit l’oracle de l’hôtel de Rambouillet. On lui procura des pensions de la cour. Le ministère l’employa en différentes occasions. Il passa quelque temps en Italie, en Espagne, & fit, dans la langue de ces deux nations, des vers d’une diction si pute, qu’on les prit pour ceux de leurs meilleurs poëtes. L’académie françoise & celle des humoristes se tinrent honorées de le compter parmi leurs membres. Il avoit la réputation d’être l’homme le plus galant de son siècle & le plus heureux. C’est un des hommes de lettres qui a le plus joui de sa gloire.
Son rival d’esprit & de bonnes fortunes, Benserade, étoit encore plus fait que lui pour être à la mode & pour parvenir. Il avoit des parens à la cour. On prétend que sa famille tenoit à celle du cardinal de Richelieu. On lui procura jusqu’à douze mille livres de pension ; mais ses revenus ne lui suffisoient point. Quelques dames riches & libérales ne le laissoient manquer de rien. Personne ne parloit & n’écrivoit d’une manière plus agréable. L’usage qu’il avoit du monde, & du plus grand monde, sa présence d’esprit, sa gaîté, ses saillies, le rendoient charmant. Néanmoins beaucoup de ses bons mots sont aujourd’hui bien fades*. Son plus grand talent étoit pour l’ordonnance d’une fête, pour les vers de société. Ses ballets ingénieux tenoient alors lieu d’opéra, & faisoient un des principaux amusemens de la cour. Les récits étoient allégoriques, & convenoient également aux personnages qui étoient représentés & aux princes qui jouoient dans ces sortes de divertissemens. Benserade faisoit entrer dans ses allusions jusqu’aux aventures les plus secrettes, mais toujours d’une manière fine & piquante. Ce peintre, si habile à nuancer des portraits, méritoit qu’on fit aussi le sien. Le voici très-ressemblant :
Ce bel esprit eut trois talens diversQui trouveront l’avenir peu crédule.De plaisanter les grands il ne fit point scrupule,Sans qu’ils le prissent de travers ;Il fut vieux & galant, sans être ridicule ;Et s’enrichit à composer des vers.
Benserade & Voiture se partageoient l’admiration du public. Ils avoient tous deux les plus grands enthousiastes. Les uns trouvoient plus de talent à Benserade, & les autres à Voiture. Point de cotterie, point de société de bel-esprit, qui n’ait fait cent fois leur parallèle. La moindre pièce fugitive de l’un ou de l’autre excitoit une guerre civile parmi les auteurs. C’est au milieu de cette fermentation, que parurent les deux fameux sonnets d’Uranie & de Job.
Voiture avoit fait le premier, & Benserade l’autre. Tout fut en mouvement sur le parnasse. On ne vit d’abord, parmi ses habitans, que fureurs, désespoir, contestations, ligues opposées. Cet esprit de division gagna tout le monde. La ville & la cour furent également partagées. Les uns étoient pour le sonnet d’Uranie, & les autres pour celui de Job. De-là les noms d’Uranistes & de Jobelins. On eût dit que c’étoit la faction des Guelfes & des Gibelins, de la rose-rouge & de la rose-blanche. On fit de chaque côté des gageures considérables. On prit des noms & des devises analogues au choix qu’on avoit fait. Les Uranistes ne voyoient rien au-dessus de ce sonnet :
Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie ;L’absence ni le temps ne m’en sçauroient guérir,Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,Ni qui sçût rappeller ma liberté bannie.Dès long-temps je connois sa rigueur infinie :Mais ; pensant aux beautés pour qui je dois périr ;Je bénis mon martyre ; &, content de mourir,Je n’ose murmurer contre sa tyrannie.Quelquefois ma raison, par de foibles discours,M’invite à la révolte, & me promet secours :Mais, lorsqu’à mon besoin je me veux servir d’elle,Après beaucoup de peine & d’effort impuissans,Elle dit qu’Uranie est seule aimable & belle,Et m’y rengage plus que ne font tous mes sens.
Les anti-Uranistes, ou Jobelins, préféroient le sonnet de Job à celui d’Uranie :
Job, de mille tourmens atteint,Vous rendra sa douleur connue :Mais raisonnablement il craintQue vous n’en soyez pas émue.Vous verrez sa misère nue :Il s’est lui-même ici dépeint.Accoutumez-vous à la vueD’un homme qui souffre & se plaint.Quoiqu’il eût d’extrêmes souffrances,On voit aller des patiencesPlus loin que la sienne n’alla.Il eut des peines incroyables ;Il s’en plaignit, il en parla.J’en connois de plus misérables.
Les marquises de Montausier & de Sablé, la duchesse de Longueville,
étoient Uranistes. Le prince de Conti, son frère, étoit Jobelin. Chacun se
décidoit pour l’un ou pour l’autre sonnet,
selon l’intérêt qu’on pouvoit avoir de plaire au prince ou à la princesse.
Sarrasin & Balzac se joignirent à madame de Longueville. Balzac ne
sentit que par la suite la supériorité dont on honora le sonnet de Benserade
sur celui de Voiture. « Le sonnet d’Uranie, dit-il, fut trouvé beau dès le
jour de sa naissance. J’en parle comme ayant été la sage-femme de ce bel
enfant, & l’ayant reçu en venant au monde. Uranie ne le vit qu’après
moi ; & tout chaud qu’il étoit, immédiatement après sa production, je le
portai au bonhomme M. de Malherbe. »
Balzac, après avoir dit que Malherbe en
devint jaloux, ajoute : « Je m’intéressai, avec chaleur, à ce qui regardoit
la gloire de mon ami. Je louai son nouveau-né, sans exception & sans
réserve. Il me plus de la tête jusqu’aux pieds…. Depuis ce temps-là je
n’avois pas changé d’avis, & je me reposois de bonne foi dans ma
première opinion. Mais au bruit de la cour & à la prière qui m’a été
faite, ayant pris les lunettes de ma vieillesse, qui sont
peut-être plus assurées que mes yeux du temps passé, je
confesse que j’ai un peu modéré la violence de mon amour. J’ai trouvé le
sonnet encore beau, mais non pas si beau qu’auparavant. »
Si tous les Uranistes étoient revenus de leur prévention, comme Balzac, ils se fussent couverts de gloire. Mais ils s’obstinèrent dans leur opinion, & chargèrent Benserade de traits satyriques. On décria moins son sonnet de Job que sa personne. On voulut lui donner des ridicules, parce qu’il avoit un bon carosse & qu’il faisoit bonne chère, qu’il fréquentoit les grands & les princes. On parodia ses vers. On lui reprocha, non sans quelque raison, l’épitaphe qu’il fit sur le cardinal de Richelieu son bienfaiteur :
Ci gist, oui gist, par la morbleu !Le cardinal de Richelieu ;Et, ce qui cause mon ennui,Ma pension avec que lui.
La faction du prince de Conti fut plus réservée que celle de sa sœur, au sujet des invectives & des satyres. Il n’y eut que ces trois vers faits contre la princesse elle-même, obstinée à médire du sonnet de Job :
Le destin de Job est étrangeD’être toujours persécuté,Tantôt par un démon, & tantôt par un ange.
La fin du sonnet paroissoit aux Jobelins la plus heureuse pensée. Ils trouvoient que les autres vers, quoique fort galans, étoient négligés, mais que les derniers étoient parfaits. Ils ne voyoient pas combien il est ridicule de comparer un homme amoureux à un homme pestiféré. Qu’ont de commun ses maux avec les peines d’un amant ? Benserade fit ce sonnet, en envoyant à une dame une paraphrase sur les neuf leçons de Job.
On étoit dans l’attente d’une décision autenthique sur les deux sonnets, & le prince de Conti la porta lui-même. Se dépouillant de la qualité de partie, il prit celle de juge équitable, & prononça ainsi :
L’un est plus grand, plus achevé ;Mais je voudrois avoir fait l’autre.
Le premier vers regarde ceux de Voiture. Le public souscrivit à cette décision. Le sonnet de Job, malgré ses défauts, est encore moins détestable que l’autre. Les Jobelins furent au comble de leur joie de remporter un pareil triomphe, & les Uranistes se consolèrent de leur défaite par les termes dans lesquels l’arrêt qui les condamne est conçu.
Benserade, excité par un nouveau desir de gloire, voulut mettre en rondeaux les métamorphoses d’Ovide ; mais son entreprise fut malheureuse. Tous les mouvemens de ses amis & de ses protecteurs ne purent rendre l’ouvrage supportable. Le roi donna dix mille livres pour le faire imprimer avec de belles planches. L’auteur, envoyant un exemplaire de sa traduction à un de ses amis, le conjura de lui dire ce qu’il en pensoit. Cet ami ne balança point, & lui envoya pour réponse un rondeau qui finit par ces vers :
De ces rondeaux un livre tout nouveauA bien des gens n’a pas eu l’art de plaire :Mais, quant à moi, j’en trouve tout fort beau,Papier, dorure, images, caractère,Hormis les vers qu’il falloit laisser faireA la Fontaine.
Benserade eut une fin bien cruelle. Un chirurgien, en le saignant, lui piqua l’artère. Cet écrivain en mourut le 19 octobre 1691, âgé de soixante-dix-huit ans.
Que, de son nom chanté par la bouche des belles,Benserade, en tous lieux, enchante les ruelles.Boileau.
Voiture étoit mort en 1648, âgé seulement de cinquante ans. Son épitaphe par Ménage est fameuse* :
Les graces d’Etrurie,Les muses d’Ibérie,La syrene Latine & l’Apollon François,L’enjoûment, les amours & la plaisanterie,Les ris, les jeux, l’esprit, tout ce qu’on vit jamaisD’agrémens inspirés par la galanterie,Au même tombeau descendu,Avec Voiture a disparu.