(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre VIII. Les Fedeli » pp. 129-144
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre VIII. Les Fedeli » pp. 129-144

Chapitre VIII.
Les Fedeli

Nous avons dit qu’Isabelle Andreini laissait un fils né en 1579, ayant vingt-cinq ans, par conséquent, à la mort de sa mère. Ce fils, Giovanni-Battista Andreini était marié depuis 1601 à Virginia Ramponi, actrice qui portait au théâtre le nom de Florinda et qui avait fait partie de la troupe des Gelosi, pendant leur dernier séjour en France. Giovanni-Battista figurait aussi, bien entendu, dans les rangs des Gelosi et jouait sous le nom de Lelio. À la mort de sa mère Isabelle, il annonça, comme son père Francesco, l’intention de renoncer au théâtre, mais il ne persista pas comme lui dans sa résolution. Dès l’année suivante, il rassembla une nouvelle troupe qui s’appela les Comici Fedeli, les Comédiens Fidèles.

Cette troupe réunit un bon nombre d’artistes distingués. Elle compta, outre le jeune directeur et sa femme, plusieurs des anciens Gelosi, entre autres : Giovanni-Paolo Fabri, connu sous le nom de Flaminio, et Nicolo Barbieri, originaire de Vercelli, qui avait déjà commencé à se faire connaître sous celui de Beltrame da Milano. Domenico Bruni jouait les rôles d’amoureux sous le nom de Fulvio, et Diana Ponti, actrice et poète, jouait les rôles d’amoureuse sous le nom de Lavinia. Celle-ci est très probablement « la vieille actrice » dont parle Riccoboni, laquelle avait trouvé dans l’héritage de son père des canevas signés par saint Charles Borromée. Elle devait être bien jeune au commencement du siècle, si Riccoboni, né vers 1674, put encore la connaître. Cependant on lit en tête d’Il Postumio, comédie publiée par Flaminio Scala à Lyon en 1601, un sonnet della signora Diana Ponti, detta Lavinia, comica Desiosa 21.

11. — Lavinia.

 

Un acteur qui eut un grand succès dans les rôles naïfs, sous le nom de Bertolino, et qui jouit de la faveur particulière de Victor-Amédée Ier, duc de Savoie, il signor Nicolo Zeccha, fit partie de la troupe des Fedeli ; il paraît y avoir remplacé le Pedrolino de la troupe des Gelosi, avec une nuance un peu différente du caractère.

Le capitan y fut représenté par Girolamo Gavarini, de Ferrare, qui prit le nom d’il capitano Rinoceronte (le capitaine Rhinocéros). Sa femme, Margharita Luciani, fut également engagée dans la troupe. Il y eut aussi une Francischina (ou Fracischina), une Ricciolina (ou Riciulina), sans qu’on puisse dire certainement si ces actrices étaient bien les mêmes que celles des Gelosi. C’est vraisemblable pour la seconde dont le véritable nom était, comme on l’a vu, Maria Antonazzoni ; c’est plus douteux pour la première, Silvia Roncagli, qui jouait déjà en 1578. Quoi qu’il en soit, le personnage de Francischina ou Fracischina eut et conserva à Paris une popularité plus grande que celui de Ricciolina : c’est le nom de Francisquine qu’adopta cette Anne Begot qui faisait le rôle de la femme de Tabarin ou de Lucas sur les tréteaux de la place Dauphine, « comédienne ordinaire de l’île du Palais », comme on appelait ces acteurs en plein vent, commère dessalée, aussi preste à la riposte et probablement plus « forte en gueule » que sa devancière et sa contemporaine de la commedia dell’arte 22.

12. — Fracischina.

 

13. — Riciulina.

 

Le directeur des Fedeli, Giovanni-Battista Andreini, fut un écrivain dramatique des plus féconds : il a laissé un grand nombre de pièces appartenant à tous les genres ; il y en a dix-huit cataloguées dans la Drammaturgia d’Allacci, et ce n’est qu’une faible partie de ses productions. Il ne suivit point l’exemple de Flaminio Scala : il écrivait le dialogue, tantôt en prose et tantôt en vers. En 1613, il fit représenter à Milan une sorte de mystère (rappresentazione sacra), intitulé Adamo. On a dit que ce fut cette pièce qui inspira à Milton, voyageant quelques années plus tard en Italie, la première idée du Paradis perdu. Andreini fit imprimer sa pièce avec une dédicace à la reine Marie de Médicis, qu’il avait pu voir à Paris, quand il était venu en France avec les Gelosi. Cette dédicace donna à la reine le désir de connaître la troupe dirigée par le fils de ses anciens protégés. Les Fedeli se rendirent à son invitation ; ils vinrent à Paris et y demeurèrent jusqu’en 1618, jouant soit à la cour, soit, d’accord avec les comédiens français, sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Ils assistèrent par conséquent aux États-Généraux de 1614, au mariage du jeune Louis XIII avec Anne d’Autriche (1615), à la chute et à la mort de Concini (1617). Ce fut sans doute à la suite de ces derniers événements, après la retraite de la reine mère à Blois, que les Italiens s’en retournèrent en Italie.

Ils revinrent en 1621, à la mort du connétable de Luynes, lorsque, sous le ministère du chancelier Sillery et de son fils Puysieux, Marie de Médicis eut ressaisi une partie de son influence. Ils demeurèrent en France jusqu’à la fin du carnaval de 1623. Pendant l’année 1622, Giovanni-Battista Andreini fit représenter et imprimer à Paris cinq pièces de sa façon : La Sultana, L’Amor nello specchio (l’Amour au miroir), La Ferinda, Li Due Leli simili, La Centaura.

« L’Amor nello specchio, dit M. Magnin, est une extravagante féerie dans laquelle apparaissent la Mort et les Esprits follets. La Ferinda vaut un peu mieux : c’est une comédie chantée, une sorte d’opéra-comique, dans lequel sept ou huit dialectes se livrent bataille : le mauvais allemand, le français corrompu, le patois vénitien, napolitain, génois, ferrarais, le langage pédantesque, sans compter un bègue qui ne peut, lui, parler aucune langue. Mais le comble de la bizarrerie est La Centaura, véritable monstre dramatique, dédié cependant à Marie de Médicis. Cette pièce est divisée en trois actes : le premier est une comédie, le second une pastorale, et le troisième une tragédie ; le tout est écrit en prose mêlée de quelques stances disposées pour le chant. Les personnages de la pastorale, le croirait-on ? sont toute une famille de Centaures, père, mère, fils et fille. La mise en scène, comme on voit, devait offrir de grandes difficultés ; elle exigeait des masques bien étranges, même à côté des masques fantastiques de la comédie italienne.

« Après une suite d’aventures compliquées et romanesques, les deux Centaures, père et mère, qui combattaient pour recouvrer la couronne de l’île de Chypre, se tuent de désespoir, et la petite Centauresse, leur fille, monte sur le trône, ce qui devait lui être (qu’on nous permette de le dire) plus aisé que de s’y asseoir. L’auteur expose le plus gravement du monde, dans la dédicace, l’analogie qu’il aperçoit, d’abord entre la partie supérieure et noble de ses personnages et la dédicace qu’il présente à Sa Majesté, puis entre la partie basse et monstrueuse de ses héros et l’œuvre qu’il dépose aux pieds de la reine. »

Après avoir passé en Italie l’été de 1623, les Comici Fedeli revinrent en France et y représentèrent pendant l’année 1624 et le commencement de l’année 1625. Giovanni-Battista Andreini perdit son père vers cette époque. Il publia, dans le cours de l’année 1624, un opuscule intitulé Il Teatro celeste, en l’honneur des comédiens qui ont mérité la palme céleste, dei comici martiri e penitenti, della divina bonta chiamati al titolo di beatitudine e di santita . Cet opuscule comprend vingt-et-un sonnets : le premier en l’honneur de saint Genest, le second en l’honneur de saint Sylvain, le troisième en l’honneur de saint Ardelion. D’autres célèbrent de pieux acteurs de l’Italie moderne, tels que Giovanni Buono, retiré dans un cloître et vivant dans la pénitence : « Lequel, après avoir excité si longtemps le rire, disait le poète, s’est changé en une source de larmes. » Un sonnet est consacré à la mémoire d’Isabelle Andreini, la mère de l’auteur. L’ouvrage était dédié au cardinal de Richelieu, qui entra, comme on sait, dans les conseils du roi, au mois d’avril de cette année 1624.

On voit quels sentiments édifiants animaient le directeur des Fedeli. Il n’était pas le seul dans la troupe qui en donnât l’exemple. Le capitaine Rhinocéros mourut au mois d’octobre 1624 : « Quand ce capitan trépassa, rapporte son camarade Beltrame, on trouva dans son lit un très rude cilice, ce qui causa quelque surprise, car nous n’ignorions pas qu’il était pieux et buon devoto, mais nous ne savions rien de ce cilice. » Il entrait sans doute, dans cette émulation de piété, un secret besoin de protester contre l’excommunication sévère qui pesait en France sur la profession comique.

Ce qui pourrait sembler contradictoire, c’est que les pièces de Giovanni-Battista Andreini ne laissent pas d’être aussi licencieuses que celles des Gelosi ; mais, comme dit Beltrame, c’était l’usage de l’art.

Andreini s’écriait en terminant son Théâtre céleste : « Scène trompeuse, je pars ! jamais il ne m’arrivera plus de me dresser, fier et paré, sur votre sol. Oui, j’abandonne tout ce vain éclat, en même temps que je m’éloigne des beaux sites de la France… » Il quitta, en effet, la France avec les Comici Fedeli ; mais, cette fois encore, il ne persévéra pas dans la résolution de renoncer au théâtre ; il continua à diriger sa troupe jusqu’à l’âge de soixante-treize ans, jusqu’en 1652.

Est-ce en souvenir du séjour que les Fedeli avaient fait à Paris en 1624-1625, ou à l’occasion d’un nouveau voyage de cette troupe, qu’un des organisateurs des divertissements de la Cour eut l’idée de faire danser « un ballet du roi représentant les comédiens italiens » pour lequel Bordier fît des vers 23 ? Les types que les courtisans et les baladins figurèrent dans les entrées de ce ballet sont désignés sous les noms de « Colas, Pantalon, Stephanel, Lelio, Florinde, Harlequin, Léandre, maître Philippes, le Dotour (le Docteur), Lydia, Fiquet, le Capitan ». Lelio, c’est bien Giovanni-Battista Andreini : Florinde, c’est sa femme Virginia, qui mourut vers 1634 ; Lydia, c’est une jeune actrice que le directeur des Fedeli, devenu veuf, épousa en 1635. Quant aux autres types, il serait difficile de désigner les noms véritables des acteurs qu’on voulut copier dans cette fête royale ; quelques-uns des noms que l’on cite, Colas, maître Philippes, n’ont point une physionomie italienne, et sans doute ces personnages n’avaient appartenu qu’accidentellement à la comédie de l’art.

La comédie de l’art fut en décadence sur le théâtre des Fedeli. La fantaisie extravagante, dont le recueil de Flaminio Scala nous a déjà offert quelques exemples, s’y donna pleine carrière. Les inventions étranges et monstrueuses, les machines, les pompes du spectacle, le chant, la musique l’emportèrent sur les combinaisons plus ou moins ingénieuses du génie comique italien. Les anciens masques satiriques devinrent des personnages de féerie. Les Fêtes théâtrales, dans lesquelles tous les genres se confondaient, remplacèrent et la comédie et la pastorale, et l’opera musicale proprement dit, et même l’ancien mystère ou tragédie sacrée. C’était la confusion dans la magnificence, une sorte de Babel dramatique.